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Jules Verne

 

Aventures de trois Russes

et de trois Anglais 

dans l’Afrique australe

 

(Chapitre XI-XV)

 

 

Illustrées de 53 vignettes par Férat, gravées par Pannemaker

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XI

Où l’on retrouve Nicolas Palander.

 

es travaux géodésiques furent repris. Deux stations successivement adoptées, jointes à la station dernière, située en deça du fleuve, servirent à la formation d’un nouveau triangle. Cette opération se fit sans difficulté. Cependant, les astronomes durent se défier des serpents qui infestaient cette région. C’étaient des «mambas» fort venimeux, longs de dix à douze pieds, et dont la morsure eût été mortelle.

Quatre jours après le passage du rapide de Nosoub, le 21 juin, les opérateurs se trouvaient au milieu d’un pays boisé. Mais les taillis qui le couvraient, formés d’arbres médiocres, ne gênèrent pas le travail de la triangulation. A tous les points de l’horizon, des éminences bien distinctes, et que séparaient une distance de plusieurs milles, se prêtaient à l’établissement des pylônes et des réverbères. Cette contrée, vaste dépression de terrain sensiblement abaissée au-dessous du nivellement général, était, par cela même, humide et fertile. William Emery y reconnut par milliers le figuier de la Hottentotie, dont les fruits aigrelets sont très-goûtés des Bochjesmen. Les plaines, largement étendues entre les taillis, répandaient un suave parfum dû à la présence d’une infinité de racines bulbeuses, assez semblables aux plantes du colchique. Un fruit jaune, long de deux à trois pouces, surmontait ces racines et parfumait l’air de ses odorantes émanations. C’était le «kucumakranti» de l’Afrique australe, dont les petits indigènes se montrent particulièrement friands. En cette région, où les eaux environnantes affluaient par des pentes insensibles, reparurent aussi les champs de coloquintes, et d’interminables bordures de ces menthes dont la transplantation a si parfaitement réussi en Angleterre.

Quoique fertile et propice à de grands développements agricoles, cette région extratropicale paraissait peu fréquentée des tribus nomades. On n’y voyait aucune trace d’indigènes. Pas un kraal, pas même un feu de campement. Cependant, les eaux n’y manquaient pas, et formaient en maint endroit des ruisseaux, des mares, quelques lagons assez importants et deux ou trois rivières à cours rapide qui devaient affluer aux divers tributaires de l’Orange.

Ce jour-là, les savants organisèrent une halte avec l’intention d’attendre la caravane. Les délais fixés par le chasseur allaient expirer, et s’il ne s’était pas trompé dans ses calculs, il devait arriver ce jour même, après avoir franchi le passage guéable sur les bas cours du Nosoub.

Cependant, la journée s’écoula. Aucun Bochjesman ne parut. L’expédition avait-elle rencontré quelque obstacle qui l’empêchait de rejoindre? Sir John Murray pensa que le Nosoub n’étant pas guéable à cette époque où les réserves d’eau sont encore abondantes, le chasseur avait dû aller chercher plus au sud un gué praticable. Cette raison était plausible, en effet. Les pluies avaient été très abondantes pendant la dernière saison et devaient provoquer des crues inaccoutumées.

Les astronomes attendaient. Mais quand la journée du 22 juin se fut également achevée sans qu’aucun des hommes de Mokoum n’eût paru, le colonel Everest se montra fort inquiet. Il ne pouvait continuer sa marche au nord, quand le matériel de l’expédition lui manquait. Or ce retard, s’il se prolongeait, pouvait compromettre le succès des opérations.

Mathieu Strux, à cette occasion, fit observer que son opinion avait été d’accompagner la caravane, après avoir relié géodésiquement la dernière station en deça du fleuve, avec les deux stations situées au delà; que si son avis eût été suivi, l’expédition ne se trouverait pas dans l’embarras; que si le sort de la triangulation était compromis par ce retard, la responsabilité en remonterait à ceux qui avaient cru devoir…, etc… Qu’en tout cas, les Russes…, etc.

Le colonel Everest, on le pense bien, protesta contre ces insinuations de son collègue, rappelant que la décision avait été prise en commun; mais sir John Murray intervint, et demanda que cette discussion, parfaitement oiseuse, d’ailleurs, fût immédiatement close. Ce qui était fait était fait, et toutes les récriminations du monde ne changeraient rien à la situation. Il fut dit seulement que si le lendemain, la caravane bochjesmane n’avait pas rallié les Européens, William Emery et Michel Zorn, qui s’étaient offerts, iraient à sa recherche en descendant vers le sud-ouest sous la conduite du foreloper. Pendant leur absence, le colonel Everest et ses collègues demeureraient au campement, et attendraient leur retour pour prendre une détermination.

Ceci convenu, les deux rivaux se tinrent à l’écart l’un de l’autre pendant le reste de la journée. Sir John Murray occupa son temps en battant les taillis voisins. Mais le gibier de poil lui fit défaut. Quant aux volatiles, il ne fut pas très-heureux au point de vue comestible. En revanche, le naturaliste, dont est souvent doublé un chasseur, eut lieu d’être satisfait. Deux remarquables espèces tombèrent sous le plomb de son fusil. Il rapporta un beau francolin, long de treize pouces, court de tarse, gris foncé au dos, rouge de pattes et de bec, dont les élégantes rémiges se nuançaient de couleur brune; remarquable échantillon de la famille des tétraonidés, dont la perdrix est le type. L’autre oiseau, que sir John avait abattu par un remarquable coup d’adresse, appartenait à l’ordre des rapaces. C’était une espèce de faucon particulier à l’Afrique australe, dont la gorge est rouge, la queue blanche, et que l’on cite justement pour la beauté de ses formes. Le foreloper dépouilla adroitement ces deux oiseaux, de manière à ce que leur peau pût être conservée intacte.

Les premières heures du 23 juin s’étaient déjà écoulées. La caravane n’avait pas encore été signalée, et les deux jeunes gens allaient se mettre en route, quand des aboiements éloignés suspendirent leur départ. Bientôt, au tournant d’un taillis d’aloës situé sur la gauche du campement, le chasseur Mokoum apparut sur son zèbre lancé à toute vitesse.

Le bushman avait devancé la caravane, et s’approchait rapidement des Européens.

«Arrivez donc, brave chasseur, s’écria joyeusement sir John Murray. Véritablement, nous désespérions de vous! Savez-vous que je ne me serais jamais consolé de ne pas vous avoir revu! Il semble que le gibier me fuit quand vous n’êtes pas à mon côté. Venez donc que nous fêtions votre retour par un bon verre de tonre usquebaugh d’Ecosse!»

A ces bienveillantes et amicales paroles de l’honorable sir John, Mokoum ne répondit pas. Il dévisageait chacun des Européens. Il les comptait les uns après les autres. Une vive anxiété se peignait sur son visage.

Le colonel Everest s’en aperçut aussitôt, et allant au chasseur qui venait de mettre pied à terre:

«Qui cherchez-vous, Mokoum? lui demanda-t-il.

– Monsieur Palander, répondit le bushman.

– N’a-t-il pas suivi votre caravane? N’est-il pas avec vous? reprit le colonel Everest.

– Il n’y est plus! répondit Mokoum. J’espérais le retrouver à votre campement! Il s’est égaré!»

Sur ces derniers mots du bushman, Mathieu Strux s’était rapidement avancé:

«Nicolas Palander perdu! s’écria-t-il, un savant confié à vos soins, un astronome dont vous répondiez, et que vous ne ramenez pas! Savez-vous bien, chasseur, que vous êtes responsable de sa personne, et qu’il ne suffit pas de dire: Monsieur Nicolas Palander est perdu!»

Ces paroles de l’astronome russe échauffèrent les oreilles du chasseur, qui n’étant point en chasse, n’avait aucune raison d’être patient.

«Eh! eh! monsieur l’astrologue de toutes les Russies, répondit-il d’une voix irritée, est-ce que vous n’allez pas mesurer vos paroles? Est-ce que je suis chargé de garder votre compagnon qui ne sait pas se garder lui-même! Vous vous en prenez à moi, et vous avez tort, entendez-vous? Si monsieur Palander s’est perdu, c’est par sa faute! Vingt fois, je l’ai surpris, toujours absorbé dans ses chiffres, et s’éloignant de notre caravane. Vingt fois, je l’ai averti et ramené. Mais avant-hier, à la tombée de la nuit, il a disparu, et malgré mes recherches, je n’ai pu le retrouver. Soyez plus habile, si vous le pouvez, et puisque vous savez si bien manœuvrer votre lunette, mettez votre œil au bout, et tâchez de découvrir votre compagnon!

Le bushman aurait sans doute continué sur ce ton, à la grande colère de Mathieu Strux, qui, la bouche ouverte, ne pouvait placer un mot, si John Murray n’eût calmé l’irascible chasseur. Fort heureusement pour le savant russe, la discussion entre le bushman et lui s’arrêta. Mais Mathieu Strux, par une insinuation sans fondement, se rabattit sur le colonel Everest qui ne s’y attendait pas.

«En tout cas, dit d’un ton sec l’astronome de Poulkowa, je n’entends pas abandonner mon malheureux compagnon dans ce désert. En ce qui me regarde, j’emploierai tous mes efforts à le retrouver. Si c’était sir John Murray ou monsieur William Emery, dont la disparition eût été ainsi constatée, le colonel Everest, j’imagine, n’hésiterait pas à suspendre les opérations géodésiques pour porter secours à ses compatriotes. Or, je ne vois pas pourquoi on ferait moins pour un savant russe que pour un savant anglais!»

Le colonel Everest, ainsi interpellé, ne put garder son calme habituel.

«Monsieur Mathieu Strux, s’écria-t-il les bras croisés, le regard fixé sur les yeux de son adversaire, est-ce un parti pris chez vous de m’insulter gratuitement? Pour qui nous prenez-vous, nous autres Anglais! Nous avons-nous donné le droit de douter de nos sentiments dans une question d’humanité? Qui vous fait supposer que nous n’irons pas au secours de ce maladroit calculateur…

– Monsieur…, riposta le Russe sur ce qualificatif appliqué à Nicolas Palander.

– Oui! maladroit, reprit le colonel Everest, en articulant toutes les syllabes de son épithète, et pour retourner contre vous ce que vous avanciez si légèrement tout à l’heure, j’ajouterai qu’au cas où nos opérations manqueraient par ce fait, la responsabilité en remonterait aux Russes et non aux Anglais!

– Colonel, s’écria Mathieu Strux, dont les yeux lançaient des éclairs, vos paroles…

– Mes paroles sont toutes pesées, monsieur, et cela dit, nous entendons qu’à compter de ce moment jusqu’au moment où nous aurons retrouvé votre calculateur toute opération soit suspendue! Êtes-vous prêt à partir?

– J’étais prêt avant même que vous n’eussiez prononcé une seule parole!» répondit aigrement Mathieu Strux.

Sur ce, les deux adversaires regagnèrent chacun son chariot, car la caravane venait d’arriver.

Sir John Murray qui accompagnait le colonel Everest ne put s’empêcher de lui dire:

«Il est encore heureux que ce maladroit n’ait pas égaré avec lui le double registre des mesures.

– C’est à quoi je pensais,» répondit simplement le colonel.

Les deux Anglais interrogèrent alors le chasseur Mokoum. Le chasseur leur apprit que Nicolas Palander avait disparu depuis deux jours; qu’on l’avait vu pour la dernière fois sur le flanc de la caravane à la distance de douze milles du campement; que lui, Mokoum, aussitôt la disparition du savant, s’était mis à sa recherche, ce qui avait retardé son arrivée; que ne le trouvant pas, il avait voulu voir si, par hasard, ce «calculateur» n’aurait pas rejoint ses compagnons au nord du Nosoub. Or, puisqu’il n’en était rien, il proposait de diriger les recherches vers le nord-est, dans la partie boisée du pays, ajoutant qu’il n’y avait pas une heure à perdre si l’on voulait retrouver vivant le sieur Nicolas Palander.

En effet, il fallait se hâter. Depuis deux jours, le savant russe errait à l’aventure dans une région que les fauves parcouraient fréquemment. Ce n’était point un homme à se tirer d’affaires, ayant toujours vécu dans le domaine des chiffres, et non dans le monde réel. Où tout autre eût trouvé une nourriture quelconque, le pauvre homme mourrait inévitablement d’inanition. Il importait donc de le secourir au plus tôt.

A une heure, le colonel Everest, Mathieu Strux, sir John Murray et les deux jeunes astronomes quittaient le campement, guidés par le chasseur. Tous montaient de rapides chevaux, même le savant russe qui se cramponnait à sa monture d’une façon grotesque, et maugréait entre ses dents contre l’infortuné Palander qui lui valait une telle corvée. Ses compagnons, gens graves et «comme il faut,» voulurent bien ne pas remarquer les attitudes divertissantes que l’astronome de Poulkowa prenait sur son cheval, bête vive et très-sensible de la bouche.

Avant de quitter le campement, Mokoum avait prié le foreloper de lui prêter son chien, animal fin et intelligent, habile fureteur, très-apprécié du bushman. Ce chien, ayant flairé un chapeau appartenant à Nicolas Palander, s’élança dans la direction du nord-est, tandis que son maître l’excitait par un sifflement particulier. La petite troupe suivit aussitôt l’animal et disparut bientôt sur la lisière d’un épais taillis.

Pendant toute cette journée, le colonel Everest et ses compagnons suivirent les allées et venues du chien. Cette bête sagace avait parfaitement compris ce qu’on lui demandait; mais les traces du savant égaré lui manquaient encore, et aucune piste ne pouvait être suivie ni régulièrement ni sûrement. Le chien, cherchant à reconnaître les émanations du sol, allait en avant, mais revenait bientôt sans être tombé sur une trace certaine.

De leur côté, les savants ne négligeaient aucun moyen de signaler leur présence dans cette région déserte. Ils appelaient, ils tiraient des coups de fusil, espérant se faire entendre de Nicolas Palander, si distrait ou absorbé qu’il fût. Les environs du campement avaient été ainsi parcourus dans un rayon de cinq milles, quand le soir arriva et suspendit les recherches. On devait les reprendre le lendemain, dès le petit jour.

Pendant la nuit, les Européens s’abritèrent sous un bouquet d’arbres, devant un feu de bois que le bushman entretint soigneusement. Quelques hurlements de bêtes fauves furent entendus. La présence d’animaux féroces n’était pas faite pour les rassurer à l’endroit de Nicolas Palander. Ce malheureux. exténué, affamé, transi par cette nuit froide, exposé aux attaques des hyènes qui abondent dans toute cette partie de l’Afrique, pouvait-on conserver quelque espoir de le sauver! C’était la préoccupation de tous. Les collègues de l’infortuné passèrent ainsi de longues heures à discuter, à former des projets, à chercher des moyens d’arriver jusqu’à lui. Les Anglais montrèrent, dans cette circonstance, un dévouement dont Mathieu Strux lui-même dut être touché, quoiqu’il en eût. Mort ou vif, il fut décidé que l’on retrouverait le savant russe, dussent les opérations trigonométriques être indéfiniment ajournées.

Enfin, après une nuit dont les heures valaient des siècles, le jour parut. Les chevaux furent harnachés rapidement, et les recherches reprises dans un rayon plus étendu. Le chien avait pris les devants, et la petite troupe se maintenait sur ses traces.

En s’avançant vers le nord-est, le colonel Everest et ses compagnons parcoururent une région fort humide. Les cours d’eau, sans importance, il est vrai, se multipliaient. On les passait aisément à gué, en se garant des crocodiles, dont sir John Murray vit alors les premiers échantillons. C’étaient des reptiles de grande taille, dont quelques-uns mesuraient de vingt-cinq à trente pieds de longueur, animaux redoutables par leur voracité, et difficiles à fuir sur les eaux des lacs ou des fleuves. Le bushman, ne voulant pas perdre de temps à combattre ces sauriens, les évitait par quelque détour, et retenait sir John, toujours préparé à leur envoyer une balle. Lorsqu’un de ces monstres se montrait entre les hautes herbes, les chevaux, prenant le galop, se dérobaient facilement à sa poursuite. Au milieu des larges étangs créés par le trop plein des rios, on les voyait par douzaines, la tête au-dessus de l’eau, dévorant quelque proie à la manière des chiens, et happant par petites bouchées avec leurs formidables mâchoires.

Cependant, la petite troupe, sans grand espoir, continuait ses recherches, tantôt sous d’épais taillis, difficiles à fouiller, tantôt en plaine, au milieu de l’inextricable lacis des cours d’eau, interrogeant le sol, relevant les plus insignifiantes empreintes, ici, une branche brisée à hauteur d’homme, là, une touffe d’herbe récemment foulée, plus loin, une marque à demi-effacée et dont l’origine était déjà méconnaissable. Rien ne pouvait mettre ces chercheurs sur la trace de l’infortuné Palander.

En ce moment, ils s’étaient avancés d’une dizaine de milles dans le nord du dernier campement, et sur l’avis du chasseur, ils allaient se rabattre vers le sud-ouest, quand le chien donna subitement des signes d’agitation. Il aboyait, remuant sa queue frénétiquement. Il s’écartait de quelques pas, le nez sur le sol, chassant du souffle les herbes sèches du sentier. Puis il revenait à la même place, attiré par quelque émanation particulière.

«Colonel, s’écria alors le bushman, notre chien a senti quelque chose. Ah! l’intelligente bête! Il est tombé sur les traces du gibier, – pardon, du savant que nous chassons. Laissons-le faire! laissons-le faire!

– Oui! répéta sir John Murray après son ami le chasseur, il est sur la voie. Entendez ces petits jappements! On dirait qu’il se parle à lui-même, qu’il cherche à se faire une opinion. Je donnerai cinquante livres d’un tel animal, s’il nous conduit à l’endroit où s’est gîté Nicolas Palander.»

Mathieu Strux ne releva pas la manière dont on parlait de son compatriote. L’important était, avant tout, de le retrouver. Chacun se tint donc prêt à s’élancer sur les traces du chien, dès que celui-ci aurait assuré sa voie.

Cela ne tarda guère, et après un jappement sonore, l’animal, bondissant au-dessus d’un hallier, disparut dans la profondeur du taillis.

Les chevaux ne pouvaient le suivre à travers cette forêt inextricable. Force fut au colonel Everest et à ses compagnons de tourner le bois, en se guidant sur les aboiements éloignés du chien. Un certain espoir les excitait alors. Il n’était pas douteux que l’animal ne fût sur les traces du savant égaré, et s’il ne perdait pas cette piste, il devait arriver droit à son but.

Une seule question se présentait alors: Nicolas Palander était-il mort ou vivant?

Il était onze heures du matin. Pendant vingt minutes environ, les aboiements sur lesquels se guidaient les chercheurs ne se firent plus entendre. Était-ce l’éloignement, ou le chien était-il alors dérouté? Le bushman et sir John, qui tenaient les devants, furent fort inquiets. Ils ne savaient plus dans quelle direction entraîner leurs compagnons, quand les aboiements retentirent de nouveau, à un demi-mille environ dans le sud-ouest, mais en dehors de la forêt. Aussitôt, les chevaux, vivement éperonnés, de se diriger de ce côté.

En quelques bonds, la troupe fut arrivée sur une portion très-marécageuse du sol. On entendait distinctement le chien, mais on ne pouvait l’apercevoir. Des roseaux, hauts de douze à quinze pieds, hérissaient le terrain.

Les cavaliers durent mettre pied à terre, et après avoir attaché leurs chevaux à un arbre, ils se glissèrent à travers les roseaux, en se guidant sur les aboiements du chien.

Bientôt ils eurent dépassé ce réseau très-serré et fort impropre à la marche. Un vaste espace, couvert d’eau et de plantes aquatiques, s’offrit à leurs regards. Dans la plus grande dépression du sol, un lagon, large et long d’un demi-mille, étendait ses eaux brunâtres.

Le chien, arrêté sur les bords vaseux du lagon, aboyait avec fureur.

«Le voilà! le voilà!» s’écria le bushman.

En effet, à l’extrémité d’une sorte de presqu’île, assis sur une souche, immobile, à trois cents pas de distance, Nicolas Palander était là, ne voyant rien, n’entendant rien, un crayon à la main, un carnet placé sur ses genoux, calculant sans doute!

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Ses compagnons ne purent retenir un cri. Le savant russe était guetté, à vingt pas au plus, par une bande de crocodiles, la tête hors de l’eau, dont il ne soupçonnait même pas la présence. Ces voraces animaux avançaient peu à peu, et pouvaient l’enlever en un clin d’œil.

«Hâtons-nous! dit le chasseur à voix basse, je ne sais ce que ces crocodiles attendent pour se jeter sur lui!

– Ils attendent peut-être qu’il soit faisandé!» ne put s’empêcher de répondre sir John, faisant allusion à ce fait observé par les indigènes, que ces reptiles ne se repaissent jamais de viande fraîche.

Le bushman et sir John recommandèrent à leurs compagnons de les attendre en cet endroit, et ils tournèrent le lagon de manière à gagner l’isthme étroit qui devait les conduire près de Nicolas Palander.

Ils n’avaient pas fait deux cents pas, quand les crocodiles, quittant les profondeurs de l’eau, commencèrent à ramper sur le sol, marchant droit à leur proie.

Le savant ne voyait rien. Ses yeux ne quittaient pas son carnet. Sa main traçait encore des chiffres.

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«Du coup d’œil, du sang-froid, ou il est perdu!» murmura le chasseur à l’oreille de sir John.

Tous deux, alors, mirent genoux à terre, et visant les reptiles les plus rapprochés, ils firent feu. Une double détonation retentit. Deux des monstres, l’épine dorsale brisée, culbutèrent dans l’eau, et le reste de la bande disparut en un instant sous la surface du lac.

Au bruit des armes à feu, Nicolas Palander avait enfin relevé la tête. Il reconnut ses compagnons, et courant vers eux, en agitant son carnet:

«J’ai trouvé! J’ai trouvé! s’écriait-il.

– Et qu’avez-vous trouvé, monsieur Palander? lui demanda sir John.

– Une erreur de décimale dans le cent troisième logarithme de la table de James Wolston!»

En effet, il avait trouvé cette erreur, le digne homme! Il avait découvert une erreur de logarithme! Il avait droit à la prime de cent livres promise par l’éditeur James Wolston! Et, depuis quatre jours qu’il errait dans ces solitudes, voilà à quoi avait passé son temps le célèbre astronome de l’observatoire d’Helsingfors!

 

 

Chapitre XII

Une station au goût de sir John.

 

nfin, le calculateur russe était retrouvé. Lorsqu’on lui demanda comment il avait vécu pendant ces quatre jours, il ne put le dire. Avait-il eu conscience des dangers qu’il courait ainsi, ce n’était pas probable. Quand on lui raconta l’incident des crocodiles, il ne voulut pas y croire et prit la chose pour une plaisanterie. Avait-il eu faim? pas davantage. Il s’était nourri de chiffres, et si bien nourri, qu’il avait relevé cette erreur dans sa table de logarithmes!

En présence de ses collègues, Mathieu Strux, par amour-propre national, ne voulut faire aucun reproche à Nicolas Palander; mais, dans le particulier, on est fondé à croire que l’astronome russe reçut une verte semonce de son chef, et qu’il fut invité à ne plus se laisser entraîner par ses études logarithmiques.

Les opérations furent immédiatement reprises. Pendant quelques jours, les travaux marchèrent convenablement. Un temps clair et net favorisait les observations, soit dans la mesure angulaire des stations, soit dans les distances zénithales. De nouveaux triangles furent ajoutés au réseau, et leurs angles sévèrement déterminés par des observations multiples.

Le 28 juin, les astronomes avaient obtenu géodésiquement la base de leur quinzième triangle. Suivant leur estime, ce triangle devait comprendre le tronçon de la méridienne qui s’étendait entre le deuxième et le troisième degré. Pour l’achever, il restait à mesurer les deux angles adjacents en visant une station située à son sommet.

Là, une difficulté physique se présenta. Le pays, couvert de taillis à perte de vue, ne se prêtait point à l’établissement des signaux. Sa pente générale, assez accusée du sud au nord, rendait difficile, non la pose, mais la visibilité des pylônes.

Un seul point pouvait servir à l’établissement d’un réverbère, mais à une grande distance. C’était le haut d’une montagne de douze à treize cents pieds, qui s’élevait à trente milles environ vers le nord-ouest. Dans ces conditions, les côtés de ce quinzième triangle auraient donc des longueurs dépassant vingt mille toises, longueurs qui furent portées quelquefois au quadruple dans diverses mesures trigonométriques, mais que les membres de la commission anglo-russe n’avaient pas encore atteintes.1

Après mûre discussion, les astronomes décidèrent l’établissement d’un réverbère électrique sur cette hauteur, et ils résolurent de faire halte jusqu’au moment où le signal serait posé. Le colonel Everest, William Emery et Michel Zorn, accompagnés de trois matelots et de deux bochjesmen dirigés par le foreloper, furent désignés pour se rendre à la nouvelle station, afin d’établir la mire lumineuse destinée à une opération de nuit. La distance était trop grande, en effet, pour que l’on se hasardât à observer de jour avec une certitude suffisante.

La petite troupe, munie de ses instruments et de ses appareils portés à dos de mulets, et pourvue de vivres, partit dans la matinée du 28 juin. Le colonel Everest ne comptait arriver que le lendemain à la base de la montagne, et pour peu que l’ascension présentât quelques difficultés, le réverbère ne pouvait être établi au plus tôt que dans la nuit du 29 au 30. Les observateurs, demeurés au campement, ne devaient donc pas chercher avant trente-six heures au moins le sommet lumineux de leur quinzième triangle.

Pendant l’absence du colonel Everest, Mathieu Strux et Nicolas Palander se livrèrent à leurs occupations habituelles. Sir John Murray et le bushman battirent les alentours du campement, et tuèrent quelques pièces appartenant à l’espèce des antilopes, si variée dans les régions de l’Afrique australe.

Sir John ajouta même à ses exploits cynégétiques le «forcement» d’une girafe, bel animal, rare dans les contrées du nord, mais commun au milieu des plaines du sud. La chasse de la girafe est regardée comme «un beau sport» par les connaisseurs. Sir John et le bushman tombèrent sur un troupeau de vingt individus, très-farouches, qu’ils ne purent approcher à plus de cinq cents yards. Cependant, une girafe femelle s’étant détachée de la bande, les deux chasseurs résolurent de la forcer. L’animal prit la fuite au petit trot, se laissant gagner volontairement; mais quand les chevaux de sir John et du bushman se furent sensiblement rapprochés, la girafe, tordant la queue, se prit à fuir avec une excessive rapidité. Il fallut la poursuivre pendant plus de deux milles. Enfin, une balle, qui lui fut envoyée au défaut de l’épaule par le rifle de sir John, la jeta sur le flanc. C’était un magnifique échantillon de l’espèce, «cheval par le cou, bœuf par les pieds et les jambes, chameau par la tête,» disaient les Romains, et dont le pelage rougeâtre était tacheté de blanc. Ce singulier ruminant ne mesurait pas moins de onze pieds de hauteur depuis la naissance du sabot jusqu’à l’extrémité de ses petites cornes, revêtues de peau et de poils.

Pendant la nuit suivante, les deux astronomes russes prirent quelques bonnes hauteurs d’étoiles, qui leur servirent à déterminer la latitude du campement.

La journée du 29 juin s’écoula sans incidents. On attendit la nuit prochaine avec une certaine impatience pour fixer le sommet du quinzième triangle. La nuit vint, une nuit sans lune, sans étoiles, mais sèche, et que ne salissait aucun brouillard, nuit très-propice, par conséquent, pour le relèvement d’une mire éloignée.

Toutes les dispositions préliminaires avaient été prises, et la lunette du cercle répétiteur, braquée pendant le jour sur le sommet de la montagne, devait rapidement viser le réverbère électrique, au cas où l’éloignement l’eût rendu invisible à la simple vue.

Donc pendant toute la nuit du 29 au 30, Mathieu Strux, Nicolas Palander et sir John Murray se relayèrent devant l’oculaire de l’instrument,… mais le sommet de la montagne demeura inaperçu, et pas une lumière ne brilla à sa pointe extrême.

Les observateurs en conclurent que l’ascension avait présenté des difficultés sérieuses, et que le colonel Everest n’avait pu atteindre le sommet du cône avant la fin du jour. Ils remirent donc leur observation à la nuit suivante, ne doutant pas que l’appareil lumineux n’eût été installé pendant la journée.

Mais quelle fut leur surprise, quand, ce 30 juin, vers deux heures de l’après-midi, le colonel Everest et ses compagnons, dont rien ne faisait présager le retour, reparurent au campement.

Sir John s’élança au devant de ses collègues.

«Vous, colonel, s’écria-t-il.

– Nous-mêmes, sir John.

– La montagne est-elle donc inaccessible?

– Très-accessible, au contraire, répondit le colonel Everest, mais bien gardée, je vous en réponds. Aussi, venons-nous chercher du renfort.

– Quoi! des indigènes?

– Oui, des indigènes à quatre pattes et à crinière noire, qui ont dévoré un de nos chevaux!»

En quelques mots, le colonel raconta à ses collègues son voyage qui s’était parfaitement effectué jusqu’à la base de la montagne. Cette montagne, on le reconnut alors, n’était franchissable que par un contrefort du sud-ouest. Or précisément, dans l’unique défilé qui aboutit à ce contrefort, une troupe de lions avait établi son «kraal,» suivant l’expression du foreloper. Vainement le colonel Everest essaya de déloger ces formidables animaux; insuffisamment armé, il dut battre en retraite, après avoir perdu un cheval auquel un magnifique lion avait cassé les reins d’un coup de patte.

Un tel récit ne pouvait qu’enflammer sir John Murray et le bushman. Cette «montagne des Lions» était une station à conquérir, station absolument nécessaire, d’ailleurs, à la continuation des travaux géodésiques. L’occasion de se mesurer contre les plus redoutables individus de la race féline était trop belle pour n’en point profiter, et l’expédition fut immédiatement organisée.

Tous les savants européens, sans en excepter le pacifique Palander, voulaient y prendre part; mais il était indispensable que quelques-uns demeurassent au campement pour la mesure des angles adjacents à la base du nouveau triangle. Le colonel Everest, comprenant que sa présence était nécessaire au contrôle de l’opération, se résigna à rester en compagnie des deux astronomes russes. D’autre part, il n’y avait aucun motif qui pût retenir sir John Murray. Le détachement, destiné à forcer les abords de la montagne, se composa donc de sir John, de William Emery et de Michel Zorn, aux instances desquels leurs chefs avaient dû se rendre, puis du bushman qui n’eût cédé sa place à personne, et enfin de trois indigènes dont Mokoum connaissait le courage et le sang-froid.

Après avoir serré la main à leurs collègues, les trois Européens, vers quatre heures du soir, quittèrent le campement, et s’enfoncèrent sous le taillis, dans la direction de la montagne. Ils poussèrent rapidement leurs chevaux, et à neuf heures du soir, ils avaient franchi la distance de trente milles.

Arrivés à deux milles du mont, ils mirent pied à terre et organisèrent leur couchée pour la nuit. Aucun feu ne fut allumé, car Mokoum ne voulait pas attirer l’attention des animaux qu’il désirait combattre au grand jour, ni provoquer une attaque nocturne.

Pendant cette nuit, les rugissements retentirent presque incessamment. C’est pendant l’obscurité, en effet, que ces redoutables carnassiers abandonnent leur tanière et se mettent en quête de nourriture. Aucun des chasseurs ne dormit, même une heure, et le bushman profita de cette insomnie pour leur donner quelques conseils que son expérience rendait précieux.

«Messieurs, leur dit-il d’un ton parfaitement calme, si le colonel Everest ne s’est pas trompé, nous aurons affaire demain à une bande de lions à crinière noire. Ces bêtes-là appartiennent donc à l’espèce la plus féroce et la plus dangereuse. Nous aurons soin de bien nous tenir. Je vous recommande d’éviter le premier bond de ces animaux, qui peuvent franchir, d’un saut, de seize à vingt pas. Leur premier coup manqué, il est rare qu’ils redoublent. J’en parle par expérience. Comme ils rentrent à leur tanière à la reprise du jour, c’est là que nous les attaquerons. Mais ils se défendront, et se défendront bien. Je vous dirai qu’au matin, les lions, bien repus, sont moins féroces, et peut-être moins braves; c’est une question d’estomac. C’est aussi une question de lieu, car ils sont plus timides dans les régions où l’homme les harcelle sans cesse. Mais ici, en pays sauvage, ils auront toutes les férocités de la sauvagerie. Je vous recommanderai aussi, messieurs, de bien évaluer vos distances avant de tirer. Laissez l’animal s’approcher, ne faites feu qu’à coup sûr, et visez au défaut de l’épaule. J’ajouterai que nous laisserons nos chevaux en arrière. Ces animaux s’effraient en présence du lion et compromettent la sûreté de leur cavalier. C’est à pied que nous combattrons, et je compte que le sang-froid ne vous fera pas défaut.»

Les compagnons du bushman avaient écouté silencieusement la recommandation du chasseur. Mokoum était redevenu l’homme patient des chasses. Il savait que l’affaire serait grave. Si, en effet, le lion ne se jette pas ordinairement sur l’homme qui passe sans le provoquer, sa fureur est, du moins, portée au plus haut point dès qu’il se sent attaqué. C’est alors une bête terrible, à laquelle la nature a donné la souplesse pour bondir, la force pour briser, la colère qui la rend formidable. Aussi, le bushman recommanda-t-il aux Européens de garder leur sang-froid, et surtout à sir John, qui se laissait parfois emporter par son audace.

«Tirez un lion, lui dit-il, comme vous tireriez un perdreau, sans plus d’émotion. Tout est là!»

Tout est là, en effet. Mais qui peut répondre, quand il n’est pas. aguerri par l’habitude, de conserver son sang-froid en présence d’un lion.

A quatre heures du matin, les chasseurs, après avoir solidement attaché leurs chevaux au milieu d’un épais taillis, quittèrent le lieu de halte. Le jour ne se faisait pas encore. Quelques nuances rougeâtres flottaient dans les brumes de l’est. L’obscurité était profonde.

Le bushman recommanda à ses compagnons de visiter leurs armes. Sir John Murray et lui, armés chacun d’une carabine se chargeant par la culasse, n’eurent qu’à glisser dans le tonnerre la cartouche à culot de cuivre, et à essayer si le chasse-cartouche fonctionnait bien. Michel Zorn et William Emery, porteurs de rifles rayés, renouvelèrent les amorces que l’humidité de la nuit pouvait avoir endommagées. Quant aux trois indigènes, ils étaient munis d’arcs d’aloës qu’ils maniaient avec une grande adresse. Plus d’un lion, en effet, était déjà tombé sous leurs flèches.

Les six chasseurs, formant un groupe compact, se dirigèrent vers le défilé dont les deux jeunes savants avaient la veille reconnu les abords. Ils ne prononçaient pas une parole et se glissaient entre les troncs de la futaie, comme les Peaux-Rouges sous les broussailles de leurs forêts.

Bientôt, la petite troupe fut arrivée à l’étroite gorge qui formait l’amorce du défilé. A ce point commençait ce boyau, creusé entre deux murailles de granit, qui conduisait aux premières pentes du contrefort. C’était dans ce boyau, à mi-route environ, sur une portion élargie par un éboulement, que se trouvait la tanière occupée par la bande des lions.

Le bushman prit alors les dispositions suivantes: Sir John Murray, un des indigènes et lui, devaient s’avancer seuls en se glissant sur les arêtes supérieures du défilé. Ils espéraient arriver ainsi près de la tanière, et comptaient en déloger les redoutables fauves, de manière à les chasser vers l’extrémité inférieure du défilé. Là, les deux jeunes Européens et les deux Bochjesmen, postés à l’affût, devaient recevoir les fuyards à coups d’arcs et de fusils.

L’endroit se prêtait excellemment à cette manœuvre. Là s’élevait un énorme sycomore qui dominait tout le taillis environnant, et dont les multiples fourches offraient un poste sûr que les lions ne sauraient atteindre. On sait, en effet, que ces animaux n’ont pas reçu, comme leurs congénères de la race féline, le don de grimper aux arbres. Des chasseurs, ainsi placés à une certaine hauteur, pouvaient esquiver leurs bonds et les tirer dans des conditions favorables.

La manœuvre périlleuse devait donc être exécutée par Mokoum, sir John et l’un des indigènes. Sur l’observation qu’en fit William Emery, le chasseur répondit qu’il ne pouvait en être autrement, et il insista pour qu’aucune modification ne fût apportée à son plan. Les jeunes gens se rendirent à ses raisons.

Le jour commençait alors à poindre. L’extrême sommet de la montagne s’allumait comme une torche sous la projection des rayons solaires. Le bushman, après avoir vu ses quatre compagnons s’installer sur les branches du sycomore, donna le signal du départ. Sir John, le Bochjesman et lui, rampèrent bientôt le long d’une sente capricieusement contournée sur la paroi de droite du défilé.

Ces trois audacieux chasseurs s’avancèrent ainsi pendant une cinquantaine de pas, s’arrêtant parfois et observant l’étroit boyau qu’ils remontaient. Le bushman ne doutait pas que les lions, après leur excursion nocturne, ne fussent rentrés à leur gîte, soit pour y dévorer leur proie, soit pour y prendre du repos. Peut-être même pourrait-il les surprendre endormis, et en finir rapidement avec eux.

Un quart d’heure après avoir franchi l’entrée du défilé, Mokoum et ses deux compagnons arrivèrent devant la tanière, à l’éboulement qui leur avait été indiqué par Michel Zorn. Là, ils se tapirent sur le sol et examinèrent le gîte.

C’était une excavation assez large, dont on ne pouvait en ce moment estimer la profondeur. Des débris d’animaux, des monceaux d’ossements, en masquaient l’entrée. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était la retraite des lions signalée par le colonel Everest.

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Mais en ce moment, contrairement à l’opinion du chasseur, la caverne semblait déserte. Mokoum, le fusil armé, se laissa glisser jusqu’au sol, et rampant sur les genoux, il parvint à l’entrée de la tanière.

Un seul regard, rapidement jeté à l’intérieur, lui montra qu’elle était vide.

Cette circonstance, sur laquelle il ne comptait pas, lui fit immédiatement modifier son plan. Ses deux compagnons, appelés par lui, le rejoignirent en un instant.

«Sir John, dit le chasseur, notre gibier n’est pas rentré au gîte, mais il ne peut tarder à paraître. J’imagine que nous ferons bien de nous installer à sa place. Mieux vaut être assiégés qu’assiégeants avec des lurons pareils, surtout quand la place a une armée de secours à ses portes. Qu’en pense Votre Honneur?

– Je pense comme vous, bushman, répondit sir John Murray. Je suis sous vos ordres et je vous obéis.»

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Mokoum, sir John et l’indigène pénétrèrent dans la tanière. C’était une grotte profonde, semée d’ossements et de chairs sanglantes. Après avoir reconnu qu’elle était absolument vide, les chasseurs se hâtèrent d’en barricader l’entrée au moyen de grosses pierres qu’ils roulèrent non sans peine, et qu’ils accumulèrent les unes sur les autres. Les intervalles laissés entre ces pierres furent bouchés avec des branchages et des broussailles sèches dont la portion ravinée du défilé était couverte.

Ce travail ne demanda que quelques minutes, car l’entrée de la grotte était relativement étroite. Puis, les chasseurs se portèrent derrière leur barricade percée de meurtrières, et ils attendirent.

Leur attente ne fut pas de longue durée. Vers cinq heures et quart, un lion et deux lionnes parurent à cent pas de la tanière. C’étaient des animaux de grande taille. Le lion, secouant sa crinière noire et balayant le sol de sa redoutable queue, portait entre ses dents une antilope tout entière, qu’il secouait comme un chat eût fait d’une souris. Ce lourd gibier ne pesait pas à sa gueule puissante, et sa tête, quoique pesamment chargée, remuait avec une aisance parfaite. Les deux lionnes, à robe jaune, l’accompagnaient en gambadant.

Sir John, – Son Honneur l’a avoué depuis, – sentit son cœur battre violemment. Son œil s’ouvrit démesurément, son front se rida, et il ressentit une sorte de peur convulsive à laquelle se mêlaient de l’étonnement et de l’angoisse; mais cela ne dura pas, et il redevint promptement maître de lui. Quant à ses deux compagnons, ils étaient aussi calmes que d’habitude.

Cependant, le lion et les deux lionnes avaient senti le danger. A la vue de leur tanière barricadée, ils s’arrêtèrent. Moins de soixante pas les en séparaient. Le mâle poussa un rugissement rauque, et, suivi des deux lionnes, il se jeta dans un hallier sur la droite, un peu au-dessous de l’endroit où les chasseurs s’étaient arrêtés d’abord. On voyait distinctement ces redoutables bêtes à travers les branches, leurs flancs jaunes, leurs oreilles dressées, leurs yeux brillants.

«Les perdreaux sont là, murmura sir John à l’oreille du bushman. A chacun le sien.

– Non, répondit Mokoum à voix basse, la nichée n’est pas complète, et la détonation effrayerait les autres.

– Bochjesman, êtes-vous sûr de votre flèche à cette distance?

– Oui, Mokoum, répondit l’indigène.

– Eh bien, au flanc gauche du mâle, et crevez-lui le cœur!»

Le Bochjesman tendit son arc, et visa avec une grande attention à travers les broussailles. La flèche partit en sifflant. Un rugissement éclata. Le lion fit un bond et retomba à trente pas de la caverne. Là, il resta sans mouvement, et l’on put voir ses dents acérées qui se détachaient sur ses babines rouges de sang.

«Bien, Bochjesman!» dit le chasseur.

En ce moment, les lionnes, quittant le hallier, se précipitèrent sur le corps du lion. A leurs formidables rugissements, deux autres lions, dont un vieux mâle à griffes jaunes, suivi d’une troisième lionne, apparurent au tournant du défilé. Sous l’influence d’une effroyable fureur, leur crinière noire, se hérissant, les faisait paraître gigantesques. Ils semblaient avoir acquis le double de leur volume ordinaire. Ils bondissaient en poussant des rugissements d’une incroyable intensité.

«Aux carabines, maintenant, s’écria le bushman, et tirons-les au vol, puisqu’ils ne veulent pas se poser!»

Deux détonations éclatèrent. L’un des lions, frappé par la balle explosible du bushman, à la naissance des reins, tomba foudroyé. L’autre lion, visé par sir John, une patte cassée, se précipita vers la barricade. Les lionnes furieuses l’avaient suivi. Ces terribles animaux voulaient forcer l’entrée de la caverne, et ne pouvaient manquer de réussir si une balle ne les arrêtait pas.

Le bushman, sir John et l’indigène s’étaient retirés au fond de la tanière. Les fusils avaient été rapidement rechargés. Un ou deux coups heureux, et les fauves allaient peut-être tomber inanimés, quand une circonstance imprévue vint rendre terrible la situation des trois chasseurs.

Tout d’un coup, une épaisse fumée remplit la taverne. Une des bourres, tombée au milieu des broussailles sèches, les avait enflammées. Bientôt une nappe de flammes, développée par le vent, fut tendue entre les hommes et les animaux. Les lions reculèrent. Les chasseurs ne pouvaient plus demeurer dans leur gîte sans s’exposer à être étouffés en quelques instants.

C’était une position terrible. Il n’y avait pas à hésiter.

«Au dehors! au dehors!» s’écria le bushman qui suffoquait déjà.

Aussitôt les broussailles furent écartées avec la crosse des fusils, les pierres de la barricade furent repoussées, et les trois chasseurs, à demi-étouffés, se précipitèrent au dehors au milieu du tourbillon de fumée.

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L’indigène et sir John avaient à peine eu le temps de se reconnaître que tous deux étaient renversés, l’Africain d’un coup de tête, l’Anglais d’un coup de queue des lionnes encore valides. L’indigène, frappé en pleine poitrine, resta sans mouvement sur le sol. Sir John crut avoir la jambe cassée, et tomba sur les genoux. Mais au moment où l’animal revenait sur lui, une balle du bushman l’arrêta net, et, rencontrant un os, éclata dans son corps.

En ce moment, Michel Zorn, William Emery et les deux Bochjesmen, apparaissant au détour du défilé, vinrent fort à propos prendre part au combat. Deux lions et une lionne avaient succombé aux mortelles atteintes des balles et des flèches. Mais les survivants, les deux autres lionnes et le mâle, dont la patte avait été brisée par le coup de feu de sir John, étaient encore redoutables. Cependant, les rifles rayés, manœuvrés par une main sûre, faisaient en ce moment leur office. Une seconde lionne tomba, frappée de deux balles à la tête et au flanc. Le lion blessé et la troisième lionne, faisant alors un bond prodigieux et passant par-dessus la tête des jeunes gens, disparurent au tournant du défilé, salués une dernière fois de deux balles et de deux flèches.

Un hurrah triomphant fut poussé par sir John. Les lions étaient vaincus. Quatre cadavres gisaient sur le sol.

On s’empressa près de sir John Murray. Avec l’aide de ses amis, il put se relever. Sa jambe, fort heureusement, n’était pas cassée. Quant à l’indigène que le coup de tête avait renversé, il revint à lui après quelques instants, n’ayant été qu’étourdi par cette violente poussée. Une heure plus tard, la petite troupe avait regagné le taillis où les chevaux étaient attachés, sans avoir revu le couple fugitif.

«Eh bien, dit alors Mokoum à sir John, Votre Honneur est-il satisfait de nos perdreaux d’Afrique?

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– Enchanté, répondit sir John, en se frottant sa jambe contusionnée, enchanté! Mais quelle queue ils ont, mon digne bushman, quelle queue!»

 

 

Chapitre XIII

Avec l’aide du feu.

 

ependant, le colonel Everest et ses collègues attendaient au campement, avec une impatience bien naturelle, le résultat du combat engagé au pied de la montagne. Si les chasseurs réussissaient, la mire lumineuse devait apparaître dans la nuit. On conçoit l’inquiétude dans laquelle les savants passèrent toute cette journée. Leurs instruments étaient prêts. Ils les avaient braqués sur le sommet du mont, de manière à embrasser dans le champ des lunettes une lueur si faible qu’elle fût! Mais cette lueur se montrerait-elle?

Le colonel Everest et Mathieu Strux ne purent goûter un instant de repos. Seul, Nicolas Palander, toujours absorbé, oubliait dans ses calculs qu’un danger quelconque menaçait ses collègues. Qu’on ne l’accuse pas d’égoïsme original! – On pouvait dire de lui ce que l’on disait du mathématicien Bouvard. «Il ne cessera de calculer que lorsqu’il cessera de vivre.» Et même, peut-être, Nicolas Palander ne cessera-t-il de vivre que parce qu’il cessera de calculer!

Il faut dire, cependant, qu’au milieu de leurs inquiétudes, les deux savants anglais et russes songèrent au moins autant à l’accomplissement de leurs opérations géodésiques qu’aux dangers courus par leurs amis. Ces dangers, ils les eussent bravés eux-mêmes, n’oubliant point qu’ils appartenaient à la science militante. Mais le résultat les préoccupait. Un obstacle physique, s’il n’était surmonté, pouvait arrêter définitivement leurs travaux, ou du moins les retarder. L’anxiété des deux astronomes, pendant cette interminable journée, se comprendra donc facilement.

Enfin la nuit vint. Le colonel Everest et Mathieu Strux, devant observer chacun pendant une demi-heure, se postèrent tour à tour devant l’oculaire de la lunette. Au milieu de cette obscurité, ils ne prononçaient pas une parole, et se relayaient avec une exactitude chronométrique. C’était à qui apercevrait le premier ce signal si impatiemment attendu.

Les heures s’écoulèrent. Minuit passa. Rien n’avait encore apparu sur ce sombre piton.

Enfin, à deux heures trois quarts, le colonel Everest, se relevant froidement, dit ce simple mot:

«Le signal!»

Le hasard l’avait favorisé, au grand dépit de son collègue russe, qui dut constater lui-même l’apparition du reverbère. Mais Mathieu Strux, se contenant, ne prononça pas un seul mot.

Le relèvement fut alors pris avec de méticuleuses précautions, et, après des observations souvent réitérées, l’angle mesuré donna 73° 58’ 42’’ 413. On voit que cette mesure était obtenue jusqu’aux millièmes de seconde, c’est-à-dire avec une exactitude pour ainsi dire absolue.

Le lendemain, 2 juillet, le camp fut levé dès l’aube. Le colonel Everest voulait rejoindre ses compagnons le plus tôt possible. Il avait hâte de savoir si cette conquête de la montagne n’avait pas été trop chèrement achetée. Les chariots se mirent en route sous la conduite du foreloper, et à midi, tous les membres de la commission scientifique étaient réunis. Pas un d’eux, on le sait, ne manquait à l’appel. Les incidents divers du combat contre les lions furent racontés et les vainqueurs très-chaudement félicités.

Pendant cette matinée, sir John Murray, Michel Zorn et William Emery avaient mesuré du haut de la montagne la distance angulaire d’une nouvelle station située à quelques milles dans l’ouest de la méridienne. Les opérations pouvaient donc continuer sans retard. Les astronomes, ayant également pris la hauteur zénithale de quelques étoiles, calculèrent la latitude du piton, d’où Nicolas Palander conclut qu’une seconde portion de l’arc méridien, équivalente à un degré, avait été obtenue par les dernières mesures trigonométriques. C’étaient donc, en somme, deux degrés déduits depuis la base pour une série de quinze triangles.

Les travaux furent immédiatement poursuivis. Ils s’accomplissaient dans des conditions satisfaisantes, et l’on devait espérer qu’aucun obstacle physique ne s’opposerait à leur entier achèvement. Pendant cinq semaines, le ciel se montra propice aux observations. La contrée, un peu accidentée, se prêtait à l’établissement des mires. Sous la direction du bushman, les campements s’organisaient régulièrement. Les vivres ne manquaient pas. Les chasseurs de la caravane, sir John en tête, ravitaillaient sans cesse l’expédition. L’honorable Anglais n’en était plus à compter les variétés d’antilopes ou les buffles qui tombaient sous ses balles. Tout marchait au mieux. La santé générale était satisfaisante. L’eau ne s’était pas encore raréfiée dans les plis de terrain. Enfin, les discussions entre le colonel Everest et Mathieu Strux semblaient se modérer, au grand plaisir de leurs compagnons. Chacun rivalisait de zèle, et l’on pouvait déjà prévoir le succès définitif de l’entreprise, quand une difficulté locale vint gêner momentanément les observations et raviver les rivalités nationales.

C’était le 11 août. Depuis la veille, la caravane parcourait un pays boisé, dont les forêts et les taillis se succédaient de mille en mille. Ce matin-là, les chariots s’arrêtèrent devant une immense agrégation de hautes futaies, dont les limites devaient s’étendre bien au delà de l’horizon. Rien de plus imposant que ces masses de verdure qui formaient comme un rideau de cent pieds tendu au-dessus du sol. Aucune description ne donnerait une idée exacte de ces beaux arbres qui composaient une forêt africaine. Là s’entremêlaient les essences les plus diverses, le «gounda,» le «mosokoso,» le «moukomdou,» bois recherché pour les constructions navales, les ébeniers à gros troncs dont l’écorce recouvre une chair absolument noire, le «bauhinia» aux fibres de fer, des «buchneras» aux fleurs couleur d’orange, de magnifiques «roodeblatts,» au tronc blanchâtre et couronné de feuillage cramoisi d’un effet indescriptible, des gaiacs par milliers dont quelques-uns mesuraient jusqu’à quinze pieds de tour. De ce massif profond sortait un murmure, à la fois émouvant et grandiose, qui rappelait le bruit du ressac sur une côte sablonneuse. C’était le vent qui, passant au travers de cette puissante ramure, venait expirer sur la lisière de la forêt géante.

A une question qui lui fut alors posée par le colonel Everest, le chasseur répondit:

«C’est la forêt de Rovouma!

– Quelle est sa largeur de l’est à l’ouest?

– Quarante-cinq milles.

– Et sa profondeur du sud au nord?

– Dix milles environ.

– Et comment passerons-nous au travers de cette masse épaisse d’arbres?

– Nous ne passerons pas au travers, répondit Mokoum. Il n’y a pas de sentier praticable. Nous n’avons qu’une ressource: tourner la forêt soit par l’est, soit par l’ouest.»

Les chefs de l’expédition, quand ils eurent entendu les réponses si précises du bushman, se trouvèrent fort embarrassés. On ne pouvait évidemment disposer des points de mire dans cette forêt qui occupait un terrain absolument plane. Quant à la tourner, c’est-à-dire à s’écarter de vingt à vingt-cinq milles d’un côté ou de l’autre de la méridienne, c’était singulièrement accroître les travaux de la triangulation, et ajouter peut-être une dizaine de triangles auxiliaires à la série trigonométrique.

Une difficulté réelle, un obstacle naturel surgissait donc. La question était importante et difficile à résoudre. Dès que le campement eut été établi à l’ombre de magnifiques bouquets d’arbres distants d’un demi-mille de la lisière même de la forêt, les astronomes furent convoqués en conseil, dans le but de prendre une décision. La question de trianguler à travers l’immense massif d’arbres fut aussitôt écartée. Il était évident qu’on ne pouvait opérer dans de pareilles conditions. Restait donc la proposition de tourner l’obstacle, soit par la gauche, soit par la droite, l’écart étant à peu près le même de chaque côté, puisque la méridienne attaquait la forêt par son milieu.

Les membres de la commission anglo-russe conclurent donc à ce que l’infranchissable barrière fût tournée. Que ce fût par l’est ou par l’ouest, peu importait. Or, il arriva précisément que sur cette question futile, une discussion violente s’éleva entre le colonel Everest et Mathieu Strux. Les deux rivaux, qui s’étaient contenus depuis quelque temps, retrouvèrent là toute leur ancienne animosité, qui passa seulement de l’état latent à l’état sensible, et finit par dégénérer en une altercation grave. En vain, leurs collègues tentèrent de s’interposer. Les deux chefs ne voulurent rien entendre. L’un, l’Anglais, tenait pour la droite, direction qui rapprochait l’expédition de la route suivie par David Livingstone, lors de son premier voyage aux chutes de Zambèse, et c’était au moins une raison, car ce pays, plus connu et plus fréquenté, pouvait offrir certains avantages. Quant au Russe, il opinait pour la gauche, mais évidemment pour contrecarrer l’opinion du colonel. Si le colonel eût opté pour la gauche, il aurait tenu pour la droite.

La querelle alla fort loin, et l’on pouvait prévoir le moment où une scission se produirait entre les membres de la commission.

Michel Zorn et William Emery, sir John Murray et Nicolas Palander n’y pouvant rien, quittèrent la conférence, et laissèrent les deux chefs aux prises. Tel était leur entêtement que l’on devait tout craindre, même que les travaux, interrompus en ce point, se continuassent par deux séries de triangles obliques.

La journée se passa sans amener aucun rapprochement entre les deux opinions opposées.

Le lendemain, 12 août, sir John, prévoyant que les entêtés ne s’accorderaient pas encore, alla trouver le bushman, et lui proposa de battre les environs. Pendant ce temps, les deux astronomes arriveraient peut-être à s’entendre. En tout cas, un morceau de venaison fraîche ne serait pas à dédaigner.

Mokoum, toujours prêt, siffla son chien Top, et les deux chasseurs, battant le taillis, fouillant la lisière du bois, s’aventurèrent, moitié causant, moitié quêtant, à quelques milles du campement.

Tout naturellement, la conversation roula sur l’incident qui empêchait la continuation des travaux géodésiques.

«J’imagine, dit le bushman, que nous voilà campés pour quelque temps sur la lisière de la forêt de Ravouma. Nos deux chefs ne sont point près de céder l’un à l’autre. Que votre Honneur me permette cette comparaison, mais l’un tire à droite et l’autre à gauche, comme des bœufs qui ne s’entendent pas, et de cette façon, la machine ne peut marcher.

– C’est une circonstance fâcheuse, répondit sir John Murray, et je crains bien que cet entêtement n’amène une séparation complète. N’étaient les intérêts de la science, cette rivalité d’astronomes me laisserait assez indifférent, brave Mokoum. Les giboyeuses contrées de l’Afrique ont de quoi me distraire, et jusqu’au moment où les deux rivaux seront tombés d’accord, je courrai la campagne, mon fusil à la main.

– Mais, cette fois, votre Honneur pense-t-il qu’ils s’accordent sur ce point? Pour mon compte, je ne l’espère pas, et comme je vous le disais, notre halte peut se prolonger indéfiniment.

– Je le crains, Mokoum, répondit sir John. Nos deux chefs se disputent sur une question malheureusement futile, et qu’on ne peut résoudre scientifiquement. Ils ont tous les deux raison et tous les deux tort. Le colonel Everest a catégoriquement déclaré qu’il ne céderait pas. Mathieu Strux a juré qu’il résisterait aux prétentions du colonel, et ces deux savants, qui se seraient sans doute rendus devant un argument scientifique, ne consentiront jamais à faire quelque concession sur une pure question d’amour-propre. Il est vraiment regrettable, dans l’intérêt de nos travaux, que cette forêt soit coupée par le parcours de la méridienne!

– Au diable les forêts! répliqua le bushman, quand il s’agit d’opérations pareilles! Mais aussi, quelle idée ont-ils, ces savants, de mesurer la longueur ou largeur de la terre? En seront-ils plus avancés quand ils l’auront calculée ainsi par pieds et par pouces? Pour mon compte, votre Honneur, j’aime mieux ignorer toutes ces choses! J’aime mieux croire immense, infini, ce globe que j’habite, et j’estime que c’est le rapetisser que d’en connaître les dimensions exactes! Non, sir John, je vivrais cent ans, que je n’admettrai jamais l’utilité de vos opérations!»

Sir John ne put s’empêcher de sourire. Souvent cette thèse avait été débattue entre le chasseur et lui, et cet ignorant enfant de la nature, ce libre coureur des bois et des plaines, cet intrépide traqueur de bêtes fauves, ne pouvait évidemment comprendre l’intérêt scientifique attaché à une triangulation. Quelquefois, sir John l’avait pressé à cet égard, mais le bushman lui répondait par des arguments empreints d’une véritable philosophie naturelle, qu’il présentait avec une sorte d’éloquence sauvage, et dont lui, moitié savant, moitié chasseur, il appréciait tout le charme.

En causant ainsi, sir John et Mokoum poursuivaient le petit gibier de la plaine, des lièvres de roches, des «giosciures,» une espèce nouvelle de rongeurs, reconnue par Ogilly sous le nom de «graphycerus elegans,» quelques pluviers au cri aigu, et des compagnies de perdrix dont le plumage est brun, jaune et noir. Mais on peut dire que sir John faisait seul les frais de cette chasse. Le bushman tirait peu. Il semblait préoccupé de cette rivalité des deux astronomes, qui devait nécessairement compromettre le succès de l’expédition. L’incident «de la forêt» le tracassait certainement plus qu’il ne tracassait sir John lui-même. Le gibier, si varié qu’il fût, ne provoquait de sa part qu’une vague attention. Grave indice chez un tel chasseur.

En effet, une idée, fort indécise d’abord, travaillait l’esprit du bushman, et peu à peu, cette idée prit une forme plus nette dans son cerveau. Sir John l’entendait se parler à lui-même, s’interroger, se répondre. Il le voyait, le fusil au repos, inattentif à toutes les avances du gibier de plume ou de poil, rester immobile, et tout aussi absorbé que l’eût été Nicolas Palander lui-même à la recherche d’une erreur de logarithme. Mais sir John respecta cette disposition d’esprit et ne voulut point arracher son compagnon à une préoccupation si grave.

Deux ou trois fois, pendant cette journée, Mokoum s’approcha de sir John, et lui dit:

«Ainsi, votre Honneur pense que le colonel Everest et Mathieu Strux ne parviendront pas à se mettre d’accord?»

A cette question, sir John répondait invariablement que l’accord lui paraissait difficile, et qu’une scission entre les Anglais et les Russes était à craindre.

Une dernière fois, vers le soir, à quelques milles en avant du campement, Mokoum posa la même question et reçut la même réponse. Mais alors il ajouta:

«Eh bien, que votre Honneur se tranquillise, j’ai trouvé le moyen de donner raison à la fois à nos deux savants!

– Vraiment, mon digne chasseur? répondit sir John assez surpris.

– Oui! je le répète, sir John. Avant demain, le colonel Everest et monsieur Strux n’auront plus aucun sujet de se disputer, si le vent est favorable.

– Que voulez-vous dire, Mokoum?

– Je m’entends, sir John.

– Eh bien, faites cela, Mokoum! Vous aurez bien mérité de l’Europe savante, et votre nom sera consigné aux annales de la science!

– C’est beaucoup d’honneur pour moi, sir John,» répondit le bushman, et sans doute, ruminant son projet, il n’ajouta plus un mot.

Sir John respecta ce mutisme et ne demanda aucune explication au bushman. Mais véritablement, il ne pouvait deviner par quel moyen son compagnon prétendait accorder les deux entêtés qui compromettaient si ridiculement le succès de l’entreprise.

Les chasseurs rentrèrent au campement vers cinq heures du soir. La question n’avait pas fait un pas, et même la situation respective du Russe et de l’Anglais s’était envenimée. L’intervention, souvent répétée, de Michel Zorn et de William Emery n’avait amené aucun résultat. Des interpellations personnelles, échangées à plusieurs reprises entre les deux rivaux, des insinuations regrettables, formulées de part et d’autre, rendaient maintenant tout rapprochement impossible. On pouvait même craindre que la querelle, ainsi montée de ton, n’allât jusqu’à une provocation. L’avenir de la triangulation était donc jusqu’à un certain point compromis, à moins que chacun de ces savants ne la continuât isolément et pour son propre compte. Mais dans ce cas, une séparation immédiate s’en fut suivie, et cette perspective attristait surtout les deux jeunes gens, si habitués l’un à l’autre, si intimement liés par une sympathie réciproque.

Sir John comprit ce qui se passait en eux. Il devina bien la cause de leur tristesse. Peut-être eût-il pu les rassurer en leur rapportant les paroles du bushman; mais, quelque confiance qu’il eût en ce dernier, il ne voulait pas causer une fausse joie à ses jeunes amis, et il résolut d’attendre jusqu’au lendemain l’accomplissement des promesses du chasseur.

 Celui-ci, pendant la soirée, ne changea rien à ses occupations habituelles. Il organisa la garde du campement ainsi qu’il avait l’habitude de le faire. Il surveilla la disposition des chariots, et prit toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de la caravane.

Sir John dut croire que le chasseur avait oublié sa promesse. Avant d’aller prendre quelque repos, il voulut au moins tâter le colonel Everest sur le compte de l’astronome russe. Le colonel se montra inébranlable, entier dans ses droits, ajoutant qu’au cas où Mathieu Strux ne se rendrait pas, les Anglais et les Russes se sépareraient, attendu «qu’il est des choses que l’on ne peut supporter, même de la part d’un collègue».

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Là dessus, sir John Murray, très-inquiet, alla se coucher, et, très-fatigué de sa journée de chasse, il ne tarda pas à s’endormir.

Vers onze heures du soir, il fut subitement réveillé. Une agitation insolite s’était emparée des indigènes. Ils allaient et venaient au milieu du camp.

Sir John se leva aussitôt, et trouva tous ses compagnons sur pied.

La forêt était en feu.

Quel spectacle! Dans cette nuit obscure, sur le fond noir du ciel, le rideau de flammes semblait s’élever jusqu’au zénith. En un instant, l’incendie s’était développé sur une largeur de plusieurs milles.

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Sir John Murray regarda Mokoum, qui se tenait près de lui, immobile. Mais Mokoum ne répondit pas à son regard. Sir John avait compris. Le feu allait frayer un chemin aux savants à travers cette forêt plusieurs fois séculaire.

Le vent, soufflant du sud, favorisait les projets du bushman. L’air se précipitant comme s’il fût sorti des flancs d’un ventilateur, activait l’incendie et saturait d’oxygène ce brasier ardent. Il avivait les flammes, il arrachait des brandons, des branches ignescentes, des charbons incandescents, et il les portait au loin, dans les taillis épais qui devenaient aussitôt de nouveaux centres d’embrasement. Le théâtre du feu s’élargissait et se creusait de plus en plus. Une chaleur intense se développait jusqu’au campement. Le bois mort, entassé sous les sombres ramures, pétillait. Au milieu des nappes de flammes, quelques éclats plus vifs produisaient soudain des épanouissements de lumière. C’étaient les arbres résineux qui s’allumaient comme des torches. De là, de véritables arquebusades, des pétillements, des crépitations distinctes, suivant la nature des essences forestières, puis des détonations produites par de vieux troncs de bois de fer qui éclataient comme des bombes. Le ciel reflétait cet embrasement gigantesque. Les nuages, d’un rouge ardent, semblaient prendre feu comme si l’incendie se fût propagé jusque dans les hauteurs du firmament. Des gerbes d’étincelles constellaient la voûte noire au milieu des tourbillons d’une épaisse fumée.

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Puis, des hurlements, des ricanements, des beuglements d’animaux, se firent entendre sur tous les côtés de la forêt incendiée. Des ombres passaient, des troupes effarées, filant en toute direction, de grands spectres sombres que leurs rugissements formidables trahissaient dans la bande des fuyards. Une insurmontable épouvante entraînait ces hyènes, ces buffles, ces lions, ces éléphants, jusqu’aux dernières limites du sombre horizon.

L’incendie dura toute la nuit, et le jour suivant, et l’autre nuit encore. Et quand reparut le matin du 14 août, un vaste espace, dévoré par le feu, rendait la forêt praticable sur une largeur de plusieurs milles. La voie était frayée à la méridienne, et cette fois, l’avenir de la triangulation venait d’être sauvé par l’acte audacieux du chasseur Mokoum.

 

 

Chapitre XIV

Une déclaration de guerre.

 

e travail fut repris le jour même. Tout prétexte de discussion avait disparu. Le colonel Everest et Mathieu Strux ne se pardonnèrent pas, mais ils reprirent ensemble le cours des opérations géodésiques.

Sur la gauche de cette large trouée, pratiquée par l’incendie, s’élevait un monticule très-visible, à une distance de cinq milles environ. Son point culminant pouvait être pris pour mire et servir de sommet au nouveau triangle. L’angle qu’il faisait avec la dernière station fut donc mesuré, et, le lendemain, toute la caravane se porta en avant à travers la forêt incendiée.

C’était une route macadamisée de charbons. Le sol était encore brûlant; des souches fumaient çà et là, et il s’élevait une buée chaude tout imprégnée de vapeurs. En maint endroit, des cadavres carbonisés, appartenant à des animaux surpris dans leur retraite, et que la fuite n’avait pu soustraire aux fureurs du feu. Des fumées noires, qui tourbillonnaient à de certaines places, indiquaient encore l’existence de foyers partiels. On pouvait même croire que l’incendie n’était pas éteint, et que sous l’action du vent, reprenant bientôt avec une nouvelle force, il achèverait de dévorer la forêt tout entière.

C’est pourquoi la commission scientifique pressa sa marche en avant. La caravane, prise dans un cercle de feu, eût été perdue. Elle avait hâte de traverser ce théâtre de l’incendie dont les derniers plans latéraux brûlaient encore. Mokoum excita donc le zèle des conducteurs de chariots, et, vers le milieu de la journée, un campement était établi au pied du monticule déjà relevé au cercle répétiteur.

La masse rocheuse qui terminait cette extumescence du sol semblait avoir été disposée par la main de l’homme. C’était comme un dolmen, un assemblage de pierres druidiques, qu’un archéologue eût été fort surpris de rencontrer en cet endroit. Un énorme grès conique dominait tout l’ensemble, et terminait ce monument primitif qui devait être un autel africain.

Les deux jeunes astronomes et sir John Murray voulurent visiter cette bizarre construction. Par une des pentes du monticule, ils s’élevèrent jusqu’au plateau supérieur. Le bushman les accompagnait.

Les visiteurs n’étaient plus qu’à vingt pas du dolmen, quand un homme, jusqu’alors abrité derrière l’une des pierres de la base, apparut un instant; puis, descendant le monticule et roulant pour ainsi dire sur lui-même, il se déroba rapidement sous un épais taillis que le feu avait respecté.

Le bushman ne vit cet homme qu’un instant, mais cet instant lui suffit à le reconnaître.

«Un Makololo!» s’écria-t-il, et il se précipita sur les traces du fugitif.

Sir John Murray, entraîné par ses instincts, suivit son ami le chasseur. Tous les deux battirent le bois sans apercevoir l’indigène. Celui-ci avait gagné la forêt dont il connaissait les moindres sentiers, et le plus habile dépisteur n’aurait pu le rejoindre.

Le colonel Everest, dès qu’il fut instruit de l’incident, manda le bushman et l’interrogea à ce sujet. Quel était cet indigène? que faisait-il en cet endroit? Pourquoi, lui, s’était-il jeté sur les traces du fugitif?

«C’est un Makololo, colonel, répondit Mokoum, un indigène des tribus du nord qui hantent les affluents du Zambèse. C’est un ennemi, non-seulement de nos Bochjesmen, mais un pillard redouté de tout voyageur qui se hasarde dans le centre de l’Afrique australe. Cet homme nous épiait, et nous aurons peut-être lieu de regretter de n’avoir pu nous emparer de sa personne.

– Mais, bushman, reprit le colonel Everest, qu’avons-nous à redouter d’une bande de ces voleurs? Ne sommes-nous pas en nombre suffisant pour résister?

– En ce moment, oui, répliqua le bushman, mais ces tribus pillardes se rencontrent plus fréquemment dans le nord, et là, il est difficile de leur échapper. Si ce Makololo est un espion, – ce qui ne me semble pas douteux, – il ne manquera pas de jeter quelques centaines de pillards sur notre route, et quand ils y seront, colonel, je ne donnerai pas un farthing de tous vos triangles!»

Le colonel Everest fut très-contrarié de cette rencontre. Il savait que le bushman n’était point homme à exagérer le danger, et qu’il fallait tenir compte de ses observations. Les intentions de l’indigène ne pouvaient être que suspectes. Son apparition subite, sa fuite immédiate démontraient qu’il venait d’être pris en flagrant délit d’espionnage. Il paraissait donc impossible que la présence de la commission anglo-russe ne fût pas promptement dénoncée aux tribus du nord. En tout cas, le mal était alors sans remède. On résolut seulement d’éclairer avec plus de sévérité la marche de la caravane, et les travaux de la triangulation furent continués.

Au 17 août, un troisième degré de la méridienne avait été obtenu. De bonnes observations de latitude déterminèrent exactement le point atteint. Les astronomes avaient alors mesuré trois degrés de l’arc, qui avaient nécessité la formation de vingt-deux triangles depuis le point extrême de la base australe.

Vérification faite de la carte, on reconnut que la bourgade de Kolobeng n’était située qu’à une centaine de milles dans le nord-est de la méridienne. Les astronomes, réunis en conseil, résolurent d’aller prendre quelques jours de repos en ce village, dans lequel ils pourraient sans doute recueillir quelques nouvelles d’Europe. Depuis près de six mois, ils avaient quitté les bords de la rivière d’Orange, et, perdus dans ces solitudes de l’Afrique australe, ils étaient sans communication avec le monde civilisé. A Kolobeng, bourgade assez importante, station principale de missionnaires, ils parviendraient peut-être à renouer le lien civil brisé entre l’Europe et eux. En cet endroit, la caravane se referait aussi de ses fatigues, et les approvisionnements pourraient être en partie renouvelés.

L’inébranlable pierre qui avait servi de mire lors de la dernière observation fut prise comme point d’arrêt de cette première partie du travail géodésique. A ce jalon fixe devaient recommencer les observations subséquentes. Sa situation en latitude fut rigoureusement déterminée. Le colonel Everest, assuré de ce repère, donna le signal du départ, et toute la caravane se dirigea vers Kolobeng.

Les Européens arrivèrent à cette bourgade le 22 août, après un voyage dépourvu de tout incident. Kolobeng n’est qu’un amas de cases indigènes, dominé par l’établissement des missionnaires. Ce village, également nommé Litoubarouba sur certaines cartes, s’appelait autrefois Lepelolé. C’est là que le docteur David Livingstone s’installa pendant plusieurs mois, en l’année 1843, et qu’il se familiarisa avec les habitudes de ces Béchuanas, plus spécialement désignés sous le nom de Bakouins dans cette partie de l’Afrique australe.

Les missionnaires reçurent très-hospitalièrement les membres de la commission scientifique. Ils mirent à leur disposition toutes les ressources du pays. Là se voyait encore la maison de Livingstone, telle qu’elle était lorsque le chasseur Baldving la visita, c’est-à-dire ruinée et saccagée: car les Boërs ne la respectèrent pas dans leur incursion de 1852.

Les astronomes, dès qu’ils eurent été installés dans la maison des révérends, s’enquirent des nouvelles d’Europe. Le père principal ne put satisfaire leur curiosité. Aucun courrier, depuis six mois, n’était parvenu à la mission. Mais sous peu de jours, on attendait un indigène, porteur de journaux et de dépêches, dont la présence avait été signalée depuis quelque temps sur les rives du haut Zambèse. Dans son opinion, l’arrivée de ce courrier ne pouvait être retardée de plus d’une semaine. C’était précisément le laps de temps que les astronomes voulaient consacrer au repos, et, cette semaine, ils la passèrent tous dans un complet «farniente,» dont Nicolas Palander profita pour revoir tous ses calculs.

Quant au farouche Mathieu Strux, il fréquenta peu ses collègues anglais et se tint à l’écart. William Emery et Michel Zorn employèrent utilement leur temps en promenades aux environs de Kolobeng. La plus franche amitié les liait l’un à l’autre, ces deux jeunes gens, et ils ne croyaient pas qu’aucun événement pût jamais briser cette intimité, fondée sur l’étroite sympathie de l’esprit et du cœur.

Le 30 août, le messager, si impatiemment attendu, arriva. C’était un indigène de Kilmiane, ville située sur l’une des embouchures du Zambèse. Un navire marchand, de l’île Maurice, faisant le commerce de la gomme et de l’ivoire, avait atterri sur cette partie de la côte orientale dans les premiers jours de juillet, et déposé les dépêches dont il était porteur pour les missionnaires de Kolobeng. Ces dépêches avaient donc plus de deux mois de date, car le messager indigène n’avait pas employé moins de quatre semaines à remonter le cours du Zambèse.

Ce jour-là, un incident se produisit qui doit être raconté avec détails, car ses conséquences menacèrent gravement l’avenir de l’expédition scientifique.

Le père principal de la Mission, aussitôt l’arrivée du messager, remit au colonel Everest une liasse de journaux européens. La plupart de ces numéros provenaient de la collection du Times, du Daily-News et du Journal des Débats. Les nouvelles qu’ils contenaient avaient, dans la circonstance, une importance toute spéciale, comme on en pourra juger.

Les membres de la commission étaient réunis dans la principale salle de la Mission. Le colonel Everest, après avoir détaché la liasse de journaux, prit un numéro du Daily-News du 13 mai 1854, afin d’en faire la lecture à ses collègues.

Mais à peine eut-il lu le titre du premier article de ce journal, que sa physionomie changea soudain, son front se plissa, et le numéro du journal trembla dans sa main. Après quelques instants, le colonel Everest parvint à se maîtriser, et il reprit son calme habituel.

Sir John Murray se leva alors, et s’adressant au colonel Everest:

«Que vous a donc appris ce journal? lui demanda-t-il.

– Des nouvelles graves, messieurs, répondit le colonel Everest, des nouvelles très-graves, que je vais vous communiquer!»

Le colonel tenait toujours dans sa main le numéro du Daily-News. Ses collègues, le regard fixé sur lui, ne pouvaient se méprendre à son attitude. Ils attendaient impatiemment qu’il prît la parole.

Le colonel se leva. Au grand étonnement de tous, et principalement de celui qui était l’objet de cette démarche, il s’avança vers Mathieu Strux, et lui dit:

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«Avant de communiquer les nouvelles contenues dans ce journal, monsieur, je désirerais vous faire une observation.

– Je suis prêt à vous entendre,» répondit l’astronome russe.

Le colonel Everest, d’un ton grave, lui dit alors:

«Jusqu’ici, monsieur Strux, des rivalités plus personnelles que scientifiques nous ont séparés, et ont rendu difficile notre collaboration à l’œuvre que nous avons entreprise dans un intérêt commun. Je crois qu’il faut attribuer cet état de choses uniquement à cette circonstance que nous étions placés tous les deux à la tête de cette expédition. Cette situation créait entre nous un antagonisme incessant. A toute entreprise, quelle qu’elle soit, il ne faut qu’un chef. N’est-ce pas votre avis?»

Mathieu Strux inclina la tête en signe d’assentiment.

«Monsieur Strux, reprit le colonel, par suite de circonstances nouvelles, cette situation, pénible pour tous deux, va changer. Mais auparavant, permettez-moi de vous dire, monsieur, j’ai pour vous une estime profonde, l’estime que mérite la place que vous occupez dans le monde savant. Je vous prie donc de croire à mes regrets de tout ce qui s’est passé entre nous.»

Ces paroles furent prononcées par le colonel Everest avec une grande dignité, et même avec une fierté singulière. On ne sentait aucun abaissement dans ces excuses volontaires, noblement exprimées.

Ni Mathieu Strux, ni ses collègues, ne savaient où voulait en venir le colonel Everest. Ils ne pouvaient deviner le mobile qui le faisait agir. Peut-être même, l’astronome russe, n’ayant pas, pour se prononcer ainsi, les mêmes raisons que son collègue, était-il moins disposé à oublier son ressentiment personnel. Cependant, il surmonta son antipathie, et il répondit en ces termes:

«Colonel, je pense comme vous que nos rivalités dont je ne veux point rechercher l’origine, ne doivent, en aucun cas, nuire à l’œuvre scientifique dont nous sommes chargés. J’éprouve également pour vous l’estime que méritent vos talents, et, autant qu’il dépendra de moi, je ferai en sorte qu’à l’avenir ma personnalité s’efface dans nos relations. Mais vous avez parlé d’un changement que les circonstances vont apporter à notre situation respective. Je ne comprends pas…

– Vous allez comprendre, monsieur Strux, répondit le colonel Everest d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine tristesse. Mais auparavant, donnez-moi votre main.

– La voici,» répondit Mathieu Strux, non sans avoir laissé voir une légère hésitation.

Les deux astronomes se donnèrent la main, et n’ajoutèrent pas une parole.

«Enfin! s’écria sir John Murray, vous voilà donc amis!

– Non, sir John! répondit le colonel Everest, abandonnant la main de l’astronome russe, nous sommes désormais ennemis! ennemis séparés par un abîme! ennemis qui ne doivent plus se rencontrer, même sur le terrain de la science!»

Puis, se retournant vers ses collègues:

«Messieurs, ajouta-t-il, la guerre est déclarée entre l’Angleterre et la Russie. Voici les journaux anglais, russes et français qui rapportent cette déclaration!»

En effet, à ce moment, la guerre de 1854 était commencée. Les Anglais, unis aux Français et aux Turcs, luttaient devant Sébastopol. La question d’Orient se traitait à coups de canon dans la mer Noire.

Les dernières paroles du colonel Everest produisirent l’effet d’un coup de foudre. L’impression fut violente chez ces Anglais et ces Russes qui possèdent à un degré rare le sentiment de la nationalité. Ils s’étaient levés subitement. Ces seuls mots: «La guerre est déclarée!» avaient suffi. Ce n’étaient plus des compagnons, des collègues, des savants unis pour l’accomplissement d’une œuvre scientifique, c’étaient des ennemis qui déjà se mesuraient du regard, tant ces duels de nation à nation ont d’influence sur le cœur des hommes!

Un mouvement instinctif avait éloigné ces Européens les uns des autres. Nicolas Palander lui-même subissait l’influence commune. Seuls, peut-être, William Emery et Michel Zorn se regardaient encore avec plus de tristesse que d’animosité, et regrettaient de n’avoir pu se donner une dernière poignée de main avant la communication du colonel Everest!

Aucune parole ne fut prononcée. Après avoir échangé un salut, les Russes et les Anglais se retirèrent.

Cette situation nouvelle, cette séparation des deux partis, allait rendre plus difficile la continuation des travaux géodésiques, mais non les interrompre. Chacun, dans l’intérêt de son pays, voulut poursuivre l’opération commencée. Toutefois, les mesures devaient porter maintenant sur deux méridiennes différentes. Dans une entrevue qui eut lieu entre Mathieu Strux et le colonel Everest, ces détails furent réglés. Le sort décida que les Russes continueraient à opérer sur la méridienne déjà parcourue. Quant aux Anglais, tenant pour acquis le travail fait en commun, ils devaient choisir à soixante ou quatre-vingt milles dans l’ouest un autre arc qu’ils rattacheraient au premier par une série de triangles auxiliaires; puis, ils poursuivraient leur triangulation dans ces conditions, et ils la continueraient jusqu’au vingtième parallèle.

Toutes ces questions furent résolues entre les deux savants, et il faut le dire, sans provoquer aucun éclat. Leur rivalité personnelle s’effaçait devant la grande rivalité nationale. Mathieu Strux et le colonel Everest n’échangèrent pas un mot malsonnant et se tinrent dans les plus strictes limites des convenances.

Quant à la caravane, il fut décidé qu’elle se partagerait en deux troupes, chaque troupe devant conserver son matériel. Mais le sort attribua aux Russes la possession de la chaloupe à vapeur, qui, évidemment, ne pouvait se diviser.

Le bushman, très-attaché aux Anglais et particulièrement à sir John, conserva la direction de la caravane anglaise. Le foreloper, homme également fort entendu, fut placé à la tête de la caravane russe. Chaque parti garda ses instruments, ainsi que l’un des registres tenus en double, sur lesquels les résultats chiffrés des opérations avaient été consignés jusqu’alors.

Le 31 août, les membres de l’ancienne commission internationale se séparèrent. Les Anglais prirent les devants, afin de rattacher à la dernière station leur nouvelle méridienne. Ils quittèrent donc Kolobeng à huit heures du matin, après avoir remercié les Pères de la Mission de l’hospitalité qu’ils avaient trouvée dans leur établissement.

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Et si, quelques instants avant le départ des Anglais, l’un de ces missionnaires fût entré dans la chambre de Michel Zorn, il eût vu William Emery serrant la main à son ami d’autrefois, maintenant son ennemi, de par la volonté de Leurs Majestés la reine et le tzar!

 

 

Chapitre XV

Un degré de plus.

 

a séparation était accomplie. Les astronomes, poursuivant le travail géodésique, allaient être plus surchargés, mais l’opération en elle-même ne devait pas en souffrir. La même précision, la même rigueur, seraient apportées dans la mesure de la nouvelle méridienne, les vérifications seraient faites avec autant de soin. Seulement, les trois savants anglais, se partageant la besogne, iraient moins vite en avant, et au prix de plus de fatigues. Mais ils n’étaient pas gens à s’épargner. Ce que les Russes allaient accomplir de leur côté, ils voulaient l’accomplir sur l’arc du nouveau méridien. L’amour-propre national devait, au besoin, les soutenir dans cette tâche longue et pénible. Trois opérateurs se trouvaient maintenant dans la nécessité de faire l’ouvrage de six. De là, nécessité de consacrer à l’entreprise toutes les pensées, et tous les instants. Nécessité pour William Emery de moins s’abandonner à ses rêveries, et à sir John Murray de ne plus autant étudier, le fusil à la main, la faune de l’Afrique australe.

Un nouveau programme, attribuant à chacun des trois astronomes une part du travail, fut immédiatement arrêté. Sir John Murray et le colonel se chargèrent des observations zénithales et géodésiques. William Emery remplaça Nicolas Palander dans l’emploi de calculateur. Il va sans dire que le choix des stations, la disposition des mires étaient décidés en commun, et qu’il n’y avait plus à craindre qu’un dissentiment quelconque s’élevât entre ces trois savants. Le brave Mokoum restait, comme devant, le chasseur et le guide de la caravane. Les six matelots anglais qui formaient la moitié de l’équipage de Queen and Tzar avaient naturellement suivi leurs chefs, et si la chaloupe à vapeur était restée à la disposition des Russes, le canot de caoutchouc, très-suffisant pour franchir les simples cours d’eau, faisait partie du matériel anglais. Quant aux chariots, le partage s’était opéré, suivant la nature des approvisionnements qu’ils portaient. Le ravitaillement des deux caravanes, et même leur confort se trouvaient donc assurés. Quant aux indigènes formant le détachement dirigé par le bushman, ils s’étaient séparés en deux troupes de nombre égal, non sans avoir montré, par leur attitude, que cette séparation leur déplaisait. Peut-être avaient-ils raison, au point de vue de la sécurité générale. Ces bochjesmen se voyaient entraînés loin des régions qui leur étaient familières, loin des pâturages et des cours d’eau qu’ils avaient l’habitude de fréquenter, vers une contrée septentrionale sillonnée de tribus errantes, malheureusement hostiles aux Africains du Sud, et, dans ces conditions, il leur convenait peu de diviser leurs forces. Mais enfin, le bushman et le foreloper aidant, ils avaient consenti au fractionnement de la caravane en deux détachements, qui, d’ailleurs, – et ce fut la raison dont ils se montrèrent le plus touchés, – devaient opérer à une distance relativement rapprochée l’un de l’autre et dans la même région.

En quittant Kolobeng, le 31 août, la troupe du colonel Everest se dirigea vers ce dolmen qui avait servi de point de mire aux dernières observations. Elle rentra donc dans la forêt incendiée, et elle arriva au monticule. Les opérations furent reprises le 2 septembre. Un grand triangle, dont le sommet alla s’appuyer sur la gauche à un pylône dressé sur une extumescence du sol, permit aux observateurs de se porter immédiatement de dix ou douze milles dans l’ouest de l’ancienne méridienne.

Six jours plus tard, le 8 septembre, la série des triangles auxiliaires se trouvait achevée, et le colonel Everest, d’accord avec ses collègues, et vérification faite des cartes, choisissait le nouvel arc du méridien que des mesures ultérieures devaient calculer jusqu’à la hauteur du vingtième parallèle sud. Ce méridien se trouvait situé à un degré dans l’ouest du premier. C’était le vingt-troisième compté à l’est du méridien de Greenwich. Les Anglais ne devaient donc pas opérer à plus dé soixante milles des Russes, mais cette distance était suffisante pour que leurs triangles ne vinssent pas à se croiser. Dans ces conditions, il était improbable que les deux partis se rencontrassent dans les mesures trigonométriques, et improbable par conséquent, que le choix d’une mire devînt le motif d’une discussion ou peut-être d’une collision regrettable.

Le pays que parcoururent pendant tout le mois de septembre les observateurs anglais, était fertile et accidenté, peu peuplé cependant. Il favorisait la marche en avant de la caravane. Le ciel était très-beau, très-clair, sans brouillard et sans nuages. Les observations s’accomplissaient facilement. Peu de forêts importantes, des taillis largement espacés, de vastes prairies, dominées çà et là par quelques ressauts du sol qui se prêtaient à l’établissement des mires, soit de nuit, soit de jour, et au bon fonctionnement des instruments. C’était, en même temps, une région admirablement pourvue de toutes les productions de la nature. La plupart des fleurs attiraient par leurs vifs parfums des essaims de scarabées, et plus particulièrement une sorte d’abeilles, peu différentes des abeilles européennes, qui déposaient dans les fentes des rocs ou les fissures des troncs un miel blanc, très-liquide et d’un goût délicieux. Quelques grands animaux se hasardaient parfois la nuit aux environs des campements. C’étaient des girafes, diverses variétés d’antilopes, quelques fauves, hyènes ou rhinocéros, des éléphants aussi. Mais sir John ne voulait plus se laisser distraire. Sa main maniait la lunette de l’astronome, et non plus le rifle du chasseur.

Dans ces circonstances, Mokoum et quelques indigènes remplissaient l’office de pourvoyeurs, mais on peut croire que la détonation de leurs armes faisait battre le pouls de son Honneur. Sous les coups du bushman tombèrent deux ou trois grands buffles des prairies, ces Bokolokolos des Bétjuanas, qui mesurent quatre mètres du museau à la queue, et deux mètres du sabot à l’épaule. Leur peau noire présentait des reflets bleuâtres. C’étaient de formidables animaux à membres courts et vigoureux, à tête petite, aux yeux sauvages et dont le front farouche se couronnait d’épaisses cornes noires. Excellent surcroît de venaison fraîche, qui variait l’ordinaire de la caravane.

Les indigènes préparèrent cette viande de manière à la conserver presque indéfiniment, à la mode pemmicane, qui est si utilement employée par les Indiens du nord. Les Européens suivirent avec intérêt cette opération culinaire, à laquelle ils montrèrent d’abord quelque répugnance. La viande de buffle, après avoir été découpée en tranches minces et séchées au soleil, fut serrée dans une peau tannée, puis frappée à coups de fléaux qui la réduisirent en fragments presque impalpables. Ce n’était plus alors qu’une poudre de viande, de la chair pulvérisée. Cette poussière, enfermée dans des sacs de peau et très-tassée, fut ensuite humectée de la graisse bouillante qui avait été recueillie sur l’animal lui-même. A cette graisse, un peu suiffeuse, il faut l’avouer, les cuisiniers africains ajoutèrent de la moelle fine, et quelques baies d’arbustes dont le principe saccharin devait, il semble, jurer avec les éléments azotés de la viande. Puis, cet ensemble fut mélangé, trituré, battu de manière à fournir par le refroidissement un tourteau dont la dureté égalait celle de la pierre.

La préparation était alors terminée. Mokoum pria les astronomes de goûter à ce mélange. Les Européens cédèrent aux instances du chasseur qui tenait à son pemmican comme à un mets national. Les premières bouchées parurent désagréables aux Anglais; mais habitués bientôt au goût de ce pudding africain, ils ne tardèrent pas à s’en montrer très-friands. C’était, en effet, une réconfortante nourriture, très-appropriée aux besoins d’une caravane lancée dans un pays inconnu et à laquelle les vivres frais pouvaient manquer; substance très-nourrissante, aisément transportable, d’une inaltérabilité à peu près parfaite, et qui sous un petit volume renfermait une grande quantité d’éléments nutritifs. Grâce au chasseur, la réserve de pemmican s’éleva bientôt à plusieurs centaines de livres, qui assuraient ainsi les besoins de l’avenir.

Les jours se passaient ainsi. Les nuits étaient quelquefois employées aux observations. William Emery pensait toujours à son ami Michel Zorn, déplorant ces fatalités qui brisent en un instant les liens de la plus étroite amitié. Oui! Michel Zorn lui manquait, et son cœur, toujours rempli des impressions que faisait naître cette grande et sauvage nature, ne savait plus où s’épancher. Il s’absorbait alors dans des calculs, il se réfugiait dans ces chiffres avec la ténacité d’un Palander, et les heures s’écoulaient. Pour le colonel Everest, c’était le même homme, le même tempérament froid, qui ne se passionnait que pour les opérations trigonométriques. Quant à sir John, il regrettait franchement sa demi-liberté d’autrefois, mais il se gardait bien de se plaindre.

Toutefois, la fortune permettait à Son Honneur de se dédommager de temps en temps. S’il n’avait plus le temps de battre les taillis et de chasser les fauves de la contrée, en de certaines occasions ces animaux prirent la peine de venir à lui et tentèrent d’interrompre ses observations. Dans ce cas, le chasseur et le savant ne faisaient plus qu’un. Sir John se trouvait en état de légitime défense. Ce fut ainsi qu’il eut une rencontre sérieuse avec un vieux rhinocéros des environs dans la journée du 12 septembre, rencontre qui lui coûta «assez cher,» comme on le verra.

Depuis quelque temps, cet animal rôdait sur les flancs de la caravane. C’était un énorme «chucuroo», nom que les Bochjesmen donnent à ce pachyderme. Il mesurait quatorze pieds de longueur sur six de hauteur, et à la couleur noire de sa peau moins rugueuse que celles de ses congénères d’Asie, le bushman l’avait reconnu comme une bête dangereuse. Les espèces noires sont, en effet, plus agiles et plus agressives que les espèces blanches, et elles attaquent, même sans provocation, les animaux et les hommes.

Ce jour-là, sir John Murray, accompagné de Mokoum, était allé reconnaître à six milles de la station une hauteur sur laquelle le colonel Everest avait l’intention d’établir un poteau de mire. Par un certain pressentiment, il avait emporté son rifle, à balle conique, et non pas un simple fusil de chasse. Bien que le rhinocéros en question n’eût pas été signalé depuis deux jours, sir John ne voulait pas courir désarmé à travers un pays inconnu. Mokoum et ses camarades avaient donné la chasse au pachyderme, sans l’atteindre, et il était possible que l’énorme animal n’eût pas renoncé à ses desseins.

Sir John n’eut pas à regretter d’avoir agi en homme prudent. Son compagnon et lui étaient arrivés sans accident à la hauteur indiquée, et ils l’avaient gravie jusqu’à son sommet le plus escarpé, quand, à la base de cette colline, sur la lisière d’un taillis bas et peu serré, le «chucuroo» apparut soudain. Jamais sir John ne l’avait pu observer de si près. C’était vraiment une bête formidable. Ses petits yeux étincelaient. Ses cornes droites, un peu recourbées en arrière, posées l’une devant l’autre, d’égale longueur à peu près, soit deux pieds environ, et solidement implantées sur la masse osseuse des narines, formaient une arme redoutable.

Le bushman aperçut le premier l’animal, tapi à la distance d’un demi-mille sous un buisson de lentisques.

«Sir John, dit-il aussitôt, la fortune favorise votre Honneur! Voilà le chucuroo!

– Le rhinocéros! s’écria sir John, dont les yeux s’animèrent soudain.

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– Oui, sir John, répondit le chasseur. C’est, comme vous le voyez, une bête magnifique, et qui paraît fort disposé à nous couper la retraite. Pourquoi ce chucuroo s’acharne-t-il ainsi contre nous, je ne saurais le dire, car c’est un simple herbivore; mais enfin, il est là, sous ce fourré, et il faudra l’en déloger!

– Peut-il monter jusqu’à nous? demanda sir John.

– Non, Votre Honneur, répondit le bushman. La pente est trop raide pour ses membres courts et trapus. Aussi attendra-t-il!

– Eh bien, qu’il attende, répliqua sir John, et quand nous aurons fini d’examiner cette station, nous délogerons cet incommode voisin.»

Sir John Murray et Mokoum reprirent donc leur examen un instant interrompu. Ils reconnurent avec un soin minutieux la disposition supérieure du monticule, et choisirent l’emplacement sur lequel devait s’élever le poteau indicateur. D’autres hauteurs assez importantes, situées dans le nord-ouest, devaient permettre de construire le nouveau triangle dans les conditions les plus favorables.

Lorsque ce travail fut terminé, sir John, se tournant vers la bushman, lui dit:

«Quand vous voudrez, Mokoum.

– Je suis aux ordres de Votre Honneur.

– Le rhinocéros nous attend toujours?

– Toujours..

– Descendons alors, et si puissant que soit cet animal, une balle de mon rifle en aura facilement raison.

– Une balle! s’écria le bushman. Votre Honneur ne sait pas ce qu’est un chucuroo. Ces bêtes-là ont la vie dure, et jamais on n’a vu un rhinocéros tomber sous une seule balle, si bien ajustée qu’elle fût.

– Bah! fit sir John, parce qu’on n’employait pas de balles coniques!

– Coniques ou rondes, répondit Mokoum, vos premières balles n’abattront pas un pareil animal!

– Eh bien, mon brave Mokoum, répliqua sir John, emporté par son amour-propre de chasseur, je vais vous montrer ce que peuvent nos armes européennes, puisque vous en doutez!»

Et ce disant, sir John arma son rifle, prêt à faire feu, dès que la distance lui semblerait convenable.

«Un mot, Votre Honneur! dit le bushman, un peu piqué, et arrêtant son compagnon du geste. Votre Honneur consentirait-il à faire un pari avec moi?

– Pourquoi pas, mon digne chasseur? répondit sir John.

– Je ne suis pas riche, reprit Mokoum, mais je risquerais volontiers une livre contre la première balle de Votre Honneur.

– C’est dit! répliqua aussitôt sir John. Une livre, à vous, si ce rhinocéros ne tombe pas sous ma première balle!

– Tenu? dit le bushman.

– Tenu.»

Les deux chasseurs descendirent le raide talus du monticule, et furent bientôt postés à une distance de cinq cents pieds du chucuroo qui conservait une immobilité parfaite. Il se présentait donc dans des circonstances très-favorables à sir John, qui pouvait le viser à son aise. L’honorable Anglais pensait même avoir si beau jeu, qu’au moment de tirer, voulant permettre au bushman de revenir sur son pari, il lui dit:

«Cela tient-il toujours?

– Toujours!» répondit tranquillement Mokoum.

Le rhinocéros restait aussi immobile qu’une cible. Sir John avait le choix de la place à laquelle il lui conviendrait de frapper, afin de provoquer une mort immédiate. Il se décida à tirer l’animal au museau, et, son amour-propre de chasseur le surexcitant, il visa avec un soin extrême, que devait aider encore la précision de son arme.

Une détonation retentit. Mais la balle, au lieu de frapper les chairs, toucha la corne du rhinocéros, dont l’extrémité vola en éclats. L’animal ne sembla même pas s’apercevoir du choc.

«Ce coup ne compte pas, dit le bushman. Votre Honneur n’a pas atteint les chairs.

– Si vraiment! répliqua sir John, un peu vexé! Le coup compte, bushman. J’ai perdu une livre, mais je vous la joue quitte ou double!

– Comme vous le voudrez, sir John, mais vous perdrez!

– Nous verrons bien!»

Le rifle fut rechargé avec soin, et sir John, visant le chucuroo à la hauteur de la hanche, tira son second coup. Mais la balle, rencontrant cet endroit où la peau se superpose en plaques cornues, tomba à terre, malgré sa force de pénétration. Le rhinocéros fit un mouvement, et se déplaça de quelques pas.

«Deux livres! dit Mokoum.

– Les tenez-vous? demanda sir John..

– Volontiers.»

Cette fois, sir John, que la Colère commençait à gagner, rappela tout son sang-froid, et visa l’animal au front. La balle frappa à l’endroit visé, mais elle rebondit comme si elle eut rencontré une plaque de métal.

«Quatre livres! dit tranquillement le bushman.

– Et quatre encore!» s’écria sir John exaspéré.

Cette fois, la balle pénétra sous la hanche du rhinocéros, qui fit un bond formidable; mais au lieu de tomber mort, l’animal se jeta sur les buissons avec une indescriptible fureur, et il les dévasta.

«Je crois qu’il remue encore un peu, sir John!» dit simplement le chasseur.

Sir John ne se possédait plus. Son sang-froid l’abandonna entièrement. Ces huit livres qu’il devait au bushman, il les risqua sur une cinquième balle. Il perdit encore, il doubla, il doubla toujours, et ce ne fut qu’au neuvième coup de son rifle, que le vivace pachyderme, le cœur traversé enfin, tomba pour ne plus se relever.

Alors, son Honneur poussa un hurrah! Ses paris, son désappointement, il oublia tout, pour ne se souvenir que d’une chose: il avait tué son rhinocéros.

Mais, comme il le dit plus tard à ses collègues du Hunter-Club de Londres: «C’était une bête de prix!»

Et, en effet, elle ne lui avait pas moins coûté de trente-six livres2, somme considérable que le bushman encaissa avec son calme habituel.

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1 Dans la mesure de la méridienne de France poussée jusqu’à Formentera, Arago à Desierto à Campvey dans son 15e triangle a mesuré un côté de 160 904 mètres, de la côte d’Espagne à l’île d’Iviza.

2 Neuf cents francs.