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Jules Verne

 

Michel Strogoff 

 

Moscou - Irkoutsk

 

 

(Chapitre XIV-XVII)

 

 

91 dessinsde Jules-Descartes Férat et deux cartes

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIV

Mère et fils.

 

msk est la capitale officielle de la Sibérie occidentale. Ce n’est pas la ville la plus importante du gouvernement de ce nom, puisque Tomsk est plus peuplée et plus considérable, mais c’est à Omsk que réside le gouverneur général de cette première moitié de la Russie asiatique.

Omsk, à proprement parler, se compose de deux villes distinctes, l’une qui est uniquement habitée par les autorités et les fonctionnaires, l’autre où demeurent plus spécialement les marchands sibériens, bien qu’elle soit peu commerçante cependant.

Cette ville compte environ douze à treize mille habitants. Elle est défendue par une enceinte flanquée de bastions, mais ces fortifications sont en terre, et elles ne pouvaient la protéger que très insuffisamment. Aussi les Tartares, qui le savaient bien, tentèrent-ils à cette époque de l’enlever de vive force, et ils y réussirent après quelques jours d’investissement.

La garnison d’Omsk, réduite à deux mille hommes, avait vaillamment résisté. Mais, accablée par les troupes de l’émir, repoussée peu à peu de la ville marchande, elle avait dû se réfugier dans la ville haute.

C’est là que le gouverneur général, ses officiers, ses soldats s’étaient retranchés. Ils avaient fait du haut quartier d’Omsk une sorte de citadelle, après en avoir crénelé les maisons et les églises, et, jusqu’alors, ils tenaient bon dans cette sorte de kreml improvisé, sans grand espoir d’être secourus à temps. En effet, les troupes tartares, qui descendaient le cours de l’Irtyche, recevaient chaque jour de nouveaux renforts, et, circonstance plus grave, elles étaient alors dirigées par un officier, traître à son pays, mais homme de grand mérite et d’une audace à toute épreuve.

C’était le colonel Ivan Ogareff.

Ivan Ogareff, terrible comme un de ces chefs tartares qu’il poussait en avant, était un militaire instruit. Ayant en lui un peu de sang mongol par sa mère, qui était d’origine asiatique, il aimait la ruse, il se plaisait à imaginer des embûches, et ne répugnait à aucun moyen, lorsqu’il voulait surprendre quelque secret ou tendre quelque piège. Fourbe par nature, il avait volontiers recours aux plus vils déguisements, se faisant mendiant à l’occasion, excellant à prendre toutes les formes et toutes les allures. De plus, il était cruel, et il se fût fait bourreau au besoin. Féofar-Khan avait en lui un lieutenant digne de le seconder dans cette guerre sauvage.

Or, quand Michel Strogoff arriva sur les bords de l’Irtyche, Ivan Ogareff était déjà maître d’Omsk, et il pressait d’autant plus le siège du haut quartier de la ville, qu’il avait hâte de rejoindre Tomsk, où le gros de l’armée tartare venait de se concentrer.

Tomsk, en effet, avait été prise par Féofar-Khan depuis quelques jours, et c’est de là que les envahisseurs, maîtres de la Sibérie centrale, devaient marcher sur Irkoutsk.

Irkoutsk était le véritable objectif d’Ivan Ogareff.

Le plan de ce traître était de se faire agréer du grand-duc sous un faux nom, de capter sa confiance, et, l’heure venue, de livrer aux Tartares la ville et le grand-duc lui-même.

Avec une telle ville et un tel otage, toute la Sibérie asiatique devait tomber aux mains des envahisseurs.

Or, on le sait, ce complot était connu du czar, et c’était pour le déjouer qu’avait été confiée à Michel Strogoff l’importante missive dont il était porteur. De là aussi, les instructions les plus sévères qui avaient été données au jeune courrier, de passer incognito à travers la contrée envahie.

Cette mission, il l’avait fidèlement exécutée jusqu’ici, mais, maintenant, pourrait-il en poursuivre l’accomplissement?

Le coup qui avait frappé Michel Strogoff n’était pas mortel. En nageant de manière à éviter d’être vu, il avait atteint la rive droite, où il tomba évanoui entre les roseaux.

Quand il revint à lui, il se trouva dans la cabane d’un moujik qui l’avait recueilli et soigné, et auquel il devait d’être encore vivant. Depuis combien de temps était-il hôte de ce brave Sibérien? il n’eût pu le dire. Mais, lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit une bonne figure barbue, penchée sur lui, qui le regardait d’un œil compatissant, Il allait demander où il était, lorsque le moujik, le prévenant, lui dit:

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«Ne parle pas, petit père, ne parle pas! Tu es encore trop faible. Je vais te dire où tu es et tout ce qui s’est passé depuis que je t’ai rapporté dans ma cabane.»

Et le moujik raconta à Michel Strogoff les divers incidents de la lutte dont il avait été témoin, l’attaque du bac par les barques tartares, le pillage des tarentass, le massacre des bateliers!…

Mais Michel Strogoff ne l’écoutait plus, et, portant la main à son vêtement, il sentit la lettre impériale, toujours serrée sur sa poitrine.

Il respira, mais ce n’était pas tout.

«Une jeune fille m’accompagnait! dit-il.

– Ils ne l’ont pas tuée! répondit le moujik, allant au-devant de l’inquiétude qu’il lisait dans les yeux de son hôte. Ils l’ont emmenée dans leur barque, et ils ont continué de descendre l’Irtyche! C’est une prisonnière de plus à joindre à tant d’autres que l’on conduit à Tomsk!»

Michel Strogoff ne put répondre. Il mit la main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Mais, malgré tant d’épreuves, le sentiment du devoir dominait son âme tout entière:

«Où suis-je? demanda-t-il.

– Sur la rive droite de l’Irtyche, et seulement à cinq verstes d’Omsk, répondit le moujik.

– Quelle blessure ai-je donc reçue, qui ait pu me foudroyer ainsi? Ce n’est pas un coup de feu?

– Non, un coup de lance à la tête, cicatrisé maintenant, répondit le moujik. Après quelques jours de repos, petit père, tu pourras continuer ta route. Tu es tombé dans le fleuve, mais les Tartares ne t’ont ni touché ni fouillé, et ta bourse est toujours dans ta poche.»

Michel Strogoff tendit la main au moujik. Puis, se redressant par un subit effort:

«Ami, dit-il, depuis combien de temps suis-je dans ta cabane?

– Depuis trois jours.

– Trois jours perdus!

– Trois jours pendant lesquels tu as été sans connaissance!

– As-tu un cheval à me vendre?

– Tu veux partir?

– A l’instant.

– Je n’ai ni cheval ni voiture, petit père! Où les Tartares ont passé, il ne reste plus rien!

– Eh bien, j’irai à pied à Omsk chercher un cheval…

– Quelques heures de repos encore, et tu seras mieux en état de continuer ton voyage!

– Pas une heure!

– Viens donc! répondit le moujik, comprenant qu’il n’y avait pas a lutter contre la volonté de son hôte. Je te conduirai moi-même, ajouta-t-il. D’ailleurs, les Russes sont encore en grand nombre à Omsk, et tu pourras peut-être passer inaperçu.

– Ami, répondit Michel Strogoff, que le Ciel te récompense de tout ce que tu as fait pour moi!

– Une récompense! Les fous seuls en attendent sur la terre», répondit le moujik.

Michel Strogoff sortit de la cabane. Lorsqu’il voulut marcher, il fut pris d’un éblouissement tel que, sans le secours du moujik, il serait tombé, mais le grand air le remit promptement. Il ressentit alors le coup qui lui avait été porté à la tête, et dont son bonnet de fourrure avait heureusement amorti la violence. Avec l’énergie qu’on lui connaît, il n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu. Un seul but se dressait devant ses yeux, c’était cette lointaine Irkoutsk qu’il lui fallait atteindre! Mais il lui fallait traverser Omsk sans s’y arrêter.

«Dieu protège ma mère et Nadia! murmura-t-il. Je n’ai pas encore le droit de penser à elles!»

Michel Strogoff et le moujik arrivèrent bientôt au quartier marchand de la ville basse, et, bien qu’elle fût occupée militairement, ils y entrèrent sans difficulté. L’enceinte de terre avait été détruite en maint endroit, et c’étaient autant de brèches par lesquelles pénétraient ces maraudeurs qui suivaient les armées de Féofar-Khan.

A l’intérieur d’Omsk, dans les rues, sur les places, fourmillaient les soldats tartares, mais on pouvait remarquer qu’une main de fer leur imposait une discipline à laquelle ils étaient peu accoutumés. En effet, Ils ne marchaient point isolément, mais par groupes armés, en mesure de se défendre contre toute agression.

Sur la grande place, transformée en camp que gardaient de nombreuses sentinelles, deux mille Tartares bivouaquaient en bon ordre. Les chevaux, attachés à des piquets, mais toujours harnachés, étaient prêts à partir au premier ordre. Omsk ne pouvait être qu’une halte provisoire pour cette cavalerie tartare, qui devait lui préférer les riches plaines de la Sibérie orientale, là où les villes sont plus opulentes, les campagnes plus fertiles, et, par conséquent, le pillage plus fructueux.

Au-dessus de la ville marchande s’étageait le haut quartier, qu’Ivan Ogareff, malgré plusieurs assauts vigoureusement donnés, mais bravement repoussés, n’avait encore pu réduire. Sur ses murailles crénelées flottait le drapeau national aux couleurs de la Russie.

Ce ne fut pas sans un légitime orgueil que Michel Strogoff et son guide le saluèrent de leurs vœux.

Michel Strogoff connaissait parfaitement la ville d’Omsk, et, tout en suivant son guide, il évita les rues trop fréquentées. Ce n’était pas qu’il pût craindre d’être reconnu. Dans cette ville, sa vieille mère aurait seule pu l’appeler de son vrai nom, mais il avait juré de ne pas la voir, et il ne la verrait pas. D’ailleurs – il le souhaitait de tout cœur – peut-être avait-elle fui dans quelque portion tranquille de la steppe.

Le moujik, très heureusement, connaissait un maître de poste qui, en le payant bien, ne refuserait pas, suivant lui, soit de louer, soit de vendre voiture ou chevaux. Resterait la difficulté de quitter la ville, mais les brèches, pratiquées à l’enceinte, devaient faciliter la sortie de Michel Strogoff.

Le moujik conduisait donc son hôte directement au relais, lorsque, dans une rue étroite. Michel Strogoff s’arrêta soudain et se rejeta derrière un pan de mur.

«Qu’as-tu? lui demanda vivement le moujik, très étonné de ce brusque mouvement.

– Silence», se hâta de répondre Michel Strogoff, en mettant un doigt sur ses lèvres.

En ce moment, un détachement de Tartares débouchait de la place principale et prenait la rue que Michel Strogoff et son compagnon venaient de suivre pendant quelques instants.

En tête du détachement, composé d’une vingtaine de cavaliers, marchait un officier vêtu d’un uniforme très simple. Bien que ses regards se portassent rapidement de côté et d’autre, il ne pouvait avoir vu Michel Strogoff, qui avait précipitamment opéré sa retraite.

Le détachement allait au grand trot dans cette rue étroite. Ni l’officier, ni son escorte ne prenaient garde aux habitants. Ces malheureux avaient à peine le temps de se ranger à leur passage. Aussi y eut-il quelques cris à demi étouffés, auxquels répondirent immédiatement des coups de lance, et la rue fut dégagée en un instant.

Quand l’escorte eut disparu:

«Quel est cet officier?» demanda Michel Strogoff en se retournant vers le moujik.

Et, pendant qu’il faisait cette question, son visage était pâle comme celui d’un mort.

«C’est Ivan Ogareff, répondit le Sibérien mais d’une voix basse qui respirait la haine.

– Lui!» s’écria Michel Strogoff, auquel ce mot échappa avec un accent de rage qu’il ne put maîtriser.

Il venait de reconnaître dans cet officier le voyageur qui l’avait frappé au relais d’Ichim!

Et, fût-ce une illumination de son esprit, ce voyageur, bien qu’il n’eût fait que l’entrevoir, lui rappela en même temps le vieux tsigane, dont il avait surpris les paroles au marché de Nijni-Novgorod.

Michel Strogoff ne se trompait pas. Ces deux hommes n’en faisaient qu’un. C’était sous le vêtement d’un tsigane, mêlé à la troupe de Sangarre, qu’Ivan Ogareff avait pu quitter la province de Nijni-Novgorod, où il était allé chercher, parmi les étrangers si nombreux que la foire avait amenés de l’Asie centrale, les affidés qu’il voulait associer à l’accomplissement de son œuvre maudite. Sangarre et ses tsiganes, véritables espions à sa solde, lui étaient absolument dévoués. C’était lui qui, pendant la nuit, sur le champ de foire, avait prononcé cette phrase singulière dont Michel Strogoff pouvait maintenant comprendre le sens, c’était lui qui voyageait à bord du Caucase avec toute la bande bohémienne, c’était lui qui, par cette autre route de Kazan à Ichim a travers l’Oural, avait gagné Omsk, où maintenant il commandait en maître.

Il y avait à peine trois jours qu’Ivan Ogareff était arrivé à Omsk, et, sans leur funeste rencontre à Ichim, sans l’événement qui venait de le retenir trois jours sur les bords de l’Irtyche, Michel Strogoff l’eût évidemment devancé sur la route d’Irkoutsk!

Et qui sait combien de malheurs eussent été évités dans l’avenir!

En tout cas, et plus que jamais, Michel Strogoff devait fuir Ivan Ogareff et faire en sorte de ne point en être vu. Lorsque le moment serait venu de se rencontrer avec lui face à face, il saurait le retrouver, – fût-il maître de la Sibérie tout entière!

Le moujik et lui reprirent donc leur course à travers la ville, et ils arrivèrent à la maison de poste. Quitter Omsk par une des brèches de l’enceinte ne serait pas difficile, la nuit venue. Quant à racheter une voiture pour remplacer le tarentass, ce fut impossible. Il n’y en avait ni à louer ni à vendre. Mais quel besoin Michel Strogoff avait-il d’une voiture maintenant? N’était-il pas seul, hélas! à voyager? Un cheval devait lui suffire, et, très heureusement, ce cheval, il put se le procurer. C’était un animal de fond, apte à supporter de longues fatigues, et dont Michel Strogoff, habile cavalier, pourrait tirer un bon parti.

Le cheval fut payé un haut prix, et, quelques minutes plus tard, il était prêt à partir.

Il était alors quatre heures du soir.

Michel Strogoff, obligé d’attendre la nuit pour franchir l’enceinte, mais ne voulant pas se montrer dans les rues d’Omsk, resta dans la maison de poste, et, là, il se fit servir quelque nourriture.

Il y avait grande affluence dans la salle commune. Ainsi que cela se passait dans les gares russes, les habitants, très anxieux, venaient y chercher des nouvelles. On parlait de l’arrivée prochaine d’un corps de troupes moscovites, non pas à Omsk, mais à Tomsk, – corps destiné à reprendre cette ville sur les Tartares de Féofar-Khan.

Michel Strogoff prêtait une oreille attentive à tout ce qui se disait, mais il ne se mêlait point aux conversations.

Tout à coup, un cri le fit tressaillir, un cri qui le pénétra jusqu’au fond de l’âme, et ces deux mots furent pour ainsi dire jetés à son oreille:

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«Mon fils!»

Sa mère, la vieille Marfa, était devant lui! Elle lui souriait, toute tremblante! Elle lui tendait les bras!…

Michel Strogoff se leva. Il allait s’élancer…

La pensée du devoir, le danger sérieux qu’il y avait pour sa mère et pour lui dans cette regrettable rencontre, l’arrêtèrent soudain, et tel fut son empire sur lui-même, que pas un muscle de sa figure ne remua.

Vingt personnes étaient réunies dans la salle commune. Parmi elles, il y avait peut-être des espions, et ne savait-on pas dans la ville que le fils de Marfa Strogoff appartenait au corps des courriers du czar?

Michel Strogoff ne bougea pas.

«Michel! s’écria sa mère.

– Qui êtes-vous, ma brave dame? demanda Michel Strogoff, balbutiant ces mots plutôt qu’il ne les prononça.

– Qui je suis? tu le demandes! Mon enfant, est-ce que tu ne reconnais plus ta mère?

– Vous vous trompez!… répondit froidement Michel Strogoff. Une ressemblance vous abuse…»

La vieille Marfa alla droit à lui, et là, les yeux dans les yeux:

«Tu n’es pas le fils de Pierre et de Marfa Strogoff?» dit-elle.

Michel Strogoff aurait donné sa vie pour pouvoir serrer librement sa mère dans ses bras!… mais s’il cédait, c’en était fait de lui, d’elle, de sa mission, de son serment!… Se dominant tout entier, il ferma les yeux pour ne pas voir les inexprimables angoisses qui contractaient le visage vénéré de sa mère, il retira ses mains pour ne pas étreindre les mains frémissantes qui le cherchaient.

«Je ne sais, en vérité, ce que vous voulez dire, ma bonne femme, répondit-il en reculant de quelques pas.

– Michel! cria encore la vieille mère.

– Je ne me nomme pas Michel! Je n’ai jamais été votre fils! Je suis Nicolas Korpanoff, marchand à Irkoutsk!…»

Et, brusquement, il quitta la salle commune, pendant que ces mots retentissaient une dernière fois:

«Mon fils! mon fils!»

Michel Strogoff, à bout d’efforts, était parti. Il ne vit pas sa vieille mère, qui était retombée presque inanimée sur un banc. Mais, au moment où le maître de poste se précipitait pour la secourir, la vieille femme se releva. Une révélation subite s’était faite dans son esprit. Elle, reniée par son fils! ce n’était pas possible! Quant à s’être trompée et à prendre un autre pour lui, impossible également. C’était bien son fils qu’elle venait de voir, et, s’il ne l’avait pas reconnue, c’est qu’il ne voulait pas, c’est qu’il ne devait pas la reconnaître, c’est qu’il avait des raisons terribles pour en agir ainsi!

Et alors, refoulant en elle ses sentiments de mère, elle n’eut plus qu’une pensée: «L’aurai-je perdu sans le vouloir?»

«Je suis folle! dit-elle à ceux qui l’interrogeaient. Mes yeux m’ont trompée! Ce jeune homme n’est pas mon enfant! Il n’avait pas sa voix! N’y pensons plus! Je finirais par le voir partout.»

Moins de dix minutes après, un officier tartare se présentait à la maison de poste.

«Marfa Strogoff? demanda-t-il.

– C’est moi, répondit la vieille femme d’un ton si calme et le visage si tranquille, que les témoins de la rencontre qui venait de se produire ne l’auraient pas reconnue.

– Viens», dit l’officier.

Marfa Strogoff, d’un pas assuré, suivit l’officier tartare et quitta la maison de poste.

Quelques instants après, Marfa Strogoff se trouvait au bivouac de la grande place, en présence d’Ivan Ogareff, auquel tous les détails de cette scène avaient été rapportés immédiatement.

Ivan Ogareff, soupçonnant la vérité, avait voulu interroger lui-même la vieille Sibérienne.

«Ton nom? demanda-t-il d’un ton rude.

– Marfa Strogoff.

– Tu as un fils?

– Oui.

– Il est courrier du czar?

– Oui.

– Où est-il?

– A Moscou.

– Tu es sans nouvelles de lui?

– Sans nouvelles.

– Depuis combien de temps?

– Depuis deux mois.

– Quel est donc ce jeune homme que tu appelais ton fils, il y a quelques instants, au relais de poste?

– Un jeune Sibérien que j’ai pris pour lui, répondit Marfa Strogoff. C’est le dixième en qui je crois retrouver mon fils depuis que la ville est pleine d’étrangers! Je crois le voir partout!

– Ainsi ce jeune homme n’était pas Michel Strogoff?

– Ce n’était pas Michel Strogoff.

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– Sais-tu, vieille femme, que je puis te faire torturer jusqu’à ce que tu avoues la vérité?

– J’ai dit la vérité, et la torture ne me fera rien changer à mes paroles.

– Ce Sibérien n’était pas Michel Strogoff? demanda une seconde fois Ivan Ogareff.

– Non! Ce n’était pas lui, répondit une seconde fois Marfa Strogoff. Croyez-vous que pour rien au monde je renierais un fils comme celui que Dieu m’a donné?»

Ivan Ogareff regarda d’un œil méchant la vieille femme qui le bravait en face. Il ne doutait pas qu’elle n’eût reconnu son fils dans ce jeune Sibérien. Or, si ce fils avait d’abord renié sa mère, et si sa mère le reniait à son tour, ce ne pouvait être que par un motif des plus graves.

Donc, pour Ivan Ogareff, il n’était plus douteux que le prétendu Nicolas Korpanoff ne fût Michel Strogoff, courrier du czar, se cachant sous un faux nom, et chargé de quelque mission qu’il eût été capital pour lui de connaître. Aussi donna-t-il immédiatement ordre de se mettre à sa poursuite. Puis:

«Que cette femme soit dirigée sur Tomsk», dit-il en se retournant vers Marfa Strogoff.

Et, pendant que les soldats l’entraînaient avec brutalité, il ajouta entre ses dents:

«Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire parler, cette vieille sorcière!»

 

 

Chapitre XV

Les marais de la Baraba.

 

l était heureux que Michel Strogoff eût si brusquement quitté le relais. Les ordres d’Ivan Ogareff avaient été aussitôt transmis à toutes les issues de la ville, et son signalement envoyé à tous les chefs de poste, afin qu’il ne pût sortir d’Omsk. Mais, à ce moment, il avait déjà franchi une des brèches de l’enceinte, son cheval courait la steppe, et, n’ayant pas été immédiatement poursuivi, il devait réussir à s’échapper.

C’était le 29 juillet, à huit heures du soir, que Michel Strogoff avait quitté Omsk. Cette ville se trouve à peu près à mi-route de Moscou à Irkoutsk, où il fallait arriver sous dix jours, s’il voulait devancer les colonnes tartares. Évidemment, le déplorable hasard qui l’avait mis en présence de sa mère avait trahi son incognito. Ivan Ogareff ne pouvait plus ignorer qu’un courrier du czar venait de passer à Omsk, se dirigeant sur Irkoutsk. Les dépêches que portait ce courrier devaient avoir une importance extrême. Michel Strogoff savait donc que l’on ferait tout pour s’emparer de lui. Mais ce qu’il ne savait pas, ce qu’il ne pouvait savoir, c’est que Marfa Strogoff était aux mains d’Ivan Ogareff, et qu’elle allait payer, de sa vie peut-être, le mouvement qu’elle n’avait pu retenir en se trouvant soudain en présence de son fils! Et il était heureux qu’il l’ignorât. Eût-il pu résister à cette nouvelle épreuve?

Michel Strogoff pressait donc son cheval, lui communiquant toute l’impatience fiévreuse qui le dévorait, ne lui demandant qu’une chose, c’était de le porter rapidement jusqu’à un nouveau relais, où il pût l’échanger contre un attelage plus rapide.

A minuit, il avait franchi soixante-dix verstes et s’arrêtait à la station de Koulikovo. Mais là, ainsi qu’il le craignait, il ne trouva ni chevaux, ni voitures. Quelques détachements tartares avaient dépassé la grande route de la steppe. Tout avait été volé ou réquisitionné, soit dans les villages, soit dans les maisons de poste. C’est à peine si Michel Strogoff put obtenir quelque nourriture pour son cheval et pour lui.

Il lui importait donc de le ménager, ce cheval, car il ne savait plus quand et comment il pourrait le remplacer. Cependant, voulant mettre le plus grand espace possible entre lui et les cavaliers qu’Ivan Ogareff devait avoir lancés à sa poursuite, il résolut de pousser plus avant. Après une heure de repos, il reprit donc sa course à travers la steppe.

Jusqu’alors les circonstances atmosphériques avaient heureusement favorisé le voyage du courrier du czar. La température était supportable, la nuit, très courte à cette époque, mais éclairée de cette demi-clarté de la lune qui se tamise à travers les nuages, rendait la route praticable. Michel Strogoff allait, d’ailleurs, en homme sûr de son chemin, sans un doute, sans une hésitation. Malgré les pensées douloureuses qui l’obsédaient, il avait conservé une extrême lucidité d’esprit et marchait à son but, comme si ce but eût été visible à l’horizon. Lorsqu’il s’arrêtait un instant, à quelque tournant de la route, c’était pour laisser reprendre haleine à son cheval. Alors, il mettait pied à terre, pour le soulager un instant, puis il posait son oreille sur le sol et écoutait si quelque bruit de galop ne se propageait pas à la surface de la steppe. Quand il n’avait perçu aucun son suspect, il reprenait sa marche en avant.

Ah! si toute cette contrée sibérienne eût été envahie par la nuit polaire, cette nuit permanente de plusieurs mois! Il en était à le désirer, pour la franchir plus sûrement.

Le 30 juillet, à neuf heures du matin, Michel Strogoff dépassait la station de Touroumoff et se jetait dans la contrée marécageuse de la Baraba.

Là, sur un espace de trois cents verstes, les difficultés naturelles pouvaient être extrêmement grandes. Il le savait, mais il savait aussi qu’il les surmonterait quand même.

Ces vastes marais de la Baraba, compris du nord au sud entre le soixantième et le cinquante-deuxième parallèle, servent de réservoir à toutes les eaux pluviales qui ne trouvent d’écoulement ni vers l’Obi, ni vers l’Irtyche. Le sol de cette vaste dépression est entièrement argileux, par conséquent imperméable, de telle sorte que les eaux y séjournent et en font une région très difficile à traverser pendant la saison chaude.

Là, cependant, passe la route d’Irkoutsk, et c’est au milieu de mares, d’étangs, de lacs, de marais dont le soleil provoque les exhalaisons malsaines, qu’elle se développe, pour la plus grande fatigue et souvent le plus grand danger du voyageur.

En hiver, lorsque le froid a solidifié tout ce qui est liquide, lorsque la neige a nivelé le sol et condensé les miasmes, les traîneaux peuvent facilement et impunément glisser sur la croûte durcie de la Baraba. Les chasseurs fréquentent assidûment alors la giboyeuse contrée, à la poursuite des martres, des zibelines et de ces précieux renards dont la fourrure est si recherchée. Mais, pendant l’été, le marais redevient fangeux, pestilentiel, impraticable même, lorsque le niveau des eaux est trop élevé.

Michel Strogoff lança son cheval au milieu d’une prairie tourbeuse, que ne revêtait plus ce gazon demi-ras de la steppe, dont les immenses troupeaux sibériens se nourrissent exclusivement. Ce n’était plus la prairie sans limites, mais une sorte d’immense taillis de végétaux arborescents.

Le gazon s’élevait alors à cinq ou six pieds de hauteur. L’herbe avait fait place aux plantes marécageuses, auxquelles l’humidité, aidée de la chaleur estivale, donnait des proportions gigantesques. C’étaient principalement des joncs et des butomes, qui formaient un réseau inextricable, un impénétrable treillis, parsemé de mille fleurs, remarquables par la vivacité de leurs couleurs, entre lesquelles brillaient des lis et des iris, dont les parfums se mêlaient aux buées chaudes qui s’évaporaient du sol.

Michel Strogoff, galopant entre ces taillis de joncs, n’était plus visible des marais qui bordaient la route. Les grandes herbes montaient plus haut que lui, et son passage n’était marqué que par le vol d’innombrables oiseaux aquatiques, qui se levaient sur la lisière du chemin et s’éparpillaient par groupes criards dans les profondeurs du ciel.

Cependant, la route était nettement tracée. Ici, elle s’allongeait directement entre l’épais fourré des plantes marécageuses; là, elle contournait les rives sinueuses de vastes étangs, dont quelques-uns, mesurant plusieurs verstes de longueur et de largeur, ont mérité le nom de lacs. En d’autres endroits, il n’avait pas été possible d’éviter les eaux stagnantes que le chemin traversait, non sur des ponts, mais sur des plates-formes branlantes, ballastées d’épaisses couches d’argile, et dont les madriers tremblaient comme une planche trop faible jetée au-dessus d’un abîme. Quelques-unes de ces plates-formes se prolongeaient sur un espace de deux à trois cents pieds, et plus d’une fois, les voyageurs, ou tout au moins les voyageuses de tarentass, y ont éprouvé un malaise analogue au mal de mer.

Michel Strogoff, lui, que le sol fût solide ou qu’il fléchît sous ses pieds, courait toujours sans s’arrêter, sautant les crevasses qui s’ouvraient entre les madriers pourris; mais, si vite qu’ils allassent, le cheval et le cavalier ne purent échapper aux piqûres de ces insectes diptères, qui infestent ce pays marécageux.

Les voyageurs obligés de traverser la Baraba, pendant l’été, ont le soin de se munir de masques de crins, auxquels se rattache une cotte de mailles en fil de fer très ténu, qui leur couvre les épaules. Malgré ces précautions, il en est peu qui ne ressortent de ces marais sans avoir la figure, le cou, les mains criblés de points rouges. L’atmosphère semble y être hérissée de fines aiguilles, et on serait fondé à croire qu’une armure de chevalier ne suffirait pas à protéger contre le dard de ces diptères. C’est là une funeste région, que l’homme dispute chèrement aux tipules, aux cousins, aux maringouins, aux taons, et même à des milliards d’insectes microscopiques, qui ne sont pas visibles à l’œil nu; mais si on ne les voit pas, on les sent à leurs intolérables piqûres, auxquelles les chasseurs sibériens les plus endurcis n’ont jamais pu se faire.

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Le cheval de Michel Strogoff, taonné par ces venimeux diptères, bondissait comme si les molettes de mille éperons lui fussent entrées dans le flanc. Pris d’une rage folle, il s’emportait, il s’emballait, il franchissait verste sur verste, avec la vitesse d’un express, se battant les flancs de sa queue, cherchant dans la rapidité de sa course un adoucissement à son supplice.

Il fallait être un aussi bon cavalier que Michel Strogoff pour ne pas être désarçonné par les réactions de son cheval, ses arrêts brusques, les sauts qu’il faisait pour échapper à l’aiguillon des diptères. Devenu insensible, pour ainsi dire, à la douleur physique, comme s’il eût été sous l’influence d’une anesthésie permanente, ne vivant plus que par le désir d’arriver à son but, coûte que coûte, il ne voyait qu’une chose dans cette course insensée, c’est que la route fuyait rapidement derrière lui.

Qui croirait que cette contrée de la Baraba, si malsaine pendant les chaleurs, pût donner asile à une population quelconque?

Cela était, cependant. Quelques hameaux sibériens apparaissaient de loin en loin entre les joncs gigantesques. Hommes, femmes, enfants, vieillards, revêtus de peaux de bêtes, la figure recouverte de vessies enduites de poix, faisaient paître de maigres troupeaux de moutons; mais, pour préserver ces animaux de l’atteinte des insectes, ils les tenaient sous le vent de foyers de bois vert, qu’ils alimentaient nuit et jour, et dont l’âcre fumée se propageait lentement au-dessus de l’immense marécage.

Lorsque Michel Strogoff sentait que son cheval, rompu de fatigue, était sur le point de s’abattre, il s’arrêtait à l’un de ces misérables hameaux, et là, oublieux de ses propres fatiques, il frottait lui-même les piqûres du pauvre animal avec de la graisse chaude, selon la coutume sibérienne; puis, il lui donnait une bonne ration de fourrage, et ce n’était qu’après l’avoir bien pansé, bien pourvu, qu’il songeait à lui-même, qu’il réparait ses forces, en mangeant quelque morceau de pain et de viande, en buvant quelque verre de kwass. Une heure après, deux heures au plus, il reprenait à toute vitesse l’interminable route d’Irkoutsk.

Quatre-vingt-dix verstes furent ainsi franchies depuis Touroumoff, et le 30 juillet, à quatre heures du soir, Michel Strogoff, insensible à toute fatigue, arrivait à Elamsk.

Là, il fallut donner une nuit de repos à son cheval. Le courageux animal n’eût pu continuer plus longtemps ce voyage.

A Elamsk, pas plus qu’ailleurs, il n’existait aucun moyen de transport. Pour les mêmes raisons qu’aux bourgades précédentes, voitures ou chevaux, tout manquait.

Elamsk, petite ville que les Tartares n’avaient pas encore visitée, était presque entièrement dépeuplée, car elle pouvait être facilement envahie par le sud, et difficilement secourue par le nord. Aussi, relais de poste, bureaux de police, hôtel du gouvernement, étaient-ils abandonnés par ordre supérieur, et, d’une part les fonctionnaires, de l’autre les habitants en mesure d’émigrer, s’étaient-ils retirés à Kamsk, au centre de la Baraba.

Michel Strogoff dut donc se résigner à passer la nuit à Elamsk, pour permettre à son cheval de se reposer pendant douze heures. Il se rappelait les recommandations qui lui avaient été faites à Moscou: traverser la Sibérie incognito, arriver quand même à Irkoutsk, mais, dans une certaine mesure, ne pas sacrifier la réussite à la rapidité du voyage, et, par conséquent, il devait ménager l’unique moyen de transport qui lui restât.

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Le lendemain, Michel Strogoff quittait Elamsk au moment où l’on signalait les premiers éclaireurs tartares, à dix verstes en arrière, sur la route de la Baraba, et il s’élançait de nouveau à travers la marécageuse contrée. La route était plane, ce qui la rendait plus facile, mais très sinueuse, ce qui l’allongeait. Impossible, d’ailleurs, de la quitter pour courir en droite ligne à travers cet infranchissable réseau des étangs et des mares.

Le surlendemain, 1er août, cent vingt verstes plus loin, à midi, Michel Strogoff arrivait au bourg de Spaskoë, et, à deux heures, il faisait halte à celui de Pokrowskoë.

Son cheval, surmené depuis son départ d’Elamsk, n’aurait pas pu faire un pas de plus.

Là, Michel Strogoff dut perdre encore, pour un repos forcé, la fin de cette journée et la nuit tout entière; mais, reparti le lendemain matin, toujours courant à travers le sol à demi inondé, le 2 août, à quatre heures du soir, après une étape de soixante-quinze verstes, il atteignit Kamsk.

Le pays avait changé. Cette petite bourgade de Kamsk est comme une île, habitable et saine, située au milieu de l’inhabitable contrée. Elle occupe le centre même de la Baraba. Là, grâce aux assainissements obtenus par la canalisation du Tom, affluent de l’Irtyche qui passe a Kamsk, les marécages pestilentiels se sont transformés en pâturages de la plus grande richesse. Cependant, ces améliorations n’ont pas encore tout à fait triomphé des fièvres qui, pendant l’automne, rendent dangereux le séjour de cette ville. Mais c’est encore là que les indigènes de la Baraba cherchent un refuge, lorsque les miasmes paludéens les chassent des autres parties de la province.

L’émigration provoquée par l’invasion tartare n’avait pas encore dépeuplé la petite ville de Kamsk. Ses habitants se croyaient probablement en sûreté au centre de la Baraba, ou, du moins, ils pensaient avoir le temps de fuir, s’ils étaient directement menacés.

Michel Strogoff, quelque désir qu’il en eût, ne put donc apprendre aucune nouvelle en cet endroit. C’est à lui, plutôt, que le gouverneur se fût adressé, s’il eût connu la véritable qualité du prétendu marchand d’Irkoutsk, Kamsk, en effet, par sa situation même, semblait être en dehors du monde sibérien et des graves événements qui le troublaient.

D’ailleurs, Michel Strogoff ne se montra que peu ou pas. Être inaperçu ne lui suffisait plus, il eût voulu être invisible. L’expérience du passé le rendait de plus en plus circonspect pour le présent et l’avenir. Aussi se tint-il à l’écart et, peu soucieux de courir les rues de la bourgade, ne voulut-il même pas quitter l’auberge dans laquelle il était descendu.

Michel Strogoff aurait pu trouver une voiture à Kamsk et remplacer par un véhicule plus commode le cheval qui le portait depuis Omsk. Mais, après mûre réflexion, il craignit que l’achat d’un tarentass n’attirât l’attention sur lui, et, tant qu’il n’aurait pas dépassé la ligne maintenant occupée par les Tartares, ligne qui coupait la Sibérie à peu près suivant la vallée de l’Irtyche, il ne voulait pas risquer de donner prise aux soupçons.

D’ailleurs, pour achever la difficile traversée de la Baraba, pour fuir à travers le marécage, au cas où quelque danger l’eût menacé trop directement, pour distancer des cavaliers lancés à sa poursuite, pour se jeter, s’il le fallait, même au plus épais du fourré des joncs, un cheval valait évidemment mieux qu’une voiture. Plus tard, au-delà de Tomsk, ou même de Krasnoiarsk, dans quelque centre important de la Sibérie occidentale, Michel Strogoff verrait ce qu’il conviendrait de faire.

Quant à son cheval, il n’eut même pas la pensée de l’échanger contre un autre. Il était fait à ce vaillant animal. Il savait ce qu’il en pouvait tirer. En l’achetant à Omsk, il avait eu la main heureuse, et, en l’amenant chez ce maître de poste, c’était un grand service que lui avait rendu le généreux moujik. D’ailleurs, si Michel Strogoff s’était déjà attaché à son cheval, celui-ci semblait se faire peu à peu aux fatigues d’un tel voyage, et, à la condition de lui réserver quelques heures de repos, son cavalier pouvait espérer qu’il irait jusqu’au-delà des provinces envahies.

Donc, pendant la soirée et pendant la nuit du 2 au 3 août, Michel Strogoff resta confiné dans son auberge, à l’entrée de la ville, auberge peu fréquentée et à l’abri des importuns ou des curieux.

Brisé par la fatigue, il se coucha, après avoir veillé à ce que son cheval ne manquât de rien; mais il ne put dormir que d’un sommeil intermittent. Trop de souvenirs, trop d’inquiétudes l’assaillaient à la fois. L’image de sa vieille mère, celle de sa jeune et intrépide compagne, laissées derrière lui, sans protection, passaient alternativement devant son esprit et s’y confondaient souvent dans une même pensée.

Puis, il revenait à la mission qu’il avait juré de remplir. Ce qu’il voyait depuis son départ de Moscou lui en montrait de plus en plus l’importance. Le mouvement était extrêmement grave, et la complicité d’Ogareff le rendait plus redoutable encore. Et, quand ses regards tombaient sur la lettre revêtue du cachet impérial – cette lettre, qui sans doute contenait le remède à tant de maux, le salut de tout ce pays déchiré par la guerre – Michel Strogoff sentait en lui comme un désir farouche de s’élancer à travers la steppe, de franchir à vol d’oiseau la distance qui le séparait d’Irkoutsk, d’être aigle pour s’élever au-dessus des obstacles, d’être ouragan pour passer à travers les airs avec une rapidité de cent verstes à l’heure, d’arriver enfin en face du grand-duc et de lui crier: «Altesse, de la part de Sa Majesté le czar!»

Le lendemain matin, à six heures, Michel Strogoff repartit avec l’intention de faire dans cette journée les quatre-vingts verstes (85 kilomètres) qui séparent Kamsk du hameau d’Oubinsk. Au-delà d’un rayon de vingt verstes, il retrouva la marécageuse Baraba, qu’aucune dérivation n’asséchait plus, et dont le sol était souvent noyé sous un pied d’eau. La route était alors difficile à reconnaître, mais, grâce à son extrême prudence, cette traversée ne fut marquée par aucun accident.

Michel Strogoff, arrivé à Oubinsk, laissa son cheval reposer pendant toute la nuit, car il voulait, dans la journée suivante, enlever sans débrider les cent verstes qui se développent entre Oubinsk et Ikoulskoë. Il partit donc dès l’aube, mais, malheureusement, dans cette partie, le sol de la Baraba fut de plus en plus détestable.

En effet, entre Oubinsk et Kamakova, les pluies, très abondantes quelques semaines auparavant, s’étaient conservées dans cette étroite dépression comme dans une imperméable cuvette. Il n’y avait même plus solution de continuité à cet interminable réseau des mares, des étangs et des lacs. L’un de ces lacs – assez considérable pour avoir mérité d’être admis à la nomenclature géographique – ce Tchang, chinois par son nom, dut être côtoyé sur une largeur de plus de vingt verstes et au prix de difficultés extrêmes. De là quelques retards que toute l’impatience de Michel Strogoff ne pouvait empêcher. Il avait d’ailleurs été bien avisé en ne prenant pas une voiture à Kamsk, car son cheval passa la où aucun véhicule n’aurait pu passer.

Le soir, a neuf heures, Michel Strogoff, arrivé à Ikoulskoë, s’y arrêta pendant toute la nuit. Dans ce bourg perdu de la Baraba, les nouvelles de la guerre faisaient absolument défaut. Par sa nature même, cette portion de la province, placée dans la fourche que formaient les deux colonnes tartares en bifurquant l’une sur Omsk, l’autre sur Tomsk, avait échappé jusqu’ici aux horreurs de l’invasion.

Mais les difficultés naturelles allaient enfin s’amoindrir, car, s’il n’éprouvait aucun retard, Michel Strogoff devait, dès le lendemain, avoir quitté la Baraba. Il retrouverait alors une route praticable, lorsqu’il aurait franchi les cent vingt-cinq verstes (133 kilomètres) qui le séparaient encore de Kolyvan.

Arrivé a ce bourg important, il ne serait plus qu’à une égale distance de Tomsk. Il prendrait alors conseil des circonstances, et, très probablement, il se déciderait à tourner cette ville, que Féofar-Khan occupait, si les nouvelles étaient exactes.

Mais si ces bourgs, tels qu’Ikoulskoë, tels que Karguinsk, qu’il dépassa le lendemain, étaient relativement tranquilles, où les colonnes tartares eussent difficilement manœuvré, n’était-il pas à craindre que, sur les rives plus riches de l’Obi, Michel Strogoff, n’ayant plus à redouter d’obstacles physiques, n’eût tout a appréhender de l’homme? cela était vraisemblable. Toutefois, s’il le fallait, il n’hésiterait pas à se jeter hors de la route d’Irkoutsk. A voyager alors à travers la steppe, il risquerait évidemment de se trouver sans ressource. Là, en effet, plus de chemin tracé, plus de villes ni de villages. A peine quelques fermes isolées, ou simples huttes de pauvres gens, hospitaliers sans doute, mais chez lesquels se trouverait a peine le nécessaire! Cependant, il n’y aurait pas a hésiter.

Enfin, vers trois heures et demie du soir, après avoir dépassé la station de Kargatsk. Michel Strogoff quittait les dernières dépressions de la Baraba, et le sol dur et sec du territoire sibérien sonnait de nouveau sous le pied de son cheval.

Il avait quitté Moscou le 15 juillet. Donc, ce jour-là, 5 août, en y comprenant plus de soixante-dix heures perdues sur les bords de l’Irtyche, vingt et un jours s’étaient écoulés depuis son départ.

Quinze cents verstes le séparaient encore d’Irkoutsk.

 

 

Chapitre XVI

Un dernier effort.

 

ichel Strogoff avait raison de redouter quelque mauvaise rencontre dans ces plaines qui se prolongent au-delà de la Baraba. Les champs, foulés du pied des chevaux, montraient que les Tartares y avaient passé, et de ces barbares on pouvait dire ce que l’on a dit des Turcs: «Là où le Turc passe, l’herbe ne repousse jamais!»

Michel Strogoff devait donc prendre les plus minutieuses précautions en traversant cette contrée. Quelques volutes de fumée qui se tordaient au-dessus de l’horizon indiquaient que bourgs et hameaux brûlaient encore. Ces incendies avaient-ils été allumés par l’avant-garde, ou l’armée de l’émir s’était-elle déjà avancée jusqu’aux dernières limites de la province? Féofar-Khan se trouvait-il de sa personne dans le gouvernement de l’Yeniseisk? Michel Strogoff ne le savait et ne pouvait rien décider sans être fixé à cet égard. Le pays était-il donc si abandonné qu’il ne s’y trouvât plus un seul Sibérien pour le renseigner!

Michel Strogoff fit deux verstes sur la route absolument déserte. Il cherchait du regard, à droite et à gauche, quelque maison qui n’eût pas été délaissée. Toutes celles qu’il visita étaient vides.

Une hutte, cependant, qu’il aperçut entre les arbres, fumait encore. Lorsqu’il en approcha, il vit, à quelques pas des restes de sa maison, un vieillard, entouré d’enfants qui pleuraient. Une femme, jeune encore, sa fille sans doute, la mère de ces petits, agenouillée sur le sol, regardait d’un œil hagard cette scène de désolation. Elle allaitait un enfant de quelques mois, auquel son lait devait manquer bientôt. Tout, autour de cette famille, n’était que ruines et dénuement!

Michel Strogoff alla au vieillard.

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«Peux-tu me répondre? lui dit-il d’une voix grave.

– Parle, répondit le vieillard.

– Les Tartares ont passé par ici?

– Oui, puisque ma maison est en flammes!

– Etait-ce une armée ou un détachement?

– Une armée puisque, si loin que ta vue s’étende, nos champs sont dévastés!

– Commandée par l’émir?…

– Par l’émir, puisque les eaux de l’Obi sont devenues rouges!

– Et Féofar-Khan est entré à Tomsk?

– A Tomsk.

– Sais-tu si les Tartares se sont emparés de Kolyvan?

– Non, puisque Kolyvan ne brûle pas encore!

– Merci, ami, – Puis-je faire quelque chose pour toi et les tiens?

– Rien.

– Au revoir.

– Adieu.»

Et Michel Strogoff, après avoir mis vingt-cinq roubles sur les genoux de la malheureuse femme, qui n’eut même pas la force de le remercier, pressa son cheval et reprit sa marche, interrompue un instant.

Il savait maintenant une chose, c’est qu’à tout prix il devait éviter de passer à Tomsk. Aller à Kolyvan, où les Tartares n’étaient pas encore, c’était possible. S’y ravitailler pour une longue étape, c’était ce qu’il fallait faire. Se jeter ensuite hors de la route d’Irkoutsk pour tourner Tomsk, après avoir franchi l’Obi, il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

Ce nouvel itinéraire décidé, Michel Strogoff ne devait pas hésiter un instant. Il n’hésita pas, et, imprimant à son cheval une allure rapide et régulière, il suivit la route directe qui aboutissait à la rive gauche de l’Obi, dont quarante verstes le séparaient encore. Trouverait-il un bac pour le traverser, ou, les Tartares ayant détruit les bateaux du fleuve, serait-il forcé de le passer à la nage? Il aviserait.

Quant à son cheval, bien épuisé alors, Michel Strogoff, après lui avoir demandé ce qui lui restait de force pour cette dernière étape, devrait chercher à l’échanger contre un autre à Kolyvan. Il sentait bien qu’avant peu le pauvre animal manquerait sous lui. Kolyvan devait donc être comme un nouveau point de départ, car, à partir de cette ville, son voyage s’effectuerait dans des conditions nouvelles. Tant qu’il parcourrait le pays ravagé, les difficultés seraient grandes encore, mais si, après avoir évité Tomsk, il pouvait reprendre la route d’Irkoutsk à travers la province d’Yeniseisk, que les envahisseurs ne désolaient pas encore, il devait avoir atteint son but e n quelques jours.

La nuit était venue, après une assez chaude journée. Une assez profonde obscurité, à minuit, enveloppa la steppe. Le vent, complètement tombé au coucher du soleil, laissait à l’atmosphère un calme complet. Seul, le bruit des pas du cheval se faisait entendre sur la route déserte, et aussi quelques paroles avec lesquelles son maître l’encourageait. Au milieu de ces ténèbres, il fallait une extrême attention pour ne pas se jeter hors du chemin, bordé d’étangs et de petits cours d’eau, tributaires de l’Obi.

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Michel Strogoff s’avançait donc aussi rapidement que possible, mais avec une certaine circonspection. Il s’en rapportait non moins à l’excellence de ses yeux, qui perçaient l’ombre, qu’à la prudence de son cheval, dont il connaissait la sagacité.

A ce moment, Michel Strogoff, ayant mis pied à terre, cherchait à reconnaître exactement la direction de la route, lorsqu’il lui sembla entendre un murmure confus qui venait de l’ouest. C’était comme le bruit d’une chevauchée lointaine sur la terre sèche. Pas de doute. Il se produisait, à une ou deux verstes en arrière, un certain cadencement de pas qui frappaient régulièrement le sol.

Michel Strogoff écouta avec plus d’attention, après avoir posé son oreille à l’axe même du chemin.

«C’est un détachement de cavaliers qui vient par la route d’Omsk, se dit-il. Il marche rapidement, car le bruit augmente. Sont-ce des Russes ou des Tartares?»

Michel Strogoff écouta encore.

«Oui, dit-il, ces cavaliers viennent au grand trot! Avant dix minutes, ils seront ici! Mon cheval ne saurait les devancer. Si ce sont des Russes, je me joindrai à eux. Si ce sont des Tartares, il faut les éviter! Mais comment? Où me cacher dans cette steppe?»

Michel Strogoff regarda autour de lui, et son œil si pénétrant découvrit une masse confusément estompée dans l’ombre, à une centaine de pas en avant, sur la gauche de la route.

«Il y a là quelque taillis, se dit-il. Y chercher refuge, c’est m’exposer peut-être à être pris, si ces cavaliers le fouillent, mais je n’ai pas le choix! Les voilà! les voilà!

Quelques instants après, Michel Strogoff, traînant son cheval par la bride, arrivait à un petit bois de mélèzes, auquel la route donnait accès. Au-delà et en deçà, complètement dégarnie d’arbres, elle se développait entre des fondrières et des étangs, que séparaient des buissons nains, faits d’ajoncs et de bruyères. Des deux côtés, le terrain était donc absolument impraticable, et le détachement devait forcément passer devant ce petit bois, puisqu’il suivait le grand chemin d’Irkoutsk.

Michel Strogoff se jeta sous le couvert des mélèzes, et, s’y étant enfoncé d’une quarantaine de pas, il fut arrêté par un cours d’eau qui fermait ce taillis par une enceinte semi-circulaire.

Mais l’ombre était si épaisse, que Michel Strogoff ne courait aucun risque d’être vu, à moins que ce petit bois ne fût minutieusement fouillé. Il conduisit donc son cheval jusqu’au cours d’eau, et il l’attacha à un arbre, puis il revint s’étendre à la lisière du bois, afin de reconnaître à quel parti il avait affaire.

A peine Michel Strogoff avait-il pris place derrière un bouquet de mélèzes, qu’une tueur assez confuse apparut, sur laquelle tranchaient çà et là quelques points brillants qui s’agitaient dans l’ombre.

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«Des torches!» se dit-il.

Et il recula vivement, en se glissant comme un sauvage dans la portion la plus épaisse du taillis.

En approchant du bois, le pas des chevaux commença à se ralentir. Ces cavaliers éclairaient-ils donc la route avec l’intention d’en observer les moindres détours?

Michel Strogoff dut le craindre, et, instinctivement, il recula jusqu’à la berge du cours d’eau, prêt à s’y plonger, s’il le fallait.

Le détachement, arrivé à la hauteur du taillis, s’arrêta. Les cavaliers mirent pied à terre. Ils étaient cinquante environ. Une dizaine d’entre eux portaient des torches, qui éclairaient la route dans un large rayon.

A certains préparatifs, Michel Strogoff reconnut que, par un bonheur inattendu, le détachement ne songeait aucunement à visiter le taillis, mais à bivouaquer en cet endroit, pour faire reposer les chevaux et permettre aux hommes de prendre quelque nourriture.

En effet, les chevaux, débridés, commencèrent à paître l’herbe épaisse qui tapissait le sol. Quant aux cavaliers, ils s’étendirent au long de la route et se partagèrent les provisions de leurs havresacs.

Michel Strogoff avait conservé tout son sang-froid, et, se glissant entre les hautes herbes, il chercha à voir, puis, à entendre.

C’était un détachement qui venait d’Omsk. Il se composait de cavaliers usbecks, race dominante en Tartarie, que leur type rapproche sensiblement des Mongols. Ces hommes, bien constitués, d’une taille au-dessus de la moyenne, aux traits rudes et sauvages, étaient coiffés du «talpak» sorte de bonnet de peau de mouton noir, et chaussés de bottes jaunes à hauts talons, dont le bout se relevait en pointe, comme aux souliers du Moyen Âge. Leur pelisse, faite d’indienne ouatée avec du coton écru, les serrait à la taille par une ceinture de cuir soutachée de rouge. Ils étaient armés, défensivement d’un bouclier, et offensivement d’un sabre courbe, d’un long coutelas et d’un fusil à pierre suspendu à l’arçon de la selle. Sur leurs épaules se drapait un manteau de feutre de couleur éclatante.

Les chevaux, qui paissaient en toute liberté sur la lisière du taillis, étaient de race usbèque, comme ceux qui les montaient. Cela se voyait parfaitement à la lueur des torches qui projetaient un vif éclat sous la ramure des mélèzes. Ces animaux, un peu plus petits que le cheval turcoman, mais doués d’une force remarquable, sont des bêtes de fond qui ne connaissent pas d’autre allure que celle du galop.

Ce détachement était conduit par un «pendja-baschi», c’est-à-dire un commandant de cinquante hommes, ayant en sous-ordre un «deh-baschi», simple commandant de dix hommes. Ces deux officiers portaient un casque et une demi-cotte de mailles; de petites trompettes, attachées à l’arçon de leur selle, formaient le signe distinctif de leur grade.

Le pendja-baschi avait dû faire reposer ses hommes, fatigués d’une longue étape. Tout en causant, le second officier et lui, fumant le «beng», feuille de chanvre qui forme la base du «has-chich» dont les Asiatiques font un si grand usage, allaient et venaient dans le bois, de sorte que Michel Strogoff, sans être vu, put saisir et comprendre leur conversation, car ils s’exprimaient en langue tartare.

Dès les premiers mots de cette conversation, l’attention de Michel Strogoff fut singulièrement surexcitée.

En effet, c’était de lui qu’il s’agissait.

«Ce courrier ne saurait avoir une telle avance sur nous, dit le pendja-baschi, et, d’autre part, il est absolument impossible qu’il ait suivi d’autre route que celle de la Baraba.

– Qui sait s’il a quitté Omsk? répondit le deh-baschi. Peut-être est-il encore caché dans quelque maison de la ville?

– Ce serait à souhaiter, vraiment! Le colonel Ogareff n’aurait plus à craindre que les dépêches dont ce courrier est évidemment porteur n’arrivassent à destination!

– On dit que c’est un homme du pays, un Sibérien, reprit le deh-baschi. Comme tel, il doit connaître la contrée, et il est possible qu’il ait quitté la route d’Irkoutsk, sauf à la rejoindre plus tard!

– Mais alors nous serions en avance sur lui, répondit le pendja-baschi, car nous avons quitté Omsk moins d’une heure après son départ, et nous avons suivi le chemin le plus court de toute la vitesse de nos chevaux. Donc, ou il est resté à Omsk, ou nous arriverons avant lui à Tomsk, de manière à lui couper la retraite, et, dans les deux cas, il n’atteindra pas Irkoutsk.

– Une rude femme, cette vieille Sibérienne, qui est évidemment sa mère!» dit le deh-baschi.

A cette phrase, le cœur de Michel Strogoff battit à se briser.

«Oui, répondit le pendja-baschi, elle a bien soutenu que ce prétendu marchand n’était pas son fils, mais il était trop tard. Le colonel Ogareff ne s’y est pas laissé prendre, et, comme il l’a dit, il saura bien faire parler la vieille sorcière, quand le moment en sera venu.»

Autant de mots, autant de coups de poignard pour Michel Strogoff! Il était reconnu pour être un courrier du czar! Un détachement de cavaliers, lancé à sa poursuite, ne pouvait manquer de lui couper la route! Et, suprême douleur! sa mère était entre les mains des Tartares, et le cruel Ogareff se faisait fort de la faire parler lorsqu’il le voudrait!

Michel Strogoff savait bien que l’énergique Sibérienne ne parlerait pas, et qu’il lui en coûterait la vie!…

Michel Strogoff ne croyait pas pouvoir haïr Ivan Ogareff plus qu’il ne l’avait haï jusqu’à ce moment, et, cependant, un flot de haine nouvelle monta jusqu’à son cœur. L’infâme qui trahissait son pays menaçait maintenant de torturer sa mère!

La conversation continua entre les deux officiers, et Michel Strogoff crut comprendre qu’aux environs de Kolyvan un engagement était imminent entre les troupes moscovites venant du nord et les troupes tartares. Un petit corps russe de deux mille hommes, signalé sur le cours inférieur de l’Obi, venait en marche forcée vers Tomsk. Si cela était, ce corps, qui allait se trouver aux prises avec le gros des troupes de Féofar-Khan, serait inévitablement anéanti, et la route d’Irkoutsk appartiendrait tout entière aux envahisseurs.

Quant à lui-même, Michel Strogoff apprit, par quelques mots du pendja-baschi, que sa tête était mise à prix, et qu’ordre était donné de le prendre mort ou vif.

Donc, il y avait nécessité immédiate de devancer les cavaliers usbecks sur la route d’Irkoutsk et de mettre l’Obi entre eux et lui. Mais, pour cela, il fallait fuir avant que le bivouac fût levé.

Cette résolution prise, Michel Strogoff se prépara à l’exécuter.

En effet, la halte ne pouvait se prolonger, et le pendja-baschi ne comptait pas donner à ses hommes plus d’une heure de repos, bien que leurs chevaux n’eussent pu être échangés contre des chevaux frais depuis Omsk, et qu’ils dussent être fatigués dans la même mesure et pour les mêmes raisons que celui de Michel Strogoff.

Il n’y avait donc pas un instant à perdre. Il était une heure du matin. Il fallait profiter de l’obscurité que l’aube allait chasser bientôt, pour quitter le petit bois et se jeter sur la route; mais, bien que la nuit dût la favoriser, le succès d’une telle fuite paraissait presque impossible.

Michel Strogoff, ne voulant rien donner au hasard, prit le temps de réfléchir et pesa attentivement les chances pour et contre, afin de mettre les meilleures dans son jeu.

De la disposition des lieux, il résultait ceci: c’est qu’il ne pourrait s’échapper par l’arrière-plan du taillis, fermé par un arc de mélèzes dont la grande route traçait la corde. Le cours d’eau qui bordait cet arc était non seulement profond, mais assez large et très boueux. De grands ajoncs en rendaient le passage absolument impraticable. Sous cette eau trouble, on sentait une fondrière vaseuse, sur laquelle le pied ne pouvait prendre un point d’appui. En outre, au-delà du cours d’eau, le sol, coupé de buissons, ne se fût prêté que très difficilement aux manœuvres d’une fuite rapide. L’alerte une fois donnée, Michel Strogoff, poursuivi à outrance et bientôt cerné, devait immanquablement tomber aux mains des cavaliers tartares.

Il n’y avait donc qu’une seule voie praticable, une seule, la grande route. Chercher à l’atteindre en contournant la lisière du bois, et, sans éveiller l’attention, franchir un quart de verste avant d’avoir été aperçu, demander à son cheval ce qui lui restait d’énergie et de vigueur, dût-il tomber mort en arrivant aux rives de l’Obi, puis, soit par un bac, soit à la nage, si tout autre moyen de transport manquait, traverser cet important fleuve, voilà ce que devait tenter Michel Strogoff.

Son énergie, son courage s’étaient décuplés en face du danger. Il y allait de sa vie, de sa mission, de l’honneur de son pays, peut-être du salut de sa mère. Il ne pouvait hésiter et se mit à l’œuvre.

Il n’y avait plus un seul instant à perdre. Déjà un certain mouvement se produisait parmi les hommes du détachement. Quelques cavaliers allaient et venaient sur le talus de la route, devant la lisière du bois. Les autres étaient encore couchés au pied des arbres, mais leurs chevaux se rassemblaient peu à peu vers la partie centrale du taillis.

Michel Strogoff eut d’abord la pensée de s’emparer de l’un de ces chevaux, mais il se dit avec raison qu’ils devaient être aussi fatigués que le sien. Mieux valait donc se confier à celui dont il était sûr, et qui lui avait rendu tant de bons services. Cette courageuse bête, cachée par un haut buisson de bruyères, avait échappé aux regards des Usbecks. Ceux-ci, d’ailleurs, ne s’étaient pas enfoncés jusqu’à l’extrême limite du bois.

Michel Strogoff, en rampant sous l’herbe, s’approcha de son cheval, qui était couché sur le sol. Il le flatta de la main, il lui parla doucement, il parvint à le faire lever sans bruit.

En ce moment, circonstance favorable, les torches, entièrement consumées, étaient éteintes, et l’obscurité restait encore assez profonde, au moins sous le couvert des mélèzes.

Michel Strogoff, après avoir remis le mors, assuré la sangle de la selle, éprouvé la courroie des étriers, commença à tirer doucement son cheval par la bride. Du reste, l’intelligent animal, comme s’il eût compris ce que l’on voulait de lui, suivit docilement son maître, sans faire entendre le plus léger hennissement.

Toutefois, quelques chevaux usbecks dressèrent la tête et se dirigèrent peu à peu vers la lisière du taillis.

Michel Strogoff tenait de la main droite son revolver, prêt à casser la tête au premier cavalier tartare qui s’approcherait. Mais, très heureusement, l’éveil ne fut pas donné, et il put atteindre l’angle que le bois faisait à droite en rejoignant la route.

L’intention de Michel Strogoff, pour éviter d’être vu, était de ne se mettre en selle que le plus tard possible, et seulement après avoir dépassé un tournant qui se trouvait à deux cents pas du taillis.

Malheureusement, au moment où Michel Strogoff allait franchir la lisière du taillis, le cheval d’un Usbeck, le flairant, hennit et s’élança sur la route.

Son maître courut à lui pour le ramener, mais, apercevant une silhouette qui se détachait confusément aux premières tueurs de l’aube:

«Alerte!» cria-t-il.

A ce cri, tous les hommes du bivouac se relevèrent et se précipitèrent sur la route.

Michel Strogoff n’avait plus qu’à enfourcher son cheval et à l’enlever au galop.

Les deux officiers du détachement s’étaient portés en avant et excitaient leurs hommes.

Mais déjà Michel Strogoff s’était mis en selle.

En ce moment, une détonation éclata, et il sentit une balle qui traversait sa pelisse.

Sans tourner la tête, sans répondre, il piqua des deux, et, franchissant la lisière du taillis par un bond formidable, il s’élança bride abattue dans la direction de l’Obi.

Les chevaux usbecks étant déharnachés, il allait donc pouvoir prendre une certaine avance sur les cavaliers du détachement; mais ceux-ci ne pouvaient tarder à se jeter sur ses traces, et, en effet, moins de deux minutes après qu’il eut quitté le bois, il entendit le bruit de plusieurs chevaux qui, peu à peu, gagnaient sur lui.

Le jour commençait à se faire alors, et les objets devenaient visibles dans un plus large rayon.

Michel Strogoff, tournant la tête, aperçut un cavalier qui l’approchait rapidement.

C’était le deh-baschi. Cet officier, supérieurement monté, tenait la tête du détachement et menaçait d’atteindre le fugitif.

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Sans s’arrêter, Michel Strogoff tendit vers lui son revolver, et, d’une main qui ne tremblait pas, il le visa un instant. L’officier usbeck, atteint en pleine poitrine, roula sur le sol.

Mais les autres cavaliers le suivaient de près, et, sans s’attarder près du deh-baschi, s’excitant par leurs propres vociférations, enfonçant l’éperon dans le flanc de leurs chevaux, ils diminuèrent peu à peu la distance qui les séparait de Michel Strogoff.

Pendant une demi-heure, cependant, celui-ci put se maintenir hors de portée des armes tartares, mais il sentait bien que son cheval faiblissait, et, à chaque instant, il craignait que, butant contre quelque obstacle, il ne tombât pour ne plus se relever.

Le jour était assez clair alors, bien que le soleil ne se fût pas encore montré au-dessus de l’horizon.

A deux verstes au plus se développait une ligne pâle, que bordaient quelques arbres assez espacés.

C’était l’Obi, qui coulait du sud-ouest au nord-est, presque au ras du sol, et dont la vallée n’était que la steppe elle-même.

Plusieurs fois, des coups de fusil furent tirés sur Michel Strogoff, mais sans l’atteindre, et, plusieurs fois aussi, il dut décharger son revolver sur ceux des cavaliers qui le serraient de trop près. Chaque fois, un Usbeck roula à terre, au milieu des cris de rage de ses compagnons.

Mais cette poursuite ne pouvait se terminer qu’au désavantage de Michel Strogoff. Son cheval n’en pouvait plus, et, cependant, il parvint à l’enlever jusqu’à la berge du fleuve.

Le détachement usbeck, à ce moment, n’était plus qu’à cinquante pas en arrière de lui.

Sur l’Obi, absolument désert, pas de bac, pas un bateau qui pût servir à passer le fleuve.

«Courage, mon brave cheval! s’écria Michel Strogoff. Allons! Un dernier effort!»

Et il se précipita dans le fleuve, qui mesurait en cet endroit une demi-verste de largeur.

Le courant, très vif, était extrêmement difficile à remonter, Le cheval de Michel Strogoff n’avait pied nulle part. Donc, sans point d’appui, c’était à la nage qu’il devait couper ces eaux rapides comme celles d’un torrent. Les braver, c’était, pour Michel Strogoff, faire un miracle de courage.

Les cavaliers s’étaient arrêtés sur la berge du fleuve, et ils hésitaient à s’y précipiter.

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Mais, à ce moment, le pendja-baschi, saisissant son fusil, visa avec soin le fugitif, qui se trouvait déjà au milieu du courant. Le coup partit, et le cheval de Michel Strogoff, frappé au flanc, s’engloutit sous son maître.

Celui-ci se débarrassa vivement de ses étriers, au moment où l’animal disparaissait sous les eaux du fleuve. Puis, plongeant à propos au milieu d’une grêle de balles, il parvint à atteindre la rive droite du fleuve et disparut dans les roseaux qui hérissaient la berge de l’Obi.

 

 

Chapitre XVII

Versets et chansons.

 

ichel Strogoff était relativement en sûreté. Toutefois, sa situation restait encore terrible.

Maintenant que le fidèle animal, qui l’avait si courageusement servi, venait de trouver la mort dans les eaux du fleuve, comment, lui, pourrait-il continuer son voyage?

Il était à pied, sans vivres, dans un pays ruiné par l’invasion, battu par les éclaireurs de l’émir, et il se trouvait encore à une distance considérable du but qu’il fallait atteindre.

«Par le Ciel, j’arriverai! s’écria-t-il, répondant ainsi à toutes les raisons de défaillance que son esprit venait un instant d’entrevoir. Dieu protège la sainte Russie!»

Michel Strogoff était alors hors de portée des cavaliers usbecks. Ceux-ci n’avaient point osé le poursuivre à travers le fleuve, et, d’ailleurs, ils devaient croire qu’il s’était noyé, car, après sa disparition sous les eaux, ils n’avaient pu le voir atteindre le rive droite de l’Obi.

Mais Michel Strogoff, se glissant entre les roseaux gigantesques de la berge, avait gagné une partie plus élevée de la rive, non sans peine, cependant, car un épais limon, déposé à l’époque du débordement des eaux, la rendait peu praticable.

Une fois sur un terrain plus solide, Michel Strogoff arrêta ce qu’il convenait de faire. Ce qu’il voulait avant tout, c’était éviter Tomsk, occupée par les troupes tartares. Néanmoins, il lui fallait gagner quelque bourgade, et au besoin quelque relais de poste, où il pût se procurer un cheval. Ce cheval trouvé, il se jetterait en dehors des chemins battus, et il ne reprendrait la route d’Irkoutsk qu’aux environs de Krasnoiarsk. A partir de ce point, s’il se hâtait, il espérait trouver la voie libre encore, et il pourrait descendre au sud-est les provinces du lac Baïkal.

Tout d’abord, Michel Strogoff commença par s’orienter.

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A deux verstes en avant, en suivant le cours de l’Obi, une petite ville, pittoresquement étagée, s’élevait sur une légère intumescence du sol. Quelques églises, à coupoles byzantines, coloriées de vert et d’or, se profilaient sur le fond gris du ciel.

C’était Kolyvan, où les fonctionnaires et les employés de Kamsk et autres villes vont se réfugier pendant l’été pour fuir le climat malsain de la Baraba. Kolyvan, d’après les nouvelles que le courrier du czar avait apprises, ne devait pas être encore aux mains des envahisseurs. Les troupes tartares, scindées en deux colonnes, s’étaient portées à gauche sur Omsk, à droite sur Tomsk, négligeant le pays intermédiaire.

Le projet, simple et logique, que forma Michel Strogoff, ce fut de gagner Kolyvan avant que les cavaliers usbecks, qui remontaient la rive gauche de l’Obi, y fussent arrivés. Là, dût-il en payer dix fois la valeur, il se procurerait des habits, un cheval, et rejoindrait la route d’Irkoutsk à travers la steppe méridionale.

Il était trois heures du matin. Les environs de Kolyvan, parfaitement calmes alors, semblaient être absolument abandonnés. Évidemment, la population des campagnes, fuyant l’invasion, à laquelle elle ne pouvait résister, s’était portée au nord dans les provinces de l’Yeniseisk.

Michel Strogoff se dirigeait donc d’un pas rapide vers Kolyvan, lorsque des détonations lointaines arrivèrent jusqu’à lui.

Il s’arrêta et distingua nettement de sourds roulements qui ébranlaient les couches d’air, et, au-dessus, une crépitation plus sèche dont la nature ne pouvait le tromper.

«C’est le canon! c’est la fusillade! se dit-il. Le petit corps russe est-il donc aux prises avec l’armée tartare? Ah! fasse le Ciel que j’arrive avant eux à Kolyvan!»

Michel Strogoff ne se trompait pas. Bientôt, les détonations s’accentuèrent peu à peu, et, en arrière, sur la gauche de Kolyvan, des vapeurs se condensèrent au-dessus de l’horizon, – non pas des nuages de fumée, mais de ces grosses volutes blanchâtres, très nettement profilées, que produisent les décharges d’artillerie.

Sur la gauche de l’Obi, les cavaliers usbecks s’étaient arrêtés pour attendre le résultat de la bataille.

De ce côté, Michel Strogoff n’avait plus rien à craindre. Aussi hâta-t-il sa marche vers la ville.

Cependant, les détonations redoublaient et se rapprochaient sensiblement. Ce n’était plus un roulement confus, mais une suite de coups de canon distincts. En même temps, la fumée, ramenée par le vent, s’élevait dans l’air, et il fut même évident que les combattants gagnaient rapidement au sud. Kolyvan allait être évidemment attaquée par sa partie septentrionale. Mais les Russes la défendaient-ils contre les troupes tartares, ou essayaient-ils de la reprendre sur les soldats de Féofar-Khan? c’est ce qu’il était impossible de savoir. De là, grand embarras pour Michel Strogoff.

Il n’était plus qu’à une demi-verste de Kolyvan, lorsqu’un long jet de feu fusa entre les maisons de la ville, et le clocher d’une église s’écroula au milieu de torrents de poussière et de flammes.

La lutte était-elle alors dans Kolyvan? Michel Strogoff dut le penser, et, dans ce cas, il était évident que Russes et Tartares se battaient dans les rues de la ville. Était-ce donc le moment d’y chercher refuge? Michel Strogoff ne risquait-il pas d’y être pris, et réussirait-il à s’échapper de Kolyvan, comme il s’était échappé d’Omsk?

Toutes ces éventualités se présentèrent à son esprit. Il hésita, il s’arrêta un instant. Ne valait-il pas mieux, même à pied, gagner au sud et à t’est quelque bourgade, telle que Diachinsk ou autre, et là se procurer à tout prix un cheval?

C’était le seul parti à prendre, et aussitôt, abandonnant les rives de l’Obi, Michel Strogoff se porta franchement sur la droite de Kolyvan.

En ce moment, tes détonations étaient extrêmement violentes. Bientôt des flammes jaillirent sur la gauche de la ville. L’incendie dévorait tout un quartier de Kolyvan.

Michel Strogoff courait à travers la steppe, cherchant à gagner le couvert de quelques arbres, disséminés çà et là, lorsqu’un détachement de cavalerie tartare apparut sur la droite.

Michel Strogoff ne pouvait évidemment plus continuer à fuir dans cette direction. Les cavaliers s’avançaient rapidement vers la ville, et il lui eût été difficile de leur échapper.

Soudain, à l’angle d’un épais bouquet d’arbres, il vit une maison isolée qu’il lui était possible d’atteindre avant d’avoir été aperçu.

Y courir, s’y cacher, y demander, y prendre au besoin de quoi refaire ses forces, car il était épuisé de fatigue et de faim, Michel Strogoff n’avait pas autre chose à faire.

Il se précipita donc vers cette maison, distante d’une demi-verste au plus. En s’en approchant, il reconnut que cette maison était un poste télégraphique. Deux fils en partaient dans tes directions ouest et est, et un troisième fil était tendu vers Kolyvan.

Que cette station fût abandonnée dans les circonstances actuelles, on devait le supposer, mais enfin, telle quelle, Michel Strogoff pourrait s’y réfugier et attendre la nuit, s’il le fallait, pour se jeter de nouveau à travers la steppe, que battaient les éclaireurs tartares.

Michel Strogoff s’élança aussitôt vers la porte de la maison et la repoussa violemment.

Une seule personne se trouvait dans la salle où se faisaient les transmissions télégraphiques.

C’était un employé, calme, flegmatique, indifférent à ce qui se passait au-dehors. Fidèle à son poste, il attendait derrière son guichet que le public vînt réclamer ses services.

Michel Strogoff courut à lui, et d’une voix brisée par la fatigue:

«Que savez-vous? lui demanda-t-il.

– Rien, répondit l’employé en souriant.

– Ce sont les Russes et les Tartares qui sont aux prises?

– On le dit…

– Mais quels sont les vainqueurs?

– Je l’ignore.»

Tant de placidité au milieu de ces terribles conjonctures, tant d’indifférence même étaient à peine croyables.

«Et le fil n’est pas coupé? demanda Michel Strogoff.

– Il est coupé entre Kolyvan et Krasnoiarsk, mais il fonctionne encore entre Kolyvan et la frontière russe.

– Pour le gouvernement?

– Pour le gouvernement, lorsqu’il le juge convenable. Pour le public, lorsqu’il paie. C’est dix kopeks par mot. – Quand vous voudrez, monsieur?»

Michel Strogoff allait répondre à cet étrange employé qu’il n’avait aucune dépêche à expédier, qu’il ne réclamait qu’un peu de pain et d’eau, lorsque la porte de la maison fut brusquement ouverte.

Michel Strogoff, croyant que le poste était envahi par les Tartares, s’apprêtait à sauter par la fenêtre, quand il reconnut que deux hommes seulement venaient d’entrer dans la salle, lesquels n’avaient rien moins que la mine de soldats tartares.

L’un d’eux tenait à la main une dépêche écrite au crayon, et, devançant l’autre, il se précipita au guichet de l’impassible employé.

Dans ces deux hommes, Michel Strogoff retrouva, avec un étonnement que chacun comprendra, deux personnages auxquels il ne pensait guère et qu’il ne croyait plus jamais revoir.

C’étaient les correspondants Harry Blount et Alcide Jolivet, non plus compagnons de voyage, mais rivaux, mais ennemis, maintenant qu’ils opéraient sur le champ de bataille.

Ils avaient quitté Ichim quelques heures seulement après le départ de Michel Strogoff, et, s’ils étaient arrivés avant lui à Kolyvan, en suivant la même route, s’ils l’avaient même dépassé, c’est que Michel Strogoff avait perdu trois jours sur les bords de l’Irtyche.

Et maintenant, après avoir assisté tous deux à l’engagement des Russes et des Tartares devant la ville, après avoir quitté Kolyvan au moment où la lutte se livrait dans ses rues, ils étaient accourus à la station télégraphique, afin de lancer à l’Europe leurs dépêches rivales et de s’enlever l’un à l’autre la primeur des événements.

Michel Strogoff s’était mis à l’écart, dans l’ombre, et, sans être vu, il pouvait tout voir et tout entendre. Il allait évidemment apprendre des nouvelles intéressantes pour lui et savoir s’il devait ou non entrer dans Kolyvan.

Harry Blount, plus pressé que son collègue, avait pris possession du guichet, et il tendait sa dépêche, pendant qu’Alcide Jolivet, contrairement à ses habitudes, piétinait d’impatience.

«C’est dix kopeks par mot», dit l’employé en prenant la dépêche.

Harry Blount déposa sur la tablette une pile de roubles, que son confrère regarda avec une certaine stupéfaction.

«Bien», dit l’employé.

Et, avec le plus grand sang-froid du monde, il commença à télégraphier la dépêche suivante:

«Daily Telegraph, Londres.

«De Kolyvan, gouvernement d’Omsk, Sibérie, 6 août.

«Engagement des troupes russes et tartares…»

Cette lecture étant faire à haute voix, Michel Strogoff entendait tout ce que le correspondant anglais adressait à son journal.

«Troupes russes repoussées avec grandes pertes. Tartares entrés dans Kolyvan ce jour même…»

Ces mots terminaient la dépêche.

«A mon tour maintenant», s’écria Alcide Jolivet, qui voulut passer la dépêche adressée à sa cousine du faubourg Montmartre.

Mais cela ne faisait pas l’affaire du correspondant anglais, qui ne comptait pas abandonner le guichet, afin d’être toujours à même de transmettre les nouvelles, au fur et à mesure qu’elles se produiraient. Aussi ne fit-il point place à son confrère.

«Mais vous avez fini!… s’écria Alcide Jolivet.

– Je n’ai pas fini», répondit simplement Harry Blount.

Et il continua à écrire une suite de mots qu’il passa ensuite à l’employé, et que celui-ci lut de sa voix tranquille:

«Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre!…»

C’étaient les versets de la Bible qu’Harry Blount télégraphiait, pour employer le temps et ne pas céder sa place à son rival. Il en coûterait peut-être quelques milliers de roubles à son journal mais son journal serait le premier informé. La France attendrait!

On conçoit la fureur d’Alcide Jolivet, qui, en toute autre circonstance, eût trouvé que c’était de bonne guerre. Il voulut même obliger l’employé à recevoir sa dépêche, de préférence à celle de son confrère.

«C’est le droit de monsieur», répondit tranquillement l’employé, en montrant Harry Blount, et en lui souriant d’un air aimable.

Et il continua de transmettre fidèlement au Daily Telegraph le premier verset du livre saint.

Pendant qu’il opérait, Harry Blount alla tranquillement à la fenêtre, et, sa lorgnette aux yeux, il observa ce qui se passait aux environs de Kolyvan, afin de compléter ses informations.

Quelques instants après, il reprit sa place au guichet et ajouta à son télégramme:

«Deux églises sont en flammes. L’incendie paraît gagner sur la droite. La terre était informe et toute nue; les ténèbres couvraient la face de l’abîme…»

Alcide Jolivet eut tout simplement une envie féroce d’étrangler l’honorable correspondant du Daily Telegraph.

Il interpella encore une fois l’employé, qui, toujours impassible, lui répondit simplement:

«C’est son droit, monsieur, c’est son droit… à dix kopeks par mot.»

Et il télégraphia la nouvelle suivante, que lui apporta Harry Blount:

«Des fuyards russes s’échappent de la ville. Or, Dieu dit que la lumière soit faite, et la lumière fut faite!…»

Alcide Jolivet enrageait littéralement.

Cependant, Harry Blount était retourné près de la fenêtre, mais, cette fois, distrait sans doute par l’intérêt du spectacle qu’il avait sous les yeux, il prolongea un peu trop longtemps son observation. Aussi, lorsque l’employé eut fini de télégraphier le troisième verset de la Bible, Alcide Jolivet prit-il sans faire de bruit sa place au guichet, et, ainsi qu’avait fait son confrère, après avoir déposé tout doucement une respectable pile de roubles sur la tablette, il remit sa dépêche, que l’employé lut à haute voix:

 «Madeleine Jolivet,

 «10, Faubourg-Montmartre (Paris).

 «De Kolyvan, gouvernement d’Omsk, Sibérie, 6 août.

 «Les fuyards s’échappent de la ville, Russes battus. Poursuite acharnée de la cavalerie tartare…»

Et lorsque Harry Blount revint, il entendit Alcide Jolivet qui complétait son télégramme en chantonnant d’une voix moqueuse:

Il est un petit homme,

Tout habillé de gris,

Dans Paris!…

Trouvant inconvenant de mêler, comme l’avait osé faire son confrère, le sacré au profane, Alcide Jolivet répondait par un joyeux refrain de Béranger aux versets de la Bible.

«Aoh! fit Harry Blount.

– C’est comme cela», répondit Alcide Jolivet.

Cependant, la situation s’aggravait autour de Kolyvan. La bataille se rapprochait, et les détonations éclataient avec une violence extrême.

En ce moment, une commotion ébranla le poste télégraphique.

Un obus venait de trouer la muraille, et un nuage de poussière emplissait la salle des transmissions.

Alcide Jolivet finissait alors d’écrire ces vers:

Joufflu comme une pomme,

Qui, sans un sou comptant…

mais, s’arrêter, se précipiter sur l’obus, le prendre à deux mains avant qu’il eût éclaté, le jeter par la fenêtre et revenir au guichet, ce fut pour lui l’affaire d’un instant.

Cinq secondes plus tard, l’obus éclatait au-dehors.

Mais, continuant à libeller son télégramme avec le plus beau sang-froid du monde, Alcide Jolivet écrivit:

«Obus de six a lait sauter la muraille du poste télégraphique. En attendons quelques autres du même calibre…»

Pour Michel Strogoff, il n’était pas douteux que les Russes ne fussent repoussés de Kolyvan. Sa dernière ressource était donc de se jeter à travers la steppe méridionale.

Mais alors une fusillade terrible éclata près du poste télégraphique, et une grêle de balles fit sauter les vitres de la fenêtre.

Harry Blount, frappé à l’épaule, tomba à terre.

Alcide Jolivet allait, à ce moment même, transmettre ce supplément de dépêche:

«Harry Blount, correspondant du Daily Telegraph, tombe à mon côté, frappé d’un éclat de mitraille…»

quand l’impassible employé lui dit avec son calme inaltérable:

«Monsieur, le fil est brisé.»

Et, quittant son guichet, il prit tranquillement son chapeau, qu’il brossa du coude, et, toujours souriant, sortit par une petite porte que Michel Strogoff n’avait pas aperçue.

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Le poste fut alors envahi par des soldats tartares, et ni Michel Strogoff, ni les journalistes ne purent opérer leur retraite.

Alcide Jolivet, sa dépêche inutile à la main, s’était précipité vers Harry Blount, étendu sur le sol, et, en brave cœur qu’il était, il l’avait chargé sur ses épaules, dans l’intention de fuir avec lui… Il était trop tard!

Tous deux étaient prisonniers, et, en même temps qu’eux, Michel Strogoff, surpris à l’improviste au moment où il allait s’élancer par la fenêtre, tombait entre les mains des Tartares!

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