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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

 

 

Chapitre IV

Circle City.

 

n le sait, les richesses du Nord-Dominion et de l’Alaska ne se bornent pas à celles du Klondike. Cela est fort heureux pour les amateurs d’émotions fortes, car, si les claims du Klondike sont loin d’être épuisés, leur prix s’élève de jour en jour, et, si ce n’est aux sociétés puissantes, il deviendra bientôt impossible d’en acquérir. C’est pourquoi les prospecteurs, par groupes ou isolément, sont obligés d’étendre leurs recherches jusque dans les contrées du Nord, en descendant le cours de la Mackensie et ensuite celui de la Porcupine River.

Il est à noter que des bruits de toutes sortes attiraient, dès cette époque, l’attention des mineurs sur ces lointaines contrées plus inconnues que ne l’étaient l’Australie, la Californie et le Transvaal, lors des premières exploitations. Des nouvelles arrivaient, apportées par on ne sait qui, venues on ne sait d’où. Plus particulièrement, elles circulaient grâce à ces tribus indiennes qui parcourent les vastes solitudes du Nord sur les confins de l’océan Arctique. Incapables d’exploiter eux-mêmes les gisements, ces indigènes s’efforcent d’attirer les émigrants vers les régions septentrionales. A les en croire, les creeks aurifères se multiplient dans la partie du Nord-Amérique qui se développe au delà du cercle polaire. Les Indiens rapportaient parfois des échantillons de pépites ramassées aux environs de Dawson City et qu’ils prétendaient avoir trouvées vers le soixante-quatrième parallèle. On le comprendra, grande devait être la disposition des mineurs, trop souvent déçus dans leurs espérances, à tenir ces trouvailles pour authentiques.

Ainsi que Ben Raddle ne l’ignorait pas, l’existence d’un volcan aurifère s’était même accréditée au Klondike, sous une forme légendaire. Peut-être étaient-ce ces bruits vagues qui avaient poussé le Français Jacques Ledun à s’aventurer dans l’extrême Nord. Rien n’indiquait actuellement que l’on songeât à se lancer sur ses traces. Mais la légende du Volcan d’Or ne laissait pas d’avoir des partisans, et, puisque certains mineurs se disposaient à chercher la fortune dans le Nord du Dominion, peut-être ce qui n’était qu’à l’état d’hypothèse ne tarderait-il pas à devenir une réalité.

Vers l’Est et vers l’Ouest, la prospection se montrait également très active. Déjà, la région des Dômes était mise en coupe réglée, et, dans la direction opposée, une armée de pioches égratignait le sol aux environs de Circle City.

C’est là que les deux Texiens, Hunter et Malone, avaient commencé la campagne qui devait être si tragiquement interrompue. L’exploitation entreprise sur le bord du Birch Creek n’ayant donné que des résultats médiocres, ils étaient revenus au claim 131, jusqu’au moment où la catastrophe du 5 août les en avait chassés.

Ni Hunter, ni Malone, ni aucun de leurs hommes ne furent personnellement victimes du désastre. Si Ton put croire tout d’abord qu’ils avaient péri, c’est qu’ils étaient immédiatement repartis pour Circle City avec leur personnel, après avoir reconnu que le malheur était irréparable.

En de telles circonstances, Hunter ne songea pas plus à la rencontre projetée avec Summy Skim, que Summy Skim n’y songea de son côté. L’affaire se trouvait réglée, ipso facto, par force majeure.

Lorsque les Texiens eurent regagné les gisements de Circle City, la belle saison avait encore près de deux mois à courir. Ils reprirent donc l’exploitation abandonnée. Mais, décidément, ils n’avaient pas eu la main heureuse en acquérant leur nouveau claim. Les profits n’y dépassaient guère les frais, et, si Hunter n’eût pas possédé quelques ressources, ses compagnons et lui-même eussent été sans doute fort embarrassés pendant le prochain hiver.

Une circonstance particulière allait d’ailleurs les délivrer de tout souci à cet égard.

Ces hommes violents ne pouvaient semer autour d’eux que discorde et querelles. Avec leur insolente prétention d’imposer leur volonté à tous, de ne respecter les droits de personne, de se considérer partout en pays conquis, ils ne cessaient de s’attirer de mauvaises affaires. On a vu quelle tournure prenaient les choses sur les claims du Forty Miles Creek. Il en fut de même sur celui de Birch Creek. A défaut d’étrangers, leurs compatriotes eurent à souffrir de leur mauvaise foi et de leur violence.

Finalement, le gouvernement de l’Alaska dut intervenir. La police, puis la justice s’en mêlèrent. A la suite d’une collision avec les représentants de l’autorité, la bande de Hunter tout entière fut arrêtée, condamnée à dix mois de prison et dûment verrouillée dans celle de Circle City.

La question du logement et de la nourriture pendant l’hiver se trouva du coup réglée pour les Texiens et leurs compagnons. En revanche, Hunter et Malone durent renoncer aux plaisirs des grandes villes, et la présence des deux honorables gentlemen ne fut point signalée de toute la saison dans les casinos de Skagway, Dawson ou Vancouver.

Leur incarcération donnait à Hunter et à Malone tout le temps de penser à l’avenir. Leur peine devait finir au retour de la belle saison. Que feraient-ils de leur personnel et que feraient-ils eux-mêmes à ce moment? L’exploitation du claim du Forty Miles Creek devenue impossible, celle du gisement de Circle City ne donnant que des résultats insuffisants, leurs ressources seraient rapidement épuisées s’ils ne rencontraient pas quelque bonne affaire. Recruté dans des contrées diverses, mais ayant toutes le défaut commun de posséder une police insuffisamment endurante, leur personnel, composé de gens de sac et de corde, était à l’entière dévotion des deux aventuriers. L’ordre qu’ils donneraient serait accompli, quel qu’il fût. Encore fallait-il donner cet ordre, c’est-à-dire avoir un plan, avoir un but. Ce but, parviendraient-ils à le découvrir! L’occasion se présenterait-elle de sortir de l’impasse dans laquelle ils étaient actuellement fourvoyés?

Cette occasion se présenta, et voici dans quelles circonstances.

Au nombre des détenus dont ils partageaient la vie, Hunter avait remarqué un Indien nommé Krarak, qui, de son côté, paraissait observer tout particulièrement Hunter. Ce sont là des sympathies très naturelles. On s’apprécie entre coquins. Les deux hommes étaient faits pour se comprendre, et une certaine intimité fut bientôt établie entre eux.

Krarak était âgé d’une quarantaine d’années. Trapu, vigoureux, l’oeil cruel, la physionomie farouche, sa nature ne pouvait que plaire à Hunter et Malone.

Il était Alaskien d’origine, et connaissait bien le pays qu’il parcourait depuis sa jeunesse. Il eût assurément fait un excellent guide, et l’on aurait pu s’en rapporter à son intelligence, si son aspect n’eût pas inspiré la plus grande défiance. Défiance trop justifiée. Les mineurs au service desquels il était entré avaient tous eu à s’en plaindre, et c’est à la suite d’un vol important, précisément sur les exploitations de Birch Creek, qu’il avait été incarcéré dans la prison de Circle City.

Au cours du premier mois, Hunter et Krarak gardèrent une certaine réserve l’un vis-à-vis de l’autre. Ils s’observaient. Hunter, ayant cru comprendre que Krarak voulait lui faire une confidence, attendait que celui-ci se décidât.

Il ne se trompait pas, d’ailleurs. Un jour, en effet, afin d’entrer en matière, l’Indien lui parla de ses pérégrinations à travers la partie inconnue du Nord-Amérique, alors qu’il servait de guide aux agents de la baie d’Hudson, dans la région arrosée par la Porcupine River, et située entre Fort Yukon, Fort Mac Pherson et la mer Arctique.

Krarak se borna, d’abord, à des généralités et ne dit que juste ce qu’il fallait dire pour exciter les convoitises de Hunter, mais peu à peu il se montra plus expansif.

«C’est dans le Nord et au voisinage de l’Océan, affirma-t-il un jour, que l’or se trouve en abondance. Avant peu, on comptera sur le littoral les mineurs par milliers.

– Il n’y a qu’une chose à faire, répondit Hunter: les y devancer.

– Sans doute, répliqua Krarak. Encore faut-il connaître la situation des gisements.

– Tu en connais, toi?

– Plusieurs. Mais le pays est difficile… on peut s’y égarer pendant des mois, et passer auprès des claims sans les voir… Un surtout, et quel claim… Ah! si j’étais libre!..

Hunter le regarda bien en face.

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– Que ferais-tu, si tu étais libre? demanda-t-il.

– J’irais là où j’allais lorsque j’ai été pris, répondit Krarak.

– Où donc?

– Là où l’or se ramasse à la brouette!» déclara l’Indien avec emphase.

Hunter eut beau le presser de questions, Krarak ne s’avança pas davantage. Il on avait dit assez, d’ailleurs, pour enflammer la cupidité de son interlocuteur.

Hunter et Malone, convaincus que Krarak connaissait des gisements dans le voisinage de la mer Polaire, eurent tous deux la même pensée qu’il fallait lui faire dévoiler tout ce qu’il savait, en vue de la prochaine campagne. De là, d’interminables entretiens, dont les deux Texiens ne retirèrent aucun profit. Si l’Indien continua d’être affirmatif sur l’existence des placers, il garda toujours un silence absolu sur leur situation exacte.

Avec les dernières semaines d’avril était arrivée la fin d’un hiver qui avait été aussi dur à Circle City qu’à Dawson. Les prisonniers avaient beaucoup souffert. Hunter et ses compagnons attendaient impatiemment d’être remis en liberté, bien résolus à entreprendre une expédition vers les hautes régions du continent américain.

Pour cela, le concours de Krarak était indispensable, et celui-ci ne semblait pas disposé à le refuser. Les autorités de l’Alaska s’opposaient malheureusement à ce qu’il obéit à ses préférences naturelles. Si Hunter et les siens devaient, en effet, être prochainement libérés, il n’en était pas ainsi de l’Indien, que ses engagements antérieurs à l’égard de la justice de son pays obligeaient à séjourner plusieurs années encore dans la prison de Circle City.

Restait la ressource d’une évasion. La fuite n’était possible qu’en s’ouvrant un passage sous l’un des murs du préau, qui limitait à la fois, de ce côté, la prison et la ville. De l’intérieur, on ne pouvait pratiquer cette ouverture sans attirer l’attention des gardiens. Mais, de l’extérieur, la nuit, en prenant les précautions voulues, le travail ne présenterait pas de grandes difficultés.

Le concours de Hunter devenait à son tour nécessaire. Entre les deux sacripants, le marché fut vite conclu. Aussitôt libre, Hunter viendrait en aide à Krarak, qui, libre lui aussi, se mettrait au service du Texien et le conduirait aux gisements connus de lui dans le Nord du Klondike.

Le 13 mai, l’emprisonnement de Hunter et de sa bande arriva à son terme. L’Indien n’eut donc plus qu’à se tenir sur le qui-vive. Comme il n’était point enfermé dans une cellule, il lui serait facile, le moment venu, de quitter le dortoir commun et de se glisser à travers le préau sans être remarqué.

C’est ce qu’il fit dès la nuit suivante. Couché au pied du mur, il attendit jusqu’à l’aube.

Il eut lieu d’exercer sa patience. Aucun bruit ne parvint à son oreille entre le coucher et le lever du soleil. Hunter et Malone n’avaient encore pu agir. Craignant que la police n’eût le mauvais goût de s’étonner de ne point les voir quitter immédiatement Circle City, ils avaient cru devoir attendre vingt-quatre heures. Les outils ne leur manquaient pas. Ils avaient retrouvé à l’auberge où ils étaient descendus et où ils élurent de nouveau domicile en sortant de la prison les pics et les pioches de leur dernière campagne.

La bourgade montrait déjà une certaine animation. Les prospecteurs des gisements alaskiens du bas cours du Yukon, attirés par la précocité de la belle saison, commençaient à y affluer. Cette circonstance favorisait la bande des Texiens qui se perdraient ainsi plus aisément dans la foule.

La nuit suivante, Krarak, dos dix heures du soir, reprit son poste au pied du mur. La nuit était obscure, et une assez forte brise soufflait du Nord.

Vers onze heures, l’Indien, l’oreille appliquée au ras du sol, crut comprendre que l’on travaillait à sa délivrance.

Il ne se trompait pas. Hunter et Malone s’étaient mis à l’œuvre. Avec la pioche, ils foraient une galerie sous le pied de la muraille, afin de ne pas avoir besoin d’en déplacer les pierres.

De son côté, dès qu’il eut bien reconnu l’endroit choisi, Krarak fouilla le sol avec ses ongles.

Il n’y eut aucune alerte. Les gardiens ne furent point attirés dans le préau. Le vent vif et froid les retenait à l’intérieur où l’absence de Krarak resta inaperçue.

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Enfin, un peu après minuit, le trou fut assez large pour livrer passage à un homme de corpulence ordinaire.

«Viens, dit une voix qui était celle de Hunter.

– Personne au dehors? demanda Krarak.

– Personne.»

Quelques instants plus tard, l’Indien était en liberté.

Au delà du Yukon, dont Circle City occupe la rive gauche, il apercevait une vaste plaine encore parsemée des dernières neiges de l’hiver. La débâcle était commencée et le fleuve charriait des glaçons. Une barque n’aurait pu s’y engager, en admettant qu’il eût été possible à Hunter de s’en procurer une sans exciter la défiance de la police.

L’Indien n’était pas homme à se laisser arrêter par un tel obstacle. Il saurait bien sauter d’un glaçon à l’autre pour atteindre la rive droite. Une fois là, toute la campagne s’ouvrait devant lui. Il serait loin lorsqu’on découvrirait sa fuite.

Il importait cependant que le fugitif fût hors d’atteinte avant le lever du soleil. Il n’avait donc pas une heure à perdre.

Hunter lui dit:

«Tout est convenu?

– Convenu, répondit Krarak.

– Où nous retrouverons-nous?

– Comme il a été dit: à dix milles de Fort Yukon, sur la rive gauche de la Porcupine.

C’est, en effet, ce qui avait été arrêté entre eux. Dans deux ou trois jours, Hunter et ses compagnons quitteraient Circle City et se dirigeraient vers Fort Yukon, situé en aval dans le Nord-Ouest. De là, ils remonteraient le cours de la Porcupine vers le Nord-Est. Quant à l’Indien, après avoir franchi le Grand Fleuve, il se dirigerait au Nord, en droite ligne, vers son tributaire.

Au moment de se séparer:

– Tout est convenu? répéta Hunter.

– Tout.

– Et tu nous conduiras?.. fit Malone.

– Droit aux placers.

Hunter gardait malgré lui une certaine méfiance.

– Pars donc, dit-il. Et, si tu nous as trompés, ne crois pas nous échapper. Il y aurait alors trente hommes lancés à ta poursuite et qui sauraient bien te retrouver.

– Je ne vous ai pas trompés, répondit Krarak avec calme.

Tendant son bras vers le Nord, il ajouta:

«Une fortune, une fortune immense nous attend tous là-bas.

L’Indien se rapprocha de la rive.

«L’endroit où je vous conduirai, affirma-t-il avec une sorte de solennité, n’est pas un placer. C’est une poche d’or, une montagne d’or plutôt. Vous n’aurez que la peine d’en remplir vos charrettes. Fussiez-vous cent, fussiez-vous mille, vous pourriez encore me laisser ma part sans diminuer la vôtre.»

D’un bond, Krarak s’élança sur un glaçon qui fut aussitôt saisi par le courant. Un instant, Hunter et Malone purent le voir passer d’un glaçon à l’autre, s’éloignant toujours vers la rive droite du fleuve. En quelques minutes, il avait disparu dans l’obscurité.

Les Texiens regagnèrent alors leur auberge, et, dès le lendemain, commencèrent leurs préparatifs pour cette nouvelle campagne.

Il va sans dire que l’évasion de l’Indien fut connue au lever du soleil. Mais l’enquête de la police ne donna aucun résultat, et la complicité de Hunter resta ignorée.

Trois jours après, celui-ci et ses compagnons, en tout une trentaine d’hommes, s’embarquaient avec un matériel très réduit sur un chaland qui allait descendre le fleuve jusqu’à Fort Yukon.

Le 22 mai, après s’être ravitaillée à cette bourgade et avoir chargé ses provisions sur un traîneau tiré par un vigoureux attelage de chiens, la caravane remonta vers le Nord-Est le long de la rive gauche de la Porcupine. Si l’Indien était exact au rendez-vous, on le rencontrerait le soir même.

«Pourvu qu’il y soit! dit Malone.

– Il y sera, avait répondu Hunter. S’il a menti, la peur le tient, et l’intérêt, s’il a dit vrai.»

L’Indien était à son poste, en effet, et, sous sa direction, la bande continua de longer la rive gauche de la Porcupine, en route vers les solitudes glacées de l’extrême Nord.

 

 

Chapitre V

Une leçon de boxe.

 

l était donc écrit dans le livre de la destinée que Summy Skim, après avoir accompagné Ben Raddle au Klondike, l’accompagnerait jusqu’aux régions les plus élevées de l’Amérique du Nord. Il avait vaillamment résisté. Tous les arguments contre cette nouvelle campagne, il les avait produits. Et, finalement, il avait suffi de quelques mots d’une petite fille pour vaincre en dix secondes son inflexible résolution.

Sa défaite, à vrai dire, n’avait-elle pas été un peu voulue? Summy Skim aurait-il eu le courage de reprendre sans Ben Raddle le chemin de Montréal, ou la patience de l’attendre dans le confortable relatif de Dawson? Rien n’est moins certain.

Ces questions resteraient en tous cas à jamais sans réponse, puisque Summy, décidément, allait suivre son cousin à la conquête du Golden Mount.

«Céder une première fois, se répétait-il, c’est s’exposer à céder toujours. Je ne puis en accuser que moi!.. Ah! Green Valley! Green Valley, que tu es loin!»

Faut-il l’avouer? c’est un peu pour la forme et pour ne pas en avoir le démenti que Summy s’exprimait à lui-même de tels regrets. Certes, il «se languissait» toujours de Green Valley. Mais quelque chose qu’il ne pouvait définir chantait en lui. Il se sentait joyeux et léger comme un enfant, et la perspective d’un voyage en somme assez troublant ne lui causait pas de réelle appréhension. C’était la chasse sans doute qui donnait ainsi au bon Summy le goût des aventures.

Grâce à la précocité de la saison, le Scout fut de retour à Dawson City dès les premiers jours de mai. Le passage du Chilkoot, la navigation à travers les lacs et sur la Lewis River, avaient pu s’effectuer plus tôt que de coutume et dans des conditions favorables. Ainsi que cela avait été convenu huit mois auparavant, Bill Stell venait se mettre à la disposition des deux cousins pour les reconduire à Skagway, d’où le steamboat les ramènerait à Vancouver.

Bill Stell ne se montra pas très surpris en apprenant que les projets de Ben Raddle étaient à ce point modifiés. Il savait trop que poser le pied sur le sol du Klondike, c’est risquer d’y prendre racine. Si l’ingénieur n’en était pas tout à fait là, du moins ne semblait-il pas près de boucler sa valise pour Montréal!

«Ainsi?.. dit le Scout à Summy Skim.

– C’est comme ça, mon brave Bill.»

Et ce fut toute la réponse de Summy.

Celui-ci fut cependant moins concis, lorsqu’il apprit que Bill Stell acceptait de faire la nouvelle campagne. Abondamment, il exprima le plaisir que sa décision lui causait.

C’était là une bonne idée, en effet. Ben Raddle avait eu raison de penser qu’il ne pouvait trouver de concours plus sûr que celui du Scout, et, pour le décider, il lui avait fait connaître le véritable but de l’expédition. Le secret du Français Jacques Ledun, qu’il avait jalousement gardé vis-à-vis de tous, ce secret que Summy Skim et les deux cousines Edgerton étaient seuls à connaître jusqu’alors, il n’hésita pas à le confier à Bill Stell, en qui il avait la plus absolue confiance.

Tout d’abord, celui-ci refusa de croire à l’existence du Golden Mount. Il avait entendu parler de cette légende et n’admettait pas qu’on pût lui accorder la moindre créance. Mais, lorsque Ben Raddle lui eut raconté l’histoire de Jacques Ledun, lorsqu’il lui eut montré la carte où figurait le Volcan d’Or, le Scout se montra moins sceptique, et, peu à peu, la conviction qui animait l’ingénieur emporta la sienne.

«Enfin, Scout, conclut Ben Raddle, il y a là des richesses incalculables, cela n’est pas douteux. Si j’ai réussi à vous persuader, pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous en prendre votre part?

– Vous m’offrez de vous accompagner au Golden Mount? insista Bill Stell.

– Mieux que de nous y accompagner, Scout. De nous y guider. N’avez-vous pas déjà parcouru les territoires du Nord? Si l’expédition ne réussit pas, je paierai largement vos services; si elle réussit, pourquoi, vous aussi, ne puiseriez-vous pas à pleines mains dans ce coffre-fort volcanique?

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Si philosophe que fût le brave Scout, il se sentit ébranlé. Jamais pareille occasion ne s’était offerte à lui.

Ce qui l’effrayait, toutefois, c’était la longueur du voyage. Le meilleur itinéraire suivait une ligne brisée passant par Fort Mac Pherson qu’il avait visité autrefois, et la distance à franchir dépassait six cents kilomètres.

– C’est à peu près celle qui sépare Skagway de Dawson City, remarqua l’ingénieur. Elle ne vous a jamais épouvanté.

– Sans doute, monsieur Raddle, et j’ajouterai que le pays est moins difficile entre Dawson City et Fort Mac Pherson. Mais, au delà, pour atteindre les bouches de la Mackensie, c’est peut-être bien une autre affaire.

– Pourquoi admettre le pire? répliqua Ken Raddle. En somme, six cents kilomètres peuvent être enlevés en un mois.»

C’était possible, en effet, à la condition qu’il ne survînt aucune des fâcheuses éventualités si fréquentes sous de si hautes latitudes.

Bill Stell hésitait.

Il ne put hésiter longtemps. Aux instances de Ben Raddle se joignirent celles de Neluto tout joyeux de revoir son chef, de Summy Skim qui parla dans le même sens avec une éloquence entraînante, de Jane Edgerton qui se fit persuasive à un point inimaginable. Tous avaient raison; du moment que le voyage était résolu, le concours du Scout devenait très précieux et en multipliait les chances de succès.

Quant à Neluto, l’expédition dont il ignorait le véritable but lui souriait beaucoup. Quelles belles chasses devaient offrir ces territoires à peine visités jusqu’alors!

«Il reste à savoir à qui ils les offrent, ces chasses, observa Summy Skim.

– Mais… à nous, répondit Neluto, quelque peu étonné de la remarque.

– A moins que ce ne soit nous qu’on chasse!» riposta Summy, prouvant ainsi à Neluto qu’il avait mal choisi l’occasion d’être exceptionnellement affirmatif.

En effet, les régions septentrionales sont parcourues, pendant la belle saison, par des bandes d’Indiens dont il n’y a rien de bon à attendre, et contre lesquels les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson ont souvent eu à se défendre.

Les préparatifs furent rapidement faits. Le Scout, prêt à partir avec ses hommes pour le Nord comme pour le Sud, se procura sans peine le matériel nécessaire: chariots, canot portatif, tentes, attelages de mules dont la nourriture est assurée sur ces plaines verdoyantes, et, par suite, bien préférables aux attelages de chiens. Quant aux vivres, sans parler de ce que produirait la chasse ou la pêche, il fut facile de s’en assurer pour plusieurs mois, Dawson City venant d’être ravitaillé par les sociétés qui desservent les gisements du Klondike, dès le rétablissement des communications avec Skagway et Vancouver. Les munitions ne manquaient pas non plus, et, s’il y avait lieu de recourir aux carabines, elles ne resteraient point muettes.

La caravane, sous la direction du Scout, allait comprendre les deux cousins, Jane Edgerton, Neluto avec sa carriole et son cheval, Patrick Richardson, neuf Canadiens qui avaient travaillé sur le 129, et six au service de Bill Stell, soit au total vingt et une personnes. Ce nombre réduit de prospecteurs suffirait à l’exploitation du Golden Mount, tout le travail consistant, d’après Jacques Ledun, à recueillir les pépites amassées dans le cratère éteint du volcan.

On mit tant de diligence à préparer cette campagne dont Ben Raddle, Summy Skim, Jane Edgerton et le Scout étaient seuls à connaître le but, que le départ put être fixé au 6 mai.

On ne sera pas étonné que Ben Raddle, avant de quitter Dawson City, voulût s’enquérir une dernière fois de la situation des claims du Forty Miles Creek. Par son ordre, le contre-maître et Neluto se rendirent à l’endroit où se trouvait naguère l’héritage de l’oncle Josias.

La situation était la même. Le 129, comme Je 131, comme beaucoup d’autres claims de part et d’autre de la frontière, était entièrement submergé. Le rio, décuplé en largeur par le tremblement de terre, suivait son cours régulier. Le détourner et lui faire réintégrer son ancien lit eût été une besogne impossible peut-être, et, en tous cas, si considérable, si coûteuse, que personne n’y songeait. Lorique revint donc avec la certitude que tout espoir de jamais exploiter ces gisements devait être abandonné.

Les préparatifs furent achevés le 5 mai. Dans l’après-midi, Summy Skim et Ben Raddle allèrent à l’hôpital prendre congé d’Edith et du docteur.

Ils y trouvèrent d’abord les deux cousines qui passaient ensemble cette dernière journée. Edith avait comme toujours son air tranquille et calme. Que pensait-elle de ce voyage? Bien fin qui eût pu le dire.

«Je n’ai pas d’opinion, répondit-elle à une question que Ben Raddle lui posa sur ce sujet. Chacun mène sa vie à sa guise. L’essentiel est de bien faire ce qu’on fait.

La conversation se prolongea pendant plus de deux heures. Chose étrange, Summy et Jane en faisaient presque exclusivement les frais. A mesure que l’heure avançait, Ben Raddle et Edith gardaient un silence plus obstiné, comme si une idée fixe eût de minute en minute appesanti davantage leur esprit.

Ce fut Summy qui termina joyeusement l’entrevue, quand le moment de se séparer fut arrivé.

– Le programme est: pas de bile! conclut-il d’une voix éclatante. Donc, soyons gais. Avant l’hiver nous serons de retour, ployant sous le fardeau des pépites!

– Dieu t’entende!» murmura Ben Raddle avec une sorte de lassitude, tandis qu’il tendait à Edith une main que celle-ci serra silencieusement.

Quand la porte se fut refermée sur eux, et tandis qu’ils allaient rendre visite au docteur Pilcox, Summy entreprit son cousin avec une certaine vivacité.

«Qu’est-ce qui te prend? interrogea-t-il. Tu as l’air de porter le diable en terre, et Mlle Edith semble copier tes airs désenchantés. Comme c’est encourageant! Le voyage aurait-il cessé de te plaire?

Ben Raddle, d’un effort, sembla chasser des pensées importunes.

– Tu plaisantes!» dit-il.

Quant au docteur Pilcox, voici quelle fut sa manière de voir:

«Vous allez faire un voyage superbe, car le pays doit être, là-bas, plus beau encore qu’au Klondike, qui n’est déjà pas mal, cependant! Et puis, si vous vous étiez engagés sur la route du Sud, c’eût été pour retourner à Montréal. Nous ne vous aurions jamais revus. Au moins, lorsque vous reviendrez de là-bas, vous nous retrouverez à Dawson.»

Ben Raddle consacra la fin de la journée à tenir un dernier conciliabule avec Lorique. Ce que se dirent les deux interlocuteurs, Summy n’en sut rien, par bonheur, car il se fût sérieusement emporté s’il eût connu le véritable état d’âme de son cousin.

Au cours de longs entretiens qu’il poursuivait depuis tant de mois avec le contre-maître canadien, l’ingénieur avait été décidément envahi par cette fièvre de l’orque Summy redoutait si fort. Lorique, mineur enragé, dont toute la vie s’était passée à faire de la prospection, avait par degrés amené Ben Raddle à ses idées. Le serviteur, par intoxication, par contagion lente, avait déteint sur le maître, et celui-ci en était arrivé à donner comme but exclusif à sa vie la recherche et la mise en œuvre de filons ou de sables aurifères. Dans son for intérieur, le retour à Montréal était reculé à un avenir indéterminé. Tout son intérêt se concentrait uniquement sur le Klondike, source inépuisable d’émotions appréciées du joueur qui sommeillait en lui.

Ben Raddle avait décidé que Lorique ne ferait pas partie de l’expédition qui allait s’enfoncer dans le Nord. Il resterait à Dawson, et aurait comme mission de se tenir au courant de tous les événements intéressant l’industrie minière. S’il voyait quelque bonne opération à tenter, il serait de cette manière à même de la faire.

Tout étant ainsi convenu, la caravane sortit de Dawson, le lendemain, dès cinq heures du matin, par le haut quartier de la rive droite du Klondike, et se dirigea vers le Nord-Est.

Le temps était à souhait: ciel pur, brise faible, température de cinq à six degrés au-dessus de zéro. La neige avait en grande partie fondu, et il n’en subsistait sur le sol herbeux que de rares plaques d’une éblouissante blancheur.

Que l’itinéraire eût été soigneusement établi, il est inutile de le dire. Le Scout avait déjà fait le voyage de Dawson City à Fort Mac Pherson, et l’on pouvait s’en rapporter à la fidélité de ses souvenirs.

La contrée à parcourir était, en somme, assez plate, et coupée seulement de quelques rios, d’abord affluents ou sous-affluents du Yukon et de la Klondike River, puis, au delà du cercle polaire arctique, affluents ou sous-affluents de la Peel River qui longe la base des Montagnes Rocheuses avant de se jeter dans la Mackensie.

Pendant cette première période du voyage, tout au moins, entre Dawson City et Fort Mac Pherson, le cheminement ne présenterait pas de grandes difficultés. Après la fonte des dernières neiges, les rios descendraient à leur plus bas étiage; il serait aisé de les franchir, et ils conserveraient toujours assez d’eau pour les besoins de la petite troupe. Lorsqu’elle aurait atteint la Peel River, on déciderait dans quelles conditions s’effectuerait la dernière partie de l’itinéraire.

Par un phénomène bien humain d’autosuggestion, tous, à l’exception peut-être de Summy Skim et de Patrick Richardson, partaient pleins d’espoir dans le succès de l’expédition. Et encore Summy Skim se bornait-il à ne pas avoir d’opinion, et à ne pas arrêter son esprit un seul instant sur le but du voyage. Après une longue et stérile hostilité, il se mettait en route joyeux sans savoir pourquoi et débordant d’une irrésistible bonne humeur.

Quant à Patrick, lui non plus n’avait pas d’opinion, en admettant qu’il eût été capable d’en avoir une. La veille du départ, Jane lui avait dit:

«Patrick, nous partons demain.

– Bien, monsieur Jean,» avait répondu le fidèle géant, qui n’avait jamais paru remarquer le changement de sexe de son jeune maître.

Les autres, ceux du moins qui étaient dans la confidence, Ben Raddle, Jane Edgerton, Bill Stell lui-même, admettaient l’existence du Golden Mount et de ses trésors comme un article de foi. Quant au reste de la troupe, il suivait de confiance, sachant seulement que l’on faisait un voyage de prospection dans le Nord, et tous, grisés par un optimisme sans cause, en supputaient à l’avance les résultats. La qualité de Ben Raddle faisait merveille. On se racontait à l’oreille que le Scout lui avait donné un «tuyau», et que l’on marchait à coup sûr vers de fabuleuses richesses que l’ingénieur saurait bien faire sortir de terre d’un seul coup.

C’est dans ces heureuses dispositions que l’on quitta Dawson City. Au sortir de la ville, la carriole conduite par Neluto, et dans laquelle les deux cousins et Jane Edgerton avaient pris place, marcha d’abord d’une rapide allure; mais bientôt elle dut ralentir son train, que les attelages lourdement chargés ne pouvaient suivre. Cependant il fut possible d’allonger ces premières étapes sans trop fatiguer les animaux et les hommes, la vaste plaine très unie ne présentant aucun obstacle. Souvent, pour soulager les mules, les hommes faisaient à pied une partie de la route. Ben Raddle et le Scout causaient alors du sujet qui occupait leur pensée. Summy Skim et Neluto battaient la campagne à droite et à gauche, et, comme le gibier abondait, ils ne perdaient pas leur poudre. Puis, avant même que ne fût venue la nuit déjà tardive à cette époque de l’année et sous cette latitude, le campement s’organisait jusqu’au lendemain.

Ce fut à la date du 16 mai, dix jours après son départ de Dawson City, que la caravane franchit le cercle polaire, un peu au delà du soixante-sixième parallèle. Aucun incident n’avait marqué cette première partie du parcours. On n’avait même pas fait la rencontre de ces bandes d’Indiens que les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson poursuivent encore et repoussent de plus en plus vers l’Ouest.

Le temps était beau, les santés bonnes. Le personnel vigoureux, rompu aux fatigues, ne paraissait pas souffrir du voyage. Les attelages trouvaient facilement à se nourrir au milieu des prairies verdoyantes. Quant aux campements nocturnes, on parvenait toujours à les installer à portée d’un rio limpide, sur la lisière des bois de bouleaux, de trembles et de pins qui se succèdent à perte de vue dans la direction du Nord-Est.

L’aspect de la région se modifiait lentement. A l’horizon oriental se profilait maintenant l’arête des Montagnes Rocheuses. C’est dans cette partie du Nord-Amérique que le sol est soulevé par leurs premières ondulations, qui se prolongent ensuite, exhaussées, sur presque toute la longueur du nouveau continent.

Quelques kilomètres après avoir franchi le cercle polaire, la caravane dut passer à gué, près de sa source, une rivière allant vers le Nord-Ouest se jeter dans la Porcupine River.

Tant à cause du réseau des creeks que des inégalités du sol, la route, au Nord de cette rivière, se fît assez dure, et, sans l’extrême soin qu’y apportait Neluto, l’essieu ou les roues de la carriole se fussent plusieurs fois rompus.

Nul, d’ailleurs, ne songeait à s’étonner de ces difficultés. On ne s’était pas attendu à trouver dans ces régions perdues des voies bordées de becs de gaz et soigneusement macadamisées. Seul, Bill Stell, qui avait jadis suivi le même chemin, manifestait quelque surprise.

«La route, dit-il un jour que la caravane était engagée dans un étroit défilé, ne m’avait pas paru si mauvaise lorsque je l’ai parcourue il y a vingt ans.

– Elle n’a pourtant pas dû changer depuis, répliqua Summy Skim.

– Cela tient peut-être à la rigueur du dernier hiver, fît observer l’ingénieur.

– C’est ce que je pense, monsieur Ben, répondit le Scout. Les froids ont été si excessifs, que les gelées ont profondément défoncé la terre. Aussi, ne saurais-je trop recommander de prendre garde aux avalanches.»

Il s’en produisit, en effet, deux ou trois fois. D’énormes morceaux de quartz et de granit, déséquilibrés par les affouillements, roulèrent en rebondissant sur les talus, brisant, broyant les arbres situés sur leur passage. Il s’en fallut de peu que l’un des chariots et son attelage ne fussent détruits par ces lourdes masses.

Pendant doux jours, les étapes furent pénibles, et leur longueur ne se maintint pas à sa moyenne habituelle. De là des retards contre lesquels pestait Ben Raddle et que Summy Skim accueillait avec le calme d’un philosophe.

Ce n’était pas l’or qui l’attirait, lui. Puisqu’il avait dû renoncer à regagner des pays plus cléments, autant passer son temps à voyager qu’à autre chose. Et, d’ailleurs, il était obligé de convenir avec lui-même qu’il se trouvait parfaitement heureux.

«Il est étonnant, ce Ben, disait parfois Summy à Jane Edgerton. C’est un enragé.

– Nullement, répondait Jane. Il est pressé, voilà tout.

– Pressé? ripostait Summy. Pourquoi pressé? Il gâte toujours le présent avec son souci du lendemain. Moi, je me laisse vivre et j’accepte les choses comme elles viennent.

– C’est que M. Raddle a un but. Il va droit au Golden Mount, et le chemin qu’il faut suivre pour l’atteindre n’est qu’un moyen qui ne l’intéresse pas.

– Le Golden Mount – s’il existe – répliquait Summy, sera là dans quinze jours comme dans huit. Je compte bien, d’ailleurs, que nous prendrons un repos mérité à Fort Mac Pherson. Après une trotte pareille, on a le droit de vouloir s’étendre dans un lit.

– S’il y a des auberges à Fort Mac Pherson!

Le Scout, consulté, déclara qu’il n’y en avait pas.

– Fort Mac Pherson, dit-il, n’est qu’un poste fortifié pour les agents de la Compagnie. Mais il y a des chambres.

– Puisqu’il y a des chambres, il y a des lits, répliqua Summy Skim, et je ne serais pas fâché d’y allonger mes jambes pendant deux ou trois bonnes nuits.

– Commençons par y arriver, interrompit Ben Raddle, et ne nous attardons pas en haltes inutiles.»

La caravane marchait donc aussi rapidement que le permettaient les détours et les embarras des défilés; mais, malgré les encouragements de Ben Raddle, il lui fallut près d’une semaine pour sortir de la région montagneuse et arriver à la Peel River.

Ce fut seulement dans l’après-midi du 21 mai qu’on l’atteignit, et, sans attendre, on traversa cet important affluent de la Mackensie, en s’aidant des derniers glaçons de la débâcle qui l’encombraient encore. Avant la nuit, matériel et personnel étaient transportés sans accident sur la rive droite, et le camp était établi au bord de l’eau, sous les frondaisons de grands pins maritimes. Les tentes dressées, on s’occupa du repas du soir, toujours impatiemment attendu.

Mais il était écrit que la journée ne s’achèverait pas sans dramatique incident. A peine était-on installé, que l’un des Canadiens, descendu un peu en aval, reparut au pas de course, les traits convulsés par la peur.

«Alerte!.. alerte! cria-t-il dès qu’il fut à portée de la voix.

On se releva en désordre. Seul, Summy Skim, en chasseur de profession, eut le sang-froid de saisir sa carabine. En un instant, il était debout, armé, prêt à faire feu.

– Des Indiens? demanda-t-il.

– Non, répondit Bill Stell, des ours.»

Sur les talons du fuyard apparaissait, en effet, un trio d’ours de grande taille, d’aspect formidable, appartenant à cette espèce de grizzlis qui fréquentent d’habitude les gorges des Montagnes Rocheuses.

Ces ours étaient-ils excités par la faim? C’était probable, à en juger par leurs terribles rugissements, qui eurent pour effet d’affoler les bêtes d’attelage.

La confusion générale s’en augmenta, et les trois ours furent au milieu du camp avant que l’on eût pris la moindre mesure de défense.

Au premier rang se trouvait, par hasard, Jane Edgerton. Elle essaya de reculer, de fuir, mais il était visible qu’elle n’en aurait pas le temps. D’un bond, Summy se plaça devant la jeune fille et, épaulant sa carabine, fit feu à deux reprises, coup sur coup.

Summy ne manquait jamais le but. C’était, du moins, sa prétention, qui fut justifiée une fois de plus. Deux ours frappés au cœur tombèrent pour ne plus se relever.

Il en restait un troisième. Indifférent au meurtre de ses congénères, l’animal accourait à toute vitesse. Dans une seconde il aurait saisi dans la tenaille de ses redoutables griffes le malheureux Summy désarmé. Celui-ci, décidé à vendre chèrement sa vie, prit par le canon son fusil transformé en massue et, de pied ferme, attendit.

Soudain, l’ours chancela. Attaqué de flanc, il lui fallait faire face à un nouvel ennemi, qui n’était autre que Patrick Richardson. Sans autres armes que celles dont la nature l’avait pourvu, l’Irlandais était venu à la rescousse et, selon les règles de la savate la plus pure, il avait décoché dans le flanc droit de l’ours un coup de pied si magistral que l’élan de la bête féroce en fut brisé.

L’ours fit sur lui-même un quart de conversion, et, déchirant l’air d’un effroyable rugissement, se lança sur l’audacieux qui le bravait. Les spectateurs de cette scène rapide poussèrent un cri d’effroi. Seul, Patrick, ramassé sur lui-même, ne manifesta aucune émotion.

C’était vraiment un beau spectacle: d’un côté un animal gigantesque emporté par la plus furieuse des colères, se précipitant avec l’aveuglement de la brute, griffes dardées, crocs menaçants; de l’autre, un superbe échantillon physique de la race des hommes, aussi grand, aussi fort que son terrifiant adversaire, moins bien armé sans aucun doute, mais remplaçant, quelle que fût la modestie de son rang sur l’échelle intellectuelle, l’infériorité de ses armes naturelles par cette flamme de l’intelligence dont l’espèce humaine a l’exclusif privilège.

On aurait cru revivre une scène des temps préhistoriques, au cours desquels nos premiers ancêtres durent, par l’unique force de leurs muscles, conquérir la terre inconnue et hostile.

Cette fois encore, l’intelligence devait triompher. A l’instant précis où l’ours allait étouffer Patrick entre ses bras velus, celui de l’Irlandais se détendit rapide comme la foudre, et son poing vint frapper, avec la violence d’une catapulte, l’assaillant en plein museau.

Le coup avait été formidable. L’ours vacilla sur ses pattes de derrière et tomba comme une masse à la renverse. Patrick eut un petit rire mezza voce, et, sans bouger, se tint prêt à soutenir une nouvelle attaque.

Elle ne se fit pas attendre. A peine tombé, l’ours s’était relevé le museau en sang. Ivre de rage, il se lança à corps perdu sur son ennemi.

Patrick ne perdit rien de son sang-froid. Le moment favorable choisi avec un tact parfait, ses deux poings, cette fois, partirent à la volée. Le gauche, d’abord, atteignit et creva l’un des yeux de l’animal, puis le droit revint s’écraser contre le museau avec une telle violence que le sang gicla et que l’on entendit le bruit sec des crocs brisés.

De nouveau, l’ours tomba à la renverse et, de nouveau, Patrick attendit généreusement qu’il se fût remis debout avant de reprendre le jeu. On n’eût pas agi avec plus de loyauté dans une séance de lutte romaine.

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L’ours, d’ailleurs, se relevait moins rapidement que lors de sa première chute. Il se redressa enfin, mais pour se reposer lourdement sur son arrière-train. Il ne bougeait plus. Il ne rugissait plus. D’un air désorienté, il frottait de la patte son œil crevé, tandis que sa langue épaisse passait et repassait sur ses babines ensanglantées.

Lassé d’attendre, Patrick, le poing en arrêt, fit en avant un pas que l’ours fit immédiatement en arrière. L’Irlandais aussitôt avança d’un second pas, puis d’un troisième, tandis que l’ours reculait d’autant. Pendant trois minutes, cette singulière poursuite continua, au grand ébahissement des spectateurs.

Patrick, impatienté, brusqua les choses: Désespérant d’atteindre l’ennemi dans sa retraite, et comprenant la nécessité d’une arme de jet, il se baissa pour ramasser une grosse pierre dont l’envoi, à titre d’insultante provocation, ferait, sans doute, renaître la bataille.

Il n’en fut rien. En voyant le mouvement de l’Irlandais, l’ours ne demanda pas son reste. La leçon lui suffisait évidemment, et il en avait assez. Se laissant retomber sur ses quatre pattes, il battit en retraite au petit trot, et s’éloigna d’un air penaud, l’arrière-train peureusement contracté, en lançant de son œil unique un regard craintif à l’adresse de son vainqueur.

Quelques minutes plus tard il avait disparu sous les arbres de la forêt.

Un éclat de rire homérique, accompagné d’un tonnerre d’applaudissements, salua ce dénouement inattendu. On entoura Patrick, on le complimenta.

«Merci, Patrick, dit avec chaleur Summy Skim en serrant vigoureusement la main de son sauveur.

– Oui, merci, répéta Jane au géant. Merci et bravo!

Patrick ne sembla pas s’apercevoir de l’existence de Summy. Il se tourna du côté de sa jeune maîtresse qui, pour lui, peuplait la terre à elle seule.

– Il n’y a pas de quoi, dit-il modestement. Cette bête, voyez-vous, elle ne sait pas la boxe, monsieur Jean.»

 

 

Chapitre VI

Ou l’on touche au but.

 

itué à peu près par 135° de longitude Ouest et 67° de latitude, le Port Mac Pherson était à cette époque le poste le plus septentrional que possédât la Compagnie de la baie d’Hudson dans le Nord-Amérique. Il commandait toute la partie de territoire arrosée par les nombreux bras qui se ramifient à l’estuaire de la Mackensie sur la mer Polaire Arctique. C’est là que les chasseurs de fourrures trouvaient à se ravitailler, et aussi à se défendre contre les bandes d’Indiens errant à travers les plaines du Haut-Dominion.

Ce fort, élevé sur la rive droite de la Peel River, se tenait le plus possible en communication avec le Fort Good Hope, bâti en amont au bord de la Mackensie. Les stocks de pelleteries refluaient de l’un vers l’autre, pour être ensuite transportés sous bonne escorte dans l’entrepôt central de la Compagnie.

Le Fort Mac Pherson est constitué par un vaste magasin au-dessus duquel se succèdent la chambre de l’agent-chef, le poste de ses hommes et une salle munie de lits de camp pouvant contenir une vingtaine de personnes. En bas sont disposées des écuries où les attelages de chevaux et de mules peuvent trouver place. Les forêts voisines fournissent le combustible nécessaire pour combattre les grands froids de la saison glaciale.

Le bois ne manque pas et ne manquera pas pendant nombre d’années encore. Quant à la nourriture, elle est assurée régulièrement chaque été par les ravitailleurs de la Compagnie, la chasse et la pêche alimentant, d’ailleurs, largement les réserves.

Le Fort Mac Pherson est commandé par un agent-chef, ayant sous ses ordres une vingtaine d’hommes originaires du Canada et de la Colombie britannique, véritables soldats soumis à une sévère discipline. Vie assez dure que la leur, étant donnés la rigueur du climat et le danger perpétuel d’être attaqué par les bandes d’aventuriers errant dans ces solitudes désolées. Aussi le râtelier d’armes est-il garni de carabines et de revolvers, et la Compagnie a-t-elle soin de renouveler les munitions de manière que le poste en soit toujours approvisionné.

Au moment où l’expédition de Ben Raddle parvint au Fort Mac Pherson, l’agent-chef et ses hommes venaient précisément d’avoir une alerte.

Quelques jours auparavant, dans la matinée du 25 mai, l’homme de garde avait signalé l’approche d’une troupe composée de trente à quarante hommes, dont plusieurs Indiens, qui remontait la rive droite de la Peel River.

Ainsi qu’il est d’usage en de telles circonstances, la porte du Fort Mac Pherson fut tout d’abord fermée solidement. A moins d’escalader les murs, on n’aurait pu pénétrer dans l’enceinte.

Lorsque les étrangers furent arrivés devant la porte, l’un d’eux, qui semblait être le capitaine, demanda que l’entrée leur fût accordée. L’agent-chef monta alors sur la crête du mur et examina les hôtes que le hasard lui envoyait. Il est à croire que cet examen ne lui dit rien de bon et que la troupe lui parut suspecte, car sa réponse fut que personne ne pénétrerait dans la place.

Ce qui suivit prouva la sagesse de sa décision. Des injures et des menaces éclatèrent aussitôt. A l’accent, le gardien-chef reconnut que la bande était composée, outre les Indiens, d’Américains du Sud, gens toujours portés aux plus extrêmes violences.

Les aventuriers ne s’en tinrent pas aux paroles. Ils passèrent aux actes. Soit pour se ravitailler, soit dans le but de s’emparer du Fort Mac Pherson, point d’appui très important qui commande l’embouchure de la Mackensie, ils essayèrent de forcer la porte. Elle résista d’ailleurs, et, après une décharge du poste, qui en blessa quelques-uns, les assaillants s’éloignèrent dans la direction du Nord-Ouest, mais non sans avoir fait usage de leurs carabines contre les agents de la Compagnie, dont, par bonheur, aucun ne fut atteint.

A dater de cette alerte, un retour offensif étant toujours à craindre, la garnison du Fort Mac Pherson se tint jour et nuit sur le qui-vive. Et vraiment ne dut-elle pas s’applaudir d’avoir fait bonne garde, lorsque, cinq jours plus tard, le 30 mai, une nouvelle troupe fut signalée, qui se dirigeait également vers le fort, en descendant la rive droite du cours d’eau?

Grande fut la surprise de la caravane du Scout – car c’était elle – lorsqu’elle vit apparaître sur la courtine une douzaine d’hommes armés, qui lui intimèrent l’ordre de s’éloigner.

Il fallut parlementer.

L’agent-chef reconnut enfin qu’il avait affaire à des Canadiens, et, circonstance des plus heureuses, il se trouva que Bill Stell et lui étaient d’anciennes connaissances, du temps que tous deux servaient dans la milice du Dominion. Aussitôt, la porte du Fort Mac Pherson s’ouvrit toute grande, et la caravane pénétra dans la cour intérieure où il lui fut fait bon accueil.

L’agent-chef donna alors l’explication de son attitude à l’approche d’une troupe d’étrangers. Il raconta qu’une bande d’Américains et d’Indiens avait fait quelques jours auparavant une démonstration hostile contre le fort, qu’elle avait tenté d’y entrer par la violence, et qu’il avait fallu la repousser à coups de carabine. Que voulaient ces rôdeurs? On l’ignorait. La méfiance de la garnison se justifiait en tous cas après cette échauffourée.

«Cette bande, qu’est-elle devenue? demanda le Scout.

– Son coup manqué, répondit l’agent-chef, elle a continué sa route.

– De quel côté?

– Vers le Nord-Ouest.

– Puisque nous allons prendre celle du Nord, dit Ben Raddle, il est probable que nous ne la rencontrerons pas.

– Je vous le souhaite, approuva l’agent-chef, car elle m’a paru composée d’un ramassis de gens de la pire espèce.

– Où peuvent-ils aller ainsi? questionna Summy Skim.

– Sans doute à la recherche de nouveaux gisements, puisqu’ils avaient un matériel de prospecteurs.

– Avez-vous donc entendu dire qu’il y en eût dans cette partie du Dominion? demanda Ben Raddle.

– Il en existe assurément, répondit l’agent-chef. Il ne reste qu’à les trouver.»

L’agent-chef n’en savait pas davantage. Il ne fit pas la moindre allusion au Golden Mount, qui cependant ne devait pas être très éloigné du Fort Mac Pherson.

Ben Raddle en fut satisfait. Il préférait que le secret de Jacques Ledun ne fût connu de personne. Par contre, une telle ignorance ne laissa pas d’impressionner Summy Skim, qui doutait toujours de l’existence de la Montagne d’Or. Pour en avoir le cœur net, il demanda à l’agent-chef s’il y avait des volcans dans le Nord. Celui-ci déclara qu’il n’en avait jamais entendu parler, et cette réponse augmenta la perplexité de Summy.

Le Scout se contenta de dire à son camarade de régiment que la caravane allait précisément à la recherche de territoires aurifères vers l’embouchure de la Mackensie. Il ajouta, qu’après une marche d’un mois, elle serait désireuse de se reposer deux ou trois jours au Fort Mac Pherson, si on voulait bien lui accorder l’hospitalité.

La requête de Bill Stell fut exaucée sans difficulté. En ce moment, d’ailleurs, le fort ne renfermait que sa petite garnison réglementaire. Les chasseurs n’y étaient attendus que dans un mois. On ne manquait donc pas de place, et la caravane put se loger à l’aise sans causer aucun dérangement.

Ben Raddle remercia vivement l’agent-chef de ce bon accueil, et, en moins d’une heure, l’installation du personnel et du matériel était terminée.

Les trois jours s’écoulèrent dans un repos absolu, et aucun incident ne marqua le séjour de la caravane au Fort Mac Pherson. Lorsque l’heure du départ arriva, tous, bien reposés, étaient prêts à repartir d’un cœur joyeux.

Dans la matinée du 2 juin, la petite troupe se reforma sous la conduite du Scout, qui ne ménagea pas à l’agent-chef et à ses camarades des remerciements aussi sincères que mérités, puis elle se remit en marche sur la rive droite de la Peel River.

Ben Raddle, Summy Skim et Jane Edgerton avaient repris place dans la carriole conduite par Neluto. Les autres attelages suivaient sous la direction du Scout. Celui-ci ne connaissait plus le territoire qu’il traversait, ses voyages antérieurs ne l’ayant jamais conduit au delà du Fort Mac Pherson.

C’était donc aux renseignements possédés par l’ingénieur qu’il convenait de s’attacher maintenant. Sa carte, où était reporté le Golden Mount, d’après les relèvements de Jacques Ledun, montrait que la route, à partir du Fort Mac Pherson, obliquait légèrement sur la gauche de la Peel River.

A midi la halte s’organisa près d’un rio, à l’orée d’un bois de sapins. Les animaux furent mis au pâturage dans une prairie voisine. Le temps était rafraîchi par une légère brise du Nord-Est, et le ciel voilé de quelques nuages.

On était en pays plat. Le regard n’était arrêté qu’au levant par les premières tumescences de la chaîne des Montagnes Rocheuses. La distance à parcourir jusqu’au Golden Mount, distance qui, d’après la carte, ne devait pas excéder deux cents kilomètres, n’exigerait, dans ces conditions, que cinq ou six jours, s’il ne se produisait aucun retard.

Tout en causant pendant la halte, Bill Stell fut conduit à dire:

«Enfin, monsieur Summy, nous voilà au terme du voyage. Bientôt nous n’aurons plus qu’à songer au retour.

– Mon cher Bill, répondit Summy, un voyage n’est terminé que lorsqu’on est revenu chez soi, et, en ce qui concerne spécialement celui-ci, je ne le croirai achevé que le jour où la porte de notre maison de la rue Jacques-Cartier se refermera sur nous.»

Bill Stell n’insista pas. Quant à Ben Raddle, il échangea un regard navré avec Jane Edgerton. Incorrigible, décidément, ce Summy!

Il ne fallut pas moins de trois jours à la caravane pour atteindre le confluent de la Peel River et de la Mackensie. Elle n’y parvint que dans l’après-midi du 5 juin.

Rien ne troubla ces longues étapes effectuées sans trop de fatigue, sur la rive assez plate de la rivière. Le pays était désert. A peine si on rencontra quelques groupes d’Indiens, de ceux qui vivent de la pêche sur le delta du Grand Fleuve. La bande signalée par l’agent-chef du Fort Mac Pherson ne fut point rencontrée, et le Scout s’en félicitait.

«Arrivons seuls au Golden Mount, répétait-il, revenons-en seuls, et tout sera pour le mieux.»

Il prenait pour cela toutes les précautions possibles. Trois de ses hommes allaient sans cesse en éclaireurs en avant et sur les flancs de la caravane, et, durant les haltes, les abords du campement étaient surveillés avec soin de manière à se garder contre toute surprise.

Ces précautions avaient jusqu’alors été superflues, et la caravane n’avait fait aucune mauvaise rencontre au moment où elle atteignit la Mackensie.

L’embouchure de ce Grand Fleuve constitue un important réseau hydrographique qui n’a peut-être pas de similaire en n’importe quelle région du nouveau et de l’ancien monde.

Cent cinquante kilomètres avant de se jeter dans l’Océan, la Mackensie se divise, se déploie à la manière d’un éventail, en bras réunis par une multitude de canaux secondaires, dont les grands froids ne font qu’une vaste surface glacée pendant l’hiver. A cette époque de l’année, les derniers débris de la débâcle venaient de se dissoudre dans les eaux de la mer Arctique, et la Peel River ne charriait plus un seul glaçon.

A voir cette disposition si compliquée de l’estuaire de la Mackensie, on peut même se demander si sa branche de l’Ouest n’est pas formée par la Peel River elle-même, couplée au bras principal de l’Est, par le réseau qui s’étend entre eux.

Quoi qu’il en soit à cet égard, que le bras de l’Ouest prolonge la Peel River ou constitue une dérivation de la Mackensie proprement dite, la caravane était dans la nécessité de passer sur sa rive gauche, puisque les coordonnées du Golden Mount le plaçaient à peu de distance de cette rive, sur le bord de l’océan Glacial Arctique.

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Très heureusement, l’étiage des eaux n’était pas élevé, et le Scout réussit à trouver un gué. Le passage put donc être effectué pendant la halte du 5, non sans d’assez grandes difficultés.

Cette opération occupa toute l’après-midi, et, lorsque le soir tomba, Bill Stell et ses compagnons étaient installés sur l’autre rive.

Le lendemain, 6 juin, dès trois heures du matin, Bill Stell donna le signal du départ. A son estime, trois jours devaient largement suffire à atteindre le littoral. La caravane serait alors en vue du Golden Mount, si les indications de la carte avaient quelque précision. En admettant même que la longitude et la latitude relevées par Jacques Ledun ne fussent pas absolument exactes, la montagne serait visible, car elle devait dominer la région.

Les étapes le long de la branche occidentale du Grand Fleuve s’effectuèrent sans offrir d’obstacles notables. Toutefois, le temps était moins favorable. Des nuages, venus du Nord, chassaient à grande vitesse, et la pluie tomba parfois avec violence. La marche fut retardée de ce fait, et les haltes de nuit ne laissèrent pas d’être pénibles. Mais on supportait allègrement des ennuis que la proximité du but faisait paraître légers.

C’était une circonstance heureuse que la caravane ne se fût pas engagée dans le réseau hydrographique du delta. Le Scout se demandait comment il s’en fût tiré. Tant de rios à traverser, s’ils n’étaient pas guéables, auraient occasionné les plus sérieux embarras. On aurait été contraint de laisser en arrière une partie du matériel, quitte à venir le reprendre plus tard.

Le 8 juin, à la halte du soir, on ne devait pas être à plus de sept ou huit lieues du littoral, qu’on atteindrait le lendemain sans aucun doute.

Ben Raddle jugea le moment venu de faire connaître à ses compagnons le véritable but du voyage. Il raconta donc l’histoire de Jacques Ledun et répéta les confidences du malheureux Français à la troupe des prospecteurs groupés en cercle autour de lui,

Ce fut une explosion de joie. Tous les regards se tendirent vers le Nord, dans l’espoir d’apercevoir le sommet du Golden Mount. Même en admettant qu’il n’eût que de cinq à six cents pieds d’altitude, il aurait été visible à cette distance.

Le soleil était encore assez haut dans le ciel. Mais, par malheur, quelques brumes s’accumulaient à l’horizon. Rien n’apparut à ces yeux impatients.

On conçoit à quel degré de nervosité était arrivé le personnel de la caravane, et, plus que tous les autres, Ben Raddle absorbé depuis si longtemps par son idée fixe qui serait sous peu d’heures une réalité ou un rêve.

Jane Edgerton partageait la surexcitation de l’ingénieur. Ils ne pouvaient tous deux tenir en place. Si le Scout et Summy Skim ne leur eussent fait entendre raison, ils auraient repris la marche au milieu de l’obscurité.

«Mais, nom d’une pipe! calme-toi, Ben; calmez-vous, mademoiselle Jane, répétait Summy Skim. Patientez jusqu’à demain. Si le Golden Mount est là, vous le trouverez à sa place. Il ne s’envolera pas, que diable! et il est bien inutile de quitter notre campement pendant la nuit pour être fixé quelques heures plus tôt.»

Conseil sage, qui fut appuyé par Bill Stell. De fâcheuses rencontres étaient toujours à craindre, soit avec les Indiens, soit avec des bandes d’aventuriers dans le genre de celle qui avait attaqué le Fort Mac Pherson.

La nuit s’écoula dans ces conditions. Lorsque le jour reparut, les vapeurs ne s’étaient pas dissipées. A deux kilomètres le Golden Mount n’eût pas été visible.

Ben Raddle, les traits contractés, le front assombri, se contenait avec peine. Summy Skim, malgré sa bonté naturelle, n’était pas sans éprouver quelque malin plaisir de la colère du tyran qui l’avait entraîné si loin de Green Valley.

«Rage, mon vieux, rage, mâchonnait-il entre ses dents. Si le Golden Mount n’existe pas, tu ne peux pas le voir, c’est évident.

Cette réflexion pleine de bon sens, qui prouvait son inguérissable scepticisme, Summy eut seulement le tort de la murmurer un peu trop près de Jane Edgerton. Celle-ci eut un regard irrité qui lit rougir jusqu’aux oreilles l’insolent raisonneur. Summy voulut réparer sa bévue.

«Mais comme il existe, se hâta-t-il d’ajouter, on le verra dès que le temps sera clair, c’est évident.

Et lâchement, à haute voix, il répéta avec conviction:

«C’est évident!»

Puis, afin de savoir s’il avait obtenu son pardon, il coula un regard du côté de la jeune prospectrice. Il eut alors l’humiliation de constater qu’elle ne s’occupait plus de lui.

Le campement fut levé dès quatre heures du matin. Il faisait grand jour, et le soleil était déjà de quelques degrés au-dessus de l’horizon. On le sentait derrière les brumes que ses rayons n’avaient pas la force de dissiper.

La caravane se remit en marche. A onze heures, le littoral ne devait pas être à plus de trois lieues. Le Golden Mount demeurait toujours invisible.

Summy Skim commençait à se demander si son cousin n’allait pas devenir fou. Tant de fatigues subies, tant de dangers courus, pour n’arriver qu’à une désillusion!..

Enfin, un peu avant midi, l’atmosphère s’éclaircit. Le globe rouge du soleil s’estompa vaguement dans le brouillard moins dense. La voix de Neluto retentit:

«Là!.. là!.. Une fumée! s’écriait-il.

Mais il eut aussitôt du regret de s’être montré si audacieusement affirmatif.

«Ou un nuage, dit-il.

Il réfléchit une seconde, et ajouta:

«Ou un oiseau!

Le pilote réfléchit encore. Une fumée, un nuage, un oiseau… Avait-il bien épuisé la série des hypothèses?.. Non, il ne pouvait imaginer d’autres possibilités… Et pourtant, il en existait peut-être?..

«Ou rien du tout!» conclut-il entre ses dents pour son con lentement personnel et pour satisfaire, dans tous les cas, sa conscience.

Eût-il parlé à voix plus haute, qu’on ne l’eût pas écouté davantage. La caravane semblait frappée d’immobilité, âmes et regards tendus vers le Nord.

Ben Raddle, lui aussi, regardait le Nord, troublé par une sourde et vague inquiétude.

«Une fumée?.. murmurait-il. Mais non! C’est impossible… puisque, d’après Jacques Ledun, le Golden Mount est un volcan éteint!..»

Et pourtant Neluto avait eu tort d’être aussi timide. Sa première hypothèse était la bonne.

La brume se dissipait de plus en plus. Bientôt le soleil rayonna librement dans le bleu pâle du ciel, tandis que, salué par les hurrahs des prospecteurs, apparaissait le mont prodigieux, le Volcan d’Or, dont le cratère s’empanachait de vapeurs fuligineuses.

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