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Jules Verne

 

voyage au centre de la terre

 

(Chapitre VI-X)

 

 

vignettes par Riou

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VI

 

ces paroles un frisson me passa par tout le corps. Cependant je me contins. Je résolus même de faire bonne figure. Des arguments scientifiques pouvaient seuls arrêter le professeur Lidenbrock. Or, il y en avait, et de bons, contre la possibilité d’un pareil voyage. Aller au centre de la terre! Quelle folie! Je réservai ma dialectique pour le moment opportun, et je m’occupai du repas.

Inutile de rapporter les imprécations de mon oncle devant la table desservie. Tout s’expliqua. La liberté fut rendue à la bonne Marthe. Elle courut au marché et fit si bien, qu’une heure après, ma faim était calmée, et je revenais au sentiment de la situation.

Pendant le repas, mon oncle fut presque gai; il lui échappait de ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses. Après le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet.

J’obéis. Il s’assit à un bout de sa table de travail, moi à l’autre.

«Axel, dit-il d’une voix assez douce, tu es un garçon très ingénieux; tu m’as rendu là un fier service, quand, de guerre lasse, j’allais abandonner cette combinaison. Où me serais-je égaré? Nul ne peut le savoir! Je n’oublierai jamais cela, mon garçon, et de la gloire que nous allons acquérir tu auras ta part.»

«Allons! pensai-je, il est de bonne humeur; le moment est venu de discuter cette gloire.»

«Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret le plus absolu, tu m’entends? Je ne manque pas d’envieux dans le monde des savants, et beaucoup voudraient entreprendre ce voyage, qui ne s’en douteront qu’à notre retour.

– Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux fût si grand?

– Certes! qui hésiterait à conquérir une telle renommée? Si ce document était connu, une armée entière de géologues se précipiterait sur les traces d’Arne Saknussemm!

– Voilà ce dont je ne suis pas persuadé, mon oncle, car rien ne prouve l’authenticité de ce document.

– Comment! Et le livre dans lequel nous l’avons découvert!

– Bon! j’accorde que ce Saknussemm ait écrit ces lignes, mais s’ensuit-il qu’il ait réellement accompli ce voyage, et ce vieux parchemin ne peut-il renfermer une mystification?»

Ce dernier mot, un peu hasardé, je regrettai presque de l’avoir prononcé. Le professeur fronça son épais sourcil, et je craignais d’avoir compromis les suites de cette conversation. Heureusement il n’en fut rien. Mon sévère interlocuteur ébaucha une sorte de sourire sur ses lèvres, et répondit:

«C’est ce que nous verrons.

– Ah! fis-je un peu vexé; mais permettez-moi d’épuiser la série des objections relatives à ce document.

– Parle, mon garçon, ne te gêne pas. Je te laisse toute liberté d’exprimer ton opinion. Tu n’es plus mon neveu, mais mon collègue. Ainsi, va.

– Eh bien, je vous demanderai d’abord ce que sont ce Yocul, ce Sneffels et ce Scartaris, dont je n’ai jamais entendu parler?

– Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y a quelque temps, une carte de mon ami Augustus Peterman de Leipzig; elle ne pouvait arriver plus à propos. Prends le troisième atlas dans la seconde travée de la grande bibliothèque, série Z, planche 4.»

Je me levai, et, grâce à ces indications précises, je trouvai rapidement l’atlas demandé. Mon oncle l’ouvrit et dit:

«Voici une des meilleures cartes de l’Islande, celle de Handerson, et je crois qu’elle va nous donner la solution de toutes tes difficultés.»

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Je me penchai sur la carte.

«Vois cette île composée de volcans, dit le professeur, et remarque qu’ils portent tous le nom de Yokul. Ce mot veut dire «glacier» en islandais, et, sous la latitude élevée de l’Islande, la plupart des éruptions se font jour à travers les couches de glace. De là cette dénomination de Yokul appliquée à tous les monts ignivomes de l’île.

– Bien, répondis-je; mais qu’est-ce que le Sneffels?»

J’espérais qu’à cette demande il n’y aurait pas de réponse. Je me trompais. Mon oncle reprit:

«Suis-moi sur la côte occidentale de l’Islande. Aperçois-tu Reykjawik, sa capitale? Oui. Bien. Remonte les fjörds1 innombrables de ces rivages rongés par la mer, et arrête-toi un peu au-dessous du soixante-cinquième degré de latitude. Que vois-tu là?

– Une sorte de presqu’île semblable à un os décharné, que termine une énorme rotule.

– La comparaison est juste, mon garçon; maintenant, n’aperçois-tu rien sur cette rotule?

– Si, un mont qui semble avoir poussé en mer.

– Bon! c’est le Sneffels.

– Le Sneffels?

– Lui-même, une montagne haute de cinq mille pieds, l’une des plus remarquables de l’île, et à coup sûr la plus célèbre du monde entier, si son cratère aboutit au centre du globe.

– Mais c’est impossible! m’écriai-je, haussant les épaules et révolté contre une pareille supposition.

– Impossible! répondit le professeur Lidenbrock d’un ton sévère. Et pourquoi cela?

– Parce que ce cratère est évidemment obstrué par les laves, les roches brûlantes, et qu’alors…

– Et si c’est un cratère éteint?

– Éteint?

– Oui. Le nombre des volcans en activité à la surface du globe n’est actuellement que de trois cents environ; mais il existe une bien plus grande quantité de volcans éteints. Or, le Sneffels compte parmi ces derniers, et, depuis les temps historiques, il n’a eu qu’une seule éruption, celle de 1219; à partir de cette époque, ses rumeurs se sont apaisées peu à peu, et il n’est plus au nombre des volcans actifs.»

A ces affirmations positives je n’avais absolument rien à répondre; je me rejetai donc sur les autres obscurités que renfermait le document.

«Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent faire là les calendes de juillet?»

Mon oncle prit quelques moments de réflexion. J’eus un instant d’espoir, mais un seul, car bientôt il me répondit en ces termes:

«Ce que tu appelles obscurité est pour moi lumière. Cela prouve les soins ingénieux avec lesquels Saknussemm a voulu préciser sa découverte. Le Sneffels est formé de plusieurs cratères; il y avait donc nécessité d’indiquer celui d’entre eux qui mène au centre du globe. Qu’a fait le savant Islandais? Il a remarqué qu’aux approches des calendes de juillet, c’est-à-dire vers les derniers jours du mois de juin, un des pics de la montagne, le Scartaris, projetait son ombre jusqu’à l’ouverture du cratère en question, et il a consigné le fait dans son document. Pouvait-il imaginer une indication plus exacte, et, une fois arrivés au sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible d’hésiter sur le chemin à prendre?»

Décidément mon oncle avait réponse à tout. Je vis bien qu’il était inattaquable sur les mots du vieux parchemin. Je cessai donc de le presser à ce sujet, et, comme il fallait le convaincre avant tout, je passai aux objections scientifiques, bien autrement graves, à mon avis.

«Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, la phrase de Saknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute à l’esprit. J’accorde même que le document a un air de parfaite authenticité. Ce savant est allé au fond du Sneffels; il a vu l’ombre du Scartaris caresser les bords du cratère avant les calendes de juillet; il a même entendu raconter dans les récits légendaires de son temps que ce cratère aboutissait au centre de la terre; mais quant à y être parvenu lui-même, quant à avoir fait le voyage et à en être revenu, s’il l’a entrepris, non, cent fois non.

– Et la raison? dit mon oncle d’un ton singulièrement moqueur.

– C’est que toutes les théories de la science démontrent qu’une pareille entreprise est impraticable!

– Toutes les théories disent cela? répondit le professeur en prenant un air bonhomme. Ah! les vilaines théories! Comme elles vont nous gêner, ces pauvres théories!»

Je vis qu’il se moquait de moi, mais je continuai néanmoins:

«Oui! il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente environ d’un degré par soixante-dix pieds de profondeur au-dessous de la surface du globe; or, en admettant cette proportionnalité constante, le rayon terrestre étant de quinze cents lieues, il existe au centre une température qui dépasse deux cent mille degrés. Les matières de l’intérieur de la terre se trouvent donc à l’état de gaz incandescent, car les métaux, l’or, le platine, les roches les plus dures, ne résistent pas à une pareille chaleur. J’ai donc le droit de demander s’il est possible de pénétrer dans un semblable milieu!

– Ainsi, Axel, c’est la chaleur qui t’embarrasse?

– Sans doute. Si nous arrivions à une profondeur de dix lieues seulement, nous serions parvenus à la limite de l’écorce terrestre, car déjà la température est supérieure à treize cents degrés.

– Et tu as peur d’entrer en fusion?

– Je vous laisse la question à décider, répondis-je avec humeur.

– Voici ce que je décide, répliqua le professeur Lidenbrock en prenant ses grands airs: c’est que ni toi ni personne ne sait d’une façon certaine ce qui se passe à l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît à peine la douze-millième partie de son rayon; c’est que la science est éminemment perfectible, et que chaque théorie est incessamment détruite par une théorie nouvelle. N’a-t-on pas cru jusqu’à Fourier que la température des espaces planétaires allait toujours diminuant, et ne sait-on pas aujourd’hui que les plus grands froids des régions éthérées ne dépassent pas quarante ou cinquante degrés au-dessous de zéro? Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la chaleur interne? Pourquoi, à une certaine profondeur, n’atteindrait-elle pas une limite infranchissable, au lieu de s’élever jusqu’au degré de fusion des minéraux les plus réfractaires?»

Mon oncle plaçant la question sur le terrain des hypothèses, je n’eus rien à répondre.

«Eh bien, je te dirai que de véritables savants, Poisson entre autres, ont prouvé que, si une chaleur de deux cent mille degrés existait à l’intérieur du globe, les gaz incandescents provenant des matières fondues acquerraient une élasticité telle que l’écorce terrestre ne pourrait y résister et éclaterait comme les parois d’une chaudière sous l’effort de la vapeur.

– C’est l’avis de Poisson, mon oncle, voilà tout.

– D’accord, mais c’est aussi l’avis d’autres géologues distingués, que l’intérieur du globe n’est formé ni de gaz, ni d’eau, ni des plus lourdes pierres que nous connaissions, car, dans ce cas, la terre aurait un poids deux fois moindre.

– Oh! avec les chiffres on prouve tout ce qu’on veut!

– Et avec les faits, mon garçon, en est-il de même? N’est-il pas constant que le nombre des volcans à considérablement diminué depuis les premiers jours du monde? et, si chaleur centrale il y a, ne peut-on en conclure qu’elle tend à s’affaiblir?

– Mon oncle, si vous entrez dans le champ des suppositions, je n’ai plus à discuter.

– Et moi j’ai à dire qu’à mon opinion se joignent les opinions de gens fort compétents. Te souviens-tu d’une visite que me fit le célèbre chimiste anglais Humphry Davy en 1825?

– Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf ans après.

– Eh bien, Humphry Davy vint me voir à son passage à Hambourg. Nous discutâmes longtemps, entre autres questions, l’hypothèse de la liquidité du noyau intérieur de la terre. Nous étions tous deux d’accord que cette liquidité ne pouvait exister, par une raison à laquelle la science n’a jamais trouvé de réponse.

– Et laquelle? dis-je un peu étonné.

– C’est que cette masse liquide serait sujette, comme l’Océan, à l’attraction de la lune, et conséquemment, deux fois par jour, il se produirait des marées intérieures qui, soulevant l’écorce terrestre, donneraient lieu à des tremblements de terre périodiques.

– Mais il est pourtant évident que la surface du globe a été soumise à la combustion, et il est permis de supposer que la croûte extérieure s’est refroidie d’abord, tandis que la chaleur se réfugiait au centre.

– Erreur, répondit mon oncle; la terre a été échauffée par la combustion de sa surface, non autrement. Sa surface était composée d’une grande quantité de métaux, tels que le potassium, le sodium, qui ont la propriété de s’enflammer au seul contact de l’air et de l’eau; ces métaux prirent feu quand les vapeurs atmosphériques se précipitèrent en pluie sur le sol; et peu à peu, lorsque les eaux pénétrèrent dans les fissures de l’écorce terrestre, elles déterminèrent de nouveaux incendies avec explosions et éruptions. De là les volcans si nombreux aux premiers jours du monde.

– Mais voilà une ingénieuse hypothèse! m’écriai-je un peu malgré moi.

– Et qu’Humphry Davy me rendit sensible, ici même, par une expérience bien simple. Il composa une boule métallique faite principalement des métaux dont je viens de parler, et qui figurait parfaitement notre globe; lorsqu’on faisait tomber une fine rosée à sa surface, celle-ci se boursouflait, s’oxydait et formait une petite montagne; un cratère s’ouvrait à son sommet; l’éruption avait lieu et communiquait à toute la boule une chaleur telle qu’il devenait impossible de la tenir à la main.»

Vraiment, je commençais à être ébranlé par les arguments du professeur; il les faisait valoir, d’ailleurs, avec sa passion et son enthousiasme habituels.

«Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l’état du noyau central a soulevé des hypothèses diverses entre les géologues; rien de moins prouvé que ce fait d’une chaleur interne; suivant moi, elle n’existe pas, elle ne saurait exister; nous le verrons, d’ailleurs, et, comme Arne Saknussemm, nous saurons à quoi nous en tenir sur cette grande question.

– Eh bien oui! répondis-je, me sentant gagner à cet enthousiasme, oui, nous le verrons, si on y voit, toutefois.

– Et pourquoi pas? Ne pouvons-nous compter sur des phénomènes électriques pour nous éclairer, et même sur l’atmosphère, que sa pression peut rendre lumineuse en s’approchant du centre?

– Oui, dis-je, oui! cela est possible, après tout.

– Cela est certain, répondit triomphalement mon oncle; mais silence, entends-tu? silence sur tout ceci, et que personne n’ait l’idée de découvrir avant nous le centre de la terre.»

 

 

Chapitre VII

 

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insi se termina cette mémorable séance. Cet entretien me donna la fièvre. Je sortis du cabinet de mon oncle comme étourdi, et il n’y avait pas assez d’air dans les rues de Hambourg pour me remettre. Je gagnai donc les bords de l’Elbe, du côté du bac à vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de Hambourg.

Étais-je convaincu de ce que je venais d’apprendre? N’avais-je pas subi la domination du professeur Lidenbrock? Devais-je prendre au sérieux sa résolution d’aller au centre du massif terrestre? Venais-je d’entendre les spéculations insensées d’un fou ou les déductions scientifiques d’un grand génie? En tout cela, où s’arrêtait la vérité, où commençait l’erreur?

Je flottais entre mille hypothèses contradictoires, sans pouvoir m’accrocher à aucune.

Cependant je me rappelais avoir été convaincu, quoique mon enthousiasme commençât à se modérer; mais j’aurais voulu partir immédiatement et ne pas prendre le temps de la réflexion. Oui, le courage ne m’eût pas manqué pour boucler ma valise en ce moment.

Il faut pourtant l’avouer, une heure après cette surexcitation tomba; mes nerfs se détendirent, et des profonds abîmes de la terre je remontai à sa surface.

«C’est absurde! m’écriai-je; cela n’a pas le sens commun! Ce n’est pas une proposition sérieuse à faire à un garçon sensé. Rien de tout cela n’existe. J’ai mal dormi, j’ai fait un mauvais rêve.»

Cependant j’avais suivi les bords de l’Elbe et tourné la ville. Après avoir remonté le port j’étais arrivé à la route d’Altona. Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifié, car j’aperçus bientôt ma petite Graüben qui, de son pied teste, revenait bravement à Hambourg.

«Graüben!» lui criai-je de loin.

La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, de s’entendre appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fus près d’elle.

«Axel! fit-elle surprise. Ah! tu es venu à ma rencontre! C’est bien cela, monsieur.»

Mais, me regardant, Graüben ne put se méprendre à mon air inquiet, bouleversé.

«Qu’as-tu donc? dit-elle en me tendant la main.

– Ce que j’ai, Graüben!» m’écriai-je.

En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise était au courant de la situation. Pendant quelques instants elle garda le silence. Son cœur palpitait-il à l’égal du mien? Je l’ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne. Nous fîmes une centaine de pas sans parler.

«Axel! me dit-elle enfin.

– Ma chère Graüben!

– Ce sera là un beau voyage.»

Je bondis à ces mots.

«Oui, Axel, un voyage digne du neveu d’un savant. Il est bien qu’un homme se soit distingué par quelque grande entreprise!

– Quoi! Graüben, tu ne me détournes pas de tenter une pareille expédition?

– Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais volontiers, si une pauvre fille ne devait être un embarras pour vous.

– Dis-tu vrai?

– Je dis vrai.»

Ah! femmes, jeunes filles, cœurs féminins toujours incompréhensibles! Quand vous n’êtes pas les plus timides des êtres, vous en êtes les plus braves! La raison n’a que faire auprès de vous. Quoi! cette enfant m’encourageait à prendre part à cette expédition! elle n’eût pas craint de tenter l’aventure! Elle m’y poussait, moi qu’elle aimait cependant!

J’étais déconcerté, et, pourquoi ne pas le dire, honteux.

«Graüben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette manière.

– Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd’hui.»

Graüben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nous continuâmes notre chemin. J’étais brisé par les émotions de la journée.

«Après tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin, et, d’ici là, bien des événements se passeront qui guériront mon oncle de sa manie de voyager sous terre.»

La nuit était venue quand nous arrivâmes à la maison de Königstrasse. Je m’attendais à trouver la demeure tranquille, mon oncle couché suivant son habitude, et la bonne Marthe donnant à la salle à manger le dernier coup de plumeau du soir.

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Mais j’avais compté sans l’impatience du professeur. Je le trouvai criant, s’agitant au milieu d’une troupe de porteurs qui déchargeaient certaines marchandises dans l’allée; la vieille servante ne savait où donner de la tête.

«Mais viens donc, Axel; hâte-toi, malheureux! s’écria mon oncle du plus loin qu’il m’aperçut. Et ta malle qui n’est pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guêtres qui n’arrivent pas!»

Je demeurai stupéfait. La voix me manquait. C’est à peine si mes lèvres purent articuler ces mots:

«Nous partons donc?

– Oui, malheureux garçon, qui vas te promener au lieu d’être là!

– Nous partons? répétai-je d’une voix affaiblie.

– Oui, après-demain matin, à la première heure.»

Je ne pus en entendre davantage, et je m’enfuis dans ma petite chambre.

Il n’y avait plus à en douter. Mon oncle venait d’employer son après-midi à se procurer une partie des objets et ustensiles nécessaires à son voyage; l’allée était encombrée d’échelles de corde, de cordes à nœuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de pics, de bâtons ferrés, de pioches, de quoi charger dix hommes au moins.

Je passai une nuit affreuse. Le lendemain, je m’entendis appeler de bonne heure. J’étais décidé à ne pas ouvrir ma porte. Mais le moyen de résister à la douce voix qui prononçait ces mots: «Mon cher Axel»?

Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air défait, ma pâleur, mes yeux rougis par l’insomnie, allaient produire leur effet sur Graüben et changer ses idées.

«Ah! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux et que la nuit t’a calmé.

– Calmé!» m’écriai-je.

Je me précipitai vers mon miroir. Eh bien! j’avais moins mauvaise mine que je ne le supposais. C’était à n’y pas croire.

«Axel, me dit Graüben, j’ai longtemps causé avec mon tuteur. C’est un hardi savant, un homme de grand courage, et tu te souviendras que son sang coule dans tes veines. Il m’a raconté ses projets, ses espérances, pourquoi et comment il espère atteindre son but. Il y parviendra, je n’en doute pas. Ah! cher Axel, c’est beau de se dévouer ainsi à la science! Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon! Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal, libre de parler, libre d’agir, libre enfin de…»

La jeune fille, rougissante, n’acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant je ne voulais pas croire encore à notre départ. J’entraînai Graüben vers le cabinet du professeur.

«Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nous partons?

– Comment! tu en doutes?

– Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement je vous demanderai ce qui nous presse.

– Mais le temps! le temps qui fuit avec une vitesse irréparable!

– Cependant nous ne sommes qu’au 26 mai, et jusqu’à la fin de juin…

– Eh! crois-tu donc, ignorant, qu’on se rende si facilement en Islande? Si tu ne m’avais pas quitté comme un fou, je t’aurais emmené au Bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co. Là, tu aurais vu que de Copenhague à Reykjawik il n’y a qu’un service, le 22 de chaque mois.

– Eh bien?

– Eh bien! si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop tard pour voir l’ombre du Scartaris caresser le cratère du Sneffels. Il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y chercher un moyen de transport. Va faire ta malle!»

Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dans ma chambre. Graüben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre, dans une petite valise, les objets nécessaires à mon voyage. Elle n’était pas plus émue que s’il se fût agi d’une promenade à Lubeck ou à Heligoland. Ses petites mains allaient et venaient sans précipitation. Elle causait avec calme. Elle me donnait les raisons les plus sensées en faveur de notre expédition. Elle m’enchantait, et je me sentais une grosse colère contre elle. Quelquefois je voulais m’emporter, mais elle n’y prenait garde et continuait méthodiquement sa tranquille besogne.

Enfin, la dernière courroie de la valise fut bouclée. Je descendis au rez-de-chaussée.

Pendant cette journée, les fournisseurs d’instruments de physique, d’armes, d’appareils électriques, s’étaient multipliés. La bonne Marthe en perdait la tête.

«Est-ce que monsieur est fou?» me dit-elle.

Je fis un signe affirmatif.

«Et il vous emmène avec lui?»

Même affirmation.

«Où cela?» dit-elle.

J’indiquai du doigt le centre de la terre.

«A la cave? s’écria la vieille servante.

– Non, dis-je enfin, plus bas!»

Le soir arriva. Je n’avais plus conscience du temps écoulé.

«A demain matin, dit mon oncle, nous partons à six heures précises.»

A dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte.

Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.

Je la passai à rêver de gouffres! J’étais en proie au délire. Je me sentais étreint par la main vigoureuse du professeur, entraîné, abîmé, enlisé! Je tombais au fond d’insondables précipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés dans l’espace. Ma vie n’était plus qu’une chute interminable.

Je me réveillai à cinq heures, brisé de fatigue et d’émotion. Je descendis à la salle à manger. Mon oncle était à table. Il dévorait. Je le regardai avec un sentiment d’horreur. Mais Graüben était là. Je ne dis rien. Je ne pus manger.

A cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer d’Altona. Elle fut bientôt encombrée des colis de mon oncle.

«Et ta malle? me dit-il.

– Elle est prête, répondis-je en défaillant.

– Dépêche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer le train!»

Lutter contre ma destinée me parut alors impossible. Je remontai dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches de l’escalier, je m’élançai à sa suite.

En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben «les rênes» de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces lèvres.

«Graüben! m’écriai-je.

– Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancée, mais tu trouveras ta femme au retour.»

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Je serrai Graüben dans mes bras, et je pris place dans la voiture. Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adressèrent un dernier adieu. Puis les deux chevaux, excités par le sifflement de leur conducteur, s’élancèrent au galop sur la route d’Altona.

 

 

Chapitre VIII

 

ltona, véritable banlieue de Hambourg, est tête de ligne du chemin de fer de Kiel, qui devait nous conduire au rivage des Belt. En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire du Holstein.

A six heures et demie la voiture s’arrêta devant la gare, les nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage furent déchargés, transportés, pesés, étiquetés, rechargés dans le wagon de bagages, et à sept heures nous étions assis l’un vis-à-vis de l’autre dans le même compartiment. La vapeur siffla, la locomotive se mit en mouvement. Nous étions partis.

Étais-je résigné? Pas encore. Cependant l’air frais du matin, les détails de la route rapidement renouvelés par la vitesse du train me distrayaient de ma grande préoccupation.

Quant à la pensée du professeur, elle devançait évidemment ce convoi trop lent au gré de son impatience. Nous étions seuls dans le wagon, mais sans parler. Mon oncle revisitait ses poches et son sac de voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien que rien ne lui manquait des pièces nécessaires à l’exécution de ses projets.

Entre autres, une feuille de papier, pliée avec soin, portait l’en-tête de la chancellerie danoise, avec la signature de M. Christiensen, consul à Hambourg et l’ami du professeur. Cela devait nous donner toute facilité d’obtenir à Copenhague des recommandations pour le gouverneur de l’Islande.

J’aperçus aussi le fameux document précieusement enfoui dans la plus secrète poche du portefeuille. Je le maudis du fond du cœur, et je me remis à examiner le pays. C’était une vaste suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez fécondes: une campagne très favorable à l’établissement d’un railway et propice à ces lignes droites si chères aux compagnies de chemin de fer.

Mais cette monotonie n’eut pas le temps de me fatiguer, car, trois heures après notre départ, le train s’arrêtait à Kiel, à deux pas de la mer.

Nos bagages étant enregistrés pour Copenhague, il n’y eut pas à s’en occuper. Cependant, le professeur les suivit d’un œil inquiet pendant leur transport au bateau à vapeur. Là ils disparurent à fond de cale.

Mon oncle, dans sa précipitation, avait si bien calculé les heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu’il nous restait une journée entière à perdre. Le steamer l’Ellenora ne partait pas avant la nuit. De là une fièvre de neuf heures, pendant laquelle l’irascible voyageur envoya à tous les diables l’administration des bateaux et des railways et les gouvernements qui toléraient de pareils abus. Je dus faire chorus avec lui, quand il entreprit le capitaine de l’Ellenora à ce sujet. Il voulait l’obliger à chauffer sans perdre un instant. L’autre l’envoya promener.

A Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu’une journée se passe. A force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au fond de laquelle s’élève la petite ville, de parcourir les bois touffus qui lui donnent l’apparence d’un nid dans un faisceau de branches, d’admirer les villas pourvues chacune de leur petite maison de bains froids, enfin de courir et de maugréer, nous atteignîmes dix heures du soir.

Les tourbillons de la fumée de l’Ellenora se développaient dans le ciel; le pont tremblotait sous les frissonnements de la chaudière; nous étions à bord et propriétaires de deux couchettes étagées dans l’unique chambre du bateau.

A dix heures un quart les amarres furent larguées, et le steamer fila rapidement sur les sombres eaux du Grand-Belt.

La nuit était noire; il y avait belle brise et forte mer; quelques feux de la côte apparurent dans les ténèbres; plus tard, je ne sais où, un phare à éclats étincela au-dessus des flots; ce fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette première traversée.

A sept heures du matin nous débarquions à Korsör, petite ville située sur la côte occidentale du Seeland. Là, nous sautions du bateau dans un nouveau chemin de fer, qui nous emportait à travers un pays non moins plat que les campagnes du Holstein.

C’était encore trois heures de voyage avant d’atteindre la capitale du Danemark. Mon oncle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Dans son impatience, je crois qu’il poussait le wagon avec ses pieds.

Enfin il aperçut une échappée de mer.

«Le Sund!» s’écria-t-il.

Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressemblait à un hôpital.

«C’est une maison de fous», dit un de nos compagnons de voyage.

«Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous devrions finir nos jours. Et, si grand qu’il fût, cet hôpital serait encore trop petit pour contenir toute la folie du professeur Lidenbrock!»

Enfin, à dix heures du matin, nous prenions pied à Copenhague; les bagages furent chargés sur une voiture et conduits avec nous à l’hôtel du Phœnix dans Bred-Gale. Ce fut l’affaire d’une demi-heure, car la gare est située en dehors de la ville. Puis mon oncle, faisant une toilette sommaire, m’entraîna à sa suite. Le portier de l’hôtel parlait l’allemand et l’anglais; mais le professeur, en sa qualité de polyglotte, l’interrogea en bon danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la situation du Muséum des Antiquités du Nord.

Le directeur de ce curieux établissement, où sont entassées des merveilles qui permettraient de reconstruire l’histoire du pays avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux, était un savant, l’ami du consul de Hambourg, M. le professeur Thomson.

Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation. En général, un savant en reçoit assez mal un autre. Mais ici ce fut tout autrement. M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial accueil au professeur Lidenbrock et même à son neveu. Dire que son secret fut gardé vis-à-vis de l’excellent directeur du Muséum, c’est à peine nécessaire. Nous voulions tout bonnement visiter l’Islande en amateurs désintéressés.

M. Thomson se mit entièrement à notre disposition, et nous courûmes les quais afin de chercher un navire en partance.

J’espérais que les moyens de transport manqueraient absolument; mais il n’en fut rien. Une petite goélette danoise, la Valkyrie, devait mettre à la voile le 2 juin pour Reykjawik. Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait à bord. Son futur passager, dans sa joie, lui serra les mains à les briser. Ce brave homme fut un peu étonné d’une pareille étreinte. Il trouvait tout simple d’aller en Islande, puisque c’était son métier. Mon oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita de cet enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son bâtiment. Mais nous n’y regardions pas de si près.

«Soyez à bord mardi, à sept heures du matin», dit M. Bjarne après avoir empoché un nombre respectable de species-dollars.

Nous remerciâmes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous revînmes à l’hôtel du Phœnix.

«Cela va bien! cela va très bien! répétait mon oncle. Quel heureux hasard d’avoir trouvé ce bâtiment prêt à partir! Maintenant déjeunons, et allons visiter la ville.»

Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw, place irrégulière où se trouve un poste avec deux innocents canons braqués qui ne font peur à personne. Tout près, au no 5, il y avait une «restauration» française, tenue par un cuisinier nommé Vincent; nous y déjeunâmes suffisamment pour le prix modéré de quatre marks chacun.2

Puis je pris un plaisir d’enfant à parcourir la ville; mon oncle se laissait promener; d’ailleurs il ne vit rien, ni l’insignifiant palais du roi, ni le joli pont du XVIIe siècle, qui enjambe le canal devant le Muséum, ni cet immense cénotaphe de Torwaldsen, orné de peintures murales horribles et qui contient à l’intérieur les œuvres de ce statuaire, ni, dans un assez beau parc, le château bonbonnière de Rosenborg, ni l’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait avec les queues entrelacées de quatre dragons de bronze, ni les grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s’enflaient comme les voiles d’un vaisseau au vent de la mer.

Quelles délicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie Virlandaise et moi, du côté du port où les deux-ponts et les frégates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les bords verdoyants du détroit, à travers ces ombrages touffus au sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leur gueule noirâtre entre les branches des sureaux et des saules.

Mais, hélas! elle était loin, ma pauvre Graüben, et pouvais-je espérer de la revoir jamais?

Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites enchanteurs, il fut vivement frappé par la vue d’un certain clocher situé dans l’île d’Amak, qui forme le quartier sud-ouest de Copenhague.

Je reçus l’ordre de diriger nos pas de ce côté; je montai dans une petite embarcation à vapeur qui faisait le service des canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de Dock-Yard.

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Après avoir traversé quelques rues étroites où des galériens, vêtus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous le bâton des argousins, nous arrivâmes devant Vor-Frelsers-Kirk. Cette église n’offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi son clocher assez élevé avait attiré l’attention du professeur: à partir de la plate-forme, un escalier extérieur circulait autour de sa flèche, et ses spirales se déroulaient en plein ciel.

«Montons, dit mon oncle.

– Mais, le vertige? répliquai-je.

– Raison de plus, il faut s’y habituer.

– Cependant…

– Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps.»

Il fallut obéir. Un gardien, qui demeurait de l’autre côté de la rue, nous remit une clef, et l’ascension commença.

Mon oncle me précédait d’un pas alerte. Je le suivais non sans terreur, car la tête me tournait avec une déplorable facilité. Je n’avais ni l’aplomb des aigles ni l’insensibilité de leurs nerfs.

Tant que nous fûmes emprisonnés dans la vis intérieure, tout alla bien; mais après cent cinquante marches l’air vint me frapper au visage, nous étions parvenus à la plate-forme du clocher. Là commençait l’escalier aérien, gardé par une frêle rampe, et dont les marches, de plus en plus étroites, semblaient monter vers l’infini.

«Je ne pourrai jamais! m’écriai-je.

– Serais-tu poltron, par hasard? Monte!» répondit impitoyablement le professeur.

Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air m’étourdissait; je sentais le clocher osciller sous les rafales; mes jambes se dérobaient; je grimpai bientôt sur les genoux, puis sur le ventre; je fermais les yeux; j’éprouvais le mal de l’espace.

Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de la boule.

«Regarde, me dit-il, et regarde bien! il faut prendre des leçons d’abîme

J’ouvris les yeux. J’aperçus les maisons aplaties et comme écrasées par une chute, au milieu du brouillard des fumées. Au-dessus de ma tête passaient des nuages échevelés, et, par un renversement d’optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que le clocher, la boule, moi, nous étions entraînés avec une fantastique vitesse. Au loin, d’un côté s’étendait la campagne verdoyante, de l’autre étincelait la mer sous un faisceau de rayons. Le Sund se déroulait à la pointe d’Elseneur, avec quelques voiles blanches, véritables ailes de goéland, et dans la brume de l’est ondulaient les côtes à peine estompées de la Suède. Toute cette immensité tourbillonnait à mes regards.

Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit, regarder. Ma première leçon de vertige dura une heure. Quand enfin il me fut permis de redescendre et de toucher du pied le pavé solide des rues, j’étais courbaturé.

«Nous recommencerons demain», dit mon professeur.

Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice vertigineux, et, bon gré mal gré, je fis des progrès sensibles dans l’art «des hautes contemplations».

 

 

Chapitre IX

 

e jour du départ arriva. La veille, le complaisant M. Thomson nous avait apporté des lettres de recommandation pressantes pour le comte Trampe, gouverneur de l’Islande, M. Pictursson, le coadjuteur de l’évêque, et M. Finsen, maître de Reykjawik. En retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignées de main.

Le 2, à six heures du matin, nos précieux bagages étaient rendus à bord de la Valkyrie. Le capitaine nous conduisit à des cabines assez étroites et disposées sous une espèce de rouffle.

«Avons-nous bon vent? demanda mon oncle.

– Excellent, répondit le capitaine Bjarne; un vent de sud-est. Nous allons sortir du Sund grand largue et toutes voiles dehors.»

Quelques instants plus tard, la goélette, sous sa misaine, sa brigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna à pleine toile dans le détroit. Une heure après, la capitale du Danemark semblait s’enfoncer dans les flots éloignés et la Valkyrie rasait la côte d’Elseneur. Dans la disposition nerveuse où je me trouvais, je m’attendais à voir l’ombre d’Hamlet errant sur la terrasse légendaire.

«Sublime insensé! disais-je, tu nous approuverais sans doute! Tu nous suivrais peut-être pour venir au centre du globe chercher une solution à ton doute éternel!»

Mais rien ne parut sur les antiques murailles. Le château est, d’ailleurs, beaucoup plus jeune que l’héroïque prince de Danemark. Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce détroit du Sund, où passent chaque année quinze mille navires de toutes les nations.

Le château de Krongborg disparut bientôt dans la brume, ainsi que la tour d’Helsinborg, élevée sur la rive suédoise, et la goélette s’inclina légèrement sous les brises du Cattégat.

La Valkyrie était fine voilière, mais avec un navire à voiles on ne sait jamais trop sur quoi compter. Elle transportait à Reykjawik du charbon, des ustensiles de ménage, de la poterie, des vêtements de laine et une cargaison de blé. Cinq hommes d’équipage, tous Danois, suffisaient à la manœuvrer.

«Quelle sera la durée de la traversée? demanda mon oncle au capitaine.

– Une dizaine de jours, répondit ce dernier, si nous ne rencontrons pas trop de grains de nord-ouest par le travers des Feroë.

– Mais enfin, vous n’êtes pas sujet à éprouver des retards considérables?

– Non, monsieur Lidenbrock; soyez tranquille, nous arriverons.»

Vers le soir la goélette doubla le cap Skagen à la pointe nord du Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangea l’extrémité de la Norvège par le travers du cap Lindness et donna dans la mer du Nord.

Deux jours après, nous avions connaissance des côtes d’Écosse à la hauteur de Peterheade, et la Valkyrie se dirigea vers les Feroë en passant entre les Orcades et les Seethland.

Bientôt notre goélette fut battue par les vagues de l’Atlantique; elle dut louvoyer contre le vent du nord et n’atteignit pas sans peine les Feroë. Le 8, le capitaine reconnut Myganness, la plus orientale de ces îles, et, à partir de ce moment, il marcha droit au cap Portland, situé sur la Côte méridionale de l’Islande.

La traversée n’offrit aucun incident remarquable. Je supportai assez bien les épreuves de la mer; mon oncle, à son grand dépit, et à sa honte plus grande encore, ne cessa pas d’être malade.

Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la question du Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilités de transport; il dut remettre ces explications à son arrivée et passa tout son temps étendu dans sa cabine, dont les cloisons craquaient par les grands coups de tangage. Il faut l’avouer, il méritait un peu son sort.

Le 11, nous relevâmes le cap Portland. Le temps, clair alors, permit d’apercevoir le Myrdals Yokul, qui le domine. Le cap se compose d’un gros morne, à pentes roides, et planté tout seul sur la plage.

La Valkyrie se tint à une distance raisonnable des côtes, en les prolongeant vers l’ouest, au milieu de nombreux troupeaux de baleines et de requins. Bientôt apparut un immense rocher percé à jour, au travers duquel la mer écumeuse donnait avec furie. Les îlots de Westman semblèrent sortir de l’Océan, comme une semée de rocs sur la plaine liquide. A partir de ce moment, la goélette prit du champ pour tourner à bonne distance le cap Reykjaness, qui forme l’angle occidental de l’Islande.

La mer, très forte, empêchait mon oncle de monter sur le pont pour admirer ces côtes déchiquetées et battues par les vents du sud-ouest.

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Quarante-huit heures après, en sortant d’une tempête qui força la goélette de fuir à sec de toile, on releva dans l’est la balise de la pointe Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent à une grande distance sous les flots. Un pilote islandais vint à bord, et, trois heures plus tard, la Valkyrie mouillait devant Reykjawik dans la baie de Faxa.

Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu pâle, un peu défait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de satisfaction dans les yeux.

La population de la ville, singulièrement intéressée par l’arrivée d’un navire dans lequel chacun à quelque chose à prendre, se groupait sur le quai.

Mon oncle avait hâte d’abandonner sa prison flottante, pour ne pas dire son hôpital. Mais avant de quitter le pont de la goélette, il m’entraîna à l’avant, et là, du doigt, il me montra, à la partie septentrionale de la baie, une haute montagne à deux pointes, un double cône couvert de neiges éternelles.

«Le Sneffels! s’écria-t-il, le Sneffels!»

Puis, après m’avoir recommandé du geste un silence absolu, il descendit dans le canot qui l’attendait. Je le suivis, et bientôt nous foulions du pied le sol de l’Islande.

Tout d’abord apparut un homme de bonne figure et revêtu d’un costume de général. Ce n’était cependant qu’un simple magistrat, le gouverneur de l’île, M. le baron Trampe en personne. Le professeur reconnut à qui il avait affaire. Il remit au gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s’établit en danois une courte conversation à laquelle je demeurai absolument étranger, et pour cause. Mais de ce premier entretien il résulta ceci, que le baron Trampe se mettait entièrement à la disposition du professeur Lidenbrock.

Mon oncle reçut un accueil fort aimable du maire, M. Finsen, non moins militaire par le costume que le gouverneur, mais aussi pacifique par tempérament et par état.

Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une tournée épiscopale dans le bailliage du Nord; nous devions renoncer provisoirement à lui être présentés. Mais un charmant homme, et dont le concours nous devint fort précieux, ce fut M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles à l’école de Reykjawik. Ce savant modeste ne parlait que l’islandais et le latin; il vint m’offrir ses services dans la langue d’Horace, et je sentis que nous étions faits pour nous comprendre. Ce fut, en effet, le seul personnage avec lequel je pus m’entretenir pendant mon séjour en Islande.

Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent homme en mit deux à notre disposition, et bientôt nous y fûmes installés avec nos bagages, dont la quantité étonna un peu les habitants de Reykjawik.

«Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus difficile est fait.

– Comment, le plus difficile? m’écriai-je.

– Sans doute, nous n’avons plus qu’à descendre!

– Si vous le prenez ainsi, vous avez raison; mais enfin, après avoir descendu, il faudra remonter, j’imagine?

– Oh! cela ne m’inquiète guère! Voyons! il n’y a pas de temps à perdre. Je vais me rendre à la bibliothèque. Peut-être s’y trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et je serais bien aise de le consulter.

– Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville. Est-ce que vous n’en ferez pas autant?

– Oh! cela m’intéresse médiocrement. Ce qui est curieux dans cette terre d’Islande n’est pas dessus, mais dessous.»

Je sortis, et j’errai au hasard.

S’égarer dans les deux rues de Reykjawik n’eût pas été chose facile. Je ne fus donc pas obligé de demander mon chemin, ce qui, dans la langue des gestes, expose à beaucoup de mécomptes.

La ville s’allonge sur un sol assez bas et marécageux, entre deux collines. Une immense coulée de laves la couvre d’un côté et descend en rampes assez douces vers la mer. De l’autre s’étend cette vaste baie de Faxa, bornée au nord par l’énorme glacier du Sneffels, et dans laquelle la Valkyrie se trouvait seule à l’ancre en ce moment. Ordinairement, les garde-pêche anglais et français s’y tiennent mouillés au large; mais ils étaient alors en service sur les côtes orientales de l’île.

La plus longue des deux rues de Reykjawik est parallèle au rivage; là demeurent les marchands et les négociants, dans des cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalement disposées; l’autre rue, située plus à l’ouest, court vers un petit lac, entre les maisons de l’évêque et des autres personnages étrangers au commerce.

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J’eus bientôt arpenté ces voies mornes et tristes; j’entre-voyais parfois un bout de gazon décoloré, comme un vieux tapis de laine râpé par l’usage, ou bien quelque apparence de verger, dont les rares légumes, pommes de terre, choux et laitues, eussent figuré à l’aise sur une table lilliputienne; quelques giroflées maladives essayaient aussi de prendre un petit air de soleil.

Vers le milieu de la rue non commerçante, je trouvai le cimetière public enclos d’un mur en terre, et dans lequel la place ne manquait pas. Puis, en quelques enjambées, j’arrivai à la maison du gouverneur, une masure comparée à l’hôtel de ville de Hambourg, un palais auprès des huttes de la population islandaise.

Entre le petit lac et la ville s’élevait l’église, bâtie dans le goût protestant et construite en pierres calcinées dont les volcans font eux-mêmes les frais d’extraction; par les grands vents d’ouest, son toit de tuiles rouges devait évidemment se disperser dans les airs, au grand dommage des fidèles.

Sur une éminence voisine, j’aperçus l’École nationale, où, comme je l’appris plus tard de notre hôte, on professait l’hébreu, l’anglais, le français et le danois, quatre langues dont, à ma honte, je ne connaissais pas le premier mot. J’aurais été le dernier des quarante élèves que comptait ce petit collège, et indigne de coucher avec eux dans ces armoires à deux compartiments où de plus délicats étoufferaient dès la première nuit.

En trois heures j’eus visité non seulement la ville, mais ses environs. L’aspect général en était singulièrement triste. Pas d’arbres, pas de végétation, pour ainsi dire. Partout les arêtes vives des roches volcaniques. Les huttes des Islandais sont faites de terre et de tourbe, et leurs murs inclinés en dedans. Elles ressemblent à des toits posés sur le sol. Seulement ces toits sont des prairies relativement fécondes. Grâce à la chaleur de l’habitation, l’herbe y pousse avec assez de perfection, et on la fauche soigneusement à l’époque de la fenaison, sans quoi les animaux domestiques viendraient paître sur ces demeures verdoyantes.

Pendant mon excursion, je rencontrai peu d’habitants. En revenant à la rue commerçante, je vis la plus grande partie de la population occupée à sécher, saler et charger des morues, principal article d’exportation. Les hommes paraissaient robustes, mais lourds, des espèces d’Allemands blonds à l’œil pensif, qui se sentent un peu en dehors de l’humanité, pauvres exilés relégués sur cette terre de glace, dont la nature aurait bien dû faire des Esquimaux, puisqu’elle les condamnait à vivre sur la limite du cercle polaire. J’essayais en vain de surprendre un sourire sur leur visage; ils riaient quelquefois par une sorte de contraction involontaire des muscles, mais ne souriaient jamais.

Leur costume consistait en une grossière vareuse de laine noire, connue dans les pays scandinaves sous le nom de «vadmel», un chapeau à vastes bords, un pantalon à liséré rouge et un morceau de cuir replié en manière de chaussure.

Les femmes, à figure triste et résignée, d’un type assez agréable, mais sans expression, étaient vêtues d’un corsage et d’une jupe de «vadmel» sombre: filles, elles portaient sur leurs cheveux tressés en guirlandes un petit bonnet de tricot brun; mariées, elles entouraient leur tête d’un mouchoir de couleur, surmonté d’un cimier de toile blanche.

Après une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison de M. Fridriksson, mon oncle s’y trouvait déjà en compagnie de son hôte.

 

 

Chapitre X

 

e dîner était prêt; il fut dévoré avec avidité par le professeur Lidenbrock, dont la diète forcée du bord avait changé l’estomac en un gouffre profond. Ce repas, plus danois qu’islandais, n’eut rien de remarquable en lui-même; mais notre hôte, plus islandais que danois, me rappela les héros de l’antique hospitalité. Il me parut évident que nous étions chez lui plus que lui-même.

La conversation se fit en langue indigène, que mon oncle entremêlait d’allemand et M. Fridriksson de latin, afin que je pusse la comprendre. Elle roula sur des questions scientifiques, comme il convient à des savants; mais le professeur Lidenbrock se tint sur la plus excessive réserve, et ses yeux me recommandaient, à chaque phrase, un silence absolu touchant nos projets à venir.

Tout d’abord, M. Fridriksson s’enquit auprès de mon oncle du résultat de ses recherches à la bibliothèque.

«Votre bibliothèque! s’écria ce dernier, elle ne se compose que de livres dépareillés sur des rayons presque déserts.

– Comment! répondit M. Fridriksson, nous possédons huit mille volumes, dont beaucoup sont précieux et rares, des ouvrages en vieille langue scandinave, et toutes les nouveautés dont Copenhague nous approvisionne chaque année.

– Où prenez-vous ces huit mille volumes? Pour mon compte…

– Oh! monsieur Lidenbrock, ils courent le pays. On a le goût de l’étude dans notre vieille île de glace! Pas un fermier, pas un pêcheur qui ne sache lire et qui ne lise. Nous pensons que des livres, au lieu de moisir derrière une grille de fer, loin des regards curieux, sont destinés à s’user sous les yeux des lecteurs. Aussi ces volumes passent-ils de main en main, feuilletés, lus et relus, et souvent ils ne reviennent à leur rayon qu’après un an ou deux d’absence.

– En attendant, répondit mon oncle avec un certain dépit, les étrangers…

– Que voulez-vous! les étrangers ont chez eux leurs bibliothèques, et, avant tout, il faut que nos paysans s’instruisent. Je vous le répète, l’amour de l’étude est dans le sang islandais. Aussi, en 1816, nous avons fondé une Société littéraire qui va bien; des savants étrangers s’honorent d’en faire partie; elle public des livres destinés à l’éducation de nos compatriotes et rend de véritables services au pays. Si vous voulez être un de nos membres correspondants, monsieur Lidenbrock vous nous ferez le plus grand plaisir.»

Mon oncle, qui appartenait déjà à une centaine de sociétés scientifiques, accepta avec une bonne grâce dont fut touché M. Fridriksson.

«Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m’indiquer les livres que vous espériez trouver à notre bibliothèque, et je pourrai peut-être vous renseigner à leur égard.»

Je regardai mon oncle. Il hésita à répondre. Cela touchait directement à ses projets. Cependant, après avoir réfléchi, il se décida à parler.

«Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi les ouvrages anciens, vous possédiez ceux d’Arne Saknussemm?

– Arne Saknussemm! répondit le professeur de Reykjawik. Vous voulez parler de ce savant du XVIe siècle, à la fois grand naturaliste, grand alchimiste et grand voyageur?

– Précisément.

– Une des gloires de la littérature et de la science islandaises?

– Comme vous dites.

– Un homme illustre entre tous?

– Je vous l’accorde.

– Et dont l’audace égalait le génie?

– Je vois que vous le connaissez bien.»

Mon oncle nageait dans la joie à entendre parler ainsi de son héros. Il dévorait des yeux M. Fridriksson.

«Eh bien! demanda-t-il, ses ouvrages?

– Ah! ses ouvrages nous ne les avons pas.

– Quoi! en Islande?

– Ils n’existent ni en Islande ni ailleurs.

– Et pourquoi?

– Parce que Arne Saknussemm fut persécuté pour cause d’hérésie, et qu’en 1573 ses ouvrages furent brûlés à Copenhague par la main du bourreau.

– Très bien! Parfait! s’écria mon oncle, au grand scandale du professeur de sciences naturelles.

– Hein? fit ce dernier.

– Oui! tout s’explique, tout s’enchaîne, tout est clair, et je comprends pourquoi Saknussemm, mis à l’index et forcé de cacher les découvertes de son génie, a dû enfouir dans un incompréhensible cryptogramme le secret…

– Quel secret? demanda vivement M. Fridriksson.

– Un secret qui… dont…, répondit mon oncle en balbutiant.

– Est-ce que vous auriez quelque document particulier? reprit notre hôte.

– Non… Je faisais une pure supposition.

– Bien, répondit M. Fridriksson, qui eut la bonté de ne pas insister en voyant le trouble de son interlocuteur. J’espère, ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre île sans avoir puisé à ses richesses minéralogiques?

– Certes, répondit mon oncle; mais j’arrive un peu tard; des savants ont déjà passé par ici?

– Oui, monsieur Lidenbrock; les travaux de MM. Olafsen et Povelsen exécutés par ordre du roi, les études de Troïl, la mission scientifique de MM. Gaimard et Robert, à bord de la corvette française La Recherche,3 et dernièrement, les observations de savants embarqués sur la frégate La Reine-Hortense ont puissamment contribué à la reconnaissance de l’Islande. Mais, croyez-moi, il y a encore à faire.

– Vous pensez? demanda mon oncle d’un air bonhomme, en essayant de modérer l’éclair de ses yeux.

– Oui. Que de montagnes, de glaciers, de volcans à étudier, qui sont peu connus! Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce mont qui s’élève à l’horizon. C’est le Sneffels.

– Ah! fit mon oncle, le Sneffels.

– Oui, l’un des volcans les plus curieux et dont on visite rarement le cratère.

– Éteint?

– Oh! éteint depuis cinq cents ans.

– Eh bien! répondit mon oncle, qui se croisait frénétiquement les jambes pour ne pas sauter en l’air, j’ai envie de commencer mes études géologiques par ce Seffel… Fessel… comment dites-vous?

– Sneffels», reprit l’excellent M. Fridriksson.

Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin; j’avais tout compris, et je gardais à peine mon sérieux à voir mon oncle contenir sa satisfaction qui débordait de toutes parts; il essayait de prendre un petit air innocent qui ressemblait à la grimace d’un vieux diable.

«Oui, fit-il, vos paroles me décident. Nous essaierons de gravir ce Sneffels, peut-être même d’étudier son cratère!

– Je regrette bien, répondit M. Fridriksson, que mes occupations ne me permettent pas de m’absenter; je vous aurais accompagné avec plaisir et profit.

– Oh! non, oh! non, répondit vivement mon oncle; nous ne voulons déranger personne, monsieur Fridriksson; je vous remercie de tout mon cœur. La présence d’un savant tel que vous eût été très utile, mais les devoirs de votre profession…»

J’aime à penser que notre hôte, dans l’innocence de son âme islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle.

«Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, de commencer par ce volcan. Vous ferez là une ample moisson d’observations curieuses. Mais, dites-moi, comment comptez-vous gagner la presqu’île du Sneffels?

– Par mer, en traversant la baie. C’est la route la plus rapide.

– Sans doute; mais elle est impossible à prendre.

– Pourquoi?

– Parce que nous n’avons pas un seul canot à Reykjawik.

– Diable!

– Il faudra aller par terre, en suivant la côte. Ce sera plus long, mais plus intéressant.

– Bon. Je verrai à me procurer un guide.

– J’en ai précisément un à vous offrir.

– Un homme sûr, intelligent?

– Oui, un habitant de la presqu’île. C’est un chasseur d’eider, fort habile, et dont vous serez content. Il parle parfaitement le danois.

– Et quand pourrai-je le voir?

– Demain, si cela vous plaît.

– Pourquoi pas aujourd’hui?

– C’est qu’il n’arrive que demain.

– A demain donc», répondit mon oncle avec un soupir.

Cette importante conversation se termina quelques instants plus tard par de chaleureux remerciements du professeur allemand au professeur islandais. Pendant ce dîner, mon oncle venait d’apprendre des choses importantes, entre autres l’histoire de Saknussemm, la raison de son document mystérieux, comme quoi son hôte ne l’accompagnerait pas dans son expédition, et que dès le lendemain un guide serait à ses ordres.

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1 Nom donné aux golfes étroits dans le pays scandinaves.

2 2 francs 27 centimes environ. Note de l’auteur.

3 La Recherche fut envoyée en 1835 par l’amiral Duperré pour retrouver les traces d’une expédition perdue, celle de M. de Blosseville et de La Lilloise, dont on n’a jamais eu de nouvelles.