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Jules Verne

 

L'île à hélice

 

 

Première partie

(I-III)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Premièrepartie

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 I

Le Quatuor Concertant

 

orsqu’un voyage commence mal, il est rare qu’il finisse bien. Tout au moins, est-ce une opinion qu’auraient le droit de soutenir quatre instrumentistes, dont les instruments gisent sur le sol. En effet, le coach, dans lequel ils avaient dû prendre place à la dernière station du rail-road, vient de verser brusquement contre le talus de la route.

«Personne de blessé?… demande le premier, qui s’est lestement redressé sur ses jambes.

– J’en suis quitte pour une égratignure! répond le second, en essuyant sa joue zébrée par un éclat de verre.

– Moi pour une écorchure!» réplique le troisième, dont le mollet perd quelques gouttes de sang.

Tout cela peu grave, en somme.

«Et mon violoncelle?… s’écrie le quatrième. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé à mon violoncelle!»

Par bonheur, les étuis sont intacts. Ni le violoncelle, ni les deux violons, ni l’alto, n’ont souffert du choc, et c’est à peine s’il sera nécessaire de les remettre au diapason. Des instruments de bonne marque, n’est-il pas vrai?

«Maudit chemin de fer qui nous a laissés en détresse à moitié route!… reprend l’un.

– Maudite voiture qui nous a chavirés en pleine campagne déserte!… riposte l’autre.

– Juste au moment où la nuit commence à se faire!… ajoute le troisième.

– Heureusement, notre concert n’est annoncé que pour après-demain!» observe le quatrième.

Puis, diverses réparties cocasses de s’échanger entre ces artistes, qui ont pris gaiement leur mésaventure. Et l’un d’eux, suivant une habitude invétérée, empruntant ses calembredaines aux locutions de la musique, de dire:

«En attendant, voilà notre coach mi sur le do!

– Pinchinat! crie l’un de ses compagnons.

– Et mon opinion, continue Pinchinat, c’est qu’il y a un peu trop d’accidents à la, clef!

– Te tairas-tu?…

– Et que nous ferons bien de transposer nos morceaux dans un autre coach!» ose ajouter Pinchinat.

Oui! un peu trop d’accidents, en effet, ainsi que le lecteur ne va pas tarder à l’apprendre.

Tous ces propos ont été tenus en français. Mais ils auraient pu l’être en anglais, car ce quatuor parle la langue de Walter Scott et de Cooper comme sa propre langue, grâce à de nombreuses pérégrinations au milieu des pays d’origine anglo-saxonne. Aussi est-ce en cette langue qu’ils viennent interpeller le conducteur du coach.

Le brave homme a le plus souffert, ayant été précipité de son siège à l’instant où s’est brisé l’essieu de l’avant-train. Toutefois, cela se réduit à diverses contusions moins graves que douloureuses. Il ne peut marcher cependant par suite d’une foulure. De là, nécessité de lui trouver quelque mode de transport jusqu’au prochain village.

C’est miracle, en vérité, que l’accident n’ait provoqué mort d’homme. La route sinue à travers une contrée montagneuse, rasant des précipices profonds, bordée en maints endroits de torrents tumultueux, coupée de gués malaisément praticables Si l’avant-train se fût rompu quelques pas en aval, nul doute que le véhicule eût roulé sur les roches de ces abîmes, et peut-être personne n’aurait-il survécu à la catastrophe.

Quoi qu’il en soit, le coach est hors d’usage. Un des deux chevaux, dont la tête a heurté une pierre aiguë, râle sur le sol. L’autre est assez grièvement blessé à la hanche. Donc, plus de voiture et plus d’attelage.

En somme, la mauvaise chance ne les aura guère épargnés, ces quatre artistes, sur les territoires de la Basse-Californie. Deux accident en vingt-quatre heures… et, à moins qu’on ne soit philosophe…

A cette époque, San-Francisco, la capitale de l’État, est en communication directe par voie ferrée avec San-Diégo, située presque à la frontière de la vieille province californienne. C’est vers cette importante ville, où ils doivent donner le surlendemain un concert très annoncé et très attendu, que se dirigeaient les quatre voyageurs. Parti la veille de San-Francisco, le train n’était guère qu’à une cinquantaine de milles de San-Diégo, lorsqu’un premier contretemps s’est produit.

Oui, contretemps! comme le dit le plus jovial de la troupe, et l’on voudra bien tolérer cette expression de la part d’un ancien lauréat de solfège.

Et s’il y a eu une halte forcée à la station de Paschal, c’est que la voie avait été emportée par une crue soudaine sur une longueur de trois à quatre milles. Impossible d’aller reprendre le rail-road à deux milles au delà, le transbordement n’ayant pas encore été organisé, car l’accident ne datait que de quelques heures.

Il a fallu choisir: ou attendre que la voie fût redevenue praticable, ou prendre, à la prochaine bourgade, une voiture quelconque pour San-Diégo.

C’est à cette dernière solution que s’est arrêté le quatuor. Dans un village voisin, on a découvert une sorte de vieux landau sonnant la ferraille, mangé des mites, pas du tout confortable. On a fait prix avec le louager, on a amorcé le conducteur par la promesse d’un bon pourboire, on est parti avec les instruments sans les bagages. Il était environ deux heures de l’après-midi, et, jusqu’à sept heures du soir, le voyage s’est accompli sans trop de difficultés ni trop de fatigues. Mais voici qu’un deuxième contretemps vient de se produire: versement du coach, et si malencontreux qu’il est impossible de se servir dudit coach pour continuer la route.

Et le quatuor se trouve à une bonne vingtaine de milles de San-Diégo!

Aussi, pourquoi quatre musiciens, Français de nationalité, et, qui plus est, Parisiens de naissance, se sont-ils aventurés à travers ces régions invraisemblables de la Basse-Californie?

Pourquoi?… Nous allons le dire sommairement, et peindre de quelques traits les quatre virtuoses que le hasard, ce fantaisiste distributeur de rôles, allait introduire parmi les personnages de cette extraordinaire histoire.

Dans le cours de cette année-là, – nous ne saurions la préciser à trente ans près, – les États-Unis d’Amérique ont doublé le nombre des étoiles du pavillon fédératif. Ils sont dans l’entier épanouissement de leur puissance industrielle et commerciale, après s’être annexé le Dominion et Canada jusqu’aux dernières limites de la mer polaire, les provinces mexicaines, guatémaliennes, hondurassiennes, nicaraguiennes et costariciennes jusqu’au canal de Panama. En même temps, le sentiment de l’art s’est développé chez ces Yankees envahisseurs, et si leurs productions se limitent à un chiffre restreint dans le domaine du beau, si leur génie national se montre encore un peu rebelle en matière de peinture, de sculpture et de musique, du moins le goût des belles œuvres s’est-il universellement répandu chez eux. A force d’acheter au poids de l’or les tableaux des maîtres anciens et modernes pour composer des galeries privées ou publiques, à force d’engager à des prix formidables les artistes lyriques ou dramatiques de renom, les instrumentistes du plus haut talent, ils se sont infusé le sens des belles et nobles choses qui leur avait manqué si longtemps.

En ce qui concerne la musique, c’est à l’audition des Meyerbeer, des Halévy, des Gounod, des Berlioz, des Wagner, des Verdi, des Massé, des Saint-Saëns, des Reyer, des Massenet, des Delibes, les célèbres compositeurs de la seconde moitié du XIXe siècle, que se sont d’abord passionnés les dilettanti du nouveau continent. Puis, peu à peu, ils sont venus à la compréhension de l’œuvre plus pénétrante des Mozart, des Haydn, des Beethoven, remontant vers les sources de cet art sublime, qui s’épanchait à pleins bords au cours de XVIIIesiècle. Après les opéras, les drames lyriques, après les drames lyriques, les symphonies, les sonates, les suites d’orchestre. Et, précisément, à l’heure où nous parlons, la sonate fait fureur chez les divers États de l’Union. On la paierait volontiers à tant la note, vingt dollars la blanche, dix dollars la noire, cinq dollars la croche.

C’est alors que, connaissant cet extrême engouement, quatre instrumentistes de grande valeur eurent l’idée d’aller demander le succès et la fortune aux États-Unis d’Amérique. Quatre bons camarades, anciens élèves du Conservatoire, très connus à Paris, très appréciés aux auditions de ce qu’on appelle «la musique de chambre», jusqu’alors peu répandue dans le Nord-Amérique. Avec quelle rare perfection, quel merveilleux ensemble, quel sentiment profond, ils interprétaient les œuvres de Mozart, de Beethoven, de Mendelsohn, d’Haydn, de Chopin, écrites pour quatre instruments à cordes, un premier et un second violon, un alto, un violoncelle! Rien de bruyant, n’est-il pas vrai, rien qui dénotât le métier, mais quelle exécution irréprochable, quelle incomparable virtuosité! Le succès de ce quatuor est d’autant plus explicable qu’à cette époque on commençait à sa fatiguer des formidables orchestres harmoniques et symphoniques. Que la musique ne soit qu’un ébranlement artistement combiné des ondes sonores, soit. Encore ne faut-il pas déchaîner ces ondes en tempêtes assourdissantes.

Bref, nos quatre instrumentistes résolurent d’initier les Américains aux douces et ineffables jouissances de la musique de chambre. Ils partirent de conserve pour le nouveau monde, et, pendant ces deux dernières années, les dilettanti yankees ne leur ménagèrent ni les hurrahs ni les dollars. Leurs matinées ou soirées musicales furent extrêmement suivies. Le Quatuor Concertant – ainsi les désignait-on, – pouvait à peine suffire aux invitations des riches particuliers. Sans lui, pas de fête, pas de réunion, pas de raout, pas de five o’clock, pas de garden-partys même qui eussent mérité d’être signalés à l’attention publique. A cet engouement, ledit quatuor avait empoché de fortes sommes, lesquelles, si elles se fussent accumulées dans les coffres de la Banque de New-York, auraient constitué déjà un joli capital. Mais pourquoi ne point l’avouer? Ils dépensent largement, nos Parisiens américanisés! Ils ne songent guère à thésauriser, ces princes de l’archet, ces rois des quatre cordes! Ils ont pris goût à cette existence d’aventures, assurés de rencontrer partout et toujours bon accueil et bon profit, courant de New-York à San-Francisco, de Québec à la Nouvelle-Orléans, de la Nouvelle-Écosse au Texas, enfin quelque peu bohèmes, – de cette Bohême de la jeunesse, qui est bien la plus ancienne, la plus charmante, la plus enviable, la plus aimée province de notre vieille France!

Nous nous trompons fort, ou le moment est venu de les présenter individuellement et nommément à ceux de nos lecteurs qui n’ont jamais eu et n’auront même jamais le plaisir de les entendre.

Yvernès, – premier violon, – trente-deux ans, taille au-dessus de la moyenne, ayant eu l’esprit de rester maigre, cheveux blonds aux pointes bouclées, figure glabre, grands yeux noirs, mains longues, faites pour se développer démesurément sur la touche de son Guarnérius, attitude élégante, aimant à se draper dans un manteau de couleur sombre, se coiffant volontiers du chapeau de soie à haute forme, un peu poseur peut-être, et, à coup sûr, le plus insoucieux de la bande, le moins préoccupé des questions d’intérêt, prodigieusement artiste, enthousiaste admirateur des belles choses, un virtuose de grand talent et de grand avenir.

Frascolin, – deuxième violon, – trente ans, petit avec une tendance à l’obésité, ce dont il enrage, brun de cheveux, brun de barbe, tête forte, yeux noirs, nez long aux ailes mobiles et marqué de rouge à l’endroit où portent les pinces de son lorgnon de myope à monture d’or dont il ne saurait se passer, bon garçon, obligeant, serviable, acceptant les corvées pour en décharger ses compagnons, tenant la comptabilité du quatuor, prêchant l’économie et n’étant jamais écouté, pas du tout envieux des succès de son camarade Yvernès, n’ayant point l’ambition de s’élever jusqu’au pupitre du violon solo, excellent milicien d’ailleurs, – et alors revêtu d’un ample cache-poussière par-dessus son costume de voyage.

Pinchinat, – alto, que l’on traite généralement de «Son Altesse», vingt-sept ans, le plus jeune de la troupe, le plus folâtre aussi, un de ces types incorrigibles qui restent gamins leur vie entière, tête fine, yeux spirituels toujours en éveil, chevelure tirant sur le roux, moustaches en pointe, langue claquant entre ses dents blanches et acérées, indécrottable amateur de calembredaines et calembours, prêt à l’attaque comme à la riposte, la cervelle en perpétuel emballement, ce qu’il attribue à la lecture des diverses clés d’ut qu’exigé son instrument, – «un vrai trousseau de ménagère», disait-il, – d’une bonne humeur inaltérable, se plaisant aux farces sans s’arrêter aux désagréments qu’elles pouvaient attirer sur ses camarades, et, pour cela, maintes fois réprimandé, morigéné, «attrapé» par le chef du Quatuor Concertant.

Car il y a un chef, le violoncelliste Sébastien Zorn, chef par son talent, chef aussi par son âge, – cinquante-cinq ans, petit, boulot, resté blond, les cheveux abondants et ramenés en accroche-cœurs sur les tempes, la moustache hérissée se perdant dans le fouillis des favoris qui finissent en pointes, le teint de brique cuite, les yeux luisant à travers les lentilles de ses lunettes qu’il double d’un lorgnon lorsqu’il déchiffre, les mains potelées, la droite, accoutumée aux mouvements ondulatoires de l’archet, ornée de grosses bagues à l’annulaire et au petit doigt.

Nous pensons que ce léger crayon suffit à peindre l’homme et l’artiste. Mais ce n’est pas impunément que, pendant une quarantaine d’années, on a tenu une boîte sonore entre ses genoux. On s’en ressent toute sa vie, et le caractère en est influencé. La plupart des violoncellistes sont loquaces et rageurs, ayant le verbe haut, la parole débordante, non sans esprit d’ailleurs. Et tel est bien Sébastien Zorn, auquel Yvernès, Frascolin, Pinchinat ont très volontiers abandonné la direction de leurs tournées musicales. Ils le laissent dire et faire, car il s’y entend. Habitués à ses façons impérieuses, ils en rient lorsqu’elles «dépassent la mesure», – ce qui est regrettable chez un exécutant, ainsi que le faisait observer cet irrespectueux Pinchinat. La composition des programmes, la direction des itinéraires, la correspondance avec les imprésarios, c’est à lui que sont dévolues ces occupations multiples qui permettent à son tempérament agressif de se manifester en mille circonstances. Où il n’intervenait pas, c’était dans la question des recettes, dans le maniement de la caisse sociale, confiée aux soins du deuxième violon et premier comptable, le minutieux et méticuleux Frascolin.

Le quatuor est maintenant présenté, comme il l’eût été sur le devant d’une estrade. On connaît les types, sinon très originaux, du moins très distincts qui le composent. Que le lecteur permette aux incidents de cette singulière histoire de se dérouler: il verra quelle figure sont appelés à y faire ces quatre Parisiens, lesquels, après avoir recueilli tant de bravos à travers les États de la Confédération américaine, allaient être transportés… Mais n’anticipons pas, «ne pressons pas le mouvement!» s’écrierait Son Altesse, et ayons patience.

Les quatre Parisiens se trouvent donc, vers huit heures du soir, sur une route déserte de la Basse-Californie, près des débris de leur «voiture versée» – musique de Boieldieu, a dit Pinchinat. Si Frascolin, Yvernès et lui ont pris philosophiquement leur parti de l’aventure, si elle leur a même inspiré quelques plaisanteries de métier, on admettra que ce soit pour le chef du quatuor l’occasion de se livrer à un accès de colère. Que voulez-vous? Le violoncelliste a le foie chaud, et, comme on dît, du sang sous les ongles. Aussi Yvernès prétend-il qu’il descend de la lignée des Ajax et des Achille, ces deux illustres rageurs de l’antiquité.

Pour ne point l’oublier, mentionnons que si Sébastien Zorn est bilieux, Yvernès flegmatique, Frascolin paisible, Pinchinat d’une surabondante jovialité, – tous, excellents camarades, éprouvent les uns pour les autres une amitié de frères. Ils se sentent réunis par un lien que nulle discussion d’intérêt ou d’amour-propre n’aurait pu rompre, par une communauté de goûts puisés à la même source. Leurs cœurs, comme ces instruments de bonne fabrication, tiennent toujours l’accord.

Tandis que Sébastien Zorn peste, en palpant l’étui de son violoncelle pour s’assurer qu’il est sain et sauf, Frascolin s’approche du conducteur:

«Eh bien, mon ami, lui demande-t-il, qu’allons-nous faire, s’il vous plaît?

– Ce que l’on fait, répond l’homme, quand on n’a plus ni chevaux ni voiture… attendre…

– Attendre qu’il en vienne! s’écrie Pinchinat. Et s’il n’en doit pas venir…

– On en cherche, observe Frascolin, que son esprit pratique n’abandonne jamais.

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– Où?… rugit Sébastien Zorn, qui se démenait fiévreusement sur la route.

– Où il y en a! réplique le conducteur.

– Hé! dites donc, l’homme au coach, reprend le violoncelliste d’une voix qui monte peu à peu vers les hauts registres, est-ce que c’est répondre, cela! Comment… voilà un maladroit qui nous verse, brise sa voiture, estropie son attelage, et il se contente de dire: «Tirez-vous delà comme vous pourrez!…»

Entraîné par sa loquacité naturelle, Sébastien Zorn commence à se répandre en une interminable série d’objurgations à tout le moins inutiles, lorsque Frascolin l’interrompt par ces mots:

«Laisse-moi faire, mon vieux Zorn.»

Puis, s’adressant de nouveau au conducteur:

«Où sommes-nous, mon ami?…

– A cinq milles de Freschal.

– Une station de railway?…

– Non… un village près de la côte.

– Et y trouverons-nous une voiture?…

– Une voiture… point… peut-être une charrette…

– Une charrette à bœufs, comme au temps des rois mérovingiens! s’écrie Pinchinat.

– Qu’importé! dit Frascolin.

– Eh! reprend Sébastien Zorn, demande-lui plutôt s’il existe une auberge dans ce trou de Freschal… J’en ai assez de courir la nuit…

– Mon ami, interroge Frascolin, y a-t-il une auberge quelconque à Freschal?…

– Oui… l’auberge où nous devions relayer.

– Et pour rencontrer ce village, il n’y a qu’à suivre la grande route?…

– Tout droit.

– Partons! clame le violoncelliste.

– Mais, ce brave homme, il serait cruel de l’abandonner là… en détresse, fait observer Pinchinat. Voyons, mon ami, ne pourriez-vous pas… en vous aidant…

– Impossible! répond le conducteur. D’ailleurs, je préfère rester ici… avec mon coach… Quand le jour sera revenu, je verrai à me sortir de là…

– Une fois à Freschal, reprend Frascolin, nous pourrions vous envoyer du secours…

– Oui… l’aubergiste me connaît bien, et il ne me laissera pas dans l’embarras…

– Partons-nous?… s’écrie le violoncelliste, qui vient de redresser l’étui de son instrument.

– A l’instant, réplique Pinchinat. Auparavant, un coup de main pour déposer notre conducteur le long du talus…»

En effet, il convient de le tirer hors de la route, et, comme il ne peut se servir de ses jambes fort endommagées, Pinchinat et Frascolin le soulèvent, le transportent, l’adossent contre les racines d’un gros arbre dont les basses branches forment en retombant un berceau de verdure.

«Partons-nous?… hurle Sébastien Zorn une troisième fois, après avoir assujetti l’étui sur son dos, au moyen d’une double courroie disposée ad hoc.

– Voilà qui est fait,» dit Frascolin.

Puis, s’adressant à l’homme:

«Ainsi, c’est bien entendu… l’aubergiste de Freschal vous enverra du secours… Jusque là, vous n’avez besoin de rien, n’est-ce pas, mon ami?…

– Si… répond le conducteur, d’un bon coup de gin, s’il en reste dans vos gourdes.»

La gourde de Pinchinat est encore pleine, et Son Altesse en fait volontiers le sacrifice.

«Avec cela, mon bonhomme, dit-il, vous n’aurez pas froid cette nuit… à l’intérieur!»

Une dernière objurgation du violoncelliste décide ses compagnons à se mettre en route. Il est heureux que leurs bagages soient dans le fourgon du train, au lieu d’avoir été chargés sur le coach. S’ils arrivent à San-Diégo avec quelque retard, du moins nos musiciens n’auront pas la peine de les transporter jusqu’au village de Freschal. C’est assez des boîtes à violon, et, surtout, c’est trop de l’étui à violoncelle. Il est vrai, un instrumentiste, digne de ce nom, ne se sépare jamais de son instrument, – pas plus qu’un soldat de ses armes ou un limaçon de sa coquille.

 

 

 

 II

Puissance d’une sonate cacophonique

 

’aller la nuit, à pied, sur une route que l’on ne connaît pas, au sein d’une contrée presque déserte, où les malfaiteurs sont généralement moins rares que les voyageurs, cela ne laisse pas d’être quelque peu inquiétant. Telle est la situation faite au quatuor. Les Français sont braves, c’est entendu, et ceux-ci le sont autant que possible. Mais, entre la bravoure et la témérité, il existe une limite que la saine raison ne doit pas franchir. Après tout, si le rail-road n’avait pas rencontré une plaine inondée par les crues, si le coach n’avait pas versé à cinq milles de Freschal, nos instrumentistes n’auraient pas été dans l’obligation de s’aventurer nuitamment sur ce chemin suspect. Espérons, d’ailleurs, qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux.

Il est environ huit heures, lorsque Sébastien Zorn et ses compagnons prennent direction vers le littoral, suivant les indications du conducteur. N’ayant que des étuis à violon en cuir, légers et peu encombrants, les violonistes auraient eu mauvaise grâce à se plaindre. Aussi ne se plaignent-ils point, ni le sage Frascolin, ni le joyeux Pinchinat, ni l’idéaliste Yvernès. Mais le violoncelliste avec sa boîte à violoncelle, – une sorte d’armoire attachée sur son dos! On comprend, étant donné son caractère, qu’il trouve là matière à se mettre en rage. De là, grognements et geignements, qui s’exhalent sous la forme onomatopéique des ah! dos oh! des ouf!

L’obscurité est déjà profonde. Des nuages épais chassent à travers l’espace, se trouant parfois d’étroites déchirures, parmi lesquelles apparaît une lune narquoise, presque dans son premier quartier. On ne sait trop pourquoi, sinon parce qu’il est hargneux, irritable, la blonde Phœbé n’a pas l’heur de plaire à Sébastien Zorn. Il lui montre le poing, criant:

«Eh bien, que viens-tu faire là avec ton profil bête!… Non! je ne sais rien de plus imbécile que cette espèce de tranche de melon pas mûr, qui se promène là-haut!

– Mieux vaudrait que la lune nous regardât de face, dit Frascolin.

– Et pour quelle raison?… demande Pinchinat.

– Parce que nous y verrions plus clair.

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– O chaste Diane, déclame Yvernès, ô des nuits paisible courrière, ô pâle satellite de la terre, ô l’adorée idole de l’adorable Endymion…

– As-tu fini ta ballade? crie le violoncelliste. Quand ces premiers violons se mettent à démancher sur la chanterelle…

– Allongeons le pas, dit Frascolin, ou nous risquons de coucher à la belle étoile…

– S’il y en avait… et de manquer notre concert à San-Diégo! observe Pinchinat.

– Une jolie idée, ma foi! s’écrie Sébastien Zorn, en secouant sa boîte qui rend un son plaintif.

– Mais cette idée, mon vieux camaro, dit Pinchinat, elle vient do toi…

– De moi?…

– Sans doute! Que ne sommes-nous restés à San-Francisco, où nous avions à charmer toute une collection d’oreilles californiennes!

– Encore une fois, demande le violoncelliste, pourquoi sommes-nous partis?…

– Parce que tu l’as voulu.

– Eh bien, il faut avouer que j’ai eu là une inspiration déplorable, et si…

– Ah!… mes amis! dit alors Yvernès, en montrant de la main certain point du ciel, où un mince rayon de lune ourle d’un liseré blanchâtre les bords d’un nuage.

– Qu’y a-t-il, Yvernès?…

– Voyez si ce nuage ne se dessine pas en forme de dragon, les ailes déployées, une queue de paon tout œillée des cent yeux d’Argus!»

Il est probable que Sébastien Zorn ne possède pas cette puissance de vision centuplée, qui distinguait le gardien de la fille d’Inachus, car il n’aperçoit pas une profonde ornière où son pied s’engage malencontreusement. De là une chute sur le ventre, si bien qu’avec sa boîte au dos, il ressemble à quelque gros coléoptère rampant à la surface du sol.

Violente rage de l’instrumentiste, – et il y a de quoi rager, – puis objurgations à l’adresse du premier violon, en admiration devant son monstre aérien.

«C’est la faute d’Yvernès! affirme Sébastien Zorn. Si je n’avais pas voulu regarder son maudit dragon…

– Ce n’est plus un dragon, c’est maintenant une amphore! Avec un sens imaginatif médiocrement développé, on peut la voir aux mains d’Hébé qui verse le nectar…

– Prenons garde qu’il y ait beaucoup d’eau dans ce nectar, s’écrie Pinchinat, et que ta charmante déesse de la jeunesse nous arrose à pleines douches!»

Ce serait là une complication, et il est vrai que le temps tourne à la pluie. Donc, la prudence commande de hâter la marche afin de chercher abri à Freschal.

On relève le violoncelliste, tout colère, on le remet sur ses pieds, tout grognon. Le complaisant Frascolin offre de se charger de sa boite. Sébastien Zorn refuse d’abord d’y consentir… Se séparer de son instrument… un violoncelle de Gand et Bernardel, autant dire une moitié de lui-même… Mais il doit se rendre, et cette précieuse moitié passe sur le dos du serviable Frascolin, lequel confie son léger étui au susdit Zorn.

La route est reprise. On va d’un bon pas pendant deux milles. Aucun incident à noter. Nuit qui se fait de plus en plus noire avec menaces de pluie. Quelques gouttes tombent, très grosses, preuve qu’elles proviennent de nuages élevés et orageux. Mais l’amphore de la jolie Hébé d’Yvernès ne s’épanche pas davantage, et nos quatre noctambules ont l’espoir d’arriver à Freschal dans un état de siccité parfaite.

Restent toujours de minutieuses précautions à prendre afin d’éviter des chutes sur cette route obscure, profondément ravinée, se brisant parfois à des coudes brusques, bordée de larges anfractuosités, longeant de sombres précipices, ou l’on entend mugir la trompette des torrents. Avec sa disposition d’esprit, si Yvernès trouve la situation poétique, Frascolin la trouve inquiétante.

Il y a lieu de craindre également de certaines rencontres fâcheuses qui rendent assez problématique la sécurité des voyageurs sur. ces chemins de la Basse-Californie. Le quatuor n’a pour toute arme que les archets de trois violons et d’un violoncelle, et cela peut paraître insuffisant en un pays où furent inventés les revolvers Colt, extraordinairement perfectionnés à cette époque. Si Sébastien Zorn et ses camarades eussent été Américains, ils se fussent munis d’un de ces engins de poche engainé dans un gousset spécial du pantalon. Rien que pour aller en rail-road de San-Francisco à San-Diégo, un véritable Yankee ne se serait pas mis en voyage sans emporter ce viatique à six coups. Mais des Français ne l’avaient point jugé nécessaire. Ajoutons même qu’ils n’y ont pas songé, et peut-être auront-ils à s’en repentir.

Pinchinat marche en tête, fouillant du regard les talus de la route. Lorsqu’elle est très encaissée à droite et à gauche, il y a moins à redouter d’être surpris par une agression soudaine. Avec ses instincts de loustic, Son Altesse se sent des velléités de monter quelque mauvaise fumisterie à ses camarades, des envies bêtes de «leur faire peur», par exemple de s’arrêter court, de murmurer d’une voix trémolante d’effroi:

«Hein!… là-bas… qu’est-ce que je vois?… Tenons-nous prêts à tirer…»

Mais, quand le chemin s’enfonce à travers une épaisse forêt, au milieu de ces mammoth-trees, ces séquoias hauts de cent cinquante pieds, ces géants végétaux des régions californiennes, la démangeaison de plaisanter lui passe. Dix hommes peuvent s’embusquer derrière chacun de ces énormes troncs… Une vive lueur suivie d’une détonation sèche… le rapide sifflement d’une balle… ne va-t-on pas la voir… ne va-t-on pas l’entendre?… En de tels endroits, évidemment disposés pour une attaque nocturne, un guet-apens est tout indiqué. Si, par bonheur, on ne doit pas prendre contact avec les bandits, c’est que cet estimable type a totalement disparu de l’Ouest -Amérique, ou qu’il s’occupe alors d’opérations financières sur les marchés de l’ancien et du nouveau continent!… Quelle fin pour les arrière-petits-fils des Karl Moor et des Jean Sbogar! A qui ces réflexions doivent-elles venir si ce n’est à Yvernès? Décidément, – pense-t-il, – la pièce n’est pas digne du décor!

Tout à coup Pinchinat reste immobile.

Frascolin qui le suit en fait autant.

Sébastien Zorn et Yvernès les rejoignent aussitôt.

«Qu’y a-t-il?… demande le deuxième violon.

– J’ai cru voir…» répond l’alto.

Et ce n’est point une plaisanterie de sa part. Très réellement une forme vient de se mouvoir entre les arbres.

«Humaine ou animale?… interroge Frascolin.

– Je ne sais.»

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Lequel eût le mieux valu, personne ne se fût hasardé à le dire. On regarde, en groupe serré, sans bouger, sans prononcer une parole.

Par une éclaircie des nuages, les rayons lunaires baignent alors le dôme de cette obscure forêt et, à travers la ramure des séquoias, filtrent jusqu’au sol. Les dessous sont visibles sur un rayon d’une centaine de pas.

Pinchinat n’a point été dupe d’une illusion. Trop grosse pour un homme, cette masse ne peut être que celle d’un quadrupède de forte taille. Quel quadrupède?… Un fauve?… Un fauve à coup sûr… Mais quel fauve?…

«Un plantigrade! dit Yvernès.

– Au diable l’animal, murmure Sébastien Zorn d’une voix basse mais impatientée, et par animal, c’est toi que j’entends, Yvernès!… Ne peux-tu donc parler comme tout le monde?… Qu’est-ce que c’est que ça, un plantigrade?

– Une bête qui marche sur ses plantes! explique Pinchinat.

– Un ours!» répond Frascolin.

C’est un ours, en effet, un ours grand module. On ne rencontre ni lions, ni tigres, ni panthères dans ces forêts de la Basse-Californie. Les ours en sont les hôtes habituels, avec lesquels les rapports sont généralement désagréables.

On ne s’étonnera pas que nos Parisiens aient, d’un commun accord, l’idée de céder la place à ce plantigrade. N’était-il pas chez lui, d’ailleurs… Aussi le groupe se resserre-t-il, marchant à reculons, de manière à faire face à la bête, lentement, posément, sans avoir l’air de fuir.

La bête suit à petits pas, agitant ses pattes antérieures comme des bras de télégraphe, se balançant sur les hanches comme une manola à la promenade. Graduellement elle gagne du terrain, et ses démonstrations deviennent hostiles, – des cris rauques, un battement de mâchoires qui n’a rien de rassurant.

«Si nous décampions, chacun de son côté?… propose Son Altesse.

– N’en faisons rien! répond Frascolin. Il y en aurait un de nous qui serait rattrapé, et qui paierait pour les autres!»

Cette imprudence ne fut pas commise, et il est évident qu’elle aurait pu avoir des conséquences fâcheuses.

Le quatuor arrive ainsi, en faisceau, à la limite d’une clairière moins obscure. L’ours s’est rapproché – une dizaine de pas seulement. L’endroit lui paraît-il propice à une agression?… C’est probable, car ses hurlements redoublent, et il hâte sa marche.

Recul précipité du groupe, et recommandations plus instantes du deuxième violon:

«Du sang-froid… du sang-froid, mes amis!»

La clairière est traversée, et l’on retrouve l’abri des arbres. Mais là, le danger n’est pas moins grand. En se défilant d’un tronc à un autre, l’animal peut bondir sans qu’il soit possible de prévenir son attaque, et c’est bien ce qu’il allait faire, lorsque ses terribles grognements cessent, son pas se ralentit…

L’épaisse ombre vient de s’emplir d’une musique pénétrante, un largo expressif dans lequel l’âme d’un artiste se révèle tout entière.

C’est Yvernès, qui, son violon tiré de l’étui, le fait vibrer sous la puissante caresse de l’archet. Une idée de génie! Et pourquoi des musiciens n’auraient-ils pas demandé leur salut à la musique? Est-ce que les pierres, mues par les accords d’Amphion, ne venaient pas d’elles-mêmes se ranger autour de Thèbes? Est-ce que les bêtes féroces, apprivoisées par ses inspirations lyriques, n’accouraient pas aux genoux d’Orphée? Eh bien, il faut croire que cet ours californien, sous l’influence de prédispositions ataviques, est aussi artistement doué que ses congénères de la Fable, car sa férocité s’éteint, ses instincts de mélomane le dominent, et à mesure que le quatuor recule en bon ordre, il le suit, laissant échapper de petits cris de dilettante. Pour un peu, il eût crié: bravo!…

Un quart d’heure plus tard, Sébastien Zorn et ses compagnons sont à la lisière du bois. Ils la franchissent, Yvernès toujours violonnant…

L’animal s’est arrêté. Il ne semble pas qu’il ait l’intention d’aller au delà. Il frappe ses grosses pattes l’une contre l’autre.

Et alors Pinchinat lui aussi, saisit son instrument et s’écrie:

«La danse des ours, et de l’entrain!»

Puis, tandis que le premier violon racle à tous crins ce motif si connu en ton majeur, l’alto le soutient d’une basse aigre et fausse sur la médiante mineure…

L’animal entre alors en danse, levant le pied droit, levant le pied gauche, se démenant, se contorsionnant, et il laisse le groupe s’éloigner sur la route.

«Peuh! observe Pinchinat, ce n’était qu’un ours de cirque.

– N’importe! répond Frascolin. Ce diable d’Yvernès a eu là une fameuse idée!

– Filons… allegretto, réplique le violoncelliste, et sans regarder derrière soi!»

Il est environ neuf heures, lorsque les quatre disciples d’Apollon arrivent sains et saufs à Freschal. Ils ont marché d’un fameux pas pendant cette dernière étape, bien que le plantigrade ne soit plus à leurs trousses.

Une quarantaine de maisons, ou mieux de maisonnettes en bois, autour d’une place plantée de hêtres, voilà Freschal, village isolé que deux milles séparent de la côte.

Nos artistes se glissent entre quelques habitations ombragées de grands arbres, débouchent sur une place, entrevoient au fond le modeste clocher d’une modeste église, se forment en rond, comme s’ils allaient exécuter un morceau de circonstance, et s’immobilisent en cet endroit, avec l’intention d’y conférer.

«Ça! un village’?… dit Pinchinat.

– Tu ne t’attendais pas à trouver une cité dans le genre de Philadelphie ou de New-York? réplique Frascolin.

– Mais il est couché, votre village! riposte Sébastien Zorn, en haussant les épaules.

– Ne réveillons pas un village qui dort! soupire mélodieusement Yvernès.

– Réveillons-le, au contraire!» s’écrie Pinchinat.

En effet, – à moins de vouloir passer la nuit en plein air, il faut bien en venir à ce procédé.

Du reste, place absolument déserte, silence complet. Pas un contrevent entr’ouvert, pas une lumière aux fenêtres. Le palais de la Belle au bois dormant aurait pu s’élever là dans des conditions de tout repos et de toute tranquillité.

«Eh bien… et l’auberge?…» demande Frascolin.

Oui… l’auberge dont le conducteur avait parlé, où ses voyageurs en détresse doivent rencontrer bon accueil et bon gîte?… Et l’aubergiste qui s’empresserait d’envoyer du secours à l’infortuné coach-man?… Est-ce que ce pauvre homme a rêvé ces choses?… Ou, – autre hypothèse, – Sébastien Zorn et sa troupe se sont-ils égarés?… N’est-ce point ici le village de Freschal?…

Ces questions diverses exigent une réponse péremptoire. Donc, nécessité d’interroger un des habitants du pays, et, pour ce faire, de frapper à la porte d’une des maisonnettes, – à celle de l’auberge, autant que possible, si une heureuse chance permet de la découvrir.

Voici donc les quatre musiciens opérant une reconnaissance autour de la ténébreuse place, frôlant les façades, essayant d’apercevoir une enseigne pendue à quelque devanture… D’auberge, il n’y a pas apparence.

Eh bien, à défaut d’auberge, il n’est pas admissible qu’il n’y ait point là quelque case hospitalière, et comme on n’est pas en Écosse, on agira à l’américaine. Quel est le natif de Freschal qui refuserait un et même deux dollars par personne pour un souper et un lit?

«Frappons, dit Frascolin.

– En mesure, ajoute Pinchinat, et à six-huit!»

On eût frappé à trois ou à quatre temps, que le résultat aurait été identique. Aucune porte, aucune fenêtre ne s’ouvre, et, cependant, le Quatuor Concertant a mis une douzaine de maisons en demeure de lui répondre.

«Nous nous sommes trompés, déclare Yvernès… Ce n’est pas un village, c’est un cimetière, où, si l’on y dort, c’est de l’éternel sommeil… Vox clamantis in deserto.

Amen!…» répond Son Altesse avec la grosse voix d’un chantre de cathédrale.

Que faire, puisqu’on s’obstine à ce silence complet? Continuer sa route vers San-Diégo?… On crève de faim et de fatigue, c’est le mot… Et puis, quel chemin suivre, sans guide, au milieu de cette obscure nuit?… Essayer d’atteindre un autre village!… Lequel?… A s’en rapporter au coachman, il n’en existe aucun sur cette partie du littoral… On ne ferait que s’égarer davantage… Le mieux est d’attendre le jour!… Pourtant, de passer une demi-douzaine d’heures sans abri, sous un ciel qui se chargeait de gros nuages bas, menaçant de se résoudre en averses, cela n’est pas à proposer – même à des artistes.

Pinchinat eut alors une idée. Ses idées ne sont pas toujours excellentes, mais elles abondent en son cerveau. Celle-ci, d’ailleurs obtient l’approbation du sage Frascolin.

«Mes amis, dit-il, pourquoi ce qui nous a réussi vis-à-vis d’un ours ne nous réussirait-il pas vis-à-vis d’un village californien?… Nous avons apprivoisé ce plantigrade avec un peu de musique… Réveillons ces ruraux par un vigoureux concert, où nous n’épargnerons ni les forte ni les allegro

– C’est à tenter,» répond Frascolin.

Sébastien Zorn n’a même pas laissé finir la phrase de Pinchinat. Son violoncelle retiré de l’étui et dressé sur sa pointe d’acier, debout, puisqu’il n’a pas de siège à sa disposition, l’archet à la main, il est prêt à extraire toutes les voix emmagasinées dans cette carcasse sonore.

Presque aussitôt, ses camarades sont prêts à le suivre jusqu’aux dernières limites de l’art.

«Le quatuor en si bémol d’Onslow, dit-il. Allons… Une mesure pour rien!»

Ce quatuor d’Onslow, ils le savaient par cœur, et de bons instrumentistes n’ont certes pas besoin d’y voir clair pour promener leurs doigts habiles sur la touche d’un violoncelle, de deux violons et d’un alto.

Les voici donc qui s’abandonnent à leur inspiration. Jamais peut-être ils n’ont joué avec plus de talent et plus d’âme dans les casinos et sur les théâtres de la Confédération américaine. L’espace s’emplit d’une sublime harmonie, et, à moins d’être sourds, comment des êtres humains pourraient-ils résister? Eût-on été dans un cimetière, ainsi que l’a prétendu Yvernès, que, sous le charme de cette musique, les tombes se fussent entr’ouvertes, les morts se seraient redressés, les squelettes auraient battu des mains…

Et cependant les maisons restent closes, les dormeurs ne s’éveillent pas. Le morceau s’achève dans les éclats de son puissant final, sans que Freschal ait donné signe d’existence.

«Ah! c’est comme cela! s’écrie Sébastien Zorn, au comble de la fureur. Il faut un charivari, comme à leurs ours, pour leurs oreilles de sauvages?… Soit! recommençons, mais toi, Yvernès, joue en , toi, Frascolin, en mi, toi, Pinchinat, en sol. Moi, je reste en si bémol, et, maintenant, à tour de bras!»

Quelle cacophonie! Quel déchirement des tympans! Voilà qui rappelle bien cet orchestre improvisé, dirigé parle prince de Joinville, dans un village inconnu d’une région brésilienne! C’est à croire que l’on exécute sur des «vinaigrius» quelque horrible symphonie, – du Wagner joué à rebours!…

En somme, l’idée de Pinchinat est excellente. Ce qu’une admirable exécution n’a pu obtenir, c’est ce charivari qui l’obtient. Freschal commence à s’éveiller. Des vitres s’allument ça et là. Deux ou trois fenêtres s’éclairent. Les habitants du village ne sont pas morts, puisqu’ils donnent signe d’existence. Ils ne sont pas sourds, puisqu’ils entendent et écoutent…

«On va nous jeter des pommes! dit Pinchinat, pendant une pause, car, à défaut de la tonalité du morceau, la mesure a été respectée scrupuleusement.

– Eh! tant mieux… nous les mangerons!» répond le pratique Frascolin.

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Et, au commandement de Sébastien Zorn, le concert reprend de plus belle. Puis, lorsqu’il s’est terminé par un vigoureux accord parfait en quatre tons différents, les artistes s’arrêtent.

Non! ce ne sont pas des pommes qu’on leur jette à travers vingt ou trente fenêtres béantes, ce sont des applaudissements, des hurrahs, des hips! hips! hips! Jamais les oreilles freschaliennes ne se sont emplies de telles jouissances musicales! Et, nul doute que toutes les maisons ne soient prêtes à recevoir hospitalièrement de si incomparables virtuoses.

Mais, tandis qu’ils se livraient à cette fougue instrumentale, un nouveau spectateur s’est avancé de quelques pas, sans qu’ils l’aient vu venir. Ce personnage, descendu d’une sorte de char à bancs électrique, se tient à un angle de la place. C’est un homme de haute taille et d’assez forte corpulence, autant qu’on en pouvait juger par cette nuit sombre.

Or, tandis que nos Parisiens se demandent si, après les fenêtres, les portes des maisons vont s’ouvrir pour les recevoir, – ce qui parait au moins fort incertain, – le nouvel arrivé s’approche, et, en parfaite langue française, dit d’un ton aimable:

«Je suis un dilettante, messieurs, et je viens d’avoir la bonne fortune de vous applaudir…

– Pendant notre dernier morceau?… réplique d’un ton ironique Pinchinat.

– Non, Messieurs… pendant le premier, et j’ai rarement entendu exécuter avec plus de talent ce quatuor d’Onslow!»

Ledit personnage est un connaisseur, à n’en pas douter.

«Monsieur, répond Sébastien Zorn au nom de ses camarades, nous sommes très sensibles à vos compliments… Si notre second morceau a déchiré vos oreilles, c’est que…

– Monsieur, répond l’inconnu, en interrompant une phrase qui eût été longue, je n’ai jamais entendu jouer si faux avec tant de perfection. Mais j’ai compris pourquoi vous agissiez de la sorte. C’était pour réveiller ces braves habitants de Freschal, qui se sont déjà rendormis… Eh bien, messieurs, ce que vous tentiez d’obtenir d’eux par ce moyen désespéré, permettez-moi de vous l’offrir…

– L’hospitalité?… demande Frascolin.

– Oui, l’hospitalité, une hospitalité ultra-écossaise. Si je ne me trompe, j’ai devant moi ce Quatuor Concertant, renommé dans toute notre superbe Amérique, qui ne lui a pas marchandé son enthousiasme…

– Monsieur, croit devoir dire Frascolin, nous sommes vraiment flattés… Et… cette hospitalité, où pourrions-nous la trouver, grâce à vous?…

– A deux milles d’ici.

– Dans un autre village?…

– Non… dans une ville.

– Une ville importante?…

– Assurément.

– Permettez, observe Pinchinat, on nous a dit qu’il n’y avait aucune ville avant San-Diégo…

– C’est une erreur… que je ne saurais m’expliquer.

– Une erreur?… répète Frascolin.

– Oui, messieurs, et, si vous voulez m’accompagner, je vous promets l’accueil auquel ont droit des artistes de votre valeur.

– Je suis d’avis d’accepter… dit Yvernès.

– Et je partage ton avis, affirme Pinchinat.

– Un instant… un instant, s’écrie Sébastien Zorn, et n’allons pas plus vite que le chef d’orchestre!

– Ce qui signifie?… demande l’Américain.

– Que nous sommes attendus à San-Diégo, répond Frascolin.

– A San-Diégo, ajoute le violoncelliste, où la ville nous a engagés pour une série de matinées musicales, dont la première doit avoir lieu après-demain dimanche…

– Ah!» réplique le personnage, d’un ton qui dénote une assez vive contrariété.

Puis, reprenant:

«Qu’à cela ne tienne, messieurs, ajoute-t-il. En une journée, vous aurez le temps de visiter une cité qui en vaut la peine, et je m’engage à vous faire reconduire à la prochaine station, de manière que vous puissiez être à San-Diégo à l’heure voulue!»

Ma foi, l’offre est séduisante, et aussi la bien venue. Voilà le quatuor assuré de trouver une bonne chambre dans un bon hôtel, – sans parler des égards que leur garantit cet obligeant personnage.

«Acceptez-vous, messieurs?…

– Nous acceptons, répond Sébastien Zorn, que la faim et la fatigue disposent à favorablement accueillir une invitation de ce genre.

– C’est entendu, réplique l’Américain. Nous allons partir à l’instant… En vingt minutes nous serons arrivés, et vous me remercierez, j’en suis sûr!»

Il va sans dire qu’à la suite des derniers hurrahs provoques par le concert charivarique, les fenêtres des maisons se sont refermées. Ses lumières éteintes, le village de Freschal est replongé dans un profond sommeil.

L’Américain et les quatre artistes rejoignent le char à bancs, y déposent leurs instruments, se placent à l’arrière, tandis que l’Américain s’installe sur le devant, près du conducteur-mécanicien. Un levier est manœuvré, les accumulateurs électriques fonctionnent, le véhicule s’ébranle, et il ne tarde pas à prendre une rapide allure, en se dirigeant vers l’ouest.

Un quart d’heure après, une vaste lueur blanchâtre apparaît, une éblouissante diffusion de rayons lunaires. Là est une ville, dont nos Parisiens n’auraient pu soupçonner l’existence.

Le char à bancs s’arrête alors, et Frascolin de dire:

«Enfin nous voici sur le littoral.»

– Le littoral… non, répondit l’Américain. C’est un cours d’eau que nous avons à traverser…

– Et comment?… demande Pinchinat.

– Au moyen de ce bac dans lequel le char à bancs va prendre place.»

En effet, il y a là un de ces ferry-boats, si nombreux aux États-Unis, et sur lequel s’embarque le char à bancs avec ses passagers. Sans doute, ce ferry-boat est mû électriquement, car il ne projette aucune vapeur, et en deux minutes, au delà du cours d’eau, il vient accoster le quai d’une darse au fond d’un port.

Le char à bancs reprend sa route à travers les allées d’une campagne, il pénètre dans un parc, au-dessus duquel des appareils aériens versent une lumière intense.

A la grille de ce parc s’ouvre une porte, qui donne accès sur une large et longue rue pavée de dalles sonores. Cinq minutes plus tard, les artistes descendent au bas du perron d’un confortable hôtel, où ils sont reçus avec un empressement de bon augure, grâce à un mot dit par l’Américain. On les conduit aussitôt devant une table servie avec luxe, et ils soupent de bon appétit, qu’on veuille bien le croire.

Le repas achevé, le majordome les mène aune chambre spacieuse, éclairée de lampes à incandescence, que des interrupteurs permettront de transformer en douces veilleuses. Là, enfin, remettant au lendemain l’explication de ces merveilles, ils s’endorment dans les quatre lits disposés aux quatre angles de la chambre, et ronflent avec cet ensemble extraordinaire qui a fait la renommée du Quatuor Concertant.

 

 

 

 III

Un loquace cicérone

 

e lendemain, dès sept heures, ces mots, ou plutôt ces cris retentissent dans la chambre commune, après une éclatante imitation du son de la trompette, – quelque chose comme la diane au réveil d’un régiment:

«Allons!… houp!… sur pattes… et en deux temps!» vient de vociférer Pinchinat.

Yvernès, le plus nonchalant du quatuor, eût préféré mettre trois temps – et même quatre – à se dégager des chaudes couvertures de son lit. Mais il lui faut suivre l’exemple de ses camarades et quitter la position horizontale pour la position verticale.

«Nous n’avons pas une minute à perdre… pas une seule! observe Son Altesse.

– Oui, répondit Sébastien Zorn, car c’est demain que nous devons être rendus à San-Diégo.

– Bon! réplique Yvernès, une demi-journée suffira à visiter la ville de cet aimable Américain.

– Ce qui m’étonne, ajoute Frascolin, c’est qu’il existe une cité importante dans le voisinage de Freschal!… Comment notre coachman a-t-il oublié de nous l’indiquer?

– L’essentiel est que nous y soyons, ma vieille clef de sol, dit Pinchinat, et nous y sommes!»

A travers deux larges fenêtres, la lumière pénètre à flots dans la chambre, et la vue se prolonge pendant un mille sur une rue superbe, plantée d’arbres.

Les quatre amis procèdent à leur toilette dans un cabinet confortable, – rapide et facile besogne, car il est «machiné» suivant les derniers perfectionnements modernes: robinets thermométriquement gradués pour l’eau chaude et pour l’eau froide, cuvettes se vidant par un basculage automatique, chauffe-bains, chauffe-fers, pulvérisateurs d’essences parfumées fonctionnant à la demande, ventilateurs-moulinets actionnés par un courant voltaïque, brosses mues mécaniquement, les unes auxquelles il suffit de présenter sa tête, les autres ses vêtements ou ses bottes pour obtenir un nettoyage ou un cirement complets.

Puis, en maint endroit, sans compter l’horloge et les ampoules électriques, qui s’épanouissent à portée de la main, des boutons de sonnettes ou de téléphones mettent en communication instantanée les divers services de l’établissement.

Et non seulement Sébastien Zorn et ses compagnons peuvent correspondre avec l’hôtel, mais aussi avec les divers quartiers de la ville, et peut-être, – c’est l’avis de Pinchinat, – avec n’importe quelle cité des États-Unis d’Amérique.

«Ou même des deux mondes,» ajoute Yvernès.

En attendant qu’ils eussent l’occasion de faire cette expérience, voici, à sept heures quarante-sept, que cette phrase leur est téléphonée en langue anglaise:

«Calistus Munbar présente ses civilités matinales à chacun des honorables membres du Quatuor Concertant, et les prie de descendre, dès qu’ils seront prêts, au dining-room d’Excelsior-Hotel, où leur est servi un premier déjeuner.

«Excelsior-Hotel! dit Yvernès. Le nom de ce caravansérail est superbe!

– Calistus Munbar, c’est notre obligeant Américain, remarque Pinchinat, et le nom est splendide!

– Mes amis, s’écrie le violoncelliste, dont l’estomac est aussi impérieux que son propriétaire, puisque le déjeuner est sur la table, allons déjeuner, et puis…

– Et puis… parcourons la ville, ajoute Frascolin. Mais quelle peut être cette ville?»

Nos Parisiens étant habillés ou à peu près, Pinchinat répond téléphoniquement qu’avant cinq minutes, ils feront honneur à l’invitation de M. Calistus Munbar.

En effet, leur toilette achevée, ils se dirigent vers un ascenseur qui se met en mouvement et les dépose dans le hall monumental de l’hôtel. Au fond se développe la porte du dining-room, une vaste salle étincelante de dorures.

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«Je suis le vôtre, messieurs, tout le vôtre!»

C’est l’homme de la veille, qui vient de prononcer cette phrase de huit mots. Il appartient à ce type de personnages dont on peut dire qu’ils se présentent d’eux-mêmes. Ne semble-t-il pas qu’on les connaisse depuis longtemps, ou, pour employer une expression plus juste, «depuis toujours»?

Calistus Munbar doit avoir de cinquante à soixante ans, mais il n’en paraît que quarante-cinq. Sa taille est au-dessus de la moyenne; son gaster bedonne légèrement; ses membres sont gros et forts; il est vigoureux et sain avec des mouvements fermes; il crève la santé, si l’on veut bien permettre cette locution.

Sébastien Zorn et ses amis ont maintes fois rencontré des gens de ce type, qui n’est pas rare aux États-Unis. La tête de Calistus Munbar est énorme, en boule, avec une chevelure encore blonde et bouclée, qui s’agite comme une frondaison tortillée par la brise; le teint est très coloré: la barbe jaunâtre, assez longue, se divise en pointes; la moustache est rasée; la bouche, relevée aux commissures des lèvres, est souriante, railleuse surtout; les dents sont d’un ivoire éclatant; le nez, un peu gros du bout, à narines palpitantes, solidement implanté à la base du front avec deux plis verticaux au-dessus, supporte un binocle, que retient un fil d’argent fin et souple comme un fil de soie. Derrière les lentilles de ce binocle rayonne un œil mobile, à l’iris verdâtre, à la prunelle allumée d’une braise. Cette tête est rattachée aux épaules par un cou de taureau. Le tronc est carrément établi sur des cuisses charnues, des jambes d’aplomb, des pieds un peu en dehors.

Calistus Munbar est vêtu d’un veston très ample, en étoffe diagonale, couleur cachou. Hors de la poche latérale se glisse l’angle d’un mouchoir à vignettes. Le gilet est blanc, très évidé, à trois boutons d’or. D’une poche à l’autre festonne une chaîne massive, ayant à un bout un chronomètre, à l’autre un podomètre, sans parler des breloques qui tintinnabulent au centre. Cette orfèvrerie se complète par un chapelet de bagues dont sont ornées les mains grasses et rosées. La chemise est d’une blancheur immaculée, raide et brillante d’empois, constellée de trois diamants, surmontée d’un col largement rabattu, sous le pli duquel s’enroule une imperceptible cravate, simple galon mordoré. Le pantalon, d’étoffe rayée, à vastes plis, retombe en se rétrécissant sur des bottines lacées avec agrafes d’aluminium.

Quant à la physionomie de ce Yankee, elle est au plus haut point expressive, toute en dehors, – la physionomie des gens qui ne doutent de rien, et «qui en ont vu bien d’autres», comme on dit. Cet homme est un débrouillard, à coup sur, et c’est aussi un énergique, ce qui se reconnaît à la tonacité de ses muscles, à la contraction apparente de son sourciller et de son masséter. Enfin, il rit volontiers avec éclat, mais son rire est plutôt nasal qu’oral, une sorte de ricanement, le hennitus indiqué par les physiologistes.

Tel est ce Calistus Munbar. A l’entrée du Quatuor, il a soulevé son large chapeau que ne déparerait pas une plume Louis XIII, il serre la main des quatre artistes. Il les conduit devant une table où bouillonne la théière, où fument les rôties traditionnelles. Il parle tout le temps, ne laissant pas place à une seule question, – peut-être pour esquiver une réponse, – vantant les splendeurs de sa ville, l’extraordinaire création de cette cité, monologuant sans interruption, et, lorsque le déjeuner est achevé, terminant son monologue par ces mots:

«Venez, messieurs, et veuillez me suivre. Mais une recommandation…

– Laquelle? demande Frascolin.

– Il est expressément défendu de cracher dans nos rues…

– Nous n’avons pas l’habitude… proteste Yvernès.

– Bon!… cela vous épargnera des amendes!

– Ne pas cracher… en Amérique!» murmure Pinchinat d’un ton où la surprise se mêle à l’incrédulité.

Il eût été difficile de se procurer un guide doublé d’un cicérone plus complet que Calistus Munbar. Cette ville, il la connaît à fond. Pas un hôtel dont il ne puisse nommer le propriétaire, pas une maison dont il ne sache qui l’habite, pas un passant dont il ne soit salué avec une familiarité sympathique.

Cette cité est régulièrement construite. Les avenues et les rues, pourvues de vérandas au-dessus des trottoirs, se coupent à angles droits, une sorte d’échiquier. L’unité se retrouve en son plan géométral. Quant à la variété, elle ne manque point, et dans leur style comme dans leur appropriation intérieure, les habitations n’ont suivi d’autre règle que la fantaisie de leurs architectes. Excepté le long de quelques rues commerçantes, ces demeures affectent un air de palais, avec leurs cours d’honneur flanquées de pavillons élégants, l’ordonnance architecturale de leurs façades, le luxe que l’on pressent à l’intérieur des appartements, les jardins pour ne pas dire les parcs disposés en arrière. Il est à remarquer, toutefois, que les arbres, de plantation récente sans doute, n’ont pas encore atteint leur complet développement. De même pour les squares, ménagés à l’intersection des principales artères de la ville, tapissés de pelouses d’une fraîcheur tout anglaise, dont les massifs, où se mélangent les essences des zones tempérées et torrides, n’ont pas aspiré des entrailles du sol assez de puissance végétative. Aussi cette particularité naturelle présente-t-elle un contraste frappant avec la portion de l’Ouest-Amérique, où abondent les forêts géantes dans le voisinage des grandes cités californiennes.

Le quatuor allait devant lui, observant ce quartier de la ville, chacun à sa manière, Yvernès attiré par ce qui n’attire pas Frascolin, Sébastien Zorn s’intéressant à ce qui n’intéresse point Pinchinat, – tous, en somme, très curieux du mystère qui enveloppe la cité inconnue. De cette diversité de vues devra sortir un ensemble de remarques assez justes. D’ailleurs, Calistus Munbar est là, et il a réponse à tout. Que disons-nous réponse?… Il n’attend pas qu’on l’interroge, il parle, il parle, et il n’y a qu’à le laisser parler. Son moulin à paroles tourne et tourne au moindre vent.

Un quart d’heure après avoir quitté Excelsior-Hotel, Calistus Munbar dit:

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«Nous voici dans la Troisième Avenue, et on en compte une trentaine dans la ville. Celle-ci, la plus commerçante, c’est notre Broadway, notre Regent-street, notre boulevard des Italiens. Dans ces magasins, ces bazars, on trouve le superflu et le nécessaire, tout ce que peuvent exiger les existences les plus soucieuses du bien-être et du confort moderne!

– Je vois les magasins, observe Pinchinat, mais je ne vois pas les acheteurs…

– Peut-être l’heure est-elle trop matinale?… ajoute Yvernès.

– Cela tient, répondit Calistus Munbar, à ce que la plupart des commandes se font téléphoniquement ou môme télautographiquement…

– Ce qui signifie?… demande Frascolin.

– Ce qui signifie que nous employons communément le télautographe, un appareil perfectionné qui transporte l’écriture comme le téléphone transporte la parole, sans oublier le kinétographe qui enregistre les mouvements, étant pour l’œil ce que le phonographe est pour l’oreille, et le téléphote qui reproduit les images. Ce télautographe donne une garantie plus sérieuse que la simple dépêche dont le premier venu est libre d’abuser. Nous pouvons signer électriquement des mandats ou des traites…

– Même des actes de mariage?… réplique Pinchinat d’un ton ironique.

– Sans doute, monsieur l’alto. Pourquoi ne se marierait-on pas par fil télégraphique…

– Et divorcer?…

– Et divorcer!… C’est même ce qui use le plus nos appareils!»

Là-dessus, bruyant éclat de rire du cicérone, qui fait trembloter toute la bibeloterie de son gilet.

«Vous êtes gai, monsieur Munbar, dit Pinchinat, en partageant l’hilarité de l’Américain.

– Oui… comme une envolée de pinsons un jour de soleil!»

En cet endroit, une artère transversale se présente. C’est la Dix-neuvième Avenue, d’où tout commerce est banni. Des lignes de trams la sillonnent ainsi que l’autre. De rapides cars passent sans soulever un grain de poussière, car la chaussée, recouverte d’un parquet imputrescible de karry et de jarrah d’Australie, – pourquoi pas de l’acajou du Brésil? – est aussi nette que si on l’eût frottée à la limaille. D’ailleurs, Frascolin, très observateur des phénomènes physiques, constate qu’elle résonne sous le pied comme une plaque de métal.

«Voilà bien ces grands travailleurs du fer! se dit-il. Ils font maintenant des chaussées en tôle!»

Et il allait s’informer près de Calistus Munbar, lorsque celui-ci de s’écrier:

«Messieurs, regardez cet hôtel!»

Et il montre une vaste construction, d’aspect grandiose, dont les avant-corps, latéraux à une cour d’honneur, sont réunis par une grille en aluminium.

«Cet hôtel, – on pourrait dire ce palais, – est habité par la famille de l’un des principaux notables de la ville. J’ai nommé Jem Tankerdon, propriétaire d’inépuisables mines de pétrole dans l’Illinois, le plus riche peut-être, et, par conséquent, le plus honorable et le plus honoré de nos concitoyens…

– Des millions?… demande Sébastien Zorn.

– Peuh! fait Calistus Munbar. Le million, c’est pour nous le dollar courant, et ici on les compte par centaines! Il n’y a en cette cité que des nababs richissimes. Ce qui explique comment, en quelques années, les marchands des quartiers du commerce font fortune, – j’entends les marchands au détail, car, de négociants ou de commerçants en gros, il ne s’en trouve pas un seul sur ce microcosme unique au monde…

– Et des industriels?… demande Pinchinat.

– Absents, les industriels!

– Et les armateurs?… demande Frascolin.

– Pas davantage.

– Des rentiers alors?… réplique Sébastien Zorn.

– Rien que des rentiers et des marchands en train de se faire des rentes.

– Eh bien… et les ouvriers?… observe Yvernès.

– Lorsqu’on a besoin d’ouvriers, on les amène du dehors, messieurs, et lorsque le travail est terminé ils s’en retournent… avec la forte somme!…

– Voyons, monsieur Munbar, dit Frascolin, vous avez bien quelques pauvres dans votre ville, ne fût-ce que pour ne pas en laisser éteindre la race?…

– Des pauvres, monsieur le deuxième violon?… Vous n’en rencontrerez pas un seul!

– Alors la mendicité est interdite?…

– Il n’y a jamais eu lieu de l’interdire, puisque la ville n’est pas accessible aux mendiants. C’est bon cela pour les cités de l’Union, avec leurs dépôts, leurs asiles, leurs work-houses… et les maisons de correction qui les complètent…

– Allez-vous affirmer que vous n’avez pas de prisons?…

– Pas plus que nous n’avons de prisonniers.

– Mais les criminels?…

– Ils sont priés de rester dans l’ancien et le nouveau continent, où leur vocation trouve à s’exercer dans des conditions plus avantageuses.

– Eh! vraiment, monsieur Munbar, dit Sébastien Zorn, on croirait, à vous entendre, que nous ne sommes plus en Amérique?

– Vous y étiez hier, monsieur le violoncelliste, répond cet étonnant cicérone.

– Hier?… réplique Frascolin, qui se demande ce que peut exprimer cette phrase étrange.

– Sans doute!… Aujourd’hui vous êtes dans une ville indépendante, une cité libre, sur laquelle l’Union n’a aucun droit, qui ne relève que d’elle-même…

– Et qui se nomme?… demande Sébastien Zorn, dont l’irritabilité naturelle commence à percer.

– Son nom?… répond Calistus Munbar. Permettez-moi de vous le taire encore…

– Et quand le saurons-nous?…

– Lorsque vous aurez achevé de la visiter, ce dont elle sera très honorée d’ailleurs.»

Cette réserve de l’Américain est au moins singulière. Peu importe, en somme. Avant midi, le quatuor aura terminé sa curieuse promenade, et, dût-il n’apprendre le nom de cette ville qu’au moment de la quitter, cela lui suffira, n’est-il pas vrai? La seule réflexion à faire, est celle-ci: Comment une cité si considérable occupe-t-elle un des points de la côte californienne sans appartenir à la république fédérale des États-Unis, et, d’autre part, comment expliquer que le conducteur du coach ne se fût pas avisé d’en parler? L’essentiel, après tout, est que, dans vingt-quatre heures, les exécutants aient atteint San-Diégo, où on leur donnera le mot de cette énigme, si Calistus Munbar ne se décide pas à le révéler.

Ce bizarre personnage s’est de nouveau livré à sa faconde descriptive, non sans laisser voir qu’il désire ne point s’expliquer plus catégoriquement,

«Messieurs, dit-il, nous voici à l’entrée de la Trente-septième Avenue. Contemplez cette amirable perspective! Dans ce quartier, non plus, pas de magasins, pas de bazars, ni ce mouvement des rues qui dénote l’existence commerciale. Rien que des hôtels et des habitations particulières, mais les fortunes y sont inférieures à celles de la Dix-neuvième Avenue. Des rentiers à dix ou douze millions…

– Des gueux, quoi! répond Pinchinat, dont les lèvres dessinent une moue significative.

– Hé! monsieur l’alto, réplique Calistus Munbar, il est toujours possible d’être le gueux de quelqu’un! Un millionnaire est riche par rapport à celui qui ne possède que cent mille francs! Il ne l’est pas par rapport à celui qui possède cent millions!»

Maintes fois déjà, nos artistes ont pu noter que, de tous les mots employés par leur cicérone, celui de million revient le plus fréquemment, – un mot prestigieux s’il en fut! Il le prononce en gonflant ses joues avec une sonorité métallique. On dirait qu’il bat monnaie rien qu’en parlant. Si ce ne sont pas des diamants qui s’échappent de ses lèvres comme de la bouche de ce filleul des fées qui laissait tomber des perles et des émeraudes, ce sont des pièces d’or.

Et Sébastien Zorn, Pinchinat, Frascolin, Yvernès, vont toujours à travers l’extraordinaire ville dont la dénomination géographique leur est encore inconnue. Ici des rues animées par le va-et-vient des passants, tous confortablement vêtus, sans que la vue soit jamais offusquée par les haillons d’un indigent. Partout des trams, des haquets, dos camions, mûs par l’électricité. Certaines grandes artères sont pourvues de ces trottoirs mouvants, actionnés par la traction d’une chaîne sans fin, et sur lesquels les gens se promènent comme ils le feraient dans un train en marche, en participant à son mouvement propre.

Circulent aussi des voitures électriques, roulant sur les chaussées, avec la douceur d’une bille sur un tapis de billard. Quant à des équipages, au véritable sens de ce mot, c’est-à-dire des véhicules traînés par des chevaux, on n’en rencontre que dans les quartiers opulents.

«Ah! voici une église,» dit Frascolin.

Et il montre un édifice d’assez lourde contexture, sans style architectural, une sorte de pâté de Savoie, planté au milieu d’une place aux verdoyantes pelouses.

«C’est le temple protestant, répond Calistus Munbar en s’arrêtant devant cette bâtisse.

– Y a-t-il des églises catholiques dans votre ville?… demande Yvernès.

– Oui, monsieur. D’ailleurs, je dois vous faire observer que, bien que l’on professe environ mille religions différentes sur notre globe, nous nous en tenons ici au catholicisme et au protestantisme. Ce n’est pas comme en ces États-Unis, désunis par la religion s’ils ne le sont pas en politique, où il y a autant de sectes que de familles, méthodistes, anglicans, presbytériens, anabaptistes, wesleyens, etc… Ici, rien que des protestants fidèles à la doctrine calviniste, ou des catholiques romains.

– Et quelle langue parle-t-on?…

– L’anglais et le français sont employés couramment…

– Ce dont nous vous félicitons, dit Pinchinat.

– La ville, reprend Calistus Munbar, est donc divisée en deux sections, à peu près égales. Ici nous sommes dans la section…

– Ouest, je pense?… fait observer Frascolin en s’orientant sur la position du soleil.

– Ouest… si vous voulez…

– Comment… si je veux?… réplique le deuxième violon, assez surpris de cette réponse. Est-ce que les points cardinaux de cette cité varient au gré de chacun?…

– Oui… et non… dit Calistus Munbar. Je vous expliquerai cela plus tard… J’en reviens donc à cette section… ouest, si cela vous plaît, qui est uniquement habitée par les protestants, restés, même ici, des gens pratiques, tandis que les catholiques, plus intellectuels, plus raffinés,, occupent la section… est. C’est vous dire que ce temple est le temple protestant.

– Il en a bien l’air, observe Yvernès. Avec sa pesante architecture, la prière n’y doit point être une élévation vers le ciel, mais un écrasement vers la terre…

– Belle phrase! s’écrie Pinchinat. Monsieur Munbar, dans une ville si modernement machinée, on peut sans doute entendre le prêche ou la messe par le téléphone?…

– Juste.

– Et aussi se confesser?…

– Tout comme on peut se marier par le télautographe, et vous conviendrez que cela est pratique…

– A ne pas le croire, monsieur Munbar, répond Pinchinat, à ne pas le croire!»

 

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