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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre X-XII)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre X

Les hésitations d’un méridien.

 

ne agglomération de cabanes, d’isbas, de tentes, à la surface d’un marais, une sorte de camp toujours menacé par les crues du Yukon et de la River, des rues aussi irrégulières que boueuses, des fondrières à chaque pas, non point une cité, mais quelque chose comme un vaste chenil tout au plus bon à être habité par les milliers de chiens que l’on entend aboyer toute la nuit, voilà ce que, sur la foi des légendes, vous pensiez être Dawson City, monsieur Skim! Mais le chenil s’est transformé à vue d’œil, grâce aux incendies qui ont déblayé le terrain. Dawson est une ville, maintenant, avec des églises catholique et protestante, des banques et des hôtels. Bientôt elle aura deux théâtres, dont une salle d’opéra de plus de deux mille places, et caetera, et caetera… Et vous ne vous imaginez pas ce que sous-entendent mes «et caetera!..»

Ainsi s’exprimait le docteur Pilcox, un Anglo-Canadien, tout rond, d’une quarantaine d’années, vigoureux, actif, débrouillard, d’une santé inébranlable, d’une constitution sur laquelle aucune maladie n’avait prise, et qui paraissait jouir d’incroyables immunités. Nommé, un an auparavant, directeur de l’hôpital de Dawson, il était venu s’installer dans cette ville si favorable à l’exercice de sa profession, puisqu’il semble que les épidémies s’y soient donné rendez-vous, sans parler de la fièvre endémique de l’or, contre laquelle il était d’ailleurs vacciné au moins autant qu’un Summy Skim.

En même temps que médecin, le docteur Pilcox était chirurgien, apothicaire, dentiste, et, comme on le savait aussi habile que dévoué, la clientèle affluait dans sa confortable maison de Front street, l’une des principales rues de Dawson City.

Bill Stell connaissait le docteur Pilcox. Il s’autorisait de ses relations pour lui recommander, d’ordinaire, les familles d’émigrants qu’il amenait de Skagway au Klondike. Cette fois encore, il s’empressa de mettre, quarante-huit heures après leur arrivée, Ben Raddle et Summy Skim en rapport avec ce personnage très haut placé dans l’estime publique. Le Klondike possédait-il un autre habitant plus au courant de ce qui se passait dans le pays?.. Et si quelqu’un était capable de donner un bon conseil autant qu’une bonne consultation ou un bon remède, c’était bien cet excellent homme.

La première question de Summy Skim fut relative à leurs gentilles compagnes de voyage. Qu’étaient-elles devenues?.. Le docteur Pilcox les avait-il vues?..

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«Ne m’en parlez pas! Elle est prodigieuse, s’écria le docteur sur le mode lyrique, mais en s’exprimant au singulier, à la réelle angoisse de Summy. C’est une perle, cette petite, une vraie perle, et je suis ravi de l’avoir attirée jusqu’ici. Voilà deux jours à peine qu’elle est entrée à l’hôpital, et elle l’a déjà transformé. Ce matin, en ouvrant une armoire, j’ai été littéralement ébloui par sa magnifique ordonnance, à laquelle je n’étais, je dois l’avouer, pas habitué. Intrigué, j’en ouvre une autre, trois autres, dix autres: toutes pareilles. Il y a mieux: mes instruments sont nets et rangés à ravir, et la salle d’opération brille d’un éclat de propreté qu’elle n’avait jamais connu. Enfin, c’est à ne pas le croire, cette enfant a pris en quelques heures un ascendant invraisemblable sur le reste du personnel. Tout marche à la baguette. Les infirmiers et les infirmières sont à leur poste. Les lits, rangés avec art, ont un aspect qui réjouit l’œil. Jusqu’aux malades, Dieu me pardonne, qui semblent positivement se mieux porter!..

Ben Raddle paraissait tout heureux de ce qu’il entendait.

– Je suis charmé, docteur, dit-il, des éloges que vous décernez à votre nouvelle infirmière. Cela prouve que je ne m’étais pas trompé sur son compte, et mon opinion est que l’avenir vous réserve beaucoup d’autres agréables surprises.

Summy Skim paraissait moins joyeux. Sa figure exprimait même une véritable inquiétude.

– Pardon!.. pardon, docteur!.. interrompit-il. Vous parlez d’une jeune fille… Il y en a deux, si je ne m’abuse.

– Oui, c’est vrai, reconnut en riant le docteur Pilcox, mais, outre que je connaissais beaucoup celle qui est devenue mon infirmière, et pas du tout l’autre, c’est à peine si cette dernière m’a laissé lé temps de l’apercevoir. Arrivée à l’hôpital avec sa cousine, elle en est partie dix minutes après, pour n’y revenir que vers midi, accoutrée en mineur, pic sur l’épaule et revolver à la ceinture. Hier matin, quand je me suis informé d’elle, j’ai appris qu’elle s’était mise en route presque aussitôt, sans dire un mot à personne. Et c’est par sa cousine que j’ai su qu’elle avait l’intention de prospecter comme un homme.

– Ainsi, elle est partie?.. insista Summy.

– Radicalement, affirma le docteur, qui ajouta:

«Je crois avoir vu plus d’un type singulier au cours de ma vie, mais j’avoue n’en avoir jamais rencontré un seul de ce calibre!

– Pauvre petite! murmura Summy. Comment avez-vous pu la laisser s’engager dans une aventure aussi insensée?

Mais le docteur n’écoutait plus Summy Skim. Il avait entrepris Ben Raddle sur le chapitre de Dawson, et il parlait d’abondance. Le docteur Pilcox était fier de sa ville et ne s’en cachait pas.

– Oui, répétait-il, elle est déjà digne du nom de capitale du Klondike que le gouvernement du Dominion lui a donné.

– Une capitale à peine bâtie, docteur, fit observer Ben Raddle.

– Si elle ne l’est pas, elle le sera sous peu, puisque le nombre de ses habitants s’accroît chaque jour.

– Elle en compte aujourd’hui? demanda Ben.

– Près de vingt mille, monsieur.

– Dites vingt mille passants, docteur, et non vingt mille habitants. L’hiver, Dawson doit être un désert.

– Pardonnez-moi. Vingt mille habitants, qui y sont établis avec leurs familles et ne songent pas plus que moi à la quitter.

Pendant que Ben Raddle, au grand profit de son instruction, feuilletait le dictionnaire vivant qu’était le docteur Pilcox, Summy gardait un silence attristé. Sa pensée était partie avec Jane Edgerton. Il la voyait sur la longue route sauvage, seule, abandonnée, sans autre défense que son indomptable volonté… Mais, après tout, cela ne le regardait pas, et cette folle était bien libre d’aller chercher la misère et la mort, si tel était son caprice… Summy, d’un haussement d’épaules, rejeta son souci loin de lui, et intervint dans la controverse.

– Cependant, fit-il observer pour pousser l’excellent docteur, je ne vois pas en Dawson ce qui caractérise habituellement une capitale…

– Comment! s’écria le docteur Pilcox, en se gonflant, ce qui le faisait paraître plus rond encore, mais c’est la résidence du Commissaire général des territoires du Yukon, le major James Walch, et de toute une hiérarchie de fonctionnaires telle que vous n’en trouveriez pas dans les métropoles de la Colombie ou du Dominion!

– Lesquels, Docteur?

– Un membre de la Cour Suprême, le Juge Mac Guire; un commissaire de l’or, M. Th. Faucett, esquire; un commissaire des Terres de la Couronne, M. Wade, esquire; un consul des États-Unis d’Amérique, un agent consulaire de France…

– Esquires, acheva gaiement Summy Skim. En effet, ce sont là de hauts personnages… Et pour le commerce?

– Nous possédons déjà deux banques, répondit le docteur. The Canadian Bank of Commerce, de Toronto, que dirige M. H.-I. Wills, et The Bank of British North America.

– C’est suffisant. Quant aux églises?..

– Dawson City en a trois, monsieur Skim, une église catholique, une église de la religion réformée et une protestante anglaise.

– Voilà qui va bien pour le salut des âmes! Et si celui des corps est aussi parfaitement assuré!…

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Quartier général de la police montée à Dawson City

– Que pensez-vous, pour cela, monsieur Skim, d’un commandant en chef de la police montée, le capitaine Stearns, un Canadien d’origine française, et du capitaine Harper, à la tête du service postal, tous deux comptant une soixantaine d’hommes sous leurs ordres?

– Je pense, docteur, répondit Summy Skim, que cette escouade de police doit être fort insuffisante, étant donnés le nombre et la qualité de la population dawsonienne.

– On l’augmentera autant qu’il sera nécessaire, assura le docteur Pilcox, et le gouvernement du Dominion ne négligera rien pour garantir la sécurité des habitants de la capitale du Klondike.

Il aurait fallu entendre le docteur prononcer ces mots: Capitale du Klondike!

Et Summy Skim de répondre:

– Tout est donc pour le mieux… Mais, d’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous pose ces questions. La brièveté de mon séjour m’empêchera, je l’espère bien, d’apprécier comme il conviendrait les nombreux avantages de Dawson. Et, pourvu que la ville possède un hôtel, je serais mal venu d’en demander davantage..

Il y en avait au moins trois: Yukon Hôtel, Klondike Hôtel, Northern Hôtel, et Summy Skim ne pouvait l’ignorer, puisque c’est dans le dernier que les deux cousins avaient leurs chambres.

Du reste, pour peu que les mineurs continuent d’affluer, les propriétaires de ces hôtels ne peuvent manquer de faire fortune. Une chambre coûte sept dollars par jour, et les repas trois dollars chaque; on paie le service d’un dollar quotidien; le prix d’une coupe de barbe s’élève à un dollar, et celui d’une coupe de cheveux à un dollar et demi.

«Heureusement, fit observer Summy Skim, que j’ignore le rasoir!.. Quant aux cheveux, je m’engage à rapporter les miens intacts à Montréal!»

Les chiffres précités montrent la cherté de la vie dans la capitale du Klondike. Qui ne s’y enrichit pas rapidement par quelque coup de chance est à peu près certain de s’y ruiner à court délai. Qu’on en juge par ces prix relevés sur les mercuriales du marché de Dawson City: un verre de lait vaut deux francs cinquante, la livre de beurre cinq francs, et il faut posséder douze francs cinquante pour pouvoir acheter une douzaine d’œufs. La livre de sel coûte un franc, et la douzaine de citrons vingt-cinq francs.

Quant aux bains, on les paie douze francs cinquante, s’ils sont ordinaires, mais le prix d’un bain russe s’élève à cent soixante francs!

Summy Skim se déclara résolu à se contenter de bains ordinaires.

A cette époque, Dawson City s’étendait sur deux kilomètres le long de la rive droite du Yukon, distante de douze cents mètres des collines les plus rapprochées. Ses quatre-vingt-huit hectares de surface étaient divisés en deux quartiers séparés par le cours de la Klondike River, qui tombe là dans le grand fleuve. On y comptait sept avenues et cinq rues se coupant à angle droit, et bordées par des trottoirs en bois. Lorsque ces rues n’étaient pas sillonnées par les traîneaux, pendant les interminables mois d’hiver, de grosses voitures, de lourds chariots à roues pleines les parcouraient à grand fracas au milieu de la foule des chiens.

Autour de Dawson City, se succèdent nombre de jardins potagers dans lesquels poussent navets, choux-raves, laitues, panais, mais en quantité insuffisante. D’où la nécessite de faire venir à grands frais des légumes du Dominion, de la Colombie ou des États-Unis. Quant à la viande de boucherie, c’étaient les bateaux frigorifiques qui l’apportaient après la débâcle en remontant le Yukon, depuis Saint-Michel jusqu’à Dawson City. Dès la première semaine de juin, ces yukoners apparaissent en aval, et les quais retentissent des sifflements de leurs sirènes.

Mais, l’hiver, le Yukon, enserré dans sa carapace de glace, est inutilisable, et Dawson est, pendant des mois et des mois, isolé du reste du monde. Il faut alors vivre de conserves et demeurer confiné chez soi, la rigueur de la température interdisant presque complètement l’exercice à l’air libre.

Aussi, le printemps revenu, les épidémies font-elles rage dans la ville. Le scorbut, la méningite, la fièvre typhoïde en déciment la population anémiée par une longue claustration.

Cette année précisément, après un hiver tout particulièrement rigoureux, les salles de l’hôpital étaient encombrées. Le personnel ne pouvait suffire au travail, et le docteur Pilcox avait mille raisons de s’applaudir de l’aide que lui apportait, dans une situation très difficile, sa nouvelle et précieuse recrue.

A quel état la fatigue, le froid, la misère avaient-ils réduit ces pauvres gens venus do si loin! La statistique des décès s’élevait de jour en jour, et, par les rues, des attelages de chiens traînaient incessamment des corbillards conduisant tant de malheureux au cimetière, où les attendait une tombe banale, creusée peut-être, pour ces miséreux, en plein minerai d’or!

En dépit de ce lamentable spectacle, les Dawsoniens, ou tout au moins les mineurs de passage, ne cessaient de s’abandonner à des plaisirs excessifs. Ceux qui se rendaient pour la première fois aux gisements et ceux qui y retournaient, afin d’y refaire leurs gains dévorés en quelques mois, menaient grand bruit dans les casinos et dans les salles de jeu. La foule emplissait les restaurants et les bars, pendant que des épidémies décimaient la ville. A voir ces centaines de buveurs, de joueurs, d’aventuriers de constitution solide, on n’eût pu croire que tant de misérables, des familles entières, hommes, femmes, enfants, succombassent, terrassés par la misère et la maladie.

Tout ce monde, avide de sensations violentes, d’émotions renaissantes, s’entassait dans les Folies-Bergère, les Monte-Carlo, les Dominion, les Eldorado, on ne saurait dire du soir au matin, d’abord parce que, à cette époque de l’année, aux environs du solstice, il n’y avait plus ni matin ni soir, et ensuite parce que ces lieux de plaisir ne fermaient pas un seul instant. Là fonctionnaient sans interruption poker, monte et roulette. Là, on risquait sur le tapis vert, non pas les dollars, les souverains ou les piastres, mais les pépites et la poussière d’or, au milieu du tumulte, des cris, des provocations, des agressions et quelquefois des détonations du revolver. Là se passaient des scènes abominables que la police était impuissante à réprimer, et dans lesquelles des Hunters, des Malones, ou leurs pareils, jouaient les premiers rôles.

A Dawson, les restaurants sont ouverts jour et nuit. A toute heure, on y mange des poulets à vingt dollars la pièce, des ananas à dix dollars, des œufs garantis à quinze dollars la douzaine; on y fume des cigares de trois francs cinquante; on y boit du vin à vingt dollars la bouteille, du whisky qui coûte aussi cher qu’une maison de campagne.

Trois ou quatre fois la semaine, les prospecteurs reviennent des claims du voisinage, et gaspillent en quelques heures dans ces restaurants ou dans les maisons de jeu tout ce que leur ont donné les boues de la Bonanza et de ses tributaires.

C’est là un spectacle triste, affligeant, où se manifestent les plus déplorables vices de la nature humaine, et le peu que, dès les premières heures, en observa Summy Skim, ne put qu’accroître son dégoût pour ce monde d’aventuriers.

Il comptait bien n’avoir pas l’occasion de l’étudier plus à fond, et, sans perdre de temps, il mit tout en œuvre pour rendre aussi courte que possible la durée de son séjour au Klondike.

Aussitôt après le déjeuner à Northern Hôtel, le jour même de leur arrivée, Summy interpella son cousin:

«Avant tout, notre affaire, dit-il. Puisqu’un syndicat nous a offert d’acheter le claim 129 de Forty Miles Creek, allons voir ce syndicat.

– Quand tu voudras,» répondit Ben Raddle.

Malheureusement, aux bureaux de l’American and Transportation Trading Company, il leur fut répondu que le directeur, le capitaine Healey, était en excursion aux environs et ne reviendrait que dans quelques jours. Force fut donc aux deux héritiers de mettre un frein à leur impatience.

En attendant, ils cherchèrent à se renseigner sur la situation approximative de leur propriété. Bill Stell était, pour cela, un cicérone tout indiqué.

«Le Forty Miles Creek est-il loin de Dawson? lui demanda Ben Raddle.

– Je ne suis jamais allé là, répondit le Scout. Mais la carte indique que ce creek se jette dans le Yukon à Fort Cudahy, au Nord-Ouest de Dawson City.

– D’après le numéro qu’il porte, fit observer Summy Skim, je ne pense pas que le claim de l’oncle Josias soit très éloigné.

– Il ne peut l’être de plus d’une trentaine de lieues, expliqua le Scout, puisque c’est à cette distance qu’est tracée la frontière entre l’Alaska et le Dominion et que le claim 129 est en territoire canadien.

– Nous partirons aussitôt que nous aurons vu le capitaine Healey, déclara Summy.

– C’est entendu,» répondit son cousin.

Mais les jours s’écoulèrent sans que le capitaine Healey reparût. C’est pour la dixième fois que Ben et Summy, dans l’après-midi du 7 juin, quittaient le Northern Hôtel, et se dirigeaient vers les bureaux du syndicat de Chicago.

Il y avait foule dans le quartier. Un steamer du Yukon venait de débarquer un grand nombre d’émigrants. En attendant l’heure de se répandre sur les divers affluents du fleuve, les uns pour exploiter les gisements qui leur appartenaient, les autres pour louer leurs bras à des prix très élevés, ils fourmillaient dans la ville. De toutes les rues, Front street, où se trouvaient les principales agences, était la plus encombrée. A la foule humaine s’ajoutait la foule canine. A chaque pas, on se heurtait à ces animaux aussi peu domestiques que possible et dont les hurlements déchiraient l’oreille.

«C’est bien une cité de chiens, cette Dawson! disait Summy Skim. Son premier magistrat devrait être un molosse, et son nom vrai est Dog City!»

Non sans chocs, bousculades, objurgations et injures, Ben Raddle et Summy Skim parvinrent à remonter Front street jusqu’au bureau du syndicat. Le capitaine Healey n’étant pas encore de retour, ils se résignèrent à voir le sous-directeur, M. William Broll, qui s’enquit de l’objet de leur visite.

Les deux cousins déclinèrent leurs noms:

«Messieurs Summy Skim et Ben Raddle, de Montréal.

– Enchanté de vous voir, messieurs, affirma M. Broll. Enchanté, en vérité!

– Non moins enchantés, répondit poliment Summy Skim.

– Les héritiers de Josias Lacoste, propriétaires du claim 129 de Forty Miles Creek? suggéra M. Broll.

– Précisément, déclara Ben Raddle.

– A moins, ajouta Summy, que, depuis notre départ pour cet interminable voyage, ce maudit claim n’ait disparu.

– Non, messieurs, répondit William Broll. Soyez sûrs qu’il est toujours à la place que lui assigne le cadastreur, sur la limite des deux États… sur la limite probable, du moins.

Probable?.. Pourquoi probable? Et que venait faire là est adjectif inattendu.

– Monsieur, reprit Ben Raddle, sans faire autrement attention à la restriction géographique de M. Broll, nous avons été avisés à Montréal que votre syndicat se propose d’acquérir le claim 129 de Forty Miles Creek…

– Se proposait… En effet, monsieur Raddle.

– Nous sommes donc venus, mon cohéritier et moi, afin de reconnaître la valeur de ce claim, et nous désirons savoir si les offres du syndicat tiennent toujours.

– Oui et non, répondit M. William Broll.

– Oui et non! s’écria Summy Skim consterné.

– Oui et non! répéta Ben Raddle. Expliquez-vous, monsieur.

– Rien de plus simple, messieurs, répondit le sous-directeur. C’est oui, si l’emplacement du claim est établi d’une façon, et non, s’il est établi d’une autre. En deux mots, je vais…

Mais, sans attendre l’explication, Summy Skim de s’écrier:

– Quelle que soit la façon, monsieur, il y a les faits. Notre oncle, Josias Lacoste, était-il propriétaire de ce claim, et ne le sommes-nous pas en son lieu et place, puisque son héritage nous est dévolu?

Et, à l’appui de cette déclaration, Ben Raddle tirade son portefeuille les titres qui attestaient leurs droits à entrer en possession du claim 129 de Forty Miles Creek.

– Oh! fît le sous-directeur en refusant les papiers d’un geste, ces titres de propriété sont en règle, je n’en doute nullement. La question n’est pas là, messieurs.

– Où est-elle donc? demanda Summy que l’attitude un peu narquoise de M. Broll commençait à agacer.

– Le claim 129, répondit M. Broll, occupe sur le Forty Miles un point de la frontière, entre le Dominion qui est britannique et l’Alaska qui est américaine…

– Oui, mais du côté canadien, précisa Ben Raddle.

– Cela dépend, répliqua M. Broll. Le claim est canadien, si la limite des deux États est bien à la place qu’on lui a jusqu’ici assignée. Il est américain, dans le cas contraire. Or, comme le syndicat, qui est canadien, ne peut exploiter que des gisements d’origine canadienne, je ne puis vous donner qu’une réponse conditionnelle.

– Ainsi, demanda Ben Raddle, il y a actuellement contestation au sujet de la frontière entre les États-Unis et la Grande-Bretagne?

– Justement, messieurs, expliqua M. Broll.

– Je croyais, dit Ben Raddle, que l’on avait choisi un méridien, le cent quarante et unième, comme ligne de séparation.

– On l’a choisi effectivement, messieurs, et avec raison.

– Eh bien, reprit Summy Skim, je ne pense pas que les méridiens changent de place, même dans le nouveau morde. Je ne vois pas le cent quarante et unième se promener de l’Est à l’Ouest la canne à la main!

– C’est entendu, approuva M. Broll en riant de la vivacité de Summy, mais peut-être n’est-il pas exactement où on l’a tracé. Depuis deux mois, des contestations sérieuses se sont élevées à ce sujet, et il serait possible que la frontière dût être reportée un peu plus à l’Est ou un peu plus à l’Ouest.

– De quelques lieues? demanda Ben Raddle.

– Non, de quelques centaines de mètres seulement.

– Et c’est pour ça qu’on discute! s’écria Summy Skim.

– On a raison, monsieur, répliqua le sous-directeur. Ce qui est américain doit être américain et ce qui est canadien doit être canadien.

– Quel est celui des deux Etats qui a réclamé? demanda Ben Raddle.

– Tous les deux, répondit M. Broll. L’Amérique revendique vers l’Est une bande de terrain que le Dominion revendique de son côté vers l’Ouest.

– Eh! by God! s’écria Summy, que peuvent, après tout, nous faire ces discussions?

– Cela fait, répondit le sous-directeur, que, si l’Amérique l’emporte, une partie des claims du Forty Miles Creek deviendra américaine.

– Et le 129 sera de ceux-là?..

– Sans aucun doute, puisqu’il est le premier de la frontière actuelle, répondit M. Broll, et, dans ces conditions, le syndicat retirerait ses offres d’acquisition.

Cette fois la réponse était claire.

– Mais, au moins, demanda Ben Raddle, a-t-on commencé cette rectification de frontière?

– Oui, monsieur, et la triangulation est conduite avec une activité et une précision remarquables.

Si les réclamations se faisaient pressantes de la part des deux États, pour une bande de terrain en somme assez étroite le long du cent quarante et unième degré de longitude, c’est que le terrain contesté était aurifère. Savait-on si, à travers cette longue bande, du mont Elie au Sud à l’océan Arctique au Nord, ne courait pas quelque riche veine, dont la République fédérale saurait tirer aussi bon profit que le Dominion?

– Pour conclure, monsieur Broll, demanda Ben Raddle, si le claim 129 reste à l’Est de la frontière, le syndicat maintient ses offres?

– Parfaitement.

– Et si, au contraire, il passe dans l’Ouest, nous devrons renoncer à traiter avec lui?

– C’est cela même.

– Eh bien, déclara Summy Skim, nous nous adresserons à d’autres, dans ce cas. Si notre claim est transporté en terre américaine, nous l’échangerons contre des dollars au lieu de l’échanger contre des livres sterling, voilà tout.»

L’entretien prit fin sur ces mots, et les deux cousins revinrent à Northern Hôtel.

Ils y retrouvèrent le Scout qui fut mis au courant de la situation.

«Dans tous les cas, leur conseilla-t-il, vous feriez sagement, messieurs, de vous rendre à Forty Miles Creek le plus tôt possible.

– C’est bien notre intention, dit Ben Raddle. Nous partirons dès demain. Et vous, Bill, qu’allez-vous faire?

– Je vais retourner à Skagway, afin de ramener une autre caravane à Dawson City.

– Et vous serez absent?..

– Deux mois environ.

– Nous comptons sur vous pour le retour.

– C’est entendu, messieurs, mais, de votre côté, ne perdez pas de temps, si vous voulez quitter le Klondike avant l’hiver.

– Fiez-vous à moi pour cela, Bill, affirma Summy avec chaleur, bien que, à vrai dire, nous ayons reçu dès le début une tuile de forte taille!

– Il y aura des acheteurs moins vétilleux, affirma Ben Raddle. En attendant, rendons-nous compte par nous-mêmes…

– Eh mais! j’y pense, interrompit Summy, nous allons retrouver là-bas notre charmant voisin…

– Ce Texien Hunter, acheva Ben Raddle.

– Et M. Malone. Des gentlemen très distingués.

– Dites des gens de sac et de corde, monsieur Skim, rectifia Bill Stell. Ils sont bien connus à Skagway et à Dawson. Ce sont vos voisins, en effet, puisque le claim 131 est mitoyen du vôtre, quoique de l’autre côté de la frontière actuelle, et c’est là pour vous un bien fâcheux voisinage.

– D’autant plus, ajouta Ben Raddle, que Summy a déjà eu l’occasion de donner une sévère correction à l’un de ces messieurs. Voilà qui n’est pas fait pour faciliter nos relations futures.

Bill Stell semblait soucieux.

– Vos affaires ne sont pas les miennes, messieurs, dit-il d’un ton sérieux. Permettez-moi cependant de vous donner un conseil. Faites-vous accompagner pour aller au claim 129. Si vous voulez Neluto, je le mets à votre disposition. Et ne partez que bien armés.

– En voilà des aventures! s’écria Summy en levant les bras au ciel. Quand je pense que, si nous étions restés tranquillement à Montréal, notre claim serait vendu à l’heure présente, puisque le marché aurait été conclu avant ces stupides contestations de frontière. Et moi, je me prélasserais à Green Valley!

– Tu ne vas pas encore récriminer, je suppose, objecta Ben Raddle. J’ai ta promesse, Summy. D’ailleurs, si tu étais resté à Montréal, tu n’aurais pas fait un voyage intéressant, passionnant, extraordinaire…

– Qui m’indiffère totalement, Ben!

– Tu ne serais pas à Dawson…

– Dont je ne demande qu’à m’éloigner, Ben!

– Tu n’aurais pas rendu service à Edith et à Jane Edgerton.

Summy serra avec vigueur la main de son cousin.

– Veux-tu que je t’apprenne une chose, Ben? Eh bien, parole d’honneur, voilà le premier mot sensé que tu prononces depuis doux mois,» dit-il, tandis que son visage s’illuminait subitement d’un large et franc sourire.

 

 

Chapitre XI

De Dawson City à la frontière.

 

ill Stell avait donné un avis sage aux deux cousins en leur conseillant de se hâter. Ils n’avaient pas un jour à perdre pour terminer leur affaire. Les froids arctiques viennent vite cous ces hautes latitudes. Le mois de juin était commencé, et, vers la fin d’août, il arrive que les glaces encombrent de nouveau lacs et creeks, que neiges et bourrasques emplissent de nouveau l’espace. Trois mois, la belle saison ne dure pas davantage au Klondike, et même, pour les deux cousins, convenait-il d’en retrancher le temps nécessaire au retour à Skagway par la région lacustre, ou, s’ils entendaient changer leur itinéraire, à la descente du Yukon de Dawson à Saint-Michel.

Les préparatifs de Ben Raddle et de Summy Skim étaient achevés. Ils ne manqueraient de rien, même si le séjour au claim 129 se prolongeait au delà de leurs prévisions. Au surplus, il ne s’agissait, ni d’acquérir, ni d’emporter un matériel, puisque celui de Josias Lacoste se trouvait sur place, ni d’engager un personnel, puisqu’il n’était pas question d’exploiter le claim de Forty Miles Creek.

Cependant il était prudent d’avoir un guide connaissant bien le pays. Le Scout, ayant trouvé à Dawson City un autre de ses pilotes pour retourner au lac Lindeman, avait offert Neluto. Ben Raddle accepta, en remerciant vivement Bill Stell. Il eût été difficile de faire un meilleur choix. On avait vu l’Indien à l’œuvre, et l’on savait pouvoir compter sur lui de toutes les manières, à la seule condition de ne pas en exiger des renseignements trop précis.

Comme véhicule, Ben Raddle choisit la carriole, de préférence au traîneau que les chiens ont l’habitude de tirer, même lorsque glaces et neiges ont disparu. Ces animaux étaient si chers à ce moment qu’on payait jusqu’à quinze cents ou deux mille francs par tête.

Cette carriole, à deux places, pourvue d’une capote de cuir pouvant se relever ou se rabattre, assez solidement établie pour résister aux cahots et aux chocs, fut attelée d’un cheval vigoureux.

Il n’y avait pas à faire provision de fourrage, car, en cette saison, les prairies se succédaient tout le long des routes, et, dans ces conditions, un cheval parvient plus aisément à se nourrir qu’un attelage de chiens.

A la prière de Ben Raddle, Neluto examina la voiture avec le plus grand soin. Ce fut une inspection méticuleuse. Caisse, brancards, capote, ressorts, tout y passa, jusqu’au dernier boulon. Quand elle fut terminée, Neluto avait le visage satisfait.

«Eh bien? interrogea Ben Raddle.

– Si elle ne casse pas en route, affirma l’Indien du ton de la plus profonde conviction, je pense qu’elle nous conduira jusqu’au claim 129.

– Grand merci, mon brave!» s’écria Ben Raddle sans chercher à réprimer une formidable envie de rire.

Cependant, il parvint à obtenir du circonspect Neluto des indications utiles quant aux objets qu’il convenait d’emporter, et finalement l’ingénieur put être assuré que rien ne lui manquerait pour le voyage.

Entre temps, Summy Skim s’amusait à flâner philosophiquement dans les rues de Dawson City. Il examinait les magasins, se rendait compte du prix des objets manufacturés. Combien il s’applaudissait d’avoir fait ses acquisitions chez les marchands de Montréal!

«Sais-tu, Ben, ce que coûte une paire de souliers dans la capitale du Klondike? dit-il à son cousin la veille du départ.

– Non, Summy.

– De cinquante à quatre-vingt-dix francs. – Et une paire do bas?

– Pas davantage.

– Dix francs. – Et des chaussettes de laine?

– Mettons vingt francs.

– Non, vingt-cinq. – Et des bretelles?

– On peut s’en passer, Summy.

– Et l’on fait bien, – dix-huit francs.

– Nous nous en passerons.

– Et des jarretières de femme?

– Cela m’est égal, Summy.

– Quarante francs, et neuf cents francs la robe qui vient de chez la bonne faiseuse. Décidément, en ce pays invraisemblable, on a tout profit à rester célibataire.

– Nous le resterons, répondit Ben Raddle, à moins que tu n’aies l’intention d’épouser quelque opulente héritière…

– Elles ne manquent point, Ben, les héritières… et surtout les aventurières qui possèdent de riches claims sur la Bonanza ou l’Eldorado. Mais, parti garçon de Montréal, j’y rentrerai garçon!.. Ah! Montréal! Montréal!.. nous en sommes bien loin, Ben!..

– La distance qui sépare Dawson City de Montréal, répondit Ben Raddle, non sans une certaine ironie, est précisément égale à celle qui sépare Montréal de Dawson City, Summy.

– Je m’en doute, répliqua Summy Skim, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit courte!»

Les deux cousins ne voulurent pas quitter Dawson sans aller à l’hôpital dire adieu à Edith Edgerton. Aussitôt prévenue de leur visite, celle-ci descendit au parloir. Elle était à croquer dans son costume d’infirmière. A voir sa robe de bure grise et son tablier à bavette éclatant de blancheur qui tombaient en plis d’une parfaite régularité, ses cheveux bien lissés que séparait une raie mathématique, ses mains blanches et soignées, on n’eût pas deviné la remarquable travailleuse si lyriquement décrite par le docteur Pilcox.

«Eh bien, mademoiselle, lui demanda Ben Raddle, vous plaisez-vous dans vos nouvelles fonctions?

– On aime toujours le métier qui vous fait vivre, répondit simplement Edith.

– Hum! hum! fit Ben Raddle mal convaincu… Enfin, vous êtes satisfaite. C’est l’essentiel. Quant au docteur Pilcox, il ne tarit pas d’éloges sur votre compte.

– Le docteur est trop bon, répondit la jeune infirmière. J’espère mieux faire avec le temps.

Summy intervint.

– Et votre cousine, mademoiselle, en avez-vous des nouvelles?

– Aucune, déclara Edith.

– Ainsi donc, reprit Summy, elle a mis son projet à exécution?

– N’était-ce pas convenu?

– Mais qu’en espère-t-elle? s’écria Summy avec un soudain et inexplicable emportement. Que deviendra-t-elle si elle échoue, comme cela est certain, dans son entreprise insensée?

– Je serai toujours là pour la recueillir, répliqua tranquillement Edith. Au pis aller, ce que je gagne suffira à nous faire vivre.

– Alors, objecta Summy très excité, vous êtes donc décidées à vous fixer toutes deux au Klondike, à n’en plus sortir, à y prendre racine…

– En aucune façon, monsieur Skim, car, si Jane réussit, c’est moi qui, dans ce cas, profiterai de son effort.

– Admirable combinaison!.. Vous vous décideriez donc à quitter Dawson?

– Pourquoi pas? J’aime le métier qui me fait vivre, mais, du jour où je pourrai m’en passer, j’en chercherai un autre plus agréable, bien entendu.»

Tout cela était débité d’une voix posée, avec une assurance qui désarmait la contradiction. A cette conception calme et modérée de la vie, il n’y avait rien à répliquer, et Summy Skim ne répliqua rien.

Quand bien même, d’ailleurs, il aurait eu la velléité de faire entendre une dernière protestation, l’intervention du docteur Pilcox s’y fût opposée.

Dès qu’il connut le prochain départ des deux cousins, le docteur se répandit eu félicitations sur l’intéressant voyage qu’ils allaient entreprendre, et, enfourchant son dada favori, se remit à vanter les beautés de son cher Klondike.

Summy Skim fit franchement la moue. Il n’aimait pas le Klondike, lui. Ah mais, non!

«Vous y viendrez, affirma le docteur. Si seulement il vous était donné de le voir pendant l’hiver!..

– J’espère bien ne pas avoir cette chance, docteur, dit Summy en esquissant une grimace.

– Qui sait!»

Cette réponse du docteur, l’avenir dira si Summy Skim avait tort ou raison de ne pas la prendre au sérieux.

Dès cinq heures du matin, le 8 de ce mois de juin, la carriole attendait devant la porte de Northern Hôtel. Les provisions et le petit matériel de campement étaient en place. Le cheval piaffait entre les brancards, Neluto trônait sur le siège.

«Le chargement est complet, Neluto?

– Complet, monsieur…

– En route alors, commanda Ben Raddle.

– … si on n’a laissé aucun paquet à l’hôtel, acheva l’Indien avec sa prudence accoutumée.

Ben Raddle étouffa un soupir résigné.

– Enfin! espérons que nous n’oublions rien, dit-il en montant en voiture.

– Et surtout que nous devons être de retour dans deux mois à Montréal,» ajouta Summy avec l’obstination d’un leitmotiv.

La distance entre Dawson City et la frontière est de cent quarante-six kilomètres. Le claim 129 de Forty Miles Creek touchant cette frontière, trois jours allaient être nécessaires pour l’atteindre, à raison d’une douzaine de lieues par vingt-quatre heures.

Neluto organisa les étapes de manière à ne point surmener le cheval. Il y en aurait deux dans la journée: la première de six heures du matin à onze heures, suivie d’une halte de deux heures; la seconde de une heure à six, après laquelle le campement serait disposé pour la nuit. On ne pouvait aller plus vite à travers ce pays inégal.

Chaque soir, on dresserait la tente à l’abri des arbres, si Ben Raddle et son cousin ne trouvaient pas une chambre dans quelque auberge de la route.

Les deux premières étapes se firent dans des conditions favorables. Le temps était beau. Une brise légère poussait de l’Est quelques nuages élevés, et la température se maintenait à une dizaine de degrés au-dessus de zéro. Le sol se soulevait en médiocres collines dont les plus hautes n’atteignaient pas mille pieds; anémones, crocus, genièvres, dans toute leur floraison printanière, se multipliaient sur leurs pentes. Au creux des ravins, des arbres, épinettes, peupliers, bouleaux et pins, se groupaient en profonds massifs.

On avait dit à Summy Skim que le gibier ne ferait pas défaut sur la route, et même que les ours fréquentaient volontiers cette partie du Klondike. Ben Raddle et lui n’avaient donc pas négligé d’emporter leurs fusils de chasse. Mais ils n’eurent point l’occasion de s’en servir.

Au surplus, la contrée n’était pas déserte. On y rencontrait des mineurs employés aux claims des montagnes, dont certains produisent jusqu’à mille francs par jour et par homme.

Dans l’après-midi, la carriole atteignit Fort Reliance, bourgade très animée à cette époque. Fondé par la Compagnie de la Baie d’Hudson, pour l’exploitation des fourrures et sa défense contre les tribus indiennes, Fort Reliance, comme beaucoup d’établissements du même genre, n’a plus la destination d’autrefois. Depuis la découverte des mines d’or, la station militaire s’est transformée en entrepôt d’approvisionnement.

Les deux cousins firent à Fort Reliance la rencontre du major James Walsh, commissaire général des territoires du Yukon, en tournée d’inspection.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, excellent administrateur, installé depuis deux ans dans le district. Le gouverneur du Dominion l’y avait envoyé à l’époque où les gisements aurifères commençaient à être assiégés par ces milliers d’émigrants dont l’exode ne semblait pas devoir prendre fin de sitôt.

La tâche était malaisée. Concessions sur lesquelles il fallait statuer, lotissement des claims, redevances à recouvrer, bon ordre à maintenir dans cette région que les Indiens ne laissaient pas envahir sans protestation et parfois sans résistance, – mille difficultés surgissaient et renaissaient tous les jours.

A ces ennuis courants, s’ajoutait aujourd’hui la contestation au sujet du cent quarante et unième méridien, contestation qui rendait nécessaire un nouveau travail de triangulation. C’était précisément cette affaire qui motivait la présence du major James Walsh dans cette partie Ouest du Klondike.

«Qui a soulevé cette question, monsieur Walsh? demanda Ben Raddle.

– Les Américains, répondit le commissaire. Ils prétendent que l’opération, faite à l’époque où l’Alaska appartenait encore à la Russie, n’a pas été conduite avec toute l’exactitude voulue. La frontière, représentée par le cent quarante et unième degré, doit, suivant eux, être reportée à l’Est, ce qui rendrait aux États-Unis la plupart des claims existants sur les affluents de la rive gauche du Yukon.

– Et par conséquent, ajouta Summy Skim, le claim 129 qui nous vient par héritage de notre oncle Josias Lacoste?

– Évidemment, messieurs, vous serez les premiers, le cas échéant, à changer de nationalité.

– Mais, reprit Summy Skim, a-t-on des raisons de penser, monsieur Walsh, que le travail de rectification soit bientôt achevé?

– Tout ce que je puis vous dire, déclara M. Walsh, c’est que la commission nommée ad hoc est à l’œuvre depuis plusieurs semaines. Nous espérons bien que la frontière entre les deux États sera définitivement déterminée avant l’hiver.

– Selon vous, monsieur Walsh, demanda Ben Raddle, y a-t-il lieu de croire qu’une erreur ait été commise à l’origine et que la frontière doive être finalement déplacée?

– Non, monsieur. D’après les informations qui me sont parvenues, cette affaire semble n’être qu’une mauvaise querelle cherchée au Dominion par quelques syndicats américains.

– Nous n’en serons pas moins forcés, dit Summy Skim, de prolonger notre séjour au Klondike au delà de nos désirs. Voilà qui n’est pas gai!

– Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour activer le travail de la commission, affirma le commissaire général. Mais il faut avouer qu’il est parfois entrave par le mauvais vouloir de quelques propriétaires des claims voisins de la frontière. Celui du 131 notamment…

– Un Texien du nom de Hunter? dit Ben Raddle.

– Précisément. Vous en avez entendu parler?

– Dans la traversée de Vancouver à Skagway, mon cousin a été obligé d’entrer en rapport avec lui… et même un peu rudement, peut-être!

– Dans ce cas, tenez-vous sur vos gardes. C’est un individu violent et brutal. Il est doublé d’un certain Malone, de même origine, et qui ne vaut pas mieux que lui, dit-on.

– Ce Hunter, demanda Ben Raddle, est un de ceux qui ont réclamé la rectification du méridien, monsieur Walsh?

– Oui. C’est même l’un des plus ardents.

– Quel intérêt y a-t-il?

– Celui d’être un peu plus éloigné de la frontière, et d’échapper ainsi à la surveillance indirecte de nos agents. C’est lui qui a excité les propriétaires des gisements compris entre la rive gauche du Yukon et la frontière actuelle. Toute cette population interlope aimerait mieux dépendre de l’Alaska, beaucoup moins fortement administrée que le Dominion. Mais, je vous le répète, je doute que les Américains aient gain de cause, et ce Hunter en sera pour ses pas et démarches. Toutefois, je vous conseille de nouveau d’avoir le minimum de rapports avec votre voisin, un aventurier de la pire espèce, dont ma police a déjà dû s’occuper plus d’une fois.

– Soyez sans crainte à cet égard, monsieur le commissaire, répondit Summy Skim. Nous ne sommes pas venus au Klondike pour laver les boues du 129, mais pour le vendre. Dès que ce sera fait, nous reprendrons sans tourner la tête le chemin du Chilkoot, de Vancouver et de Montréal.

– Je vous souhaite, messieurs, un heureux voyage, répondit le commissaire, en prenant congé des deux cousins. Si je puis vous être utile, vous pouvez compter sur moi.»

Le lendemain, la carriole se remit en route. Le ciel était moins beau que la veille. Avec le vent du Nord-Ouest s’abattirent quelques violentes rafales. Mais, à l’abri de la capote, les deux cousins n’eurent pas trop à en souffrir.

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Neluto n’aurait pu exiger de son cheval une allure rapide. Le sol devenait très cahoteux. Les ornières, vidées de la glace qui les comblait depuis de longs mois, causaient des chocs redoutables pour le véhicule et pour son attelage.

La région était forestière, toujours des pins, des bouleaux, des peupliers et des trembles. Le bois ne manquerait pas de longtemps aux mineurs, tant pour leur usage personnel que pour l’exploitation des claims. D’ailleurs, si le sol de cette partie du district renferme de l’or, il renferme aussi du charbon. A six kilomètres de Fort Cudahy, sur le Coal Creek, puis, à treize milles de là, sur le Cliffe Creek, puis encore, à dix-neuf kilomètres plus loin, sur le Flatte Creek, on a découvert des gisements d’une houille excellente, qui ne donne pas un résidu de cendres supérieur à cinq pour cent. On en avait déjà trouvé auparavant dans le bassin du Five Fingers, et cette houille remplacera avantageusement le bois, dont les steamers de moyenne force brûlent une tonne par heure. Il peut y avoir là, pour le district, une chance de survie, lorsque les mines d’or seront épuisées.

Le soir de cette journée, à la fin de la seconde étape qui avait été très fatigante, Neluto et ses compagnons atteignirent Fort Cudahy, sur la rive gauche du Yukon. Une sorte d’auberge leur fut indiquée, sinon recommandée, par le chef du détachement de la police à cheval. Peut-être l’estimeraient-ils préférable à leur tente.

Ce renseignement obtenu, Summy Skim, voulant en obtenir un autre sur un point qui, décidément, le préoccupait, se mit en devoir d’interviewer le chef de police. Le chef de police n’aurait-il pas vu une femme passer par Fort Cudahy ces jours derniers?

«Si j’ai vu une femme passer par ici! s’écria le lieutenant en riant de tout son cœur. Non, monsieur, je n’ai pas vu une femme, mais bien des dizaines et des centaines. Beaucoup de mineurs traînent toute une smala avec eux, et vous devez comprendre que, dans le nombre…

– Oh! protesta Summy, celle dont je parle est tellement particulière! C’est une prospectrice, lieutenant, et je ne crois pas que les prospectrices se comptent à la douzaine.

– Détrompez-vous, affirma le lieutenant. Il n’en manque pas. Les femmes sont aussi enragées que les hommes dans la chasse aux pépites.

– Ah bah! fit Summy. Dans ce cas… je comprends…

– On peut tout de même essayer, reprit le lieutenant. Si vous voulez me donner le signalement de la personne qui vous intéresse…

– C’est une toute jeune fille, expliqua Summy. Vingt-deux ans à peine. Elle est petite, très brune et très jolie.

– En effet, concéda le lieutenant, un tel signalement n’est pas ordinaire dans nos parages… Vous dites… une jeune fille… brune… petite… jolie… qui serait récemment passée par ici…

Le chef de police cherchait vainement dans ses souvenirs.

– Non, je ne vois rien, déclara-t-il enfin.

– Elle aura pris une autre route, la pauvre petite, dit Summy tristement… Merci tout de même, lieutenant.»

La nuit s’écoula tant bien que mal, et, le lendemain, 10 juin, la carriole se remit en route de grand matin.

En sortant de Fort Cudahy, le Yukon continue à remonter vers le Nord-Ouest, jusqu’au point où il coupe le cent quarante et unième méridien, tel qu’il se dessinait alors sur les cartes. Quant au Forty Miles Creek, long de quarante milles, ainsi que son nom l’indique, il oblique en amont vers le Sud-Ouest, et se dirige lui aussi du côté de la frontière, qui le divise en deux parties sensiblement égales.

Neluto comptait atteindre dans la soirée l’emplacement occupé par le claim de Josias Lacoste. Il avait fait donner ample ration au cheval, que ces deux jours de marche ne semblaient pas avoir trop fatigué. S’il fallait un coup de collier, on l’obtiendrait, et d’ailleurs le vigoureux animal aurait ensuite tout le temps de se reposer au claim 129.

A trois heures du matin, au moment où Ben Raddle et Summy Skim quittèrent l’auberge, le soleil était assez haut. Dans une dizaine de jours, ce serait le solstice, et c’est à peine s’il disparaîtrait alors quelques instants sous l’horizon.

La carriole suivait la rive droite du Forty Miles Creek, rive très sinueuse, parfois encaissée de collines que séparaient des gorges profondes.

Le pays n’était aucunement désert. De tous côtés, on travaillait dans les claims. A chaque tournant des berges, à l’ouverture des ravins, se dressaient les poteaux qui limitaient les placers, dont le numéro apparaissait en gros chiffres. Le matériel n’y était guère compliqué: de rares machines mues à bras d’hommes, moins encore actionnées par la dérivation d’un creek. La plupart des prospecteurs, aidés parfois par un petit nombre d’ouvriers, retiraient la boue de puits creusés sur le claim et travaillaient au plat ou à l’écuelle. Tout cela se fût fait presque sans bruit, si, de temps à autre, le silence n’eût été troublé par les cris de joie d’un mineur découvrant une pépite de valeur.

La première halte dura de dix heures à midi. Pendant que le cheval paissait dans une prairie voisine, Ben Raddle et Summy Skim purent fumer leur pipe, après un déjeuner de conserves et de biscuits, que terminèrent des tasses de café.

Neluto repartit un peu avant midi et poussa vivement son attelage. Quelques minutes avant sept heures, on aperçut, à faible distance, les poteaux du claim 129.

A ce moment, Summy Skim, saisissant brusquement les guides dans les mains de Neluto, se mit debout dans la carriole, qui s’arrêta.

«Là!..» dit-il, en montrant du geste un long et profond ravin qui descendait en pente raide jusqu’au lit du creek.

Les deux compagnons suivirent du regard la direction indiquée, et, tout au bas du ravin, ils aperçurent, rendue un peu confuse par l’éloignement, une silhouette évoquant pour eux quelque chose de «déjà vu». C’était un prospecteur, de petite taille autant qu’on en pouvait juger à cette distance, en train de laver les sables d’un puits. Un autre homme, un véritable géant, celui-là, travaillait à côté de lui. Ils étaient si absorbés par leur besogne, qu’ils ne l’avaient même pas interrompue au moment où la carriole avait fait halte sur la route.

«On dirait vraiment… murmura Summy.

– Quoi? demanda Ben Raddle impatienté.

– Mais… Dieu me pardonne… Jane Edgerton, Ben!

Ben Raddle haussa les épaules.

– Tu vas en rêver maintenant?.. Comment pourrais-tu reconnaître quelqu’un de si loin?.. D’ailleurs, Jane Edgerton n’avait pas de compagnon, que je sache… Et même, qu’est-ce qui te fait croire que l’un de ces prospecteurs soit une femme?

– Je ne sais… répondit Summy en hésitant. Il me semble…

– Pour moi, ce sont deux mineurs, le père et le fils. Aucun doute à cela. Tiens, demande plutôt à Neluto.

L’Indien plaça la main en abat-jour devant ses yeux.

– C’est une femme, affirma-t-il catégoriquement après un examen prolongé.

– Tu vois bien! s’écria Summy triomphant.

– Ou un homme, continua Neluto avec une égale autorité.

Summy découragé lâcha les guides, et la carriole se remit en marche. Neluto continuait le cours de ses réflexions.

– Il n’y aurait rien d’étonnant si c’était un enfant… une jeune fille, par exemple, suggéra-t-il.

La carriole avançait de nouveau rapidement. Bientôt, en ayant franchi les limites, elle s’arrêtait sur le terrain du claim 129.

– … ou peut-être bien un jeune garçon,» prononça alors Neluto, dans son souci méritoire de ne négliger aucune hypothèse.

Ni Ben Raddle, ni Summy Skim ne l’entendirent. Chacun de son côté, ils sautaient au même instant à bas de la voiture et, après deux mois et neuf jours de voyage, foulaient enfin le sol du claim 129.

 

 

Chapitre XII

Les débuts d’une prospectrice.

 

peine débarquées du bateau qui les avait amenées, les deux cousines s’étaient hâtées de se rendre à l’hôpital de Dawson. Accueillie d’une manière paternelle par le docteur Pilcox, Edith prit immédiatement son service, sans plus de gêne ni de trouble que si elle l’avait quitté de la veille.

Pendant ce temps, Jane, allant droit à son but, retirait au bureau de l’Administration un permis de chasse, pêche et mines, qui lui fut délivré en échange d’une somme de dix dollars, parcourait la ville de Dawson et se procurait rapidement l’équipement et le matériel du prospecteur. A midi, c’était chose faite. Elle revenait alors à l’hôpital, transformée de la tête aux pieds.

Ses cheveux noirs réunis au sommet de la tête et dissimulés sous un vaste chapeau de feutre, chaussée de gros souliers fortement encloués, vêtue d’une blouse et d’un pantalon en rude et solide étoffe, elle avait perdu toute apparence féminine et ressemblait à un jeune et alerte garçon.

Les deux cousines déjeunèrent ensemble. Puis, sans rien manifester de l’émotion qu’elles éprouvaient en réalité l’une et l’autre, elles s’embrassèrent comme de coutume, et, tandis qu’Edith retournait à ses malades, Jane se mit résolument en route vers l’aventure et l’inconnu.

Au cours de ses achats elle s’était renseignée, en interrogeant les uns et les autres. De la moyenne des indications recueillies il résultait qu’elle n’avait aucune chance de succès vers le Sud et vers l’Est. C’est dans ces directions que se rencontraient les régions les plus riches et, par suite, les plus courues. Elle pourrait les sillonner longtemps avant d’y trouver un coin inexploité capable de la payer de ses peines.

Vers l’Ouest, au contraire, les rios et les creeks étaient moins connus, et la concurrence y était moins âpre. Peut-être, dans cette direction, lui serait-il possible de s’assurer la possession d’un claim jusque-là négligé, sans s’éloigner outre mesure de la ville.

Jane Edgerton, s’en fiant à son heureuse étoile, quitta Dawson par l’Ouest, et, pic et bissac sur l’épaule, descendit la rive gauche du Yukon.

Où allait-elle ainsi? En vérité, elle-même n’en savait rien. Elle marchait droit devant elle, ayant, pour tout plan, le projet bien arrêté de remonter la première rivière de quelque importance qui couperait le chemin et d’en explorer soigneusement les rives.

Vers cinq heures du soir, aucun rio ne s’étant encore rencontré qui méritât un autre nom que celui de ruisseau, Jane, un peu lasse, fit une courte halte, et entama ses provisions. Jusque-là elle n’avait aperçu âme qui vive depuis la dernière maison de la ville. Le pays autour d’elle était silencieux et semblait désert.

Son frugal repas terminé, elle allait se remettre en marche, quand une voiture venant de Dawson City déboucha sur le chemin et s’approcha rapidement. C’était une simple carriole, moins encore, une véritable charrette de paysan, recouverte d’une bâche en toile et traînée par un cheval vigoureux. Sur la banquette suspendue par des cordes au-dessus de l’essieu, un gros homme au visage rubicond et jovial s’étalait, en faisant gaiement claquer son fouet.

Une montée assez raide commençant à cet endroit, force fut à la voiture de se mettre au pas. Jane entendit, derrière elle, le cheval frapper le sol d’un sabot ralenti, et les roues grincer à une distance qui lui parut demeurer invariable.

Une voix, un peu épaisse peut-être, mais joyeuse, l’interpella tout à coup:

«Eh! petiot, disait la voix, que fais-tu par ici?

A ces mots, prononcés dans un anglais très intelligible, mais d’une incorrection puissamment comique pour une oreille anglo-saxonne, Jane se retourna et toisa son interlocuteur avec tranquillité.

– Et vous? dit-elle.

La bouche du gros homme se fendit en un large sourire.

Bon Diou! s’écria-t-il, en aggravant son accent étranger d’un violent accent marseillais, tu n’as pas froid aux yeux, mon jeune coq! Voyez-vous ce toupet d’interroger les passants? Serais-tu de la police, mon pitchoun?

– Et vous? dit encore Jane Edgerton.

– «Et vous,» répéta plaisamment le conducteur de la charrette. Tu ne sais donc dire que ça, gamin?.. Ou bien, peut-être faudrait-il être présenté à monsieur?..

– Pourquoi pas? répliqua Jane souriant à demi.

– Rien de plus simple, affirma le joyeux personnage en excitant son attelage d’un léger coup de fouet. J’ai l’honneur de te présenter Marius Rouveyre, le plus important négociant de Fort Cudahy. A ton tour maintenant, pas vrai?

– Jean Edgerton, prospecteur.

La charrette s’était arrêtée net, Marius Rouveyre ayant involontairement tiré sur les guides dans l’excès de sa surprise. Il les lâchait maintenant et se tenait les côtes, en riant à gorge déployée.

– Prospecteur!.. bégayait-il au milieu de son rire. Prospecteur, pécaïré!.. Tu veux donc te faire manger par les loups?.. Et depuis combien de temps es-tu prospecteur, comme tu dis?

– Depuis trois heures, répondit Jane Edgerton rouge de colère. Mais voilà plus de deux mois que je suis en route pour arriver jusqu’ici, et je n’ai pas été mangée, il me semble.

– Juste! reconnut le gros Marius en redevenant sérieux. C’est vrai qu’il est venu jusqu’ici, ce petit!.. N’empêche que tu as choisi là un fichu métier… Le pauvre!.. Tiens, ta figure me revient. Tu me plais, bien que tu te redresses un peu trop sur tes ergots… J’ai justement besoin d’un commis, et, si tu veux la place… Voilà qui vaudrait mieux que la prospection!

– Commis?.. interrogea Jane. Commis de quoi?

– De tout, affirma Marius Rouveyre. Je fais tous les commerces. Mon magasin, ma voiture même contiennent absolument de tout. Tu ne pourrais t’imaginer ce qu’il y a dans ces caisses-là. Fil, aiguilles, épingles, ficelle, jambons, papier à lettre, saucissons, corsets, conserves, jarretières, tabac, vêtements d’homme et de femme, casseroles, chaussures, etc. Un vrai bazar! Dans ce carton, c’est un chapeau haut-de-forme, le seul qui existera à Fort Cudahy. Je le louerai à chaque mariage, et il me rapportera mille fois son prix. Il faudra qu’il aille à toutes les têtes par exemple!.. Dans cet autre, c’est une robe… une robe de bal… et décolletée… et de la dernière mode de Paris, mon cher!

– On vend ces choses-là ici?

– Si je vendrai ma robe? Misère de moi, on se l’arrachera! Celui qui aura trouvé la première grosse pépite l’offrira à son épouse, afin qu’elle écrase les autres de son luxe dans les soirées dansantes de Fort Cudahy… Mais, ça, c’est de la fantaisie… Le sérieux est là, dans ces autres caisses… Champagne, brandy, wisky, etc. J’ai beau en faire venir, il n’y en a jamais assez… Voyons, ma proposition te convient-elle? Quatre dollars par jour, nourri et logé?

– Non, monsieur, répondit franchement Jane Edgerton. Je vous remercie, mais je veux suivre mon idée.

– Mauvaise idée, petiot, mauvaise idée, affirma Marius Rouveyre avec conviction. La prospection, ça me connaît. Je peux t’en parler pour l’avoir pratiquée.

– Vous avez été prospecteur?

– Parbleu! comme tout le monde ici. On commence toujours comme ça. Mais sur cent il y en a un qui réussit, deux qui changent leur fusil d’épaule, une dizaine qui repartent plus gueux qu’auparavant, et le reste y laisse sa peau… J’ai bien failli être de ceux-là!

– Vraiment? fit Jane, toujours désireuse de s’instruire.

– Tel que tu me vois, mon petit, reprit Marius, je suis marin, un marin de Marseille, en France. J’avais déjà roulé ma bosse dans les cinq parties du monde, quand je me laissai embobiner par un sacripant que j’eus le malheur de rencontrer à Vancouver où j’étais en relâche. A l’entendre, il n’y avait qu’à se baisser, par ici, pour ramasser des pépites grosses comme la tête. Nous partîmes tous les deux. C’est mon pécule, naturellement, qui paya le voyage, et, naturellement toujours, je ne trouvai ici que misère. Je n’avais plus que la peau et les os, et ma bourse n’était guère plus grasse, quand le mécréant qui m’avait entraîné m’abandonna pour une nouvelle dupe. Cela me permit de réfléchir, et comme Marius n’est pas plus bête qu’un autre, il ne tarda pas à comprendre que tout ce qu’un mineur gagne au Klondike reste au Klondike, dans les tripots, dans les cabarets et dans les magasins où l’on vend cent francs ce qui coûte ailleurs cent sous. Je résolus donc de me faire cabaretier et marchand, et je m’applaudis de mon idée, conclut Marius Rouveyre en se tapotant le ventre avec satisfaction, car ma bourse et moi nous nous sommes arrondis de compagnie!

On arrivait en haut de la côte. Marius arrêta sa voiture.

– Décidément, tu ne veux pas?..

– Décidément, non, dit Jane Edgerton.

– Tu as tort, soupira Marius, qui rendit la main à son cheval.

Mais, presque aussitôt, la voiture s’arrêtait de nouveau.

– Il ne sera pas dit que je t’aurai laissé sur la route coucher, à la belle étoile. Marius est assez riche pour rendre service à un petit gars comme toi. Où vas-tu?

– Je vous l’ai dit: devant moi.

– Devant toi!.. devant toi!.. Tu peux aller longtemps devant toi. Il n’y a pas un seul creek sérieux avant Fort Cudahy. Veux-tu que je te conduise jusque-là?

– En voiture?

– En voiture.

– Comment donc!.. J’accepte avec reconnaissance, se hâta de répondre Jane ravie de la proposition.

– Ouste, alors!.. Monte vite!.. Et nigaud qui s’en dédit!»

Grâce à cette aubaine inespérée, Jane vit le début de son voyage singulièrement abrégé. Le cheval avait le trot allongé. Le 4 juin, à une heure fort tardive, il est vrai, il s’arrêtait à la porte du magasin de Marius Rouveyre.

Celui-ci ne se fit pas faute alors de réitérer ses propositions d’embauchage. Ces trente-six heures passées avec son jeune compagnon avaient augmenté la sympathie qu’il avait tout de suite ressentie pour lui. Son insistance fut vaine. Jane Edgerton entendait exécuter ses projets, et elle se remit en marche dès les premières heures de la journée du 5 juin.

Un affluent du Yukon lui barra bientôt la route. Elle obliqua au Sud-Ouest, et, sans même connaître le nom de cet affluent, en remonta la rive droite.

Toute la journée elle marcha. Tantôt le chemin suivait le bord même du creek, tantôt le caprice d’une montée l’en écartait, et l’eau n’était plus visible alors qu’au bas de ravins dévalant en pente plus ou moins raide.

Jane ne manquait pas de s’engager dans ces ravins et les descendait consciencieusement jusqu’au bout. Peut-être dans l’un d’eux trouverait-elle un coin favorable négligé par ceux qui l’avaient précédée. Mais la tin du jour approcha sans que son espoir fût réalisé. Tout le sol était, ou occupé, ou jalonné de poteaux qui le transformaient en propriétés régulières. Pas un pouce de terrain qui fût res nullius. Les claims succédaient aux claims, sans autre interruption que les points inaccessibles ou manifestement stériles.

D’ailleurs, Jane ne songeait pas à s’étonner de son échec. Comment aurait-il pu en être autrement dans ce pays parcouru par une foule de mineurs et déjà mis en coupe réglée? Ce n’était plus un désert qui l’entourait. De tous côtés on travaillait, et l’invraisemblable eût été que la moindre pépite ait pu échapper à la sagacité des innombrables chercheurs.

Il fallait aller plus loin, voilà tout. Elle irait donc plus loin, et autant qu’il serait nécessaire.

Vers le soir, un nouveau ravin s’ouvrit à droite de la route. Jane s’y engagea comme elle l’avait fait pour les précédents, et descendit vers le creek en examinant soigneusement le terrain d’alentour. D’aspect plus rude et plus sauvage quelles autres, ce ravin ne gagnait la rive qu’au prix de nombreuses sinuosités. Au bout de cent pas, Jane avait perdu la route de vue et n’avait plus devant elle qu’un sentier resserré entre deux hautes murailles de roches et coupé à chaque instant par de larges et profondes crevasses.

Elle se trouvait précisément au bord de l’une de ces excavations et se préparait à la franchir, quand, à un détour du sentier, surgit, à vingt mètres d’elle, un homme dont l’aspect la fit frissonner. C’était une sorte de géant, un colosse hirsute, haut de six pieds ou approchant. La tignasse rouge qui retombait sur son front en mèches épaisses et frisées lui donnait un air bestial qu’aggravait le surplus du personnage. Nez camus, oreilles écartées, lèvres lippues, vastes mains couvertes de poils roux, gros souliers éculés au-dessus desquels flottaient les restes d’un pantalon en loques, c’était une brute sans conteste, mais à coup sûr une brute dont la force devait être prodigieuse.

En s’apercevant mutuellement, Jane Edgerton et l’homme s’étaient arrêtés sur place. Celui-ci sembla d’abord réfléchir, dans la mesure du moins où une telle occupation pouvait lui être permise. Puis il se remit en route d’un pas de bœuf, lourd et solide. A mesure qu’il s’avançait, Jane voyait plus nettement les traits de son visage, et, tandis qu’elle en discernait mieux l’aspect féroce, l’inquiétude tout de suite conçue grandissait.

En quelques secondes, l’homme parvint à la crevasse au bord de laquelle Jane s’était immobilisée comme pour s’en faire éventuellement une défense. Là, il fit halte de nouveau.

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Aucun doute n’était désormais possible sur ses intentions. Le regard torve de ses yeux injectés, le rictus qui découvrait ses dents, ses poings énormes crispés pour l’attaque, tout criait la folie du meurtre. Jane saisit son revolver et l’arma.

Comme s’il eût raillé une telle arme maniée par cette main d’enfant, l’homme, de l’autre côté de la crevasse, haussa les épaules, ricana, ramassa rapidement et lança avec violence une pierre qui, d’ailleurs, manqua son but, puis se jeta à corps perdu dans la coupure, qu’il était de taille à franchir en trois bonds. Jane attendait froidement l’ennemi, afin de tirer à coup sûr.

Il n’en fut pas besoin. Dès son premier pas, le géant, glissant sur un caillou, s’était écroulé en poussant un véritable hurlement. Il ne se releva pas.

Qu’était-il arrivé?.. Jane n’y pouvait rien comprendre. L’assaillant n’était pas mort. Sa poitrine se soulevait, en effet, par saccades et des plaintes s’échappaient de ses lèvres. En tous cas, puisqu’il était hors de combat, le mieux était de remonter le ravin, de regagner la route et de s’enfuir au plus vite.

Un gémissement plus profond arrêta Jane dans sa retraite et ramena son attention sur son adversaire terrassé. Celui-ci était méconnaissable. Les lèvres lippues s’étaient rapprochées et n’avaient plus rien de féroce; les yeux, tout à l’heure sanglants, n’exprimaient plus qu’une intolérable douleur; le gros poing s’était ouvert et la main se tendait maintenant en un geste de prière. L’assassin suant le meurtre s’était, comme par un coup de baguette, transformé en un pauvre diable en proie à la plus affreuse misère et devenu subitement plus faible qu’un petit enfant.

«Me laisserez-vous donc mourir ici?.. dit-il d’une voix rugueuse en assez bon anglais.

Jane n’hésita pas. Toute la pitié de la femme s’éveilla dans son cœur. Délibérément, elle descendit dans la crevasse et s’approcha.

– Ou bien, c’est donc que vous allez me tuer vous-même?.. gémit alors le malheureux dont les regards éperdus se fixaient sur le revolver que Jane avait gardé à la main.

Simplement, celle-ci remit son arme à la ceinture et continua d’avancer.

– Que vous est-il arrivé?.. demanda-t-elle. Qu’avez-vous?..

– Quelque chose de cassé, pour sûr. Ça me tient là… et là… répondit le blessé, en montrant ses reins et sa jambe droite.

– Laissez-moi faire… Je vais voir, dit Jane en s’agenouillant.

Délicatement, avec des gestes doux et précis, elle releva le bourgeron crasseux et le bas du pantalon effiloché.

– Vous n’avez rien de cassé, déclara-t-elle après examen. Ce n’est qu’un «effort» causé par un faux mouvement, lorsque vous avez glissé. Dans vin quart d’heure, vous irez mieux.

Sans s’occuper du risque qu’elle-même pouvait courir en se mettant ainsi à portée des larges mains naguère si menaçantes, elle donna méthodiquement ses soins. Massages intelligents, frictions énergiques, ventouses posées à l’aide du gobelet surmontant son bidon de prospecteur, un médecin n’eût pas mieux fait. Le résultat de ce traitement ne se fit pas attendre. Pour cruels que soient un «tour de rein» et un «coup de fouet», ce sont là maux peu graves. Bientôt la respiration revint au blessé. Une demi-heure plus tard, incapable encore de se mettre debout, il était du moins assis, le dos appuyé contre un rocher, et en état de répondre aux questions.

– Qui êtes-vous?.. Comment vous appelez-vous? demanda Jane.

Le regard du misérable n’exprimait plus qu’un immense étonnement. Que cet enfant qu’il avait voulu tuer le sauvât maintenant, cela bouleversait toutes ses idées. C’est d’une voix timide qu’il répondit:

– Patrick Richardson, monsieur.

– Vous êtes Anglais?.. Américain?..

– Irlandais.

– Prospecteur?..

– Non, monsieur. Forgeron.

– Pourquoi avez-vous quitté votre pays et votre métier?

– Pas de travail… La misère… Pas de pain.

– Et ici, avez-vous mieux réussi?

– Non.

– Vous n’avez pas trouvé de claim?

– Comment en aurais-je cherché? Je ne connais rien à tout cela.

– Qu’espériez-vous donc?

– Louer mes bras.

– Eh bien?

– J’ai essayé. Les claims sont au complet pour l’instant.

– Où alliez-vous quand vous m’avez rencontrée?

– Dans l’Est, où je serai peut-être plus heureux.

– Et pourquoi vouliez-vous me tuer tout à l’heure?

– Toujours la même chose… Je meurs de faim, dit Patrick Richardson en baissant les yeux.

– Ah!.. ah!.. fit Jane.

Après un court silence, elle tira des provisions de son bissac.

– Mangez, dit-elle.

Elle ne fut pas obéie sur-le-champ. Patrick Richardson, d’un regard de plus en plus obscurci, contemplait l’enfant qui venait ainsi à son secours. Le misérable pleurait.

«Mangez! répéta Jane.

Le débile colosse no se lit pas, cette fois, répéter l’invitation. Goulûment, il se jeta sur la nourriture offerte.

Pendant qu’il dévorait, Jane observait son convive inattendu. Bien certainement, c’était un minus habens que Patrick Richardson. Ses oreilles écartées, son prognathisme presque aussi accusé que celui d’un nègre, signaient son irrémédiable infériorité intellectuelle. Mais, en dépit de sa tentative de violence, ce ne devait pas être un méchant. A n’en pas douter, Jane avait devant elle un de ces déshérités du sort, un de ces êtres de misère, épaves des grandes villes, qu’un implacable destin rejette constamment au ruisseau où ils sont nés. En dernière analyse, ses grosses lèvres exprimaient la bonté, et ses yeux bleus avaient un regard naïf plein d’une douceur étonnée. C’était peut-être la première fois qu’il trouvait un peu de compassion sur la dure route de la vie.

Quand Patrick fut restauré, Jane avait achevé ses réflexions.

«Si cela vous convient, je vous prends à mon service, dit-elle en le regardant fixement.

– Vous!..

– Oui, vous aurez dix dollars par jour; c’est le prix du pays. Mais je ne vous payerai que plus tard, lorsque j’aurai récolté assez d’or pour pouvoir le faire. En attendant, à titre d’acompte, j’assurerai votre nourriture, et, à la première occasion, je vous habillerai d’une manière plus confortable. Ces conditions vous vont-elles?»

Patrick saisit la main de Jane et y appuya ses lèvres. Il n’était pas besoin d’autre réponse. Ce n’était pas un serviteur que Jane allait avoir en sa personne. C’était un esclave; c’était un chien.

«Maintenant, reprit-elle, il s’agit de dormir. Je vais tâcher de faire un lit de feuilles sur lequel vous vous étendrez. Demain, il ne sera plus question de votre accident.»

Le lendemain, en effet, après quelques nouvelles passes de massage, Patrick put se remettre en route de bon matin. Certes, la douleur lui arracha plus d’une grimace, quand un mouvement involontaire lui contractait les reins ou la jambe. Il réussit toutefois, en s’appuyant sur l’épaule de son maître, à remonter le sentier sans trop de peine et à regagner la route. Et c’était, en vérité, un bizarre spectacle que celui de ce colosse, dont l’aspect rappelait celui d’un ours de grande taille, guidé et protégé par cet adolescent qui compensait la faiblesse de ses muscles par la fermeté de son âme.

La marche rendit, par degrés, l’élasticité aux membres de Patrick, et bientôt le singulier couple adopta un train plus rapide. Un peu avant midi, on fit halte pour le déjeuner. Jane commença à concevoir quelque inquiétude, en voyant de quelle manière son compagnon faisait disparaître les provisions. Ce grand corps était un abîme qu’il serait bien onéreux de combler!

Vers le soir, un nouveau ravin s’ouvrit sur la droite de la route. Jane et Patrick s’engagèrent dans cette coupée plus large que les précédentes et la descendirent jusqu’à la rivière.

A mesure qu’il en approchait, le ravin s’agrandissait. Sa largeur ne devait pas, au bas de la pente, être inférieure à cinq cents mètres. Là, sa surface était divisée en deux étages bien distincts, le plus haut en amont, le plus bas en aval, par une énorme barrière de rochers perpendiculaire au creek et presque exactement horizontale, barrière qui, sortie du thalweg du ravin, se terminait, à la rive, en un éperon haut d’une dizaine de mètres. Jane examina l’étage inférieur où le hasard l’avait conduite.

C’est la pente régulière du sol de cette partie du ravin qui faisait la hauteur de la barrière de rochers élevée vers l’amont. Ce sol était percé de nombreux puits plus ou moins comblés par les éboulements et, de tous côtés, on apercevait les débris d’un outillage d’orpailleur. C’était manifestement l’emplacement d’un ancien claim.

Que ce claim fût abandonné, nul doute à cela. L’état des puits et du matériel le prouvait avec évidence, et, d’ailleurs, aucun piquet n’en délimitait l’étendue. Il pouvait être intéressant, cependant, le plus gros du travail étant fait, d’en reprendre l’exploitation, et Jane décida qu’elle ferait en cet endroit sa première tentative.

Dès le lendemain, les objets les plus essentiels: seaux, plats, écuelles, achetés à hauts prix dans le voisinage, Patrick attaquait sur son ordre le déblaiement d’un puits, et, moins de vingt-quatre heures après, commençait à en laver les boues, tandis qu’elle-même s’occupait des formalités nécessaires pour obtenir la pose des poteaux indicateurs et pour s’assurer la possession du claim.

Ces formalités furent accomplies en moins de trois jours, mais, au même moment qu’on jalonnait son claim auquel on attribuait le numéro 127 bis, Jane était obligée de reconnaître que, s’il contenait de l’or, ce n’était qu’à close infinitésimale, et qu’elle n’avait aucune chance d’y faire ample récolte de pépites. Malgré le travail acharné de Patrick, ils ne pouvaient, en raison sans doute de leur inexpérience, laver à deux par vingt-quatre heures plus d’une centaine de plats, dont le rendement moyen n’excédait que de très peu un dixième de dollar. C’était bien juste de quoi payer le serviteur qu’elle avait engagé et assurer sa subsistance personnelle. Si la situation ne s’améliorait pas, elle se retrouverait aussi pauvre à la fin qu’au commencement de l’été.

Avait-elle donc eu tort de s’arrêter en cet endroit? N’aurait-elle pas dû pousser plus loin et passer la frontière, dont, ainsi qu’elle l’avait appris lors de sa demande de concession, cinq à six cents mètres tout au plus la séparaient?

Jane avait appris autre chose. Elle connaissait maintenant le nom de la rivière bordant le claim où elle s’essayait au dur métier de prospectrice: le Forty Miles, ce même creek sur la rive duquel était situé le claim 129, voisin du sien, et qui se trouvait sûrement là, derrière cette colline fermant le ravin au Sud-Ouest.

Fut-ce en raison d’un espoir confus, fut-ce par simple entêtement de réussir dans la chose entreprise, Jane, en tous cas, ne voulut pas s’avouer vaincue avant d’avoir lutté jusqu’au bout, et, plus que jamais, s’acharna à laver le plus grand nombre possible de ces plats qui lui donnaient un si maigre profit.

Une après-midi, le 11 juin, elle était, ainsi que Patrick, absorbée comme de coutume dans son travail, au point d’en oublier le reste du monde, quand elle fut interpellée ex abrupto par une voix bien connue:

«Oserai-je, mademoiselle, m’informer de votre santé?

– Monsieur Skim! s’écria-t-elle, toute rosé d’un plaisir qu’elle ne cherchait pas à cacher.

– Lui-même, dit Summy, en serrant chaleureusement la main qui lui était tendue.

– Ma santé est excellente, monsieur Skim, reprit Jane.

– Et celle de votre claim, mademoiselle?.. Puisque aussi bien vous avez un claim, à ce que je vois.

– Je vous avouerai, monsieur Skim, que je n’en suis pas enchantée, reconnut Jane moins gaiement. C’est à peine si je recueille de dix à douze cents au plat. A peine de quoi payer mes frais.

– Triste résultat! fit Summy Skim, qui, d’ailleurs, ne semblait pas autrement affecté d’un tel malheur. Quels sont vos projets?

– Je ne sais, dit Jane. Aller plus loin… quitter sans doute ce mauvais claim qui m’a coûté plus qu’il ne vaut et où un malheureux hasard m’a conduite…

– Un hasard? insista Summy. Vous ignoriez donc être notre voisine?

– Je l’ai appris il y a quelques jours. Mais, quand je me suis arrêtée ici pour la première fois, j’ignorais que ce creek fût le Forty Miles et que votre propriété se trouvât de l’autre côté de cette colline.

– Ah bah!.. fit Summy désappointé.

Après un instant de silence, il reprit:

«Pourquoi, mademoiselle, ne profiteriez-vous pas de ce hasard, puisque hasard il y a? Avant de vous enfoncer dans les déserts de l’Alaska, il serait bon, ce me semble, d’étudier à fond le coin que vous avez d’abord choisi. Je ne vous offre pas mon concours, car je suis trop ignorant de ces sortes de choses, mais, à cinq cents mètres d’ici, il y a mon cousin Ben Raddle, un ingénieur comme on n’en rencontre pas tous les jours, et, si vous le voulez…

– Un bon conseil est toujours le bienvenu, et j’accepterai volontiers ceux de M. Ben Raddle, dit Jane. Quand il aura examiné mon claim, il verra lui-même ce qu’on en peut espérer.

– C’est donc convenu… Mais, mademoiselle, permettez-moi une question, en attendant, si elle n’est pas trop indiscrète.

– Elle ne l’est pas, affirma Jane à l’avance.

– C’est que je ne vois pas trace de la moindre bicoque ici… Où donc dormez-vous pendant la nuit?

– En plein air, tout simplement, répondit Jane en riant. Un lit de feuilles, un oreiller de sable. On dort merveilleusement ainsi.

Summy Skim ouvrait de grands yeux.

– En plein air! se récria-t-il! Vous n’y songez pas, mademoiselle. C’est d’une imprudence!..

– Que non pas! dit Jane. J’ai deux gardiens, monsieur Skim.

– Deux gardiens?

– Voici l’un, expliqua Jane en indiquant le revolver passé à sa ceinture… et voici l’autre, ajouta-t-elle en montrant Patrick Richardson, qui, à quelque distance, considérait avec surprise le nouveau venu.

Summy ne paraissait qu’à demi rassuré.

– Ce sauvage?.. répliqua-t-il. Certes, il est de taille à vous défendre, mais c’est égal!.. vous feriez bien mieux, le travail terminé, de franchir cette colline, et d’accepter l’hospitalité que mon cousin et moi serions si heureux de vous offrir.

Jane secoua négativement la tête.

– Vous avez tort, mademoiselle, vous avez tort, insista Summy. Croyez-moi, ce serait plus sûr… et même, si ce n’était pas plus sûr, ce serait du moins… plus…

– Plus?..

– Plus convenable, conclut Summy Skim brûlant ses vaisseaux.

Jane Edgerton fronça les sourcils. De quoi se mêlait ce monsieur Skim? Elle allait vertement répliquer et clouer l’indiscret conseiller par une de ses coutumières sorties sur l’égalité des sexes… Elle n’en eut pas le courage. Summy, qui n’osait plus la regarder en face, avait un air bizarre, à la fois furieux et déconfit, qui lui donna à réfléchir.

Ses lèvres esquissèrent un malicieux sourire aussitôt réprimé, puis, lui tendant la main:

– Vous avez raison, monsieur Skim, dit-elle sérieusement. J’accepte l’hospitalité que vous avez la bonté de m’offrir.

– Bravo! applaudit Summy. Dans ce cas, soyez bonne jusqu’au bout, mademoiselle. Terminez votre journée un peu plus tôt aujourd’hui, et acceptez-la tout de suite, cette hospitalité. Vous me raconterez vos aventures en route, et dès demain Ben viendra visiter votre claim.

– Comme vous voudrez, concéda Jane, qui appela: «Patrick!»

– Monsieur Jean? répondit l’Irlandais.

– Assez travaillé pour aujourd’hui. Nous allons au claim 129.

– Bien, monsieur Jean.

– Ramasse les outils et passe devant.

– Oui, monsieur Jean, fit le docile Patrick, qui, chargé des écuelles, des plats, des pics et des pioches, attaqua pesamment la pente de la colline, à distance respectueuse de Jane et de Summy.

– Monsieur Jean? interrogea Summy. Il vous prend donc pour un homme?

– Comme vous voyez, monsieur Skim. Grâce à mon costume de mineur.

Summy considéra le vaste dos du géant, qui marchait devant lui.

– C’est une brute!» affirma-t-il avec une si profonde conviction que, sans savoir exactement pourquoi, Jane Edgerton éclata de rire.

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