Jules Verne
Une ville flottante
© Andrzej
Zydorczak
CHAPITRE I
e 18 mars 1867, jarrivais à Liverpool. Le Great-Eastern devait partir quelques jours après pour New York, et je venais prendre passage à son bord. Voyage damateur, rien de plus. Une traversée de lAtlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptais visiter le North-Amérique, mais accessoirement. Le Great-Eastern dabord. Le pays célébré par Cooper ensuite. En effet, ce steam-ship est un chef-dœuvre de construction navale. Cest plus quun vaisseau, cest une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents quelle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination sétait arrêtée en deçà. Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien dautres encore qui ne sont plus du domaine maritime. Si le Great-Eastern nest pas seulement une machine nautique, si cest un microcosme et sil emporte un monde avec lui, un observateur ne sétonnera pas dy rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes.
En quittant la gare, je me rendis à lhôtel Adelphi. Le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirant suivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson, commandant du steam-ship, la permission de minstaller immédiatement à bord. Il my autorisa fort obligeamment.
Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants me permirent datteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements de la marée. Cest une place dembarquement pour les nombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la Mersey.
Cette Mersey, comme la Tamise, nest quune insignifiante rivière, indigne du nom de fleuve, bien quelle se jette à la mer. Cest une vaste dépression du sol, remplie deau, un véritable trou que sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus fort tonnage. Tel le Great-Eastern, auquel la plupart des autres ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cette disposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Mersey ont vu se fonder presque à leur embouchure deux immenses villes de commerce, Londres et Liverpool; de même, et à peu près pour des considérations identiques, Glasgow, sur la rivière la Clyde.
A la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau à vapeur, affecté au service du Great-Eastern. Je minstallai sur le pont, déjà encombré douvriers et de manœuvres qui se rendaient à bord du steam-ship. Quand sept heures du matin sonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres, et suivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey.
A peine avait-il débordé que japerçus sur la cale un jeune homme de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique qui distingue lofficier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mes amis, capitaine à larmée des Indes, que je navais pas vu depuis plusieurs années. Mais je devais me tromper, car le capitaine Mac Lewin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je laurais su. Dailleurs Mac Lewin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, et celui-ci, sil offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblait triste et comme accablé dune secrète douleur. Quoi quil en soit, je neus pas le temps de lobserver avec plus dattention, car le tender séloignait rapidement, et limpression fondée sur cette ressemblance seffaça bientôt de mon esprit.
Le Great-Eastern était mouillé à peu près à trois milles en amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool. Du quai de New-Prince, on ne pouvait lapercevoir. Ce fut au premier tournant de a rivière que jentrevis sa masse imposante. On eût dit une sorte dîlot à demi estompé dans les brumes. Il se présentait par lavant, ayant évité au flot; mais bientôt le tender prit du tour, et le steam-ship se montra dans toute sa longueur. Il me parut ce quil était: énorme! Trois ou quatre «charbonniers», accostés à ses flancs, lui versaient par ses sabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement de houille. Près du Great-Eastern, ces trois-mâts ressemblaient à des barques. Leurs cheminées natteignaient même pas la première ligne des hublots évidés dans sa coque; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant aurait pu hisser ces navires sur son portemanteau, en guise de chaloupes à vapeur.
Cependant le tender sapprochait; il passa sous létrave droite du Great-Eastern, dont les chaînes se tendaient violemment sous la poussée du flot; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au bas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette position, le pont du tender affleurait seulement la ligne de flottaison du steam-ship, cette ligne quil devait atteindre en pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.
Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues du Great-Eastern.
Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que la longueur de leurs pales fût de quatre mètres; mais de face, elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la disposition du solide moyeu, point dappui de tout le système, les étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir lécartement de la triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi perdu dans lombre des larges tambours qui coiffaient lappareil, tout cet ensemble frappait lesprit et évoquait lidée de quelque puissance farouche et mystérieuse.
Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce moment contre elles! Quels bouillonnements des nappes liquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup! Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque le Great-Eastern marchait à toute vapeur sous la poussée de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix tonneaux et donnant onze tours à la minute.
Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je franchissais la coupée du steam-ship.
CHAPITRE II
e pont nétait encore quun immense chantier livré à une armée de travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord dun navire. Plusieurs milliers dhommes, ouvriers, gens de léquipage, mécaniciens, officiers, manœuvres, curieux, se croisaient, se coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans les machines, ceux-ci courant les rouffles, ceux-là éparpillés à travers la mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description. Ici des grues volantes enlevaient dénormes pièces de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à laide de treuils à vapeur; au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre de fer, véritable tronc de métal; à lavant, les vergues montaient en gémissant le long des mâts de hune; à larrière se dressait un échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction. On bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait au milieu dun incomparable désordre.
Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine Anderson. Le commandant nétait pas encore arrivé; mais un des stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes colis dans une des cabines de larrière.
«Mon ami, lui dis-je, le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savez-vous à quelle époque nous pourrons quitter Liverpool?»
A cet égard, le steward nétait pas plus avancé que moi. Il me laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette immense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait un touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire cette boue britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises couvrait le pont du steam-ship. Des ruisseaux fétides serpentaient çà et là. On se serait cru dans un des plus mauvais passages dUpper-Thames street, aux abords du pont de Londres. Je marchais en rasant ces rouffles qui sallongeaient sur larrière du navire. Entre eux et les bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux larges rues ou plutôt deux boulevards quune foule compacte encombrait. Jarrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par un double système de passerelles.
Là, souvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la machine à roues. Japerçus alors cet admirable engin de locomotion. Une cinquantaine douvriers étaient répartis sur les claires-voies métalliques du bâtis de fonte, les uns accrochés aux longs pistons inclinés sous des angles divers, les au très suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant lexcentrique, ceux-là boulonnant au moyen dénormes clefs les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par lécoutille, cétait un nouvel arbre de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles, De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants.
Après avoir jeté un rapide coup dœil sur ces travaux dajustage, je repris ma promenade et jarrivai sur lavant. Là, des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste rouffle désigné sous le nom de «smoking-room», la chambre à fumer, le véritable estaminet de cette ville flottante, magnifique café éclairé par quatorze fenêtres, plafonné blanc et or et lambrissé de panneaux en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place triangulaire que formait lavant du pont, jatteignis létrave qui tombait daplomb à la surface des eaux.
De ce point extrême, me retournant, japerçus, dans une déchirure des brumes, larrière du Great-Eastern à une distance de plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien quon emploie de tels multiples pour en évaluer les dimensions.
Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les rouffles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se balançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que la brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts dune grue volante, et plus loin des scories enflammées quune forge lançait comme un bouquet dartifices. Japercevais à peine le sommet des mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard, auquel les tenders de service et les «charbonniers» mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille de la machine a roues, je remarquai un «petit hôtel» qui sélevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale dun palais surmonté dune terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin jatteignis larrière du steam-ship, à lendroit où sélevait léchafaudage que jai déjà signalé. Là, entre le dernier rouffle et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient dinstaller une machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de déclics qui me sembla très compliqué. Je nen compris pas dabord la destination, mais il me parut quici, comme partout, les préparatifs étaient loin dêtre terminés.
Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant daménagements nouveaux à bord du Great-Eastern, navire relativement neuf? Cest ce quil faut dire en quelques mots.
Après une vingtaine de traversées entre lAngleterre et lAmérique, et dont lune fut marquée par des accidents très graves, lexploitation du Great-Eastern avait été momentanément abandonnée. Cet immense bateau, disposé pour le transport des voyageurs, ne semblait plus bon à rien et se voyait mis au rebut par la race défiante des passagers doutre-mer. Lorsque les premières tentatives pour poser le câble sur son plateau télégraphique eurent échoué insuccès dû en partie à linsuffisance des navires qui le transportaient , les ingénieurs songèrent au Great-Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner à son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique, pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grâce à sa parfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immense grelin, Mais pour arrimer ce câble dans les flancs du navire, il fallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudières sur six et une cheminée sur trois, appartenant à la machine de lhélice. A leur place, de vastes récipients furent disposés pour y loger le câble quune nappe deau préservait des altérations de lair. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sans subir le contact des couches atmosphériques.
Lopération de la pose du câble saccomplit avec succès, et, le résultat obtenu, leGreat-Eastern fut relégué de nouveau dans son coûteux abandon. Survint alors lExposition universelle de 1867. Une Compagnie française, dite Société des Affréteurs du Great-Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capital de deux millions de francs, dans lintention demployer le vaste navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là nécessité de réapproprier le steam-ship à cette destination, nécessité de combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité dagrandir des salons que devaient habiter plusieurs milliers de voyageurs et de construire ces rouffles contenant des salles à manger supplémentaires; enfin, aménagement de trois mille lits dans les flancs de la gigantesque coque.
Le Great-Eastern fut affrété au prix de vingt-cinq mille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G. Forrester et Co, de Liverpool: le premier, au prix de cinq cent trente-huit mille sept cent cinquante francs, pour létablissement des nouvelles chaudières de lhélice; le second, au prix de six cent soixante-deux mille cinq cents francs, pour réparations générales et installations du navire.
Avant dentreprendre ces derniers travaux, le Board of Trade exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sa coque pût être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération faites une longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusement réparée à grands frais. On procéda alors à linstallation des nouvelles chaudières. On dut changer aussi larbre moteur des roues, qui avait été faussé pendant le dernier voyage; cet arbres coudé en son milieu pour recevoir la bielle des pompes fut remplacé par un arbre muni de deux excentriques ce qui assurait la solidité de cette pièce importante sur laquelle porte tout leffort. Enfin et pour la première fois, le gouvernail allait être mû par la vapeur.
Cest à cette délicate manœuvre que les mécaniciens destinaient la machine quils ajustaient à larrière. Le timoniers placé sur la passerelle du centre, entre les appareils à signaux des roues et de lhélices avait sous les yeux un cadran pourvu dune aiguille mobile, qui lui donnait à chaque instant la position de sa barre. Pour la modifier, il se contentait dimprimer un léger mouvement à une petite roue mesurant à peine un pied de diamètre et dressée verticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves souvraient; la vapeur des chaudières se précipitait par de longs tuyaux de conduite dans les deux cylindres de la petite machine; les pistons se mouvaient avec rapidité les transmissions agissaient et le gouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblement entraînées. Si ce système réussissait un homme gouvernerait, dun seul doigt, la masse colossale du Great-Eastern.
Pendant cinq jours, les travaux continuèrent avec une activité dévorante. Ces retards nuisaient considérablement à lentreprise des affréteurs; mais les entrepreneurs ne pouvaient faire plus. Le départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25, le pont du steam-ship était encore encombré de tout loutillage supplémentaire.
Enfin pendant cette dernière journées les passavants, les passerelles, les rouffles se dégagèrent peu à peu; les échafaudages furent démontés; les grues disparurent; lajustement des machines sacheva; les dernières chevilles furent frappées, et les derniers écrous vissés; les pièces polies se couvrirent dun enduit blanc qui devait les préserver de loxydation pendant le voyage; les réservoirs dhuile se remplirent; la dernière plaque reposa enfin sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, lingénieur en chef fit lessai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipita dans la chambre des machines. Penché sur lécoutille, enveloppé dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; mais jentendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à étoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurs solides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous les tambours, pendant que les pales frappaient lentement les eaux brumeuses de la Mersey. A larrière, lhélice battait les flots de sa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantes lune de lautre, étaient prêtes à fonctionner.
Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster. Elle était destinée au Great-Eastern. Sa locomobile fut détachée dabord et hissée sur le pont au moyen des cabestans. Mais, quand à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sa coque dacier était dun poids tel que les pistolets sur lesquels on avait frappé les palans plièrent sous la charge, effet qui ne se fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen de balancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais il restait encore au Great-Eastern un chapelet de seize embarcations accrochées à ses portemanteaux.
Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés noffraient plus trace de boue; larmée des balayeurs avait passé par là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres, marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et les soutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans ses lignes deau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires. Cétait un inconvénient pour ses roues, dont les aubes, insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire une poussée moindre, Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait partir. Je me couchai donc avec lespoir de prendre la mer le lendemain. Je ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au mât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillon français, et à la corne dartimon le pavillon dAngleterre.
CHAPITRE III
n effet, le Great-Eastern se préparait à partir. De ses cinq cheminées séchappaient déjà quelques volutes de fumée noire. Une buée chaude transpirait à travers les puits profonds qui donnaient accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaient les quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notre passage. Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient les manœuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de mouton crochés à lintérieur des bastingages. Vers onze heures, les tapissiers finissaient denfoncer leurs derniers clous et les peintres détendre leur dernière couche de peinture. Puis tous sembarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès quil y eut pression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de la machine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent que lingénieux appareil fonctionnait régulièrement.
Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. A la mer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont se préoccupait assez peu le Great-Eastern.
Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers points du navire, afin de préparer lappareillage. Létat-major se composait dun capitaine, dun second, de deux seconds officiers, de cinq lieutenants, dont un français, M. H , et dun volontaire, Français également.
Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le commerce anglais. Cest à lui quon doit la pose du câble transatlantique. Il est vrai que sil réussit là où ses devanciers échouèrent, cest quil opéra dans des conditions bien autrement favorables, ayant le Great-Eastern à sa disposition. Quoi quil en soit, ce succès lui a mérité le titre de «sir», qui lui a été octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fort aimable. Cétait un homme de cinquante ans, blond fauve, de ce blond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de lâge, la taille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme, lair bien anglais, marchant dun pas tranquille et uniforme, la voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans les poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec ce signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de la poche de sa redingote bleue à triple galon dor.
Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine Anderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau très hâlée, lœil un peu injecté, de la barbe noire jusquaux yeux, des jambes arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marin actif, alerte, fort au courant du détail, il donnait ses ordres dune voix brève, ordres que répétait le maître déquipage avec ce rugissement de lion enrhumé qui est particulier à la marine anglaise. Ce second se nommait W Je crois que cétait un officier de la flotte, détaché, par permission spéciale, à bord du Great-Eastern. Enfin, il avait des allures de «loup de mer», et il devait être de lécole de cet amiral français un brave à toute épreuve qui, au moment du combat, criait invariablement à ses hommes: «Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez que jai lhabitude de me faire sauter!»
En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le commandement dun chef-ingénieur, aidé de huit ou dix officiers mécaniciens. Sous ses ordres manœuvrait un bataillon de deux cent cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui ne quittaient guère les profondeurs du bâtiment.
Dailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune, soit cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour.
Quant à léquipage proprement dit du steam-ship, maîtres, quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenait environ cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectés au service des passagers.
Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait «sortir» le Great-Eastern des passes de la Mersey était à bord depuis la veille. Japerçus aussi un pilote français, de lîle de Molène, près dOuessant, qui devait faire avec nous la traversée de Liverpool à New York, et, au retour, rentrer le steam-ship dans la rade de Brest.
«Je commence à croire que nous partirons aujourdhui? dis-je au lieutenant H...
Nous nattendons plus que nos voyageurs, me répondit mon compatriote.
Sont-ils nombreux?
Douze ou treize cents.»
Cétait la population dun gros bourg.
A onze heures et demie, on signala le tender, encombré de passagers enfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus sur les tambours, juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient le pont. Cétait, comme je lappris ensuite, des Californiens, des Canadiens, des Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, des Anglais, des Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous se distinguaient le célèbre Cyrus Field, de New York; lhonorable John Rose, du Canada; lhonorable Mac Alpine, de New York; Mr. et Mrs. Alfred Cohen, de San-Francisco; Mr. et Mrs. Whitney, de Mont-Réal; le capitaine Mac Ph... et sa femme. Parmi les Français se trouvait le fondateur de la Société des Affréteurs du Great-Eastern, M. Jules D , représentant de cette Telegraph construction and maintenance Company, qui avait apporté dans laffaire une contribution de vingt mille livres.
Le tender se rangea au pied de lescalier de tribord. Alors commença linterminable ascension des bagages et des passagers, mais sans hâte, sans cris, ainsi que font des gens qui restent tranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoir monter là comme à lassaut, et se comporter en véritables zouaves.
Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du steam-ship, son premier soin était de descendre dans les salles à manger et dy marquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom, crayonné sur un bout de papier, suffisait à lui assurer sa prise de possession. Dailleurs, un lunch était servi en ce moment, et, en quelques instants, toutes les tables furent garnies de convives, qui, lorsquils sont Anglo-Saxons, savent parfaitement combattre à. coups de fourchette les ennuis dune traversée.
Jétais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de lembarquement. A midi et demi, les bagages étaient transbordés. Je vis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutes grandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaient contenir un mobilier, de petites trousses de voyage dune élégance parfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles américaines ou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, à leur bouclage multiple, à léclat de leurs cuivres, à leurs épaisses couvertures de toiles, sur lesquelles se détachaient deux ou trois grandes initiales brossées à travers des découpages de fer-blanc. Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les magasins, jallais dire dans les gares de lentrepont, et les derniers manœuvres, porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui déborda après avoir encrassé les pavois du Great-Eastern des scories de sa fumée.
Je retournais vers lavant, quand soudain je me trouvai en présence de ce jeune homme que javais entrevu sur le quai de New-Prince. Il sarrêta en mapercevant, et me tendit une main que je serrai aussitôt avec affection.
«Vous, Fabian! mécriai-je, vous, ici?
Moi-même, cher ami.
Je ne métais donc pas trompé, cest bien vous que jai entrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ?
Cest probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas aperçu.
Et vous venez en Amérique?
Sans doute! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux passer quà courir le monde?
Heureux le hasard qui vous a fait choisir le Great-Eastern pour cette promenade de touriste.
Ce nest point un hasard, mon cher camarade. Jai lu dans un journal que vous preniez passage à bord du Great-Eastern, et, comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelques années, je suis venu trouver le Great-Eastern pour faire la traversée avec vous.
Vous arrivez de lInde?
Par le Godavey, qui la débarqué avant-hier à Liverpool.
Et vous voyagez, Fabian? lui demandai-je en observant sa figure pâle et triste.
Pour me distraire, si je le puis», répondit, en me pressant la main avec émotion, le capitaine Fabian Mac Lewin.
CHAPITRE IV
abian mavait quitté pour surveiller son installation dans la cabine 73, de la série du grand salon, ont le numéro était porté sur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fumée tourbillonnaient à lorifice des larges cheminées du steam-ship. On entendait frémir la coque des chaudières jusque dans les profondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par les tuyaux déchappement et retombait en pluie fine sur le pont. Quelques remous bruyants annonçaient que les machines sessayaient. Lingénieur avait de la pression. On pouvait partir.
Il fallut dabord lever lancre. Le flot montait encore, et le Great-Eastern, évité sous sa poussée, lui présentait lavant. Il était donc tout paré pour descendre la rivière. Le capitaine Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, car la longueur du Great-Eastern ne lui permettait pas dévoluer dans la Mersey. Nétant point entraîné par le jusant, mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître de son navire et plus certain de manœuvrer habilement au milieu des bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre attouchement de ce colosse eût été désastreux.
Lever lancre dans ces conditions exigeait des efforts considérables. En effet, le steam-ship, poussé par le courant, tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché. De plus, un vent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignait son action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissants engins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase, Un «anchor-boat», sorte de bateau destiné à cette opérations était venu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirent pas et lon dut se servir des appareils mécaniques que le Great-Eastern avait à sa disposition.
A lavants une machine de la force de soixante-dix chevaux était disposée pour le hissage des ancres. Il suffisait denvoyer la vapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir immédiatement une force considérables quon pouvait directement appliquer au cabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce fut fait. Mais, si puissante quelle fûts la machine se trouva insuffisante. Il fallut donc lui venir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre les barres et une cinquantaine dhommes de léquipage vinrent virer au cabestan.
Le steam-ship commença de venir sur ses ancres. Mais le travail se faisait lentement; les maillons cliquetaient non sans peine, dans les écubiers de létrave, et, à mon avis, on aurait pu soulager les chaînes en donnant quelques tours de roues de manière à les embraquer plus aisément.
Jétais en ce moment sur la dunette de lavants avec un certain nombre de passagers. Nous observions tous les détails de lopération et les progrès de lappareillage. Prés de mois, un voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manœuvres haussait fréquemment les épaules, et népargnait pas à limpuissante machine ses moqueries incessantes. Cétait un petit homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un physionomiste eût reconnu, dés labord, que les choses de la vie devaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe de lécole de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à laction du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant je le vis plus tard , un aimable compagnon de voyage.
«Monsieur, me dit-il, jusquici javais cru que les machines étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider les machines!»
Jallais répondre à cette juste observation, quand des cris retentirent. Mon interlocuteur et moi, nous étions précipités vers lavant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres avaient été renversés; les uns se relevaient; dautres gisaient sur le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avait dérivé irrésistiblement sous la traction effroyable des chaînes. Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violence extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabans cassés, les barres, faisant mitraille autour delles, venaient de tuer quatre matelots et den blesser douze. Parmi ces derniers, le maître déquipage, un Écossais de Dundee.
On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits au poste des malades, situé à larrière. Quant aux quatre morts, on soccupa de les débarquer immédiatement. Dailleurs, les Anglo-Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens, que cet événement ne provoqua quune médiocre impression à bord. Ces infortunés, tués ou blessés, nétaient que les dents dun rouage que lon pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il accostait le navire.
Je me dirigeai vers la coupée. Lescalier navait pas encore été relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bord sembarqua afin de les accompagner jusquà Liverpool, avec recommandation de rejoindre ensuite le Great-Eastern en toute diligence. Le tender séloigna aussitôt, et les matelots allèrent à lavant laver les plaques de sang qui tachaient le pont.
Je dois dire aussi quun passager, légèrement endommagé par un éclat de barre, profita de la circonstance pour sen retourner par le tender. Il avait déjà assez du Great-Eastern.
Cependant, je regardais le petit boat séloigner à toute vapeur. Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura derrière moi ces paroles:
«Un voyage qui commence bien!.
Bien mal, monsieur, répondis-je. A qui ai-je lhonneur de parler?
Au docteur Dean Pitferge.»
CHAPITRE V
opération avait été reprise. Avec laide de lanchorboat, les chaînes furent soulagées, et les ancres quittèrent enfin leur fond tenace. U ne heure un quart sonnait aux clochers de Birkenhead. Le départ ne pouvait être différé, si lon tenait à utiliser la marée pour la sortie du steam-ship. Le capitaine et le pilote montèrent sur la passerelle. Un lieutenant se posta près de lappareil à signaux de lhélice, un autre près de lappareil à signaux des aubes. Le timonier se tenait entre eux, près de la petite roue destinée à mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas où la machine à vapeur eût manqué, quatre autres timoniers veillaient à larrière, prêts à manœuvrer les grandes roues qui se dressaient sur le caillebotis. Le Great-Eastern, faisant tête au courant, était tout évité, et il navait plus que le flot à refouler pour descendre la rivière.
Lordre du départ fut donné. Les pales frappèrent lentement les premières couches deau, lhélice «patouilla» à larrière, et lénorme vaisseau commença à se déplacer.
La plupart des passagers, montés sur la dunette de lavant, regardaient le double paysage hérissé de cheminées dusines, que présentaient, à droite, Liverpool, à gauche, Birkenhead. La Mersey, encombrée de navires, les uns mouillés, les autres montant ou descendant, noffrait à notre steam-ship que de sinueux passages. Mais, sous la main de son pilote, sensible aux moindres volontés de son gouvernail, il se glissait dans les passes étroites, évoluant comme une baleinière sous laviron dun vigoureux timonier. Un instant, je crus que nous allions aborder un trois-mâts qui dérivait le travers au courant, et dont le bout-dehors vint raser la coque du Great-Eastern; mais le choc fut évité; et quand, du haut des rouffles, je regardai ce navire qui ne jaugeait pas moins de sept ou huit cents tonneaux, il mapparut comme un de ces petits bateaux que les enfants lancent sur les bassins de Green-Park, ou de la Serpentine-River.
Bientôt le Great-Eastern se trouva par le travers des cales dembarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaient saluer la ville se turent, par respect pour ces morts que le tender débarquait en ce moment. Mais des hurrahs formidables remplacèrent ces détonations qui sont la dernière expression de la politesse nationale. Aussitôt les mains de battre, les bras de sagiter, les mouchoirs de se déployer avec cet enthousiasme dont les Anglais sont si prodigues au départ de tout navire, ne fût-ce quun simple canot qui va faire une promenade en baie. Mais comme on répondait à ces saluts! Quels échos ils provoquaient sur les quais! Des milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool et de Birkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur la Mersey. Les marins du Lord Clyde, navire de guerre, mouillé devant les bassins, sétaient dispersés sur les hautes vergues et saluaient le géant de leurs acclamations. Du haut des dunettes des vaisseaux ancrés dans la rivière, les musiques nous envoyaient des harmonies terribles que le bruit des hurrahs ne pouvait. couvrir. Les pavillons montaient et descendaient incessamment en lhonneur du Great-Eastern. Mais bientôt les cris commencèrent à séteindre dans léloignement. Notre steam-ship rangea de près le Tripoli, un paquebot de la ligne Cunard, affecté au transport des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux mille tonneaux, paraissait nêtre quune simple barque. Puis, sur les deux rives, les maisons se firent de plus en plus rares. Les fumées cessèrent de noircir le paysage. La campagne trancha sur les murs de briques. Encore quelques longues et uniformes rangées de maisons ouvrières. Enfin des villas apparurent, et sur la rive gauche de la Mersey, de la plate-forme du phare et de lépaulement du bastion, quelques derniers hurrahs nous saluèrent une dernière fois.
A trois heures, le Great-Eastern avait franchi les passes de la Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud-ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques houles, mais le steam-ship ne les ressentait pas.
Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender forçait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second médecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lança une échelle de corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui, notre pilote saffala par le même chemin jusquà son canot, qui lattendait, et dont chaque rameur était muni dune ceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il rejoignait une charmante petite goélette qui lattendait sous le vent.
La route fut aussitôt reprise. Sous la poussée de ses aubes et de son hélice, la vitesse du Great-Eastern saccéléra. Malgré le vent debout, il néprouvait ni roulis ni tangage. Bientôt lombre couvrit la mer, et la côte du comté de Galles, marquée par la pointe dHoly-Head, se perdit enfin dans la nuit.
CHAPITRE VI
e lendemain, 27 mars, le Great-Eastern prolongeait par tribord la côte accidentée de lIrlande. Javais choisi ma cabine à lavant sur le premier rang en abord. Cétait une petite chambre, bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée de cabines la séparait du premier salon de lavant, de telle sorte que ni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui ne manquaient pas à bord, ny pouvaient parvenir. Cétait une cabane isolée à lextrémité dun faubourg. Un canapé, une couchette, une toilette la meublaient suffisamment.
A sept heures du matin, après avoir traversé les deux premières salles, jarrivai sur le pont. Quelques passagers arpentaient déjà les rouffles. Un roulis presque insensible balançait légèrement le steamer. Le vent cependant soufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la côte, ne pouvait se faire. Néanmoins, jaugurais bien de lindifférence du Great-Eastern.
Arrivé sur la dunette de la smoking-room, japerçus cette longue étendue de côte, élégamment profilée, à laquelle son éternelle verdure a valu dêtre nommée «Côte démeraude». Quelques maisons solitaires, le lacet dune route de douaniers, un panache de vapeur blanche marquant le passage dun train entre deux collines, un sémaphore isolé faisant des gestes grimaçants aux navires du large, lanimaient çà et là.
Entre la côte et nous, la mer présentait une nuance dun vert sale, comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de cuivre. Le vent tendait encore à fraîchir; quelques embruns volaient comme une poussière; de nombreux bâtiments, bricks ou goélettes, cherchaient à sélever de la terre; des steamers passaient en crachant leur fumée noire; le Great-Eastern, bien quil ne fût pas encore animé dune grande vitesse, les distançait sans peine.
Bientôt nous eûmes connaissance de Queens-Town, petit port de relâche devant lequel manœuvrait une flottille de pêcheurs. Cest là que tout navire, venant de lAmérique ou des mers du Sud bateau à vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou bâtiment de commerce , jette en passant ses sacs à dépêches, Un express, toujours en pression, les emporte à Dublin en quelques heures. Là, un paquebot, toujours fumant, un steamer pur-sang, tout en machines, vrai fuseau à roues qui passe au travers des lames, bateau de course autrement utile que Gladiateur ou Fille de lair, prend ces lettres, et, traversant le détroit avec une vitesse de dix-huit milles à lheure, il les dépose à Liverpool. Les dépêches, ainsi entraînées, gagnent un jour sur les plus rapides transatlantiques.
Vers neuf heures, le Great-Eastern remonta dun quart dans louest-nord-ouest, Je venais de descendre sur le pont, lorsque je fus rejoint par le capitaine Mac Lewin Un de ses amis laccompagnait, un homme de six pieds, à barbe blonde, dont les longues moustaches, perdues au milieu des favoris, laissaient le menton à découvert, suivant la mode du jour. Ce grand garçon présentait le type de lofficier anglais: il avait la tête haute, mais sans raideur, le regard assuré, les épaules dégagées, aisance et liberté dans sa marche, en un mot tous les symptômes de ce courage si rare quon peut appeler le «courage sans colère». Je ne me trompais pas sur sa profession.
«Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaine au 22e régiment de larmée des Indes.»
Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous nous saluâmes.
«Cest à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian, dis-je au capitaine Mac Lewin, dont je serrai la main. Nous étions dans le coup de feu du départ. Je sais seulement que ce nest point par hasard que je dois de vous rencontrer à bord du Great-Eastern. Javoue que si je suis pour quelque chose dans la décision que vous avez prise
Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Le capitaine Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avec lintention de prendre passage à bord du China, de la ligne Cunard, quand nous apprîmes que le Great-Eastern allait tenter une nouvelle traversée entre lAngleterre et lAmérique: cétait une occasion. Jappris que vous étiez à bord. cétait un plaisir. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans, depuis notre beau voyage dans les États scandinaves. Je nhésitai pas, et voilà pourquoi le tender nous a déposés hier en votre présence.
Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaine Corsican ni vous ne regretterez votre décision. Une traversée de lAtlantique sur ce grand bateau ne peut manquer dêtre fort intéressante, même pour vous, si peu marins que vous soyez. Il faut avoir vu cela. Mais parlons de vous. Votre dernière lettre et elle na pas six semaines de date portait le timbre de Bombay. Javais le droit de vous croire encore à votre régiment.
Nous y étions il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous y menions cette existence moitié militaire, moitié campagnarde des officiers indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que de razzias, Je vous présente même le capitaine Archibald comme un grand destructeur de tigres. Cest la terreur des Jungles. Cependant, bien que nous soyons garçons et sans famille, lenvie nous a pris de laisser un peu de repos à ces pauvres carnassiers de la péninsule, et de venir respirer quelques molécules de lair européen. Nous avons obtenu un congé dun an, et aussitôt, par la mer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes arrivés avec la rapidité dun express dans notre vieille Angleterre.
Notre vieille Angleterre! répondit en souriant le capitaine Corsican, nous ny sommes déjà plus, Fabian. Cest un navire anglais qui nous emporte, mais il est affrété par une compagnie françaises et il nous conduit en Amérique. Trois pavillons différents flottent sur notre têtes et prouvent que nous foulons du pied un sol franco-anglo-américain.
Quimporte! répondit Fabian, dont le front se rida un instant sous une impression douloureuses quimportes pourvu que notre congé se passe! Il nous faut du mouvement. Cest la vie. Il est si bon doublier le passé, et de tuer le présent par le renouvellement des choses autour de soi! Dans quelques jours, nous serons à New York, où jembrasserai ma sœur et ses enfants que je nai pas vus depuis plusieurs années. Puis nous visiterons les Grands Lacs. Nous redescendrons le Mississippi jusquà La Nouvelle-Orléans. Nous ferons une battue sur lAmazone. De lAmérique nous sauterons en Afrique, où les lions et les éléphants se sont donné rendez-vous au Cap, pour fêter larrivée du capitaine Corsican, et de là, nous reviendrons imposer aux Cipayes les volontés de la métropole!».
Fabian parlait avec une volubilité nerveuse, et sa poitrine se gonflait de soupirs. Il y avait évidemment dans sa vie un malheur que jignorais encore, et que ses lettres mêmes ne mavaient pas laissé pressentir. Archibald Corsican me parut être au courant de cette situation. Il montrait une très vive amitié pour Fabian plus jeune que lui de quelques années. Il semblait être le frère aîné de Mac Lewin, ce grand capitaine anglais, dont le dévouements à loccasion, pouvait être porté jusquà lhéroïsme.
En ce moment notre conversation fut interrompue. La trompette retentit à bord. Cétait un steward joufflu qui annonçait, un quart dheure davance, le lunch de midi et demi. Quatre fois par jour, à la grande satisfaction des passagers, ce rauque cornet résonnait ainsi: à huit heures et demie pour le déjeuner, à midi et demi pour le lunch, à quatre heures pour le dîner, à sept heures et demie pour le thé. En peu dinstants les longs boulevards furent déserts, et bientôt tous les convives étaient attablés dans les vastes salons, où je parvins à me placer près de Fabian et du capitaine Corsican.
Quatre rangs de tables meublaient ces salles à manger. Au-dessus, les verres et les bouteilles, disposées sur leurs planchettes de roulis, gardaient une immobilité et une perpendicularité parfaites. Le steam-ship ne ressentait aucunement les ondulations de la houle. Les convives, hommes, femmes ou enfants, pouvaient luncher sans crainte. Les plats, finement préparés, circulaient. De nombreux stewards sempressaient à servir. A la demande de chacun, mentionnée sur une petite carte ad hoc, ils fournissaient les vins, liqueurs ou ales, qui faisaient lobjet dun compte à part. Entre tous, les Californiens se distinguaient par leur aptitude à boire du champagne. Il y avait là, près de son mari, ancien douanier, une blanchisseuse enrichie dans les lavages de San Francisco, qui buvait du cliquot à trois dollars la bouteille. Deux ou trois jeunes missess, frêles et pâles, dévoraient des tranches de bœuf saignant. De longues mistress, à défenses divoire, vidaient dans leurs petits verres le contenu dun œuf à la coque. Dautres dégustaient avec une évidente satisfaction les tartes à la rhubarbe ou les céleris du dessert. Chacun fonctionnait avec entrain. On se serait cru dans un restaurant des boulevards, en plein Paris, non en plein Océan.
Le lunch terminé, les rouffles se peuplèrent de nouveau. Les gens se saluaient au passage ou sabordaient comme des promeneurs dHyde-Park. Les enfants jouaient, couraient, lançaient leurs ballons, poussaient leurs cerceaux, ainsi quils leussent fait sur le sable des Tuileries. La plupart des hommes fumaient en se promenant. Les dames, assises sur des pliants, travaillaient, lisaient ou causaient ensemble. Les gouvernantes et les bonnes surveillaient les bébés. Quelques gros Américains pansus se balançaient sur leurs chaises à bascule. Les officiers du bord allaient et venaient, les uns faisant leur quart sur les passerelles et surveillant le compas, les autres répondant aux questions souvent ridicules des passagers. On entendait aussi, à travers les accalmies de la brise, les sons dun orgue placé dans le grand rouffle de larrière, et les accords de deux ou trois pianos de Pleyel qui se faisaient une déplorable concurrence dans les salons inférieurs.
Vers trois heures, de bruyants hurrahs éclatèrent. Les passagers envahirent les dunettes. Le Great-Eastern rangeait à deux encâblures un paquebot quil avait gagné main sur main. Cétait le Propontis, faisant route sur New York, qui salua le géant des mers en passant, et le géant des mers lui rendit son salut.
A quatre heures et demie, la terre était toujours en vue et nous restait à trois milles sur tribord. On la voyait à peine à travers les embruns dun grain qui sétait subitement déclaré. Bientôt un feu apparut. Cétait le phare de Fastenet, placé sur un roc isolé, et la nuit ne tarda pas à se faire, pendant laquelle nous devions doubler le cap Clear, dernière pointe avancée de la côte dIrlande.
CHAPITRE VII
ai dit que la longueur du Great-Eastern dépassait deux hectomètres. Pour les esprits friands de comparaison, je dirai quil est dun tiers plus long que le pont des Arts. Il naurait donc pu évoluer dans la Seine. Dailleurs, vu son tirant deau, il ny flotterait pas plus que ne flotte le pont des Arts. En réalité, ce steam-ship mesure deux cent sept mètres cinquante à la ligne de flottaison entre ses perpendiculaires. Il a deux cent dix mètres vingt-cinq sur le pont supérieurs de tête en tête, cest-à-dire que sa longueur est double de celle des plus grands paquebots transatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mètres trente à son maître-couple et de trente-six mètres soixante-cinq en dehors des tambours.
La coque du Great-Eastern est à lépreuve des plus formidables coups de mer. Elle est double et se compose dune agrégation de cellules disposées entre bord et serre, qui ont quatre-vingt-six centimètres de hauteur. De plus, treize compartiments, séparés par des cloisons étanches, accroissent sa sécurité au point de vue de la voie deau et de lincendie. Dix mille tonneaux de fer ont été employés à la construction de cette coque, et, trois millions de rivets, rabattus à chaud, assurent le parfait assemblage des plaques de son bordé.
Le Great-Eastern déplace vingt-huit mille cinq cents tonneaux, quand il tire trente pieds deau. Lège, il ne cale que six mètres dix. Il peut transporter dix mille passagers. Des trois cent soixante-treize chefs-lieux darrondissement de la France, deux cent soixante-quatorze sont moins peuples que ne le serait cette sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.
Les lignes du Great-Eastern sont très allongées. Son étrave droite est percée décubiers par lesquels filent les chaînes des ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux ni bosses, est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et dépare lensemble.
De son pont sélèvent six mâts et cinq cheminées. Les trois premiers mâts sur lavant sont le « fore-gigger» et le «fore-mast», tous deux mâts de misaines, et le «main-mast», ou grand mât. Les trois derniers sur larrière sont appelés «after-main-mast», «mizenne-mast» et «after-gigger». Le «fore-mast» et le «main-mast» portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatre autres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe; le tout formant cinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, en bonne toile de la fabrique royale dEdimbourg. Sur les vastes hunes du second et du troisième mât, une compagnie de soldats pourrait manœuvrer à laise. De ces six mâts, maintenus par des haubans et des gal-haubans métalliques, le second, le troisième et le quatrième sont faits de tôles boulonnées, véritables chefs-dœuvre de chaudronnerie. A létambrai, ils mesurent un mètre dix de diamètre, et le plus grand, le «main-mast», sélève à une hauteur de deux cent sept pieds français, qui est supérieure à celle des tours de Notre-Dame.
Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent la machine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélice; ce sont dénormes cylindres, hauts de trente mètres cinquante, maintenus par des chaînes frappées sur les rouffles.
A lintérieur du Great-Eastern, laménagement de sa vaste coque a été judicieusement compris. Lavant renferme les buanderies à vapeur et le poste de léquipage. Viennent ensuite un salon de dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes à roulis, de peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques pièces reçoivent le jour à travers des claires-voies latérales, supportées sur délégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec le pont supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et à rampes dacajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines que sépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les autres placées à létage inférieur, auxquelles donne accès un escalier spécial. Sur larrière, les trois vastes «dining-rooms» présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons de lavant à ceux de larrière, on passait en suivant une coursive dallée qui contourne la machine des roues entre ses parois de tôle et les offices du bord.
Les machines du Great-Eastern sont justement considérées comme des chefs-dœuvre, jallais dire des chefs-dœuvre dhorlogerie. Rien de plus étonnant que de voir ces énormes rouages fonctionner avec la précision et la douceur dune montre. La puissance nominale de la machine à aubes est de mille chevaux, Cette machine se compose de quatre cylindres oscillants, dun diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paires, et développant quatre mètres vingt-sept de course au moyen de leurs pistons directement articulés sur les bielles. La pression moyenne est de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-seize par centimètre carré, soit une atmosphère deux tiers. La surface de chauffe des quatre chaudières réunies est de sept cent quatre-vingts mètres carrés. Cet «engine-paddle» marche avec un calme majestueux; son excentrique, entraîné par larbre de couche, semble senlever comme un ballon dans lair. Il peut donner douze tours de roues par minute, et contraste singulièrement avec la machine de lhélice, plus rapide, plus rageuse, qui semporte sous la poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.
Et «engine-screw» compte quatre cylindres fixes disposés horizontalement. Ils se font tête deux par deux, et leurs pistons, dont la course est de un mètre vingt-quatre, agissent directement sur larbre de lhélice. Sous la pression produite par ses six chaudières, dont la surface de chauffe est de onze cent soixante-quinze mètres carrés, lhélice, pesant soixante tonneaux, peut donner jusquà quarante-huit révolutions par minute; mais alors, haletante, pressée, éperdue, cette machine vertigineuse semporte, et ses longs cylindres semblent sattaquer à coups de piston, comme dénormes ragots à coups de défense.
Indépendamment de ces deux appareils, le Great-Eastern possède encore six autres machines auxiliaires pour lalimentation, les mises en train et les cabestans. La vapeur, on le voit, joue à bord un rôle important dans toutes les manœuvres.
Tel est ce steam-ship sans pareil et reconnaissable entre tous. Ce qui nempêcha pas un capitaine français de porter un jour cette mention naïve sur son livre de bord: «Rencontré navire à six mâts et cinq cheminées. Supposé Great-Eastern.»
CHAPITRE VIII
a nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Mon cadre sagita extraordinairement, et je dus maccoter des genoux et des coudes contre sa planche de roulis. Sacs et valises allaient et venaient dans ma cabine. Un tumulte insolite emplissait le salon voisin, au milieu duquel deux ou trois cents colis, provisoirement déposés, roulaient dun bord à lautre, heurtant avec fracas les bancs et les tables. Les portes battaient, les ais craquaient, les cloisons poussaient ces gémissements particuliers au bois de sape, les verres et les bouteilles sentrechoquaient dans leurs suspensions mobiles, et des cataractes de vaisselles se précipitaient sur le plancher des offices. Jentendais aussi les ronflements irréguliers de lhélice et le battement des roues qui, alternativement émergées, frappaient lair de leurs palettes. A tous ces symptômes, je compris que le vent avait fraîchi et que le steam-ship ne restait plus indifférent aux lames du large qui le prenaient par le travers.
A six heures du matin, après une nuit sans sommeil, je me levai. Cramponné dune main à mon cadre, de lautre je mhabillai tant bien que mal. Mais, sans point dappui, je naurais pu tenir debout, et je dus lutter sérieusement avec mon paletot pour lendosser. Puis je quittai ma cabine, je traversai le salon, maidant des pieds et des mains, au milieu de cette boule de colis. Je montai lescalier sur les genoux comme un paysan romain qui gravit les degrés de la Scala santa de Ponce-Pilate, et enfin jarrivai sur le pont, où je rnaccrochai vigoureusement à un taquet de tournage.
Plus de terre en vue. Le cap Clear avait été doublé dans la nuit. Autour de nous cette vaste circonférence tracée par la ligne deau sur le fond du ciel. La mer, couleur dardoise, se gonflait en longues lames qui ne déferlaient pas. Le Great-Eastern, pris par le travers, et quaucune voile nappuyait, roulait effroyablement. Ses mâts, comme de longues pointes de compas, décrivaient dans lair dimmenses arcs de cercle. Le tangage était peu sensible, jen conviens, mais le roulis était insoutenable. Impossible de se tenir debout. Lofficier de quart, cramponné à la passerelle, semblait balancé dans une escarpolette.
De taquets en taquets, je parvins à gagner le tambour de tribord. Le pont, mouillé par la brume, était très glissant. Je me préparais donc à maccoter contre une des épontilles de la passerelle, quand un corps vint rouler à mes pieds.
Cétait celui du docteur Dean Pitferge. Mon original se redressa aussitôt sur les genoux, et me regardant:
«Cest bien cela, dit-il, Lamplitude de larc décrit par les parois du Great-Eastern est de 40°, soit vingt au-dessous de lhorizontale et vingt au-dessus.
Vraiment! mécriai-je, riant, non de lobservation, mais des conditions dans lesquelles elle était faite.
Vraiment, reprit le docteur. Pendant loscillation, la vitesse des parois est dun mètre sept cent quarante-quatre millimètres par seconde. Un transatlantique, qui est moitié moins large, ne met que ce temps à revenir dun bord sur lautre.
Alors, répondis-je, puisque le Great-Eastern reprend si vite sa perpendiculaire, cest quil y a excès de stabilité.
Pour lui, oui, mais non pour ses passagers! répliqua gaiement Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent à lhorizontale, et plus vite quils ne le veulent.»
Le docteur, enchanté de sa repartie, sétait relevé, et, nous soutenant mutuellement, nous pûmes gagner un des bancs de la dunette. Dean Pitferge en était quitte pour quelques écorchures, et je len félicitai, car il aurait pu se briser la tête.
«Oh! ce nest pas fini, me répondit-il, et avant peu il nous arrivera malheur.
A nous?
Au steam-ship, et, par conséquent, à moi, à nous, à tous les passagers.
Si vous parlez sérieusement, demandai-je, pourquoi vous êtes-vous embarqué à bord?
Pour voir ce qui arrivera, car il ne me déplairait pas de faire naufrage! répondit le docteur, me regardant dun air entendu.
Est-ce la première fois que vous naviguez sur le Great-Eastern?
Non. Jai déjà fait plusieurs traversées en curieux.
Il ne faut pas vous plaindre alors.
Je ne me plains pas, Je constate les faits, et jattends patiemment lheure de la catastrophe.»
Le docteur se moquait-il de moi? Je ne savais que penser. Ses petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulus le pousser plus loin.
«Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vos fâcheux pronostics; mais permettez-moi de vous rappeler que le Great-Eastern a déjà franchi vingt fois lAtlantique, et que lensemble de ses traversées a été satisfaisant.
Nimporte! répondit Pitferge. Ce navire «a reçu un sort», pour employer lexpression vulgaire. Il néchappera pas à sa destinée. On le sait et on na pas confiance en lui. Rappelez-vous quelles difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Il ne voulait pas plus aller à leau que lhôpital de Greenwich. Je crois même que Brunnel, qui la construit, est mort «des suites de lopération», comme nous disons en médecine.
Ah ça! docteur, repris-je, est-ce que vous seriez matérialiste?
Pourquoi cette question?
Parce que jai remarqué que bien des gens qui ne croient pas en Dieu, croient à tout le reste, même au mauvais œil.
Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moi continuer mon argumentation. Le Great-Eastern a déjà ruiné plusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants et le trafic des marchandises en Australie, il na jamais été en Australie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle des paquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.
De là, dis-je, à conclure que
Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du Great-Eastern sest déjà noyé, et cétait lun des plus habiles, car, en le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cet intolérable roulis.
Eh bien, dis-je, il faut regretter la mort de cet homme habile, et voilà tout.
Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de mon incrédulité, on raconte des histoires sur ce steam-ship. On dit quun passager qui sest égaré dans ses profondeurs, comme un pionnier dans les forêts dAmérique, na jamais pu être retrouvé.
Ah! fis-je ironiquement, voilà un fait!
On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant la construction des chaudières, un mécanicien a été soudé, par mégarde, dans la boîte à vapeur.
Bravo! mécriai-je. Le mécanicien soudé! E ben trovato. Vous y croyez, docteur?
Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement que notre voyage a mal commencé et quil finira mal.
Mais le Great-Eastern est un bâtiment solide, répliquai-je, et dune rigidité de construction qui lui permet de résister comme un bloc plein, et de défier les mers les plus furieuses!
Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le tomber dans le creux des lames, et vous verrez sil sen relève. Cest un géant, soit, mais un géant dont la force nest pas en proportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre Liverpool et New York?
Non, docteur.
Eh bien, jétais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10 décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleins de confiance. Les choses allèrent bien, tant que nous fûmes abrités des lames du large par la côte dIrlande. Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence à la mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, le vent fraîchit. La boule du large nous prit par le travers, et le Great-Eastern de rouler. Les passagers, hommes et femmes, disparurent dans les cabines. A quatre heures, le vent soufflait en tempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du salon est brisée dun coup de la tête de votre serviteur. Toute la vaisselle se casse. Un vacarme épouvantable! Huit embarcations sont arrachées de leurs portemanteaux dans un coup de mer. En ce moment la situation devient grave. La machine des roues a dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par le roulis, menaçait de sengager dans ses organes. Cependant lhélice continuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent à demi-vitesse; mais lune delles, pendant son arrêt, a été faussée; ses rayons et ses pales raclent la coque du navire. Il faut arrêter de nouveau la machine et se contenter de lhélice pour tenir la cape. La nuit fut horrible. La tempête avait redoublé. Le Great-Eastern était tombé dans le creux des lames et ne pouvait sen relever. Au point du jour, il ne restait pas une ferrure des roues. On hissa quelques voiles pour évoluer et remettre le navire debout à la mer. Voiles aussitôt emportées que tendues. La confusion règne partout. Les chaînes-câbles, arrachées de leur puits, roulent dun bord à lautre. Un parc à bestiaux est défoncé, et une vache tombe dans le salon des dames à travers lécoutille. Nouveau malheur! la mèche du gouvernail se rompt. On ne gouverne plus. Des chocs épouvantables se font entendre. Cest un réservoir à huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines se sont brisées, et qui, balayant lentrepont, frappe alternativement les flancs intérieurs quil va défoncer peut-être! Le samedi se passe au milieu dune épouvante générale. Toujours dans le creux des lames. Le dimanche seulement, le vent commence à mollir. Un ingénieur américain, passager à bord, parvint à frapper des chaînes sur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le grand Great-Eastern se remet debout à la mer, et huit jours après avoir quitté Liverpool, nous rentrions à Queens town. Or, qui sait, monsieur, où nous serons dans huit jours!»
CHAPITRE IX
l faut lavouer, le docteur Dean Pitferge nétait pas rassurant. Les passagères ne lauraient pas entendu sans frémir. Plaisantait-il ou parlait-il sérieusement? Était-il vrai quil suivît le Great-Eastern dans toutes ses traversées pour assister à quelque catastrophe? Tout est possible de la part dun excentrique, surtout quand il est Anglais.
Cependant le steam-ship continuait sa route, en roulant comme un canot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique des bateaux à vapeur. On sait que, sur une surface plane, le plus court chemin dun point à un autre, cest la ligne droite. Sur une sphère, cest la ligne courbe formée par la circonférence des grands cercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc intérêt à suivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne peuvent garder cette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, les steamers sont maîtres de se maintenir suivant une direction rigoureuse, et ils prennent la route des grands cercles. Cest ce que fit le Great-Eastern en sélevant un peu vers le nord-ouest.
Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la fois contagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelques passagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, les tempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer le grand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre le malencontreux steam-ship qui se comportait comme une véritable bouée, et contre la Société des Affréteurs, dont les prospectus portaient que le mal de mer «était inconnu à bord».
Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ou quatre milles par la hanche de bâbord, Était-ce une épave, une carcasse de baleine ou une carcasse de navire? On ne pouvait le distinguer encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur le rouffle de lavant, observait ce débris qui flottait à trois cents milles de la côte la plus rapprochée.
Cependant, le Great-Eastern avait laissé porter vers lobjet signalé. Les lorgnettes manœuvraient avec ensemble. Les appréciations allaient grand train, et entre ces Américains et ces Anglais pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeux commençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai un homme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des signes non équivoques dune profonde duplicité. Cet individu avait un sentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel ne se fussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes; le front plissé par une ride verticale, le regard à la Fois audacieux et inattentif, lœil sec, les sourcils très rapprochés, les épaules hautes, la tête au vent, enfin tous les indices dune rare impudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme? Je lignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut et de ce ton qui semble contenir une insulte, Quelques acolytes, dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Ce personnage prétendait reconnaître dans lépave une carcasse de baleine, et il appuyait son dire de paris importants qui trouvaient immédiatement des teneurs.
Ces paris, qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, il les perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire. Le steam-ship sen approchait rapidement. On pouvait déjà voir le cuivre verdegrisé de sa carène, Cétait un trois-mâts, rasé de sa mâture et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six cents tonneaux. A ses porte-haubans pendaient des cadènes brisées.
Ce navire avait-il été abandonné par son équipage? Cétait la question, ou, pour employer lexpression anglaise, la «great attraction» du moment. Cependant, personne ne se montrait sur cette coque. Peut-être les naufragés sétaient-ils réfugiés à lintérieur! Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques instants un objet remuer sur lavant du navire; mais je reconnus bientôt que cétait un reste de foc que le vent agitait.
A la distance dun demi-mille, tous les détails de cette coque devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent, lobligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa mâture.
Le Great-Eastern sen approcha. Il en fit le tour. Il signala sa présence par de nombreux coups de sifflet. Lair en était déchiré. Mais lépave demeura muette et inanimée. Dans tout cet espace de mer circonscrit par lhorizon, rien en vue. Pas une embarcation aux flancs du bâtiment naufragé.
Léquipage avait eu sans doute le temps de senfuir. Mais avait-il pu gagner la terre, distante de trois cents milles? De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient si effroyablement le Great-Eastern? A quelle date dailleurs remontait cette catastrophe? Par ces vents régnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans louest, le théâtre du naufrage? Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la double influence des courants et des brises? Toutes ces questions devaient rester sans réponse.
Lorsque le steam-ship rangea larrière du navire naufragé, je lus distinctement sur son tableau le nom de Lérida; mais la désignation de son port dattache nétait pas indiquée. A sa forme, à ses façons relevées, à lélancement particulier de son étrave, les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.
Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, neût point hésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une cargaison de prix. On sait que, dans ces cas de sauvetage, les ordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la valeur. Mais le Great-Eastern, chargé dun service régulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant des milliers de milles. Revenir sur ses pas pour la conduire au port le plus voisin était également impossible. Il fallut donc labandonner, au grand regret des matelots, et bientôt ce débris ne fut plus quun point de lespace qui disparut à lhorizon. Le groupe des passagers se dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons, les autres leurs cabines, et la trompette du lunch ne parvint même pas à réveiller tous ces endormis, abattus par le mal de mer.
Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deux misaines goélettes et la misaine dartimon. Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les matelots essayèrent aussi détablir la brigantine enroulée sur son gui, daprès un nouveau système. Mais le système était «trop nouveau», sans doute, car on ne put lutiliser, et cette brigantine ne servit pas de tout le voyage.
CHAPITRE X
algré les mouvements désordonnés du navire, la vie du bord sorganisait. Avec lAnglo-Saxon, rien de plus simple. Ce paquebot, cest son quartier, sa rue, sa maison qui se déplacent, et il est chez lui. Le Français au contraire a toujours lair de voyager, quand il voyage.
Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur les boulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leur perpendiculaire malgré les inclinaisons du roulis, avaient lair dhommes ivres, chez lesquels livresse eût provoqué au même moment les mêmes allures. Quand les passagères ne montaient pas sur le pont, elles restaient soit dans leur salon particulier, soit dans le grand salon. On entendait alors les tapageuses harmonies qui séchappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments, «très houleux» comme la mer, neussent pas permis au talent dun Liszt de sexercer purement. Les basses manquaient quand ils se portaient sur bâbord, et les hautes, quand ils penchaient sur tribord. De là des trous dans lharmonie ou des vides dans la mélodie, dont ces oreilles saxonnes ne se préoccupaient guère. Entre tous ces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse qui devait être bien bonne musicienne! En effet, pour faciliter la lecture de son morceau, elle avait marqué toutes les notes dun numéro et toutes les touches du piano dun numéro correspondant, La note était-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche vingt-sept. Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la touche cinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se faisait autour delle, ni des autres pianos résonnant dans les salons voisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de poing écraser des accords sur ses octaves inoccupées!
Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard des livres épars çà et là sur les tables. Un deux y rencontrait-il un passage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs, écoutant avec complaisance, le saluaient dun murmure flatteur. Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journaux anglais ou américains, qui ont toujours lair vieux, bien quils ne soient jamais coupés. Cest une opération incommode que de déployer ces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de plusieurs mètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on ne coupe pas. Un jour, jeus la patience de lire le New York Herald dans ces conditions, et de le lire jusquau bout. Mais que lon juge si je fus payé de ma peine en relevant cet entrefilet, sous la rubrique «personnal»: «M. X prie la jolie miss Z , quil a rencontrée hier dans lomnibus de la vingt-cinquième rue, de venir le trouver demain, dans la chambre 17 de lhôtel Saint-Nicolas. Il désirerait causer mariage avec elle. » Qua fait la jolie Miss Z ? Je ne veux même pas le savoir.
Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant et causant. La conversation ne pouvait manquer dêtre intéressante, car mon ami Dean Pitferge était venu sasseoir auprès de moi.
«Êtes-vous remis de votre chute? lui demandai-je.
Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.
Quest-ce qui ne marche pas? Vous?
Non, notre steam-ship. Les chaudières de lhélice fonctionnent mal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.
Vous êtes donc très désireux darriver à New York?
Nullement! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je me trouve fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quitter cette collection doriginaux que le hasard a réunis à bord pour mon plaisir.
Des originaux! mécriai-je, en regardant les passagers qui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là se ressemblent!
Bah! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissez guère. Lespèce est la même, jen conviens, mais dans cette espèce, que de variétés! Considérez, là-bas, ce groupe dhommes sans gêne, les jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur la tête. Ce sont des Yankees, de purs Yankees des petits États du Maine, du Vermont ou du Connecticut, des produits de la Nouvelle-Angleterre, hommes dintelligence et daction, un peu trop influencés par les révérends, mais qui ont le tort de ne pas mettre leur main devant leur bouche quand ils éternuent. Ah! cher monsieur, ce sont là de vrais Saxons, des natures âpres au gain et habiles donc! Enfermez deux Yankees dans une chambre, au bout dune heure, chacun deux aura gagné dix dollars à lautre!
Je ne vous demanderai pas comment, répondis-je en riant au docteur, mais parmi eux, je vois un petit homme, le nez au vent, une vraie girouette. Il est vêtu dune longue redingote et dun pantalon noir un peu court. Quel est ce monsieur?
Cest un ministre protestant, un homme considérable du Massachussets. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutrice très avantageusement compromise dans un procès célèbre.
Et cet autre, grand et lugubre, qui paraît absorbé dans ses calculs?
Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calcule toujours et toujours.
Des problèmes?
Non, sa fortune. Cest un homme considérable. A toute heure il sait à un centime près ce quil possède. Il est riche. Un quartier de New York est bâti sur ses terrains. Il y a un quart dheure, il avait un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars et demi; mais maintenant, il na plus quun million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars un quart.
Pourquoi cette différence dans sa fortune?
Parce quil vient de fumer un cigare de trente sols.»
Le docteur Dean Pitferge avait des reparties si inattendues que je le poussai encore. Il mamusait. Je lui désignai un autre groupe casé dans une autre partie du salon.
«Ceux-là, me dit-il, ce sont les gens du Far-West. Le plus grand, qui ressemble à un maître-clerc, cest un homme considérable, le gouverneur de la Banque de Chicago, Il a toujours sous le bras un album représentant les principales vues de sa ville bien-aimée. Il en est fier, et avec raison: une ville fondée en 1836 dans un désert, et qui compte aujourdhui quatre cent mille âmes, y compris la sienne! Près de lui, vous voyez un couple californien. La jeune femme est délicate et charmante. Le mari, fort décrassé, est un ancien garçon de charrue qui, un beau jour, a labouré des pépites. Ce personnage
Est un homme considérable, dis-je.
Sans doute, répondit le docteur, car son actif se chiffre par millions.
Et ce grand individu qui remue toujours la tête du haut en bas, comme un nègre dhorloge?
Ce personnage, répondit le docteur, cest le célèbre Cokburn, de Rochester, le statisticien universel, qui a tout pesé, tout mesuré, tout dosé, tout compté. Interrogez ce maniaque inoffensif. Il vous dira ce quun homme de cinquante ans a mangé de pain dans sa vie, et le nombre de mètres cubes dair quil a respirés. Il vous dira combien de volumes in-quarto rempliraient les paroles dun avocat de Temple-Bar, et combien de milles fait journellement un facteur, rien quen portant des lettres damour. Il vous dira le chiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont de Londres, et quelle serait la hauteur dune pyramide bâtie avec les sandwiches consommés en un an parles citoyens de lUnion. Il vous dira »
Le docteur, lancé à toute vitesse, eût longtemps continué sur ce ton, mais dautres passagers défilaient devant nos yeux et provoquaient de nouvelles remarques de lintarissable docteur. Que de types divers dans cette foule de passagers! Pas un flâneur pourtant, car on ne se déplace pas dun continent à lautre sans un motif sérieux. La plupart allaient sans doute chercher fortune sur cette terre américaine, oubliant quà vingt ans, un Yankee a fait sa position, et quà vingt-cinq, il est déjà trop vieux pour entrer en lutte.
Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs de chances, Dean Pitferge men montra quelques-uns qui ne laissaient pas dêtre intéressants. Celui-ci, un savant chimiste, un rival du docteur Liebig, prétendait avoir trouvé le moyen de condenser tous les éléments nutritifs dun bœuf dans une tablette de viande grande comme une pièce de cinq francs, et il allait battre monnaie sur les ruminants des Pampas. Celui-là, inventeur du moteur portatif un cheval-vapeur dans un boîtier de montre courait exploiter son brevet dans la Nouvelle-Angleterre. Cet autre, un Français de la rue Chapon, emportait trente mille bébés de carton qui disaient «papa» avec un accent américain très réussi, il ne doutait pas que sa fortune ne fût faite.
Et, sans compter ces originaux, que dautres encore dont on ne pouvait soupçonner les secrets! Peut-être, parmi eux, quelque caissier fuyait-il sa caisse vide, et quelque «détective», se faisant son ami, nattendait-il que larrivée du Great-Eastern à New York pour lui mettre la main au collet? Peut-être aussi eût-on reconnu dans cette foule quelques-uns de ces lanceurs daffaires interlopes qui trouvent toujours des actionnaires crédules, même quand ces affaires sappellent Compagnie océanienne pour léclairage au gaz de la Polynésie, ou Société générale des charbons incombustibles.
Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par lentrée dun jeune ménage qui semblait être sous limpression dun précoce ennui.
«Ce sont des Péruviens, mon cher monsieur, me dit le docteur, un couple marié depuis un an, qui a promené sa lune de miel sur tous les horizons du monde. Ils ont quitté Lima le soir des noces, Ils se sont adorés au Japon, aimés en Australie, supportés en France, disputés en Angleterre, et ils se sépareront sans doute en Amérique!
Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et de figure un peu hautaine, qui entre en ce moment? A sa moustache noire, je le prendrais pour un officier.
Cest un Mormon, me répondit le docteur, un Helder, Mr. Hatch, un des grands prédicateurs de la Cité des Saints. Quel beau type dhomme! Voyez cet œil fier, cette physionomie digne, cette tenue si différente de celle du Yankee. Mr. Hatch revient de lAllemagne et de lAngleterre, où il a prêché le mormonisme avec succès, car cette secte compte, en Europe, un grand nombre dadhérents, auxquels elle permet de se conformer aux lois de leur pays.
En effet, dis-je, je pense bien quen Europe la polygamie leur est interdite.
Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pas que la polygamie soit obligatoire pour les Mormons. Brigham Young possède un harem, parce que cela lui convient; mais tous ses adeptes ne limitent pas sur les bords du lac Salé.
Vraiment! et Mr. Hatch?
Mr. Hatch na quune femme, et il trouve que cest assez. Dailleurs, il se propose de nous expliquer son système dans une conférence quil fera un soir ou lautre.
Le salon sera plein, dis-je.
Oui, répondit Pitferge, si le jeu ne lui enlève pas trop dauditeurs. Vous savez que lon joue dans le rouffle de lavant. Il y a là un Anglais de figure mauvaise et désagréable, qui me paraît mener ce monde de joueurs. Cest un méchant homme dont la réputation est détestable. Lavez-vous remarqué?»
Quelques détails ajoutés par le docteur me firent reconnaître lindividu qui, le matin même, sétait signalé par ses paris insensés à propos de lépave. Mon diagnostic ne mavait pas trompé. Dean Pitferge mapprit quil se nommait Harry Drake. Cétait le fils dun négociant de Calcutta, un joueur, un débauché, un duelliste, à peu près ruiné, et qui allait probablement en Amérique tenter une vie daventures.
«Ces gens-là, ajouta le docteur, trouvent toujours des flatteurs qui les prônent, et celui-ci a déjà son cercle de gredins dont il forme le point central. Parmi eux, jai remarqué un petit homme court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes dor, qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un farceur de bas étage et un admirateur du Drake.»
En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement dun sujet à un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans entraient en se donnant le bras.
«Deux nouveaux mariés? demandai-je.
Non, me répondit le docteur dun ton à demi attendri, deux vieux fiancés qui nattendent que leur arrivée à New York pour se marier. Ils viennent de faire leur tour dEurope avec lautorisation de la famille, sentend , et ils savent maintenant quils sont faits lun pour lautre. Braves jeunes gens! cest plaisir de les regarder! Je les vois souvent penchés sur lécoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré! Ah! monsieur, si nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes cœurs, voilà qui ferait monter la pression!»
CHAPITRE XI
e jour-là, à midi et demi, à la porte du grand salon, un timonier afficha la note suivante:
Lat. 51° 15 N.
Long. 18° 13 W.
Dist: Fastenet, 323 milles.
Ce qui signifiait quà midi, nous étions à 323 milles du feu de Fastenet, le dernier qui nous fût apparu sur la côte dIrlande, et par 51° 15 de latitude nord et 18° 13 de longitude à louest du méridien de Greenwich. Cétait son point que le capitaine faisait ainsi connaître et que chaque jour les passagers lurent à la même place. Ainsi, en consultant cette note et en reportant ces relèvements sur une carte, on pouvait suivre la route du Great-Eastern. Jusquici, ce steam-ship navait fait que 323 milles en trente-six heures. Cétait insuffisant et un paquebot qui se respecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moins de 300 milles.
Après avoir quitté le docteur, je passai le reste de la journée avec Fabian. Nous nous étions réfugiés à larrière, ce que Pitferge appelait «aller se promener dans les champs». Là, isolés et appuyés sur le couronnement, nous regardions cette mer immense. De pénétrantes senteurs, distillées dans lembrun des lames, sélevaient jusquà nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par les rayons réfractés, se jouaient à travers lécume. Lhélice bouillonnait à quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle émergeait, ses branches battaient les flots avec plus de furie, en faisant étinceler son cuivre. La mer semblait être une vaste agglomération démeraudes liquéfiées. Le cotonneux sillage sen allait à perte de vue, confondant dans une même voie lactée les bouillonnements de lhélice et des aubes. Cette blancheur, sur laquelle couraient des dessins plus accentués, mapparaissait comme une immense voilette de point dAngleterre jetée sur un fond bleu. Lorsque le mauves, aux ailes blanches festonnées de noir, volaient au-dessus, leur plumage chatoyait et séclairait de reflets rapides.
Fabian regardait toute cette magie des flots sans parler. Que voyait-il dans ce liquide miroir qui se prête aux plus étranges caprices de limagination? Passait-il, à ses yeux, quelque fugitive image qui lui jetait un adieu suprême? Apercevait-il quelque ombre noyée dans ces remous? Il me parut encore plus triste que dhabitude, et je nosai pas lui demander la cause de sa tristesse.
Après cette longue séparation qui nous avait éloignés lun de lautre, cétait à lui de se confier à moi, à moi dattendre ses confidences. Il mavait dit de sa vie passée ce quil voulait que jen apprisse, son existence de garnison dans les Indes, ses chasses, ses aventures; mais sur les émotions qui lui gonflaient le cœur, sur la cause des soupirs qui soulevaient sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian nétait pas de ceux qui cherchent à soulager leurs douleurs en les racontant, et il ne devait quen souffrir davantage.
Nous restions donc ainsi penchés sur la mer, et, lorsque je me retournais, japercevais les grandes roues émergeant tour à tour sous laction du roulis.
A un certain moment, Fabian me dit:
«Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que les ondulations se plaisent à y tracer des lettres! Voyez! des l, des e! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ces lettres! Toujours les mêmes!»
Limagination surexcitée de Fabian voyait dans ce remous ce quelle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles signifier? Quel souvenir évoquaient-elles dans le cœur de Fabian? Celui-ci avait repris sa contemplation silencieuse. Puis, brusquement, il me dit:
«Venez! venez! cet abîme mattire!
Quavez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant les deux mains, quavez-vous, mon ami?
Jai là, dit-il en pressant sa poitrine, jai un mal qui me tuera!
Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de guérison?
Sans espoir.»
Et sur ce mot, Fabian descendit au salon et rentra dans sa cabine.
CHAPITRE XII
e lendemain, samedi 30 mars, le temps était beau. Brise faible, mer calme. Les feux, activement poussés, avaient fait monter la pression. Lhélice donnait trente-six tours à la minute. La vitesse du Great-Eastern dépassait alors douze nœuds.
Le vent avait hâlé le sud. Le second fit établir les deux misaines-goélettes et la misaine dartimon. Le steam-ship, mieux appuyé, néprouvait plus aucun roulis. Par ce beau ciel tout ensoleillé, les rouffles sanimèrent; les dames parurent en toilettes fraîches; les unes se promenaient, les autres sassirent, jallais dire sur les pelouses, à lombre des arbres; les enfants reprirent leurs jeux interrompus depuis deux jours, et de fringants attelages de bébés circulèrent au grand galop. Avec quelques troupiers en uniforme, les mains dans les poches et le nez au vent, on se serait cru sur une promenade française.
A midi moins un quart, le capitaine Anderson et deux officiers montèrent sur les passerelles. Le temps étant très favorable aux observations, ils venaient prendre la hauteur du soleil. Chacun deux tenait à la main un sextant à lunette, et, de temps en temps, ils visaient lhorizon du sud, vers lequel les miroirs inclinés de leur instrument devaient ramener lastre du jour.
«Midi», dit bientôt le capitaine.
Aussitôt un timonier piqua lheure à la cloche de la passerelle, et toutes les montres du bord se réglèrent sur ce soleil dont le passage au méridien venait dêtre relevé.
Une demi-heure après, on affichait lobservation suivante:
Lat. 51° 10N.
Long, 24° 13W.
Course: 227 milles. Distance: 550.
Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis la veille, à midi. Il était en ce moment une heure quarante-neuf minutes à Greenwich, et le Great-Eastern se trouvait à cent cinquante-cinq milles de Fastenet.
Je ne vis pas Fabian de toute cette journée. Plusieurs fois, inquiet de son absence, je mapprochai de sa cabine, et je massurai quil ne lavait pas quittée.
Cette foule qui encombrait le pont devait lui déplaire. Évidemment, il fuyait ce tumulte et recherchait lisolement. Mais je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant une heure, nous nous promenâmes sur les dunettes. Il fut souvent question de Fabian. Je ne pus mempêcher de raconter au capitaine ce qui sétait passé la veille entre le capitaine Mac Lewin et moi.
«Oui, me répondit Corsican avec une émotion quil ne cherchait point à déguiser, voilà deux ans, Fabian avait le droit de se croire le plus heureux des hommes, et maintenant il en est le plus malheureux!»
Archibald Corsican mapprit, en quelques mots, que Fabian avait connu à Bombay une jeune fille charmante, miss Hodges. Il laimait, il en était aimé. Rien ne semblait sopposer à ce quun mariage unît miss Hodges et le capitaine Mac Lewin, quand la jeune fille, du consentement de son père, fut recherchée par le fils dun négociant de Calcutta. Cétait une affaire, oui, «une affaire» arrêtée de longue date. Hodges, homme positif, dur, peu accessible aux sentiments, se trouvait alors dans une situation délicate vis-à-vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariage pouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheur de sa fille aux intérêts de sa fortune. La pauvre enfant ne put résister. On mit sa main dans la main dun homme quelle naimait pas, quelle ne pouvait pas aimer, et qui vraisemblablement ne laimait pas lui-même. Pure affaire, mauvaise affaire et déplorable action. Le mari emmena sa femme le lendemain du mariage, et depuis lors, Fabian, fou de douleur, malade à en mourir, navait jamais revu celle quil aimait toujours.
Ce récit achevé, je compris quen effet le mal dont souffrait Fabian était grave.
«Comment se nommait cette jeune fille? demandai-je au capitaine Archibald.
Ellen Hodges», me répondit-il.
Ellen! Ce nom mexpliquait les lettres que Fabian avait cru voir hier dans le sillage du navire.
«Et comment sappelle le mari de cette pauvre femme? dis-je au capitaine.
Harry Drake.
Drake! mécriai-je, mais cet homme est à bord!
Lui! Ici! répéta Corsican, marrêtant de la main et me regardant en face.
Oui, répétai-je, à bord.
Fasse le Ciel, dit gravement le capitaine, que Fabian et lui ne se rencontrent pas! Heureusement, ils ne se connaissent ni lun ni lautre, ou, du moins, Fabian ne connaît pas Harry Drake. Mais ce nom prononcé devant lui suffirait à provoquer une explosion!»
Je racontai alors au capitaine Corsican ce que je savais sur le compte dHarry Drake, cest-à-dire ce que men avait appris le docteur Dean Pitferge. Je lui dépeignis tel quil était, cet aventurier, insolent et tapageur, déjà ruiné par le jeu et les débauches, et prêt à tout faire pour ressaisir la fortune. En ce moment, Harry Drake passa près de nous. Je le montrai au capitaine. Les yeux de Corsican sanimèrent soudain. Il eut un geste de colère que jarrêtai.
«Oui, me dit-il, cest bien là une physionomie de coquin. Mais où va-t-il?
En Amérique, dit-on, pour demander au hasard ce quil ne veut pas demander au travail.
Pauvre Ellen! murmura le capitaine. Où est-elle en ce moment?
Peut-être ce misérable la-t-il abandonnée?
Pourquoi ne serait-elle pas à bord?» dit Corsican en me regardant.
Cette idée traversa mon esprit pour la première fois, mais je la repoussai. Non. Ellen nétait pas, ne pouvait pas être à bord. Elle neût pas échappé au regard inquisiteur du docteur Pitferge. Non! Elle naccompagnait pas Drake pendant cette traversée!
«Puissiez-vous dire vrai, monsieur, me répondit le capitaine Corsican, car la vue de cette pauvre victime, réduite à tant de misère, porterait un coup terrible à Fabian. Je ne sais ce qui arriverait. Fabian est homme à tuer Drake comme un chien. En tout cas, puisque vous êtes lami de Fabian comme je le suis moi-même, je vous demanderai une preuve de cette amitié. Ne le perdons jamais de vue, et, le cas échéant, que lun de nous soit toujours prêt à se jeter entre son rival et lui. Vous le comprenez, une rencontre par les armes ne peut avoir lieu entre ces deux hommes. Ici, hélas! ni même ailleurs, une femme ne peut épouser le meurtrier de son mari, si indigne quait été ce mari.»
Je compris le raisonnement du capitaine Corsican. Fabian ne pouvait pas être son propre justicier. Cétait prévoir de bien loin les événements à venir! Et cependant, ce peut-être, ce contingent des choses humaines, pourquoi nen pas tenir compte? Mais un pressentiment magitait. Serait-il possible que, dans cette existence commune du bord, dans ce coudoiement de chaque jour, la personnalité bruyante de Drake échappât à Fabian? Un incident, un détail, un nom prononcé, un rien, ne les mettrait-il pas fatalement lun en présence de lautre? Ah! que jaurais voulu hâter la marche de ce steam-ship qui les portait tous deux! Avant de quitter le capitaine Corsican, je lui promis de veiller sur notre ami et dobserver Drake, quil sengagea de son côté à ne pas perdre de vue. Puis, il me serra la main et nous nous séparâmes.
Vers le soir, le vent du sud-ouest condensa quelques brumes sur locéan. Lobscurité était grande. Les salons, brillamment éclairés, contrastaient avec ces ténèbres profondes. On entendait les valses et les romances retentir tour à tour. Des applaudissements frénétiques les accueillaient invariablement, et les hurrahs eux-mêmes ne manquèrent pas, quand ce farceur de T , sétant mis au piano, y « siffla» des chansons avec laplomb dun cabotin.
CHAPITRE XIII
e lendemain, 31 mars, était un dimanche. Comment se passerait ce jour à bord? Serait-ce le dimanche anglais ou américain, qui ferme les «taps» et les «bars» pendant lheure des offices; qui retient le couteau du boucher sur la tête de sa victime; qui arrête la pelle du boulanger sur le seuil du four; qui suspend les affaires; qui éteint le foyer des usines et condense la fumée des fabriques; qui ferme les boutiques, ouvre les églises et enraye le mouvement des trains sur les rails-roads, contrairement à ce qui se fait en France? Oui, il en devait être ainsi, ou à peu près.
Et, dabord, pour lobservance dominicale, bien que le temps fût magnifique et le vent favorable, le capitaine ne fit point hisser les voiles. On y aurait gagné quelques nœuds, mais ceût été « improper». Je mestimai fort heureux que lon permît aux roues et à lhélice dopérer leurs révolutions quotidiennes. Et quand je demandai la raison de cette tolérance à un farouche puritain du bord:
«Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est dans la main des hommes!»
Je voulus bien me contenter de cette raison, et jobservai ce qui se passait à bord.
Tout léquipage était en grande tenue et vêtu avec une extrême propreté. On ne meût pas étonné en me disant que les chauffeurs travaillaient en habit noir. Les officiers et les ingénieurs portaient leur plus bel uniforme à boutons dor. Les souliers reluisaient dun éclat britannique et rivalisaient avec lintense irradiation des casquettes cirées. Tous ces braves gens semblaient chaussés et coiffés détoiles. Le capitaine et son second donnaient lexemple, et gantés de frais, boutonnés militairement, luisants et parfumés, ils se promenaient sur les passerelles en attendant lheure de loffice.
La mer était magnifique et resplendissait sous les premiers rayons du printemps. Aucune voile en vue. Le Great-Eastern occupait seul le centre mathématique de cet immense horizon. A dix heures, la cloche du bord tinta lentement et à intervalles réguliers. Le sonneur, un timonier en grande tenue, obtenait de cette cloche une sorte de sonorité religieuse, et non plus ces éclats métalliques dont elle accompagnait le sifflet des chaudières, quand le steam-ship naviguait au milieu des brumes. On cherchait involontairement du regard le clocher du village qui vous appelait à la messe.
En ce moment, de nombreux groupes apparurent aux portes des capots de lavant et de larrière. Hommes, femmes, enfants, sétaient soigneusement habillés pour la circonstance. Les boulevards furent bientôt remplis. Les promeneurs échangeaient entre eux des saluts discrets. Chacun tenait à la main son livre de prières, et tous attendaient que les derniers tintements eussent annoncé le commencement de loffice. En ce moment, je vis passer un monceau de Bibles entassées sur le plateau qui servait ordinairement aux sandwiches. Ces Bibles furent distribuées sur les tables du temple.
Le temple, cétait la grande salle à manger, formée par le rouffle de larrière, et qui, extérieurement, rappelait par sa longueur et sa régularité lhôtel du Ministère des Finances sur la rue de Rivoli. Jentrai. Les fidèles «attablés» étaient déjà nombreux. Un profond silence régnait dans lassistance. Les officiers occupaient le chevet du temple. Au milieu deux, le capitaine Anderson trônait comme un pasteur. Mon ami Dean Pitferge sétait placé près de moi. Ses petits yeux ardents couraient sur toute cette assemblée. Il était là, jose le croire, plutôt en curieux quen fidèle.
A dix heures et demies le capitaine se leva et commença loffice. Il lut en anglais un chapitre de lAncien Testaments le dixième de lExode. Après chaque verset, les assistants murmuraient le verset suivant. On entendait distinctement le soprano aigu des enfants et le mezzo-soprano des femmes se détachant sur le baryton des hommes. Ce dialogue biblique dura une demi-heure environ. Cette cérémonie, très simple et très digne à la fois, saccomplissait avec une gravité toute puritaine, et le capitaine Anderson, le «maître après Dieu», faisant les fonctions de ministre à bords au milieu de cet immense océan, et parlant à cette foule suspendue sur un abîme, avait droit au respect même des plus indifférents. Si loffice sétait borné à cette lectures ceût été bien; mais au capitaine succéda un orateurs qui ne pouvait manquer dapporter la passion et la violence là où devaient régner la tolérance et le recueillement.
Cétait le révérend dont il a été question, ce petit homme remuant, cet intrigant Yankee, un de ces ministres dont linfluence est si grande dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Son sermon était tout préparés et loccasion étant bonne, il voulait lutiliser. Laimable Yorick nen eût-il pas fait autant? Je regardai le docteur Pitferge. Le docteur Pitferge ne sourcilla pas, et sembla disposé à essuyer le feu du prédicateur.
Celui-ci boutonna gravement sa redingote noires posa son chapeau de soie sur la table, tira son mouchoir avec lequel il toucha légèrement ses lèvres, et enveloppant assemblée dun regard circulaire:
«Au commencements dit-il, Dieu créa Amérique en six jours et se reposa le septième.»
Là-dessus, moi, je gagnai la porte.
CHAPITRE XIV
endant le lunch, Dean Pitferge lapprit que le révérend avait admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces engins avaient manœuvré dans son discours. Lui-même, il sétait fait grand de toute la grandeur de lAmérique. Sil plaît à lAmérique dêtre prônée ainsi, je nai rien à dire.
En rentrant au grand salon, je lus la note suivante:
Lat. 50° 8 N.
Long. 30° 44 W.
Course: 255 milles.
Toujours le même résultat. Nous navions encore fait que onze cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent Fastenet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la journée, officiers, matelots, passagers et passagères, continuèrent de se reposer «comme le Seigneur après la création de lAmérique». Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de jeu demeura désert. Jeus loccasion, ce jour-là, de présenter le docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du Great-Eastern. Il tint à lui prouver que cétait un navire condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La légende du «mécanicien soudé» plut beaucoup à Corsican, qui, en sa qualité dÉcossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne put, cependant, retenir un sourire dincrédulité.
«Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit pas beaucoup à mes légendes?
Beaucoup! cest beaucoup dire! répliqua Corsican.
Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur dun ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté pendant la nuit?
Hanté! sécria le capitaine. Comment! Voici les revenants qui sen mêlent? Et vous y croyez.
Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits profondes une ombre, une forme vague, se promène sur le navire. Comment y vient-elle? On ne sait. Comment disparaît-elle? On ne le sait pas davantage.
Par saint Dunstan! sécria le capitaine Corsican, nous la guetterons ensemble.
Cette nuit? demanda le docteur.
Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous compagnie?
Non, dis-je, je ne veux point troubler lincognito de ce fantôme. Dailleurs, jaime mieux penser que notre docteur plaisante.
Je ne plaisante point, répondit lentêté Pitferge.
Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement aux morts qui reviennent sur le pont des navires?
Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur, et cela est dautant plus étonnant, que je suis médecin.
Médecin! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce mot leût inquiété.
Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant dun air aimable, je nexerce pas en voyage!»
CHAPITRE XV
e lendemain, premier jour davril, locéan avait un aspect printanier. Il verdissait comme une prairie sous les premiers rayons du soleil. Ce lever davril sur lAtlantique fut superbe. Les lames se déroulaient voluptueusement, et quelques marsouins bondissaient comme des clowns dans le laiteux sillage du navire.
Lorsque je rencontrai le capitaine Corsican, il mapprit que le revenant annoncé par le docteur navait point jugé à propos dapparaître. La nuit, sans doute, navait pas été assez sombre pour lui. Lidée me vint alors que cétait une mystification de Pitferge, autorisée par ce premier jour davril, car en Amérique et en Angleterre, comme en France, cette coutume est fort suivie. Mystificateurs et mystifiés ne manquèrent pas. Les uns riaient, les autres se fâchaient. Je crois même que quelques coups de poing furent échangés, mais, entre Saxons, ces coups de poing ne finissent jamais par des coups dépée. On sait, en effet, quen Angleterre, le duel entraîne des peines très sévères. Officiers et soldats nont pas même la permission de se battre, sous quelque prétexte que ce soit. Le meurtrier est condamné aux peines afflictives et infamantes les plus graves, et je me rappelle que le docteur me cita le nom dun officier qui est au bagne depuis dix ans pour avoir blessé mortellement son adversaire dans une rencontre très loyale, cependant. On comprend donc quen présence de cette loi excessive, le duel ait complètement disparu des mœurs britanniques.
Par ce beau soleil, lobservation de midi fut très bonne. Elle donna en latitude 48° 47, en longitude 36° 48, et comme parcours deux cent cinquante milles seulement. Le moins rapide des transatlantiques aurait eu le droit de nous offrir une remorque. Cela contrariait fort le capitaine Anderson. Lingénieur attribuait le manque de pression à linsuffisante ventilation des nouveaux foyers. Moi, je pensais que ce défaut de marche provenait surtout de roues, dont le diamètre avait été imprudemment diminué.
Cependant, ce jour-là, vers deux heures, une amélioration se produisit dans la vitesse du steam-ship. Ce fut lattitude des deux jeunes fiancés qui me révéla ce changement. Appuyés près des bastingages de tribord, il murmuraient quelques joyeuses paroles et battaient de mains. Ils regardaient en souriant les tuyaux déchappement qui sélevaient le long des cheminées du Great-Eastern, et dont lorifice se couronnait dune légère vapeur blanche. La pression avait monté dans les chaudières de lhélice, et le puissant agent forçait ses soupapes quun poids de vingt et une livres par pouce carré ne pouvait plus maintenir. Ce nétait encore quune faible expiration, une vague haleine, un souffle, mais nos jeunes gens la buvaient du regard. Non! Denis Papin ne fut pas plus heureux, quand il vit la vapeur soulever à demi le couvercle de sa célèbre marmite!
«Elles fument! Elles fument! sécria la jeune miss, tandis quune légère vapeur séchappait aussi de ses lèvres entrouvertes.
Allons voir la machine!» répondit le jeune homme en pressant sous son bras le bras de sa fiancée.
Dean Pitferge mavait rejoint. Nous suivîmes lamoureux couple jusque sur le grand rouffle.
«Que cest beau! la jeunesse, me répétait-il.
Oui, disais-je, la jeunesse à deux!»
Bientôt, nous aussi nous étions penchés sur lécoutille de la machine à hélice. Là, au fond de ce vaste puits, à soixante pieds sous nos yeux, nous apercevions les quatre longs pistons horizontaux qui se précipitaient lun vers lautre, en shumectant à chaque mouvement dune goutte dhuile lubrifiante.
Cependant, le jeune homme avait tiré sa montre, et la jeune fille, penchée sur son épaule, suivait la trotteuse qui mesurait les secondes. Tandis quelle la regardait, son fiancé comptait les tours dhélice.
«Une minute! dit-elle.
Trente-sept tours! répondit le jeune homme.
Trente-sept tours et demi, fit observer le docteur qui avait contrôlé lopération.
Et demi! sécria la jeune miss. Vous lentendez, Edward! Merci, monsieur», ajouta-t-elle en adressant au digne Pitferge son plus aimable sourire.
CHAPITRE XVI
n rentrant dans le grand salon, je vis ce programme affiché à la porte.
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THIS NIGHT
FIRST PART
Ocean Time Mr. Mac Alpine.
Song: Beautiful isle of the sea Mr. Ewing.
Reading Mr. Affleet.
Piano solo: Chant du berger Mrs. Alloway.
Scotch song Docteur T
Intermission of ten minutes.
PART SECOND
Piano solo Mr. Paul V.
Burlesque.Lady of Lyons Doctor T
Entertainment ..Sir James Anderson.
Song: Happy moment .. ...Mr. Norville.
Song: You remember .Mr. Ewing.
FINALE
God save the Queen.
Cétait, on le voit, un concert complet, avec première partie, entracte, seconde partie et finale. Cependant, paraît-il, quelque chose manquait à ce programme, car jentendis murmurer derrière moi:
«Bon! Pas de Mendelsohn!»
Je me retournai. Cétait un simple steward qui protestait ainsi contre lomission de sa musique favorite.
Je remontai sur le pont, et je me mis à la recherche de Mac Lewin Corsican venait de mapprendre que Fabian avait quitté sa cabine, et je voulais, sans limportuner toutefois, le tirer de son isolement. Je le rencontrai sur lavant du steam-ship. Nous causâmes pendant quelque temps, mais il ne fit aucune allusion à sa vie passée. A de certains moments, il restait muet et pensif, absorbé en lui-même, ne mentendant plus, et pressant sa poitrine comme pour y comprimer un spasme douloureux. Pendant que nous nous promenions ensemble, Harry Drake nous croisa à plusieurs reprises. Toujours le même homme, bruyant et gesticulant, gênant comme serait un moulin en mouvement dans une salle de danse! Me trompai-je? je ne saurais le dire, car mon esprit était prévenu, mais il me sembla quHarry Drake observait Fabian avec une certaine insistance. Fabian dut sen apercevoir, car il me dit:
«Quel est cet homme?
Je ne sais, répondis-je.
Il me déplaît!» ajouta Fabian.
Mettez deux navires en pleine mer, sans vent, sans courant, et ils finiront par saccoster. Jetez deux planètes immobiles dans lespace, et elles tomberont lune sur lautre. Placez deux ennemis au milieu dune foule, et ils se rencontreront inévitablement. Cest fatal. Une question de temps, voilà tout.
Le soir arrivé, le concert eut lieu selon le programme. Le grand salon, rempli dauditeurs, était brillamment éclairé. A travers les écoutilles entrouvertes passaient les larges figures basanées et les grosses mains noires des matelots. On eût dit des masques engagés dans les volutes du plafond. Lentrebâillement des portes fourmillait de stewards. La plupart des spectateurs, hommes et femmes, étaient assis, en abord, sur les divans latéraux, et au milieu, sur les fauteuils, les pliants et les chaises. Tous faisaient face au piano fortement boulonné entre les deux portes qui souvraient sur le salon des dames. De temps en temps, un mouvement de roulis agitait lassistance; les chaises et les pliants glissaient; une sorte de houle donnait une même ondulation à toutes ces têtes; on se cramponnait les uns aux autres, silencieusement, sans plaisanter. Mais, en somme, pas de chute à craindre, grâce au tassement.
On débuta par lOcean-Time. LOcean-Time était un journal quotidien, politique, commercial et littéraire, que certains passagers avaient fondé pour les besoins du bord. Américains et Anglais prisent fort ce genre de passe-temps. Ils rédigent leur feuille pendant la journée. Disons que si les rédacteurs ne sont pas difficiles sur la qualité des articles, les lecteurs ne le sont pas davantage. On se contente de peu, et même de «pas assez».
Ce numéro du 1er avril contenait un premier Great-Eastern assez pâteux sur la politique générale, des faits divers qui nauraient pas déridé un Français, des cours de bourse peu drôles, des télégrammes fort naïfs, et quelques pâles nouvelles à la main. Après tout, ces sortes de plaisanteries ne charment guère que ceux qui les font. Lhonorable Mac Alpine, un Américain dogmatique, lut avec conviction ses élucubrations peu plaisantes, au grand applaudissement des spectateurs, et il termina sa lecture par les nouvelles suivantes:
«On annonce que le président Johnson a abdiqué en faveur du général Grant.
« On donne comme certain que le pape Pie IX a désigné le Prince impérial pour son successeur.
« On dit que Fernand Cortez vient dattaquer en contrefaçon lEmpereur Napoléon III pour sa conquête du Mexique.»
Quand lOcean-Time eut été suffisamment applaudi, lhonorable Mr. Ewing, un ténor fort joli garçon, soupira La Belle île de la mer, avec toute la rudesse dun gosier anglais.
Le «reading», la lecture, me parut avoir un attrait contestable. Ce fut tout simplement un digne Texien qui lut deux ou trois pages dun livre dont il avait commencé la lecture à voix basse, et quil continua à voix haute. Il fut très applaudi.
Le Chant du berger pour piano solo, par Mrs. Alloway, une Anglaise qui jouait «en blond mineur», eût dit Théophile Gautier, et une farce écossaise du docteur T terminèrent la première partie du programme.
Après dix minutes dun entracte pendant lequel aucun auditeur ne consentit à quitter sa place, la seconde partie du concert commença. Le Français Paul V fit entendre deux charmantes valses, inédites, qui furent applaudies bruyamment. Le docteur du bord, un jeune homme brun, fort suffisant, récita une scène burlesque, sorte de parodie de la Dame de Lyon, drame fort à la mode en Angleterre.
Au «burlesque» succéda «lentertainment». Que préparait sous ce nom sir James Anderson? Était-ce une conférence ou un sermon? Ni lun ni lautre. Sir James Anderson se leva, toujours souriant, tira un jeu de cartes de sa poche, retroussa ses manchettes blanches et fit des tours dont sa grâce rachetait la naïveté. Hurrahs et applaudissements.
Après le Happy moment de Mr. Norville et le You remember de Mr. Ewing, le programme annonçait le God save the Queen. Mais quelques Américains prièrent Paul V , en sa qualité de Français, de leur jouer le chant national de la France. Aussitôt, mon docile compatriote de commencer linévitable Partant pour la Syrie. Réclamations énergiques dun groupe de Nordistes qui voulaient entendre La Marseillaise. Et, sans se faire prier, lobéissant pianiste, avec une condescendance qui dénotait plus de facilité musicale que de convictions politiques, attaqua vigoureusement le chant de Rouget de lIsle. Ce fut le grand succès du concert. Puis lassemblée, debout, entonna lentement ce cantique national qui «prie Dieu de conserver la reine».
En somme, cette soirée valait ce que valent les soirées damateurs, cest-à-dire quelle eut surtout du succès pour les auteurs et leurs amis. Fabian ne sy montra pas.
CHAPITRE XVII
endant la nuit du lundi au mardi, la mer fut très houleuse. Les cloisons recommencèrent leurs gémissements et les colis reprirent leur course à travers les salons. Lorsque je montai sur le pont, vers sept heures du matin, la pluie tombait. Le vent vint à fraîchir. Lofficier de quart fit serrer les voiles. Le steam-ship, nétant plus appuyé, roula prodigieusement. Pendant cette journée du 2 avril, le pont resta désert. Les salons eux-mêmes étaient abandonnés. Les passagers sétaient réfugiés dans les cabines, et les deux tiers des convives manquèrent au lunch et au dîner. Le whist fut impossible, car les tables fuyaient sous la main des joueurs. Les échecs étaient impraticables. quelques intrépides, étendus sur les canapés, lisaient ou dormaient. Autant valait braver la pluie sur le pont. Là, les matelots vêtus de suroît et de casaques cirées se promenaient philosophiquement. Le second, juché sur la passerelle, bien enveloppé de son caoutchouc, faisait le quart. Sous cette averse, au milieu de ces rafales, ses petits yeux brillaient de plaisir. Il aimait cela, cet homme, et le steam-ship roulait à son gré!
Les eaux du ciel et de la mer se confondaient dans la brume à quelques encâblures du navire. Latmosphère était grise. Quelques oiseaux passaient en criant à travers cet humide brouillard. A dix heures, par tribord devant, on signala un trois-mâts-barque qui courait vent arrière; mais sa nationalité ne put être reconnue.
Vers onze heures, le vent mollit et tourna de deux quarts. La brise hâla le nord-ouest. La pluie cessa presque subitement. Lazur du ciel se montra à travers quelques trouées de nuages. Le soleil apparut dans une éclaircie et permit de faire une observation plus ou moins parfaite. La notice porta les chiffres suivants:
Lat. 46° 29N.
Long. 42° 25 W.
Distance: 256 milles.
Ainsi donc, bien que la pression eût monté dans les chaudières, la vitesse du navire ne sétait pas accrue. Mais il fallait en accuser le vent douest, qui, prenant le steam-ship debout, devait considérablement retarder sa marche.
A deux heures, le brouillard sépaissit de nouveau. La brise retombait et fraîchissait à la fois. Lopacité des brumes était si intense, que les officiers postés sur les passerelles ne voyaient plus les hommes à lavant du navire. Ces vapeurs accumulées sur les flots constituent le plus grand danger de la navigation; elles causent des abordages impossibles à éviter, et labordage en mer est plus à craindre encore que lincendie.
Aussi, au milieu des brumes, officiers et matelots veillaient avec le plus grand soin, surveillance qui ne fut pas inutile, car, subitement, vers trois heures, un trois-mâts apparut à moins de deux cents mètres du Great-Eastern, ses voiles masquées par une saute de vent, ne gouvernant plus. Le Great-Eastern évolua à temps et lévita, grâce à la promptitude avec laquelle les hommes de quart lavaient signalé au timonier. Ces signaux, fort bien réglés, se faisaient au moyen dune cloche disposée sur la dunette de lavant. Un coup signifiait: navire devant. Deux coups: navire par tribord. Trois coups: navire par bâbord. Et aussitôt lhomme de barre gouvernait de manière à éviter labordage.
Le vent fraîchit jusquau soir. Cependant le roulis diminua, parce que la mer, déjà couverte au large par les hauts fonds de Terre-Neuve, ne pouvait se faire. Aussi, un nouvel «entertainment» de Sir James Anderson fut-il annoncé pour ce jour-là. A lheure dite, les salons se remplirent. Mais cette fois il ne sagissait plus de tours de cartes. James Anderson raconta lhistoire de ce câble transatlantique quil avait posé lui-même. Il montra des épreuves photographiques représentant les divers engins inventés pour limmersion. Il fit circuler le modèle des épissures qui servirent au rajustement des morceaux du câble. Enfin, il mérita très justement les trois hurrahs qui accueillirent sa conférence, et dont une grande part revint au promoteur de cette entreprise, lhonorable Cyrus Field, présent à cette soirée.
CHAPITRE XVIII
e lendemain, 3 avril, dès les premières heures du jour, lhorizon offrait cette teinte particulière que les Anglais appellent «blinck». Cétait une réverbération blanchâtre qui annonçait des glaces peu éloignées. En effet, le Great-Eastern naviguait alors dans ces parages où flottent les premiers icebergs, détachés de la banquise, qui sortent du détroit de Davis. Une surveillance spéciale fut organisée pour éviter les rudes attouchements de ces énormes blocs.
Il ventait alors une très forte brise de louest. Des lambeaux de nuages, véritables haillons de vapeurs, balayaient la surface de la mer. A travers leurs trous, on distinguait lazur du ciel. Un sourd clapotis sortait des vagues échevelées par le vent, et les gouttes deau pulvérisées sen allaient en écume.
Ni Fabian, ni le capitaine Corsican, ni le docteur Pitferge nétaient encore montés sur le pont. Je me dirigeai vers lavant du navire. Là, le rapprochement des parois formait un angle confortable, une sorte de retraite, dans laquelle un ermite se fût volontiers retiré, du monde. Je maccotai dans ce coin, assis sur une claire-voie, mes pieds reposant sur une énorme poulie. Le vent, prenant le navire debout et butant contre létrave, passait par-dessus ma tête sans leffleurer. La place était bonne pour y rêver. De là, mes regards embrassaient toute limmensité du navire. Je pouvais suivre ses longues lignes légèrement tonturées qui se relevaient vers larrière. Au premier plan, un gabier, accroché dans les haubans de la misaine, se tenait dune main et travaillait de lautre avec une adresse remarquable. Au-dessous, sur le rouffle, se promenait le matelot de quart, allant et venant, les jambes écartées, et jetant un regard clair à travers ses paupières éraillées par les embruns. En arrière, sur les passerelles, jentrevoyais un officier qui, le dos rond, la tête encapuchonnée, résistait aux assauts du vent. De la mer je ne distinguais rien, si ce nest une petite ligne dhorizon bleuâtre, tracée en arrière des tambours. Emporté par ses puissantes machines, le steam-ship, tranchant les flots de son étrave aiguë, frissonnait comme les flancs dune chaudière dont les feux sont activement poussés. Quelques tourbillons de vapeur, arrachés par cette brise qui les condensait avec une extrême rapidité, se tordaient à lextrémité des tuyaux déchappement. Mais le colossal navire, debout au vent et porté sur trois lames, ressentait à peine les agitations de cette mer, su r laquelle, moins indifférent aux ondulations, un transatlantique eût été secoué par les coups de tangage.
A midi et demi, le point affiché ne donna en latitude que 44° 53 nord, et en longitude 47° 6 ouest. Deux cent vingt-sept milles seulement depuis vingt-quatre heures! Les jeunes fiancés devaient maudire ces roues qui ne tournaient pas, cette hélice dont les mouvements languissaient, et cette insuffisante vapeur qui nagissait pas au gré de leurs désirs!
Vers trois heures, le ciel, nettoyé par le vent, resplendit. Les lignes de lhorizon, formées dun trait net, semblèrent sélargir autour de ce point central que le Great-Eastern occupait. La brise mollit, mais la mer se souleva longtemps en larges lames, étrangement vertes et festonnées décume. Si peu de vent ne comportait pas tant de houle. Ces ondulations étaient disproportionnées. On peut dire que lAtlantique boudait encore.
A trois heures trente-cinq minutes, un trois-mâts fut signalé sur bâbord. Il envoya son numéro. Cétait un Américain, LIllinois, faisant route pour lAngleterre.
En ce moment, le lieutenant H lapprit que nous passions sur la queue du banc de New-Found-Land, nom que les Anglais donnent aux hauts-fonds de Terre-Neuve. Ce sont les riches parages où se fait la pêche de ces morues, dont trois suffiraient à alimenter lAngleterre et lAmérique, si tous leurs œufs éclosaient.
La journée se passa sans incident. Le pont fut fréquenté par ses promeneurs accoutumés. Jusquici, aucun hasard navait mis en présence Fabian et Harry Drake, que le capitaine Archibald et moi, nous ne perdions pas de vue. Le soir réunit au grand salon ses dociles habitués. Toujours mêmes exercices, lectures et chants, provoquant les mêmes bravos prodigués par les mêmes mains aux mêmes virtuoses, que je finissais par trouver moins médiocres. Une discussion assez vive éclata, par extraordinaire, entre un Nordiste et un Texien. Celui-ci demandait «un empereur» pour les États du Sud. Fort heureusement, cette discussion politique, qui menaçait de dégénérer en querelle, fut interrompue par larrivée dune dépêche imaginaire adressée à lOcean-Time et conçue en ces termes: «Le capitaine Semmes, ministre de la guerre, a fait payer par le Sud les ravages de lAlabama!»