Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

Aventures de trois Russes

et de trois Anglais 

dans l’Afrique australe

 

(Chapitre I-V)

 

 

Illustrées de 53 vignettes par Férat, gravées par Pannemaker

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

trois_02.jpg (41820 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

trois_03.jpg (200643 bytes)

 

Chapitre I

Sur les bords du fleuve Orange.

 

e 27 février 1854, deux hommes, étendus au pied d’un gigantesque saule pleureur, causaient en observant avec une extrême attention les eaux du fleuve Orange. Ce fleuve, le Groote-river des Hollandais, le Gariep des Hottentots, peut rivaliser avec les trois grandes artères africaines, le Nil, le Niger et le Zambèse. Comme elles, il a des crues, des rapides, des cataractes. Quelques voyageurs, dont les noms sont connus sur une partie de son cours, Thompson, Alexander, Burchell, ont tour à tour vanté la limpidité de ses eaux et la beauté de ses rives.

En cet endroit, l’Orange, se rapprochant des montagnes du duc d’York, offrait aux regards un spectacle sublime. Rocs infranchissables, masses imposantes de pierres et de troncs d’arbres minéralisés sous l’action du temps, cavernes profondes, forêts impénétrables que n’avait pas encore déflorées la hache du settler, tout cet ensemble, encadré dans l’arrière-plan des monts Gariepins, formait un site d’une incomparable magnificence. Là, les eaux du fleuve, encaissées dans un lit trop étroit pour elles et auxquelles le sol venait à manquer subitement, se précipitaient d’une hauteur de quatre cents pieds. En amont de la chute, c’était un simple bouillonnement des nappes liquides, déchirées çà et là par quelques têtes de roc enguirlandées de branches vertes. En aval, le regard ne saisissait qu’un sombre tourbillon d’eaux tumultueuses, que couronnait un épais nuage d’humides vapeurs, zébrées des sept couleurs du prisme. De cet abîme s’élevait un fracas étourdissant, diversement accru par les échos de la vallée.

De ces deux hommes que les hasards d’une exploration avaient sans doute amenés dans cette partie de l’Afrique australe, l’un ne prêtait qu’une vague attention aux beautés naturelles offertes à ses regards. Ce voyageur indifférent, c’était un chasseur bushman, un beau type de cette vaillante race aux yeux vifs, aux gestes rapides, dont la vie nomade se passe dans les bois. Ce nom de bushman, – mot anglaisé tiré du hollandais Boschjesman, – signifie littéralement «homme des buissons.» Il s’applique aux tribus errantes qui battent le pays dans le nord-ouest de la colonie du Cap. Aucune famille de ces bushmen n’est sédentaire. Leur vie se passe à errer dans cette région comprise entre la rivière d’Orange et les montagnes de l’est, à piller les fermes, à détruire les récoltes de ces impérieux colons qui les ont repoussés vers les arides contrées de l’intérieur, où poussent plus de pierres que de plantes.

Ce bushman, âgé de quarante ans environ, était un homme de haute taille, et possédait évidemment une grande force musculaire. Même au repos, son corps offrait encore l’attitude de l’action. La netteté, l’aisance et la liberté de ses mouvements dénotaient un individu énergique, une sorte de personnage coulé dans le moule du célèbre Bas-de-Cuir, le héros des prairies canadiennes, mais avec moins de calme peut-être que le chasseur favori de Cooper. Cela se voyait à la coloration passagère de sa face, animée par l’accélération des mouvements de son cœur.

Le bushman n’était plus un sauvage comme ses congénères, les anciens Saquas. Né d’un père anglais et d’une mère hottentote, ce métis, à fréquenter les étrangers, avait plus gagné que perdu, et il parlait couramment la langue paternelle. Son costume, moitié hottentot, moitié européen, se composait d’une chemise de flanelle rouge, d’une casaque et d’une culotte en peau d’antilope, de jambières faites de la dépouille d’un chat sauvage. Au cou de ce chasseur était suspendu un petit sac qui contenait un couteau, une pipe et du tabac. Une sorte de calotte en peau de mouton encapuchonnait sa tête. Une ceinture faite d’une épaisse lanière sauvage serrait sa taille. A ses poignets nus se contournaient des anneaux d’ivoire confectionnés avec une remarquable habileté. Sur ses épaules flottait un «kross», sorte de manteau drapé, taillé dans la peau d’un tigre, et qui descendait jusqu’à ses genoux. Un chien de race indigène dormait près de lui. Ce bushman fumait à coups précipités dans une pipe en os, et donnait des marques non équivoques de son impatience.

«Allons, calmons-nous, Mokoum, lui dit son interlocuteur. Vous êtes véritablement le plus impatient des hommes, – quand vous ne chassez pas! Mais comprenez donc bien, mon digne compagnon, que nous ne pouvons rien changer à ce qui est. Ceux que nous attendons arriveront tôt ou tard, et ce sera demain, si ce n’est pas aujourd’hui!»

Le compagnon du bushman était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, qui contrastait avec le chasseur. Sa complexion calme se manifestait en toutes ses actions. Quant à son origine, nul n’eût hésité à la reconnaître. Il était Anglais. Son costume beaucoup trop «bourgeois» indiquait que les déplacements ne lui étaient pas familiers. Il avait l’air d’un employé égaré dans une contrée sauvage, et involontairement, on eût regardé s’il ne portait pas une plume à son oreille, comme les caissiers, commis, comptables, et autres variétés de la grande famille des bureaucrates.

En effet, ce n’était point un voyageur que ce jeune homme, mais un savant distingué, William Emery, astronome attaché à l’observatoire du Cap, utile établissement qui depuis longtemps rend de véritables services à la science.

Ce savant, un peu dépaysé peut-être, au milieu de cette région déserte de l’Afrique australe, à quelques centaines de milles de Cape-Town, ne parvenait que difficilement à contenir l’impatience naturelle de son compagnon.

«Monsieur Emery, lui répondit le chasseur en bon anglais, voici huit jours que nous sommes au rendez-vous de l’Orange, à la cataracte de Morgheda. Or, il y a longtemps que pareil événement n’est arrivé à un membre de ma famille, de rester huit jours à la même place! Vous oubliez que nous sommes des nomades, et que les pieds nous brûlent à demeurer ainsi!

– Mon ami Mokoum, reprit l’astronome, ceux que nous attendons viennent d’Angleterre, et nous pouvons bien leur accorder huit jours de grâce. Il faut tenir compte des longueurs d’une traversée, des retards que le remontage de l’Orange peut occasionner à leur barque à vapeur, en un mot, des mille difficultés inhérentes à une semblable entreprise. On nous a dit de tout préparer pour un voyage d’exploration dans l’Afrique australe, puis cela fait, de venir attendre aux chutes de Morgheda mon collègue, le colonel Everest, de l’observatoire de Cambridge. Voici les chutes de Morgheda, nous sommes à l’endroit désigné, nous attendons. Que voulez-vous de plus, mon digne bushman?»

Le chasseur voulait davantage sans doute, car sa main tourmentait fébrilement la batterie de son rifle, un excellent Manton, arme de précision, à balle conique, qui permettait d’abattre un chat sauvage ou une antilope à une distance de huit à neuf cents yards. On voit que le bushman avait renoncé au carquois d’aloës et aux flèches empoisonnées de ses compatriotes pour employer les armes européennes.

«Mais ne vous êtes-vous point trompé, monsieur Emery, reprit Mokoum. Est-ce bien aux chutes de Morgheda, et vers la fin de ce mois de janvier que l’on vous a donné rendez-vous?

– Oui, mon ami, répondit tranquillement William Emery, et voici la lettre de M. Airy, le directeur de l’observatoire de Greenwich, qui vous prouvera que je ne me suis pas trompé.»

Le bushman prit la lettre que lui présentait son compagnon. Il la tourna et la retourna en homme peu familiarisé avec les mystères de la calligraphie. Puis la rendant à William Emery:

«Répétez-moi donc, dit-il, ce que raconte ce morceau de papier noirci?»

Le jeune savant, doué d’une patience à toute épreuve, recommença un récit vingt fois fait déjà à son ami le chasseur. Dans les derniers jours de l’année précédente, William Emery avait reçu une lettre qui l’avisait de la prochaine arrivée du colonel Everest et d’une commission scientifique internationale à destination de l’Afrique australe. Quels étaient les projets de cette commission, pourquoi se transportait-elle à l’extrémité du continent africain? Emery ne pouvait le dire, la lettre de M. Airy se taisant à ce sujet. Lui, suivant les instructions qu’il avait reçues, s’était hâté de préparer à Lattakou, une des stations les plus septentrionales de la Hottentotie, des chariots, des vivres, en un mot tout ce qui était nécessaire au ravitaillement d’une caravane boschjesmane. Puis, connaissant de réputation le chasseur indigène Mokoum, qui avait accompagné Anderson dans ses chasses de l’Afrique occidentale et l’intrépide David Livingstone lors de son premier voyage d’exploration au lac Ngami et aux chutes du Zambèse, il lui offrit le commandement de cette caravane.

Ceci fait, il fut convenu que le bushman, qui connaissait parfaitement la contrée, conduirait William Emery sur les bords de l’Orange, aux chutes de Morgheda, à l’endroit désigné. C’est là que devait les rejoindre la commission scientifique. Cette commission avait dû prendre passage sur la frégate Augusta de la marine britannique, gagner l’embouchure de l’Orange sur la côte occidentale de l’Afrique, à la hauteur du cap Volpas, et remonter le cours du fleuve jusqu’aux cataractes. William Emery et Mokoum étaient donc venus avec un chariot qu’ils avaient laissé au fond de la vallée, chariot destiné à transporter à Lattakou les étrangers et leurs bagages, s’ils ne préféraient s’y rendre par l’Orange et ses affluents, après avoir évité par un portage de quelques milles les chutes de Morgheda.

Ce récit terminé et bien gravé cette fois dans l’esprit du bushman, celui-ci s’avança jusqu’au bord du gouffre au fond duquel se précipitait avec fracas l’écumante rivière. L’astronome le suivit. Là, une pointe avancée permettait de dominer le cours de l’Orange, en aval de la cataracte, jusqu’à une distance de plusieurs milles.

trois_04.jpg (257220 bytes)

Pendant quelques minutes, Mokoum et son compagnon observèrent attentivement la surface de ces eaux qui reprenaient leur tranquillité première à un quart de mille au-dessous d’eux. Aucun objet, bateau ou pirogue, n’en troublait le cours. Il était trois heures alors. Ce mois de janvier correspond au juillet des contrées boréales, et le soleil, presque à pic sur ce vingt-neuvième parallèle, échauffait l’air jusqu’au cent cinquième degré Fahrenheit1 à l’ombre. Sans la brise de l’ouest, qui la modérait un peu, cette température eût été insoutenable pour tout autre qu’un bushman. Cependant, le jeune savant, d’un tempérament sec, tout os et tout nerfs, n’en souffrait pas trop. L’épais feuillage des arbres qui se penchaient sur le gouffre le préservait d’ailleurs des atteintes immédiates des rayons solaires. Pas un oiseau n’animait cette solitude à ces heures chaudes de la journée. Pas un quadrupède ne quittait le frais abri des buissons et ne se hasardait au milieu des clairières. On n’aurait entendu aucun bruit, dans cet endroit désert, quand bien même la cataracte n’eût pas empli l’air de ses mugissements.

Après dix minutes d’observation, Mokoum se retourna vers William Emery, frappant impatiemment la terre de son large pied. Ses yeux, dont la vue était si pénétrante, n’avaient rien découvert.

«Et si vos gens n’arrivent pas? demanda-t-il à l’astronome.

– Ils viendront, mon brave chasseur, répondit William Emery. Ce sont des hommes de parole, et ils seront exacts comme des astronomes. D’ailleurs, que leur reprochez-vous? La lettre annonce leur arrivée pour la fin du mois de janvier. Nous sommes au vingt-sept de ce mois, et ces messieurs ont droit à quatre jours encore pour atteindre les chutes de Morgheda.

– Et si, ces quatre jours écoulés, ils n’ont pas paru? demanda le bushman.

– Eh bien! maître chasseur, ce sera l’occasion ou jamais d’exercer notre patience, car nous les attendrons jusqu’au moment où il me sera bien prouvé qu’ils n’arriveront plus!

– Par notre Dieu Kô! s’écria le bushman d’une voix retentissante, vous seriez homme à attendre que le Gariep ne précipite plus ses eaux retentissantes dans cet abîme!

– Non! chasseur, non, répondit William Emery d’un ton toujours calme. Il faut que la raison domine tous nos actes. Or, que nous dit la raison: c’est que si le colonel Everest et ses compagnons, harassés par un voyage pénible, manquant peut-être du nécessaire, perdus dans cette solitaire contrée, ne nous trouvaient pas au lieu de rendez-vous, nous serions blâmables à tous égards. Si quelque malheur arrivait, la responsabilité en retomberait justement sur nous. Nous devons donc rester à notre poste tant que le devoir nous y obligera. D’ailleurs, nous ne manquons de rien ici. Notre chariot nous attend au fond de la vallée, et nous offre un abri sûr pour la nuit. Les provisions sont abondantes. La nature est magnifique en cet endroit et digne d’être admirée! C’est un bonheur tout nouveau pour moi de passer quelques jours sous ces forêts superbes, au bord de cet incomparable fleuve! Quant a vous, Mokoum, que pouvez-vous désirer? Le gibier de poil ou de plume abonde dans ces forêts, et votre rifle fournit invariablement notre venaison quotidienne. Chasse, mon brave chasseur, tuez le temps en tirant des daims ou des buffles. Allez, mon brave bushman. Pendant ce temps, je guetterai les retardataires, et au moins, vos pieds ne risqueront pas de prendre racine!»

Le chasseur comprit que l’avis de l’astronome était bon à suivre. Il résolut donc d’aller battre pendant quelques heures les broussailles et les taillis des alentours. Lions, hyènes ou léopardés n’étaient pas pour embarrasser un Nemrod tel que lui, des forêts africaines. Il siffla son chien Top, une espèce de «cynhiène» du désert Kalaharien, descendant de cette race dont les Balabas ont fait autrefois des chiens courants. L’intelligent animal, qui semblait être aussi impatient que son maître, se leva en bondissant, et témoigna par ses aboiements joyeux de l’approbation qu’il donnait aux projets du bushman. Bientôt le chasseur et le chien eurent disparu sous le couvert d’un bois dont la masse épaisse couronnait les arrière-plans de la cataracte.

William Emery, demeuré seul, s’étendit au pied du saule, et en attendant le sommeil que devait provoquer en lui la haute température, il se prit à réfléchir sur sa situation actuelle. Il était là, loin des régions habitées, près du cours de cet Orange, encore peu connu. Il attendait des Européens, des compatriotes qui abandonnaient leur pays pour courir les hasards d’une expédition lointaine. Mais quel était le but de cette expédition? Quel problème scientifique voulait-elle résoudre dans les déserts de l’Afrique australe? Quelle observation allait-elle tenter à la hauteur du trentième parallèle sud? Voilà précisément ce que ne disait pas la lettre de l’honorable M. Airy, le directeur de l’observatoire de Greenwich. A lui, Emery, on lui demandait son concours comme savant familiarisé avec le climat des latitudes australes, et puisqu’il s’agissait évidemment de travaux scientifiques, son concours était tout acquis à ses collègues du Royaume-Uni.

Pendant que le jeune astronome réfléchissait à toutes ces choses, et se posait mille questions auxquelles il ne pouvait répondre, le sommeil alourdit ses paupières, et il s’endormit profondément. Lorsqu’il se réveilla, le soleil s’était déjà caché derrière les collines occidentales qui dessinaient leur profil pittoresque sur l’horizon enflammé. Quelques tiraillements d’estomac apprirent à William Emery que l’heure du souper approchait. Il était, en effet, six heures du soir, et le moment arrivait de regagner le chariot au fond de la vallée.

Précisément, en cet instant même, une détonation retentit dans un taillis de bruyères arborescentes, hautes de douze à quinze pieds, qui descendait sur la droite en suivant la pente des collines. Presque aussitôt, le bushman et Top parurent sur la lisière du bois. Mokoum traînait la dépouille d’un animal que son fusil venait d’abattre.

«Arrivez, arrivez, maître pourvoyeur! lui cria William Emery. Qu’apportez-vous pour notre souper?

– Un spring-bok, monsieur William,» répondit le chasseur en jetant à terre un animal dont les cornes s’arrondissaient en forme de lyre.

C’était une sorte d’antilope plus généralement connue sous la dénomination de «bouc sauteur,» qui se rencontre fréquemment dans toutes les régions de l’Afrique australe. Charmant animal que ce bouc, au dos couleur de cannelle, dont la croupe disparaissait sous des touffes de poils soyeux d’une éclatante blancheur, et qui montrait un ventre ocellé de tons châtains. Sa chair, excellente à manger, fut destinée au repas du soir.

Le chasseur et l’astronome, chargeant la bête au moyen d’un bâton transversalement placé sur leurs épaules, quittèrent les sommets de la cataracte, et une demi-heure après, ils atteignaient leur campement situé dans une étroite gorge de la vallée, où les attendait le chariot gardé par deux conducteurs de race boschjesmane.

 

 

Chapitre II

Présentations officielles.

 

endant les 28, 29 et 30 janvier, Mokoum et William Emery ne quittèrent pas le lieu de rendez-vous. Tandis que le bushman, emporté par ses instincts de chasseur, poursuivait indistinctement le gibier et les fauves sur toute cette région boisée qui avoisinait la cataracte, le jeune astronome surveillait le cours du fleuve. Le spectacle de cette nature, grande et sauvage, le ravissait et emplissait son âme d’émotions nouvelles. Lui, homme de chiffre, savant incessamment courbé sur ses catalogues jour et nuit, enchaîné à l’oculaire de ses lunettes, guettant le passage des astres au méridien ou calculant des occultations d’étoiles, il savourait cette existence en plein air, sous les bois presque impénétrables qui hérissaient le penchant des collines, sur ces sommets déserts que les embruns de la Morgheda couvraient d’une poussière humide. C’était une joie, pour lui, de comprendre la poésie de ces vastes solitudes, à peu près inconnues à l’homme, et d’y retremper son esprit fatigué des spéculations mathématiques. Il trompait ainsi les ennuis de l’attente, et se refaisait corps et âme. La nouveauté de sa situation expliquait donc son inaltérable patience que le bushman ne pouvait partager. Aussi, de la part du chasseur, toujours mêmes récriminations, de la part du savant, mêmes réponses calmes, qui ne calmaient point le nerveux Mokoum.

Le 31 janvier arriva, dernier jour fixé par la lettre de l’honorable Airy. Si les savants annoncés n’apparaissaient pas ce jour-là, William Emery serait forcé de prendre un parti, ce qui l’embarrasserait beaucoup. Le retard pouvait se prolonger indéfiniment, et comment indéfiniment attendre?

«Monsieur William, lui dit le chasseur, pourquoi n’irions-nous pas au devant des étrangers? Nous ne pouvons les croiser en route. Il n’y a qu’un chemin, le chemin de la rivière, et s’ils la remontent, comme le dit votre bout de papier, nous les rencontrerons inévitablement.

– Une excellente idée que vous avez là, Mokoum, répondit l’astronome. Poussons une reconnaissance en aval des chutes. Nous en serons quittes pour revenir au campement par les contre-vallées du sud. Mais dites-moi, honnête bushman, vous connaissez en grande partie le cours de l’Orange?

– Oui, monsieur, répondit le chasseur, je l’ai remonté deux fois depuis le cap Volpas jusqu’à sa jonction avec le Hart sur les frontières de la république de Transvaal.

– Et son cours est navigable en toutes ses parties, excepté aux chutes de Morgheda?

– Comme vous le dites, monsieur, répliqua le bushman. J’ajouterai toutefois, que vers la fin de la saison sèche, l’Orange est à peu près sans eau jusqu’à cinq ou six milles de son embouchure. Il se forme alors une barre sur laquelle la houle de l’ouest se brise avec violence.

– Peu importe, répondit l’astronome, puisqu’au moment où nos Européens ont du atterrir, cette embouchure était praticable. Il n’existe donc aucune raison qui puisse motiver leur retard, et par conséquent, ils arriveront.»

Le bushman ne répondit pas. Il plaça sa carabine sur son épaule, siffla Top, et précéda son compagnon dans l’étroit sentier qui rejoignait quatre cents pieds plus bas les eaux inférieures de la cataracte.

Il était alors neuf heures du matin. Les deux explorateurs, – on pourrait vraiment leur donner ce nom, – descendirent le cours du fleuve en suivant sa rive gauche. Le chemin, il s’en fallait, n’offrait pas les terrassements planes et faciles d’une digue ou d’une route de hallage. Les berges de la rivière, hérissées de broussailles, disparaissaient sous un berceau d’essences diverses. Des festons de ce «cynauchum filiforme,» mentionné par Burchell, se croisaient d’un arbre à l’autre, et tendaient un réseau de verdure devant les pas des deux voyageurs. Aussi, le couteau du bushman ne demeurait-il pas inactif. Il tranchait impitoyablement ces guirlandes embarrassantes. William Emery respirait à pleins poumons les senteurs pénétrantes de la forêt, particulièrement embaumée des parfums du camphre que répandaient d’innombrables fleurs de diosmées. Fort heureusement, quelques clairières, des portions de berges dénudées, au long desquelles les eaux poissonneuses coulaient paisiblement, permirent au chasseur et à son compagnon de gagner plus rapidement vers l’ouest. A onze heures du matin, ils avaient franchi environ quatre milles.

La brise soufflait alors du côté du couchant. Elle portait donc vers la cataracte dont les mugissements ne pouvaient plus être entendus à cette distance. Au contraire, les bruits qui se propageaient en aval devaient être perçus distinctement.

William Emery, et le chasseur, arrêtés en cet endroit, apercevaient le cours du fleuve qui se prolongeait en droite ligne sur un espace de deux à trois milles. Le lit de la rivière était alors profondément encaissé et dominé par une double falaise crayeuse, haute de deux cents pieds.

«Attendons en cet endroit, dit l’astronome, et reposons-nous. Je n’ai pas vos jambes de chasseur, maître Mokoum, et je me promène plus habituellement dans le firmament étoilé que sur les routes terrestres. Reposons-nous donc. De ce point, notre regard peut observer deux ou trois milles du fleuve, et si peu que la barque à vapeur se montre au dernier tournant, nous ne manquerons pas de l’apercevoir.»

Le jeune astronome s’accota au pied d’un gigantesque euphorbe dont la cime s’élevait à une hauteur de quarante pieds. De là, son regard s’étendait au loin sur la rivière. Le chasseur, lui, peu habitué à s’asseoir, continua de se promener sur la berge, pendant que Top faisait lever des nuées d’oiseaux sauvages qui ne provoquaient aucunement l’attention de son maître.

Le bushman et son compagnon n’étaient en cet endroit que depuis une demi-heure, quand William Emery vit que Mokoum, posté à une centaine de pas au-dessous de lui, donnait des signes d’une attention plus particulière. Le bushman avait-il aperçu la barque si impatiemment attendue?

L’astronome, quittant son fauteuil de mousse, se dirigea vers la partie de la berge occupée par le chasseur. En quelques moments, il l’eut atteinte.

«Voyez-vous quelque chose, Mokoum? demanda-t-il au bushman.

– Rien, je ne vois rien, monsieur William, répondit le chasseur, mais si les bruits de la nature sont toujours familiers à mon oreille, il me semble qu’un bourdonnement inaccoutumé se produit sur le cours inférieur du fleuve!»

Puis, cela dit, le bushman, recommandant le silence à son compagnon, se coucha l’oreille contre terre, et il écouta avec une extrême attention.

Après quelques minutes, le chasseur se releva, secoua la tête, et dit:

«Je me serai trompé. Ce bruit que j’ai cru entendre n’est autre que le sifflement de la brise à travers la feuillée ou le murmure des eaux sur les pierres de la rive. Et, cependant….»

Le chasseur prêta encore une oreille attentive, mais il n’entendit rien.

«Mokoum, dit alors William Emery, si le bruit que vous avez cru percevoir est produit par la machine de la chaloupe à vapeur, vous l’entendrez mieux en vous baissant au niveau de la rivière. L’eau propage les sons avec plus de netteté et de rapidité que l’air.

– Vous avez raison, monsieur William! répondit le chasseur, et plus d’une fois, j’ai surpris ainsi le passage d’un hippopotame à travers les eaux.»

Le bushman descendit la berge, très-accore, se cramponnant aux lianes et aux touffes d’herbes. Lorsqu’il fut au niveau du fleuve, il y entra jusqu’au genou, et se baissant, il posa son oreille à la hauteur des eaux.

trois_05.jpg (254862 bytes)

«Oui! s’écria-t-il, après quelques instants d’attention, oui! Je ne m’étais pas trompé. Il se fait là-bas, à quelques milles au-dessous, un bruit d’eaux battues avec violence. C’est un clapotis monotone et continu qui se produit à l’intérieur du courant.

– Un bruit d’hélice? répondit l’astronome.

– Probablement, monsieur Emery. Ceux que nous attendons ne sont plus éloignés.»

William Emery, connaissant la finesse de sens dont le chasseur était doué, soit qu’il employât la vue, l’ouïe ou l’odorat, ne mit pas en doute l’assertion de son compagnon. Celui-ci remonta sur la berge, et tous deux résolurent d’attendre en cet endroit, duquel ils pouvaient facilement surveiller le cours de l’Orange.

Une demi-heure se passa, que William Emery, malgré son calme naturel, trouva interminable. Que de fois il crut voir le profil indéterminé d’une embarcation glissant sur les eaux. Mais sa vue le trompait toujours. Enfin, une exclamation du bushman lui fit battre le cœur.

«Une fumée!» s’était écrié Mokoum.

William Emery, regardant vers la direction indiquée par le chasseur, aperçut, non sans peine, un léger panache qui se déroulait au tournant du fleuve. On ne pouvait plus douter.

L’embarcation s’avançait rapidement. Bientôt, William Emery put distinguer sa cheminée qui vomissait un torrent de fumée noire, mélangée de vapeurs blanches. L’équipage activait évidemment les feux afin d’accélérer la vitesse, et atteindre le lieu du rendez-vous au jour dit. La barque se trouvait encore à sept milles environ des chutes de Morgheda.

Il était alors midi. L’endroit n’étant pas propice à un débarquement, l’astronome résolut de retourner au pied de la cataracte. Il fit connaître son projet au chasseur, qui ne répondit qu’en reprenant le chemin déjà frayé par lui sur la rive gauche du fleuve. William Emery suivit son compagnon, et s’étant retourné une dernière fois à un coude de la rivière, il aperçut le pavillon britannique qui flottait à l’arrière de l’embarcation.

Le retour aux chutes s’opéra rapidement, et à une heure, le bushman et l’astronome s’arrêtaient à un quart de mille en aval de la cataracte. Là, la rive, coupée en demi-cercle, formait une petite anse au fond de laquelle la barque à vapeur pouvait facilement atterrir, car l’eau était profonde à l’aplomb même de la berge.

L’embarcation ne devait pas être éloignée, et elle avait certainement gagné sur les deux piétons, quelque rapide qu’eût été leur marche. On ne pouvait encore l’apercevoir, car la disposition des rives du fleuve, ombragé par de hauts arbres qui se penchaient au-dessus de ses eaux, ne permettait pas au regard de s’étendre. Mais, on entendait sinon le hennissement de la vapeur, du moins, les coups de sifflets aigus de la machine, qui tranchaient sur les mugissements continus de la cataracte.

Ces coups de sifflets ne discontinuaient pas. L’équipage cherchait ainsi à signaler sa présence aux environs de la Morgheda. C’était un appel.

Le chasseur y répondit en déchargeant sa carabine, dont la détonation fut répétée avec fracas par les échos de la rive.

Enfin, l’embarcation apparut. William Emery et son compagnon furent aussi aperçus de ceux qui la montaient.

Sur un signe de l’astronome, la barque évolua et vint se ranger doucement près de la berge. Une amarre fut jetée. Le bushman la saisit et la tourna sur une souche rompue.

Aussitôt, un homme de haute taille s’élança légèrement sur la rive, et s’avança vers l’astronome, tandis que ses compagnons débarquaient à leur tour.

William Emery alla aussitôt vers cet homme et dit:

«Le colonel Everest?

– Monsieur William Emery?» répondit le colonel.

trois_06.jpg (239792 bytes)

L’astronome et son collègue de l’observatoire de Cambridge se saluèrent et se prirent la main.

«Messieurs, dit alors le colonel Everest, permettez-moi de vous présenter l’honorable William Emery de l’observatoire de Cape-Town, qui a bien voulu venir au-devant de nous jusqu’aux chutes de la Morgheda.»

Quatre passagers de l’embarcation qui se tenaient près du colonel Everest saluèrent successivement le jeune astronome, qui leur rendit leur salut. Puis, le colonel les présenta officiellement en disant avec son flegme tout britannique:

«Monsieur Emery, sir John Murray, du Devonshire, votre compatriote; monsieur Mathieu Strux, de l’observatoire de Poulkowa, monsieur Nicolas Palander, de l’observatoire de Helsingfors, et monsieur Michel Zorn, de l’observatoire de Kiew, trois savants russes qui représentent le gouvernement du tzar dans notre commission internationale.»

 

 

Chapitre III

Le portage.

 

es présentations faites, William Emery se mit à la disposition des arrivants. Dans sa situation de simple astronome à l’observatoire du Cap, il se trouvait hiérarchiquement le subordonné du colonel Everest, délégué du gouvernement anglais, qui partageait avec Mathieu Strux la présidence de la commission scientifique. Il le connaissait, d’ailleurs, pour un savant très-distingué, que des réductions de nébuleuses et des calculs d’occultations d’étoiles avaient rendu célèbre. Cet astronome, âgé de cinquante ans, homme froid et méthodique, avait une existence mathématiquement déterminée heure par heure. Rien d’imprévu pour lui. Son exactitude, en toutes choses, n’était pas plus grande que celle des astres à passer au méridien. On peut dire que tous les actes de sa vie étaient réglés au chronomètre. William Emery le savait. Aussi n’avait-il jamais douté que la commission scientifique n’arrivât au jour indiqué.

Cependant, le jeune astronome attendait que le colonel s’expliquât au sujet de la mission qu’il venait remplir dans l’Afrique australe. Mais le colonel Everest se taisant, William Emery ne crut pas devoir l’interroger à cet égard. Il était probable que dans l’esprit du colonel, l’heure à laquelle il parlerait n’avait pas encore sonné.

William Emery connaissait aussi, de réputation, sir John Murray, riche savant, émule de James Ross et de lord Elgin, qui, sans titre officiel, honorait l’Angleterre par ses travaux astronomiques. La science lui était redevable de sacrifices pécuniaires très-considérables. Vingt mille livres sterling avaient été consacrées par lui à l’établissement d’un réflecteur gigantesque, rival du télescope de Parson-Town, avec lequel les éléments d’un certain nombre d’étoiles doubles venaient d’être déterminés. C’était un homme de quarante ans au plus, l’air grand seigneur, mais dont la mine impassible ne trahissait aucunement le caractère.

Quant aux trois russes, MM. Strux, Palander et Zorn, leurs noms n’étaient pas nouveaux pour William Emery. Mais le jeune astronome ne les connaissait pas personnellement. Nicolas Palander et Michel Zorn témoignaient une certaine déférence à Mathieu Strux, déférence que sa situation, à défaut de tout mérite, eût justifiée d’ailleurs.

La seule remarque que fit William Emery, c’est que les savants anglais et russes se trouvaient en nombre égal, trois anglais et trois russes. L’équipage lui-même de la barque à vapeur, nommée Queen and Tzar, comptait dix hommes, dont cinq étaient originaires de l’Angleterre et cinq de la Russie.

«Monsieur Emery, dit le colonel Everest, dès que les présentations eurent été faites, nous nous connaissons maintenant comme si nous avions fait ensemble la traversée de Londres au cap Volpas. J’ai pour vous, d’ailleurs, une estime particulière et bien due à ces travaux qui vous ont acquis, jeune encore, une juste renommée. C’est sur ma demande que le gouvernement anglais vous a désigné pour prendre part aux opérations que nous allons tenter dans l’Afrique australe.»

William Emery s’inclina en signe de remerciement et pensa qu’il allait apprendre enfin les motifs qui entraînaient cette commission scientifique jusque dans l’hémisphère sud. Mais le colonel Everest ne s’expliqua pas à ce sujet.

«Monsieur Emery, reprit le colonel, je vous demanderai si vos préparatifs sont terminés.

– Entièrement, colonel, répondit l’astronome. Suivant l’avis qui m’était donné par la lettre de l’honorable M. Airy, j’ai quitté Cape-Town, depuis un mois, et je me suis rendu à la station de Lattakou. Là, j’ai réuni tous les éléments nécessaires à une exploration à l’intérieur de l’Afrique, vivres et chariots, chevaux et bushmen. Une escorte de cent hommes aguerris vous attend à Lattakou, et elle sera commandée par un habile et célèbre chasseur que je vous demande la permission de vous présenter, le bushman Mokoum.

– Le bushman Mokoum, s’écria le colonel Everest, si toutefois le ton froid dont il parla justifie un tel verbe, le bushman Mokoum! Mais son nom m’est parfaitement connu.

– C’est le nom d’un adroit et intrépide africain, ajouta sir John Murray, se tournant vers le chasseur, que ces Européens, avec leurs grands airs, ne décontenançaient point.

trois_07.jpg (254519 bytes)

– Le chasseur Mokoum, dit William Emery, en présentant son compagnon.

– Votre nom est bien connu dans le Royaume-Uni, bushman, répondit le colonel Everest. Vous avez été l’ami d’Anderson et le guide de l’illustre David Livingstone qui m’honore de son amitié. L’Angleterre vous remercie par ma bouche, et je félicite monsieur Emery de vous avoir choisi pour chef de notre caravane. Un chasseur tel que vous doit être amateur de belles armes. Nous en avons un arsenal assez complet, et je vous prierai de choisir, entre toutes, celle qui vous conviendra. Nous savons qu’elle sera placée en bonnes mains.»

Un sourire de satisfaction se dessina sur les lèvres du bushman. Le cas que l’on faisait de ses services en Angleterre le touchait sans doute, mais moins assurément que l’offre du colonel Everest. Il remercia donc en bons termes, et se tint à l’écart, tandis que la conversation continuait entre William Emery et les Européens.

Le jeune astronome compléta les détails de l’expédition organisée par lui, et le colonel Everest parut enchanté. Il s’agissait donc de gagner au plus vite la ville de Lattakou, car le départ de la caravane devait s’effectuer dans les premiers jours de mars, après la saison des pluies.

«Veuillez décider, colonel, dit William Emery, de quelle façon vous voulez atteindre cette ville.

– Par la rivière d’Orange, et l’un de ses affluents, le Kuruman, qui passe auprès de Lattakou.

– En effet, répondit l’astronome, mais si excellente, si rapide marcheuse que soit votre embarcation, elle ne saurait remonter la cataracte de Morgheda!

– Nous tournerons la cataracte, monsieur Emery, répliqua le colonel. Un portage de quelques milles nous permettra de reprendre notre navigation en amont de la chute, et si je ne me trompe, de ce point à Lattakou, les cours d’eau sont navigables pour une barque dont le tirant d’eau est peu considérable.

– Sans doute, colonel, répondit l’astronome, mais cette barque à vapeur est d’un poids tel…

– Monsieur Emery, répondit le colonel Everest, cette embarcation est un chef-d’œuvre sorti des ateliers de Leard & Cie de Liverpool. Elle se démonte pièces par pièces, et se remonte avec une extrême facilité. Une clef et quelques boulons, il n’en faut pas plus aux hommes charges de ce travail. Vous avez amené un chariot aux chutes de Morgheda?

– Oui, colonel, répondit William Emery. Notre campement n’est pas à un mille de cet endroit.

– Eh bien, je prierai le bushman de faire conduire le chariot au point de débarquement. On y chargera les pièces de l’embarcation et sa machine qui se démonte également, et nous gagnerons en amont l’endroit où l’Orange redevient navigable.»

Les ordres du colonel Everest furent exécutés. Le, bushman disparut bientôt dans le taillis, après avoir promis d’être revenu avant une heure. Pendant son absence, la chaloupe à vapeur fut rapidement déchargée. D’ailleurs, la cargaison n’était pas considérable, des caisses d’instruments de physique, une collection respectable de fusils de la fabrique de Purdey Moore, d’Édimbourg, quelques bidons d’eau-de-vie, des barils de viande séchée, des caissons de munitions, des valises réduites au plus strict volume, des toiles à tentes et tous leurs ustensiles qui semblaient sortir d’un bazar de voyage, un canot en gutta-percha soigneusement replié, qui ne tenait pas plus de place qu’une couverture bien sanglée, quelques effets de campement, etc, etc., enfin une sorte de mitrailleuse en éventail, engin peu perfectionné encore, mais qui devait rendre fort redoutable à des ennemis quels qu’ils fussent l’approche de l’embarcation.

trois_08.jpg (245244 bytes)

Tous ces objets furent déposés sur la berge. La machine, de la force de huit chevaux de deux cent-dix kilogrammes, était divisée en trois parties, la chaudière et ses bouilleurs, le mécanisme qu’un tour de clef détachait des chaudières, et l’hélice engagée sur le faux étambot. Ces parties, successivement enlevées, laissèrent libre l’intérieur de l’embarcation.

Cette chaloupe, outre l’espace réservé à la machine et aux soutes, se divisait en chambre d’avant destinée aux hommes de l’équipage, et en chambre d’arrière occupée par le colonel Everest et ses compagnons. En un clin d’œil, les cloisons disparurent, les coffres et les couchettes furent enlevés. L’embarcation se trouva réduite alors à une simple coque.

Cette coque, longue de trente-cinq pieds, se composait de trois parties, comme celle du Mâ-Robert, chaloupe à vapeur qui servit au docteur Livingstone pendant son premier voyage au Zambèse. Elle était faite d’acier galvanisé, à la fois léger et résistant. Des boulons, ajustant les plaques sur une membrure de même métal, assuraient leur adhérence et l’étanchement de la barque.

William Emery fut véritablement émerveillé de la simplicité du travail et de la rapidité avec laquelle il s’accomplit. Le chariot n’était pas arrivé depuis une heure, sous la conduite du chasseur et de ses deux bochesjmen, que l’embarcation était prête à être chargée.

Ce chariot, véhicule un peu primitif, reposait sur quatre roues massives, formant deux trains séparés l’un de l’autre par un intervalle de vingt pieds. C’était un véritable «car» américain, par sa longueur. Cette lourde machine, criarde aux essieux et dont le heurtequin dépassait les roues d’un bon pied, était traînée par six buffles domestiques, accouplés deux à deux, et très-sensibles au long aiguillon de leur conducteur. Il ne fallait pas moins que de tels ruminants pour enlever le véhicule, quand il se mouvait à pleine charge. Malgré l’adresse du «leader,» il devait plus d’une fois rester embourbé dans les fondrières.

L’équipage du Queen and Tzar s’occupa de charger le chariot, de manière à bien l’équilibrer en toutes ses parties. On connaît l’adresse proverbiale des marins. L’arrimage du véhicule ne fut qu’un jeu pour ces braves gens. Les grosses pièces de la chaloupe reposèrent directement au-dessus des essieux au point le plus solide du chariot. Entre elles, les caisses, caissons, barils, colis plus légers ou plus fragiles, trouvèrent aisément place. Quant aux voyageurs proprement dits, une course de quatre milles n’était pour eux qu’une promenade.

A trois heures du soir, le chargement entièrement terminé, le colonel Everest donna le signal du départ. Ses compagnons et lui, sous la conduite de William Emery, prirent les devants. Le bushman, les gens de l’équipage et les conducteurs du chariot suivirent d’un pas plus lent.

Cette marche se fit sans fatigue. Les rampes qui menaient au cours supérieur de l’Orange facilitaient le parcours par cela même qu’elles l’allongeaient considérablement. C’était une heureuse circonstance pour le chariot lourdement chargé, qui, avec un peu plus de temps, atteindrait plus sûrement son but.

Quant aux divers membres de la commission scientifique, ils gravissaient lestement le revers de la colline. La conversation, entre eux, se généralisait. Mais du but de l’expédition, il ne fut aucunement question. Ces Européens admiraient fort les sites grandioses qui se déplaçaient sous leurs yeux. Cette grande nature, si belle dans sa sauvagerie, les charmait comme elle avait charmé le jeune astronome. Leur voyage ne les avait pas encore blasés sur les beautés naturelles de cette région africaine. Ils admiraient, mais avec une admiration contenue, comme des Anglais ennemis de tout ce qui pourrait paraître «improper». La cataracte obtint de leur part quelques applaudissements de bon goût, du bout des doigts peut-être, mais significatifs. Le nil admirari n’était pas tout à fait leur devise.

D’ailleurs, William Emery croyait devoir faire à ses hôtes les honneurs de l’Afrique australe. Il était chez lui, et comme certains bourgeois trop enthousiastes, il ne faisait pas grâce d’un détail de son parc africain.

Vers quatre heures et demie, les cataractes de Morgheda étaient tournées. Les Européens, parvenus sur le plateau, virent le cours supérieur du fleuve se dérouler devant eux au delà des limites du regard. Ils campèrent donc sur la rive en attendant l’arrivée du chariot.

Le véhicule apparut au sommet de la colline vers cinq heures. Son voyage s’était heureusement accompli. Le colonel Everest fit aussitôt procéder au déchargement, en annonçant que le départ aurait lieu le lendemain matin dès l’aube.

Toute la nuit fut employée à divers travaux. La coque de l’embarcation rajustée en moins d’une heure, la machine de l’hélice remise en place, les cloisons métalliques dressées entre les chambres, les soutes refaites, les divers colis embarqués avec ordre, toutes ces dispositions, rapidement prises, prouvèrent en faveur de l’équipage du Queen and Tzar. Ces Anglais et ces Russes étaient des gens choisis, des hommes disciplinés et habiles, sur lesquels on pouvait justement compter.

Le lendemain 1er février, dès l’aube, l’embarcation fut prête à recevoir les passagers. Déjà la fumée noire s’échappait en tourbillon de sa cheminée, et le mécanicien, afin d’activer le tirage, lançait à travers cette fumée des jets de vapeur blanche. La machine étant à haute pression, sans condenseur, perdait sa vapeur à chaque coup de piston, d’après le système appliqué aux locomotives. Quant à la chaudière, munie de bouilleurs ingénieusement disposés, et présentant une grande surface de chauffe, elle n’exigeait pas une demi-heure pour fournir une quantité suffisante de vapeur. On avait fait une bonne provision de bois d’ébène et de gaïac, qui abondait aux environs, et l’on chauffait à grand feu avec ces précieuses essences.

A six heures du matin, le colonel Everest donna le signal du départ. Passagers et marins s’embarquèrent sur le Queen and Tzar. Le chasseur, à qui la route du fleuve était familière, les suivit à bord, laissant aux deux bochesjmen le soin de ramener le chariot à Lattakou.

Au moment où l’embarcation larguait son amarre, le colonel Everest dit à l’astronome:

«A propos, monsieur Emery, vous savez ce que nous venons faire ici?

– Je ne m’en doute même pas, colonel.

– C’est bien simple, monsieur Emery. Nous venons mesurer un arc de méridien dans l’Afrique australe.»

 

 

Chapitre IV

Quelques mots à propos du mètre.

 

e tout temps, on peut l’affirmer, l’idée d’une mesure universelle et invariable, dont la nature fournirait elle-même la rigoureuse évaluation, a existé dans l’esprit des hommes. Il importait, en effet, que cette mesure pût être exactement retrouvée, quels que fussent les cataclysmes dont la terre aurait été le théâtre. Très-certainement, les anciens pensèrent ainsi, mais les méthodes et les instruments leur manquèrent pour exécuter cette opération avec une approximation suffisante.

Le meilleur moyen, en effet, d’obtenir une immuable mesure, c’était de la rapporter au sphéroïde terrestre, dont la circonférence peut être considérée comme invariable, et par conséquent, de mesurer mathématiquement tout ou partie de cette circonférence.

Les anciens avaient cherché à déterminer cette mesure. Aristote, d’après certains savants de son époque, considérait le stade, ou coudée égyptienne au temps de Sésostris, comme formant la cent millième partie du pôle à l’équateur. Eratosthène, au siècle des Ptolémées, calcula d’une manière assez approximative la valeur du degré le long du Nil, entre Syène et Alexandrie. Mais Posidonius et Ptolémée ne purent donner une exactitude suffisante aux opérations géodésiques du même genre qu’ils entreprirent. De même, leurs successeurs.

Ce fut Picard qui, la première fois en France, commença à régulariser les méthodes employées pour la mesure d’un degré, et en 1669, déterminant la longueur de l’arc céleste et de l’arc terrestre entre Paris et Amiens, il donna pour la valeur d’un degré cinquante-sept mille soixante toises.

La mesure de Picard fut continuée jusqu’à Dunkerque et jusqu’à Collioure par Dominique Cassini et Lahire, de 1683 à 1718. Elle fut vérifiée, en 1739, de Dunkerque à Perpignan, par François Cassini et Lacaille. Enfin, la mesure de l’arc de ce méridien fut prolongée par Méchain jusqu’à Barcelone, en Espagne. Méchain étant mort – il succomba aux fatigues provoquées par une telle opération, – la mesure de la méridienne de France ne fut reprise qu’en 1807 par Arago et Biot. Ces deux savants la poursuivirent jusqu’aux îles Baléares. L’arc s’étendait alors de Dunkerque à Formentera; son milieu se trouvait coupé par le quarante-cinquième parallèle nord, situé à la même distance du pôle et de l’équateur, et dans ces conditions, pour calculer la valeur de quart du méridien, il n’était pas nécessaire de tenir compte de l’aplatissement de la terre. Cette mesure donna cinquante-sept mille vingt-cinq toises pour la valeur moyenne d’un arc d’ «un degré» en France.

On voit que jusqu’alors, c’étaient spécialement des savants français qui s’occupaient de cette détermination délicate. Ce fut aussi la Constituante qui, en 1790, sur la proposition de Talleyrand, rendit un décret par lequel l’Académie des Sciences était chargée d’imaginer un modèle invariable pour toutes les mesures et pour tous les poids. A cette époque, le rapport signé de ces noms illustres, Borda, Lagrange, Laplace, Monge, Condorcet, proposa pour mesure de longueur usuelle la dix millionième partie du quart du méridien, et pour évaluation de la pesanteur de tous les corps, celle de l’eau distillée, le système décimal étant adopté pour relier toutes les mesures entre elles.

Plus tard, ces déterminations de la valeur d’un degré terrestre furent faites en divers lieux de la terre, car le globe n’étant pas un sphéroïde, mais un ellipsoïde, des opérations multiples devaient donner la mesure de son aplatissement aux pôles.

En 1736, Maupertuis, Clairaut, Camus, Lemonnier, Outhier et le suédois Celsius mesurèrent un arc septentrional en Laponie et trouvèrent cinquante-sept mille quatre cent dix-neuf toises pour la longueur d’un arc d’un degré.

En 1745, au Pérou, La Condamine, Bouguer, Godin, aidés des Espagnols Juan et Antonio Ulloa, accusèrent cinquante-six mille sept cent trente-sept toises pour la valeur de l’arc péruvien.

En 1752, Lacaille rapporta cinquante-sept mille trente-sept toises pour la valeur d’un degré du méridien au cap de Bonne-Espérance.

En 1754, les pères Maire et Boscowith obtinrent cinquante-six mille neuf cent soixante-treize toises pour la valeur de l’arc entre Rome et Rimini.

En 1762 et 1763, Beccaria évalua le degré piémontais à cinquante-sept mille quatre cent soixante-huit toises.

En 1768, les astronomes Mason et Dixon, dans l’Amérique du Nord, sur les confins du Maryland et de la Pensylvanie, trouvèrent cinquante-six mille huit cent quatre-vingt-huit toises pour la valeur du degré américain.

Depuis, au XIXe siècle, nombre d’autres arcs furent mesurés, au Bengale, dans les Indes orientales, au Piémont, en Finlande, en Courlande, dans le Hanovre, dans la Prusse orientale, en Danemark, etc., mais les Anglais et les Russes s’occupèrent moins activement que les autres peuples de ces déterminations délicates, et la principale opération géodésique qu’ils firent fut entreprise, en 1784, par le major général Roy, dans le but de relier les mesures françaises aux mesures anglaises.

De toutes les mesures ci-dessus relatées, on pouvait déjà conclure que le degré moyen devait être évalué à cinquante-sept mille toises, soit vingt-cinq lieues anciennes de France, et en multipliant par cette valeur moyenne les trois cent soixante degrés que contient la circonférence, on trouvait que la terre mesurait neuf mille lieues de tour.

Mais, on l’a pu voir par les chiffres rapportés ci-dessus, les mesures des divers arcs obtenus en divers lieux du globe ne concordaient pas absolument entre elles. Néanmoins, de cette moyenne de cinquante-sept mille toises prise pour la mesure d’un degré, on déduisit la valeur du «mètre», c’est-à-dire la dix millionième partie du quart du méridien terrestre, qui se trouve être de 0.513074, soit trois pieds onze lignes deux cent quatre-vingt-seize millièmes de ligne.

En réalité, ce chiffre est un peu trop faible. De nouveaux calculs, tenant compte de l’aplatissement de la terre aux pôles qui est de 1/299,15 et non 1/334 comme on l’avait admis d’abord, donnent, non plus dix millions de mètres pour la mesure du quart du méridien, mais bien dix millions huit cent cinquante-six mètres. Cette différence de huit cent cinquante-six mètres est peu appréciable sur une telle longueur; néanmoins, mathématiquement parlant, on doit dire que le mètre tel qu’il est adopté ne représente pas exactement la dix millionième partie du quart du méridien terrestre. Il y a une erreur, en moins, d’environ deux dix millièmes de ligne.

Le mètre, ainsi déterminé, ne fut cependant pas adopté par toutes les nations civilisées. La Belgique, l’Espagne, le Piémont, la Grèce, la Hollande, les anciennes colonies espagnoles, les républiques de l’Équateur, de la Nouvelle-Grenade, de Costa Rica, etc., l’admirent presque immédiatement; mais malgré la supériorité évidente du système métrique sur tous les autres systèmes, l’Angleterre s’était refusée jusqu’à ce jour à l’adopter.

Peut-être, sans les complications politiques qui marquèrent la fin du XVIIIe siècle, ce système eût-il été accepté par les populations du Royaume-Uni. Quand, le 8 mai 1790, l’Assemblée constituante rendit son décret, les savants anglais de la Société royale furent invités à se joindre aux savants français. Pour la mesure du mètre, on devait décider si elle serait fondée sur la longueur du pendule simple qui bat la seconde sexagésimale, ou si l’on prendrait pour unité de longueur une fraction de l’un des grands cercles de la terre. Mais les événements empêchèrent la réunion projetée.

Ce ne fut qu’en cette année 1854, que l’Angleterre, comprenant depuis longtemps les avantages du système métrique, et voyant d’ailleurs des sociétés de savants et de commerçants se fonder pour propager cette réforme, résolut de l’adopter.

Mais le gouvernement anglais voulut tenir cette résolution secrète jusqu’au moment où de nouvelles opérations géodésiques, entreprises par lui, permettraient d’assigner au degré terrestre une valeur plus rigoureuse. Cependant, à cet égard, le gouvernement britannique crut devoir s’entendre avec le gouvernement russe qui penchait aussi pour l’adoption du système métrique.

trois_09.jpg (212088 bytes)

Une commission, composée de trois astronomes anglais et de trois astronomes russes, fut donc choisie parmi les membres les plus distingués des sociétés scientifiques. On l’a vu, ce furent pour l’Angleterre, le colonel Everest, sir John Murray et William Emery; pour la Russie, MM. Mathieu Strux, Nicolas Palander et Michel Zorn.

Cette commission internationale, réunie à Londres, décida que tout d’abord la mesure d’un arc du méridien serait entreprise dans l’hémisphère austral. Cela fait, un nouvel arc du méridien serait ensuite relevé dans l’hémisphère boréal, et de l’ensemble de ces deux opérations, on espérait déduire une valeur rigoureuse qui satisferait à toutes les conditions du programme.

Restait le choix à faire entre les diverses possessions anglaises, situées dans l’hémisphère austral, la colonie du Cap, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Zélande et l’Australie, placées aux antipodes de l’Europe, obligeaient la commission scientifique à faire un long voyage. D’ailleurs, les Maoris et les Australiens, toujours en guerre avec leurs envahisseurs, pouvaient rendre fort difficile l’opération projetée. La colonie du Cap, au contraire, offrait des avantages réels: 1° Elle était située sous le même méridien que certaines portions de la Russie d’Europe, et après avoir mesuré un arc de méridien dans l’Afrique australe, on pourrait mesurer un second arc du même méridien dans l’empire du tzar, tout en tenant l’opération secrète; 2° le voyage aux possessions anglaises de l’Afrique australe était relativement court; 3° enfin, ces savants anglais et russes trouveraient là une excellente occasion de contrôler les travaux de l’astronome français Lacaille, en opérant aux mêmes lieux que lui, et de vérifier s’il avait eu raison de donner le chiffre cinquante-sept mille trente-sept toises, pour la mesure d’un degré du méridien au Cap de Bonne-Espérance.

Il fut donc décidé que l’opération géodésique serait pratiquée au Cap. Les deux gouvernements approuvèrent la décision de la commission anglo-russe. Des crédits importants furent ouverts. Tous les instruments nécessaires à une triangulation furent fabriqués en double. L’astronome William Emery fut invité à faire les préparatifs d’une exploration dans l’intérieur de l’Afrique australe. La frégate Augusta, de la marine royale, reçut l’ordre de transporter à l’embouchure du fleuve Orange, les membres de la commission et leur suite.

Il convient aussi d’ajouter qu’à côté de la question scientifique, il y avait une question d’amour-propre national qui exaltait ces savants réunis dans une œuvre commune. Il s’agissait, en effet, de surpasser la France dans ses évaluations numériques, de vaincre en précision les travaux de ses plus illustres astronomes, et cela au milieu d’un pays sauvage et presque inconnu. Aussi les membres de la commission anglo-russe étaient-ils décidés à tout sacrifier, même leur vie, pour obtenir un résultat favorable à la science et en même temps glorieux pour leur pays.

Et voilà pourquoi, dans les derniers jours de janvier 1854, l’astronome William Emery se trouvait aux chutes de Morgheda, sur les rives du fleuve Orange.

 

 

Chapitre V

Une bourgade hottentote.

 

e voyage sur le cours supérieur du fleuve s’accomplit rapidement. Le temps, cependant, ne tarda pas à devenir pluvieux; mais les passagers, confortablement installés dans la chambre de la chaloupe, n’eurent aucunement à souffrir des pluies torrentielles, très-communes pendant cette saison. Le Queen and Tzar filait rapidement. Il ne rencontrait ni rapides ni hauts-fonds, et le courant n’était pas assez fort pour ralentir sa marche.

Les rives de l’Orange offraient toujours le même aspect enchanteur. Les forêts d’essences variées se succédaient sur ses bords, et tout un monde d’oiseaux en habitait les cimes verdoyantes. Çà et là se groupaient des arbres appartenant à la famille des protéacées, et particulièrement des «wagenboom», au bois rougeâtre et marbré, qui produisaient un effet bizarre avec leurs feuilles d’un bleu intense et leurs larges fleurs jaune-pâle; puis aussi des «zwarte-bast», arbres à écorce noire, des «karrees» au feuillage sombre et persistant. Quelques taillis s’étendaient à la distance de plusieurs milles au delà des rives du fleuve, en tout endroit ombragées de saules-pleureurs. Çà et là, de vastes terrains découverts se montraient inopinément. C’étaient de grandes plaines, couvertes d’innombrables coloquintes, et coupées de «buissons à sucre,» formés de protées mellifères, d’où s’échappaient des bandes de petits oiseaux au doux chant, que les colons du Cap nomment «suiker-vogels.»

Le monde volatile offrait des échantillons très-variés. Le bushman les faisait remarquer à sir John Murray, grand amateur du gibier de poil et de plume. Aussi une sorte d’intimité s’établit-elle entre le chasseur anglais et Mokoum, auquel son noble compagnon, accomplissant la promesse du colonel Everest, avait fait présent d’un excellent rifle, du système Pauly, à longue portée. Inutile de peindre la satisfaction du bushman, à se voir possesseur de cette arme magnifique.

Les deux chasseurs s’entendaient bien. Tout en étant un savant distingué, sir John Murray passait pour l’un des plus brillants «hunter-fox» de la vieille Calédonie. Il écoutait avec intérêt, avec envie les récits du bushman. Ses yeux s’enflammaient quand le chasseur lui montrait sous bois quelques ruminants sauvages, là des girafes par troupes de quinze à vingt individus, ici des buffles hauts de six pieds, la tête armée d’une spire de cornes noires, plus loin, des «gnous» farouches à queue de cheval, ailleurs, des bandes de «caamas», sortes de grands daims, aux yeux enflammés, dont les cornes présentent un triangle menaçant, et partout, sous les forêts épaisses comme au milieu des plaines nues, ces innombrables variétés d’antilopes qui pullulent dans l’Afrique australe, le chamois-bâtard, le gemsbok, la gazelle, le bouc des buissons, le bouc sauteur, etc. N’y avait-il pas là de quoi tenter les instincts d’un chasseur, et les chasses au renard des basses-terres d’Écossé pouvaient-elles rivaliser avec les exploits d’un Cummins, d’un Anderson ou d’un Baldwin?

Il faut dire que les compagnons de sir John Murray étaient moins émus à la vue de ces magnifiques échantillons de gibier sauvage. William Emery observait ses collègues avec attention et cherchait à les deviner sous leur froide apparence. Le colonel Everest et Mathieu Strux, tous deux du même âge à peu près, étaient également réservés, contenus et formalistes. Ils parlaient avec une lenteur mesurée, et chaque matin on eût dit que jusqu’à la veille au soir, ils ne s’étaient encore jamais rencontrés. Il ne fallait pas espérer qu’une intimité quelconque pût jamais s’établir entre ces deux personnages importants. Il est certain que deux glaçons, juxtaposés, finissent par adhérer entre eux, mais jamais deux savants, quand ils occupent tous deux une haute place dans la science.

Nicolas Palander, âgé de cinquante-cinq ans, était un de ces hommes qui n’ont jamais été jeunes, et qui ne seront jamais vieux. L’astronome d’Helsingfors, constamment absorbé dans ses calculs, pouvait être une machine admirablement organisée, mais ce n’était qu’une machine, une sorte d’abaque ou de compteur universel. Calculateur de la commission anglo-russe, ce savant n’était qu’un de ces «prodiges» qui font, de tête, des multiplications avec cinq chiffres par facteurs, quelque chose comme un Mondeux quinquagénaire.

Michel Zorn, par son âge, son tempérament enthousiaste, sa bonne humeur, se rapprochait de William Emery. Ses qualités aimables ne l’empêchaient pas d’être un astronome de grand mérite, ayant déjà une célébrité précoce. Les découvertes faites par lui et sous sa direction à l’Observatoire de Kiew, au sujet de la nébuleuse d’Andromède, avaient eu un grand retentissement dans l’Europe savante. A son mérite incontestable il joignait une grande modestie, et s’effaçait en toute occasion.

William Emery et Michel Zorn devaient être deux amis. Les mêmes goûts, les mêmes aspirations les réunirent. Le plus souvent, ils causaient ensemble. Pendant ce temps, le colonel Everest et Mathieu Strux s’observaient froidement, Palander extrayait mentalement des racines cubiques sans remarquer les sites enchanteurs de la rive, et sir John Murray et le bushman formaient des projets d’hécatombes cynégétiques.

Ce voyage sur le haut cours de l’Orange ne fut marqué par aucun incident. Quelquefois, les falaises, rives granitiques qui encaissaient le lit sinueux du fleuve, semblaient fermer toute issue. Souvent aussi, des îles boisées jetées dans le courant auraient pu rendre incertaine la route à suivre. Mais le bushman n’hésitait jamais, et le Queen and Tzar choisissait la route favorable, ou sortait sans retard du cirque des falaises. Le timonier n’eut pas à se repentir une seule fois d’avoir suivi les indications de Mokoum.

En quatre jours, la chaloupe à vapeur franchit les deux cent quarante milles qui séparent les cataractes de Morgheda du Kuruman, l’un des affluents qui remontait précisément à la ville de Lattakou, que devait atteindre l’expédition du colonel Everest. Le fleuve, à trente lieues en amont des chutes, formait un coude, et modifiant sa direction générale qui est ouest et est, il revenait au sud-est mordre l’angle aigu que fait au nord le territoire de la colonie du Cap. De cet endroit, il pointait au nord-est, et allait se perdre à trois cents milles de là dans les régions boisées de la république de Transvaal.

Ce fut le 5 février, pendant les premières heures de la matinée et par une pluie battante, que le Queen and Tzar atteignit la station de Klaarwater, village hottentot, près duquel le Kuruman se jette dans l’Orange. Le colonel Everest, ne voulant pas perdre un instant, dépassa rapidement les quelques cabanes bochjesmanes qui forment le village, et sous l’impulsion de son hélice, la chaloupe commença à remonter le courant du nouvel affluent. Ce courant rapide, ainsi que l’observèrent les passagers du Queen and Tzar, était dû à une particularité singulière de ce cours d’eau. En effet, le Kuruman, très-large à sa source, s’amoindrit, en descendant, sous l’influence des rayons solaires. Mais, en cette saison, grossi par les pluies, accru des eaux d’un sous-affluent, la Moschona, il était profond et rapide. Les feux furent donc poussés, et la chaloupe remonte le cours du Kuruman à raison de trois milles à l’heure.

Pendant cette traversée, le bushman signala dans les eaux de la rivière la présence d’un assez grand nombre d’hippopotames. Ces gros pachydermes que les Hollandais du Cap nomment «vaches marines», épais et lourds animaux, longs de huit à dix pieds, étaient d’humeur peu agressive. Les hennissements de la barque à vapeur et les patouillements de l’hélice les effrayaient. Cette embarcation leur paraissait quelque monstre nouveau dont ils devaient se défier, et de fait, l’arsenal du bord rendait son approche fort difficile. Sir John Murray eût volontiers essayé ses balles explosibles sur ces masses charnues; mais le bushman lui affirma que les hippopotames ne manqueraient pas dans les cours d’eau du nord, et sir John Murray résolut d’attendre de plus favorables occasions.

Les cent cinquante milles qui séparent l’embouchure du Kuruman de la station de Lattakou furent franchis en cinquante heures. Le 7 février, à trois heures du soir, le point d’arrivée était atteint.

Lorsque la chaloupe à vapeur eut été amarrée à la berge qui servait de quai, un homme âgé de cinquante ans, l’air grave, mais de physionomie bonne, se présenta à bord, et tendit la main à William Emery. L’astronome, présentant alors le nouveau venu à ses compagnons de voyage, dit:

«Le révérend Thomas Dale, de la Société des Missions de Londres, et le directeur de la station de Lattakou.»

Les Européens saluèrent le révérend Thomas Dale, qui leur souhaita la bienvenue, et se mit à leur entière disposition.

La ville de Lattakou, ou plutôt la bourgade de ce nom, forme la station de missionnaires la plus éloignée du Cap vers le nord. Elle se divise en ancien et nouveau Lattakou. L’ancien, presque abandonné actuellement, que le Queen and Tzar venait d’atteindre, comptait encore, au commencement du siècle, douze mille habitants, qui depuis ont émigré dans le nord-est. Cette ville, bien déchue, a été remplacée par le nouveau Lattakou, bâti non loin, dans une plaine autrefois couverte d’acacias.

Ce nouveau Lattakou, auquel les Européens se rendirent sous la conduite du révérend, comprenait une quarantaine de groupes de maisons, et contenait environ cinq ou six mille habitants qui appartiennent à la grande tribu des Béchuanas.

C’est dans cette ville que le docteur David Livingstone séjourna pendant trois mois, en 1840, avant d’entreprendre son premier voyage au Zambèse, voyage qui devait entraîner l’illustre voyageur à travers toute l’Afrique centrale, depuis la baie de Loanda au Congo, jusqu’au port de Kilmane, sur la côte de Mozambique.

Arrivé au nouveau Lattakou, le colonel Everest remit au directeur de la mission une lettre du docteur Livingstone, qui recommandait la commission anglo-russe à ses amis de l’Afrique australe. Thomas Dale lut cette lettre avec un extrême plaisir, puis il la rendit au colonel Everest, disant qu’elle pourrait lui être utile pendant son voyage d’exploration, le nom de David Livingstone étant connu et honoré dans toute cette partie de l’Afrique.

Les membres de la commission furent logés à l’établissement des missionnaires, vaste case proprement bâtie sur une éminence, et qu’une haie impénétrable entourait comme une enceinte fortifiée. Les Européens s’installèrent dans cette habitation d’une façon plus confortable que s’ils s’étaient logés chez les Béchuanas. Non que ces demeures ne soient tenues proprement et avec ordre. Au contraire. Leur sol, en argile très-lisse, n’offre pas un atome de poussière; leur toit, fait d’un long chaume, est impénétrable à la pluie; mais, en somme, ces maisons ne sont que des huttes dans lesquelles un trou circulaire, à peine praticable pour un homme, donne accès. Là, dans ces huttes, la vie est commune, et le contact immédiat des Béchuanas ne saurait passer pour agréable.

trois_10.jpg (197621 bytes)

Le chef de la tribu, qui résidait à Lattakou, un certain Moulibahan, crut devoir se rendre près des Européens, afin de leur rendre ses devoirs. Moulibahan, assez bel homme, n’ayant du nègre ni les lèvres épaisses ni le nez épaté, montrant une figure ronde et non rétrécie dans sa partie inférieure comme celle des Hottentots, était vêtu d’un manteau de peaux cousues ensemble avec beaucoup d’art, et d’un tablier appelé «pukoje» dans la langue du pays. Il était coiffé d’une calotte de cuir, et chaussé de sandales en cuir de bœuf. A ses coudes se contournaient des anneaux d’ivoire; à ses oreilles se balançait une lame de cuivre longue de quatre pouces, sorte de boucle d’oreille qui est aussi une amulette. Au-dessus de sa calotte se développait la queue d’une antilope. Son bâton de chasse supportait une touffe de petites plumes noires d’autruche. Quant à la couleur naturelle du corps de ce chef Béchuana, on ne pouvait la reconnaître sous l’épaisse couche d’ocre qui l’oignait des pieds à la tête. Quelques incisions à la cuisse, rendues ineffaçables, indiquaient le nombre d’ennemis tués par Moulibahan.

Ce chef, au moins aussi grave que Mathieu Strux lui-même, s’approcha des Européens, et les prit successivement par le nez. Les Russes se laissèrent faire sérieusement. Les Anglais furent un peu plus récalcitrants. Cependant, suivant les mœurs africaines, c’était un engagement solennel de remplir envers les Européens les devoirs de l’hospitalité.

Cette cérémonie achevée, Moulibahan se retira sans avoir prononcé une seule parole.

«Et maintenant que nous voici naturalisés Béchuanas, dit le colonel Everest, occupons-nous, sans perdre ni un jour ni une heure, de nos opérations.»

Ni un jour ni une heure ne furent perdus, et cependant, – tant l’organisation d’une telle expédition exige de soins et de détails, – la commission ne fut pas prête à partir avant les premiers jours de mars. C’était, d’ailleurs, la date assignée par le colonel Everest. A cette époque, la saison des pluies venait de finir, et l’eau, conservée dans les plis de terrain, devait fournir une ressource précieuse aux voyageurs du désert.

trois_11.jpg (205760 bytes)

Le départ fut donc fixé au 2 mars. Ce jour-là toute la caravane, mise sous les ordres de Mokoum, était prête. Les Européens firent leurs adieux aux missionnaires de Lattakou, et quittèrent la bourgade à sept heures du matin.

«Où allons-nous, colonel? demanda William Emery, au moment où la caravane tournait la dernière case de la ville.

– Droit devant nous, monsieur Emery, répondit le colonel, jusqu’au moment où nous aurons trouvé un emplacement convenable pour l’établissement d’une base!»

A huit heures, la caravane avait dépassé les collines aplaties et couvertes d’arbrisseaux nains, qui cernent la bourgade de Lattakou. Immédiatement, le désert avec ses dangers, ses fatigues, ses hasards, se déroula devant le pas des voyageurs.

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 40, 55 centigrade.