Jules Verne
Une ville flottante
© Andrzej
Zydorczak
CHAPITRE XIX
n quittant le salon vivement éclairé, je remontai sur le pont avec le capitaine Corsican. La nuit était profonde. Pas une constellation au firmament. Autour du navire, une ombre impénétrable. Les fenêtres des rouffles brillaient comme des gueules de four. A peine voyait-on les hommes de quart qui arpentaient pesamment les dunettes. Mais on respirait le grand air, et le capitaine humait ses fraîches molécules à pleins poumons.
«Jétouffais dans ce salon, me dit-il. Ici, au moins, je nage en pleine atmosphère! Voilà une absorption vivifiante. Il me faut mes cent mètres cubes dair pur par vingt-quatre heures ou je suis à demi asphyxié.
Respirez, capitaine, respirez à votre aise, lui répondis-je. Il y a de lair ici pour tout le monde, et la brise ne vous chicane pas votre contingent. Cest une bonne chose que loxygène, et il faut bien avouer que nos Parisiens ou nos Londoniens ne le connaissent que de réputation.
Oui! répliqua le capitaine, ils lui préfèrent lacide carbonique. Chacun son goût. Pour mon compte, je le déteste, même dans le vin de Champagne!»
Tout en causant, nous longions le boulevard de tribord, abrités du vent par la haute paroi des rouffles. De gros tourbillons de fumée, constellés détincelles, séchappaient des cheminées noires. Le ronflement des machines accompagnait le sifflement de la brise dans les haubans de fer qui résonnaient comme les cordes dune harpe. A ce brouhaha se mêlait de quart dheure en quart dheure le cri des matelots de bordée: Alls well! Alls well! Tout va bien! Tout va bien!
En effet, aucune précaution navait été négligée pour assurer la sécurité du navire au milieu de ces parages fréquentés par les glaces. Le capitaine faisait puiser un seau deau, chaque demi-heure, afin den reconnaître la température, et si cette température fût tombée à un degré inférieur, il neût pas hésité à changer sa route. Il savait, en effet, que, quinze jours avant, le Péreire sétait vu bloqué par les icebergs sous cette latitude, danger quil fallait éviter. Du reste, son ordre de nuit prescrivit une surveillance rigoureuse. Lui-même ne se coucha pas. Deux officiers restèrent à ses côtés sur la passerelle, lun aux signaux de roues, lautre aux signaux de lhélice. De plus, un lieutenant et deux hommes firent le quart sur la dunette de lavant, tandis quun quartier-maître et un matelot se tenaient à létrave du steam-ship. Les passagers pouvaient être tranquilles.
Après avoir observé ces dispositions, le capitaine Corsican et moi, nous revînmes vers larrière. Lidée nous prit de passer encore quelque temps sur le grand rouffle, avant de regagner nos cabines, comme feraient de paisibles citadins sur la grande place de leur ville.
Lendroit nous parut désert. Bientôt, cependant, nos yeux étant faits à cette obscurité, nous aperçûmes un homme accoudé sur le garde-fou, dans une complète immobilité. Corsican, après lavoir regardé attentivement, me dit:
«Cest Fabian!»
Cétait Fabian, en effet. Nous le reconnûmes; mais perdu dans une muette contemplation, il ne nous vit pas. Ses regards semblaient fixés sur un angle du rouffle, et je les voyais briller dans lombre. Que regardait-il ainsi? Comment pouvait-il percer cette obscurité profonde? Je pensais que mieux valait le laisser à ses réflexions. Mais le capitaine Corsican sapprochant:
«Fabian?» dit-il.
Fabian ne répondit pas. Il navait pas entendu. Corsican lappela de nouveau. Fabian tressaillit, tourna la tête un instant et prononça ce seul mot:
«Chut!»
Puis, de la main, il désigna une ombre qui se mouvait lentement à lextrémité du rouffle. Cétait une forme à peine visible que regardait Fabian. Puis, souriant tristement:
«La dame noire!» murmura-t-il.
Un tressaillement magita. Le capitaine Corsican mavait pris le bras et je sentis quil tressaillait aussi. La même pensée nous avait frappés tous deux. Cette ombre, cétait lapparition annoncée par le docteur Pitferge.
Fabian était retombé dans sa rêveuse contemplation. Moi, la poitrine oppressée, lœil trouble, je regardais cette forme humaine, à peine estompée dans lombre, qui bientôt se profila plus nettement à nos regards. Elle savançait, hésitait, allait, sarrêtait, reprenait sa marche, semblant plutôt glisser que marcher. Une âme errante! A dix pas de nous, elle demeura immobile. Je pus distinguer alors la forme dune femme élancée, drapée étroitement dans une sorte de burnous brun, le visage couvert dun voile épais.
«Une folle! une folle! nest-ce pas?» murmura Fabian.
Et cétait une folle, en effet. Mais Fabian ne nous interrogeait pas. Il se parlait à lui-même.
Cependant, cette pauvre créature sapprocha plus près encore. Je crus voir ses yeux briller à travers son voile, quand ils se fixèrent sur Fabian. Elle vint jusquà lui. Fabian se redressa, électrisé. La femme voilée lui mit la main sur le cœur comme pour en compter les battements Puis, séchappant, elle disparut par larrière du rouffle.
Fabian retomba, presque agenouillé, les mains tendues.
«Elle!» murmura-t-il.
Puis, secouant la tête:
«Quelle hallucination!» ajouta-t-il.
Le capitaine Corsican lui prit alors la main:
«Viens, Fabian, viens», dit-il, et il entraîna son malheureux ami.
CHAPITRE XX
orsican et moi, nous ne pouvions plus douter. Cétait Ellen, la fiancée de Fabian, la femme dHarry Drake. La fatalité les avait réunis tous trois sur le même navire. Fabian ne lavait pas reconnue, bien quil se fût écrié: Elle! elle! Et comment aurait-il pu la reconnaître? Mais il ne sétait pas trompé en disant, Une folle! Ellen était folle, et sans doute, la douleurs le désespoir, son amour tué dans son cœurs le contact de lhomme indigne qui lavait arrachée à Fabian, la ruine, la misère, la honte, avaient brisé son âme! Voilà ce dont je parlais le lendemain matin avec Corsican. Nous navions dailleurs aucun doute sur lidentité de cette jeune femme. Cétait Ellen quHarry Drake entraînait avec lui vers ce continent américains et quil associait encore à sa vie daventures. Le regard du capitaine sallumait dun feu sombre en songeant à ce misérable. Moi, je sentais mon cœur bondir. Que pouvions-nous contre lui, le mari, le maître? Rien. Mais le point le plus importants cétait dempêcher une nouvelle rencontre entre Fabian et Ellen, car Fabian finirait par reconnaître sa fiancée, ce qui amènerait la catastrophe que nous voulions éviter. Toutefois, on pouvait espérer que ces deux pauvres êtres ne se reverraient pas. La malheureuse Ellen ne paraissait jamais pendant le jours ni dans les salons, ni sur le pont du navire. La nuit seulement trompant son geôlier sans doute, elle venait se baigner dans cet air humide et demander à la brise un apaisement passager! Dans quatre jours, au plus tard, le Great-Eastern aurait atteint les passes de New York. Nous pouvions donc croire que le hasard ne déjouerait pas notre surveillances et que Fabian ne serait pas instruit de la présence dEllen pendant cette traversée de lAtlantique! Mais nous comptions sans les événements.
La direction du steam-ship avait été un peu modifiée pendant la nuit. Trois fois, le navire, trouvant leau à 27° Fahrenheit, cest-à-dire de 3 à 4° centigrades au-dessous de zéros était descendu vers le sud. On ne pouvait mettre en doute la présence de glaces très rapprochées. En effet, ce matin-là, le ciel présentait un éclat particulier latmosphère était blanche; tout le nord séclairait dune intense réverbération, évidemment produite par le pouvoir réfléchissant des icebergs. Une brise piquante traversait lair, et vers dix heures, une petite neige très fine vint subitement poudrer à blanc le steam-ship. Puis un banc de brumes se leva, au milieu duquel nous signalions notre présence par de nombreux coups de sifflets; bruit assourdissant qui effaroucha des volées de mouettes posées sur les vergues du navire.
A dix heures et demie, le brouillard sétant levé, un steamer à hélice parut à lhorizon sur tribord. Lextrémité blanche de sa cheminée indiquait quil appartenait à la compagnie Inman, faisant le transport des émigrants de Liverpool sur New York. Ce bâtiment nous envoya son numéro. Cétait le City of Limerick, de quinze cent trente tonneaux de jauge, et de deux cent cinquante-six chevaux de force. Il avait quitté New York samedi, et, par conséquent, il se trouvait en retard.
Avant le lunch, quelques passagers organisèrent une poule qui ne pouvait manquer de plaire à ces amateurs de jeux et de paris. Le résultat de cette poule ne devait pas être connu avant quatre jours. Cétait ce quon appelle la «poule du pilote». Lorsquun navire arrive sur les atterrages, personne nignore quun pilote monte à son bord. On divise donc les vingt-quatre heures du jour et de la nuit en quarante-huit demi-heures ou quatre-vingt-seize quarts dheure, suivant le nombre des passagers. Chaque joueur met un enjeu dun dollar, et le sort lui attribue lune de ces demi-heures ou lun de ces quarts dheure. Le gagnant des quarante-huit ou quatre-vingt-seize dollars est celui pendant le quart dheure duquel le pilote met le pied sur le navire. On le voit, le jeu est peu compliqué. Ce ne sont plus des courses de chevaux; ce sont des courses de quarts dheure.
Ce fut un Canadien, lhonorable Mac Alpine, qui prit la direction de laffaire. Il réunit facilement quatre-vingt-seize parieurs, parmi lesquels quelques parieuses et non les moins âpres au jeu. Je suivis le courant et jengageai mon dollar. Le sort me désigna le soixante-quatrième quart dheure. Cétait un mauvais numéro dont je navais aucune chance de me défaire avec profit. En effet, ces divisions du temps sont comptées dun midi au midi suivant. Il y a donc des quarts dheure de jour et des quarts de nuit, Ces derniers nont aucune valeur aléatoire, car il est rare que les navires saventurent sur les atterrages au milieu de lobscurité, et, par conséquent, les chances de recevoir un pilote à bord pendant la nuit sont très diminuées. Je me consolai aisément.
En redescendant au salon, je vis quune lecture avait été affichée pour le soir. Le missionnaire de lUtah annonçait une conférence sur le Mormonisme. Bonne occasion de sinitier aux mystères de la Cité des Saints. Dailleurs, cet Elder, Mr. Hatch, devait être un orateur et un orateur convaincu. Lexécution ne pouvait donc manquer dêtre digne de lœuvre. Les passagers accueillirent favorablement lannonce de cette conférence.
Le point affiché avait donné les chiffres suivants:
Lat. 42° 32 N.
Long. 51° 59 W.
Course: 254 milles.
Vers trois heures de laprès-midi, les timoniers signalèrent lapproche dun grand steamer à quatre mâts. Ce navire modifia légèrement sa route afin de se rapprocher du Great-Eastern, dans lintention de lui donner son numéro. De son côté, le capitaine laissa porter un peu, et bientôt le steamer lui envoya son nom. Cétait LAtlanta, un de ces grands bâtiments qui font le service de Londres à New York en touchant à Brest. Il nous salua au passage, et nous lui rendîmes son salut. Peu de temps après, comme il courait à contre-bord, il avait disparu.
En ce moment, Dean Pitferge mapprit, non sans déplaisir, que la conférence de Mr. Hatch était interdite. Les puritaines du bord navaient pas permis à leurs maris de sinitier aux mystères du Mormonisme!
CHAPITRE XXI
quatre heures, le ciel, qui avait été voilé jusqualors, se dégagea. La mer sétait apaisée. Le navire ne roulait plus. On aurait pu se croire en terre ferme. Cette immobilité du Great-Eastern donna aux passagers lidée dorganiser des courses. Le turf dEpsom neût pas offert une piste meilleure, et quant aux chevaux, à défaut de Gladiator ou de La Touque, ils devaient être remplacés par des Écossais pur sang qui les valaient bien. La nouvelle ne tarda pas à se répandre. Aussitôt les sportsmen daccourir, les spectateurs de quitter les salons et les cabines. Un Anglais, lhonorable Mac Karthy, fut nommé commissaire, et les coureurs se présentèrent sans retard. Cétaient une demi-douzaine de matelots, sorte de centaures, à la fois chevaux et jockeys, tout prêts à disputer le grand prix du Great-Eastern.
Les deux boulevards formaient le champ de course. Les coureurs devaient faire trois fois le tour du navire, et franchir ainsi un parcours de treize cents mètres environ. Cétait suffisant. Bientôt les tribunes, je veux dire les dunettes, furent envahies par la foule des curieux, armés de lorgnettes, et dont quelques-uns avaient arboré «le voile vert», pour se protéger sans doute contre la poussière de lAtlantique. Les équipages manquaient, jen conviens, mais non la place pour les ranger en files. Les dames en grande toilette se pressaient principalement sur les rouffles de larrière. Le coup dœil était charmant.
Fabian, le capitaine Corsican, le docteur Dean Pitferge et moi, nous nous étions postés sur la dunette de lavant. Cétait là ce quon pouvait appeler lenceinte du pesage. Là sétaient réunis les véritables gentlemen-riders. Devant nous se dressait le poteau de départ et darrivée. Les paris ne tardèrent pas à sengager avec un entrain britannique. Des sommes considérables furent risquées, rien que sur la mine des coureurs, dont les hauts faits, cependant, nétaient pas encore inscrits au «stud-book». Je ne vis pas sans inquiétude Harry Drake se mêler de ces préparatifs avec son aplomb accoutumé, discutant, disputant, tranchant dun ton qui nadmettait pas de réplique. Très heureusement, Fabian, bien quil eût engagé quelques livres dans la course, me parut assez indifférent à tout le tapage. Il se tenait à lécart, le front toujours soucieux, la pensée toujours au loin.
Parmi les coureurs qui se présentèrent, deux avaient plus particulièrement attiré lattention publique. Lun, un Écossais de Dundee, nommé Wilmore, petit homme maigre, dératé, désossé, la poitrine large, lœil ardent, passait pour être un des favoris. Lautre, grand diable bien découplé, un Irlandais du nom dOKelly, long comme un cheval de course balançait aux yeux des connaisseurs les chances de Wilmore. On le demandait à un contre trois, et pour mon compte, partageant lengouement général, jallais risquer sur lui quelques dollars, quand le docteur me dit:
«Prenez le petit, croyez-moi. Le grand est disqualifié.
Que voulez-vous dire?
Je veux dire, répondit sérieusement le docteur, que ce nest pas un pur-sang. Il peut avoir une certaine vitesse initiale, mais il na pas de fonds. Le petit, au contraire, lÉcossais, a de la race. Voyez son corps maintenu bien droit sur ses jambes, et son poitrail bien ouvert, sans raideur. Cest un sujet qui a dû sentraîner plus dune fois dans la course sur place, cest-à-dire en sautant dun pied sur lautre de manière à produire au moins deux cents mouvements par minute. Pariez pour lui, vous dis-je, vous naurez pas à le regretter.»
Je suivis le conseil de mon savant docteur, et je pariai pour Wilmore. Quant aux quatre autres coureurs, ils nétaient même pas en discussion.
Les places furent tirées. Le sort favorisa lIrlandais, qui eut la corde. Les six coureurs se placèrent en ligne sur la limite du poteau. Pas de faux départ à craindre, ce qui simplifiait le mandat du commissaire.
Le signal fut donné. Un hurrah accueillit le départ. Les connaisseurs reconnurent immédiatement que Wilmore et OKelly étaient des coureurs de profession. Sans se préoccuper de leurs rivaux qui les devançaient en sessoufflant, ils allaient, le corps un peu penché, la tête bien droite, lavant-bras collé au sternum, les poignets légèrement portés en avant et accompagnent chaque mouvement du pied opposé par un mouvement alternatif. Ils étaient pieds nus. Leur talon, ne touchant jamais le sol, leur laissait lélasticité nécessaire pour conserver la force acquise. En un mot, tous les mouvements de leur personne se rapportaient et se complétaient.
Au second tour, OKelly et Wilmore, toujours sur la même ligne, avaient distancé leurs adversaires époumonnés. Ils démontraient avec évidence la vérité de cet axiome que me répétait le docteur:
«Ce nest pas avec les jambes que lon court, cest avec la poitrine! Du jarret, cest bien; mais des poumons, cest mieux!»
A lavant-dernier tournant, les cris des spectateurs saluèrent de nouveau leurs favoris. Les excitations, les hurrahs, les bravos éclataient de toutes parts.
«Le petit gagnera, me dit Pitferge. Voyez, il ne souffle pas. Son rival est haletant.»
En effet, Wilmore avait la figure calme et pâle. OKelly fumait comme un feu de paille mouillée. Il était «au fouet», pour employer une expression de largot des sportsmen. Mais tous deux se maintenaient en ligne. Enfin, ils dépassèrent le grand rouffle; ils dépassèrent lécoutille de la machine; ils dépassèrent le poteau darrivée
«Hurrah! Hurrah! pour Wilmore! crièrent les uns.
Hurrah! pour OKelly, répondaient les autres.
Wilmore a gagné.
Non, ils sont «ensemble».
La vérité est que Wilmore avait gagné, mais dune demi-tête à peine. Cest ce que décida lhonorable Mac Karthy. Cependant la discussion se prolongea et lon en vint aux grosses paroles. Les partisans de lIrlandais, et particulièrement Harry Drake, soutenaient quil y avait un «dead head», que cétait une course morte, quil y avait lieu de la recommencer.
Mais, à ce moment, entraîné par un mouvement involontaire, Fabian, sétant approché de Harry Drake, lui dit froidement
«Vous avez tort, monsieur. Le vainqueur est le matelot écossais!»
Drake savança vivement sur Fabian.
«Vous dites? lui demanda-t-il dun ton menaçant.
Je dis que vous avez tort, répondit tranquillement Fabian.
Sans doute, riposta Drake, parce que vous avez parié pour Wilmore?
Jai parié comme vous pour OKelly, répondit Fabian. Jai perdu et je paie.
Monsieur, sécria Drake, prétendez-vous mapprendre? »
Mais il nacheva pas sa phrase. Le capitaine Corsican sétait interposé entre Fabian et lui avec lintention avouée de prendre la querelle pour son compte. Il traita Drake avec une dureté et un mépris très significatifs. Mais, évidemment, Drake ne voulait pas avoir affaire à lui. Aussi, lorsque Corsican eut achevé, Drake se croisant les bras et sadressant à Fabian:
«Monsieur, dit-il avec un mauvais sourire, monsieur a donc besoin de ses amis pour le défendre?»
Fabian pâlit. Il se précipita sur Harry Drake. Mais je le retins. Dautre part, des compagnons de ce coquin lentraînèrent, non sans quil eût jeté sur son adversaire un haineux regard.
Le capitaine Corsican et moi, nous descendîmes avec Fabian, qui se contenta de dire dune voix calme:
«A la première occasion, je souffletterai ce grossier personnage.»
CHAPITRE XXII
endant la nuit du vendredi au samedi, le Great-Eastern traversa le courant du Gulfstream, dont les eaux plus foncées et plus chaudes tranchaient sur les couches ambiantes. La surface de ce courant pressé entre les flots de lAtlantique est même légèrement convexe. Cest donc un fleuve véritable qui coule entre deux rives liquides, et lun des plus considérables du globe, car il réduit au rang de ruisseau lAmazone ou le Mississippi. Leau puisée pendant la nuit était remontée de 27° Fahrenheit à 51°, ce qui donne en centigrades 12°.
Cette journée du 5 avril débuta par un magnifique lever de soleil. Les longues lames de fond resplendissaient. Une chaude brise du sud-ouest passait dans le gréement. Cétaient les premiers beaux jours. Ce soleil, qui eût reverdi les campagnes du continent, fit éclore ici de fraîches toilettes. La végétation retarde quelquefois, la mode jamais. Bientôt les boulevards comptèrent de nombreux groupes de promeneurs. Tels les Champs-Élysées, un dimanche, par un beau soleil de mai.
Pendant cette matinée, je ne vis pas le capitaine Corsican. Désirant avoir des nouvelles de Fabian, je me rendis à la cabine que celui-ci occupait en abord du grand salon. Je frappai à la porte de cette cabine, mais je nobtins pas de réponse. Je poussai la porte. Fabian ny était pas.
Je remontai alors sur le pont. Parmi les passants je ne remarquai ni mes amis ni mon docteur. Il me vint alors à la pensée de chercher en quel endroit du steam-ship était confinée la malheureuse Ellen. Quelle cabine occupait-elle? Où Harry Drake lavait-il reléguée? A quelles mains était confiée cette infortunée que son mari abandonnait pendant des jours entiers? Sans doute aux soins intéressés de quelque femme de chambre du bord, à quelque indifférente garde-malade? Je voulus savoir ce qui en était, non par un vain motif de curiosité, mais dans lintérêt dEllen et de Fabian, ne fût-ce que pour prévenir une rencontre toujours à craindre.
Je commençai ma recherche par les cabines du grand salon des dames et je parcourus les couloirs des deux étages qui desservent cette portion du navire. Cette inspection était assez facile, parce que le nom des passagers, inscrit sur une pancarte, se lisait à la porte de chaque cabine, ce qui simplifiait le service des stewards. Je ne trouvai pas le nom dHarry Drake, ce qui me surprit peu, car cet homme avait dû préférer la situation des cabines disposées, à larrière du Great-Eastern, sur des salons moins fréquentés. Il nexistait, dailleurs, au point de vue du confort, aucune différence entre les aménagements de lavant et ceux de larrière, car la Société des affréteurs navait admis quune seule classe de passagers.
Je me dirigeai donc vers les salles à manger, et je suivis attentivement les couloirs latéraux qui circulaient entre le double rang des cabines. Toutes ces chambres étaient occupées, toutes portaient le nom dun passager, et le nom dHarry Drake manquait encore. Cette fois, labsence de ce nom métonna, car je croyais avoir visité notre ville flottante tout entière, et je ne connaissais pas dautre «quartier» plus reculé que celui-ci. Jinterrogeai donc un steward, qui mapprit ce que jignorais, cest quune centaine de cabines existaient encore en arrière des «dining-rooms»..
«Comment y descend-on? demandai-je.
Par un escalier qui aboutit au pont, sur le côté du grand rouffle.
Bien, mon ami. Et savez-vous quelle cabine occupe M. Harry Drake?
Je lignore, monsieur», me répondit le steward.
Je remontai alors sur le pont, et, suivant le rouffle, jarrivai à la porte qui fermait lescalier indiqué. Cet escalier conduisait, non plus à de vastes salons, mais à un simple carré demi-obscur, autour duquel était disposée une double rangée de cabines. Harry Drake, voulant isoler Ellen, navait pu choisir un endroit plus propice à son dessein.
La plupart de ces cabines étaient inoccupées. Je parcourus le carré et les couloirs latéraux porte à porte. Quelques noms étaient inscrits sur les pancartes, deux ou trois au plus, mais non celui dHarry Drake. Cependant, javais fait une minutieuse inspection de ce compartiment, et fort désappointé, jallais me retirer, quand un murmure vague, presque insaisissable, frappa mon oreille. Ce murmure se produisait au fond du couloir de gauche. Je me dirigeai de ce côté. Les sons, à peine perceptibles, saccentuèrent davantage. Je reconnus une sorte de chant plaintif, ou plutôt une mélopée traînante, dont les paroles ne parvenaient pas jusquà moi.
Jécoutai. Cétait une femme qui chantait ainsi; mais dans cette voix inconsciente on sentait une douleur profonde. Cette voix devait être celle de la pauvre folle. Mes pressentiments ne pouvaient me tromper. Je mapprochai doucement de la cabine qui portait le numéro 775. Cétait la dernière de ce couloir obscur, et elle devait être éclairée par un des hublots inférieurs évidés dans la coque du Great-Eastern. Sur la porte de cette cabine, aucun nom. En effet, Harry Drake navait pas intérêt à faire connaître lendroit où il confinait Ellen.
La voix de linfortunée arrivait alors distinctement jusquà moi. Son chant nétait quune suite de phrases fréquemment interrompues, quelque chose de suave et de triste à la fois. On eût dit des stances étrangement coupées, telles que les réciterait une personne endormie du sommeil magnétique.
Non! bien que je neusse aucun moyen de reconnaître son identité, je ne doutais pas que ce fût Ellen qui chantât ainsi.
Pendant quelques minutes, jécoutai, et jallais me retirer, quand jentendis marcher dans le carré central. Était-ce Harry Drake? Dans lintérêt dEllen et de Fabian, je ne voulais pas être surpris à cette place. Heureusement, le couloir, contournant la double rangée de cabines, me permettait de remonter sur le pont sans être aperçu. Cependant, je tenais à savoir quelle était la personne dont jentendais le pas. La demi-obscurité me protégeait, et, en me plaçant dans langle du couloir, je pouvais voir sans être vu.
Cependant, le bruit avait cessé. Bizarre coïncidence, avec lui sétait tu le chant dEllen. Jattendis. Bientôt le chant recommença, et le plancher gémit de nouveau sous la pression dun pas lent. Je penchai la tête, et au fond du couloir, dans une vague clarté qui filtrait à travers limposte des cabines, je reconnus Fabian.
Cétait mon malheureux ami! Quel instinct le conduisait en ce lieu? Avait-il donc, et avant moi, découvert la retraite de la jeune femme? Je ne savais que penser. Fabian savançait lentement, longeant les cloisons, écoutant, suivant comme un fil cette voix qui lattirait, malgré lui peut-être, et sans quil en eût conscience. Et pourtant, il me semblait que le chant saffaiblissait à son approche, et que ce fil si ténu allait se rompre Fabian arriva près de la cabine et sarrêta.
Comme son cœur devait battre à ces tristes accents! Comme tout son être devait frémir! Il était impossible que, dans cette voix, il ne retrouvât pas quelque ressouvenir du passé. Et cependant, ignorant la présence dHarry Drake à bord, comment aurait-il même soupçonné la présence dEllen? Non! Cétait impossible, et il nétait attiré que parce que ces accents maladifs répondaient, sans quil sen doutât, à limmense douleur quil portait en lui.
Fabian écoutait toujours. Quallait-il faire? Appellerait-il la folle? Et si Ellen apparaissait soudain? Tout était possible, et tout était danger dans cette situation! Cependant, Fabian se rapprocha encore de la porte de la cabine. Le chant, qui diminuait peu à peu, mourut soudain; puis un cri déchirant se fit entendre.
Ellen, par une communication magnétique, avait-elle senti si près delle celui quelle aimait? Lattitude de Fabian était effrayante. Il était comme ramassé sur lui-même. Allait-il donc briser cette porte? Je le crus et je me précipitai vers lui.
Il me reconnut. Je lentraînai. Il se laissait faire. Puis, dune voix sourde:
«Savez-vous quelle est cette infortunée? me demanda-t-il.
Non, Fabian, non.
Cest la folle! dit-il. On dirait une voix de lautre monde. Mais cette folie nest pas sans remède. Je sens quun peu de dévouement, un peu damour guérirait cette pauvre femme!
Venez, Fabian, dis-je, venez!»
Nous étions remontés sur le pont. Fabian, sans ajouter une parole, me quitta presque aussitôt; mais je ne perdis pas de vue avant quil eût regagné sa cabine.
uelques instants plus tard, je rencontrais le capitaine Corsican. Je lui racontai la scène à laquelle je venais dassister. Il comprit, comme moi, que cette grave situation se compliquait. Pourrions-nous en prévenir les dangers? Ah! que jaurais voulu hâter la marche de ce Great-Eastern, et mettre un océan tout entier entre Harry Drake et Fabian!
En nous quittant, le capitaine Corsican et moi, nous convînmes de surveiller plus sévèrement que jamais les acteurs de ce drame, dont le dénouement pouvait à chaque instant éclater malgré nous!
Ce jour-là, on attendait lAustralasian, paquebot de la compagnie Cunard, jaugeant deux mille sept cent soixante tonneaux, qui dessert la ligne de Liverpool à New York. Il avait dû quitter lAmérique le mercredi matin, et il ne pouvait tarder à paraître. On le guettait au passage, mais il ne passa pas.
Vers onze heures, des passagers anglais organisèrent une souscription en faveur des blessés du bord, dont quelques-uns navaient pas encore pu quitter le poste des malades, entre autres le maître déquipage, menacé dune claudication incurable. Cette liste se couvrit de signatures, non sans avoir soulevé quelques difficultés de détails qui amenèrent un échange de paroles malsonnantes.
A midi, le soleil permit dobtenir une observation très exacte:
Long. 58° 37 W.
Lat. 41° 41 11 N.
Course: 257 milles.
Nous avions la latitude à une seconde près. Les jeunes fiancés, qui vinrent consulter la notice, firent une moue de déconvenue. Décidément, ils avaient à se plaindre de la vapeur.
Avant le lunch, le capitaine Anderson voulut distraire ses passagers des ennuis dune traversée si longue. Il organisa donc des exercices de gymnastique quil dirigea en personne. Une cinquantaine de désœuvrés, armés comme lui dun bâton, imitèrent tous ses mouvements avec une exactitude simiesque. Ces gymnastes improvisés «travaillaient» méthodiquement, sans desserrer les lèvres, comme des riflemens à la parade.
Un nouvel «entertainment» fut annoncé pour le soir. Je ny assistai point. Ces mêmes plaisanteries, incessamment renouvelées, me fatiguaient. Un second journal, rival de lOcean-Time, avait été fondé. Ce soir-là, paraît-il, les deux feuilles fusionnèrent.
Pour moi, je passai sur le pont les premières heures de la nuit. La mer se soulevait et annonçait du mauvais temps, bien que le ciel fût encore admirable. Aussi le roulis commençait-il à saccentuer. Couché sur un des bancs du rouffle, jadmirais ces constellations qui sécartelaient au firmament. Les étoiles fourmillaient au zénith, et bien que lœil nu nen puisse apercevoir que cinq mille sur toute létendue de la sphère céleste, ce soir-là, il eût cru les compter par millions. Je voyais traîner à lhorizon la queue de Pégase dans toute sa magnificence zodiacale, comme la robe étoilée dune reine de féerie. Les Pléiades montaient vers les hauteurs du ciel, en même temps que ces Gémeaux qui, malgré leur nom, ne se lèvent pas lun après lautre, comme les héros de la Fable. Le Taureau me regardait de son gros œil ardent. Au sommet de la voûte brillait Wéga, notre future étoile polaire, et non loin sarrondissait cette rivière de diamants qui forme la Couronne boréale. Toutes ces constellations immobiles semblaient, cependant, se déplacer au roulis du navire, et pendant son oscillation, je voyais le grand mât décrire un arc de cercle, nettement dessiné, depuis bde la grande Ourse jusquà Altaïr de lAigle, tandis que la lune, déjà basse, trempait à lhorizon lextrémité de son croissant.
CHAPITRE XXIV
a nuit fut mauvaise. Le steam-ship, effroyablement battu par le travers, roula sans désemparer. Les meubles se déplacèrent avec fracas, et la faïencerie des toilettes recommença son vacarme. Le vent avait évidemment beaucoup fraîchi. Le Great-Eastern naviguait dailleurs dans ces parages féconds en sinistres, où la mer est toujours mauvaise.
A six heures du matin, je me traînai jusquà lescalier du grand rouffle. Me cramponnant aux rampes, et profitant dune oscillation sur deux, je parvins à gravir les marches, et jarrivai sur le pont. De là, je me hâlai non sans peine jusquà la dunette de lavant. Lendroit était désert, si toutefois on peut qualifier ainsi un endroit où se trouve le docteur Dean Pitferge. Ce digne homme, solidement appuyé, courbait le dos au vent, et sa jambe droite entourait un des montants du garde-fou. Il me fit signe de le rejoindre signe de tête, cela va sans dire , car il ne pouvait disposer de ses bras qui le maintenaient contre les violences de la tempête. Après quelques mouvements de reptation, me tordant comme un annélide, jarrivai sur le rouffle, et là je marc-boutai à la façon du docteur.
«Allons! me cria-t-il, cela continue! Hein! Ce Great-Eastern! Juste au moment darriver, un cyclone, un vrai cyclone, spécialement commandé pour lui!»
Le docteur ne prononçait que des phrases entrecoupées. Le vent lui mangeait la moitié de ses paroles. Mais je lavais compris. Le mot cyclone porte sa définition avec lui.
On sait que ce sont ces tempêtes tournantes, nommées ouragans dans locéan Indien et dans lAtlantique, tornades sur la côte africaine, simouns dans le désert, typhons dans les mers de la Chine, tempêtes dont la puissance formidable met en péril les plus gros navires.
Or, le Great-Eastern était pris dans un cyclone. Comment ce géant allait-il lui tenir tête?
«Il lui arrivera malheur, me répétait Dean Pitferge. Voyez, comme il met le nez dans la plume!»
Cette métaphore maritime sappropriait excellemment à la situation du steam-ship. Son étrave disparaissait sous les montagnes deau qui lattaquaient par bâbord devant. Au loin, plus de vue possible. Tous les symptômes dun ouragan. Vers sept heures, la tempête se déclara. La mer devint monstrueuse. Ces petites ondulations intermédiaires, qui marquent le dénivellement des grandes lames, disparurent sous lécrasement du vent. Locéan se gonflait en longues vagues dont la cime déferlait avec un échevellement indescriptible. Avec chaque minute, la hauteur des lames saccroissait, et le Great-Eastern, les recevant par le travers, roulait épouvantablement.
«Il ny a que deux partis à prendre, me dit le docteur avec laplomb dun marin. Ou recevoir la lame debout, en capéyant sous petite vapeur, ou prendre la fuite et ne pas sobstiner contre cette mer démontée! Mais le capitaine Anderson ne fera ni lune ni lautre de ces deux manœuvres.
Pourquoi? demandai-je.
Parce que! répondit le docteur, parce quil faut quil arrive quelque chose!»
En me retournant, japerçus le capitaine, le second et le premier ingénieur, encapuchonnés dans leurs suroîts, et cramponnés aux garde-fous des passerelles. Lembrun des lames les enveloppait de la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Le second riait et montrait ses dents blanches en voyant son navire rouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient venir en bas!
Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine à lutter contre la mer, métonnaient. A sept heures et demie, laspect de lAtlantique était effrayant. A lavant, les lames couvraient le navire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat du colosse contre les flots. Je comprenais, jusquà un certain point, cette opiniâtreté du « maître après Dieu» qui ne voulait pas céder. Mais Joubliais que la puissance de la mer est infinie, et que rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main de lhomme! Et, en effet, si puissant quil fût, le géant devait bientôt fuir devant la tempête.
Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. Cétait un formidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par bâbord devant.
«Ça, me dit le docteur, ce nest pas une gifle, cest un coup de poing sur la figure.»
En effet, le «coup de poing» nous avait meurtris. Des morceaux dépaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une partie de notre chair qui sen allait ainsi, ou les débris dun corps étranger? Sur un signe du capitaine, le Great-Eastern évolua dun quart pour éviter ces fragments qui menaçaient de sengager dans ses aubes. En regardant avec plus dattention, je vis que le coup de mer venait demporter les pavois de bâbord, qui, cependant, sélevaient à cinquante pieds au-dessus de la surface des flots. Les jambettes étaient brisées, les ferrures arrachées; quelques débris de virures tremblaient encore dans leur encastrement. Le Great-Eastern avait tressailli au choc, mais il continuait sa route avec une imperturbable audace. Il fallait enlever au plus tôt les débris qui encombraient lavant, et, pour cela, fuir devant la mer devenait indispensable. Mais le steam-ship sopiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de son capitaine lanimait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas. Un officier et quelques hommes furent envoyés sur lavant pour déblayer le pont.
«Attention, me dit le docteur, le malheur nest pas loin!»
Les marins savancèrent vers lavant. Nous nous étions accotés au second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nous prenant décharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont. Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passa par la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énorme plaque de fonte qui recouvrait la bitte de lavant, démolit le massif capot situé au-dessus du poste de léquipage, et, battant de plein fouet les parois de tribord, il les déchira, il les emporta comme les morceaux dune toile tendue au vent.
Les hommes avaient été renversés. Lun deux, un officier, à demi noyé, secoua ses favoris roux et se releva. Puis, voyant un des matelots étendu, sans connaissance, sur la patte dune ancre, il se précipita vers lui, le chargea sur ses épaules et lemporta. En ce moment, les gens de léquipage séchappaient à travers le capot brisé. Il y avait trois pieds deau dans lentrepont. De nouveaux débris couvraient la mer, et entre autres quelques milliers de ces poupées que mon compatriote de la rue Chapon comptait acclimater en Amérique! Tous ces petits corps, arrachés de leur caisse par le coup de mer, sautaient sur le dos des lames, et cette scène eût certainement prêté à rire en de moins graves conjonctures. Cependant linondation nous gagnait. Des masses liquides se précipitaient par les ouvertures, et lenvahissement de la mer fut tel, que, suivant le rapport de lingénieur, le Great-Eastern embarqua alors plus de deux mille tonnes deau, de quoi couler par le fond une frégate de premier rang.
«Bon!» fit le docteur, dont le chapeau senvola dans une rafale.
Se maintenir dans cette situation devenait impossible. Tenir plus longtemps, ceût été lœuvre dun fou. Il fallait prendre lallure de fuite. Le steam-ship présentant létrave à la mer avec son avant défoncé, cétait un homme qui sentêterait à nager entre deux eaux, la bouche ouverte.
Le capitaine Anderson le comprit enfin. Je le vis courir lui-même à la petite roue de la passerelle, qui commandait les évolutions du gouvernail. Aussitôt la vapeur se précipita dans les cylindres de larrière; la barre fut mise au vent, et le colosse, évoluant comme un canot, porta le cap au nord et senfuit devant la tempête.
A ce moment, le capitaine, ordinairement si calme, si maître de lui, sécria avec colère:
«Mon navire est déshonoré!»
CHAPITRE XXV
peine le Great-Eastern eut-il viré de bord, à peine eut-il présenté larrière à la lame, quil ne ressentit plus aucun roulis. Cétait limmobilité absolue succédant à lagitation. Le déjeuner était servi. La plupart des passagers, rassurés par la tranquillité du navire, descendirent aux «dining-rooms» et purent prendre leur repas sans ressentir ni une secousse ni un choc. Pas une assiette ne glissa à terre, pas un verre ne répandit son contenu sur les nappes. Et cependant, les tables de roulis navaient même pas été dressées. Mais, trois quarts dheure plus tard, les meubles recommençaient leur brame, les suspensions se balançaient dans lair, les porcelaines sentrechoquaient sur la planche des offices. Le Great-Eastern venait de reprendre vers louest sa marche un instant interrompue.
Je remontai sur le pont avec le docteur Pitferge. Il rencontra lhomme aux poupées.
«Monsieur, lui dit-il, tout votre petit monde a été bien éprouvé. Voilà des bébés qui ne bavarderont pas dans les États de lUnion.
Bah! répondit lindustriel parisien, la pacotille était assurée, et mon secret ne sest pas noyé avec elle. Nous en referons, de ces bébés-là.»
Mon compatriote nétait point homme à désespérer, on le voit. Il nous salua dun air aimable, et nous allâmes vers larrière du steam-ship. Là, un timonier nous apprit que les chaînes du gouvernail avaient été engagées pendant lintervalle qui avait séparé les deux coups de mer.
«Si cet accident sétait produit au moment de lévolution, me dit Pitferge, je ne sais trop ce qui serait arrivé, car la mer se précipitait à torrent dans le navire. Déjà les pompes à vapeur ont commencé à épuiser leau. Mais tout nest pas fini.
Et ce malheureux matelot? demandai-je au docteur.
Il est grièvement blessé à la tête. Pauvre garçon! Cest un jeune pêcheur, marié, père de deux enfants, qui fait son premier voyage doutre-mer. Le médecin du bord en répond, et cest ce qui me fait craindre pour lui. Enfin, nous verrons bien. Le bruit sest aussi répandu que plusieurs hommes avaient été emportés, mais, fort heureusement, il nen est rien.
Enfin, dis-je, nous avons repris notre route?
Oui, répondit le docteur, la route à louest, contre vent et marée. On le sent bien, ajouta-t-il en saisissant un taquet pour ne pas rouler sur le pont. Savez-vous, mon cher monsieur, ce que je ferais du Great-Eastern sil mappartenait? Non? Eh bien, jen ferais un bateau de luxe à dix mille francs la place. Il ny aurait que des millionnaires à bord, des gens qui ne seraient pas pressés. On mettrait un mois ou six semaines à faire la traversée de lAngleterre à lAmérique. Jamais de lame par le travers. Toujours vent debout ou vent arrière. Mais aussi, jamais de roulis ni de tangage. Mes passagers seraient assurés contre le mal de mer, et je leur payerais cent livres par nausée.
Voilà une idée pratique, répondis-je.
Oui! répliqua Dean Pitferge, il y aurait là de largent à gagner ou à perdre!»
Cependant, le steam-ship continuait sa route à petite vitesse, battant cinq ou six tours de roues au plus, de manière à se maintenir. La houle était effrayante, mais létrave coupait normalement les lames, et le Great-Eastern nembarquait aucun paquet de mer. Ce nétait plus une montagne de métal marchant contre une montagne deau, mais un rocher sédentaire, recevant avec indifférence le clapotis des vagues. Dailleurs, une pluie torrentielle vint à tomber, ce qui nous obligea de chercher un refuge sous le capot du grand salon. Cette averse eut pour effet dapaiser le vent et la mer. Le ciel séclaircit dans louest et les derniers gros nuages se fondirent à lhorizon opposé. A dix heures, louragan nous jetait son dernier souffle.
A midi, le point put être fait avec une certaine exactitude; il donnait:
Lat. 41° 50 N.
Long. 61° 57 W.
Course: 193 milles.
Cette diminution considérable dans le chemin parcouru ne devait être attribuée quà la tempête qui, pendant la nuit et la matinée, avait incessamment battu le navire, tempête si terrible, quun des passagers véritable habitant de cet Atlantique quil traversait pour la quarante-quatrième fois nen avait jamais vu de telle. Lingénieur avoua même que, lors de cet ouragan pendant lequel le Great-Eastern resta trois jours dans le creux des lames, le navire navait pas été atteint avec cette violence. Mais, il faut le répéter, cet admirable steam-ship, sil marche médiocrement, sil roule trop, présente contre les fureurs de la mer une complète sécurité. Il résiste comme un bloc plein, et cette rigidité, il la doit à la parfaite homogénéité de sa construction, à sa double coque et au rivage merveilleux de son bordé. Sa résistance à larc est absolue.
Mais répétons-le aussi. Quelle que soit sa puissance, il ne faut pas lopposer sans raison à une mer démontée. Si grand quil soit, si fort quon le suppose, un navire nest pas « déshonoré» parce quil fuit devant la tempête. Un commandant ne doit jamais oublier que la vie dun homme vaut plus quune satisfaction damour-propre. En tout cas, sobstiner est dangereux, sentêter est blâmable, et un exemple récent, une déplorable catastrophe, survenue à lun des paquebots transocéaniens, prouve quun capitaine ne doit pas lutter outre mesure contre la mer, même quand il sent sur ses talons le navire dune compagnie rivale.
CHAPITRE XXVI
es pompes, cependant, continuaient dépuiser ce lac qui sétait formé à lintérieur du Great-Eastern, comme un lagon au milieu dune île. Puissantes et rapidement manœuvrées par la vapeur, elles restituèrent à lAtlantique ce qui lui appartenait. La pluie avait cessé; le vent fraîchissait de nouveau; le ciel, balayé par la tempête, était pur. Lorsque la nuit se fit, je restai pendant quelques heures à me promener sur le pont. Les salons jetaient de grands épanouissements de lumière par leurs écoutilles entrouvertes. A larrière, jusquaux limites du regard, sallongeait un remous phosphorescent, rayé çà et là par la crête lumineuse des lames. Les étoiles, réfléchies dans ces nappes lactescentes, apparaissaient et disparaissaient comme elles font au milieu de nuages chassés par une forte brise. Tout autour et tout au loin sétendait la sombre nuit. A lavant grondait le tonnerre des roues, et, au-dessous de moi, jentendais le cliquetis des chaînes du gouvernail.
En revenant vers le capot du grand salon, je fus assez surpris dy voir une foule compacte de spectateurs. Les applaudissements éclataient. Malgré les désastres de la journée, l« entertainment» accoutumé déroulait les surprises de son programme. Du matelot si grièvement blessé, mourant peut-être, il nétait plus question. La fête paraissait animée. Les passagers accueillaient avec de grandes démonstrations les débuts dune troupe de « minstrels» sur les planches du Great-Eastern. On sait ce que sont ces minstrels, des chanteurs ambulants, noirs ou noircis suivant leur origine, qui courent les villes anglaises en y donnant des concerts grotesques. Les chanteurs, cette fois, nétaient autres que des matelots ou des stewards frottés de cirage. Ils avaient revêtu des loques de rebut, ornées de boutons en biscuit de mer; ils portaient des lorgnettes faites de deux bouteilles accouplées, et des guimbardes composées de boyaux tendus sur une vessie. Ces gaillards, assez drôles en somme, chantaient des refrains burlesques et improvisaient des discours mêlés de coq-à-lâne et de calembours. On les applaudissait à outrance, et ils redoublaient leurs contorsions et grimaces. Enfin, pour terminer, un danseur, agile comme un singe, exécuta une double gigue qui enleva lassemblée.
Cependant, si intéressant que fût ce programme des minstrels, il navait pas rallié tous les passagers. Dautres hantaient en grand nombre la salle de lavant et se pressaient autour des tables. Là, on jouait gros jeu. Les gagnants défendaient le gain acquis pendant la traversée; les perdants, que le temps pressait, cherchaient à maîtriser le sort par des coups daudace. Un tumulte violent sortait de cette salle. On entendait la voix du banquier criant les coups, les imprécations des perdants, le tintement de lor, le froissement des dollars-papier. Puis il se faisait un profond silence; quelque coup hardi suspendait le tumulte, et, le résultat connu, les exclamations redoublaient
Je fréquentais peu ces habitués de la «smoking-room». Jai horreur du jeu. Cest un plaisir toujours grossier, souvent malsain. Lhomme atteint de la maladie du jeu na pas que ce mal; il nest guère possible que dautres ne lui fassent pas cortège. Cest un vice qui ne va jamais seul. Il faut dire aussi que la société des joueurs, toujours et partout mêlée, ne me plaît pas. Là dominait Harry Drake au milieu de ses fidèles. Là préludaient à cette vie de hasards quelques aventuriers qui allaient chercher fortune en Amérique. Jévitais le contact de ces gens bruyants. Ce soir-là, je passais donc devant la porte du rouffle sans y entrer, quand une violente explosion de cris et dinjures marrêta. Jécoutai, et, après un moment de silence, je crus, à mon profond étonnement, distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en ce lieu? Allait-il y chercher son ennemi? La catastrophe, jusqualors évitée, était-elle près déclater?
Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était au comble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il était debout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitai vers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de linsulter grossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle ne latteignit pas au visage, cest que Corsican, apparaissant soudain, larrêta dun geste rapide.
Mais Fabian, sadressant à son adversaire, lui dit de sa voix froidement railleuse:
«Tenez-vous ce soufflet pour reçu?
Oui, répondit Drake, et voici ma carte!»
Ainsi, linévitable fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortels ennemis en présence. Il était trop tard pour les séparer. Les choses ne pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaine Corsican me regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesse encore que démotion.
Cependant Fabian avait relevé la carte que Drake venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigts comme un objet quon ne sait par où prendre. Corsican était pâle. Mon cœur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut le nom quelle portait. Ce fut comme un rugissement qui séchappa de sa poitrine.
«Harry Drake! sécria-t-il. Vous! vous! vous!
Moi-même, capitaine Mac Lewin», répondit tranquillement le rival de Fabian.
Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoré jusque-là le nom de Drake, celui-ci nétait que trop informé de la présence de Fabian sur le Great-Eastern!
CHAPITRE XXVII
e lendemain, dès laube, je courus à la recherche du capitaine Corsican. Je le rencontrai dans le grand salon. Il avait passé la nuit près de Fabian. Fabian était encore sous le coup de lémotion terrible que lui avait causée le nom du mari dEllen. Une secrète intuition lui avait-elle donné à penser que Drake nétait pas seul à bord? La présence dEllen lui était-elle révélée par la présence de cet homme? Devinait-il enfin que cette pauvre folle, cétait la jeune fille quil chérissait depuis de longues années? Corsican ne put me lapprendre, car Fabian navait pas prononcé un seul mot pendant toute cette nuit.
Corsican ressentait pour Fabian une sorte de passion fraternelle. Cette nature intrépide lavait dès lenfance irrésistiblement séduit. Il était désespéré.
«Je suis intervenu trop tard, me dit-il. Avant que la main de Fabian se fût levée sur lui, jaurais dû souffleter ce misérable.
Violence inutile, répondis-je. Harry Drake ne vous aurait pas suivi sur le terrain où vous vouliez lentraîner. Cest à Fabian quil en avait, et une catastrophe était devenue inévitable.
Vous avez raison, me dit le capitaine. Ce coquin en est arrivé à ses fins. Il connaissait Fabian, tout son passé, tout son amour. Peut-être Ellen, privée de raison, a-t-elle livré ses secrètes pensées? Ou plutôt Drake na-t-il pas appris de la loyale jeune femme, avant son mariage même, tout ce quil ignorait de sa vie de jeune fille? Poussé par ses méchants instincts, se trouvant en contact avec Fabian, il a cherché cette affaire en sy réservant le rôle de loffensé. Ce gueux doit être un duelliste redoutable.
Oui, répondis-je, il compte déjà trois ou quatre malheureuses rencontres de ce genre.
Mon cher monsieur, répondit Corsican, ce nest pas le duel en lui-même que je redoute pour Fabian. Le capitaine Mac Lewin est de ceux quaucun danger ne trouble. Mais ce sont les suites de cette rencontre quil faut craindre. Que Fabian tue cet homme, si vil quil soit, et cest un infranchissable abîme entre Ellen et lui. Dieu sait pourtant si, dans létat où elle est, la malheureuse femme aurait besoin dun soutien comme Fabian!
En vérité, dis-je, en dépit de tout ce qui peut en résulter, nous ne pouvons souhaiter quune chose et pour Ellen et pour Fabian, cest que cet Harry Drake succombe. La justice est de notre côté.
Certes, répondit le capitaine, mais il est permis de trembler pour les autres, et je suis navré de navoir pu, fût-ce au prix de ma vie, éviter cette rencontre à Fabian.
Capitaine, répondis-je en prenant la main de cet ami dévoué, nous navons pas encore reçu la visite des témoins de Drake. Aussi, bien que toutes les circonstances vous donnent raison, je ne puis désespérer encore.
Connaissez-vous un moyen dempêcher cette affaire?
Aucun jusquici. Toutefois, ce duel, sil doit avoir lieu, ne peut, il me semble, avoir lieu quen Amérique, et, avant que nous soyons arrivés, le hasard, qui a créé cette situation, pourra peut-être la dénouer.»
Le capitaine Corsican secoua la tête en homme qui nadmet pas lefficacité du hasard dans les choses humaines. En ce moment, Fabian monta lescalier du capot qui aboutissait au pont. Je ne le vis quun instant. La pâleur de son front me frappa. La plaie saignante sétait ravivée en lui. Il faisait mal à voir. Nous le suivîmes. Il errait sans but, évoquant cette pauvre âme à demi échappée de sa mortelle enveloppe, et cherchant à nous éviter.
Lamitié peut quelquefois être importune. Aussi Corsican et moi, nous pensâmes que mieux valait respecter cette douleur en nintervenant pas. Mais soudain Fabian se rapprocha, puis, venant à nous:
«Cétait elle! la folle? dit-il. Cétait Ellen, nest-ce pas? Pauvre Ellen!»
Il doutait encore, et il sen alla sans attendre une réponse que nous naurions pas eu le courage de lui faire.
CHAPITRE XXVIII
midi, je navais pas encore appris que Drake eût envoyé ses témoins à Fabian. Cependant, ces préliminaires auraient déjà dû être remplis, si Drake eût été décidé à demander sur-le-champ une réparation par les armes. Ce retard pouvait-il nous donner un espoir? Je savais bien que les races saxonnes entendent autrement que nous la question du point dhonneur, et que le duel a presque entièrement disparu des mœurs anglaises. Ainsi que je lai dit, non seulement la loi est sévère pour les duellistes et on ne peut la tourner comme en France, mais lopinion publique surtout se déclare contre eux. Toutefois, en cette circonstance, le cas était particulier. Laffaire avait été évidemment cherchée, voulue. Loffensé avait pour ainsi dire provoqué loffenseur, et mes raisonnements aboutissaient toujours à cette conclusion, quune rencontre était inévitable entre Fabian et Harry Drake.
En ce moment, le pont fut envahi par la foule des promeneurs. Cétaient les fidèles endimanchés qui revenaient du temple. Officiers, matelots et passagers regagnaient leurs postes, leurs cabines.
A midi et demi, le point affiché donna pour observation les résultats suivants:
Lat. 40° 33 N.
Long. 66° 21 W.
Course: 214 milles.
Le Great-Eastern ne se trouvait plus quà 348 milles de la pointe de Sandy-Hook, langue sablonneuse qui forme lentrée des passes de New York. Il ne pouvait tarder à flotter sur les eaux américaines.
Pendant le lunch, je ne vis pas Fabian à sa place accoutumée, mais Drake occupait la sienne. Quoique bruyant, ce misérable me parut inquiet. Demandait-il à lexcitation du vin loubli de ses remords? Je ne sais, mais il se livrait à de fréquentes libations en compagnie de ses compagnons habituels. Plusieurs fois il me regarda «en dessous», nosant et ne voulant me fixer, malgré son effronterie. Cherchait-il Fabian dans la foule des convives? Je ne pourrais le dire. Un fait à noter, cest quil abandonna brusquement la table avant la fin du repas. ]e me levai aussitôt pour lobserver, mais il se dirigea vers sa cabine et sy enferma.
Je montai sur le pont. La mer était admirable, le ciel pur. Pas un nuage à lun, pas une écume à lautre. Ces deux miroirs se renvoyaient mutuellement leurs nuances azurées. Le docteur Pitferge, que je rencontrai, me donna de mauvaises nouvelles du matelot blessé. Létat du malade empirait, et, malgré lassurance du médecin, il était difficile quil en revînt.
A quatre heures, quelques minutes avant le dîner, un navire fut signalé par bâbord. Le second me dit que ce devait être le City of Paris, de 2750 tonneaux, lun des plus beaux steamers de la compagnie Inman; mais il se trompait; ce paquebot sétant rapproché envoya son nom: Saxonia, de Steam-National Company. Pendant quelques instants, les deux bâtiments coururent à contre-bord à moins de trois encablures lun de lautre. Le pont du Saxonia était couvert de passagers qui nous saluèrent dun triple hurrah.
A cinq heures, nouveau navire à lhorizon, mais trop éloigné pour que sa nationalité pût être reconnue. Cétait sans doute le City of Paris. Grande attraction que ces rencontres de bâtiments, ces hôtes de lAtlantique, qui se saluent au passage! On comprend, en effet, quil ny ait pas dindifférence possible de navire à navire. Le commun danger de lélément affronté est un lien, même entre inconnus.
A six heures, troisième navire, Philadelphia, de la ligne Inman, affecté au transport des émigrants de Liverpool à New York. Décidément, nous parcourions des mers fréquentées, et la terre ne pouvait être loin. Jaurais déjà voulu y toucher.
On attendait aussi LEurope, paquebot à roues de 3200 tonneaux de jauge et de 1300 chevaux de force. Ce steamer appartient à la Compagnie transatlantique et fait le service des passagers entre Le Havre et New York, mais il ne fut pas signalé. Il avait sans doute passé plus au nord.
La nuit se fit vers sept heures et demie. Le croissant de la lune se dégagea des rayons du soleil couchant et resta quelque temps suspendu au-dessus de lhorizon. Une lecture religieuse, faite par le capitaine Anderson dans le grand salon et entrecoupée de cantiques, se prolongea jusquà neuf heures du soir.
La journée se termina sans que ni le capitaine Corsican ni moi, nous eussions encore reçu la visite des témoins dHarry Drake.
CHAPITRE XXIX
e lendemain, lundi 8 avril, ce fut une admirable journée. Le soleil était radieux dès son lever. Sur le pont je rencontrai le docteur qui se baignait dans les effluves lumineuses. Il vint à moi.
«Eh bien, me dit-il, il est mort, notre pauvre blessé, mort dans la nuit. Les médecins en répondaient! Oh! les médecins! Ils ne doutent de rien! Voilà le quatrième compagnon qui nous quitte depuis Liverpool, le quatrième à porter au passif du Great-Eastern, et le voyage nest pas achevé!
Pauvre diable! dis-je, au moment darriver au port, presque en vue des côtes américaines. Que deviendront sa femme et ses petits enfants?
Que voulez-vous, mon cher monsieur, me répondit le docteur, cest la loi, la grande loi! Il faut bien mourir! Il faut bien se retirer devant ceux qui viennent! On ne meurt, cest mon opinion du moins, que parce quon occupe une place à laquelle un autre a droit! Et savez-vous combien de gens seront morts pendant la durée de mon existence, si je vis soixante ans?
Je ne men doute pas, docteur.
Le calcul est bien simple, reprit Dean Pitferge. Si je vis jusquà soixante ans, jaurai vécu vingt et un mille neuf cents jours, soit cinq cent vingt-cinq mille six cents heures, soit trente et un millions cinq cent trente-six mille minutes, enfin soit un milliard huit cent quatre-vingt-deux millions cent soixante mille secondes. En chiffres ronds, deux milliards de secondes. Or, pendant ce temps, il sera précisément mort deux milliards dindividus qui gênaient leurs successeurs, et je partirai, à mon tour, quand je serai devenu gênant. Toute la question est de ne gêner que le plus tard possible.»
Le docteur continua pendant quelque temps cette thèse, tendant à me prouver, chose facile, que nous sommes tous mortels. Je ne crus pas devoir discuter et le laissai dire. En nous promenant, lui parlant, moi écoutant, je vis les charpentiers du bord qui soccupaient à réparer les pavois défoncés à lavant par le double coup de mer. Si le capitaine Anderson ne voulait pas entrer à New York avec des avaries, les charpentiers devaient se hâter, car le Great-Eastern marchait rapidement sur ces eaux calmes, et jamais, je crois, sa vitesse navait été si considérable. Je le compris à lenjouement des deux fiancés, qui, penchés sur la balustrade, ne comptaient plus les tours de roue. Les longs pistons se développaient avec entrain, et les énormes cylindres, oscillant sur leurs tourillons, ressemblaient à une sonnerie de grosses cloches lancées à toute volée. Les roues fournissaient alors onze tours par minute, et le steam-ship marchait à raison de treize milles à lheure.
A midi, les officiers se dispensèrent de faire le point. Ils connaissaient leur situation par lestime, et la terre devait être signalée avant peu.
Tandis que je me promenais après le lunch, le capitaine Corsican vint à moi. Il avait quelque nouvelle à me communiquer. Je le compris en voyant sa physionomie soucieuse.
«Fabian, me dit-il, a reçu les témoins de Drake. Il me prie dêtre son témoin, et vous demande de vouloir bien lassister dans cette affaire. Il peut compter sur vous?
Oui, capitaine. Ainsi tout espoir déloigner ou dempêcher cette rencontre sévanouit?
Tout espoir.
Mais dites-moi, comment cette querelle a-t-elle pris naissance?
Une discussion de jeu, un prétexte, pas autre chose. En fait, si Fabian ne connaissait pas ce Drake, ce Drake le connaissait. Le nom de Fabian est un remords pour lui, et il veut tuer ce nom avec lhomme qui le porte.
Quels sont les témoins dHarry Drake? demandai-je.
Lun, me répondit Corsican, est ce farceur
Le docteur T ?
Précisément. Lautre est un Yankee que je ne connais pas.
Quand doivent-ils venir vous trouver?
Je les attends ici.»
En effet, japerçus bientôt les deux témoins dHarry Drake qui se dirigeaient vers nous. Le docteur T se rengorgeait. Il se croyait grandi de vingt coudées, sans doute parce quil représentait un coquin. Son compagnon, un autre commensal de Drake, était un de ces marchands éclectiques qui ont toujours à vendre quoi que ce soit que vous leur proposiez dacheter.
Le docteur T prit la parole, après avoir salué emphatiquement, salut auquel le capitaine Corsican répondit à peine.
«Messieurs, dit le docteur T dun ton solennel, notre ami Drake, un gentleman dont tout le monde a pu apprécier le mérite et les manières, nous a envoyés vers vous pour traiter dune affaire délicate. Cest-à-dire que le capitaine Fabian Mac Lewin, auquel nous nous étions dabord adressés, vous a désignés tous les deux comme ses représentants dans cette affaire. Je pense donc que nous nous entendrons, comme il convient à des gens bien élevés, touchant les points délicats de notre mission.»
Nous ne répondions pas et nous laissions le personnage patauger dans sa «délicatesse».
«Messieurs, reprit-il, il nest pas discutable que les torts ne soient du côté du capitaine Mac Lewin Ce monsieur a, sans raison et même sans prétexte, suspecté lhonorabilité dHarry Drake dans une question de jeu; puis, avant toute provocation, il lui a fait la plus grave insulte quun gentleman puisse recevoir »
Toute cette phraséologie mielleuse impatienta le capitaine Corsican, qui se mordait la moustache. Il ne put y tenir plus longtemps.
«Au fait, monsieur, dit-il rudement au docteur T , dont il coupa la parole. Pas tant de mots. Laffaire est très simple. Le capitaine Mac Lewin a levé la main sur M. Drake. Votre ami tient le soufflet pour reçu. Il est loffensé. Il exige une réparation. Il a le choix des armes. Après?
Le capitaine Mac Lewin accepte? demanda le docteur, démonté par le ton de Corsican.
Tout.
Notre ami Harry Drake choisit lépée.
Bien. Où la rencontre aura-t-elle lieu? A New York?
Non, ici, à bord.
A bord, soit, si vous y tenez. Quand? Demain matin?
Ce soir, à six heures, à larrière du grand rouffle qui, à ce moment, sera désert.
Cest bien.»
Cela dit, le capitaine Corsican, me prenant le bras, tourna le dos au docteur T
CHAPITRE XXX
loigner le dénouement de cette affaire nétait plus possible. Quelques heures seulement nous séparaient du moment où les deux adversaires se rencontreraient. Doù venait cette précipitation? Pourquoi Harry Drake nattendait-il pas pour se battre que son adversaire et lui fussent débarqués? Ce navire, affrété par une compagnie française, lui semblait-il un terrain plus propice à cette rencontre qui devait être un duel à mort? Ou plutôt Drake avait-il donc un intérêt caché à se débarrasser de Fabian, avant que celui-ci mît le pied sur le continent américain et soupçonnât la présence dEllen à bord, que lui, Drake, devait croire ignorée de tous? Oui! ce devait être cela.
«Peu importe, après tout, dit le capitaine Corsican, il vaut mieux en finir.
Prierai-je le docteur Pitferge dassister au duel en qualité de médecin?
Oui, vous ferez bien.»
Corsican me quitta pour rejoindre Fabian. La cloche de la passerelle tintait en ce moment. Je demandai au timonier ce que signifiait ce tintement inaccoutumé. Cet homme mapprit quon sonnait lenterrement du matelot mort dans la nuit. En effet, cette triste cérémonie allait saccomplir. Le temps, si beau jusqualors, tendait à se modifier. De gros nuages montaient lourdement dans le sud.
A lappel de la cloche, les passagers se portèrent en foule sur tribord. Les passerelles, les tambours, les bastingages, les haubans, les embarcations suspendues à leurs portemanteaux, se garnirent de spectateurs. Officiers, matelots, chauffeurs, qui nétaient pas de service, vinrent se ranger sur le pont.
A deux heures, un groupe de marins apparut à lextrémité du grand rouffle. Ce groupe quittait le poste des malades, et il passa devant la machine du gouvernail. Le corps du matelot, cousu dans un morceau de toile et fixé sur une planche avec un boulet aux pieds, était porté par quatre hommes. Le pavillon britannique enveloppait ce cadavre. Les porteurs, suivis de tous les camarades du mort, savancèrent lentement au milieu des assistants qui se découvraient sur leur passage.
Arrivés à larrière de la roue de tribord, le cortège sarrêta, et le corps fut déposé sur le palier qui terminait lescalier à la hauteur du pont, devant la coupée du navire.
En avant de la haie de spectateurs étagés sur le tambour, se tenaient en grand costume le capitaine Anderson et ses principaux officiers. Le capitaine avait à la main un livre de prières. Il ôta son chapeau, et, pendant quelques minutes, au milieu de ce profond silence que ninterrompait pas même la brise, il lut dune voix grave la prière des morts. Dans cette atmosphère alourdie, orageuse, sans un bruit, sans un souffle, ses moindres paroles se faisaient entendre distinctement. Quelques passagers répondaient à voix basse.
Sur un signe du capitaine, le corps, enlevé par les porteurs, glissa jusquà la mer. Un instant, il surnagea, se redressa, puis il disparut au milieu dun cercle décume.
En ce moment, la voix du matelot de vigie cria:
«Terre!»
CHAPITRE XXXI
ette terre, annoncée à linstant où la mer se refermait sur le corps du pauvre matelot, était jaune et basse. Cette ligne de dunes peu élevées, cétait Long-Island, lîle longue, grand banc de sable revivifié par la végétation, qui couvre la côte américaine depuis la pointe Montauk jusquà Brooklyn, lannexe de New York. De nombreuses goélettes de cabotage rangeaient cette île couverte de villas et de maisons de plaisance. Cest la campagne préférée des New-Yorkais.
Chaque passager salua de la main cette terre si désirée, après une traversée trop longue qui navait pas été exempte dincidents pénibles. Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce premier échantillon du continent américain, et chacun de le voir avec des yeux différents, à travers ses regrets ou ses désirs. Les Yankees saluaient en lui la mère-patrie. Les Sudistes regardaient avec un certain dédain ces terres du Nord, le dédain du vaincu pour le vainqueur. Les Canadiens lobservaient en hommes qui nont quun pas à faire pour se dire citoyens de lUnion. Les Californiens, dépassant toutes ces plaines du Far-West et franchissant les montagnes Rocheuses, mettaient déjà le pied sur leurs inépuisables placers. Les Mormons, le front hautain, la lèvre méprisante, examinaient à peine ces rivages, et regardaient plus loin, dans son désert inaccessible, leur lac Salé et leur Cité des Saints. Quant aux jeunes fiancés, ce continent, cétait pour eux la Terre promise.
Le ciel, cependant, se noircissait de plus en plus. Tout lhorizon du sud était plein. La grosse bande de nuages sapprochait du zénith. La pesanteur de lair saccroissait. Une chaleur suffocante pénétrait latmosphère comme si le soleil de juillet leût frappée daplomb. Est-ce que nous nen avions pas fini avec les incidents de cette interminable traversée?
«Voulez-vous que je vous étonne? me dit le docteur Pitferge, qui mavait rejoint sur les passavants.
Étonnez-moi, docteur.
Eh bien, nous aurons de lorage, peut-être une tempête avant la fin de la journée.
De lorage au mois davril! mécriai-je.
Le Great-Eastern se moque bien des saisons, reprit Dean Pitferge, haussant les épaules. Cest un orage fait pour lui. Voyez ces nuages de mauvaise mine qui envahissent le ciel. Ils ressemblent aux animaux des temps géologiques, et avant peu ils sentre-dévoreront.
Javoue, dis-je, que lhorizon est menaçant. Son aspect est orageux, et, trois mois plus tard, je serais de votre avis, mon cher docteur, mais aujourdhui, non.
Je vous répète, répondit Dean Pitferge en sanimant, que lorage aura éclaté avant quelques heures. Je sens cela, comme un «storm-glass». Voyez ces vapeurs qui se massent dans les hauteurs du ciel. Observez ces cyrrhus, ces «queues de chat» qui se fondent en une seule nuée, et ces anneaux épais qui serrent lhorizon. Bientôt il y aura condensation rapide des vapeurs, et par conséquent production délectricité. Dailleurs, le baromètre est tombé subitement à sept cent vingt et un millimètres, et les vents régnants sont les vents du sud-ouest, les seuls qui provoquent des orages pendant lhiver.
Vos observations peuvent être justes, docteur, répondis-je, en homme qui ne veut pas se rendre. Mais pourtant, qui a jamais eu à subir des orages à cette époque et sous cette latitude?
On en cite, monsieur, on en cite dans les annuaires. Les hivers doux sont souvent marqués par des orages. Vous naviez quà vivre en 1172 ou seulement en 1824, et vous auriez entendu le tonnerre retentir en février dans le premier cas, et en décembre dans le second. En 1837, au mois de janvier, la foudre tomba près de Drammen, en Norvège, et fit des dégâts considérables, et, lannée dernière, sur la Manche, au mois de février, des bateaux de pêche du Tréport ont été frappés de la foudre. Si javais le temps de consulter les statistiques, je vous confondrais.
Enfin, docteur, puisque vous le voulez Nous verrons bien. Vous navez pas peur du tonnerre, au moins?
Moi! répondit le docteur. Le tonnerre, cest mon ami. Mieux même, cest mon médecin.
Votre médecin?
Sans doute. Tel que vous me voyez, jai été foudroyé dans mon lit, le 13 juillet 1867, à Kiew, près de Londres, et la foudre ma guéri dune paralysie du bras droit, qui résistait à tous les efforts de la médecine!
Vous voulez rire?
Point. Cest un traitement économique, un traitement par lélectricité. Mon cher monsieur, il y a dautres faits très authentiques qui prouvent que le tonnerre en remontre aux docteurs les plus habiles, et son intervention est vraiment merveilleuse dans les cas désespérés.
Nimporte, dis-je, jaurais peu de confiance en votre médecin; et je ne lappellerais pas volontiers en consultation!
Parce que vous ne lavez pas vu à lœuvre. Tenez, un exemple me revient à la mémoire. En 1817, dans le Connecticut, un paysan qui souffrait dun asthme réputé incurable fut foudroyé dans son champ et radicalement guéri. Un coup de foudre pectorale, celui-là!»
En vérité, le docteur eût été capable de mettre le tonnerre en pilules.
«Riez, ignorant, me dit-il, riez! Vous ne connaissez décidément rien, soit au temps, soit à la médecine!»
CHAPITRE XXXII
ean Pitferge me quitta. Je restai sur le pont, regardant monter lorage. Fabian était encore renfermé dans sa cabine, Corsican avec lui. Fabian, sans doute, prenait quelques dispositions en cas de malheur. Lidée me revint alors quil avait une sœur à New York, et je frémis à la pensée que nous aurions peut-être à lui rapporter mort le frère quelle attendait. Jaurais voulu voir Fabian, mais je pensai quil valait mieux ne troubler ni lui ni le capitaine Corsican.
A quatre heures, nous eûmes connaissance dune terre allongée devant la côte de Long-Island. Cétait lîlot de Fire-Island. Au milieu sélevait un phare qui éclairait cette terre. En ce moment, les passagers avaient envahi les rouffles et les passerelles. Tous les regards se dirigeaient vers la côte qui nous restait environ à six milles dans le nord. On attendait le moment où larrivée du pilote réglerait la grande affaire de la poule. On comprend que les possesseurs de quarts dheure de nuit jétais du nombre avaient abandonné toute prétention, et que les quarts dheure de jour, sauf ceux qui étaient compris entre quatre et six heures, navaient plus aucune chance. Avant la nuit, le pilote serait à bord et lopération terminée. Tout lintérêt se concentrait donc sur les sept ou huit personnes auxquelles le sort avait attribué les prochains quarts dheure, et elles en profitaient pour vendre, acheter, revendre leurs chances avec une véritable furie. On se serait cru au Royal-Exchange de Londres.
A quatre heures seize minutes, on signala par tribord une petite goélette qui portait vers le steam-ship. Pas de doute possible: cétait le pilote. Il devait être à bord dans quatorze ou quinze minutes au plus. La lutte sétablissait donc sur le second et le troisième quarts comptés entre quatre et cinq heures du soir. Aussitôt les demandes et les offres se firent avec une vivacité nouvelle. Puis, des paris insensés de sengager sur la personne même du pilote, et dont je rapporte fidèlement la teneur:
«Dix dollars, que le pilote est marié.
Vingt dollars, quil est veuf.
Trente dollars, quil porte des moustaches.
Cinquante dollars, que ses favoris sont roux.
Soixante dollars, quil a une verrue au nez!
Cent dollars, quil mettra dabord le pied droit sur le pont.
Il fumera.
Il aura une pipe à la bouche.
Non! un cigare!
Non! Oui! Non!»
Et vingt autres gageures aussi absurdes qui trouvaient des parieurs plus absurdes pour les tenir.
Pendant ce temps, la petite goélette, ses voiles au plus près, tribord amures, sapprochait sensiblement du steam-ship. On distinguait ses formes gracieuses, assez relevées de lavant, et sa voûte allongée qui lui donnait laspect dun yacht de plaisance. Charmantes et solides embarcations que ces bateaux-pilotes de cinquante à soixante tonneaux, bien construits pour tenir la mer, ayant du pied dans leau et sélevant à la lame comme une mauve. On ferait le tour du monde sur ces yachts-là, et les caravelles de Magellan ne les valaient pas. Cette goélette, gracieusement inclinée, portait tout dessus, malgré la brise qui commençait à fraîchir. Ses flèches et ses voiles détai se découpaient en blanc sur le fond noir du ciel. La mer écumait sous son étrave. Arrivée à deux encablures du Great-Eastern, elle masqua subitement et lança son canot à la mer. Le capitaine Anderson fit stopper, et, pour la première fois depuis quatorze jours, les roues et lhélice sarrêtèrent. Un homme descendit dans le canot de la goélette. Quatre matelots nagèrent vers le steam-ship. Une échelle de corde fut jetée sur les flancs du colosse près duquel accosta la coquille de noix du pilote. Celui-ci saisit léchelle, grimpa agilement et sauta sur le pont.
Les cris de joie des gagnants, les exclamations des perdants laccueillirent, et la poule fut réglée sur les données suivantes:
Le pilote était marié.
Il navait pas de verrue.
Il portait des moustaches blondes.
Il avait sauté à pieds joints.
Enfin, il était quatre heures trente-six minutes au moment où il mettait le pied sur le pont du Great-Eastern.
Le possesseur du vingt-troisième quart dheure gagnait donc quatre-vingt-seize dollars. Cétait le capitaine Corsican, qui ne songeait guère à ce gain inattendu. Bientôt il parut sur le pont, et quand on lui présenta lenjeu de la poule, il pria le capitaine Anderson de le garder pour la veuve du jeune matelot si malheureusement tué par le coup de mer. Le commandant lui donna une poignée de main sans mot dire. Un instant après, un marin vint trouver Corsican, et le saluant avec une certaine brusquerie:
«Monsieur, lui dit-il, les camarades menvoient vous dire que vous êtes un brave homme. Ils vous remercient tous au nom du pauvre Wilson, qui ne peut vous remercier lui-même.»
Le capitaine Corsican, ému, serra la main du matelot.
Quant au pilote, un homme de petite taille, lair peu marin, il portait une casquette de toile cirée, un pantalon noir, une redingote brune à doublure rouge et un parapluie. Cétait maintenant le maître à bord.
En sautant sur le pont, avant de monter sur la passerelle, il avait jeté une liasse de journaux sur lesquels les passagers se précipitèrent avidement. Cétaient les nouvelles de lEurope et de lAmérique. Cétait le lien politique et civil qui se renouait entre le Great-Eastern et les deux continents.
CHAPITRE XXXIII
orage était formé. La lutte des éléments allait commencer. Une épaisse voûte de nuages de teinte uniforme sarrondissait au-dessus de nous. Latmosphère assombrie offrait un aspect cotonneux. La nature voulait évidemment justifier les pressentiments du docteur Pitferge. Le steam-ship ralentissait peu à peu sa marche. Les roues ne donnaient plus que trois ou quatre tours à la minute. Par les soupapes entrouvertes séchappaient des tourbillons de vapeur blanche. Les chaînes des ancres étaient parées. A la corne dartimon flottait le pavillon britannique. Le capitaine Anderson avait pris toutes ses dispositions pour le mouillage. Du haut du tambour de tribord, le pilote, dun signe de la main, faisait évoluer le steam-ship dans les étroites passes. Mais le reflux renvoyait déjà, et la barre qui coupe lembouchure de lHudson ne pouvait plus être franchie par le Great-Eastern. Force était dattendre la pleine mer du lendemain. Un jour encore!
A cinq heures moins un quart, sur un ordre du pilote, les ancres furent envoyées par le fond. Les chaînes coururent à travers les écubiers avec un fracas comparable à celui du tonnerre. Je crus même, un instant, que lorage commençait. Lorsque les pattes eurent mordu le sable, le steam-ship évita sous la poussée du jusant et demeura immobile. Pas une seule ondulation ne dénivelait la mer. Le Great-Eastern nétait plus quun îlot.
En ce moment, la trompette du steward retentit pour la dernière fois. Elle appelait les passagers au dîner dadieu. La Société des Affréteurs allait prodiguer le champagne à ses hôtes. Pas un neût voulu manquer à lappel. Un quart dheure après, les salons regorgeaient de convives, et le pont était désert.
Sept personnes, toutefois, devaient laisser leur place inoccupée, les deux adversaires dont la vie allait se jouer dans un duel, et les quatre témoins et le docteur qui les assistaient. Lheure de cette rencontre était bien choisie. Le lieu du combat également. Personne sur le pont. Les passagers étaient descendus aux «dining-rooms», les matelots dans leur poste, les officiers à leur cantine particulière. Plus un seul timonier à larrière, le steam-ship étant immobile sur ses ancres.
A cinq heures dix minutes, le docteur et moi, nous fûmes rejoints par Fabian et le capitaine Corsican. Je navais pas vu Fabian depuis la scène du jeu. Il me parut triste, mais extrêmement calme. Cette rencontre ne le préoccupait pas. Ses pensées étaient ailleurs, et ses regards inquiets cherchaient toujours Ellen. Il se contenta de me tendre la main sans prononcer une parole.
«Harry Drake nest pas encore arrivé? me demanda le capitaine Corsican.
Pas encore, répondis-je.
Allons à larrière. Cest là le lieu du rendez-vous.»
Fabian, le capitaine Corsican et moi, nous suivîmes le grand rouffle. Le ciel sobscurcissait. De sourds grondements roulaient à lhorizon. Cétait comme une basse continue sur laquelle se détachaient vivement les hurrahs et les «hips» qui séchappaient des salons. Quelques éclairs éloignés scarifiaient lépaisse voûte de nuages. Lélectricité, violemment tendue, saturait latmosphère.
A cinq heures vingt minutes, Harry Drake et ses deux témoins arrivèrent. Ces messieurs nous saluèrent, et leur salut leur fut strictement rendu. Drake ne prononça pas un seul mot. Sa figure marquait cependant une animation mal contenue. Il jeta sur Fabian un regard de haine. Fabian, appuyé contre le caillebotis, ne le vit même pas. Il était perdu dans une contemplation profonde, et il semblait ne pas songer encore au rôle quil avait à jouer dans ce drame.
Cependant, le capitaine Corsican sadressant au Yankee, lun des témoins de Drake, lui demanda les épées. Celui-ci les présenta. Cétaient des épées de combat, dont la coquille pleine protège entièrement la main qui les tient. Corsican les prit, les fit plier, les mesura et en laissa choisir une au Yankee. Harry Drake, pendant ces préparatifs, avait jeté son chapeau, ôté son habit, dégrafé sa chemise, retourné ses manchettes. Puis il saisit lépée. Je vis alors quil était gaucher. Avantage incontestable pour lui, habitué à tirer avec des droitiers.
Fabian navait pas encore quitté sa place. On eût cru que ces préparatifs ne le regardaient pas. Le capitaine Corsican savança, le toucha de la main, et lui présenta lépée. Fabian regarda ce fer qui étincelait, et il sembla que toute sa mémoire lui revenait en ce moment.
Il prit lépée dune main ferme:
«Cest juste, murmura-t-il. Je me souviens!»
Puis il se plaça devant Harry Drake, qui tomba aussitôt en garde. Dans cet espace restreint, rompre était presque impossible. Celui des deux adversaires qui se fût acculé aux pavois eût été fort mal pris. Il fallait pour ainsi aire se battre sur place.
«Allez, messieurs», dit le capitaine Corsican.
Les épées sengagèrent aussitôt. Dès les premiers froissements du fer, quelques rapides une-deux, portés de part et dautre, certains dégagements et des ripostes du tac-au-tac me prouvèrent que Fabian et Drake devaient être à peu près dégale force. Jaugurai bien de Fabian; il était froid, maître de lui, sans colère, presque indifférent au combat, moins ému certainement que ses propres témoins. Harry Drake, au contraire, le regardait dun œil injecté; ses dents apparaissaient sous sa lèvre à demi relevée; sa tête était ramassée dans ses épaules, et sa physionomie offrait les symptômes dune haine violente, qui ne lui laissait pas tout son sang-froid. Il était venu là pour tuer, et il voulait tuer.
Après un premier engagement qui dura quelques minutes, les épées sabaissèrent. Aucun des adversaires navait été touché. Une simple éraflure se dessinait sur la manche de Fabian. Drake et lui se reposaient, et Drake essuyait la sueur qui inondait son visage.
Lorage se déchaînait alors dans toute sa fureur. Les roulements du tonnerre ne discontinuaient pas, et de violents fracas sen détachaient par instants. Lélectricité se développait avec une intensité telle, que les épées sempanachaient dune aigrette lumineuse, comme des paratonnerres au milieu de nuages orageux.
Après quelques moments de repos, le capitaine Corsican donna de nouveau le signal de reprise. Fabian et Harry Drake retombèrent en garde.
Cette reprise fut beaucoup plus animée que la première. Fabian se défendant avec un calme étonnant, Drake attaquant avec rage. Plusieurs fois, après un coup furieux, jattendis une riposte de Fabian qui ne fut même pas essayée.
Tout dun coup, sur un dégagement en tierce, Drake se fendit. Je crus que Fabian était touché en pleine poitrine. Mais il avait rompu, et sur ce coup porté trop bas, parant quinte, il avait frappé lépée dHarry dun coup sec. Celui-ci se releva en se couvrant par un rapide demi-cercle, tandis que les éclairs déchiraient la nue au-dessus de nos têtes.
Fabian lavait belle pour riposter. Mais non. Il attendit, laissant à son adversaire le temps de se remettre. Je lavoue, cette magnanimité ne fut pas de mon goût. Harry Drake nétait pas de ceux quil est bon de ménager.
Tout dun coup, et sans que rien pût mexpliquer cet étrange abandon de lui-même, Fabian laissa tomber son épée. Avait-il donc été touché mortellement sans que nous leussions soupçonné? Tout mon sang me reflua au cœur.
Cependant, le regard de Fabian avait pris une animation singulière.
«Défendez-vous donc», sécria Drake rugissant, ramassé sur ses jarrets comme un tigre, et prêt à se précipiter sur son adversaire.
Je crus que cen était fait de Fabian désarmé. Corsican allait se jeter entre lui et son ennemi pour empêcher celui-ci de frapper un homme sans défense Mais Harry Drake, stupéfié, restait à son tour immobile.
Je me retournai. Pâle comme une morte, les mains étendues, Ellen savançait vers les combattants. Fabian, les bras ouverts, fasciné par cette apparition, ne bougeait pas.
«Vous! vous! sécria Harry Drake sadressant à Ellen. Vous ici!»
Son épée haute frémissait, avec sa pointe en feu. On eût dit le glaive de larchange Michel dans les mains du démon.
Tout à coup, un éblouissant éclair, une illumination violente enveloppa larrière du steam-ship tout entier. Je fus presque renversé et comme suffoqué. Léclair et le tonnerre navaient fait quun coup. Une odeur de soufre se dégageait. Par un effort suprême, je repris néanmoins mes sens. Jétais tombé sur un genou. Je me relevai. Je regardai. Ellen sappuyait sur Fabian. Harry Drake, pétrifié, était resté dans la même position, mais son visage était noir!
Le malheureux, provoquant léclair de sa pointe, avait-il donc été foudroyé?
Ellen quitta Fabian, sapprocha dHarry Drake, le regard plein dune céleste compassion. Elle lui posa la main sur lépaule Ce léger contact suffit pour rompre léquilibre. Le corps de Drake tomba comme une masse inerte.
Ellen se courba sur ce cadavre, pendant que nous reculions épouvantés. Le misérable Harry était mort.
«Foudroyé! dit le docteur, me saisissant le bras, foudroyé! Ah! vous ne vouliez pas croire à lintervention de la foudre?»
Harry Drake avait-il été en effet foudroyé, comme laffirmait Dean Pitferge, ou plutôt, ainsi que le soutint plus tard le médecin du bord, un vaisseau sétait-il rompu dans la poitrine du malheureux? Je nen sais rien. Toujours est-il que nous navions plus sous les yeux quun cadavre.
CHAPITRE XXXIV
e lendemain, mardi 9 avril, à onze heures du matin, le Great-Eastern levait lancre et appareillait pour entrer dans lHudson. Le pilote manœuvrait avec une incomparable sûreté de coup dœil. Lorage sétait dissipé pendant la nuit. Les derniers nuages disparaissaient au-dessous de lhorizon. La mer sanimait sous lévolution dune flottille de goélettes qui ralliaient la côte.
Vers onze heures et demie, la Santé arriva. Cétait un petit bateau à vapeur portant la commission sanitaire de New York. Muni dun balancier qui sélevait et sabaissait au-dessus du pont, il marchait avec une extrême rapidité, et me donnait un aperçu de ces petits tenders américains, tous construits sur le même modèle, dont une vingtaine nous fit bientôt cortège.
Bientôt nous eûmes dépassé le Light-Boat, feu flottant qui marque les passes de lHudson. La pointe de Sandy-Hook, langue sablonneuse terminée par un phare, fut rangée de près, et là, quelques groupes de spectateurs nous lancèrent une bordée de hurrahs.
Lorsque le Great-Eastern eut contourné la baie intérieure formée par la pointe de Sandy-Hook, au milieu dune flottille de pêcheurs, japerçus les verdoyantes hauteurs du New-Jersey, les énormes forts de la baie, puis la ligne basse de la grande ville allongée entre lHudson et la rivière de lEst, comme Lyon entre le Rhône et la Saône.
A une heure, après avoir longé les quais de New York, le Great-Eastern mouillait dans lHudson, et les ancres se crochaient dans les câbles télégraphiques du fleuve, quil fallut briser au départ.
Alors commença le débarquement de tous ces compagnons de voyage, ces compatriotes dune traversée, que je ne devais plus revoir, les Californiens, les Sudistes, les Mormons, le jeune couple Jattendais Fabian, jattendais Corsican.
Javais dû raconter au capitaine Anderson les incidents du duel qui sétait passé à son bord. Les médecins firent leur rapport. La justice nayant rien à voir dans la mort dHarry Drake, des ordres avaient été donnés pour que les derniers devoirs lui fussent rendus à terre.
En ce moment, le statisticien Cokburn, qui ne mavait pas parlé de tout le voyage, sapproche de moi et me dit:
«Savez-vous, monsieur, combien les roues ont fait de tours pendant la traversée?
Non, monsieur.
Cent mille sept cent vingt-trois, monsieur.
Ah! vraiment, monsieur! Et lhélice, sil vous plaît?
Six cent huit mille cent trente tours, monsieur.
Bien obligé, monsieur.»
Et le statisticien Cokburn me quitta sans me saluer dun adieu quelconque.
Fabian et Corsican me rejoignirent en ce moment. Fabian me pressa la main avec effusion.
«Ellen, me dit-il, Ellen guérira! Sa raison lui est revenue un instant! Ah! Dieu est juste, il la lui rendra tout entière!»
Fabian, parlant ainsi, souriait à lavenir. Quant au capitaine Corsican, il membrassa sans cérémonie, mais dune rude façon.
«Au revoir, au revoir», me cria-t-il lorsquil eut pris place sur le tender où se trouvaient déjà Fabian et Ellen sous la garde Mrs. R , la sœur du capitaine Mac Lewin, venue au-devant de son frère.
Puis le tender déborda, emmenant ce premier convoi de passagers au «pier» de la Douane.
Je le regardai séloigner. En voyant Ellen entre Fabian et sa sœur, je ne doutai pas que les soins, le dévouement, lamour, ne parvinssent à ramener cette pauvre âme égarée par la douleur.
En ce moment, je me sentis saisi par le bras. Je reconnus létreinte du docteur Dean Pitferge.
«Eh bien, me dit-il, que devenez-vous?
Ma foi, docteur, puisque le Great-Eastern reste cent quatre-vingt-douze heures à New York et que je dois reprendre passage à son bord, jai cent quatre-vingt-douze heures à dépenser en Amérique. Cela ne fait que huit jours, mais huit jours bien employés, cest assez peut-être pour voir New York, lHudson, la vallée de la Mohawk, le lac Erié, le Niagara et tout ce pays chanté par Cooper.
Ah! vous allez au Niagara? sécria Dean Pitferge. Ma foi, je ne serais pas fâché de le revoir, et si ma proposition ne vous paraît pas indiscrète? »
Le digne docteur mamusait par ses lubies. Il mintéressait. Cétait un guide tout trouvé et un guide fort instruit.
«Topez là», lui dis-je.
Un quart dheure après, nous nous embarquions sur le tender, et à trois heures, après avoir remonté le Broadway, nous étions installés dans deux chambres de Fifth-Avenue-Hotel.
CHAPITRE XXXV
uit jours à passer en Amérique! Le Great-Eastern devait partir le 16 avril, et cétait le 9, à trois heures du soir, que javais mis le pied sur la terre de lUnion. Huit jours! Il y a des touristes enragés, des «voyageurs-express» auxquels ce temps eût probablement suffi à visiter lAmérique tout entière! Je navais pas cette prétention. Pas même celle de visiter New York sérieusement et de faire, après cet examen extra-rapide, un livre sur les mœurs et le caractère des Américains. Mais dans sa constitution, dans son aspect physique, New York est vite vu. Ce nest guère plus varié quun échiquier. Des rues qui se coupent à angle droit, nommées «avenues» quand elles sont longitudinales, et «streets» quand elles sont transversales; des numéros dordre sur ces diverses voies de communication, disposition très pratique, mais très monotone; des omnibus américains desservant toutes les avenues. Qui a vu un quartier de New York connaît toute la grande cité, sauf peut-être cet imbroglio de rues et de ruelles enchevêtrées dans sa pointe sud, où sest massée la population commerçante. New York est une langue de terre, et toute son activité se retrouve sur le bout de cette «langue». De chaque côté se développent lHudson et la Rivière de lEst, deux véritables bras de mer sillonnés de navires, et dont les ferry-boats relient la ville à droite avec Brooklyn, à gauche avec les rives du New-Jersey. Une seule artère coupe de biais la symétrique agglomération des quartiers de New York et y porte la vie. Cest le vieux Broadway, le Strand de Londres, le boulevard Montmartre de Paris; à peu près impraticable dans sa partie basse, où la foule afflue, et presque désert dans sa partie haute; une rue où les bicoques et les palais de marbre se coudoient; un véritable fleuve de fiacres, domnibus, de cabs, de haquets, de fardiers, avec des trottoirs pour rivages et au-dessus duquel il a fallu jeter des ponts pour livrer passage aux piétons. Broadway, cest New York, et cest là que le docteur Pitferge et moi, nous nous promenâmes jusquau soir.
Après avoir dîné à Fifth-Avenue-Hotel, où lon nous servit solennellement des ragoûts lilliputiens sur des plats de poupées, jallai finir la journée au théâtre de Barnum. On y jouait un drame qui attirait la foule: New-Yorks Streets. Au quatrième acte, il y avait un incendie et une vraie pompe à vapeur manœuvrée par de vrais pompiers. De là «great attraction».
Le lendemain matin, je laissai le docteur courir à ses affaires. Nous devions nous retrouver à lhôtel, à deux heures. Jallai, Liberty street, 51, à la poste, prendre les lettres qui mattendaient, puis à Rowling-Green, 2, au bas de Broadway, chez le consul de France, M. le baron Gauldrée Boilleau, qui maccueillit fort bien, puis à la maison Hoffmann, où javais à toucher une traite, et enfin au numéro 25 de la trente-sixième rue, chez Mrs. R , la sœur de Fabian, dont javais ladresse. Il me tardait de savoir des nouvelles dEllen et de mes deux amis. Là, jappris que, sur le conseil des médecins, Mrs. R , Fabian et Corsican avaient quitté New York, emmenant la jeune femme, que lair et la tranquillité de la campagne devaient influencer favorablement. Un mot de Corsican me prévenait de ce départ subit. Le brave capitaine était venu à Fifth-Avenue-Hotel, sans my rencontrer. Où ses amis et lui allaient-ils en quittant New York? Un peu devant eux. Au premier beau site qui frapperait Ellen, ils comptaient sarrêter tant que le charme durerait. Lui, Corsican, me tiendrait au courant, et il espérait que je ne partirais pas sans les avoir embrassés tous une dernière fois. Oui, certes, et ne fût-ce que pour quelques heures, jaurais été heureux de retrouver Ellen, Fabian et le capitaine Corsican! Mais cest là le revers des voyages, pressé comme je létais, eux partis, moi partant, chacun de son côté, il ne fallait pas compter se revoir.
A deux heures, jétais de retour à lhôtel. Je trouvai le docteur dans le «bar-room», encombré comme une bourse ou comme une halle, véritable salle publique où se mêlent les passants et les voyageurs, et dans laquelle tout venant trouve, gratis, de leau glacée, du biscuit et du chester.
«Eh bien, docteur, dis-je, quand partons-nous?
Ce soir à six heures.
Nous prenons le rail-road de lHudson?
Non, le Saint-John, un steamer merveilleux, un autre monde, un Great-Eastern de rivière, un de ces admirables engins de locomotion qui sautent volontiers. Jaurais préféré vous montrer lHudson pendant le jour, mais le Saint-John ne marche que la nuit. Demain, à cinq heures du matin, nous serons à Albany. A six heures, nous prendrons le New York central rail-road, et le soir nous souperons à Niagara-Falls.»
Je navais pas à discuter le programme du docteur. Je lacceptai les yeux fermés. Lascenseur de lhôtel, mû sur sa vis verticale, nous hissa jusquà nos chambres et nous redescendit, quelques minutes après, avec notre sac de touriste. Un fiacre à vingt francs la course nous conduisit en un quart dheure au «pier» de lHudson, devant lequel le Saint-John se panachait déjà de gros tourbillons de fumée.
CHAPITRE XXXVI
e Saint-John et son pareil, le Dean-Richmond, étaient les plus beaux steam-boats du fleuve. Ce sont plutôt des édifices que des bateaux. Ils ont deux ou trois étages de terrasses, de galeries, de vérandas, de promenoirs. On dirait lhabitation flottante dun planteur. Le tout est dominé par une vingtaine de poteaux pavoisés, reliés entre eux avec des armatures de fer, qui consolident lensemble de la construction. Les deux énormes tambours sont peints à fresque comme les tympans de léglise Saint-Marc à Venise. En arrière de chaque roue sélève la cheminée des deux chaudières qui se trouvent placées extérieurement et non dans les flancs du steam-boat. Bonne précaution en cas dexplosion. Au centre, entre les tambours, se meut le mécanisme, dune extrême simplicité: un cylindre unique, un piston manœuvrant un long balancier qui sélève et sabaisse comme le marteau monstrueux dune forge, et une seule bielle communiquant le mouvement à labre de ces roues massives.
Une foule de passagers encombraient déjà le pont du Saint-John. Dean Pitferge et moi, nous allâmes retenir une cabine qui souvrait sur un immense salon, sorte de galerie de Diane, dont la voûte arrondie reposait sur une succession de colonnes corinthiennes. Partout le confort et le luxe, des tapis, des divans, des canapés, des objets dart, des peintures, des glaces, et le gaz fabriqué dans un petit gazomètre du bord.
En ce moment, la colossale machine tressaillit et se mit en marche. Je montai sur les terrasses supérieures. A lavant sélevait une maison brillamment peinte. Cétait la chambre des timoniers. Quatre hommes vigoureux se tenaient aux rayons de la double roue du gouvernail. Après une promenade de quelques minutes, je redescendis sur le pont, entre les chaudières déjà rouges, doù séchappaient. de petites flammes bleues, sous la poussée de lair que les ventilateurs y engouffraient. De lHudson je ne pouvais rien voir. La nuit venait, et, avec la nuit, un brouillard «à couper au couteau». Le Saint-John hennissait dans lombre, comme un formidable mastodonte. A peine entrevoyait-on les quelques lumières des villes étalées sur les rives, et les fanaux des bateaux à vapeur qui remontaient les eaux sombres à grands coups de sifflet.
A huit heures, je rentrai au salon. Le docteur memmena souper dans un magnifique restaurant installé sur lentrepont et servi par une armée de domestiques noirs. Dean Pitferge mapprit que le nombre des voyageurs à bord dépassait quatre mille, parmi lesquels on comptait quinze cents émigrants parqués sous la partie basse du steam-boat. Le souper terminé, nous allâmes nous coucher dans notre confortable cabine.
A onze heures, je fus réveillé par une sorte de choc. Le Saint-John sétait arrêté. Le capitaine, ne pouvant plus manœuvrer au milieu de ces épaisses ténèbres, avait fait stopper. Lénorme bateau, mouillé dans le chenal, sendormit tranquillement sur ses ancres.
A quatre heures du matin, le Saint-John reprit sa marche. Je me levai et jallai mabriter sous la véranda de lavant. La pluie avait cessé; la brume se levait; les eaux du fleuve apparurent, puis ses rives: la rive droite, mouvementée, revêtue darbres verts et darbrisseaux qui lui donnaient lapparence dun long cimetière; à larrière-plan, de hautes collines fermant lhorizon par une ligne gracieuse; au contraire, sur la rive gauche, des terrains plats et marécageux; dans le lit du fleuve, entre les îles, des goélettes appareillant sous la première brise, et des steam-boats remontant le courant rapide de lHudson.
Le docteur Pitferge était venu me rejoindre sous la véranda.
«Bonjour, mon compagnon, me dit-il, après avoir humé un grand coup dair. Savez-vous que, grâce à ce maudit brouillard, nous narriverons pas à Albany assez tôt pour prendre le premier train! Cela va modifier mon programme.
Tant pis, docteur, car il faut être économe de notre temps.
Bon! nous en serons quittes pour atteindre Niagara-Falls dans la nuit, au lieu dy arriver le soir.»
Cela ne faisait pas mon affaire, mais il fallut se résigner.
En effet, le Saint-John ne fut pas amarré au quai dAlbany avant huit heures. Le train du matin était parti. Donc, nécessité dattendre le train dune heure quarante. De là toute facilité pour visiter cette curieuse cité, qui forme le centre législatif de lÉtat de New York, la basse ville, commerciale et populeuse, établie sur la rive droite de lHudson, la haute ville avec ses maisons de brique, ses établissements publics, son très remarquable muséum de fossiles. On eût dit un des grands quartiers de New York transporté au flanc de cette colline sur laquelle il se développe en amphithéâtre.
A une heure, après avoir déjeuné, nous étions à la gare, une gare libre, sans barrière, sans gardiens. Le train stationnait tout simplement au milieu de la rue comme un omnibus de place. On monte quand on veut dans ces longs wagons, supportés à lavant et à larrière par un système pivotant à quatre roues. Ces wagons communiquent entre eux par des passerelles qui permettent au voyageur de se promener dune extrémité du convoi à lautre. A lheure dite, sans que nous eussions vu ni un chef ni un employé, sans un coup de cloche, sans un avertissement, la fringante locomotive, parée comme une châsse un bijou dorfèvrerie à poser sur une étagère , se mit en mouvement, et nous voilà entraînés avec une vitesse de douze lieues à lheure. Mais au lieu dêtre emboîtés, comme on lest dans les wagons des chemins français, nous étions libres daller, de venir, dacheter des journaux et des livres «non estampillés». Lestampille ne me paraît pas, je dois lavouer, avoir pénétré dans les mœurs américaines; aucune censure na imaginé, dans ce singulier pays, quil fallût surveiller avec plus de soin la lecture des gens assis dans un wagon que celle des gens qui lisent au coin de leur feu, assis dans leur fauteuil. Nous pouvions faire tout cela, sans attendre les stations et les gares. Les buvettes ambulantes, les bibliothèques, tout marche avec les voyageurs. Pendant ce temps, le train traversait des champs sans barrières, des forêts nouvellement défrichées, au risque de heurter des troncs abattus, des villes nouvelles aux larges rues sillonnées de rails, mais auxquelles les maisons manquaient encore, des cités parées des plus poétiques noms de lhistoire ancienne. Rome, Syracuse, Palmyre. Et ce fut ainsi que défila devant nos yeux toute cette vallée de la Mohawk, ce pays de Fenimore qui appartient au romancier américain, comme le pays de Rob-Roy à Walter Scott. A lhorizon étincela un instant le lac Ontario, où Cooper a placé les scènes de son chef-dœuvre. Tout ce théâtre de la grande épopée de Bas-de-Cuir, contrée sauvage autrefois, est maintenant une campagne civilisée. Le docteur ne se sentait pas de joie. Il persistait à mappeler Œil-de-Faucon, et ne voulait plus répondre quau nom de Chingakook!
A onze heures du soir, nous changions de train à Rochester, et nous passions les rapides de la Tennessee, qui fuyaient en cascades sous nos wagons. A deux heures du matin, après avoir côtoyé le Niagara, sans le voir, pendant quelques lieues, nous arrivions au village de Niagara-Falls, et le docteur mentraînait à un magnifique hôtel, superbement nommé Cataract- House.
CHAPITRE XXXVII
e Niagara nest pas un fleuve, pas même une rivière: cest un simple déversoir, une saignée naturelle, un canal long de trente-six milles, qui verse les eaux du lac Supérieur, du Michigan, de lHuron et de lÉrié dans lOntario. La différence de niveau entre ces deux derniers lacs est de trois cent quarante pieds anglais; cette différence, uniformément répartie sur tout le parcours, eût à peine créé un «rapide» mais les chutes seules en absorbent la moitié. De là leur formidable puissance.
Cette rigole niagarienne sépare les États-Unis du Canada. Sa rive droite est américaine, sa rive gauche est anglaise. Dun côté, des policemen; de lautre, pas même leur ombre.
Le matin du 12 avril, dès laube, le docteur et moi nous descendions les larges rues de Niagara-Falls. Cest le nom de ce village, créé sur le bord des chutes, à trois cents milles dAlbany, sorte de petite «ville deau», bâtie en bon air, dans un site charmant, pourvue dhôtels somptueux et de villas confortables, que les Yankees et les Canadiens fréquentent pendant la belle saison. Le temps était magnifique; le soleil brillait sur un ciel froid. De sourds et lointains mugissements se faisaient entendre. Japercevais à lhorizon quelques vapeurs qui ne devaient pas être des nuages.
«Est-ce la chute? demandai-je au docteur.
Patience!» me répondit Pitferge.
En quelques minutes, nous étions arrivés sur les rives du Niagara. Les eaux de la rivière coulaient paisiblement; elles étaient claires et sans profondeur; de nombreuses pointes de roches grisâtres émergeaient çà et là. Les ronflements de la cataracte saccentuaient; mais on ne lapercevait pas encore. Un pont de bois, supporté sur des arches de fer, réunissait cette rive gauche à une île jetée au milieu du courant. Le docteur mentraîna sur ce pont. En amont, la rivière sétendait à perte de vue; en aval, cest-à-dire sur notre droite, on sentait les premières dénivellations dun rapide; puis, à un demi-mille du pont, le terrain manquait subitement; des nuages de poussière deau se tenaient suspendus dans lair. Cétait là la «chute américaine» que nous ne pouvions voir. Au-delà se dessinait un paysage tranquille, quelques collines, des villas, des maisons, des arbres dépouillés, cest-à-dire la rive canadienne.
«Ne regardez pas! ne regardez pas! me criait le docteur Pitferge. Réservez-vous! Fermez les yeux! Ne les ouvrez que lorsque je vous le dirai!»
Je nécoutais guère mon original. Je regardais. Le pont franchi, nous prenions pied sur lîle. Cétait Goat-Island, lîle de la chèvre, un morceau de terre de soixante-dix acres, couvert darbres, coupé dallées superbes où peuvent circuler les voitures, jeté comme un bouquet entre les chutes américaine et canadienne, que sépare une distance de trois cents yards. Nous courions sous ces grands arbres; nous gravissions les pentes; nous dévalions les rampes. Le tonnerre des eaux redoublait; des nuages de vapeur humide roulaient dans lair.
«Regardez!» sécria le docteur.
Au sortir dun massif, le Niagara venait dapparaître dans toute sa splendeur. En cet endroit, il faisait un coude brusque, et, sarrondissant pour former la chute canadienne, le « horse-shoe-fall», le fer à cheval, il tombait dune hauteur de cent cinquante-huit pieds sur une largeur de deux milles.
La nature, en cet endroit, lun des plus beaux du monde, a tout combiné pour émerveiller les yeux. Ce retour du Niagara sur lui-même favorise singulièrement les effets de lumière et dombre. Le soleil, en frappant ces eaux sous tous les angles, diversifie capricieusement leurs couleurs, et qui na pas vu cet effet ne ladmettra pas sans conteste. En effet, près de Goat-Island, lécume est blanche; cest une neige immaculée, une coulée dargent fondu qui se précipite dans le vide. Au centre de la cataracte, les eaux sont dun vert de mer admirable, qui indique combien la couche deau est épaisse; aussi un navire, le Détroit, tirant vingt pieds deau et lancé dans le courant, a-t-il pu descendre la chute «sans toucher ». Vers la rive canadienne, au contraire, les tourbillons, comme métallisés sous les rayons lumineux, resplendissent et cest de lor en fusion qui tombe dans labîme. Au-dessous, la rivière est invisible. Les vapeurs y tourbillonnent. Jentrevois, cependant, dénormes glaces accumulées par les froids de lhiver; elles affectent des formes de monstres qui, la gueule ouverte, absorbent par heure les cent millions de tonnes que leur verse cet inépuisable Niagara. A un demi-mille en aval de la cataracte, la rivière est redevenue paisible, et présente une surface solide que les premières brises davril nont pu fondre encore.
«Et maintenant, au milieu du torrent!» me dit le docteur.
Quentendait-il par ces paroles? Je ne savais que penser, quand il me montra une tour construite sur un bout de roc, à quelques cents pieds de la rive, au bord même du précipice. Ce monument «audacieux», élevé en 1833 par un certain Judge Porter, est nommé « Terrapin-tower».
Nous descendîmes les rampes latérales de Goat-Island. Arrivé à la hauteur du cours supérieur du Niagara, je vis un pont, ou plutôt quelques planches jetées sur des têtes de rocs, qui unissaient la tour au rivage. Ce pont longeait labîme à quelques pas seulement. Le torrent mugissait au-dessous. Nous nous étions hasardés sur ces planches et en quelques instants nous avions atteint le bloc principal qui supporte Terrapin-Tower. Cette tour ronde, haute de quarante-cinq pieds, est construite en pierre. Au sommet se développe un balcon circulaire, autour dun faîtage recouvert dun stuc rougeâtre. Lescalier tournant est en bois. Des milliers de noms sont gravés sur ses marches. Une fois arrivé au haut de cette tour, on saccroche au balcon et on regarde.
La tour est en pleine cataracte. De son sommet le regard plonge sur labîme. Il senfonce jusque dans la gueule de ces monstres de glace qui avalent le torrent. On sent frémir le roc qui supporte la tour. Autour se creusent des dénivellations effrayantes, comme si le lit du fleuve cédait. On ne sentend plus parler. De ces gonflements deau sortent des tonnerres. Les lignes liquides fument et sifflent comme des flèches. Lécume saute jusquau sommet du monument. Leau pulvérisée se déroule dans lair en formant un splendide arc-en-ciel.
Par un simple effet doptique, la tour semble se déplacer avec une vitesse effrayante mais à reculons de la chute, fort heureusement , car, avec lillusion contraire, le vertige serait insoutenable, et nul ne pourrait considérer ce gouffre.
Haletants, brisés, nous étions rentrés un instant sur le palier supérieur de la tour. Cest alors que le docteur crut devoir me dire.
«Cette Terrapin-Tower, mon cher monsieur, tombera quelque jour dans labîme, et peut-être plus tôt quon ne suppose.
Ah! vraiment!
Ce nest pas douteux. La grande chute canadienne recule insensiblement, mais elle recule. La tour, quand elle fut construite, en 1833, était beaucoup plus éloignée de la cataracte. Les géologues prétendent que la chute, il y a trente-cinq mille ans, se trouvait située à Queenstown, à sept milles en aval de la position quelle occupe maintenant. Daprès M. Bakewell, elle reculerait dun mètre par année, et, suivant Sir Charles Lyell, dun pied seulement. Il arrivera donc un moment où le roc qui supporte la tour, rongé par les eaux, glissera sur les pentes de la cataracte. Eh bien, cher monsieur, rappelez-vous ceci: le jour où tombera la Terrapin-Tower, il y aura dedans quelques excentriques qui descendront le Niagara avec elle.»
Je regardai le docteur comme pour lui demander sil serait au nombre de ces originaux. Mais il me fit signe de le suivre, et nous vînmes de nouveau contempler le «horse shoe-fall » et le paysage environnant. On distinguait alors, un peu en raccourci, la chute américaine, séparée par la pointe de lîle, où sest formée aussi une petite cataracte centrale, large de cent pieds. Cette chute américaine, également admirable, est droite, non sinueuse et sa hauteur a cent soixante-quatre pieds daplomb. Mais pour la contempler dans tout son développement, il faut se placer en face sur la rive canadienne.
Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara, irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des eaux, lembrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires, lenivrement et les senteurs de la cataracte, vous maintiennent dans une perpétuelle extase. Puis nous revenions à Goat-Island pour saisir la grande chute sous tous les points de vue, sans nous jamais fatiguer de la voir. Le docteur aurait voulu me conduire à la «Grotte des Vents», creusée derrière la chute centrale, à laquelle on arrive par un escalier établi à la pointe de lîle; mais laccès en était alors interdit à cause des fréquents éboulements qui se produisaient depuis quelque temps dans ces roches friables.
A cinq heures, nous étions rentrés à Cataract-House, et après un dîner rapide, servi à laméricaine, nous revînmes à Goat-Island. Le docteur voulut en faire le tour et revoir les « Trois-Sœurs», charmants îlots épars à la tête de lîle. Puis, le soir venu, il me ramena au roc branlant de Terrapin-Tower.
Le soleil sétait couché derrière les collines assombries. Les dernières lueurs du jour avaient disparu. La lune, demi-pleine, brillait dun pur éclat. Lombre de la tour sallongeait sur labîme. En amont, les eaux tranquilles glissaient sous la brume légère. La rive canadienne, déjà plongée dans les ténèbres, contrastait avec les masses plus éclairées de Goat-Island et du village de Niagara-Falls. Sous nos yeux, le gouffre, agrandi par la pénombre, semblait un abîme infini dans lequel mugissait la formidable cataracte. Quelle impression! Quel artiste, par la plume ou le pinceau, pourra jamais la rendre! Pendant quelques instants, une lumière mouvante parut à lhorizon. Cétait le fanal dun train qui passait sur ce pont du Niagara, suspendu à deux milles de nous. Jusquà minuit, nous restâmes ainsi, muets, immobiles, au sommet de cette tour, irrésistiblement penchés sur ce torrent qui nous fascinait. Enfin, à un moment où les rayons de la lune frappèrent sous un certain angle la poussière liquide, jentrevis une bande laiteuse, un ruban diaphane qui tremblotait dans lombre. Cétait un arc-en-ciel lunaire, une pâle irradiation de lastre des nuits, dont la douce lueur se décomposait en traversant les embruns de la cataracte.
CHAPITRE XXXVIII
e lendemain, I3 avril, le programme du docteur indiquait une visite à la rive canadienne. Une simple promenade. Il suffisait de suivre les hauteurs qui forment la droite du Niagara pendant lespace de deux milles pour atteindre le pont suspendu. Nous étions partis à sept heures du matin. Du sentier sinueux longeant la rive droite, on apercevait les eaux tranquilles de la rivière, qui ne se ressentait déjà plus des troubles de sa chute.
A sept heures et demie, nous arrivions à Suspension-Bridge. Cest lunique pont auquel aboutissent le Great-Western et le New York central rail-road, le seul qui donne entrée au Canada sur les confins de lÉtat de New York. Ce pont suspendu est formé de deux tabliers; sur le tablier supérieur passent les trains; sur le tablier inférieur, situé à vingt-trois pieds au-dessous, passent les voitures et les piétons. Limagination se refuse à suivre dans son travail laudacieux ingénieur, John A. Rœbling, de Trendon (New Jersey), qui a osé construire ce viaduc dans de telles conditions: un pont «suspendu» qui livre passage à des trains, à deux cent cinquante pieds au-dessus du Niagara, transformé de nouveau en rapide! Suspension-Bridge est long de huit cents pieds, large de vingt-quatre. Des étais de fer, frappés sur les rives, le maintiennent contre le balancement. Les câbles qui le supportent, formés de quatre mille fils, ont dix pouces de diamètre et peuvent résister à un poids de douze mille quatre cents tonnes. Or, le pont ne pèse que huit cents tonnes. Inauguré en 1855, il a coûté cinq cent mille dollars. Au moment où nous atteignions le milieu de Suspension-Bridge, un train passa au-dessus de notre tête, et nous sentîmes le tablier fléchir dun mètre sous nos pieds!
Cest un peu au-dessous de ce pont que Blondin a franchi le Niagara sur une corde tendue dune rive à lautre, et non au-dessus des chutes. Lentreprise nen était pas moins périlleuse. Mais si Blondin nous étonne par son audace, que penser de lami qui, monté sur son dos, laccompagnait pendant cette promenade aérienne?
«Cétait peut-être un gourmand, dit le docteur, Blondin faisait les omelettes à merveille sur sa corde roide.»
Nous étions sur la terre canadienne, et nous remontions la rive gauche du Niagara, afin de voir les chutes sous un nouvel aspect. Une demi-heure après, nous entrions dans un hôtel anglais, où le docteur fit servir un déjeuner convenable. Pendant ce temps, je parcourus le livre des voyageurs où figurent quelques milliers de noms. Parmi les plus célèbres, je remarquai les suivants: Robert Peel, lady Franklin, comte de Paris, duc de Chartres, prince de Joinville, Louis-Napoléon ( 1846), prince et princesse Napoléon, Barnum (avec son adresse), Maurice Sand ( 1865), Agassis ( 1854), Almonte, prince Hohenlohe, Rothschild, Bertin (Paris), lady Elgin, Burckhardt (1832), etc.
«Et maintenant, sous les chutes», me dit le docteur, lorsque le déjeuner fut terminé.
Je suivis Dean Pitferge. Un Nègre nous conduisit à un vestiaire, où lon nous donna un pantalon imperméable, un waterproof et un chapeau ciré. Ainsi vêtus, notre guide nous conduisit par un sentier glissant, sillonné découlements ferrugineux, encombré de pierres noires aux vives arêtes, jusquau niveau inférieur du Niagara. Puis, au milieu des vapeurs deau pulvérisées, nous passâmes derrière la grande chute. La cataracte tombait devant nous comme le rideau dun théâtre devant les acteurs. Mais quel théâtre, et comme les couches dair violemment déplacées sy projetaient en courants impétueux! Trempés, aveuglés, assourdis, nous ne pouvions ni nous voir ni nous entendre dans cette caverne aussi hermétiquement close par les nappes liquides de la cataracte, que si la nature leût fermée dun mur de granit!
A neuf heures, nous étions rentrés à lhôtel, où lon nous dépouilla de nos habits ruisselants. Revenu sur la rive, je poussai un cri de surprise et de joie:
«Le capitaine Corsican!»
Le capitaine mavait entendu. Il vint à moi.
«Vous ici! sécria-t-il. Quelle joie de vous revoir!
Et Fabian? et Ellen? demandai-je en serrant les mains de Corsican.
Ils sont là. Ils vont aussi bien que possible. Fabian plein despoir, presque souriant. Notre pauvre Ellen reprenant peu à peu sa raison.
Mais pourquoi vous rencontré-je ici, au Niagara?
Le Niagara, me répondit Corsican, mais cest le rendez-vous dété des Anglais et des Américains. On vient respirer ici, on vient se guérir devant ce sublime spectacle des chutes. Notre Ellen a paru frappée à la vue de ce beau site, et nous sommes restés sur les bords du Niagara. Voyez cette villa, Clifton-House, au milieu des arbres, à mi-colline. Cest là que nous demeurons en famille avec Mrs. R , la sœur de Fabian, qui sest dévouée à notre pauvre amie.
Ellen, demandai-je, Ellen a-t-elle reconnu Fabian?
Non, pas encore, me répondit le capitaine. Vous savez, cependant, quau moment où Harry Drake tombait frappé de mort, Ellen eut comme un instant de lucidité. Sa raison sétait fait jour à travers les ténèbres qui lenveloppent. Mais cette lucidité a bientôt disparu. Toutefois, depuis que nous lavons transportée au milieu de cet air pur, dans ce milieu paisible, le docteur a constaté une amélioration sensible dans létat dEllen. Elle est calme, son sommeil est tranquille, et on voit dans ses yeux comme un effort pour ressaisir quelque chose, soit du passé, soit du présent.
Ah! cher ami! mécriai-je, vous la guérirez. Mais où est Fabian, où est sa fiancée?
Regardez», me dit Corsican, et il étendit le bras vers la rive du Niagara.
Dans la direction indiquée par le capitaine, je vis Fabian, qui ne nous avait pas encore aperçus. Il était debout sur un roc, et devant lui, à quelques pas, se trouvait Ellen, assise, immobile. Fabian ne la perdait pas des yeux. Cet endroit de la rive gauche est connu sous le nom de «Table-Rock». Cest une sorte de promontoire rocheux, jeté sur la rivière qui mugit à deux cents pieds au-dessous. Autrefois il présentait un surplomb plus considérable; mais les chutes successives dénormes morceaux de rocs lont réduit maintenant à une surface de quelques mètres.
Ellen regardait et semblait plongée dans une muette extase. De cet endroit, laspect des chutes est «most sublime», disent les guides, et ils ont raison. Cest une vue densemble des deux cataractes. à droite, la chute canadienne, dont la crête couronnée de vapeurs ferme lhorizon de ce côté, comme un horizon de mer; en face, la chute américaine, et au-dessus, lélégant massif de Niagara-Falls à demi perdu dans les arbres; à gauche, toute la perspective de la rivière qui fuit entre ses hautes rives; au-dessous, le torrent luttant contre les glaçons culbutés.
Je ne voulais pas distraire Fabian. Corsican, le docteur et moi, nous nous étions approchés de Table-Rock. Ellen conservait limmobilité dune statue. Quelle impression cette scène laissait-elle à son esprit? Sa raison renaissait-elle peu à peu sous linfluence de ce spectacle grandiose? Soudain, je vis Fabian faire un pas vers elle. Ellen sétait levée brusquement; elle savançait près de labîme; ses bras se tendaient vers le gouffre; mais sarrêtant tout à coup, elle passa rapidement la main sur son front, comme si elle eût voulu en chasser une image. Fabian, pâle comme un mort, mais ferme, sétait dun bond placé entre Ellen et le vide. Ellen avait secoué sa blonde chevelure. Son corps charmant tressaillit. Voyait-elle Fabian? Non. On eût dit une morte revenant à la vie, et cherchant à ressaisir lexistence autour delle!
Le capitaine Corsican et moi, nous nosions faire un pas, et pourtant si près de ce gouffre, nous redoutions quelque malheur. Mais le docteur Pitferge nous retint:
«Laissez, dit-il, laissez faire Fabian.»
Jentendais les sanglots qui gonflaient la poitrine de la jeune femme. Des paroles inarticulées sortaient de ses lèvres. Elle semblait vouloir parler et ne pas le pouvoir. Enfin, ces mots séchappèrent.
«Dieu! mon Dieu! Dieu tout-puissant! Où suis-je? où suis-je?»
Elle eut alors conscience que quelquun était près delle, et, se retournant à demi, elle nous apparut transfigurée. Un regard nouveau vivait dans ses yeux. Fabian, tremblant, était debout devant elle, muet, les bras ouverts.
«Fabian! Fabian!» sécria-t-elle enfin.
Fabian la reçut dans ses bras où elle tomba inanimée. Il poussa un cri déchirant. Il croyait Ellen morte. Mais le docteur intervint:
«Rassurez-vous, dit-il à Fabian, cette crise, au contraire, la sauvera!»
Ellen fut transportée à Clifton-House, et placée sur son lit, où, son évanouissement dissipé, elle sendormit dun paisible sommeil.
Fabian, encouragé par le docteur et plein despoir, Ellen lavait reconnu! revint vers nous:
«Nous la sauverons, me dit-il, nous la sauverons! Chaque jour jassiste à la résurrection de cette âme. Aujourdhui, demain peut-être, mon Ellen me sera rendue! Ah! Ciel clément, sois béni! Nous resterons en ce lieu tant quil le faudra pour elle! Nest-ce pas, Archibald?»
Le capitaine serra avec effusion Fabian sur sa poitrine. Fabian sétait retourné vers moi, vers le docteur. Il nous prodiguait ses tendresses. Il nous enveloppait de son espoir. Et jamais espoir ne fut plus fondé. La guérison dEllen était prochaine
Mais il nous fallait partir. Une heure à peine nous restait pour regagner Niagara-Falls. Au moment où nous allions nous séparer de ces chers amis, Ellen dormait encore. Fabian nous embrassa; le capitaine Corsican, très ému, après avoir promis quun télégramme me donnerait des nouvelles dEllen, nous fit ses derniers adieux, et à midi nous avions quitté Clifton-House.
CHAPITRE XXXIX
uelques instants après, nous descendions une rampe très allongée de la côte canadienne. Cette rampe nous conduisit au bord de la rivière, presque entièrement obstruée de glaces. Là un canot nous attendait pour nous passer «en Amérique». Un voyageur y avait déjà pris place. Cétait un ingénieur du Kentucky, qui déclina ses noms et qualités au docteur. Nous embarquâmes sans perdre de temps, et soit en repoussant les glaçons, soit en les divisant, le canot gagna le milieu de la rivière, où le courant tenait la passe plus libre. De là, un dernier regard fut donné à cette admirable cataracte du Niagara. Notre compagnon lobservait dun œil attentif.
«Est-ce beau. monsieur, lui dis-je, est-ce admirable!
Oui, me répondit-il, mais quelle force mécanique inutilisée, et quel moulin on ferait tourner avec une pareille chute!»
Jamais je néprouvai envie plus féroce de jeter un ingénieur à leau!
Sur lautre rive, un petit chemin de fer presque vertical, mû par un filet détourné de la chute américaine, nous hissa en quelques secondes sur la hauteur. A une heure et demie, nous prenions lexpress, qui nous déposait à Buffalo à deux heures un quart. Après avoir visité cette jeune grande ville, après avoir goûté leau du lac Erié, nous reprenions le New York central railway, à six heures du soir. Le lendemain, en quittant les confortables couchettes dun «sleeping-car», nous arrivions à Albany, et le rail-road de lHudson, qui court à fleur deau le long de la rive gauche du fleuve, nous jetait à New York quelques heures plus tard.
Le lendemain, 15 avril, en compagnie de mon infatigable docteur, je parcourus la ville, la rivière de lEst, Brooklyn. Le soir venu, je fis mes adieux à ce brave Dean Pitferge, et, en le quittant, je sentis que je laissais un ami.
Le mardi, 16 avril, cétait le jour fixé pour le départ du Great-Eastern, je me rendis à onze heures au trente-septième «pier», où le tender devait attendre les voyageurs. Il était déjà encombré de passagers et de colis. Jembarquai. Au moment où le tender allait se détacher du quai, je fus saisi par le bras. Je me retournai. Cétait encore le docteur Pitferge.
«Vous! mécriai-je. Vous revenez en Europe?
Oui, mon cher monsieur.
Pas le Great-Eastern?
Sans doute, me répondit en souriant laimable original; jai réfléchi et je pars. Songez donc, ce sera peut-être le dernier voyage du Great-Eastern, celui dont il ne reviendra pas!»
La cloche allait sonner pour le départ, quand un des stewards de Fifth-Avenue-Hotel, accourant en toute hâte, me remit un télégramme daté de Niagara-Falls. «Ellen est réveillée; sa raison tout entière lui est revenue, me disait le capitaine Corsican, et le docteur répond delle!»
Je communiquai cette bonne nouvelle à Dean Pitferge.
«Répond delle! répond delle! répliqua en grommelant mon compagnon de voyage, moi aussi jen réponds! Mais quest-ce que cela prouve? Qui répondrait de moi, de vous, de nous tous, mon cher ami, aurait peut-être bien tort! »
Douze jours après, nous arrivions à Brest, et le lendemain à Paris. La traversée du retour sétait faite sans accident, au grand déplaisir de Dean Pitferge, qui attendait toujours «son naufrage»!
Et quand je fus assis devant ma table, si je navais pas eu ces notes de chaque jour, oui, ce Great-Eastern, cette ville flottante que javais habitée pendant un mois, cette rencontre dEllen et de Fabian, cet incomparable Niagara, jaurais cru que javais tout rêvé! Ah! que cest beau, les voyages, «même quand on en revient», quoi quen dise le docteur!
Pendant huit mois, je nentendis plus parler de mon original. Mais, un jour, la poste me remit une lettre couverte de timbres multicolores et qui commençait par ces mots:
«A bord du Coringuy, récifs dAuckland. Enfin, nous avons fait naufrage »
Et qui finissait par ceux-ci:
«Jamais je ne me suis mieux porté!
«Très cordialement votre
«DEAN PITFERGE.»