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Jules Verne

 

voyage au centre de la terre

 

(Chapitre XXXI-XXXV)

 

 

vignettes par Riou

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XXXI

 

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e lendemain je me réveillai complètement guéri. Je pensai qu’un bain me serait très salutaire, et j’allai me plonger pendant quelques minutes dans les eaux de cette Méditerranée. Ce nom, à coup sûr, elle le méritait entre tous.

Je revins déjeuner avec un bel appétit. Hans s’entendait à cuisiner notre petit menu; il avait de l’eau et du feu à sa disposition, de sorte qu’il put varier un peu notre ordinaire. Au dessert, il nous servit quelques tasses de café, et jamais ce délicieux breuvage ne me parut plus agréable à déguster.

«Maintenant, dit mon oncle, voici l’heure de la marée, et il ne faut pas manquer l’occasion d’étudier ce phénomène.

– Comment, la marée! m’écriai-je.

– Sans doute.

– L’influence de la lune et du soleil se fait sentir jusqu’ici?

– Pourquoi pas? Les corps ne sont-ils pas soumis dans leur ensemble à l’attraction universelle? Cette masse d’eau ne peut donc échapper à cette loi générale. Aussi, malgré la pression atmosphérique qui s’exerce à sa surface, tu vas la voir se soulever comme l’Atlantique lui-même.»

En ce moment nous foulions le sable du rivage, et les vagues gagnaient peu à peu la grève.

«Voilà bien le flot qui commence, m’écriai-je.

– Oui, Axel, et d’après ces relais d’écume, tu peux voir que la mer s’élève d’une dizaine de pieds environ.

– C’est merveilleux!

– Non, c’est naturel.

– Vous avez beau dire, mon oncle, tout cela me paraît extraordinaire, et c’est à peine si j’en crois mes yeux. Qui eût jamais imaginé dans cette écorce terrestre un océan véritable, avec ses flux et ses reflux, avec ses brises, avec ses tempêtes!

– Pourquoi pas? Y a-t-il une raison physique qui s’y oppose?

– Je n’en vois pas, du moment qu’il faut abandonner le système de la chaleur centrale.

– Donc, jusqu’ici la théorie de Davy se trouve justifiée?

– Évidemment, et dès lors rien ne contredit l’existence de mers ou de contrées à l’intérieur du globe.

– Sans doute, mais inhabitées.

– Bon! pourquoi ces eaux ne donneraient-elles pas asile à quelques poissons d’une espèce inconnue?

– En tout cas, nous n’en avons pas aperçu un seul jusqu’ici.

– Eh bien, nous pouvons fabriquer des lignes et voir si l’hameçon aura autant de succès ici-bas que dans les océans sublunaires.

– Nous essaierons, Axel, car il faut pénétrer tous les secrets de ces régions nouvelles.

– Mais où sommes-nous? mon oncle, car je ne vous ai point encore posé cette question à laquelle vos instruments ont dû vous répondre.

– Horizontalement, à trois cent cinquante lieues de l’Islande.

– Tout autant?

– Je suis sûr de ne pas me tromper de cinq cents toises.

– Et la boussole indique toujours le sud-est?

– Oui, avec une déclinaison occidentale de dix-neuf degrés et quarante-deux minutes, comme sur terre, absolument. Pour son inclinaison, il se passe un fait curieux que j’ai observé avec le plus grand soin.

– Et lequel?

– C’est que l’aiguille, au lieu de s’incliner vers le pôle, comme elle le fait dans l’hémisphère boréal, se relève au contraire.

– Il faut donc en conclure que le point d’attraction magnétique se trouve compris entre la surface du globe et l’endroit où nous sommes parvenus?

– Précisément, et il est probable que, si nous arrivions vers les régions polaires, vers ce soixante-dixième degré où James Ross a découvert le pôle magnétique, nous verrions l’aiguille se dresser verticalement. Donc, ce mystérieux centre d’attraction ne se trouve pas situé à une grande profondeur.

– En effet, et voilà un fait que la science n’a pas soupçonné.

– La science, mon garçon, est faite d’erreurs, mais d’erreurs qu’il est bon de commettre, car elles mènent peu à peu à la vérité.

– Et à quelle profondeur sommes-nous?

– A une profondeur de trente-cinq lieues.

– Ainsi, dis-je en considérant la carte, la partie montagneuse de l’Écosse est au-dessus de nous, et, là, les monts Grampians élèvent à une prodigieuse hauteur leur cime couverte de neige.

– Oui, répondit le professeur en riant. C’est un peu lourd à porter, mais la voûte est solide; le grand architecte de l’univers l’a construite en bons matériaux, et jamais l’homme n’eût pu lui donner une pareille portée! Que sont les arches des ponts et les arceaux des cathédrales auprès de cette nef d’un rayon de trois lieues, sous laquelle un océan et ses tempêtes peuvent se développer à leur aise?

– Oh! je ne crains pas que le ciel me tombe sur la tête. Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets? Ne comptez-vous pas retourner à la surface du globe?

– Retourner! Par exemple! Continuer notre voyage, au contraire, puisque tout a si bien marché jusqu’ici.

– Cependant je ne vois pas comment nous pénétrerons sous cette plaine liquide.

– Oh! je ne prétends point m’y précipiter la tête la première. Mais si les océans ne sont, à proprement parler, que des lacs, puisqu’ils sont entourés de terre, à plus forte raison cette mer intérieure se trouve-t-elle circonscrite par le massif granitique..

– Cela n’est pas douteux.

– Eh bien! sur les rivages opposés, je suis certain de trouver de nouvelles issues.

– Quelle longueur supposez-vous donc à cet océan?

– Trente ou quarante lieues.

– Ah! fis-je, tout en imaginant que cette estime pouvait bien être inexacte.

– Ainsi, nous n’avons pas de temps à perdre, et dès demain nous prendrons la mer.»

Involontairement je cherchai des yeux le navire qui devait nous transporter.

«Ah! dis-je, nous nous embarquerons. Bien! Et sur quel bâtiment prendrons-nous passage?

– Ce ne sera pas sur un bâtiment, mon garçon, mais sur un bon et solide radeau.

– Un radeau! m’écriai-je. Un radeau est aussi impossible à construire qu’un navire, et je ne vois pas…

– Tu ne vois pas, Axel, mais si tu écoutais tu pourrais entendre!

– Entendre?

– Oui, certains coups de marteau qui t’apprendraient que Hans est déjà à l’œuvre.

– Il construit un radeau?

– Oui.

– Comment! il a déjà fait tomber des arbres sous sa hache?

– Oh! les arbres étaient tout abattus. Viens, et tu le verras à l’ouvrage.»

Après un quart d’heure de marche, de l’autre côté du promontoire qui formait le petit port naturel, j’aperçus Hans au travail. Quelques pas encore, et je fus près de lui. A ma grande surprise, un radeau à demi terminé s’étendait sur le sable; il était fait de poutres d’un bois particulier et un grand nombre de madriers, de courbes, de couples de toute espèce, jonchaient littéralement le sol. Il y avait là de quoi construire une marine entière.

«Mon oncle, m’écriai-je, quel est ce bois?

– C’est du pin, du sapin, du bouleau, toutes les espèces des conifères du Nord, minéralisées sous l’action des eaux de la mer.

– Est-il possible?

– C’est ce qu’on appelle du «surtarbrandur» ou bois fossile.

– Mais alors, comme les lignites, il doit avoir la dureté de la pierre, et il ne pourra flotter?

– Quelquefois cela arrive; il y a de ces bois qui sont devenus de véritables anthracites; mais d’autres, tels que ceux-ci, n’ont encore subi qu’un commencement de transformation fossile. Regarde plutôt», ajouta mon oncle en jetant à la mer une de ces précieuses épaves.

Le morceau de bois, après avoir disparu, revint à la surface des flots et oscilla au gré de leurs ondulations.

«Es-tu convaincu? dit mon oncle.

– Convaincu surtout que cela n’est pas croyable!»

Le lendemain soir, grâce à l’habileté du guide, le radeau était terminé; il avait dix pieds de long sur cinq de large; les poutres de surtarbrandur, reliées entre elles par de fortes cordes, offraient une surface solide, et, une fois lancée, cette embarcation improvisée flotta tranquillement sur les eaux de la mer Lidenbrock.

 

 

Chapitre XXXII

 

e 13 août, on se réveilla de bon matin. Il s’agissait d’inaugurer un nouveau genre de locomotion rapide et peu fatigant.

Un mât fait de deux bâtons jumelés, une vergue formée d’un troisième, une voile empruntée à nos couvertures, composaient le gréement du radeau. Les cordes ne manquaient pas. Le tout était solide.

A six heures, le professeur donna le signal d’embarquer. Les vivres, les bagages, les instruments, les armes et une notable quantité d’eau douce recueillie dans les rochers, se trouvaient en place.

Hans avait installé un gouvernail qui lui permettait de diriger son appareil flottant. Il se mit à la barre. Je détachai l’amarre qui nous retenait au rivage. La voile fut orientée, et nous débordâmes rapidement.

Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait à sa nomenclature géographique, voulut lui donner un nom, le mien, entre autres.

«Ma foi, dis-je, j’en ai un autre à vous proposer.

– Lequel?

– Le nom de Graüben. Port-Graüben, cela fera très bien sur la carte.

– Va pour Port-Graüben.»

Et voilà comment le souvenir de ma chère Virlandaise se rattacha à notre aventureuse expédition.

La brise soufflait du nord-est. Nous filions vent arrière avec une extrême rapidité. Les couches très denses de l’atmosphère avaient une poussée considérable et agissaient sur la voile comme un puissant ventilateur.

Au bout d’une heure, mon oncle avait pu estimer assez exactement notre vitesse.

«Si nous continuons à marcher ainsi dit-il, nous ferons au moins trente lieues par vingt-quatre heures, et nous ne tarderons pas à reconnaître les rivages opposés.»

Je ne répondis pas, et j’allai prendre place à l’avant du radeau. Déjà la côte septentrionale s’abaissait à l’horizon. Les deux bras du rivage s’ouvraient largement comme pour faciliter notre départ. Devant mes yeux s’étendait une mer immense. De grands nuages promenaient rapidement à sa surface leur ombre grisâtre, qui semblait peser sur cette eau morne. Les rayons argentés de la lumière électrique, réfléchis çà et là par quelque gouttelette, faisaient éclore des points lumineux dans les remous de l’embarcation. Bientôt toute terre fut perdue de vue, tout point de repère disparut, et, sans le sillage écumeux du radeau, j’aurais pu croire qu’il demeurait dans une parfaite immobilité.

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Vers midi, des algues immenses vinrent onduler à la surface des flots. Je connaissais la puissance végétative de ces plantes, qui rampent à une profondeur de plus de douze mille pieds au fond des mers, se reproduisent sous des pressions de quatre cents atmosphères et forment souvent des bancs assez considérables pour entraver la marche des navires; mais jamais, je crois, algues ne furent plus gigantesques que celles de la mer Lidenbrock.

Notre radeau longea des fucus longs de trois et quatre mille pieds, immenses serpents qui se développaient hors de la portée de la vue; je m’amusais à suivre du regard leurs rubans infinis, croyant toujours en atteindre l’extrémité, et pendant des heures entières ma patience était trompée, sinon mon étonnement.

Quelle force naturelle pouvait produire de telles plantes, et quel devait être l’aspect de la terre aux premiers siècles de sa formation, quand, sous l’action de la chaleur et de l’humidité, le règne végétal se développait seul à sa surface!

Le soir arriva, et ainsi que je l’avais remarqué la veille, l’état lumineux de l’air ne subit aucune diminution. C’était un phénomène constant sur la durée duquel on pouvait compter.

Après le souper, je m’étendis au pied du mât, et je ne tardai pas à m’endormir au milieu d’indolentes rêveries.

Hans, immobile au gouvernail, laissait courir le radeau, qui, d’ailleurs, poussé vent arrière, ne demandait même pas à être dirigé.

Depuis notre départ de Port-Graüben, le professeur Lidenbrock m’avait chargé de tenir le «journal de bord», de noter les moindres observations, de consigner les phénomènes intéressants, la direction du vent, la vitesse acquise, le chemin parcouru, en un mot, tous les incidents de cette étrange navigation.

Je me bornerai donc à reproduire ici des notes quotidiennes, écrites pour ainsi dire sous la dictée des événements, afin de donner un récit plus exact de notre traversée.

Vendredi 14 août. – Brise égale du N.-O. Le radeau marche avec rapidité et en ligne droite. La côte reste à trente lieues sous le vent. Rien à l’horizon. L’intensité de la lumière ne varie pas. Beau temps, c’est-à-dire que les nuages sont fort élevés, peu épais et baignés dans une atmosphère blanche, comme serait de l’argent en fusion. Thermomètre: + 32 ºC.

A midi Hans prépare un hameçon à l’extrémité d’une corde. Il l’amorce avec un petit morceau de viande et le jette à la mer. Pendant deux heures il ne prend rien. Ces eaux sont donc inhabitées? Non. Une secousse se produit. Hans tire sa ligne et ramène un poisson qui se débat vigoureusement.

«Un poisson! s’écrie mon oncle.

– C’est un esturgeon! m’écriai-je à mon tour, un esturgeon de petite taille!»

Le professeur regarde attentivement l’animal et ne partage pas mon opinion. Ce poisson a la tête plate, arrondie et la partie antérieure du corps couverte de plaques osseuses; sa bouche est privée de dents; des nageoires pectorales assez développées sont ajustées à son corps dépourvu de queue. Cet animal appartient bien à un ordre où les naturalistes ont classé l’esturgeon, mais il en diffère par des côtés assez essentiels.

Mon oncle ne s’y trompe pas, car, après un assez court examen, il dit:

«Ce poisson appartient à une famille éteinte depuis des siècles et dont on retrouve seulement les traces fossiles dans le terrain dévonien.

– Comment! dis-je, nous aurions pu prendre vivant un de ces habitants des mers primitives?

– Oui, répond le professeur en continuant ses observations, et tu vois que ces poissons fossiles n’ont aucune identité avec les espèces actuelles. Or, tenir un de ces êtres vivant c’est un véritable bonheur de naturaliste.

– Mais à quelle famille appartient-il?

– A l’ordre des Ganoïdes, famille des Céphalaspides, genre…

– Eh bien?

– Genre des Pterychtis, j’en jurerais! Mais celui-ci offre une particularité qui, dit-on, se rencontre chez les poissons des eaux souterraines.

– Laquelle?

– Il est aveugle!

– Aveugle!

– Non seulement aveugle, mais l’organe de la vue lui manque absolument.»

Je regarde. Rien n’est plus vrai. Mais ce peut être un cas particulier. La ligne est donc amorcée de nouveau et rejetée à la mer. Cet océan, à coup sûr, est fort poissonneux, car, en deux heures, nous prenons une grande quantité de Pterychtis, ainsi que des poissons appartenant à une famille également éteinte, les Dipterides, mais dont mon oncle ne peut reconnaître le genre. Tous sont dépourvus de l’organe de la vue. Cette pêche inespérée renouvelle avantageusement nos provisions.

Ainsi donc, cela paraît constant, cette mer ne renferme que des espèces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles sont d’autant plus parfaits que leur création est plus ancienne.

Peut-être rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens que la science a su refaire avec un bout d’ossement ou de cartilage?

Je prends la lunette et j’examine la mer. Elle est déserte. Sans doute nous sommes encore trop rapprochés des côtes.

Je regarde dans les airs. Pourquoi quelques-uns de ces oiseaux reconstruits par l’immortel Cuvier ne battraient-ils pas de leurs ailes ces lourdes couches atmosphériques? Les poissons leur fourniraient une suffisante nourriture. J’observe l’espace, mais les airs sont inhabités comme les rivages.

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Cependant mon imagination m’emporte dans les merveilleuses hypothèses de la paléontologie. Je rêve tout éveillé. Je crois voir à la surface des eaux ces énormes Chersites, ces tortues antédiluviennes, semblables à des îlots flottants. Sur les grèves assombries passent les grands mammifères des premiers jours, le Leptotherium, trouvé dans les cavernes du Brésil, le Mericotherium, venu des régions glacées de la Sibérie. Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir gigantesque, se cache derrière les rocs, prêt à disputer sa proie à l’Anoplotherium, animal étrange, qui tient du rhinocéros, du cheval, de l’hippopotame et du chameau, comme si le Créateur, trop pressé aux premières heures du monde, eût réuni plusieurs animaux en un seul. Le Mastodonte géant fait tournoyer sa trompe et broie sous ses défenses les rochers du rivage, tandis que le Mégatherium, arc-bouté sur ses énormes pattes, fouille la terre en éveillant par ses rugissements l’écho des granits sonores. Plus haut, le Protopithèque, le premier singe apparu à la surface du globe, gravit les cimes ardues. Plus haut encore, le Pterodactyle, à la main ailée, glisse comme une large chauve-souris sur l’air comprimé. Enfin, dans les dernières couches, des oiseaux immenses, plus puissants que le casoar, plus grands que l’autruche, déploient leurs vastes ailes et vont donner de la tête contre la paroi de la voûte granitique.

Tout ce monde fossile renaît dans mon imagination. Je me reporte aux époques bibliques de la création, bien avant la naissance de l’homme, lorsque la terre incomplète ne pouvait lui suffire encore. Mon rêve alors devance l’apparition des êtres animés. Les mammifères disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles de l’époque secondaire, et enfin les poissons, les crustacés, les mollusques, les articulés. Les zoophytes de la période de transition retournent au néant à leur tour. Toute la vie de la terre se résume en moi, et mon cœur est seul à battre dans ce monde dépeuplé. Il n’y a plus de saisons; il n’y a plus de climats; la chaleur propre du globe s’accroît sans cesse et neutralise celle de l’astre radieux. La végétation s’exagère. Je passe comme une ombre au milieu des fougères arborescentes, foulant de mon pas incertain les marnes irisées et les grès bigarrés du sol; je m’appuie au tronc des conifères immenses; je me couche à l’ombre des Sphenophylles, des Asterophylles, et des Lycopodes hauts de cent pieds.

Les siècles s’écoutent comme des jours! Je remonte la série des transformations terrestres. Les plantes disparaissent; les roches granitiques perdent leur pureté; l’état liquide va remplacer l’état solide sous l’action d’une chaleur plus intense; les eaux courent à la surface du globe; elles bouillonnent, elles se volatilisent; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu à peu ne forme plus qu’une masse gazeuse, portée au rouge blanc, grosse comme le soleil et brillante comme lui!

Au centre de cette nébuleuse, quatorze cent mille fois plus considérable que ce globe qu’elle va former un jour, je suis entraîné dans les espaces planétaires! Mon corps se subtilise, se sublime à son tour et se mélange comme un atome impondérable à ces immenses vapeurs qui tracent dans l’infini leur orbite enflammée.

Quel rêve! Où m’emporte-t-il? Ma main fiévreuse en jette sur le papier les étranges détails! J’ai tout oublié, et le professeur, et le guide, et le radeau! Une hallucination s’est emparée de mon esprit…

«Qu’as-tu?» dit mon oncle.

Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.

«Prends garde, Axel, tu vas tomber à la mer!»

En même temps, je me sens saisir vigoureusement par la main de Hans. Sans lui, sous l’empire de mon rêve, je me précipitais dans les flots.

«Est-ce qu’il devient fou? s’écrie le professeur.

– Qu’y a-t-il? dis-je enfin, revenant à moi.

– Es-tu malade?

– Non, j’ai eu un moment d’hallucination, mais il est passé. Tout va bien, d’ailleurs?

– Oui! bonne brise, belle mer! nous filons rapidement, et si mon estime ne m’a pas trompé, nous ne pouvons tarder à atterrir.»

A ces paroles, je me lève, je consulte l’horizon; mais la ligne d’eau se confond toujours avec la ligne des nuages.

 

 

Chapitre XXXIII

 

amedi 15 août. – La mer conserve sa monotone uniformité. Nulle terre n’est en vue. L’horizon paraît excessivement reculé.

J’ai la tête encore alourdie par la violence de mon rêve.

Mon oncle n’a pas rêvé, lui, mais il est de mauvaise humeur. Il parcourt tous les points de l’espace avec sa lunette et se croise les bras d’un air dépité.

Je remarque que le professeur Lidenbrock tend à redevenir l’homme impatient du passé, et je consigne le fait sur mon journal. Il a fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelque étincelle d’humanité; mais, depuis ma guérison, la nature a repris le dessus. Et cependant, pourquoi s’emporter? Le voyage ne s’accomplit-il pas dans les circonstances les plus favorables? Est-ce que le radeau ne file pas avec une merveilleuse rapidité?

 

«Vous semblez inquiet, mon oncle? dis-je, en le voyant souvent porter la lunette à ses yeux.

– Inquiet? Non.

– Impatient, alors?

– On le serait à moins!

– Cependant nous marchons avec une vitesse…

– Que m’importe? Ce n’est pas la vitesse qui est trop petite, c’est la mer qui est trop grande!»

Je me souviens alors que le professeur, avant notre départ, estimait à une trentaine de lieues la longueur de cet océan souterrain. Or, nous avons déjà parcouru un chemin trois fois plus long, et les rivages du sud n’apparaissent pas encore.

«Nous ne descendons pas! reprend le professeur. Tout cela est du temps perdu, et, en somme, je ne suis pas venu si loin pour faire une partie de bateau sur un étang!»

Il appelle cette traversée une partie de bateau, et cette mer un étang!

«Mais, dis-je, puisque nous avons suivi la route indiquée par Saknussemm…

– C’est la question. Avons-nous suivi cette route? Saknussemm a-t-il rencontré cette étendue d’eau? L’a-t-il traversée? Ce ruisseau que nous avons pris pour guide ne nous a-t-il pas complètement égarés?

– En tout cas, nous ne pouvons regretter d’être venus jusqu’ici. Ce spectacle est magnifique, et…

– Il ne s’agit pas de voir. Je me suis proposé un but, et je veux l’atteindre! Ainsi ne me parle pas d’admirer!»

Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se ronger les lèvres d’impatience. A six heures du soir, Hans réclame sa paie, et ses trois rixdales lui sont comptées.

Dimanche 16 août. – Rien de nouveau. Même temps. Le vent a une légère tendance à fraîchir. En me réveillant, mon premier soin est de constater l’intensité de la lumière. Je crains toujours que le phénomène électrique ne vienne à s’obscurcir, puis à s’éteindre. Il n’en est rien. L’ombre du radeau est nettement dessinée à la surface des flots.

Vraiment cette mer est infinie! Elle doit avoir la largeur de la Méditerranée, ou même de l’Atlantique. Pourquoi pas?

Mon oncle sonde à plusieurs reprises. Il attache un des plus lourds pics à l’extrémité d’une corde qu’il laisse filer de deux cents brasses. Pas de fond. Nous avons beaucoup de peine à ramener notre sonde.

Quand le pic est remonté à bord, Hans me fait remarquer à sa surface des empreintes fortement accusées. On dirait que ce morceau de fer a été vigoureusement serré entre deux corps durs.

Je regarde le chasseur.

«Tänder!» dit-il.

Je ne comprends pas. Je me tourne vers mon oncle, qui est entièrement absorbé dans ses réflexions. Je ne me soucie pas de le déranger. Je reviens vers l’Islandais. Celui-ci, ouvrant et refermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sa pensée.

«Des dents!» dis-je avec stupéfaction en considérant plus attentivement la barre de fer.

Oui! ce sont bien des dents dont l’empreinte s’est incrustée dans le métal! Les mâchoires qu’elles garnissent doivent posséder une force prodigieuse! Est-ce un monstre des espèces perdues qui s’agite sous la couche profonde des eaux, plus vorace que le squale, plus redoutable que la baleine? Je ne puis détacher mes regards de cette barre à demi rongée! Mon rêve de la nuit dernière va-t-il devenir une réalité?

Ces pensées m’agitent pendant tout le jour, et mon imagination se calme à peine dans un sommeil de quelques heures.

Lundi 17 août. – Je cherche à me rappeler les instincts particuliers à ces animaux antédiluviens de l’époque secondaire, qui, succédant aux mollusques, aux crustacés et aux poissons, précédèrent l’apparition des mammifères sur le globe. Le monde appartenait alors aux reptiles. Ces monstres régnaient en maîtres dans les mers jurassiques1. La nature leur avait accordé la plus complète organisation. Quelle gigantesque structure! quelle force prodigieuse! Les sauriens actuels, alligators ou crocodiles, les plus gros et les plus redoutables, ne sont que des réductions affaiblies de leurs pères des premiers âges!

Je frissonne à l’évocation que je fais de ces monstres. Nul œil humain ne les a vus vivants. Ils apparurent sur la terre mille siècles avant l’homme, mais leurs ossements fossiles, retrouvés dans ce calcaire argileux que les Anglais nomment le lias, ont permis de les reconstruire anatomiquement et de connaître leur colossale conformation.

J’ai vu au Muséum de Hambourg le squelette de l’un de ces sauriens qui mesurait trente pieds de longueur. Suis-je donc destiné, moi, habitant de la terre, à me trouver face à face avec ces représentants d’une famille antédiluvienne? Non! c’est impossible. Cependant la marque des dents puissantes est gravée sur la barre de fer, et à leur empreinte, je reconnais qu’elles sont coniques comme celles du crocodile.

Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer. Je crains de voir s’élancer l’un de ces habitants des cavernes sous-marines.

Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes idées, sinon mes craintes, car, après avoir examiné le pic, il parcourt l’Océan du regard.

«Au diable, dis-je en moi-même, cette idée qu’il a eue de sonder! Il a troublé quelque animal dans sa retraite, et si nous ne sommes pas attaqués en route…»

Je jette un coup d’œil sur les armes, et je m’assure qu’elles sont en bon état. Mon oncle me voit faire et m’approuve du geste.

Déjà de larges agitations produites à la surface des flots indiquent le trouble des couches reculées. Le danger est proche. Il faut veiller.

Mardi 18 août. – Le soir arrive, ou plutôt le moment où le sommeil alourdit nos paupières, car la nuit manque à cet océan, et l’implacable lumière fatigue obstinément nos yeux, comme si nous naviguions sous le soleil des mers arctiques. Hans est à la barre. Pendant son quart je m’endors.

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Deux heures après, une secousse épouvantable me réveille. Le radeau a été soulevé hors des flots avec une indescriptible puissance et rejeté à vingt toises de là.

«Qu’y a-t-il? s’écrie mon oncle. Avons-nous touché?»

Hans montre du doigt, à une distance de deux cent toises, une masse noirâtre qui s’élève et s’abaisse tour à tour. Je regarde et je m’écrie:

«C’est un marsouin colossal!

– Oui, réplique mon oncle, et voilà maintenant un lézard de mer d’une grosseur peu commune!

– Et plus loin un crocodile monstrueux! Voyez sa large mâchoire et les rangées de dents dont elle est armée. Ah! il disparaît!

– Une baleine! une baleine! s’écrie alors le professeur. J’aperçois ses nageoires énormes! Vois l’air et l’eau qu’elle chasse par ses évents!»

En effet, deux colonnes liquides s’élèvent à une hauteur considérable au-dessus de la mer. Nous restons surpris, stupéfaits, épouvantés, en présence de ce troupeau de monstres marins. Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre d’entre eux briserait le radeau d’un coup de dent. Hans veut mettre la barre au vent, afin de fuir ce voisinage dangereux; mais il aperçoit sur l’autre bord d’autres ennemis non moins redoutables: une tortue large de quarante pieds, et un serpent long de trente, qui darde sa tête énorme au-dessus des flots.

Impossible de fuir. Ces reptiles s’approchent; ils tournent autour du radeau avec une rapidité que des convois lancés à grande vitesse ne sauraient égaler; ils tracent autour de lui des cercles concentriques. J’ai pris ma carabine. Mais quel effet peut produire une balle sur les écailles dont le corps de ces animaux est recouvert?

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Nous sommes muets d’effroi. Les voici qui s’approchent! D’un côté le crocodile, de l’autre le serpent. Le reste du troupeau marin a disparu. Je vais faire feu. Hans m’arrête d’un signe. Les deux monstres passent à cinquante toises du radeau, se précipitent l’un sur l’autre, et leur fureur les empêche de nous apercevoir.

Le combat s’engage à cent toises du radeau. Nous voyons distinctement les deux monstres aux prises.

Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennent prendre part à la lutte, le marsouin, la baleine, le lézard, la tortue. A chaque instant je les entrevois. Je les montre à l’Islandais. Celui-ci remue la tête négativement.

«Tva, dit-il.

– Quoi! deux? Il prétend que deux animaux seulement…

– Il a raison, s’écrie mon oncle, dont la lunette n’a pas quitté les yeux.

– Par exemple!

– Oui! le premier de ces monstres a le museau d’un marsouin, la tête d’un lézard, les dents d’un crocodile, et voilà ce qui nous a trompés. C’est le plus redoutable des reptiles antédiluviens, l’ichthyosaurus!

– Et l’autre?

– L’autre, c’est un serpent caché dans la carapace d’une tortue, le terrible ennemi du premier, le plesiosaurus!»

Hans a dit vrai. Deux monstres seulement troublent ainsi la surface de la mer, et j’ai devant les yeux deux reptiles des océans primitifs. J’aperçois l’œil sanglant de l’ichthyosaurus, gros comme la tête d’un homme. La nature l’a doué d’un appareil d’optique d’une extrême puissance et capable de résister à la pression des couches d’eau dans les profondeurs qu’il habite. On l’a justement nommé la baleine des Sauriens, car il en a la rapidité et la taille. Celui-ci ne mesure pas moins de cent pieds, et je peux juger de sa grandeur quand il dresse au-dessus des flots les nageoires verticales de sa queue. Sa mâchoire est énorme, et d’après les naturalistes, elle ne compte pas moins de cent quatre-vingt-deux dents.

Le plesiosaurus, serpent à tronc cylindrique, à queue courte, a les pattes disposées en forme de rame. Son corps est entièrement revêtu d’une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne, se dresse à trente pieds au-dessus des flots.

Ces animaux s’attaquent avec une indescriptible furie. Ils soulèvent des montagnes liquides qui refluent jusqu’au radeau. Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer. Des sifflements d’une prodigieuse intensité se font entendre. Les deux bêtes sont enlacées. Je ne puis les distinguer l’une de l’autre. Il faut tout craindre de la rage du vainqueur.

Une heure, deux heures se passent. La lutte continue avec le même acharnement. Les combattants se rapprochent du radeau et s’en éloignent tour à tour. Nous restons immobiles, prêts à faire feu.

Soudain l’ichthyosaurus et le plesiosaurus disparaissent en creusant un véritable maelström au sein des flots. Plusieurs minutes s’écoutent. Le combat va-t-il se terminer dans les profondeurs de la mer?

Tout à coup une tête énorme s’élance au-dehors, la tête du plesiosaurus. Le monstre est blessé à mort. Je n’aperçois plus son immense carapace. Seulement son long cou se dresse, s’abat, se relève, se recourbe, cingle les flots comme un fouet gigantesque et se tord comme un ver coupé. L’eau rejaillit à une distance considérable. Elle nous aveugle. Mais bientôt l’agonie du reptile touche à sa fin, ses mouvements diminuent, ses contorsions s’apaisent, et ce long tronçon de serpent s’étend comme une masse inerte sur les flots calmés.

Quant à l’ichthyosaurus, a-t-il donc regagné sa caverne sous-marine, ou va-t-il reparaître à la surface de la mer?

 

 

Chapitre XXXIV

 

ercredi 19 août. – Heureusement le vent, qui souffle avec force, nous a permis de fuir rapidement le théâtre de la lutte. Hans est toujours au gouvernail. Mon oncle, tiré de ses absorbantes idées par les incidents de ce combat, retombe dans son impatiente contemplation de la mer.

Le voyage reprend sa monotone uniformité, que je ne tiens pas à rompre au prix des dangers d’hier.

Jeudi 20 août. – Brise N.-N.-E. assez inégale. Température chaude. Nous marchons avec une vitesse de trois lieues et demie à l’heure.

Vers midi, un bruit très éloigné se fait entendre. Je consigne ici le fait sans pouvoir en donner l’explication. C’est un mugissement continu.

«Il y a au loin, dit le professeur, quelque rocher, ou quelque îlot sur lequel la mer se brise.»

Hans se hisse au sommet du mât, mais ne signale aucun écueil. L’océan est uni jusqu’à sa ligne d’horizon.

Trois heures se passent. Les mugissements semblent provenir d’une chute d’eau éloignée.

Je le fais remarquer à mon oncle, qui secoue la tête. J’ai pourtant la conviction que je ne me trompe pas. Courons-nous donc à quelque cataracte qui nous précipitera dans l’abîme? Que cette manière de descendre plaise au professeur, parce qu’elle se rapproche de la verticale, c’est possible, mais à moi…

En tout cas, il doit y avoir à quelques lieues au vent un phénomène bruyant, car maintenant les mugissements se font entendre avec une grande violence. Viennent-ils du ciel ou de l’Océan?

Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dans l’atmosphère, et je cherche à sonder leur profondeur. Le ciel est tranquille. Les nuages, emportés au plus haut de la voûte, semblent immobiles et se perdent dans l’intense irradiation de la lumière. Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce phénomène.

J’interroge alors l’horizon pur et dégagé de toute brume. Son aspect n’a pas changé. Mais si ce bruit vient d’une chute, d’une cataracte, si tout cet océan se précipite dans un bassin inférieur, si ces mugissements sont produits par une masse d’eau qui tombe, le courant doit s’activer, et sa vitesse croissante peut me donner la mesure du péril dont nous sommes menacés. Je consulte le courant. Il est nul. Une bouteille vide que je jette à la mer reste sous le vent.

Vers quatre heures Hans se lève, se cramponne au mât et monte à son extrémité. De là son regard parcourt l’arc de cercle que l’océan décrit devant le radeau et s’arrête sur un point. Sa figure n’exprime aucune surprise, mais son œil est devenu fixe.

«Il a vu quelque chose, dit mon oncle.

– Je le crois.»

Hans redescend, puis il étend son bras vers le sud en disant:

«Der nere!

– Là-bas?» répond mon oncle.

Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant une minute, qui me paraît un siècle.

«Oui, oui! s’écrie-t-il.

– Que voyez-vous?

– Une gerbe immense qui s’élève au-dessus des flots.

– Encore quelque animal marin?

– Peut-être.

– Alors mettons le cap plus à l’ouest, car nous savons à quoi nous en tenir sur le danger de rencontrer ces monstres antédiluviens!

– Laissons aller», répond mon oncle.

Je me retourne vers Hans. Hans maintient sa barre avec une inflexible rigueur.

Cependant, si de la distance qui nous sépare de cet animal, distance qu’il faut estimer à douze lieues au moins, on peut apercevoir la colonne d’eau chassée par ses évents, il doit être d’une taille surnaturelle. Fuir serait se conformer aux lois de la plus vulgaire prudence. Mais nous ne sommes pas venus ici pour être prudents.

On va donc en avant. Plus nous approchons, plus la gerbe grandit. Quel monstre peut s’emplir d’une pareille quantité d’eau et l’expulser ainsi sans interruption?

A huit heures du soir, nous ne sommes pas à deux lieues de lui. Son corps noirâtre, énorme, montueux, s’étend dans la mer comme un îlot. Est-ce illusion, est-ce effroi? Sa longueur me paraît dépasser mille toises. Quel est donc ce cétacé que n’ont prévu ni les Cuvier ni les Blumenbach? Il est immobile et comme endormi; la mer semble ne pouvoir le soulever, et ce sont les vagues qui ondulent sur ses flancs. La colonne d’eau, projetée à une hauteur de cinq cents pieds, retombe en pluie avec un bruit assourdissant. Nous courons en insensés vers cette masse puissante que cent baleines ne nourriraient pas pour un jour.

La terreur me prend. Je ne veux pas aller plus loin! Je couperai, s’il le faut, la drisse de la voile! Je me révolte contre le professeur, qui ne me répond pas. Tout à coup Hans se lève, et montrant du doigt le point menaçant:

 

«Holme! dit-il.

– Une île! s’écrie mon oncle.

– Une île! dis-je à mon tour en haussant les épaules.

– Évidemment, répond le professeur en poussant un vaste éclat de rire.

– Mais cette colonne d’eau?

– «Geyser», fait Hans.

– Eh! sans doute, geyser! riposte mon oncle, un geyser pareil à ceux de l’Islande2

Je ne veux pas, d’abord, m’être trompé si grossièrement. Avoir pris un îlot pour un monstre marin! Mais l’évidence se fait, et il faut enfin convenir de mon erreur. Il n’y a là qu’un phénomène naturel.

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A mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe liquide deviennent grandioses. L’îlot représente à s’y méprendre un cétacé immense dont la tête domine les flots à une hauteur de dix toises. Le geyser, mot que les Islandais prononcent «geysir» et qui signifie «fureur», s’élève majestueusement à son extrémité. De sourdes détonations éclatent par instants, et l’énorme jet, pris de colères plus violentes, secoue son panache de vapeurs en bondissant jusqu’à la première couche de nuages. Il est seul. Ni fumerolles, ni sources chaudes ne l’entourent, et toute la puissance volcanique se résume en lui. Les rayons de la lumière électrique viennent se mêler à cette gerbe éblouissante, dont chaque goutte se nuance de toutes les couleurs du prisme.

«Accostons», dit le professeur.

Mais il faut éviter avec soin cette trombe d’eau qui coulerait le radeau en un instant. Hans, manœuvrant adroitement, nous amène à l’extrémité de l’îlot.

Je saute sur le roc. Mon oncle me suit lestement, tandis que le chasseur demeure à sort poste, comme un homme au-dessus de ces étonnements.

Nous marchons sur un granit mêlé de tuf siliceux; le sol frissonne sous nos pieds comme les flancs d’une chaudière où se tord de la vapeur surchauffée; il est brûlant. Nous arrivons en vue d’un petit bassin central d’où s’élève le geyser. Je plonge dans l’eau qui coule en bouillonnant un thermomètre à déversement, et il marque une chaleur de cent soixante-trois degrés.

Ainsi donc cette eau sort d’un foyer ardent. Cela contredit singulièrement les théories du professeur Lidenbrock. Je ne puis m’empêcher d’en faire la remarque.

«Eh bien, réplique-t-il, qu’est-ce que cela prouve contre ma doctrine?

– Rien», dis-je d’un ton sec, en voyant que je me heurte à un entêtement absolu.

Néanmoins je suis forcé d’avouer que nous sommes singulièrement favorisés jusqu’ici, et que, pour une raison qui m’échappe, ce voyage s’accomplit dans des conditions particulières de température; mais il me paraît évident, certain, que nous arriverons un jour ou l’autre à ces régions où la chaleur centrale atteint les plus hautes limites et dépasse toutes les graduations des thermomètres.

Nous verrons bien. C’est le mot du professeur, qui, après avoir baptisé cet îlot volcanique du nom de son neveu, donne le signal de l’embarquement.

Je reste pendant quelques minutes encore à contempler le geyser. Je remarque que son jet est irrégulier dans ses accès, qu’il diminue parfois d’intensité, puis reprend avec une nouvelle vigueur, ce que j’attribue aux variations de pression des vapeurs accumulées dans son réservoir.

Enfin nous partons en contournant les roches très accores du sud. Hans a profité de cette halte pour remettre le radeau en état.

Mais avant de déborder, je fais quelques observations pour calculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal. Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues de mer depuis Port-Graüben, et nous sommes à six cent vingt lieues de l’Islande, sous l’Angleterre.

 

 

Chapitre XXXV

 

endredi 21 août– Le lendemain le magnifique geyser a disparu. Le vent a fraîchi, et nous a rapidement éloignés de l’îlot Axel. Les mugissements se sont éteints peu à peu.

Le temps, s’il est permis de s’exprimer ainsi, va changer avant peu. L’atmosphère se charge de vapeurs qui emportent avec elles l’électricité formée par l’évaporation des eaux salines; les nuages s’abaissent sensiblement et prennent une teinte uniformément olivâtre; les rayons électriques peuvent à peine percer cet opaque rideau baissé sur le théâtre où va se jouer le drame des tempêtes.

Je me sens particulièrement impressionné, comme l’est sur terre toute créature à l’approche d’un cataclysme. Les «cumulus3» entassés dans le sud présentent un aspect sinistre; ils ont cette apparence «impitoyable» que j’ai souvent remarquée au début des orages. L’air est lourd, la mer est calme.

Au loin, les nuages ressemblent à de grosses balles de coton amoncelées dans un pittoresque désordre; peu à peu ils se gonflent et perdent en nombre ce qu’ils gagnent en grandeur; leur pesanteur est telle qu’ils ne peuvent se détacher de l’horizon; mais, au souffle des courants élevés, ils se fondent peu à peu, s’assombrissent et présentent bientôt une couche unique d’un aspect redoutable; parfois une pelote de vapeurs, encore éclairée, rebondit sur ce tapis grisâtre et va se perdre bientôt dans la masse opaque.

Évidemment l’atmosphère est saturée de fluide; j’en suis tout imprégné; mes cheveux se dressent sur ma tête comme aux abords d’une machine électrique. Il me semble que, si mes compagnons me touchaient en ce moment, ils recevraient une commotion violente

A dix heures du matin, les symptômes de l’orage sont plus décisifs; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre haleine; la nue ressemble à une outre immense dans laquelle s’accumulent les ouragans.

Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je ne puis m’empêcher de dire:

«Voilà un mauvais temps qui se prépare.»

Le professeur ne répond pas. Il est d’une humeur massacrante, à voir l’océan se prolonger indéfiniment devant ses yeux. Il hausse les épaules à mes paroles.

«Nous aurons de l’orage, dis-je en étendant la main vers l’horizon. Ces nuages s’abaissent sur la mer comme pour l’écraser!»

Silence général. Le vent se tait. La nature a l’air d’une morte et ne respire plus. Sur le mât, où je vois déjà poindre un léger feu Saint-Elme, la voile détendue tombe en plis lourds. Le radeau est immobile au milieu d’une mer épaisse, sans ondulations. Mais, si nous ne marchons plus, à quoi bon conserver cette toile, qui peut nous mettre en perdition au premier choc de la tempête?

«Amenons-la, dis-je, abattons notre mât! Cela sera prudent!

Non, par le diable! s’écrie mon oncle, cent fois non! Que le vent nous saisisse! que l’orage nous emporte! mais que j’aperçoive enfin les rochers d’un rivage, quand notre radeau devrait s’y briser en mille pièces!»

Ces paroles ne sont pas achevées que l’horizon du sud change subitement d’aspect. Les vapeurs accumulées se résolvent en eau, et l’air, violemment appelé pour combler les vides produits par la condensation, se fait ouragan. Il vient des extrémités les plus reculées de la caverne. L’obscurité redouble. C’est à peine si je puis prendre quelques notes incomplètes.

Le radeau se soulève, il bondit. Mon oncle est jeté de son haut. Je me traîne jusqu’à lui. Il s’est fortement cramponné à un bout de câble et paraît considérer avec plaisir ce spectacle des éléments déchaînés.

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Hans ne bouge pas. Ses longs cheveux, repoussés par l’ouragan et ramenés sur sa face immobile, lui donnent une étrange physionomie, car chacune de leurs extrémités est hérissée de petites aigrettes lumineuses. Son masque effrayant est celui d’un homme antédiluvien, contemporain des ichthyosaures et des megatheriums.

Cependant le mât résiste. La voile se tend comme une bulle prête à crever. Le radeau file avec un emportement que je ne puis estimer, mais moins vite encore que ces gouttes d’eau déplacées sous lui, dont la rapidité fait des lignes droites et nettes.

«La voile! la voile! dis-je, en faisant signe de l’abaisser.

– Non! répond mon oncle.

– «Nej», fait Hans en remuant doucement la tête.

Cependant, la pluie forme une cataracte mugissante devant cet horizon vers lequel nous courons en insensés. Mais avant qu’elle n’arrive jusqu’à nous, le voile de nuages se déchire, la mer entre en ébullition et l’électricité, produite par une vaste action chimique qui s’opère dans les couches supérieures, est mise en jeu. Aux éclats du tonnerre se mêlent les jets étincelants de la foudre; des éclairs sans nombre s’entrecroisent au milieu des détonations; la masse des vapeurs devient incandescente; les grêlons qui frappent le métal de nos outils ou de nos armes se font lumineux; les vagues soulevées semblent être autant de mamelons ignivomes sous lesquels couve un feu intérieur, et dont chaque crête est empanachée d’une flamme.

Mes yeux sont éblouis par l’intensité de la lumière, mes oreilles brisées par le fracas de la foudre! Il faut me retenir au mât, qui plie comme un roseau sous la violence de l’ouragan!!!

 

[Ici mes notes de voyage devinrent très incomplètes. Je n’ai plus retrouvé que quelques observations fugitives, prises machinalement pour ainsi dire. Mais dans leur brièveté, dans leur obscurité même, elles sont empreintes de l’émotion qui me dominait, et mieux que ma mémoire, elles donnent le sentiment de la situation.]

 

Dimanche 23 août. – Où sommes-nous? Emportés avec une incommensurable rapidité.

La nuit a été épouvantable. L’orage ne se calme pas. Nous vivons dans un milieu de bruit, une détonation incessante. Nos oreilles saignent. On ne peut échanger une parole.

Les éclairs ne discontinuent pas. Je vois des zigzags rétrogrades qui, après un jet rapide, reviennent de bas en haut et vont frapper la voûte de granit. Si elle allait s’écrouler! D’autres éclairs se bifurquent ou prennent la forme de globes de feu qui éclatent comme des bombes. Le bruit général ne paraît pas s’en accroître; il a dépassé la limite d’intensité que peut percevoir l’oreille humaine, et, quand toutes les poudrières du monde viendraient à sauter ensemble, «nous ne saurions en entendre davantage».

Il y a émission continue de lumière à la surface des nuages; la matière électrique se dégage incessamment de leurs molécules; évidemment les principes gazeux de l’air sont altérés; des colonnes d’eau innombrables s’élancent dans l’atmosphère et retombent en écumant.

Où allons-nous?… Mon oncle est couché tout de son long à l’extrémité du radeau.

La chaleur redouble. Je regarde le thermomètre; il indique… [Le chiffre est effacé.]

Lundi 24 août. – Cela ne finira pas! Pourquoi l’état de cette atmosphère si dense, une fois modifié, ne serait-il pas définitif?

Nous sommes brisés de fatigue. Hans comme à l’ordinaire. Le radeau court invariablement vers le sud-est. Nous avons fait plus de deux cents lieues depuis l’îlot Axel.

A midi la violence de l’ouragan redouble. Il faut saisir solidement tous les objets composant la cargaison. Chacun de nous s’attache également. Les flots passent par-dessus notre tête.

Impossible de s’adresser une seule parole depuis trois jours. Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos lèvres; il ne se produit aucun son appréciable. Même en se parlant à l’oreille on ne peut s’entendre.

Mon oncle s’est approché de moi. Il a articulé quelques paroles. Je crois qu’il m’a dit: «Nous sommes perdus.» Je n’en suis pas certain.

Je prends le parti de lui écrire ces mots: «Amenons notre voile.»

Il me fait signe qu’il y consent.

Sa tête n’a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu’un disque de feu apparaît au bord du radeau. Le mât et la voile sont partis tout d’un bloc, et je les ai vus s’enlever à une prodigieuse hauteur, semblables au ptérodactyle, cet oiseau fantastique des premiers siècles.

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Nous sommes glacés d’effroi. La boule mi-partie blanche, mi-partie azurée, de la grosseur d’une bombe de dix pouces, se promène lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous la lanière de l’ouragan. Elle vient ici, là, monte sur un des bâtis du radeau, saute sur le sac aux provisions, redescend légèrement, bondit, effleure la caisse à poudre. Horreur! Nous allons sauter! Non. Le disque éblouissant s’écarte; il s’approche de Hans, qui le regarde fixement; de mon oncle, qui se précipite à genoux pour l’éviter; de moi, pâle et frissonnant sous l’éclat de la lumière et de la chaleur; il pirouette près de mon pied, que j’essaie de retirer. Je ne puis y parvenir.

Une odeur de gaz nitreux remplit l’atmosphère; elle pénètre le gosier, les poumons. On étouffe.

Pourquoi ne puis-je retirer mon pied? Il est donc rivé au radeau! Ah! la chute de ce globe électrique a aimanté tout le fer du bord; les instruments, les outils, les armes s’agitent en se heurtant avec un cliquetis aigu; les clous de ma chaussure adhèrent violemment à une plaque de fer incrustée dans le bois. Je ne puis retirer mon pied!

Enfin, par un effort violent, je l’arrache au moment où la boule allait le saisir dans son mouvement giratoire et m’entraîner moi-même, si…

Ah! quelle lumière intense! le globe éclate! nous sommes couverts par des jets de flammes!

Puis tout s’éteint. J’ai eu le temps de voir mon oncle étendu sur le radeau. Hans toujours à sa barre et «crachant du feu» sous l’influence de l’électricité qui le pénètre!

Où allons-nous? où allons-nous?

 

Mardi 25 août. – Je sors d’un évanouissement prolongé. L’orage continue; les éclairs se déchaînent comme une couvée de serpents lâchée dans l’atmosphère.

Sommes-nous toujours sur la mer? Oui, emportés avec une vitesse incalculable. Nous avons passé sous l’Angleterre, sous la Manche, sous la France, sous l’Europe entière, peut-être!

 

Un bruit nouveau se fait entendre! Évidemment, la mer qui se brise sur des rochers!… Mais alors…

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1 Mers de la période secondaire qui ont formé les terrains dont se composent les montagnes du Jura.

2 Source jaillissante très célèbre située au pied de l’Hécla.

3 Nuages de formes arrondies.