Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

Michel Strogoff 

 

Moscou - Irkoutsk

 

 

(Chapitre X-XII)

 

 

91 dessinsde Jules-Descartes Férat et deux cartes

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

strog02.jpg (54478 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre X

Baïkal et Angara.

 

e lac Baïkal est situé à dix-sept cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Sa longueur est environ de neuf cents verstes, sa largeur de cent, Sa profondeur n’est pas connue. Mme de Bourboulon rapporte, au dire des mariniers, qu’il veut être appelé «madame la mer». Si on l’appelle «monsieur le lac», il entre aussitôt en fureur. Cependant, suivant la légende, jamais un Russe ne s’y est noyé.

Cet immense bassin d’eau douce, alimenté par plus de trois cents rivières, est encadré dans un magnifique circuit de montagnes volcaniques. Il n’a d’autre déversoir que l’Angara, qui, après avoir passé à Irkoutsk, va se jeter dans l’Yeniseï, un peu en amont de la ville d’Yeniseisk. Quant aux monts qui lui font ceinture, ils forment une branche des Toungouzes et dérivent du vaste système orographique des Altaï.

Déjà, à cette époque, les froids s’étaient fait sentir. Ainsi qu’il arrive sur ce territoire, soumis à des conditions climatériques particulières, l’automne paraissait devoir s’absorber dans un précoce hiver. On était aux premiers jours d’octobre. Le soleil quittait maintenant l’horizon à cinq heures du soir, et les longues nuits laissaient tomber la température au zéro des thermomètres. Les premières neiges, qui devaient persister jusqu’à l’été, blanchissaient déjà les cimes voisines du Baïkal. Pendant l’hiver sibérien, cette mer intérieure, glacée sur une épaisseur de plusieurs pieds, est sillonnée par les traîneaux des courriers et des caravanes.

Que ce soit parce qu’on manque aux bienséances en l’appelant «monsieur le lac» ou pour toute autre raison plus météorologique, le Baïkal est sujet à des tempêtes violentes. Ses lames, courtes comme celles de toutes les Méditerranées, sont très redoutées des radeaux, des prames, des steam-boats, qui le sillonnent pendant l’été.

C’était à la pointe sud-ouest du lac que Michel Strogoff venait d’arriver, portant Nadia, dont toute la vie, pour ainsi dire, se concentrait dans les yeux. Que pouvaient-ils attendre tous deux dans cette partie sauvage de la province, si ce n’est d’y mourir d’épuisement et de dénuement? Et, cependant, que restait-il à faire de ce long parcours de six mille verstes pour que le courrier du czar eût atteint son but? Rien que soixante verstes sur le littoral du lac jusqu’à l’embouchure de l’Angara, et quatre-vingts verstes de l’embouchure de l’Angara jusqu’à Irkoutsk: en tout, cent quarante verstes, soit trois jours de voyage pour un homme valide, vigoureux, même à pied.

Michel Strogoff pouvait-il être encore cet homme-là?

Le Ciel, sans doute, ne voulut pas le soumettre à cette épreuve. La fatalité qui s’acharnait sur lui sembla vouloir l’épargner un instant. Cette extrémité du Baïkal, cette portion de la steppe qu’il croyait déserte, qui l’est en tout temps, ne l’était pas alors.

Une cinquantaine d’individus se trouvaient réunis à l’angle que forme la pointe sud-ouest du lac.

Nadia aperçut tout d’abord ce groupe, lorsque Michel Strogoff, la portant entre ses bras, déboucha du défilé des montagnes.

La jeune fille dut craindre un instant que ce ne fût un détachement tartare, envoyé pour battre les rives du Baïkal, auquel cas la fuite leur eût été interdite à tous deux.

Mais Nadia fut promptement rassurée à cet égard.

«Des Russes!» s’écria-t-elle.

Et, après ce dernier effort, ses paupières se fermèrent et sa tête retomba sur la poitrine de Michel Strogoff.

Mais ils avaient été aperçus, et quelques-uns de ces Russes, courant à eux, amenèrent l’aveugle et la jeune fille au bord d’une petite grève à laquelle était amarré un radeau.

Le radeau allait partir.

Ces Russes étaient des fugitifs, de conditions diverses, que le même intérêt avait réunis en ce point du Baïkal. Repoussés par les éclaireurs tartares, ils cherchaient à se réfugier dans Irkoutsk, et ne pouvant y arriver par terre, depuis que les envahisseurs avaient pris position sur les deux rives de l’Angara, ils espéraient l’atteindre en descendant le cours du fleuve qui traverse la ville.

Leur projet fit bondir le cœur de Michel Strogoff. Une dernière chance entrait dans son jeu. Mais il eut la force de dissimuler, voulant garder plus sévèrement que jamais son incognito.

Le plan des fugitifs était très simple. Un courant du Baïkal longe la rive supérieure du lac jusqu’à l’embouchure de l’Angara. C’est ce courant qu’ils comptaient utiliser pour atteindre tout d’abord le déversoir du Baïkal. De ce point à Irkoutsk, les eaux rapides du fleuve les entraîneraient avec une vitesse de dix a douze verstes a l’heure. En un jour et demi, ils devaient donc être en vue de la ville.

Toute embarcation manquait en cet endroit. Il avait fallu y suppléer. Un radeau, ou plutôt un train de bois, semblable à ceux qui dérivent ordinairement sur les rivières sibériennes, avait été construit. Une forêt de sapins, qui s’élevait sur la rive, avait fourni l’appareil flottant. Les troncs, reliés entre eux par des branches d’osier, formaient une plate-forme sur laquelle cent personnes eussent aisément trouvé place.

C’est sur ce radeau que Michel Strogoff et Nadia furent transportés. La jeune fille était revenue à elle. On lui donna quelque nourriture, ainsi qu’a son compagnon. Puis, couchée sur un lit de feuillage, elle tomba aussitôt dans un profond sommeil.

A ceux qui l’interrogèrent, Michel Strogoff ne dit rien des faits qui s’étaient passés à Tomsk. Il se donna pour un habitant de Krasnoiarsk qui n’avait pu gagner Irkoutsk avant que les troupes de l’émir fussent arrivées sur la rive gauche du Dinka, et il ajouta que, très probablement, le gros des forces tartares avait pris position devant la capitale de la Sibérie.

Il n’y avait donc pas un instant à perdre. D’ailleurs, le froid devenait de plus en plus vif. La température, pendant la nuit, tombait au-dessous de zéro. Quelques glaçons s’étaient déjà formés à la surface du Baïkal. Si le radeau pouvait facilement manœuvrer sur le lac, il n’en serait pas de même entre les rives de l’Angara, au cas où les glaçons viendraient à encombrer son cours.

Donc, pour toutes ces raisons, il fallait que les fugitifs partissent sans retard.

A huit heures du soir, les amarres furent larguées, et sous l’action du courant, le radeau suivit le littoral. De grandes perches, maniées par quelques robustes moujiks, suffisaient à rectifier sa direction.

strog79.jpg (166849 bytes)

Un vieux marinier du Baïkal avait pris le commandement du radeau. C’était un homme de soixante-cinq ans, tout hâlé par les brises du lac. Une barbe blanche, très épaisse, descendait sur sa poitrine. Un bonnet de fourrure coiffait sa tête, d’aspect grave et austère. Sa large et longue houppelande, serrée à la ceinture, lui tombait jusqu’aux talons. Ce vieillard taciturne, assis à l’arrière, commandait du geste et ne prononçait pas dix paroles en dix heures. D’ailleurs, toute la manœuvre se réduisait à maintenir le radeau dans le courant, qui filait le long du littoral, sans gagner au large.

On a dit que des Russes de conditions diverses avaient pris place sur le radeau. En effet, aux moujiks indigènes, hommes, femmes, vieillards et enfants, s’étaient joints deux ou trois pèlerins, surpris par l’invasion pendant leur voyage, quelques moines et un pope. Les pèlerins portaient le bâton de voyage, la gourde suspendue à la ceinture, et ils psalmodiaient d’une voix plaintive. L’un venait de l’Ukraine, l’autre de la mer Jaune, un troisième des provinces de Finlande. Ce dernier, fort âgé déjà, portait à la ceinture un petit tronc cadenassé, comme s’il eût été appendu au pilier d’une église. De ce qu’il récoltait pendant sa longue et fatigante tournée, rien n’était pour son compte, et il ne possédait même pas la clef de ce cadenas, qui ne s’ouvrait qu’à son retour.

Les moines venaient du nord de l’empire. Ils avaient depuis trois mois quitté cette ville d’Arkhangel, à laquelle certains voyageurs ont justement trouvé la physionomie d’une cité de l’Orient. Ils avaient visité les îles Saintes, près de la côte de Carélie, le couvent de Solovetsk, le couvent de Troïtsa, ceux de Saint-Antoine et de Sainte-Théodosie à Kiev, cette ancienne favorite des Jagellons, le monastère de Siméonof à Moscou, celui de Kazan ainsi que son église des Vieux-Croyants, et ils se rendaient à Irkoutsk, portant la robe, le capuchon et les vêtements de serge.

Quant au pope, c’était un simple prêtre de village, un de ces six cent mille pasteurs populaires que compte l’empire russe. Il était vêtu aussi misérablement que les moujiks, n’étant pas plus qu’eux, en vérité, n’ayant ni rang ni pouvoir dans l’Église, labourant comme un paysan sa pièce de terre, baptisant, mariant, enterrant. Ses enfants et sa femme, il avait pu les soustraire aux brutalités des Tartares, en les reléguant dans les provinces du Nord. Lui était resté dans sa paroisse jusqu’au dernier moment. Puis, il avait dû fuir, et la route d’Irkoutsk étant fermée, il lui avait fallu gagner le lac Baïkal.

Ces divers religieux, groupés à l’avant du radeau, priaient à intervalles réguliers, élevant la voix au milieu de cette silencieuse nuit, à la fin de chaque verset de leur prière, le «Slava Bogu», Gloire à Dieu, s’échappait de leurs lèvres.

Aucun incident ne marqua cette navigation. Nadia était restée plongée dans un assoupissement profond. Michel Strogoff avait veillé près d’elle. Le sommeil n’avait prise sur lui qu’à de longs intervalles seulement, et encore sa pensée veillait-elle toujours.

Au jour naissant, le radeau, retardé par une brise assez violente qui contrariait l’action du courant, était encore à quarante verstes de l’embouchure de l’Angara. Très vraisemblablement, il ne pourrait pas l’atteindre avant trois ou quatre heures du soir. Ce n’était pas un inconvénient, au contraire, car les fugitifs descendraient alors le fleuve pendant la nuit, et l’ombre devait favoriser leur arrivée à Irkoutsk.

La seule crainte que manifesta plusieurs fois le vieux marinier fut relative à la formation des glaces à la surface des eaux. La nuit avait été extrêmement froide. On voyait des glaçons assez nombreux filer vers l’ouest sous l’impulsion du vent. Ceux-là n’étaient pas à redouter, puisqu’ils ne pouvaient dériver dans l’Angara, dont ils avaient maintenant dépassé l’embouchure. Mais on devait penser que ceux qui venaient des portions orientales du lac pouvaient être attirés par le courant et s’engager entre les deux rives du fleuve. De là, des difficultés, des retards possibles, peut-être même un insurmontable obstacle qui arrêterait le radeau.

Michel Strogoff avait donc un immense intérêt à savoir quel était l’état du lac, et si les glaçons apparaissaient en grand nombre. Nadia étant réveillée, il l’interrogeait souvent, et elle lui rendait compte de tout ce qui se passait à la surface des eaux.

Pendant que les glaçons dérivaient ainsi, des phénomènes curieux se produisaient à la surface du Baïkal. C’étaient de magnifiques jaillissements de sources d’eau bouillante, sorties de quelques-uns de ces puits artésiens, que la nature a forés dans le lit même du lac. Ces jets s’élevaient à une grande hauteur et s’épanchaient en vapeurs, irisées par les rayons solaires, que le froid condensait presque aussitôt. Ce curieux spectacle eût certainement émerveillé le regard d’un touriste, qui eût voyagé en pleine paix et pour son agrément sur cette mer sibérienne.

A quatre heures du soir, l’embouchure de l’Angara fut signalée par le vieux marinier entre les hautes roches granitiques du littoral. On apercevait sur la rive droite le petit port de Livenitchnaia, son église, ses quelques maisons bâties sur la berge.

Mais, circonstance très grave, les premiers glaçons, venus de l’est, dérivaient déjà entre les rives de l’Angara, et, par conséquent, ils descendaient vers Irkoutsk. Cependant, leur nombre ne pouvait pas être encore assez grand pour obstruer le fleuve, ni le froid assez considérable pour les agréger.

Le radeau arriva au petit port et il s’y arrêta. Là, le vieux marinier avait décidé de relâcher pendant une heure, afin de faire quelques réparations indispensables. Les troncs, disjoints, menaçaient de se séparer, et il importait de les relier entre eux plus solidement pour résister au courant de l’Angara, qui est très rapide.

Pendant la belle saison, le port de Livenitchnaia est une station d’embarquement ou de débarquement pour les voyageurs du lac Baïkal, soit qu’ils se rendent à Kiakhta, dernière ville de la frontière russo-chinoise, soit qu’ils en reviennent. Il est donc très fréquenté par les steam-boats et tous les petits caboteurs du lac.

Mais, en ce moment, Livenitchnaia était abandonnée. Ses habitants n’avaient pu rester exposés aux déprédations des Tartares, qui couraient maintenant les deux rives de l’Angara. Ils avaient envoyé à Irkoutsk la flottille de bateaux et de barques, qui hiverne ordinairement dans leur port, et, munis de tout ce qu’ils pouvaient emporter, ils s’étaient réfugiés à temps dans la capitale de la Sibérie orientale.

Le vieux marinier ne s’attendait donc pas à recueillir de nouveaux fugitifs au port de Livenitchnaia, et cependant, au moment où le radeau accostait, deux passagers, sortant d’une maison déserte, accoururent à toutes jambes sur la berge.

Nadia, assise à l’arrière, regardait d’un œil distrait.

Un cri faillit lui échapper. Elle saisit la main de Michel Strogoff, qui, à ce mouvement, releva la tête.

 «Qu’as-tu, Nadia? demanda-t-il.

– Nos deux compagnons de route, Michel.

– Ce Français et cet Anglais que nous avons rencontrés dans les défilés de l’Oural?

– Oui.»

Michel Strogoff tressaillit, car le sévère incognito dont il ne voulait pas se départir risquait d’être dévoilé.

En effet, ce n’était plus Nicolas Korpanoff qu’Alcide Jolivet et Harry Blount allaient voir en lui maintenant, mais bien le vrai Michel Strogoff, courrier du czar. Les deux journalistes l’avaient déjà rencontré deux fois depuis leur séparation qui s’était faite au relais d’Ichim, la première au camp de Zabédiero, quand il coupa d’un coup de knout la face d’Ivan Ogareff, la seconde à Tomsk, lorsqu’il fut condamné par l’émir. Ils savaient donc à quoi s’en tenir à son égard et sur sa véritable qualité.

Michel Strogoff prit rapidement son parti.

«Nadia, dit-il, dès que ce Français et cet Anglais seront embarqués, prie-les de venir près de moi!»

C’étaient, en effet, Harry Blount et Alcide Jolivet, que, non le hasard, mais la force des événements avait conduits au port de Livenitchnaia, comme elle y avait amené Michel Strogoff.

On le sait, après avoir assisté à l’entrée des Tartares à Tomsk, ils étaient partis avant la sauvage exécution qui termina la fête. Ils ne doutaient donc pas que leur ancien compagnon de voyage n’eût été mis à mort, et ils ignoraient qu’il eût été seulement aveuglé par ordre de l’émir.

Donc, s’étant procuré des chevaux, ils avaient abandonné Tomsk le soir même, avec l’intention bien arrêtée de dater désormais leurs chroniques des campements russes de la Sibérie orientale.

Alcide Jolivet et Harry Blount se dirigèrent à marche forcée vers Irkoutsk. Ils espéraient bien y devancer Féofar-Khan, et ils l’eussent certainement fait, sans l’apparition inopinée de cette troisième colonne, venue des contrées du sud par la vallée de l’Yeniseï. Ainsi que Michel Strogoff, ils furent coupés avant même d’avoir pu atteindre le Dinka. De là, nécessité pour eux de redescendre jusqu’au lac Baïkal.

Lorsqu’ils arrivèrent à Livenitchnaia, ils trouvèrent le port déjà désert. D’un autre côté, il leur était impossible d’entrer dans Irkoutsk, qu’investissaient les armées tartares. Ils étaient donc là depuis trois jours, et très embarrassés, lorsque le radeau arriva.

Le dessein des fugitifs leur fut alors communiqué. Il y avait certainement des chances pour qu’ils pussent passer inaperçus pendant la nuit et pénétrer dans Irkoutsk. Ils résolurent donc de tenter l’affaire.

Alcide Jolivet se mit aussitôt en rapport avec le vieux marinier, et il lui demanda passage pour son compagnon et lui, offrant de payer le prix qu’il exigerait, quel qu’il fût.

«Ici, on ne paie pas, lui répondit gravement le vieux marinier, on risque sa vie, voilà tout.»

Les deux journalistes s’embarquèrent, et Nadia les vit prendre place à l’avant du radeau.

Harry Blount était toujours le froid Anglais, qui lui avait à peine adressé la parole pendant toute la traversée des monts Ourals.

Alcide Jolivet semblait être un peu plus grave que d’ordinaire, et l’on conviendra que sa gravité se justifiait par celle des circonstances.

Alcide Jolivet était donc installé à l’avant du radeau, lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son bras. Il se retourna et reconnut Nadia, la sœur de celui qui était, non plus Nicolas Korpanoff, mais Michel Strogoff, courrier du czar.

Un cri de surprise allait lui échapper, lorsqu’il vit la jeune fille porter un doigt à ses lèvres.

strog80.jpg (161003 bytes)

«Venez», lui dit Nadia.

Et, d’un air indifférent, Alcide Jolivet, faisant signe à Harry Blount de l’accompagner, la suivit.

Mais, si la surprise des journalistes avait été grande à rencontrer Nadia sur ce radeau, elle fut sans bornes, quand ils aperçurent Michel Strogoff, qu’ils ne pouvaient croire vivant.

A leur approche, Michel Strogoff n’avait pas bougé.

Alcide Jolivet s’était retourné vers la jeune fille.

«Il ne vous voit pas, messieurs, dit Nadia. Les Tartares lui ont brûlé les yeux. Mon pauvre frère est aveugle!»

Un vif sentiment de pitié se peignit sur la figure d’Alcide Jolivet et de son compagnon.

Un instant après, tous deux, assis près de Michel Strogoff, lui serraient la main et attendaient qu’il leur parlât.

«Messieurs, dit Michel Strogoff à voix basse, vous ne devez pas savoir qui je suis, ni ce que je suis venu faire en Sibérie. Je vous demande de respecter mon secret. Me le promettez-vous?

– Sur l’honneur, répondit Alcide Jolivet.

– Sur ma foi de gentleman, ajouta Harry Blount.

– Bien, messieurs.

– Pouvons-nous vous être utile? demanda Harry Blount. Voulez-vous que nous vous aidions à accomplir votre tâche?

– Je préfère agir seul, répondit Michel Strogoff.

– Mais ces gueux-là vous ont brûlé la vue, dit Alcide Jolivet.

– J’ai Nadia, et ses yeux me suffisent!»

Une demi-heure plus tard, le radeau, après avoir quitté le petit port de Livenitchnaia, s’engageait dans le fleuve. Elle devait être très obscure et très froide aussi, car la température était déjà au-dessous de zéro.

Alcide Jolivet et Harry Blount, s’ils avaient promis le secret à Michel Strogoff, ne le quittèrent cependant pas. Ils causèrent à voix basse, et l’aveugle, complétant ce qu’il savait déjà par ce qu’ils lui apprirent, put se faire une idée exacte de l’état des choses.

Il était certain que les Tartares investissaient actuellement Irkoutsk, et que les trois colonnes avaient opéré leur jonction. On ne pouvait donc douter que l’émir et Ivan Ogareff ne fussent devant la capitale.

Mais pourquoi cette hâte d’y arriver que montrait le courrier du czar, maintenant que la lettre impériale ne pouvait plus être remise par lui au grand-duc, et qu’il n’en connaissait pas le contenu? Alcide Jolivet et Harry Blount ne le comprirent pas plus que ne l’avait compris Nadia.

D’ailleurs, il ne fut question du passé qu’au moment où Alcide Jolivet crut devoir dire à Michel Strogoff:

«Nous vous devons presque des excuses pour ne vous avoir pas serré la main avant notre séparation au relais d’Ichim.

– Non, vous aviez droit de me croire un lâche!

– En tout cas, ajouta Alcide Jolivet, vous avez magnifiquement knouté la figure de ce misérable, et il en portera longtemps la marque!

– Non, pas longtemps!» répondit simplement Michel Strogoff.

Une demi-heure après le départ de Livenitchnaia, Alcide Jolivet et son compagnon étaient au courant des cruelles épreuves par lesquelles avaient successivement passé Michel Strogoff et sa compagne. Ils ne pouvaient qu’admirer sans réserve une énergie que le dévouement de la jeune fille avait seul pu égaler. Et de Michel Strogoff ils pensèrent exactement ce qu’en avait dit le czar à Moscou: «En vérité, c’est un homme!»

strog82.jpg (135202 bytes)

Au milieu des glaçons qu’entraînait le courant de l’Angara, le radeau filait avec rapidité. Un panorama mouvant se déployait latéralement sur les deux rives du fleuve, et, par une illusion d’optique, il semblait que ce fût l’appareil flottant qui restât immobile devant cette succession de points de vue pittoresques. Ici, c’étaient de hautes falaises granitiques, étrangement profilées; là, des gorges sauvages d’où s’échappait quelque torrentueuse rivière; quelquefois, une large coupée avec un village fumant encore, puis, d’épaisses forêts de pins qui projetaient d’éclatantes flammes. Mais si les Tartares avaient laissé partout des traces de leur passage, on ne les voyait pas encore, car ils s’étaient plus particulièrement massés aux approches d’Irkoutsk.

Pendant ce temps, les pèlerins continuaient à haute voix leurs prières, et le vieux marinier, repoussant les glaçons qui le serraient de trop près, maintenait imperturbablement le radeau au milieu du rapide courant de l’Angara.

 

 

Chapitre XI

Entre deux rives.

 

huit heures du soir, ainsi que l’état du ciel l’avait fait pressentir, une obscurité profonde enveloppa toute la contrée. La lune, étant nouvelle, ne devait pas se lever sur l’horizon. Du milieu du fleuve, les rives restaient invisibles. Les falaises se confondaient à une faible hauteur avec ces nuages lourds qui se déplaçaient à peine. Par intervalles, quelques souffles venaient de l’est et semblaient expirer sur cette étroite vallée de l’Angara.

L’obscurité ne pouvait que favoriser dans une grande mesure les projets des fugitifs. En effet, bien que les avant-postes tartares dussent être échelonnés sur les deux rives, le radeau avait de sérieuses chances de passer inaperçu. Il n’était pas vraisemblable, non plus, que les assiégeants eussent barré le fleuve en amont d’Irkoutsk, puisqu’ils savaient que les Russes ne pouvaient attendre aucun secours par le sud de la province. Avant peu, d’ailleurs, la nature aurait elle-même établi ce barrage, en cimentant par le froid les glaçons accumulés entre les deux rives.

strog81.jpg (161550 bytes)

A bord du radeau régnait maintenant un absolu silence. Depuis qu’il descendait le cours du fleuve, la voix des pèlerins ne se faisait plus entendre. Ils priaient encore, mais leur prière n’était qu’un murmure qui ne pouvait arriver jusqu’à la rive. Les fugitifs, étendus sur la plate-forme, rompaient à peine par la saillie de leurs corps la ligne horizontale des eaux. Le vieux marinier, couché à l’avant près de ses hommes, s’occupait seulement d’écarter les glaçons, manœuvre qui se faisait sans bruit.

C’était aussi une circonstance favorable, cette dérive des glaçons, si elle ne devait pas opposer plus tard un insurmontable obstacle au passage du radeau. En effet, cet appareil, isolé sur les eaux libres du fleuve, aurait couru le risque d’être aperçu, même à travers l’ombre épaisse, tandis qu’il se confondait alors avec ces masses mouvantes de toutes grandeurs et de toutes formes, et le fracas, produit par le heurt des blocs qui s’entrechoquaient, couvrait aussi tout autre bruit suspect.

Un froid très aigu se propageait à travers l’atmosphère. Les fugitifs en souffrirent cruellement, n’ayant d’autre abri que quelques branches de bouleau. Ils se pressaient les uns contre les autres, afin de mieux supporter l’abaissement de température, qui, pendant cette nuit, devait atteindre dix degrés au-dessous de zéro. Le peu de vent qui arrivait, après avoir effleuré les montagnes de l’est, tapissées de neige, piquait vivement.

Michel Strogoff et Nadia, couchés à l’arrière, supportaient sans se plaindre ce surcroît de souffrance. Alcide Jolivet et Harry Blount, placés près d’eux, résistaient de leur mieux à ces premiers assauts de l’hiver sibérien. Ni les uns ni les autres ne causaient maintenant, même à voix basse. La situation, d’ailleurs, les absorbait tout entiers. A chaque instant, un incident pouvait se produire, un danger, une catastrophe même, dont ils ne se seraient pas tirés indemnes.

Pour un homme qui comptait atteindre bientôt son but, Michel Strogoff semblait être singulièrement calme. D’ailleurs, dans les plus graves conjonctures, son énergie ne l’avait jamais abandonné. Il entrevoyait déjà le moment où il lui serait enfin permis de penser à sa mère, à Nadia, à lui-même! Il ne craignait plus qu’une dernière et mauvaise chance: c’était que le radeau ne fût absolument arrêté par un barrage de glaçons avant d’avoir atteint Irkoutsk. Il ne songeait qu’à cela, bien décidé d’ailleurs, s’il le fallait, à tenter quelque suprême coup d’audace.

Nadia, remise par ces quelques heures de repos, avait retrouvé cette énergie physique, que la misère avait pu briser quelquefois, sans avoir jamais ébranlé son énergie morale. Elle songeait aussi qu’au cas où Michel Strogoff ferait un nouvel effort pour atteindre son but, elle devrait être là pour le guider. Mais, en même temps qu’elle s’approchait d’Irkoutsk, l’image de son père se dessinait plus nettement à son esprit. Elle le voyait dans la ville investie, loin de ceux qu’il chérissait, mais – car elle n’en doutait pas – luttant contre les envahisseurs avec tout l’élan de son patriotisme. Avant quelques heures, si le Ciel les favorisait enfin, elle serait dans ses bras, lui rapportant les dernières paroles de sa mère, et rien ne les séparerait plus. Sil’exil de Wassili Fédor ne devait pas avoir de terme, sa fille resterait exilée avec lui. Puis, par une pente naturelle, elle revenait à celui auquel elle devrait d’avoir revu son père, à ce généreux compagnon, à ce «frère», qui, les Tartares repoussés, reprendrait le chemin de Moscou, qu’elle ne reverrait plus peut-être!…

Quant à Alcide Jolivet et à Harry Blount, ils n’avaient qu’une seule et même pensée: c’est que la situation était extrêmement dramatique, et que, bien mise en scène, elle fournirait une chronique des plus intéressantes. L’Anglais songeait donc aux lecteurs du Daily Telegraph, et le Français à ceux de sa cousine Madeleine. Au fond, ils n’étaient pas sans éprouver quelque émotion tous les deux.

«Eh! tant mieux! pensait Alcide Jolivet, Il faut être ému pour émouvoir. Je crois même qu’il y a un vers célèbre à ce sujet, mais, du diable! si je sais…»

Et avec ses yeux si exercés, il cherchait à percer l’ombre épaisse qui enveloppait le fleuve.

Cependant, de grands éclats de lumière rompaient parfois ces ténèbres et découpaient les divers massifs des rives sous un aspect fantastique. C’était quelque forêt en feu, quelque village brûlant encore, sinistre reproduction des tableaux du jour avec le contraste de la nuit en plus. L’Angara s’illuminait alors d’une berge à l’autre. Les glaçons formaient autant de miroirs qui, réverbérant la flamme sous tous les angles et sous toutes les couleurs, se déplaçaient suivant les caprices du courant, Le radeau, confondu au milieu de ces corps flottants, passait sans être aperçu.

Le danger n’était donc pas encore là.

Mais un péril d’une autre nature menaçait les fugitifs. Celui-là, ils ne pouvaient le prévoir, et, surtout, ils ne pouvaient pas y parer. Ce fut à Alcide Jolivet que le hasard le signala, et voici dans quelle circonstance.

Alcide Jolivet, couché du côté droit du radeau, avait laissé sa main pendre au fil de l’eau. Soudain, il fut surpris de l’impression que lui causa le contact du courant à sa surface. Il semblait être de consistance visqueuse, comme s’il eût été formé d’une huile minérale.

Alcide Jolivet, contrôlant alors le toucher par l’odorat, ne put s’y tromper. C’était bien une couche de naphte liquide, qui surnageait à la partie supérieure du courant de l’Angara et coulait avec lui!

Le radeau flottait-il donc réellement sur cette substance qui est si éminemment combustible? D’où venait ce naphte? Était-ce un phénomène naturel qui l’avait projeté à la surface de l’Angara, ou devait-il servir comme un engin destructeur, mis en œuvre par les Tartares? Ceux-ci voulaient-ils porter l’incendie jusque dans Irkoutsk par des moyens que les droits de la guerre ne justifient jamais entre nations civilisées?

Telles furent les deux questions que se posa Alcide Jolivet, mais de cet incident il crut devoir n’instruire qu’Harry Blount, et tous deux furent d’accord pour ne point alarmer leurs compagnons en leur révélant ce nouveau danger.

On sait que le sol de l’Asie centrale est comme une éponge imprégnée de carbures d’hydrogène liquides. Au port de Bakou, sur la frontière persane, à la presqu’île d’Abchéron, sur la Caspienne, dans l’Asie Mineure, en Chine, dans le Youg-Hyan, dans le Birman, les sources d’huiles minérales sourdent par milliers à la surface des terrains. C’est le «pays de l’huile», semblable à celui qui porte maintenant ce nom dans le Nord-Amérique.

Durant certaines fêtes religieuses, principalement au port de Bakou, les indigènes, adorateurs du feu, lancent à la surface de la mer le naphte liquide, qui surnage, grâce à sa densité inférieure à celle de l’eau. Puis, la nuit venue, lorsqu’une couche d’huile minérale s’est ainsi répandue sur la Caspienne, ils l’enflamment et se donnent l’incomparable spectacle d’un océan de feu qui ondule et déferle sous la brise.

Mais ce qui n’est qu’une réjouissance à Bakou eût été un désastre sur les eaux de l’Angara. Que le feu fût mis par malveillance ou imprudence, en un clin d’œil l’inflammation se fût propagée jusqu’au-delà d’Irkoutsk.

En tout cas, sur le radeau, aucune imprudence n’était à craindre; mais tout était à redouter de ces incendies allumés sur les deux rives de l’Angara, car il suffisait d’un brandon ou d’une étincelle, tombant dans le fleuve, pour allumer ce courant de naphte.

Ce que furent les appréhensions d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount, on le comprend mieux qu’on ne peut le peindre. N’aurait-il pas été préférable, en présence de ce nouveau péril, d’accoster l’une des rives, d’y débarquer, d’attendre? Ils se le demandèrent.

«En tout cas, dit Alcide Jolivet, quel que soit le danger, je sais quelqu’un qui ne débarquerait pas!»

Et il faisait allusion à Michel Strogoff.

Cependant, le radeau dérivait rapidement au milieu des glaçons, dont les rangs se pressaient de plus en plus.

Jusqu’alors, aucun détachement tartare n’avait été signalé sur les berges de l’Angara, ce qui indiquait que le radeau n’était pas encore arrivé à la hauteur de leurs avant-postes. Cependant, vers dix heures du soir, Harry Blount crut voir de nombreux corps noirs qui se mouvaient à la surface des glaçons. Ces ombres, sautant de l’un à l’autre, se rapprochaient rapidement.

«Des Tartares!» pensa-t-il.

Et se glissant près du vieux marinier qui se tenait à l’avant, il lui montra ce mouvement suspect.

Le vieux marinier regarda attentivement.

«Ce ne sont que des loups, dit-il. J’aime mieux ça que des Tartares. Mais il faut se défendre, et sans bruit!»

En effet, les fugitifs eurent à lutter contre ces féroces carnassiers, que la faim et le froid jetaient à travers la province. Les loups avaient senti le radeau, et bientôt ils l’attaquèrent. De là, nécessité pour les fugitifs d’engager la lutte, mais sans se servir d’armes à feu, car ils ne pouvaient être éloignés des postes tartares. Les femmes et les enfants se groupèrent au centre du radeau, et les hommes, les uns armés de perches, les autres de leur couteau, la plupart de bâtons, se mirent en mesure de repousser les assaillants. Ils ne faisaient pas entendre un cri, mais les hurlements des loups déchiraient l’air.

Michel Strogoff n’avait pas voulu rester inactif. Il s’était étendu sur le côté du radeau attaqué par la bande des carnassiers. Il avait tiré son couteau, et, chaque fois qu’un loup passait à sa portée, sa main savait le lui enfoncer dans la gorge. Harry Blount et Alcide Jolivet ne chômèrent pas non plus, et ils firent une rude besogne. Leurs compagnons les secondaient courageusement. Tout ce massacre s’accomplissait en silence, bien que plusieurs des fugitifs n’eussent pu éviter de graves morsures.

Cependant, la lutte ne semblait pas devoir se terminer de sitôt. La bande de loups se renouvelait sans cesse, et il fallait que la rive droite de l’Angara en fût infestée.

«Ça ne finira donc jamais!» disait Alcide Jolivet, en manœuvrant son poignard, rouge de sang.

Et, de fait, une demi-heure après le commencement de l’attaque, les loups couraient encore par centaines à travers les glaçons.

Les fugitifs, épuisés, faiblissaient visiblement alors. Le combat tournait à leur désavantage. En ce moment, un groupe de dix loups de haute taille, rendus féroces par la colère et la faim, les yeux brillant dans l’ombre comme des braises, envahirent la plate-forme du radeau. Alcide Jolivet et son compagnon se jetèrent au milieu de ces redoutables animaux, et Michel Strogoff rampait vers eux, lorsqu’un changement de front se produisit soudain.

En quelques secondes, les loups eurent abandonné non seulement le radeau, mais aussi les glaçons épars sur le fleuve. Tous ces corps noirs se dispersèrent, et il fut bientôt constant qu’ils avaient en toute hâte regagné la rive droite du fleuve.

C’est qu’il fallait à ces loups les ténèbres pour agir, et qu’alors une intense clarté éclairait tout le cours de l’Angara.

C’était la tueur d’un immense incendie. La bourgade de Poshkavsk brûlait tout entière. Cette fois, les Tartares étaient là, accomplissant leur œuvre. Depuis ce point, ils occupaient les deux rives jusqu’au-delà d’Irkoutsk. Les fugitifs arrivaient donc à la zone dangereuse de leur traversée, et ils se trouvaient encore à trente verstes de la capitale.

Il était onze heures et demie du soir. Le radeau continuait à glisser dans l’ombre au milieu des glaçons, avec lesquels il se confondait absolument; mais de grandes plaques de lumière s’allongeaient parfois jusqu’à lui. Aussi, les fugitifs, étendus sur la plate-forme, ne se permettaient-ils pas un mouvement qui pût les trahir.

La conflagration de la bourgade s’opérait avec une violence extraordinaire. Ces maisons, construites en sapin, flambaient comme des résines. Elles étaient là cent cinquante qui brûlaient à la fois. Aux crépitements de l’incendie se mêlaient les hurlements des Tartares. Le vieux marinier, en prenant un point d’appui sur les glaçons voisins du radeau, était parvenu à le repousser vers la rive droite, et une distance de trois à quatre cents pieds le séparait alors des berges flamboyantes de Poshkavsk

Néanmoins, les fugitifs, éclairés par instants, auraient été certainement aperçus, si les incendiaires n’eussent été trop occupés a la destruction de la bourgade. Mais on comprendra quelles devaient être alors les appréhensions d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount, en songeant à ce liquide combustible sur lequel le radeau flottait.

En effet, des gerbes d’étincelles s’échappaient des maisons qui formaient autant de fournaises ardentes. Au milieu des volutes de fumée, ces étincelles montaient dans l’air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Sur la rive droite, exposée de face à cette conflagration, les arbres et les falaises apparaissaient comme enflammés. Or, il suffisait d’une étincelle, tombant à la surface de l’Angara, pour que l’incendie se propageât au fil des eaux et portât le désastre d’une rive à l’autre. C’était, à bref délai, la destruction du radeau et de tous ceux qu’il entraînait.

Mais, heureusement, les faibles brises de la nuit ne soufflaient pas de ce côté. Elles continuaient à venir de l’est et rabattaient les flammes vers la gauche. Il était donc possible que les fugitifs échappassent à ce nouveau danger.

Et, en effet, la bourgade en flammes fut enfin dépassée. Peu à peu, l’éclat de l’incendie s’affaiblit, ses crépitements diminuèrent, et les dernières tueurs disparurent au-delà des hautes falaises, qui se dressaient à un coude brusque de l’Angara.

Il était environ minuit. L’ombre, redevenue épaisse, protégeait de nouveau le radeau. Les Tartares étaient toujours là, qui allaient et venaient sur les deux rives. On ne les voyait pas, mais on les entendait. Les feux des postes avancés brillaient extraordinairement.

Cependant, il devenait nécessaire de manœuvrer avec plus de précision au milieu des glaçons qui se resserraient.

Le vieux marinier se releva, et les moujiks reprirent leurs gaffes. Tous avaient fort à faire, et la conduite du radeau devenait de plus en plus difficile, car le lit du fleuve s’obstruait visiblement.

Michel Strogoff s’était glissé jusqu’à l’avant.

Alcide Jolivet l’avait suivi.

Tous deux écoutaient ce que disaient le vieux marinier et ses hommes.

«Veille sur la droite!

– Voilà les glaçons qui se prennent à gauche!

– Défends! défends avec ta gaffe!

– Avant une heure, nous serons arrêtés!…

– Si Dieu le veut! répondit le vieux marinier. Contre sa volonté, il n’y a rien à faire.

– Vous les entendez, dit Alcide Jolivet.

– Oui, répondit Michel Strogoff, mais Dieu est avec nous!»

Cependant, la situation s’aggravait de plus en plus. Si la dérive du radeau venait à être suspendue, non seulement les fugitifs n’arriveraient pas à Irkoutsk, mais Ils seraient obligés d’abandonner leur appareil flottant, qui, écrasé par les glaçons, ne tarderait pas à manquer sous eux. Les cordes d’osier se briseraient alors, les troncs de sapins, séparés violemment, s’engageraient sous la croûte durcie, et les malheureux n’auraient plus d’autre refuge que les glaçons eux-mêmes. Or, le jour venu, ils seraient aperçus des Tartares et massacrés sans pitié.

Michel Strogoff revint à l’arrière, là où Nadia l’attendait. Il s’approcha de la jeune fille, il lui prit la main et lui posa cette invariable question: «Nadia, es-tu prête?» à laquelle elle répondit comme toujours:

«Je suis prête!»

Pendant quelques verstes encore, le radeau continua de dériver au milieu des glaces flottantes. Si l’Angara se resserrait, il se formerait un barrage, et, conséquemment, il y aurait impossibilité de suivre le courant. Déjà la dérive se faisait beaucoup plus lentement, A chaque instant, c’étaient des chocs ou des détours. Ici, un abordage à éviter, là, une passe à prendre. Enfin, retards très inquiétants.

En effet, il n’y avait plus que quelques heures de nuit. Si les fugitifs n’atteignaient pas Irkoutsk avant cinq heures du matin, ils devaient perdre tout espoir d’y entrer jamais.

Or, à une heure et demie, malgré tous les efforts qui furent tentés, le radeau vint buter contre un épais barrage et s’arrêta définitivement. Les glaçons, qui dérivaient en amont, se jetèrent sur lui, le pressèrent contre l’obstacle et l’immobilisèrent, comme s’il eût été échoué sur un récif.

En cet endroit, l’Angara se resserrait, et son lit était réduit à la moitié de sa largeur normale. De là, accumulation des glaces, qui s’étaient peu à peu soudées les unes aux autres sous la double influence de la pression, qui était considérable, et du froid, dont l’intensité redoublait. Cinq cents pas en aval, le lit du fleuve s’élargissait de nouveau, et les glaçons, se détachant peu à peu du bord intérieur de ce champ, continuaient à dériver vers Irkoutsk. Donc il est probable que, sans ce resserrement des rives, le barrage ne se fût pas formé, et que le radeau aurait pu continuer à descendre le courant. Mais le malheur était irréparable, et les fugitifs devaient renoncer à tout espoir d’atteindre leur but.

S’ils avaient eu à leur disposition les outils qu’emploient ordinairement les baleiniers pour s’ouvrir des canaux à travers les ice-fields, s’ils avaient pu couper ce champ jusqu’à l’endroit où s’élargissait la rivière, peut-être le temps ne leur eût-il pas manqué? Mais pas une scie, pas un pic, rien qui permît d’entamer cette croûte, que l’extrême froid rendait dure comme du granit.

Quel parti prendre?

En ce moment, des coups de fusil éclatèrent sur la rive droite de l’Angara. Une pluie de balles fut dirigée sur le radeau. Les malheureux avaient-ils donc été aperçus? Évidemment, car d’autres détonations retentirent sur la rive gauche. Les fugitifs, pris entre deux feux, devinrent le point de mire des tireurs tartares. Quelques-uns furent blessés par ces balles, bien que, au milieu de cette obscurité, elles n’arrivassent qu’au hasard.

«Viens, Nadia», murmura Michel Strogoff à l’oreille de la jeune fille.

Sans faire une seule observation, «prête à tout», Nadia prit la main de Michel Strogoff.

«Il s’agit de traverser le barrage, lui dit-il tout bas. Guide-moi, mais que personne ne nous voie quitter le radeau!»

Nadia obéit. Michel Strogoff et elle se glissèrent rapidement à la surface du champ, au milieu de cette profonde obscurité que déchiraient çà et là les coups de feu.

strog83.jpg (171096 bytes)

Nadia rampait en avant de Michel Strogoff. Les balles tombaient autour d’eux comme une grêle violente et crépitaient sur les glaces. La surface du champ, raboteuse et sillonnée d’arêtes vives, leur mit les mains en sang, mais ils avançaient toujours.

Dix minutes plus tard, le bord inférieur du barrage était atteint. Là, les eaux de l’Angara redevenaient libres. Quelques glaçons, détachés peu à peu du champ, reprenaient le courant et descendaient vers la ville.

Nadia comprit ce que voulait tenter Michel Strogoff. Elle vit un de ces glaçons qui ne tenait plus que par une étroite langue.

«Viens», dit Nadia.

Et tous deux se couchèrent sur ce morceau de glace, qu’un léger balancement dégagea du barrage.

Le glaçon commença à dériver. Le lit du fleuve s’élargissant, la route était libre.

Michel Strogoff et Nadia écoutaient les coups de feu, les cris de détresse, les hurlements de Tartares qui se faisaient entendre en amont… Puis, peu à peu, ces bruits de profonde angoisse et de joie féroce s’éteignirent dans l’éloignement.

«Pauvres compagnons!» murmura Nadia.

Pendant une demi-heure, le courant entraîna rapidement le glaçon qui portait Michel Strogoff et Nadia. A tout moment, ils pouvaient craindre qu’il ne s’effondrât sous eux. Pris dans le fil des eaux, il suivait le milieu du fleuve, et il ne serait nécessaire de lui imprimer une direction oblique que lorsqu’il s’agirait d’accoster les quais d’Irkoutsk.

Michel Strogoff, les dents serrées, l’oreille au guet, ne prononçait pas une seule parole. Jamais il n’avait été si près du but. Il sentait qu’il allait l’atteindre!…

Vers deux heures du matin, une double rangée de lumières étoila le sombre horizon dans lequel se confondaient les deux rives de l’Angara.

A droite, c’étaient les lueurs jetées par Irkoutsk. A gauche, les feux du camp tartare.

Michel Strogoff n’était plus qu’à une demi-verste de la ville.

«Enfin!» murmura-t-il.

Mais, soudain, Nadia poussa un cri.

A ce cri, Michel Strogoff se redressa sur le glaçon, qui vacillait. Sa main se tendit vers le haut de l’Angara. Sa figure, tout éclairée de reflets bleuâtres, devint effrayante à voir, et alors, comme si ses yeux se fussent rouverts à la lumière:

«Ah! s’écria-t-il, Dieu lui-même est donc contre nous!»

 

 

Chapitre XII

Irkoutsk.

 

rkoutsk, capitale de la Sibérie orientale, est une ville peuplée, en temps ordinaire, de trente mille habitants. Une berge assez élevée, qui se dresse sur la rive droite de l’Angara, sert d’assise à ses églises, que domine une haute cathédrale, et à ses maisons, disposées dans un pittoresque désordre.

Vue d’une certaine distance, du haut de la montagne qui se dresse à une vingtaine de verstes sur la grande route sibérienne, avec ses coupoles, ses clochetons, ses flèches élancées comme des minarets, ses dômes ventrus comme des potiches japonaises, elle prend un aspect quelque peu oriental. Mais cette physionomie disparaît aux yeux du voyageur, dès qu’il y a fait son entrée. La ville, moitié byzantine, moitié chinoise, redevient européenne par ses rues macadamisées, bordées de trottoirs, traversées de canaux, plantées de bouleaux gigantesques, par ses maisons de briques et de bois, dont quelques-unes ont plusieurs étages, par les équipages nombreux qui la sillonnent, non seulement tarentass et télègues, mais coupés et calèches, enfin par toute une catégorie d’habitants très avancés dans les progrès de la civilisation et auxquels les modes les plus nouvelles de Paris ne sont point étrangères.

A cette époque, Irkoutsk, refuge de Sibériens de la province, était encombrée. Les ressources en toutes choses y abondaient. Irkoutsk, c’est l’entrepôt de ces innombrables marchandises qui s’échangent entre la Chine, l’Asie centrale et l’Europe. On n’avait donc pas craint d’y attirer les paysans de la vallée d’Angara, des Mongols-Khalkas, des Toungouzes, des Bourets, et de laisser s’étendre le désert entre les envahisseurs et la ville.

Irkoutsk est la résidence du gouverneur général de la Sibérie orientale. Au-dessous de lui fonctionnent un gouverneur civil, aux mains duquel se concentre l’administration de la province, un maître de police, fort occupé dans une ville où les exilés abondent, et enfin un maire, chef des marchands, personnage considérable par son immense fortune et par l’influence qu’il exerce sur ses administrés.

La garnison d’Irkoutsk se composait alors d’un régiment de Cosaques à pied, qui comptait environ deux mille hommes, et d’un corps de gendarmes sédentaires, portant le casque et l’uniforme bleu galonné d’argent.

En outre, on le sait, et par suite de circonstances particulières, le frère du czar était enfermé dans la ville depuis le début de l’invasion.

Cette situation veut être précisée.

C’était un voyage d’une importance politique qui avait conduit le grand-duc dans ces lointaines provinces de l’Asie orientale.

Le grand-duc, après avoir parcouru les principales cités sibériennes, voyageant en militaire plutôt qu’en prince, sans aucun apparat, accompagné de ses officiers, escorté d’un détachement de Cosaques, s’était transporté jusqu’aux contrées transbaïkaliennes, Nikolaevsk, la dernière ville russe qui soit située au littoral de la mer d’Okhotsk, avait été honorée de sa visite.

Arrivé aux confins de l’immense empire moscovite, le grand-duc revenait vers Irkoutsk, où il comptait reprendre la route de l’Europe, quand lui arrivèrent les nouvelles de cette invasion aussi menaçante que subite. Il se hâta de rentrer dans la capitale, mais, lorsqu’il y arriva, les communications avec la Russie allaient être interrompues. Il reçut encore quelques télégrammes de Pétersbourg et de Moscou, il put même y répondre. Puis, le fil fut coupé dans les circonstances que l’on connaît.

Irkoutsk était isolée du reste du monde.

Le grand-duc n’avait plus qu’à organiser la résistance, et c’est ce qu’il fit avec cette fermeté et ce sang-froid dont il a donné, en d’autres circonstances, d’incontestables preuves.

Les nouvelles de la prise d’Ichim, d’Omsk, de Tomsk parvinrent successivement à Irkoutsk. Il fallait donc à tout prix sauver de l’occupation cette capitale de la Sibérie. On ne devait pas compter sur des secours prochains. Le peu de troupes disséminées dans les provinces de l’Amour et dans le gouvernement d’Iakoutsk ne pouvaient arriver en assez grand nombre pour arrêter les colonnes tartares. Or, puisque Irkoutsk était dans l’impossibilité d’échapper à l’investissement, ce qui importait avant tout, c’était de mettre la ville en état de soutenir un siège de quelque durée.

Ces travaux furent commencés le jour où Tomsk tombait entre les mains des Tartares. En même temps que cette dernière nouvelle, le grand-duc apprenait que l’émir de Boukhara et les khans alliés dirigeaient en personne le mouvement, mais ce qu’il ignorait, c’était que le lieutenant de ces chefs barbares fût Ivan Ogareff, un officier russe qu’il avait lui-même cassé de ses grades et qu’il ne connaissait pas.

Tout d’abord, ainsi qu’on l’a vu, les habitants de la province d’Irkoutsk furent mis en demeure d’abandonner villes et bourgades. Ceux qui ne se réfugièrent pas dans la capitale durent se reporter en arrière, au-delà du lac Baïkal, là où très probablement l’invasion n’étendrait pas ses ravages. Les récoltes en blé et en fourrages furent réquisitionnées pour la ville, et ce dernier rempart de la puissance moscovite dans l’extrême Orient fut mis a même de résister pendant quelque temps.

Irkoutsk, fondée en 1611 est située au confluent de l’Irkout et de l’Angara, sur la rive droite de ce fleuve. Deux ponts en bois, bâtis sur pilotis, disposés de manière à s’ouvrir dans toute la largeur du chenal pour les besoins de la navigation, réunissent la ville à ses faubourgs qui s’étendent sur la rive gauche. De ce côté, la défense était facile. Les faubourgs furent abandonnés, les ponts détruits. Le passage de l’Angara, fort large en cet endroit, n’eût pas été possible sous le feu des assiégés.

Mais le fleuve pouvait être franchi en amont et en aval de la ville, et, par conséquent, Irkoutsk risquait d’être attaquée par sa partie est, qu’aucun mur d’enceinte ne protégeait.

strog84.jpg (163610 bytes)

C’est donc à des travaux de fortification que les bras furent occupés tout d’abord. On travailla jour et nuit. Le grand-duc trouva une population zélée à la besogne, que, plus tard, il devait retrouver courageuse à la défense. Soldats, marchands, exilés, paysans, tous se dévouèrent au salut commun. Huit jours avant que les Tartares parussent sur l’Angara, des murailles en terre avaient été élevées. Un fossé, inondé par les eaux de l’Angara, était creusé entre l’escarpe et la contre-escarpe. La ville ne pouvait plus être enlevée par un coup de main. Il fallait l’investir et l’assiéger.

La troisième colonne tartare – celle qui venait de remonter la vallée de l’Yeniseï – parut le 24 septembre en vue d’Irkoutsk. Elle occupa immédiatement les faubourgs abandonnés, dont les maisons mêmes avaient été détruites, afin de ne point gêner l’action de l’artillerie du grand-duc, malheureusement insuffisante.

Les Tartares s’organisèrent donc en attendant l’arrivée des deux autres colonnes, commandées par l’émir et ses alliés.

La jonction de ces divers corps s’opéra le 25 septembre, au camp de l’Angara, et toute l’armée, sauf les garnisons laissées dans les principales villes conquises, fut concentrée sous la main de Féofar-Khan.

Le passage de l’Angara ayant été regardé par Ivan Ogareff comme impraticable devant Irkoutsk, une forte partie des troupes traversa le fleuve, à quelques verstes en aval, sur des ponts de bateaux qui furent établis à cet effet. Le grand-duc ne tenta pas de s’opposer à ce passage. Il n’eût pu que le gêner, non l’empêcher, n’ayant point d’artillerie de campagne à sa disposition, et c’est avec raison qu’il resta renfermé dans Irkoutsk.

Les Tartares occupèrent donc la rive droite du fleuve; puis, ils remontèrent vers la ville, ils brûlèrent en passant la maison d’été du gouverneur général, située dans les bois qui dominent de haut le cours de l’Angara, et ils vinrent définitivement prendre position pour le siège, après avoir entièrement investi Irkoutsk.

Ivan Ogareff, ingénieur habile, était très certainement en état de diriger les opérations d’un siège régulier; mais les moyens matériels lui manquaient pour opérer rapidement. Aussi, avait-il espéré surprendre Irkoutsk, le but de tous ses efforts.

On voit que les choses avaient tourné autrement qu‘il ne comptait. D’une part, marche de l’armée tartare retardée par la bataille de Tomsk; de l’autre, rapidité imprimée par le grand-duc aux travaux de défense: ces deux raisons avaient suffi à faire échouer ses projets. Il se trouva donc dans la nécessité de faire un siège en règle.

Cependant, sous son inspiration, l’émir essaya deux fois d’enlever la ville au prix d’un grand sacrifice d’hommes. Il jeta ses soldats sur les fortifications en terre qui présentaient quelques points faibles; mais ces deux assauts furent repoussés avec le plus grand courage. Le grand-duc et ses officiers ne se ménagèrent pas en cette occasion. Ils donnèrent de leur personne; ils entraînèrent la population civile aux remparts. Bourgeois et moujiks firent remarquablement leur devoir. Au second assaut, les Tartares étaient parvenus à forcer une des portes de l’enceinte. Un combat eut lieu en tête de cette grande rue de Bolchaïa, longue de deux verstes, qui vient aboutir aux rives de l’Angara. Mais les Cosaques, les gendarmes, les citoyens, leur opposèrent une vive résistance, et les Tartares durent rentrer dans leurs positions.

Ivan Ogareff pensa alors à demander à la trahison ce que la force ne pouvait lui donner. On sait que son projet était de pénétrer dans la ville, d’arriver jusqu’au grand-duc, de capter sa confiance, et, le moment venu, de livrer une des portes aux assiégeants; puis, cela fait, d’assouvir sa vengeance sur le frère du czar.

La tsigane Sangarre, qui l’avait accompagné au camp de l’Angara, le poussa à mettre ce projet à exécution.

En effet, il convenait d’agir sans retard. Les troupes russes du gouvernement d’Iakoutsk marchaient sur Irkoutsk. Elles s’étaient concentrées sur le cours supérieur de la Lena, dont elles remontaient la vallée. Avant six jours, elles devaient être arrivées. Il fallait donc qu’avant six jours Irkoutsk fût livrée par trahison.

Ivan Ogareff n’hésita plus.

Un soir, le 2 octobre, un conseil de guerre fut tenu dans le grand salon du palais du gouverneur général. C’est là que résidait le grand-duc.

Ce palais, élevé à l’extrémité de la rue de Bolchaïa, dominait le cours du fleuve sur un long parcours. A travers les fenêtres de sa principale façade, on apercevait le camp tartare, et une artillerie assiégeante de plus grande portée que celle des Tartares l’eût rendu inhabitable.

Le grand-duc, le général Voranzoff et le gouverneur de la ville, le chef des marchands, auxquels s’étaient réunis un certain nombre d’officiers supérieurs, venaient d’arrêter diverses résolutions.

«Messieurs, dit le grand-duc, vous connaissez exactement notre situation. J’ai le ferme espoir que nous pourrons tenir jusqu’à l’arrivée des troupes d’Iakoutsk. Nous saurons bien alors chasser ces hordes barbares, et il ne dépendra pas de moi qu’ils ne paient chèrement cet envahissement du territoire moscovite.

– Votre Altesse sait qu’elle peut compter sur toute la population d’Irkoutsk, répondit le général Voranzoff.

– Oui, général, répondit le grand-duc, et je rends hommage à son patriotisme. Grâce à Dieu, elle n’a pas encore été soumise aux horreurs de l’épidémie ou de la famine, et j’ai lieu de croire qu’elle y échappera, mais aux remparts, je n’ai pu qu’admirer son courage. Vous entendez mes paroles, monsieur le chef des marchands, et je vous prierai de les rapporter telles.

– Je remercie Votre Altesse au nom de la ville, répondit le chef des marchands. Oserai-je lui demander quel délai extrême elle assigne à l’arrivée de l’armée de secours?

– Six jours au plus, monsieur, répondit le grand-duc. Un émissaire adroit et courageux a pu pénétrer ce matin dans la ville, et il m’a appris que cinquante mille Russes s’avançaient à marche forcée sous les ordres du général Kisselef. Ils étaient, il y a deux jours, sur les rives de la Lena, à Kirensk, et, maintenant, ni le froid ni les neiges ne les empêcheront d’arriver, Cinquante mille hommes de bonnes troupes, prenant en flanc les Tartares, auront bientôt fait de nous dégager.

– J’ajouterai, dit le chef des marchands, que le jour où Votre Altesse ordonnera une sortie, nous serons prêts à exécuter ses ordres.

– Bien, monsieur, répondit le grand-duc. Attendons que nos têtes de colonnes aient paru sur les hauteurs, et nous écraserons les envahisseurs.»

Puis, se retournant vers le général Voranzoff:

«Nous visiterons demain, dit-il, les travaux de la rive droite. L’Angara charrie des glaçons, il ne tardera pas à se prendre, et, dans ce cas, les Tartares pourraient peut-être le passer.

– Que Votre Altesse me permette de lui faire une observation, dit le chef des marchands.

– Faites, monsieur.

– J’ai vu la température tomber plus d’une fois à trente et quarante degrés au-dessous de zéro, et l’Angara a toujours charrié sans se congeler entièrement. Cela tient sans doute à la rapidité de son cours. Si donc les Tartares n’ont d’autre moyen de franchir le fleuve, je puis garantir à Votre Altesse qu’ils n’entreront pas ainsi dans Irkoutsk.»

Le gouverneur général confirma l’assertion du chef des marchands.

«C’est une circonstance heureuse, répondit le grand-duc. Néanmoins, nous nous tiendrons prêts à tout événement.»

Se retournant alors vers le maître de police:

 «Vous n’avez rien à me dire, monsieur? lui demanda-t-il.

– J’ai à faire connaître à Votre Altesse, répondit le maître de police, une supplique qui lui est adressée par mon intermédiaire.

– Adressée par…?

– Par les exilés de Sibérie, qui, Votre Altesse le sait, sont au nombre de cinq cents dans la ville.»

Les exilés politiques, répartis dans toute la province, avaient été en effet concentrés à Irkoutsk depuis le début de l’invasion. Ils avaient obéi à l’ordre de rallier la ville et d’abandonner les bourgades où ils exerçaient des professions diverses, ceux-ci médecins, ceux-là professeurs, soit au Gymnase, soit à l’École japonaise, soit à l’École de navigation. Dès le début, le grand-duc, se fiant, comme le czar, à leur patriotisme, les avait armés, et il avait trouvé en eux de braves défenseurs.

«Que demandent les exilés? dit le grand-duc.

– Ils demandent à Votre Altesse, répondit le maître de police, l’autorisation de former un corps spécial et d’être placés en tête à la première sortie.

– Oui, répondit le grand-duc avec une émotion qu’il ne chercha point à cacher, ces exilés sont des Russes, et c’est bien leur droit de se battre pour leur pays.

– Je crois pouvoir affirmer à Votre Altesse, dit le gouverneur général, qu’elle n’aura pas de meilleurs soldats.

– Mais il leur faut un chef, répondit le grand-duc. Quel sera-t-il?

– Ils voudraient faire agréer à Votre Altesse, dit le maître de police, l’un d’eux qui s’est distingué en plusieurs occasions.

– C’est un Russe?

– Oui, un Russe des provinces baltiques.

– Il se nomme…?

– Wassili Fédor.»

Cet exilé était le père de Nadia.

Wassili Fédor, on le sait, exerçait à Irkoutsk la profession de médecin. C’était un homme instruit et charitable, et aussi un homme du plus grand courage et du plus sincère patriotisme. Tout le temps qu’il ne consacrait pas aux malades, il l’employait à organiser la résistance. C’est lui qui avait réuni ses compagnons d’exil dans une action commune. Les exilés, jusqu’alors mêlés aux rangs de la population, s’étaient comportés de manière à fixer l’attention du grand-duc. Dans plusieurs sorties, ils avaient payé de leur sang leur dette à la Sainte Russie, sainte, en vérité, et adorée de ses enfants, Wassili Fédor s’était conduit héroïquement. Son nom avait été cité à plusieurs reprises, mais il n’avait jamais demandé ni grâces ni faveurs, et lorsque les exilés d’Irkoutsk eurent la pensée de former un corps spécial, il ignorait même qu’ils eussent l’intention de le choisir pour leur chef.

Lorsque le maître de police eut prononcé ce nom devant le grand-duc, celui-ci répondit qu’il ne lui était pas inconnu.

«En effet, répondit le général Voranzoff, Wassili Fédor est un homme de valeur et de courage. Son influence sur ses compagnons a toujours été très grande.

– Depuis quand est-il à Irkoutsk? demanda le grand-duc.

– Depuis deux ans.

– Et sa conduite…?

– Sa conduite, répondit le maître de police, est celle d’un homme soumis aux lois spéciales qui le régissent.

– Général, répondit le grand-duc, général, veuillez me le présenter immédiatement.»

Les ordres du grand-duc furent exécutés, et une demi-heure ne s’était pas écoulée, que Wassili Fédor était introduit en sa présence.

C’était un homme ayant quarante ans au plus, grand, la physionomie sévère et triste. On sentait que toute sa vie se résumait dans ce mot: la lutte, et qu’il avait lutté et souffert. Ses traits rappelaient remarquablement ceux de sa fille Nadia Fédor.

Plus que tout autre, l’invasion tartare l’avait frappé dans sa plus chère affection et ruiné la suprême espérance de ce père, exilé à huit mille verstes de sa ville natale. Une lettre lui avait appris la mort de sa femme, et, en même temps, le départ de sa fille, qui avait obtenu du gouvernement l’autorisation de le rejoindre à Irkoutsk.

Nadia avait dû quitter Riga le 10 juillet. L’invasion était du 15 juillet. Si, à cette époque, Nadia avait passé la frontière, qu’était-elle devenue au milieu des envahisseurs? On conçoit que ce malheureux père fût dévoré d’inquiétude, puisque, depuis cette époque, il était sans aucune nouvelle de sa fille.

Wassili Fédor, en présence du grand-duc, s’inclina et attendit d’être interrogé.

«Wassili Fédor, lui dit le grand-duc, tes compagnons d’exil ont demandé à former un corps d’élite. Ils n’ignorent pas que, dans ces corps, il faut savoir se faire tuer jusqu’au dernier?

– Ils ne l’ignorent pas, répondit Wassili Fédor.

– Ils te veulent pour chef.

– Moi, Altesse?

– Consens-tu à te mettre à leur tête?

– Oui, si le bien de la Russie l’exige.

– Commandant Fédor, dit le grand-duc, tu n’es plus exilé.

– Merci, Altesse, mais puis-je commander à ceux qui le sont encore?

– Ils ne le sont plus!»

C’était la grâce de tous ses compagnons d’exil, maintenant ses compagnons d’armes, que lui accordait le frère du czar!

Wassili Fédor serra avec émotion la main que lui tendit le grand-duc, et il sortit.

Celui-ci, se retournant alors vers ses officiers:

«Le czar ne refusera pas d’accepter la lettre de grâce que je tire sur lui, dit-il en souriant. Il nous faut des héros pour défendre la capitale de la Sibérie, et je viens d’en faire.»

C’était, en effet, un acte de bonne justice et de bonne politique que cette grâce si généreusement accordée aux exilés d’Irkoutsk.

La nuit était arrivée alors. A travers les fenêtres du palais brillaient les feux du camp tartare, qui étincelaient au-delà de l’Angara. Le fleuve charriait de nombreux glaçons, dont quelques-uns s’arrêtaient aux premiers pilotis des anciens ponts de bois. Ceux que le courant maintenait dans le chenal dérivaient avec une extrême rapidité. Il était évident, ainsi que l’avait fait observer le chef des marchands, que l’Angara ne pouvait que très difficilement se congeler sur toute sa surface. Donc, le danger d’être assailli de ce côté n’était pas pour préoccuper les défenseurs d’Irkoutsk.

Dix heures du soir venaient de sonner. Le grand-duc allait congédier ses officiers et se retirer dans ses appartements, quand un certain tumulte se produisit en dehors du palais.

Presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit, un aide de camp parut, et, s’avançant vers le grand-duc:

«Altesse, dit-il, un courrier du czar!»

Poprzednia częśćNastępna cześć