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Jules Verne

 

Autour de la lune

 

(Chapitre X-XIV)

 

 

44 dessinspar Emile Bayard et A. de Neuville

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre X

Les observateurs de la Lune.

 

arbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. Si petite qu’elle eût été, elle avait suffi à modifier la trajectoire du projectile. C’était une fatalité. L’audacieuse tentative avortait par une circonstance toute fortuite et, à moins d’événements exceptionnels, on ne pouvait plus atteindre le disque lunaire. En passerait-on assez près pour résoudre certaines questions de physique ou de géologie insolubles jusqu’alors? C’était la question, la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que leur réservait l’avenir, ils n’y voulaient même pas songer. Cependant, que deviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux à qui l’air devait bientôt manquer? Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l’aventure. Mais quelques jours, c’étaient des siècles pour ces intrépides, et ils consacrèrent tous leurs instants à observer cette Lune qu’ils n’espéraient plus atteindre.

La distance qui séparait alors le projectile du satellite fut estimée à deux cents lieues environ. Dans ces conditions, au point de vue de la visibilité des détails du disque, les voyageurs se trouvaient plus éloignés de la Lune que ne le sont les habitants de la Terre, armés de leurs puissants télescopes.

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On sait, en effet, que l’instrument monté par John Ross à Parson-town, dont le grossissement est de six mille cinq cents fois, ramène la Lune à seize lieues; de plus avec le puissant engin établi à Long’s-Peak, l’astre des nuits, grossi quarante-huit mille fois, était rapproché à moins de deux lieues, et les objets ayant dix mètres de diamètre s’y montraient suffisamment distincts.

Ainsi donc, à cette distance, les détails topographiques de la Lune, observés sans lunette, n’étaient pas sensiblement déterminés. L’œil saisissait le vaste contour de ces immenses dépressions improprement appelées «mers», mais il ne pouvait en reconnaître la nature. La saillie des montagnes disparaissait dans la splendide irradiation que produisait la réflexion des rayons solaires. Le regard, ébloui comme s’il se fût penché sur un bain d’argent en fusion, se détournait involontairement.

Cependant la forme oblongue de l’astre se dégageait déjà, Il apparaissait comme un œuf gigantesque dont le petit bout était tourné vers la Terre. En effet, la Lune, liquide ou malléable aux premiers jours de sa formation, figurait alors une sphère parfaite; mais, bientôt entraînée dans le centre d’attraction de la Terre, elle s’allongea sous l’influence de la pesanteur. A devenir satellite, elle perdit la pureté native de ses formes; son centre de gravité se reporta en avant du centre de figure, et, de cette disposition, quelques savants tirèrent la conséquence que l’air et l’eau avaient pu se réfugier sur cette surface opposée de la Lune qu’on ne voit jamais de la Terre.

Cette altération des formes primitives du satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. La distance du projectile à la Lune diminuait très rapidement sous sa vitesse considérablement inférieure à la vitesse initiale, mais huit à neuf fois supérieure à celles dont sont animés les express de chemins de fer. La direction oblique du boulet, en raison même de son obliquité, laissait à Michel Ardan quelque espoir de heurter un point quelconque du disque lunaire. Il ne pouvait croire qu’il n’y arriverait pas. Non! il ne pouvait le croire, et il le répétait souvent. Mais Barbicane, meilleur juge, ne cessait de lui répondre avec une impitoyable logique:

«Non, Michel, non. Nous ne pouvons atteindre la Lune que par une chute, et nous ne tombons pas. La force centripète nous maintient sous l’influence lunaire, mais la force centrifuge nous éloigne irrésistiblement.»

Cela fut dit d’un ton qui enleva à Michel Ardan ses dernières espérances.

La portion de la Lune dont le projectile se rapprochait était l’hémisphère Nord, celui que les cartes sélénographiques placent en bas, car ces cartes sont généralement dressées d’après l’image fournie par les lunettes, et l’on sait que les lunettes renversent les objets. Telle était la Mappa selenographica de Beer et Moedler que consultait Barbicane. Cet hémisphère septentrional présentait de vastes plaines, accidentées de montagnes isolées.

A minuit, la Lune était pleine. A ce moment précis, les voyageurs auraient dû y prendre pied, si le malencontreux bolide n’eût pas dévié leur direction. L’astre arrivait donc dans les conditions rigoureusement déterminées par l’Observatoire de Cambridge. Il se trouvait mathématiquement à son périgée et au zénith du vingt-huitième parallèle. Un observateur placé au fond de l’énorme Columbiad braquée perpendiculairement à l’horizon, eût encadré la Lune dans la bouche du canon. Une ligne droite figurant l’axe de la pièce, aurait traversé en son centre l’astre de la nuit.

Inutile de dire que pendant cette nuit du 5 au 6 décembre, les voyageurs ne prirent pas un instant de repos. Auraient-ils pu fermer les yeux, si près de ce monde nouveau? Non. Tous leurs sentiments se concentraient dans une pensée unique! Voir! Représentants de la Terre, de l’humanité passée et présente qu’ils résumaient en eux, c’est par leurs yeux que la race humaine regardait ces régions lunaires et pénétrait les secrets de son satellite! Une certaine émotion les tenait au cœur, et ils allaient silencieusement d’une vitre à l’autre.

Leurs observations, reproduites par Barbicane, furent rigoureusement déterminées. Pour les faire, ils avaient des lunettes. Pour les contrôler, ils avaient des cartes.

Le premier observateur de la Lune fut Galilée. Son insuffisante lunette grossissait trente fois seulement. Néanmoins, dans ces taches qui parsemaient le disque lunaire, «comme les yeux parsèment la queue d’un paon», le premier, il reconnut des montagnes et mesura quelques hauteurs auxquelles il attribua exagérément une élévation égale au vingtième du diamètre du disque, soit huit mille huit cents mètres. Galilée ne dressa aucune carte de ses observations.

Quelques années plus tard, un astronome de Dantzig, Hévélius – par des procédés qui n’étaient exacts que deux fois par mois, lors des première et seconde quadratures – réduisit les hauteurs de Galilée à un vingt-sixième seulement du diamètre lunaire. Exagération inverse. Mais c’est à ce savant que l’on doit la première carte de la Lune. Les taches claires et arrondies y forment des montagnes circulaires, et les taches sombres indiquent de vastes mers qui ne sont en réalité que des plaines. A ces monts et à ces étendues d’eau, il donna des dénominations terrestres. On y voit figurer le Sinaï au milieu d’une Arabie, l’Etna au centre d’une Sicile, les Alpes, les Apennins, les Karpathes, puis la Méditerranée, le Palus-Méotide, le Pont-Euxin, la mer Caspienne. Noms mal appliqués, d’ailleurs, car ni ces montagnes ni ces mers ne rappellent la configuration de leurs homonymes du globe. C’est à peine si dans cette large tache blanche, rattachée au sud à de plus vastes continents et terminée en pointe, on reconnaîtrait l’image renversée de la péninsule indienne, du golfe du Bengale et de la Cochinchine. Aussi ces noms ne furent-ils pas conservés. Un autre cartographe, connaissant mieux le cœur humain, proposa une nouvelle nomenclature que la vanité humaine s’empressa d’adopter.

Cet observateur fut le père Riccioli, contemporain d’Hévélius. Il dressa une carte grossière et grosse d’erreurs. Mais aux montagnes lunaires, il imposa le nom des grands hommes de l’Antiquité et des savants de son époque, usage fort suivi depuis lors.

Une troisième carte de la Lune fut exécutée au XVIIe siècle par Dominique Cassini; supérieure à celle de Riccioli par l’exécution, elle est inexacte sous le rapport des mesures. Plusieurs réductions en furent publiées, mais son cuivre, longtemps conservé à l’Imprimerie royale, a été vendu au poids comme matière encombrante.

La Hire, célèbre mathématicien et dessinateur, dressa une carte de la Lune, haute de quatre mètres, qui ne fut jamais gravée.

Après lui, un astronome allemand, Tobie Mayer, vers le milieu du XVIIIe siècle, commença la publication d’une magnifique carte sélénographique, d’après les mesures lunaires rigoureusement vérifiées par lui; mais sa mort, arrivée en 1762, l’empêcha de terminer ce beau travail.

Viennent ensuite Schroeter, de Lilienthal, qui esquissa de nombreuses cartes de la Lune, puis un certain Lorhmann, de Dresde, auquel on doit une planche divisée en vingt-cinq sections, dont quatre ont été gravées.

Ce fut en 1830 que MM. Beer et Moedler composèrent leur célèbre Mappa selenographica, suivant une projection orthographique. Cette carte reproduit exactement le disque lunaire, tel qu’il apparaît; seulement les configurations de montagnes et de plaines ne sont justes que sur sa partie centrale; partout ailleurs, dans les parties septentrionales ou méridionales, orientales ou occidentales, ces configurations, données en raccourci, ne peuvent se comparer à celles du centre. Cette carte topographique, haute de quatre-vingt-quinze centimètres et divisée en quatre parties, est le chef-d’œuvre de la cartographie lunaire.

Après ces savants, on cite les reliefs sélénographiques de l’astronome allemand Julius Schmidt, les travaux topographiques du père Secchi, les magnifiques épreuves de l’amateur anglais Waren de la Rue, et enfin une carte sur projection orthographique de MM. Lecouturier et Chapuis, beau modèle dressé en 1860, d’un dessin très net et d’une très claire disposition.

Telle est la nomenclature des diverses cartes relatives au monde lunaire. Barbicane en possédait deux, celle de MM. Beer et Moedler, et celle de MM. Chapuis et Lecouturier. Elles devaient lui rendre plus facile son travail d’observateur.

Quant aux instruments d’optique mis à sa disposition, c’étaient d’excellentes lunettes marines, spécialement établies pour ce voyage. Elles grossissaient cent fois les objets. Elles auraient donc rapproché la Lune de la Terre à une distance inférieure à mille lieues. Mais alors, à une distance qui vers trois heures du matin ne dépassait pas cent vingt kilomètres, et dans un milieu qu’aucune atmosphère ne troublait, ces instruments devaient ramener le niveau lunaire à moins de quinze cents mètres.

 

 

Chapitre XI

Fantaisie et réalisme.

 

vez-vous jamais vu la Lune? demandait ironiquement un professeur à l’un de ses élèves.

– Non, monsieur, répliqua l’élève plus ironiquement encore, mais je dois dire que j’en ai entendu parler.»

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Dans un sens, la plaisante réponse de l’élève pourrait être faite par l’immense majorité des êtres sublunaires. Que de gens ont entendu parler de la Lune, qui ne l’ont jamais vue… du moins à travers l’oculaire d’une lunette ou d’un télescope! Combien n’ont même jamais examiné la carte de leur satellite!

En regardant une mappemonde sélénographique, une particularité frappe tout d’abord.

Contrairement à la disposition suivie pour la Terre et Mars, les continents occupent plus particulièrement l’hémisphère Sud du globe lunaire. Ces continents ne présentent pas ces lignes terminales, si nettes et si régulières qui dessinent l’Amérique méridionale, l’Afrique et la péninsule indienne. Leurs côtes anguleuses, capricieuses, profondément déchiquetées, sont riches en golfes et en presqu’îles. Elles rappellent volontiers tout l’imbroglio des îles de la Sonde, où les terres sont divisées à l’excès. Si la navigation a jamais existé à la surface de la Lune, elle a dû être singulièrement difficile et dangereuse, et il faut plaindre les marins et les hydrographes sélénites, ceux-ci quand ils faisaient le levé de ces rivages tourmentés, ceux-là lorsqu’ils donnaient sur ces périlleux atterrages.

On remarquera aussi que sur le sphéroïde lunaire, le pôle Sud est beaucoup plus continental que le pôle Nord. A ce dernier, il n’existe qu’une légère calotte de terres séparées des autres continents par de vastes mers1. Vers le sud, les continents revêtent presque tout l’hémisphère. Il est donc possible que les Sélénites aient déjà planté le pavillon sur l’un de leurs pôles, tandis que les Franklin, les Ross, les Kane, les Dumont-d’Urville, les Lambert n’ont pas encore pu atteindre ce point inconnu du globe terrestre.

Quant aux îles, elles sont nombreuses à la surface de la Lune. Presque toutes oblongues ou circulaires et comme tracées au compas, elles semblent former un vaste archipel, comparable à ce groupe charmant jeté entre la Grèce et l’Asie Mineure, que la mythologie a jadis animé de ses plus gracieuses légendes. Involontairement, les noms de Naxos, de Ténédos, de Milo, de Carpathos, viennent à l’esprit, et l’on cherche des yeux le vaisseau d’Ulysse ou le «clipper» des Argonautes. C’est, du moins, ce que réclamait Michel Ardan; c’était un archipel grec qu’il voyait sur la carte. Aux yeux de ses compagnons peu fantaisistes, l’aspect de ses côtes rappelait plutôt les terres morcelées du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, et là où le Français retrouvait la trace des héros de la fable, ces Américains relevaient les points favorables à l’établissement de comptoirs, dans l’intérêt du commerce et de l’industrie lunaires.

Pour achever la description de la partie continentale de la Lune, quelques mots sur sa disposition orographique. On y distingue fort nettement des chaînes de montagnes, des montagnes isolées, des cirques et des rainures. Tout le relief lunaire est compris dans cette division. Il est extraordinairement tourmenté. C’est une Suisse immense, une Norvège continue où l’action plutonique a tout fait. Cette surface, si profondément raboteuse, est le résultat des contractions successives de la croûte, à l’époque où l’astre était en voie de formation. Le disque lunaire est donc propice à l’étude des grands phénomènes géologiques. Suivant la remarque de certains astronomes, sa surface, quoique plus ancienne que la surface de la Terre, est demeurée plus neuve. Là, pas d’eaux qui détériorent le relief primitif et dont l’action croissante produit une sorte de nivellement général, pas d’air dont l’influence décomposante modifie les profils orographiques. Là, le travail plutonique, non altéré par les forces neptuniennes, est dans toute sa pureté native. C’est la Terre, telle qu’elle fut avant que les marais et les courants l’eussent empâtée de couches sédimentaires.

Après avoir erré sur ces vastes continents, le regard est attiré par les mers plus vastes encore. Non seulement leur conformation, leur situation, leur aspect rappellent celui des océans terrestres, mais encore, ainsi que sur la Terre, ces mers occupent la plus grande partie du globe. Et cependant, ce ne sont point des espaces liquides, mais des plaines dont les voyageurs espéraient bientôt déterminer la nature.

Les astronomes, il faut en convenir, ont décoré ces prétendues mers de noms au moins bizarres que la science a respectés jusqu’ici. Michel Ardan avait raison quand il comparait cette mappemonde à une «carte du Tendre», dressée par une Scudéry ou un Cyrano de Bergerac.

«Seulement, ajoutait-il, ce n’est plus la carte du sentiment comme au XVIIe siècle, c’est la carte de la vie, très nettement tranchée en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine. Aux femmes, l’hémisphère de droite. Aux hommes, l’hémisphère de gauche!»

Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules à ses prosaïques compagnons. Barbicane et Nicholl considéraient la carte lunaire à un tout autre point de vue que leur fantaisiste ami. Cependant leur fantaisiste ami avait tant soit peu raison. Qu’on en juge.

Dans cet hémisphère de gauche s’étend la «mer des Nuées», où va si souvent se noyer la raison humaine. Non loin apparaît «la mer des Pluies», alimentée par tous les tracas de l’existence. Auprès se creuse «la mer des Tempêtes» où l’homme lutte sans cesse contre ses passions trop souvent victorieuses. Puis, épuisé par les déceptions, les trahisons, les infidélités et tout le cortège des misères terrestres, que trouve-t-il au terme de sa carrière? cette vaste «mer des Humeurs» à peine adoucie par quelques gouttes des eaux du «golfe de la Rosée»! Nuées, pluies, tempêtes, humeurs, la vie de l’homme contient-elle autre chose et ne se résume-t-elle pas en ces quatre mots?

L’hémisphère de droite, «dédié aux dames», renferme des mers plus petites, dont les noms significatifs comportent tous les incidents d’une existence féminine. C’est la «mer de la Sérénité» au-dessus de laquelle se penche la jeune fille, et «le lac des Songes», qui lui reflète un riant avenir! C’est «la mer du Nectar», avec ses flots de tendresse et ses brises d’amour! C’est la «mer de la Fécondité», c’est «la mer des Crises», puis «la mer des Vapeurs», dont les dimensions sont peut-être trop restreintes, et enfin cette vaste «mer de la Tranquillité», où se sont absorbés toutes les fausses passions, tous les rêves inutiles, tous les désirs inassoupis, et dont les flots se déversent paisiblement dans «le lac de la Mort»!

Quelle succession étrange de noms! Quelle division singulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l’un à l’autre comme l’homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportée dans l’espace! Et le fantaisiste Michel n’avait-il pas raison d’interpréter ainsi cette fantaisie des vieux astronomes?

Mais tandis que son imagination courait ainsi «les mers», ses graves compagnons considéraient plus géographiquement les choses. Ils apprenaient par cœur ce monde nouveau. Ils en mesuraient les angles et les diamètres.

Pour Barbicane et Nicholl, la mer des Nuées était une immense dépression de terrain, semée de quelques montagnes circulaires, et couvrant une grande portion de la partie occidentale de l’hémisphère Sud; elle occupait cent quatre-vingt-quatre mille huit cents lieues carrées, et son centre se trouvait par 15° de latitude sud et 20° de longitude ouest. L’océan des Tempêtes, Oceanus Procellarum, la plus vaste plaine du disque lunaire, embrassait une superficie de trois cent vingt-huit mille trois cents lieues carrées, son centre étant par 10º de latitude nord et 45° de longitude est. De son sein émergeaient les admirables montagnes rayonnantes de Képler et d’Aristarque.

Plus au nord et séparée de la mer des Nuées par de hautes chaînes, s’étendait la mer des Pluies, Mare Imbrium, ayant son point central par 35° de latitude septentrionale et 20° de longitude orientale; elle était de forme à peu près circulaire et recouvrait un espace de cent quatre-vingt-treize mille lieues. Non loin, la mer des Humeurs, Mare Humorum, petit bassin de quarante-quatre mille deux cents lieues carrées seulement, était située par 25° de latitude sud et 40° de longitude est. Enfin, trois golfes se dessinaient encore sur le littoral de cet hémisphère: le golfe Torride, le golfe de la Rosée et le golfe des Iris, petites plaines resserrées entre de hautes chaînes de montagnes.

L’hémisphère «féminin», naturellement plus capricieux, se distinguait par des mers plus petites et plus nombreuses. C’étaient, vers le nord, la mer du Froid, Mare Frigoris, par 55° de latitude nord et 0º de longitude, d’une superficie de soixante-seize mille lieues carrées, qui confinait au lac de la Mort et au lac des Songes; la mer de la Sérénité, Mare Serenitatis, par 25° de latitude nord et 20° de longitude ouest, comprenant une superficie de quatre-vingt-six mille lieues carrées; la mer des Crises, Mare Crisium, bien délimitée, très ronde, embrassant, par 17° de latitude nord et 55° de longitude ouest, une superficie de quarante mille lieues, véritable Caspienne, enfouie dans une ceinture de montagnes. Puis à l’Équateur, par 5° de latitude nord et 25° de longitude ouest, apparaissait la mer de la Tranquillité, Mare Tranquillitatis, occupant cent vingt et un mille cinq cent neuf lieues carrées; cette mer communiquait au sud avec la mer du Nectar, Mare Nectaris, étendue de vingt-huit mille huit cents lieues carrées, par 15° de latitude sud et 35° de longitude ouest, et à l’est avec la mer de la Fécondité, Mare Fecunditatis, la plus vaste de cet hémisphère, occupant deux cent dix-neuf mille trois cents lieues carrées, par 3° de latitude sud et 50° de longitude ouest. Enfin, tout à fait au nord et tout à fait au sud, deux mers se distinguaient encore, la mer de Humboldt, Mare Humboldtianum, d’une superficie de six mille cinq cents lieues carrées, et la mer Australe, Mare Australe, sur une superficie de vingt-six milles.

Au centre du disque lunaire, à cheval sur l’Équateur et sur le méridien zéro, s’ouvrait le golfe du Centre, Sinus Medii, sorte de trait d’union entre les deux hémisphères.

Ainsi se décomposait aux yeux de Nicholl et de Barbicane la surface toujours visible du satellite de la Terre. Quand ils additionnèrent ces diverses mesures, ils trouvèrent que la superficie de cet hémisphère était de quatre millions sept cent trente-huit mille cent soixante lieues carrées, dont trois millions trois cent dix-sept mille six cents lieues pour les volcans, les chaînes de montagnes, les cirques, les îles, en un mot tout ce qui semblait former la partie solide de la Lune, et quatorze cent dix mille quatre cents lieues pour les mers, les lacs, les marais, tout ce qui semblait en former la partie liquide. Ce qui, d’ailleurs, était parfaitement indifférent au digne Michel.

Cet hémisphère, on le voit, est treize fois et demi pi us petit que l’hémisphère terrestre. Cependant, les sélénographes y ont déjà compté plus de cinquante mille cratères. C’est donc une surface boursouflée, crevassée, une véritable écumoire, digne de la qualification peu poétique que lui ont donnée les Anglais, de «green cheese», c’est-à-dire «fromage vert».

Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce nom désobligeant.

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«Voilà donc, s’écria-t-il, comment les Anglo-Saxons, au XIXe siècle, traitent la belle Diane, la blonde Phœbé, l’aimable Isis, la charmante Astarté, la reine des nuits, la fille de Latone et de Jupiter, la jeune sœur du radieux Apollon!»

 

 

Chapitre XII

Détails orographiques.

 

a direction suivie par le projectile, on l’a déjà fait observer, l’entraînait vers l’hémisphère septentrional de la Lune. Les voyageurs étaient loin de ce point central qu’ils auraient dû frapper, si leur trajectoire n’eût pas subi une déviation irrémédiable.

Il était minuit et demi. Barbicane estima alors sa distance à quatorze cents kilomètres, distance un peu supérieure à la longueur du rayon lunaire, et qui devait diminuer à mesure qu’il s’avancerait vers le pôle Nord. Le projectile se trouvait alors, non à la hauteur de l’Équateur, mais par le travers du dixième parallèle, et depuis cette latitude, soigneusement relevée sur la carte jusqu’au pôle, Barbicane et ses deux compagnons purent observer la Lune dans les meilleures conditions.

En effet, par l’emploi des lunettes, cette distance de quatorze cents kilomètres était réduite à quatorze, soit trois lieues et demi. Le télescope des montagnes Rocheuses rapprochait davantage la Lune, mais l’atmosphère terrestre amoindrissait singulièrement sa puissance optique. Aussi Barbicane, posté dans son projectile, sa lorgnette aux yeux, percevait-il certains détails insaisissables aux observateurs de la Terre.

«Mes amis, dit alors le président d’une voix grave, je ne sais où nous allons, je ne sais si nous reverrons jamais le globe terrestre. Néanmoins, procédons comme si ces travaux devaient servir un jour à nos semblables. Ayons l’esprit libre de toute préoccupation. Nous sommes des astronomes. Ce boulet est un cabinet de l’Observatoire de Cambridge, transporté dans l’espace. Observons.»

Cela dit, le travail fut commencé avec une précision extrême, et il reproduisit fidèlement les divers aspects de la Lune aux distances variables que le projectile occupa par rapport à cet astre.

En même temps que le boulet se trouvait à la hauteur du dixième parallèle nord, il semblait suivre rigoureusement le vingtième degré de longitude est.

Ici se place une remarque importante au sujet de la carte qui servait aux observations. Dans les cartes sélénographiques où, en raison du renversement des objets par les lunettes, le sud est en haut et le nord en bas, il semblerait naturel que par suite de cette inversion, l’est dût être placé à gauche et l’ouest à droite. Cependant, il n’en est rien. Si la carte était retournée et présentait la Lune telle qu’elle s’offre aux regards, l’est serait à gauche et l’ouest à droite, contrairement à ce qui existe dans les cartes terrestres. Voici la raison de cette anomalie. Les observateurs situés dans l’hémisphère boréal, en Europe, si l’on veut, aperçoivent la Lune dans le sud par rapport à eux. Lorsqu’ils l’observent, ils tournent le dos au nord, position inverse de celle qu’ils occupent quand ils considèrent une carte terrestre. Puisqu’ils tournent le dos au nord, l’est se trouve à leur gauche et l’ouest à leur droite. Pour des observateurs situés dans l’hémisphère austral, en Patagonie, par exemple, l’ouest de la Lune serait parfaitement à leur gauche et l’est à leur droite, puisque le midi est derrière eux.

Telle est la raison de ce renversement apparent des deux points cardinaux, et il faut en tenir compte pour suivre les observations du président Barbicane.

Aidé de la Mappa selenographica de Beer et Moedler, les voyageurs pouvaient sans hésiter reconnaître la portion du disque encadré dans le champ de leur lunette.

«Que voyons-nous en ce moment? demanda Michel.

– La partie septentrionale de la mer des Nuées, répondit Barbicane. Nous sommes trop éloignés pour en reconnaître la nature. Ces plaines sont-elles composées de sables arides, ainsi que l’ont prétendu les premiers astronomes? Ne sont-elles que des forêts immenses, suivant l’opinion de M. Waren de la Rue, qui accorde à la Lune une atmosphère très basse mais très dense, c’est ce que nous saurons plus tard. N’affirmons rien avant d’être en droit d’affirmer.»

Cette mer des Nuées est assez douteusement délimitée sur les cartes. On suppose que cette vaste plaine est semée de blocs de lave vomis par les volcans voisins de sa partie droite, Ptolémée, Purbach. Arzachel. Mais le projectile s’avançait et se rapprochait sensiblement, et bientôt apparurent les sommets qui ferment cette mer à sa limite septentrionale. Devant se dressait une montagne rayonnante de toute beauté, dont la cime semblait perdue dans une éruption de rayons solaires.

«C’est?… demanda Michel.

– Copernic, répondit Barbicane.

– Voyons Copernic.»

Ce mont, situé par 9° de latitude nord et 20° de longitude est, s’élève à une hauteur de trois mille quatre cent trente-huit mètres au-dessus du niveau de la surface de la Lune. Il est très visible de la Terre, et les astronomes peuvent l’étudier parfaitement, surtout pendant la phase comprise entre le dernier quartier et la Nouvelle-Lune, parce qu’alors les ombres se projettent longuement de l’est vers l’ouest et permettent de mesurer ses hauteurs.

Ce Copernic forme le système rayonnant le plus important du disque après Tycho, situé dans l’hémisphère méridional. Il s’élève isolément, comme un phare gigantesque sur cette portion de la mer des Nuées qui confine à la mer des Tempêtes, et il éclaire sous son rayonnement splendide deux océans à la fois. C’était un spectacle sans égal que celui de ces longues traînées lumineuses, si éblouissantes dans la plaine Lune, et qui dépassant au nord les chaînes limitrophes, vont s’étendre jusque dans la mer des Pluies. A une heure du matin terrestre, le projectile, comme un ballon emporté dans l’espace, dominait cette montagne superbe.

Barbicane put en reconnaître exactement les dispositions principales. Copernic est compris dans la série des montagnes annulaires de premier ordre, dans la division des grands cirques. De même que Képler et Aristarque, qui dominent l’océan des Tempêtes, il apparaît quelquefois comme un point brillant à travers la lumière cendrée et fut pris pour un volcan en activité. Mais ce n’est qu’un volcan éteint, ainsi que tous ceux de cette face de la Lune. Sa circonvallation présentait un diamètre de vingt-deux lieues environ. La lunette y découvrait des traces de stratifications produites par les éruptions successives, et les environs paraissaient semés de débris volcaniques dont quelques-uns se montraient encore au-dedans du cratère.

«Il existe, dit Barbicane, plusieurs sortes de cirques à la surface de la Lune, et il est facile de voir que Copernic appartient au genre rayonnant. Si nous étions plus rapprochés, nous apercevrions les cônes qui le hérissent à l’intérieur, et qui furent autrefois autant de bouches ignivomes. Une disposition curieuse et sans exception sur le disque lunaire, c’est que la surface intérieure de ces cirques est notablement en contrebas de la plaine extérieure, contrairement à la forme que présentent les cratères terrestres. Il s’ensuit donc que la courbure générale du fond de ces cirques donne une sphère d’un diamètre inférieur à celui de la Lune.

– Et pourquoi cette disposition spéciale? demanda Nicholl.

– On ne sait, répondit Barbicane.

– Quel splendide rayonnement, répétait Michel. J’imagine difficilement que l’on puisse voir un plus beau spectacle!

– Que diras-tu donc, répondit Barbicane, si les hasards de notre voyage nous entraînent vers l’hémisphère méridional?

– Eh bien, je dirai que c’est encore plus beau!» répliqua Michel Ardan.

En ce moment, le projectile dominait le cirque perpendiculairement. La circonvallation de Copernic formait un cercle presque parfait, et ses remparts très escarpés se détachaient nettement. On distinguait même une double enceinte annulaire. Autour s’étalait une plaine grisâtre, d’aspect sauvage, sur laquelle les reliefs se détachaient en jaune. Au fond du cirque, comme enfermés dans un écrin, scintillèrent un instant deux ou trois cônes éruptifs, semblables à d’énormes gemmes éblouissantes. Vers le nord, les remparts se rabaissaient par une dépression qui eût probablement donné accès à l’intérieur du cratère.

En passant au-dessus de la plaine environnante, Barbicane put noter un grand nombre de montagnes peu importantes, et entre autres une petite montagne annulaire nommée Gay-Lussac, et dont la largeur mesure vingt-trois kilomètres. Vers le sud, la plaine se montrait très plate, sans une extumescence, sans un ressaut du sol. Vers le nord, au contraire, jusqu’à l’endroit où elle confinait à l’océan des Tempêtes, c’était comme une surface liquide agitée par un ouragan, dont les éruptifs, et les boursouflures figuraient une succession de lames subitement figées. Sur tout cet ensemble et en toutes directions couraient les traînées lumineuses qui convergeaient au sommet de Copernic. Quelques-uns offraient une largeur de trente kilomètres sur une longueur inévaluable.

Les voyageurs discutaient l’origine de ces étranges rayons, et pas plus que les observateurs terrestres, ils ne pouvaient en déterminer la nature.

«Mais pourquoi, disait Nicholl, ces rayons ne seraient-ils pas tout simplement des contreforts de montagnes qui réfléchissent plus vivement la lumière du soleil?

– Non, répondit Barbicane, s’il en était ainsi, dans certaines conditions de la Lune, ces arêtes projetteraient des ombres. Or, elles n’en projettent pas.»

En effet, ces rayons n’apparaissent qu’à l’époque où l’astre du jour se place en opposition avec la Lune, et ils disparaissent dès que ses rayons deviennent obliques.

«Mais qu’a-t-on imaginé pour expliquer ces traînées de lumières? demanda Michel, car je ne puis croire que des savants restent jamais à court d’explications!

– Oui, répondit Barbicane, Herschel a formulé une opinion, mais il n’osait l’affirmer.

– N’importe. Quelle est cette opinion?

– Il pensait que ces rayons devaient être des courants de laves refroidis qui resplendissaient lorsque le soleil les frappait normalement. Cela peut être, mais rien n’est moins certain. Du reste, si nous passons plus près de Tycho, nous serons mieux placés pour reconnaître la cause de ce rayonnement.

– Savez-vous, mes amis, à quoi ressemble cette plaine vue de la hauteur où nous sommes? dit Michel.

– Non, répondit Nicholl.

– Eh bien, avec tous ces morceaux de laves allongés comme des fuseaux, elle ressemble à un immense jeu de jonchets jetés pêle-mêle. Il ne manque qu’un crochet pour les retirer un à un.

– Sois donc sérieux! dit Barbicane.

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– Soyons sérieux, répliqua tranquillement Michel, et au lieu de jonchets, mettons des ossements. Cette plaine ne serait alors qu’un immense ossuaire sur lequel reposeraient les dépouilles mortelles de mille générations éteintes. Aimes-tu mieux cette comparaison à grand effet?

– L’une vaut l’autre, répliqua Barbicane.

– Diable! tu es difficile! répondit Michel.

– Mon digne ami, reprit le positif Barbicane, peu importe de savoir à quoi cela ressemble, du moment que l’on ne sait pas ce que cela est.

– Bien répondu, s’écria Michel. Cela m’apprendra à raisonner avec des savants!»

Cependant, le projectile s’avançait avec une vitesse presque uniforme en prolongeant le disque lunaire. Les voyageurs, on l’imagine aisément, ne songeaient pas à prendre un instant de repos. Chaque minute déplaçait le paysage qui fuyait sous leurs yeux. Vers une heure et demie du matin, ils entrevirent les sommets d’une autre montagne. Barbicane, consultant sa carte, reconnut Eratosthène.

C’était une montagne annulaire haute de quatre mille cinq cents mètres, l’un de ces cirques si nombreux sur le satellite. Et, à ce propos, Barbicane rapporta à ses amis la singulière opinion de Képler sur la formation de ces cirques. Suivant le célèbre mathématicien, ces cavités cratériformes avaient dû être creusées par la main des hommes.

«Dans quelle intention? demanda Nicholl.

– Dans une intention bien naturelle! répondit Barbicane. Les Sélénites auraient entrepris ces immenses travaux et creusé ces énormes trous pour s’y réfugier et se garantir des rayons solaires qui les frappent pendant quinze jours consécutifs.

– Pas bêtes les Sélénites! dit Michel.

– Singulière idée! répondit Nicholl. Mais il est probable que Képler ne connaissait pas les véritables dimensions de ces cirques, car les creuser eût été un travail de géants, impraticable pour des Sélénites!

– Pourquoi, si la pesanteur à la surface de la Lune est six fois moindre que sur la Terre? dit Michel.

– Mais si les Sélénites sont six fois plus petits? répliqua Nicholl.

– Et s’il n’y a pas de Sélénites!» ajouta Barbicane. Ce qui termina la discussion.

Bientôt Eratosthène disparut sous l’horizon sans que le projectile s’en fût suffisamment approché pour permettre une observation rigoureuse. Cette montagne séparait les Apennins des Karpathes.

Dans l’orographie lunaire, on a distingué quelques chaînes de montagnes qui sont principalement distribuées sur l’hémisphère septentrional. Quelques-unes, cependant, occupent certaines portions de l’hémisphère Sud.

Voici le tableau de ces diverses chaînes, indiquées du sud au nord, avec leurs latitudes et leurs hauteurs rapportées aux plus hautes cimes:

Monts Dœrfel         84° – latitude S.   7603 mètres.

– Leibnitz               65° –                   7600

– Rook                  20° à 30°             1600

– Altaï                   17° à 28°              4047

– Cordillères         10° à 20°              3898

– Pyrénées              8° à 18°              3631

– Oural                   5° à 13°               838

– Alembert              4° à 10°             5847

– Hœmus               8° à 21° latitudeN. 2021

– Karpathes          15° à 19°             1939

– Apennins           14° à 27°              5501

– Taurus               21° à 28°             2746

– Riphées             25° à 33°             4171

– Hercyniens        17° à 33°             1170

– Caucase           32° à 41°              5567

– Alpes               42° à 49°              3617

De ces diverses chaînes, la plus importante est celle des Apennins, dont le développement est de cent cinquante lieues, développement inférieur, cependant, à celui des grands mouvements orographiques de la Terre. Les Apennins longent le bord oriental de la mer des Pluies, et se continuent au nord par les Karpathes dont le profil mesure environ cent lieues.

Les voyageurs ne purent qu’entrevoir le sommet de ces Apennins qui se dessinent depuis 10° de longitude ouest à 16° de longitude est; mais la chaîne des Karpathes s’étendit sous leurs regards du dix-huitième au trentième degré de longitude orientale, et ils purent en relever la distribution.

Une hypothèse leur parut très justifiée. A voir cette chaîne des Karpathes affectant çà et là des formes circulaires et dominée par des pitons, ils en conclurent qu’elle formait autrefois des cirques importants. Ces anneaux montagneux avaient dû être en partie rompus par le vaste épanchement auquel est due la mer des Pluies. Ces Karpathes étaient alors, par leur aspect, ce que seraient les cirques de Purbach, d’Arzachel et de Ptolémée, si un cataclysme jetait bas leurs remparts de gauche et les transformait en chaîne continue. Ils présentent une hauteur moyenne de trois mille deux cents mètres, hauteur comparable à celle de certains points des Pyrénées, tels que le port de Pinède. Leurs pentes méridionales s’abaissent brusquement vers l’immense mer des Pluies.

Vers deux heures du matin, Barbicane se trouvait à la hauteur du vingtième parallèle lunaire, non loin de cette petite montagne élevée de quinze cent cinquante-neuf mètres, qui porte le nom de Pythias. La distance du projectile à la Lune n’était plus que de douze cents kilomètres, ramenée à trois lieues au moyen des lunettes.

Le Mare Imbrium s’étendait sous les yeux des voyageurs, comme une immense dépression dont les détails étaient encore peu saisissables. Près d’eux, sur la gauche, se dressait le mont Lambert, dont l’altitude est estimée à dix-huit cent treize mètres, et plus loin, sur la limite de l’océan des Tempêtes, par 23° de latitude nord et 29° de longitude est, resplendissait la montagne rayonnante d’Euler. Ce mont, élevé de dix-huit cent quinze mètres seulement au-dessus de la surface lunaire, avait été l’objet d’un travail intéressant de l’astronome Schroeter. Ce savant, cherchant à reconnaître l’origine des montagnes de la Lune, s’était demandé si le volume du cratère se montrait toujours sensiblement égal au volume des remparts qui le formaient. Or, ce rapport existait généralement, et Schroeter en concluait qu’une seule éruption de matières volcaniques avait suffi à former ces remparts, car des éruptions successives eussent altéré ce rapport. Seul, le mont Euler démentait cette loi générale, et il avait nécessité pour sa formation plusieurs éruptions successives, puisque le volume de sa cavité était le double de celui de son enceinte.

Toutes ces hypothèses étaient permises à des observateurs terrestres que leurs instruments servaient d’une manière incomplète. Mais Barbicane ne voulait plus s’en contenter, et voyant que son projectile se rapprochait régulièrement du disque lunaire, il ne désespérait pas, ne pouvant l’atteindre, de surprendre au moins les secrets de sa formation.

 

 

Chapitre XIii

Paysages lunaires.

 

deux heures et demie du matin, le boulet se trouvait par le travers du trentième parallèle lunaire à une distance effective de mille kilomètres réduite à dix par les instruments d’optique. Il semblait toujours impossible qu’il pût atteindre un point quelconque du disque. Sa vitesse de translation, relativement médiocre, était inexplicable pour le président Barbicane. A cette distance de la Lune, elle aurait dû être considérable pour le maintenir contre la force d’attraction. Il y avait donc là un phénomène dont la raison échappait encore. D’ailleurs, le temps manquait pour en chercher la cause. Le relief lunaire défilait sous les yeux des voyageurs, et ils n’en voulaient pas perdre un seul détail.

Le disque apparaissait donc dans les lunettes à une distance de deux lieues et demie. Un aéronaute, transporté à cette distance de la Terre, que distinguerait-il à sa surface? On ne saurait le dire, puisque les plus hautes ascensions n’ont pas dépassé huit mille mètres.

Voici, cependant, une exacte description de ce que voyaient, de cette hauteur, Barbicane et ses compagnons.

Des colorations assez variées apparaissaient par larges plaques sur le disque. Les sélénographes ne sont pas d’accord sur la nature de ces colorations. Elles sont diverses et assez vivement tranchées. Julius Schmidt prétend que si les océans terrestres étaient mis à sec, un observateur sélénite lunaire ne distinguerait pas sur le globe, entre les océans et les plaines continentales, des nuances aussi diversement accusées que celles qui se montrent sur la Lune à un observateur terrestre. Selon lui, la couleur commune aux vastes plaines connues sous le nom des «mers» est le gris sombre mélangé de vert et de brun. Quelques grands cratères présentent aussi cette coloration.

Barbicane connaissait cette opinion du sélénographe allemand, opinion partagée par MM. Beer et Moedler. Il constata que l’observation leur donnait raison contre certains astronomes qui n’admettent que la coloration grise à la surface de la Lune. En de certains espaces, la couleur verte était vivement accusée, telle qu’elle ressort, selon Julius Schmidt, des mers de la Sérénité et des Humeurs. Barbicane remarqua également de larges cratères dépourvus de cônes intérieurs, qui jetaient une couleur bleuâtre analogue aux reflets d’une tôle d’acier fraîchement polie. Ces colorations appartenaient bien réellement au disque lunaire, et ne résultaient pas, suivant le dire de quelques astronomes, soit de l’imperfection de l’objectif des lunettes, soit de l’interposition de l’atmosphère terrestre. Pour Barbicane, aucun doute n’existait à cet égard. Il observait à travers le vide et ne pouvait commettre aucune erreur d’optique. Il considéra le fait de ces colorations diverses comme acquis à la science. Maintenant ces nuances de vert étaient-elles dues à une végatation tropicale, entretenue par une atmosphère dense et basse? Il ne pouvait encore se prononcer.

Plus loin, il nota une teinte rougeâtre, très suffisamment accusée. Pareille nuance avait été observée déjà sur le fond d’une enceinte isolée, connue sous le nom de cirque de Lichtenberg, qui est située près des monts Hercyniens sur le bord de la Lune, mais il ne put en reconnaître la nature.

Il ne fut pas plus heureux à propos d’une autre particularité du disque, car il ne put en préciser exactement la cause. Voici cette particularité.

Michel Ardan était en observation près du président, quand il remarqua de longues lignes blanches, vivement éclairées par les rayons directs du Soleil. C’était une succession de sillons lumineux très différents du rayonnement que Copernic présentait naguère. Ils s’allongeaient parallèlement les uns aux autres.

Michel, avec son aplomb habituel, ne manqua pas de s’écrier:

«Tiens! des champs cultivés!

– Des champs cultivés? répondit Nicholl, haussant les épaules.

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– Labourés tout au moins, répliqua Michel Ardan. Mais quels laboureurs que ces Sélénites, et quels bœufs gigantesques ils doivent atteler à leur charrue pour creuser de tels sillons!

– Ce ne sont pas des sillons, dit Barbicane, ce sont des rainures.

– Va pour des rainures, répondit docilement Michel. Seulement qu’entend-on par des rainures dans le monde scientifique?»

Barbicane apprit aussitôt à son compagnon ce qu’il savait des rainures lunaires. Il savait que c’étaient des sillons observés sur toutes les parties non montagneuses du disque; que ces sillons, le plus souvent isolés, mesurent de quatre à cinquante lieues de longueur; que leur largeur varie de mille à quinze cents mètres, et que leurs bords sont rigoureusement parallèles; mais il n’en savait pas davantage, ni sur leur formation ni sur leur nature.

Barbicane, armé de sa lunette, observa ces rainures avec une extrême attention. Il remarqua que leurs bords étaient formés de pentes extrêmement raides. C’étaient de longs remparts parallèles, et avec quelque imagination on pouvait admettre l’existence de longues lignes de fortifications élevées par les ingénieurs sélénites.

Des ces diverses rainures les unes étaient absolument droites et comme tirées au cordeau. D’autres présentaient une légère courbure tout en maintenant le parallélisme de leurs bords. Celles-ci s’entrecroisaient; celles-là coupaient des cratères. Ici, elles sillonnaient des cavités ordinaires, telles que Posidonius ou Petavius; là, elles zébraient les mers, telles que la mer de la Sérénité.

Ces accidents naturels durent nécessairement exercer l’imagination des astronomes terrestres. Les premières observations ne les avaient pas découvertes, ces rainures. Ni Hévélius, ni Cassini, ni La Hire, ni Herschel ne paraissent les avoir connues. C’est Schroeter qui, en 1789, les signala pour la première fois à l’attention des savants. D’autres suivirent qui les étudièrent, tels que Pastorff, Gruithuysen, Beer et Moedler. Aujourd’hui leur nombre s’élève à soixante-dix. Mais si on les a comptées, on n’a pas encore déterminé leur nature. Ce ne sont pas des fortifications à coup sûr, pas plus que d’anciens lits de rivières desséchées, car d’une part, les eaux si légères à la surface de la Lune n’auraient pu se creuser de tels déversoirs, et de l’autre, ces sillons traversent souvent des cratères placés à une grande élévation.

Il faut pourtant avouer que Michel Ardan eut une idée, et que, sans le savoir, il se rencontra dans cette circonstance avec Julius Schmidt.

«Pourquoi, dit-il, ces inexplicables apparences ne seraient-elles pas tout simplement des phénomènes de végétation?

– Comment l’entends-tu? demanda vivement Barbicane.

– Ne t’emporte pas, mon digne président, répondit Michel. Ne pourrait-il se faire que ces lignes sombres qui forment l’épaulement, fussent des rangées d’arbres disposés régulièrement?

– Tu tiens donc bien à ta végétation? dit Barbicane.

– Je tiens, riposta Michel Ardan, à expliquer ce que vous autres savants vous n’expliquez pas! Au moins, mon hypothèse aurait l’avantage d’indiquer pourquoi ces rainures disparaissent ou semblent disparaître à des époques régulières.

– Et par quelle raison?

– Parla raison que ces arbres deviennent invisibles lorsqu’ils perdent leurs feuilles, et visibles quand ils les reprennent.

– Ton explication est ingénieuse, mon cher compagnon, répondit Barbicane, mais elle est inadmissible.

– Pourquoi?

– Parce qu’il n’y a, pour ainsi dire, pas de saison à la surface de la Lune, et que, par conséquent, les phénomènes de végétation dont tu parles ne peuvent s’y produire.»

En effet, le peu d’obliquité de l’axe lunaire y maintient le soleil à une hauteur presque constante sous chaque latitude. Au-dessous des régions équatoriales, l’astre radieux occupe presque invariablement le zénith, et ne dépasse guère la limite de l’horizon dans les régions polaires. Donc, suivant chaque région, il règne un hiver, un printemps, un été ou un automne perpétuels, ainsi que dans la planète Jupiter, dont l’axe est également peu incliné sur son orbite.

A quelle origine rapporter ces rainures? Question difficile à résoudre. Elles sont certainement postérieures à la formation des cratères et des cirques, car plusieurs s’y sont introduites en brisant leurs remparts circulaires. Il se peut donc que, contemporaines des dernières époques géologiques, elles ne soient dues qu’à l’expansion des forces naturelles.

Cependant, le projectile avait atteint la hauteur du quarantième degré de latitude lunaire, à une distance qui ne devait pas excéder huit cents kilomètres. Les objets apparaissaient dans le champ des lunettes, comme s’ils eussent été placés à deux lieues seulement. A ce point, sous leurs pieds, se dressait l’Hélicon, haut de cinq cent cinq mètres, et sur la gauche s’arrondissaient ces hauteurs médiocres qui enferment une petite portion de la mer des Pluies sous le nom de golfe des Iris.

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L’atmosphère terrestre devrait être cent soixante-dix fois plus transparente qu’elle ne l’est, pour permettre aux astronomes de faire des observations complètes à la surface de la Lune. Mais dans ce vide où flottait le projectile, aucun fluide ne s’interposait entre l’œil de l’observateur et l’objet observé. De plus, Barbicane se trouvait ramené à une distance que n’avaient jamais donnée les plus puissants télescopes, ni celui de John Ross, ni celui des montagnes Rocheuses. Il était donc dans des conditions extrêmement favorables pour résoudre cette grande question de l’habitabilité de la Lune. Cependant, cette solution lui échappait encore. Il ne distinguait que le lit désert des immenses plaines et, vers le nord, d’arides montagnes. Pas un ouvrage ne trahissait la main de l’homme. Pas une ruine n’attestait son passage. Pas une agglomération d’animaux n’indiquait que la vie s’y développât même à un degré inférieur. Nulle part le mouvement, nulle part une apparence de végétation. Des trois règnes qui se partagent le sphéroïde terrestre, un seul était représenté sur le globe lunaire: le règne minéral.

«Ah çà! dit Michel Ardan d’un air un peu décontenancé, il n ‘y a donc personne?

– Non, répondit Nicholl, jusqu’ici. Pas un homme, pas un animal, pas un arbre. Après tout, si l’atmosphère s’est réfugiée au fond des cavités, à l’intérieur des cirques, ou même sur la face opposée de la Lune, nous ne pouvons rien préjuger.

– D’ailleurs, ajouta Barbicane, même pour la vue la plus perçante, un homme n’est pas visible à une distance supérieure à sept kilomètres. Donc s’il y a des Sélénites, ils peuvent voir notre projectile, mais nous ne pouvons les voir.»

Vers quatre heures du matin, à la hauteur du cinquantième parallèle, la distance était réduite à six cents kilomètres. Sur la gauche se développait une ligne de montagnes capricieusement contournées, dessinées en pleine lumière. Vers la droite, au contraire, se creusait un trou noir comme un vaste puits, insondable et sombre, foré dans le sol lunaire.

Ce trou, c’était le lac Noir, c’était Platon, cirque profond que l’on peut convenablement étudier de la Terre, entre le dernier quartier et la Nouvelle-Lune, lorsque les ombres se projettent de l’ouest vers l’est.

Cette coloration noire se rencontre rarement à la surface du satellite. On ne l’a encore reconnue que dans les profondeurs du cirque d’Endymion, à l’est de la mer du Froid, dans l’hémisphère Nord, et au fond du cirque de Grimaldi, sur l’Équateur, vers le bord oriental de l’astre.

Platon est une montagne annulaire, située par 51° de latitude nord et 9° de longitude est. Son cirque est long de quatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. Barbicane regretta de ne point passer perpendiculairement au-dessus de sa vaste ouverture. Il y avait là un abîme à sonder, peut-être quelque mystérieux phénomène à surprendre. Mais la marche du projectile ne pouvait être modifiée. Il fallait rigoureusement la subir. On ne dirige point les ballons, encore moins les boulets, quand on est enfermé entre leurs parois.

Vers cinq heures du matin, la limite septentrionale de la mer des Pluies était enfin dépassée. Les monts La Condamine et Fontenelle restaient, l’un sur la gauche, l’autre sur la droite. Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenait absolument montagneuse. Les lunettes la rapprochaient à une lieue, distance inférieure à celle qui sépare le sommet du mont Blanc du niveau de la mer. Toute cette région était hérissée de pics et de cirques. Vers le soixante-dixième degré dominait Philolaüs, à une hauteur de trois mille sept cents mètres, ouvrant un cratère elliptique long de seize lieues, large de quatre.

Alors, le disque, vu de cette distance, offrait un aspect extrêmement bizarre. Les paysages se présentaient au regard dans des conditions très différentes de ceux de la Terre, mais très inférieures aussi.

La Lune n’ayant pas d’atmosphère, cette absence d’enveloppe gazeuse a des conséquences déjà démontrées. Point de crépuscule à sa surface, la nuit suivant le jour et le jour suivant la nuit, avec la brusquerie d’une lampe qui s’éteint ou s’allume au milieu d’une obscurité profonde. Pas de transition du froid au chaud, la température tombant en un instant du degré de l’eau bouillante au degré des froids de l’espace.

Une autre conséquence de cette absence d’air est celle-ci: c’est que les ténèbres absolues règnent là où ne parviennent pas les rayons du Soleil. Ce qui s’appelle lumière diffuse sur la Terre, cette matière lumineuse que l’air tient en suspension, qui crée les crépuscules et, les aubes, qui produit des ombres, les pénombres et toute cette magie du clair-obscur, n’existe pas sur la Lune. De là une brutalité de contrastes qui n’admet que deux couleurs, le noir et le blanc. Qu’un Sélénite abrite ses yeux contre les rayons solaires, le ciel lui apparaît absolument noir, et les étoiles brillent à ses regards comme dans les nuits les plus sombres.

Que l’on juge de l’impression produite par cet étrange aspect sur Barbicane et sur ses deux amis. Leurs yeux étaient déroutés. Ils ne saisissaient plus la distance respective des divers plans. Un paysage lunaire que n’adoucit point le phénomène du clair-obscur, n’aurait pu être rendu par un paysagiste de la Terre. Des taches d’encre sur une page blanche, c’était tout.

Cet aspect ne se modifia pas, même quand le projectile, à la hauteur du quatre-vingtième degré, ne fut séparé de la Lune que par une distance de cent kilomètres. Pas même quand, à cinq heures du matin, il passa à moins de cinquante kilomètres de la montagne de Gioja, distance que les lunettes réduisaient à un demi-quart de lieue. Il semblait que la Lune pût être touchée avec la main. Il paraissait impossible que le boulet ne la heurtât pas avant peu, ne fût-ce qu’à son pôle Nord, dont l’arête éclatante se dessinait violemment sur le fond noir du ciel. Michel Ardan voulait ouvrir un des hublots et se précipiter vers la surface lunaire. Une chute de douze lieues! Il n’y regardait pas. Tentative inutile d’ailleurs, car si le projectile ne devait pas atteindre un point quelconque du satellite, Michel, emporté dans son mouvement, ne l’eût pas atteint plus que lui.

En ce moment, à six heures, le pôle lunaire apparaissait. Le disque n’offrait plus aux regards des voyageurs qu’une moitié violemment éclairée, tandis que l’autre disparaissait dans les ténèbres. Soudain, le projectile dépassa la ligne de démarcation entre la lumière intense et l’ombre absolue, et fut subitement plongé dans une nuit profonde.

 

 

Chapitre XiV

La nuit de trois cent cinquante-quatre heures et demie.

 

u moment où se produisit si brusquement ce phénomène, le projectile rasait le pôle Nord de la Lune à moins de cinquante kilomètres. Quelques secondes lui avaient donc suffi pour se plonger dans les ténèbres absolues de l’espace. La transition s’était si rapidement opérée, sans nuances, sans dégradation de lumière, sans atténuation des ondulations lumineuses, que l’astre semblait s’être éteint sous l’influence d’un souffle puissant.

«Fondue, disparue, la Lune!» s’était écrié Michel Ardan tout ébahi.

En effet, ni un reflet, ni une ombre. Rien n’apparaissait plus de ce disque naguère éblouissant. L’obscurité était complète et rendue plus profonde encore par le rayonnement des étoiles. C’était «ce noir» dont s’imprègnent les nuits lunaires qui durent trois cent cinquante-quatre heures et demie pour chaque point du disque, longue nuit qui résulte de l’égalité des mouvements de translation et de rotation de la Lune, l’un sur elle-même, l’autre autour de la Terre. Le projectile, immergé dans le cône d’ombre du satellite, ne subissait pas plus l’action des rayons solaires qu’aucun des points de sa partie invisible.

A l’intérieur, l’obscurité était donc complète. On ne se voyait plus. De là, nécessité de dissiper ces ténèbres. Quelque désireux que fût Barbicane de ménager le gaz dont la réserve était si restreinte, il dut lui demander une clarté factice, un éclat dispendieux que le Soleil lui refusait alors.

«Le diable soit de l’astre radieux! s’écria Michel Ardan, qui va nous induire en dépense de gaz au lieu de nous prodiguer gratuitement ses rayons.

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– N’accusons pas le Soleil, reprit Nicholl. Ce n’est pas sa faute, mais bien la faute à la Lune qui est venue se placer comme un écran entre nous et lui.

– C’est le Soleil! reprenait Michel.

– C’est la Lune!» ripostait Nicholl.

Une dispute oiseuse à laquelle Barbicane mit fin en disant:

«Mes amis, ce n’est ni la faute au Soleil, ni la faute à la Lune. C’est la faute au projectile qui, au lieu de suivre rigoureusement sa trajectoire, s’en est maladroitement écarté. Et, pour être plus juste, c’est la faute à ce malencontreux bolide qui a si déplorablement dévié notre direction première.

– Bon! répondit Michel Ardan, puisque l’affaire est arrangée, déjeunons. Après une nuit entière d’observations, il convient de se refaire un peu.»

Cette proposition ne trouva pas de contradicteurs. Michel, en quelques minutes, eut préparé le repas. Mais on mangea pour manger, on but sans porter de toasts, sans pousser de hurrahs. Les hardis voyageurs entraînés dans ces sombres espaces, sans leur cortège habituel de rayons, sentaient une vague inquiétude leur monter au cœur. L’ombre «farouche», si chère à la plume de Victor Hugo, les étreignait de toutes parts.

Cependant ils causèrent de cette interminable nuit de trois cent cinquante-quatre heures, soit près de quinze jours, que les lois physiques ont imposée aux habitants de la Lune. Barbicane donna à ses amis quelques explications sur les causes et les conséquences de ce curieux phénomène.

«Curieux à coup sûr, dit-il, car si chaque hémisphère de la Lune est privé de la lumière solaire pendant quinze jours, celui au-dessus duquel nous flottons en ce moment ne jouit même pas, pendant sa longue nuit, de la vue de la Terre splendidement éclairée. En un mot, il n’y a de Lune – en appliquant cette qualification à notre sphéroïde – que pour un côté du disque. Or, s’il en était ainsi pour la Terre, si par exemple l’Europe ne voyait jamais la Lune et qu’elle fût visible seulement à ses antipodes, vous figurez-vous quel serait l’étonnement d’un Européen qui arriverait en Australie?

– On ferait le voyage rien que pour aller voir la Lune! répondit Michel.

– Eh bien, reprit Barbicane, cet étonnement est réservé au Sélénite qui habite la face de la Lune opposée à la Terre, face à jamais invisible à nos compatriotes du globe terrestre.

– Et que nous aurions vue, ajouta Nicholl, si nous étions arrivés ici à l’époque où la Lune est nouvelle, c’est-à-dire quinze jours plus tard.

– J’ajouterai, en revanche, reprit Barbicane, que l’habitant de la face visible est singulièrement favorisé de la nature au détriment de ses frères de la face invisible. Ce dernier, comme vous le voyez, a des nuits profondes de trois cent cinquante-quatre heures, sans qu’aucun rayon en rompe l’obscurité. L’autre, au contraire, lorsque le soleil qui l’a éclairé pendant quinze jours se couche sous l’horizon, voit se lever à l’horizon opposé un astre splendide. C’est la Terre, treize fois grosse comme cette Lune réduite que nous connaissons; la Terre qui se développe sur un diamètre de deux degrés, et qui lui verse une lumière treize fois plus intense que ne tempère aucune couche atmosphérique; la Terre dont la disparition n’arrive qu’au moment où le Soleil reparaît à son tour!

– Belle phrase! dit Michel Ardan, un peu académique peut-être.

– Il suit de là, reprit Barbicane, sans sourciller, que cette face visible du disque doit être fort agréable à habiter; puisqu’elle regarde toujours, soit le Soleil quand la Lune est pleine, soit la Terre quand la Lune est nouvelle.

– Mais, dit Nicholl, cet avantage doit être bien compensé par l’insoutenable chaleur que cette lumière entraîne avec elle.

– L’inconvénient, sous ce rapport, est le même pour les deux faces, car la lumière reflétée par la Terre est évidemment dépourvue de chaleur. Cependant cette face invisible est encore plus éprouvée par la chaleur que la face visible. Je dis cela pour vous, Nicholl, parce que Michel ne comprendra probablement pas.

– Merci, fit Michel.

– En effet, reprit Barbicane, lorsque cette face invisible reçoit à la fois la lumière et la chaleur solaire, c’est que la Lune est nouvelle, c’est-à-dire qu’elle est en conjonction, qu’elle est située entre le Soleil et la Terre. Elle se trouve donc – par rapport à la situation qu’elle occupe en opposition, lorsqu’elle est pleine – plus rapprochée du Soleil du double de sa distance à la Terre. Or, cette distance peut être estimée à la deux-centième partie de celle qui sépare le Soleil de la Terre, soit en chiffres ronds, deux cent mille lieues. Donc cette face invisible est plus près du Soleil de deux cent mille lieues, lorsqu’elle reçoit ses rayons.

– Très juste, répondit Nicholl.

– Au contraire…, reprit Barbicane.

– Un instant, dit Michel en interrompant son grave compagnon.

– Que veux-tu?

– Je demande à continuer l’explication.

– Pourquoi cela?

– Pour prouver que j’ai compris.

– Va, fit Barbicane en souriant.

– Au contraire, dit Michel, en imitant le ton et les gestes du président Barbicane, au contraire, quand la face visible de la Lune est éclairée par le Soleil, c’est que la Lune est pleine, c’est-à-dire située à l’opposé du Soleil par rapport à la Terre. La distance qui la sépare de l’astre radieux est donc accrue en chiffres ronds de deux cent mille lieues, et la chaleur qu’elle reçoit doit être un peu moindre.

– Bien dit! s’écria Barbicane. Sais-tu, Michel, que pour un artiste, tu es intelligent?

– Oui, répondit négligemment Michel, nous sommes tous comme cela sur le boulevard des Italiens!»

Barbicane serra gravement la main de son aimable compagnon, et continua d’énumérer les quelques avantages réservés aux habitants de la face visible.

Entre autres, il cita l’observation des éclipses de Soleil, qui n’a lieu que pour ce côté du disque lunaire, puisque, pour qu’elles se produisent, il est nécessaire que la Lune soit en opposition. Ces éclipses, provoquées par l’interposition de la Terre entre la Lune et le Soleil, peuvent durer deux heures pendant lesquelles, en raison des rayons réfractés par son atmosphère, le globe terrestre ne doit apparaître que comme un point noir sur le Soleil.

«Ainsi, dit Nicholl, voilà un hémisphère, cet hémisphère invisible, qui est fort mal partagé, fort disgracié de la nature!

– Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entier. En effet, par un certain mouvement de libration, par un certain balancement sur son centre, la Lune présente à la Terre un peu plus que la moitié de son disque. Elle est comme un pendule dont le centre de gravité est reporté vers le globe terrestre et qui oscille régulièrement. D’où vient cette oscillation? De ce que son mouvement de rotation sur son axe est animé d’une vitesse uniforme, tandis que son mouvement de translation, suivant un orbe elliptique autour de la Terre, ne l’est pas. Au périgée, la vitesse de translation l’emporte, et la Lune montre une certaine portion de son bord occidental. A l’apogée, la vitesse de rotation l’emporte au contraire, et un morceau du bord oriental apparaît. C’est un fuseau de huit degrés environ qui apparaît tantôt à l’occident, tantôt à l’orient. Il en résulte que, sur mille parties, la Lune en laisse apercevoir cinq cent soixante-neuf.

– N’importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites, nous habiterons la face visible. J’aime la lumière, moi!

– A moins, toutefois, répliqua Nicholl, que l’atmosphère ne se soit condensée sur l’autre côté, comme le prétendent certains astronomes.

– Ça, c’est une considération», répondit simplement Michel.

Cependant le déjeuner terminé, les observateurs avaient repris leur poste. Ils essayaient de voir à travers les sombres hublots, en éteignant toute clarté dans le projectile, mais pas un atome lumineux ne traversait cette obscurité.

Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. Comment, étant passé à une distance si rapprochée de la Lune – cinquante kilomètres environ –, comment le projectile n’y était-il pas tombé? Si sa vitesse eût été énorme, on aurait compris que la chute ne se fût pas produite. Mais avec une vitesse relativement médiocre, cette résistance à l’attraction lunaire ne s’expliquait plus. Le projectile était-il soumis à une influence étrangère? Un corps quelconque le maintenait-il donc dans l’éther? Il était évident, désormais, qu’il n’atteindrait aucun point de la Lune. Où allait-il? S’éloignait-il, se rapprochait-il du disque? Était-il emporté dans cette nuit profonde à travers l’infini? Comment le savoir, comment le calculer au milieu de ces ténèbres? Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, mais il ne pouvait les résoudre.

En effet, l’astre invisible était là, peut-être, à quelques lieues seulement, à quelques milles, mais ni ses compagnons ni lui ne l’apercevaient plus. Si quelque bruit se produisait à sa surface, ils ne pouvaient l’entendre. L’air, ce véhicule du soit, manquait pour leur transmettre les gémissements de la Lune, que les légendes arabes désignent comme «un homme déjà moitié granit et palpitant encore»!

Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, on en conviendra. C’était précisément cet hémisphère inconnu qui se dérobait à leurs yeux! Cette face qui, quinze jours plus tôt ou quinze jours plus tard, avait été ou serait splendidement éclairée par les rayons solaires, se perdait alors dans l’absolue obscurité. Dans quinze jours, où serait le projectile? Où les hasards des attractions l’auraient-ils entraîné? Qui pouvait le dire?

On admet généralement, d’après les observations sélénographiques, que l’hémisphère invisible de la Lune est, par sa constitution, absolument semblable à son hémisphère visible. On en découvre, en effet, la septième partie environ, dans ces mouvements de libration dont Barbicane avait parlé. Or, sur ces fuseaux entrevus, ce n’étaient que plaines et montagnes, cirques et cratères, analogues à ceux déjà relevés sur les cartes. On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. Et cependant, si l’atmosphère s’est réfugiée sur cette face? Si, avec l’air, l’eau a donné la vie à ces continents régénérés? Si la végétation y persiste encore? Si les animaux peuplent ces continents et ces mers? Si l’homme, dans ces conditions d’habitabilité, y vit toujours? Que de questions il eût été intéressant de résoudre! Que de solutions on eût tirées de la contemplation de cet hémisphère! Quel ravissement de jeter un regard sur ce monde que l’œil humain n’a jamais entrevu!

On conçoit donc le déplaisir éprouvé par les voyageurs, au milieu de cette nuit noire. Toute observation du disque lunaire était interdite. Seules, les constellations sollicitaient leur regard, et il faut convenir que jamais astronomes, ni les Faye, ni les Chacornac, ni les Secchi, ne s’étaient trouvés dans des conditions aussi favorables pour les observer.

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En effet, rien ne pouvait égaler la splendeur de ce monde sidéral baigné dans le limpide éther. Ces diamants incrustés dans la voûte céleste jetaient des feux superbes. Le regard embrassait le firmament depuis la Croix du Sud jusqu’à l’Étoile du Nord, ces deux constellations qui, dans douze mille ans, par suite de la précession des équinoxes, céderont leur rôle d’étoiles polaires, l’une à Canopus, de l’hémisphère austral, l’autre à Véga, de l’hémisphère boréal. L’imagination se perdait dans cet infini sublime, au milieu duquel gravitait le projectile, comme un nouvel astre créé de la main des hommes. Par un effet naturel, ces constellations brillaient d’un éclat doux; elles ne scintillaient pas, car l’atmosphère manquait, qui, par l’interposition de ses couches inégalement denses et diversement humides, produit la scintillation. Ces étoiles, c’étaient de doux yeux qui regardaient dans cette nuit profonde, au milieu du silence absolu de l’espace.

Longtemps les voyageurs, muets, observèrent ainsi le firmament constellé, sur lequel le vaste écran de la Lune faisait un énorme trou noir. Mais une sensation pénible les arracha enfin à leur contemplation. Ce fut un froid très vif, qui ne tarda pas à recouvrir intérieurement la vitre des hublots d’une épaisse couche de glace. En effet, le soleil n’échauffait plus de ses rayons directs le projectile qui perdait peu à peu la chaleur emmagasinée entre ses parois. Cette chaleur, par rayonnement, s’était rapidement évaporée dans l’espace, et un abaissement considérable de température s’était produit. L’humidité intérieure se changeait donc en glace au contact des vitres, et empêchait toute observation.

Nicholl, consultant le thermomètre, vit qu’il était tombé à dix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Donc, malgré toutes les raisons de s’en montrer économe, Barbicane, après avoir demandé au gaz sa lumière, dut aussi lui demander sa chaleur. La température basse du boulet n’était plus supportable. Ses hôtes eussent été gelés vivants.

«Nous ne nous plaindrons pas, fit observer Michel Ardan, de la monotonie de notre voyage! Quelle diversité, au moins dans la température! Tantôt nous sommes aveuglés de lumière et saturés de chaleur, comme les Indiens des Pampas! tantôt nous sommes plongés dans de profondes ténèbres, au milieu d’un froid boréal, comme les Esquimaux du pôle! Non vraiment! nous n’avons pas le droit de nous plaindre, et la nature fait bien les choses en notre honneur.

– Mais, demanda Nicholl, quelle est la température extérieure?

– Précisément celle des espaces planétaires, répondit Barbicane.

– Alors, reprit Michel Ardan, ne serait-ce pas l’occasion de faire cette expérience que nous n’avons pu tenter, quand nous étions noyés dans les rayons solaires?

– C’est le moment ou jamais, répondit Barbicane, car nous sommes utilement placés pour vérifier la température de l’espace, et voir si les calculs de Fourier ou de Pouillet sont exacts.

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– En tout cas, il fait froid! répondit Michel. Voyez l’humidité intérieure se condenser sur la vitre des hublots. Pour peu que l’abaissement continue, la vapeur de notre respiration va retomber en neige autour de nous!

– Préparons un thermomètre», dit Barbicane.

On le pense bien, un thermomètre ordinaire n’eût donné aucun résultat dans les circonstances où cet instrument allait être exposé. Le mercure se fût gelé dans la cuvette, puisque sa liquidité ne se maintient pas à quarante-deux degrés au-dessous de zéro. Mais Barbicane s’était muni d’un thermomètre à déversement, du système Walferdin, qui donne des minima de température excessivement bas.

Avant de commencer l’expérience, cet instrument fut comparé à un thermomètre ordinaire, et Barbicane se disposa à l’employer.

«Comment nous y prendrons-nous? demanda Nicholl.

– Rien n’est plus facile, répondit Michel Ardan, qui n’était jamais embarrassé. On ouvre rapidement le hublot; on lance l’instrument; il suit le projectile avec une docilité exemplaire; un quart d’heure après, on le retire…

– Avec la main? demanda Barbicane.

– Avec la main, répondit Michel.

– Eh bien, mon ami, ne t’y expose pas, répondit Barbicane, car la main que tu retirerais ne serait plus qu’un moignon gelé et déformé par ces froids épouvantables.

– Vraiment!

– Tu éprouverais la sensation d’une brûlure terrible, telle que serait celle d’un fer chauffé à blanc; car, que la chaleur sorte brutalement de notre chair, ou qu’elle y entre! c’est identiquement la même chose. D’ailleurs, je ne suis pas certain que les objets jetés par nous au-dehors du projectile nous fassent encore cortège.

– Pourquoi? dit Nicholl.

– C’est que, si nous traversons une atmosphère, quelque peu dense qu’elle soit, ces objets seront retardés. Or, l’obscurité nous empêche de vérifier s’ils flottent encore autour de nous. Donc, pour ne pas nous exposer à perdre notre thermomètre, nous l’attacherons et nous le ramènerons plus facilement à l’intérieur.»

Les conseils de Barbicane furent suivis. Par le hublot rapidement ouvert, Nicholl lança l’instrument que retenait une corde très courte, afin qu’il pût être rapidement retiré. Le hublot n’avait été entrouvert qu’une seconde, et cependant cette seconde avait suffi pour laisser un froid violent pénétrer à l’intérieur du projectile.

«Mille diables! s’écria Michel Ardan, il fait un froid à geler des ours blancs!»

Barbicane attendit qu’une demi-heure se fût écoulée, temps plus que suffisant pour permettre à l’instrument de descendre au niveau de la température de l’espace. Puis, après ce temps, le thermomètre fut rapidement retiré.

Barbicane calcula la quantité d’esprit-de-vin déversée dans la petite ampoule soudée à la partie inférieure de l’instrument, et dit:

«Cent quarante degrés centigrades au-dessous de zéro!»

M. Pouillet avait raison contre Fourier. Telle était la redoutable température de l’espace sidéral! Telle est, peut-être, celle des continents lunaires, quand l’astre des nuits a perdu par rayonnement toute cette chaleur que lui ont versée quinze jours de soleil!

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1 Il est bien entendu que par ce mot «mers» nous désignons ces immenses espaces, qui, probablement recouverts par les eaux autrefois, ne sont plus actuellement que de vastes plaines.