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Jules Verne

 

L'île à hélice

 

 

Première partie

(IV-VI)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Premièrepartie

 

 

 IV

Cap à l’ouest

 

onze heures, après une si longue promenade, il est permis d’avoir faim. Aussi nos artistes abusent-ils de cette permission. Leurs estomacs crient avec ensemble, et ils s’accordent sur ce point qu’il faut à tout prix déjeuner.

C’est aussi l’avis de Calistus Munbar, non moins soumis que ses hôtes aux nécessités de la réfection quotidienne. Reviendra-t-on à Excelsior-Hotel?

Oui, car il ne paraît pas que les restaurants soient nombreux en cette ville, où chacun préfère sans doute se confiner en son home et qui ne semble guère être visitée des touristes des deux mondes.

En quelques minutes, un tram transporte ces affamés à leur hôtel et ils s’assoient devant une table copieusement servie. C’est là un contraste frappant avec ces repas à l’américaine, où la multiplicité des mets ne rachète pas leur insuffisance. Excellente, la viande de bœuf ou de mouton; tendre et parfumée, la volaille; d’une alléchante fraîcheur, le poisson. Puis, au lieu de cette eau glacée des restaurations de l’Union, des bières variées et des vins que le soleil de France avait distillés dix ans avant sur les coteaux du Médoc et de la Bourgogne.

Pinchinat et Frascolin font honneur à ce déjeuner, à tout le moins autant que Sébastien Zorn et Yvernès… Il va de soi que Calistus Munbar a tenu à le leur offrir, et ils auraient mauvaise grâce à ne point l’accepter.

D’ailleurs, ce Yankee, dont la faconde ne tarit pas, déploie une humeur charmante. Il parle de tout ce qui concerne la ville, à l’exception de ce que ses convives auraient voulu savoir, – c’est-à-dire quelle est cette cité indépendante dont il hésite à révéler le nom. Un peu de patience, il le dira, lorsque l’exploration sera terminée. Son intention serait-elle donc de griser le quatuor dans le but de lui faire manquer l’heure du train de San-Diégo?… Non, mais on boit sec, après avoir mangé ferme, et le dessert allait s’achever dans l’absorption du thé, du café et des liqueurs, lorsqu’une détonation ébranle les vitres de l’hôtel.

Qu’est-ce?… demanda Yvernès en sursautant.

– Ne vous inquiétez pas, messieurs, répond Calistus Munbar. C’est le canon de l’observatoire.

– S’il ne sonne que midi, réplique Frascolin en consultant sa montre, j’affirme qu’il retarde…

– Non, monsieur l’alto, non! Le soleil ne retarde pas plus ici qu’ailleurs!»

Et un singulier sourire relève les lèvres de l’Américain, ses yeux pétillent sous le binocle, et il se frotte les mains. On serait tenté de croire qu’il se félicite d’avoir «fait une bonne farce».

Frascolin, moins émerillonné que ses camarades par la bonne chère, le regarde d’un œil soupçonneux, sans trop savoir qu’imaginer.

«Allons, mes amis – vous me permettrez de vous donner cette sympathique qualification, ajoute-t-il de son air le plus aimable, – il s’agit de visiter la seconde section de la ville, et je mourrais de désespoir si un seul détail vous échappait! Nous n’avons pas de temps à perdre…

– A quelle heure partie train pour San-Diégo?… interroge Sébastien Zorn, toujours préoccupé de ne point manquer à ses engagements par suite d’arrivée tardive.

– Oui… à quelle heure?… répète Frascolin en insistant.

– Oh!… dans la soirée, répond Calistus Munbar en clignant de l’œil gauche. Venez, mes hôtes, venez… Vous ne vous repentirez pas de m’avoir pris pour guide!»

Comment désobéir à un personnage si obligeant? Les quatre artistes quittent la salle d’Excelsior-Hotel, et déambulent le long de la chaussée. En vérité, il faut que le vin les ait trop généreusement abreuvés, car une sorte de frémissement leur court dans les jambes. Il semble que le sol ait une légère tendance à se dérober sous leurs pas. Et pourtant, ils n’ont point pris place sur un de ces trottoirs mobiles qui se déplacent latéralement.

«Hé! hé!… soutenons-nous, Chatillon! s’écrie Son Altesse titubant.

– Je crois que nous avons un peu bu! réplique Yvernès, qui s’essuie le front.

– Bon, messieurs les Parisiens, observe l’Américain, une fois n’est pas coutume!… Il fallait arroser votre bienvenue…

– Et nous avons épuisé l’arrosoir!» réplique Pinchinat, qui en a pris sa bonne part et ne s’est jamais senti de si belle humeur.

Sous la direction de Calistus Munbar, une rue les conduit à l’un des quartiers de la deuxième section. En cet endroit, l’animation est tout autre, l’allure moins puritaine. On se croirait soudainement transporté des États du Nord de l’Union dans les États du Sud, de Chicago à la Nouvelle-Orléans, de l’Illinois à la Louisiane. Les magasins sont mieux achalandés, des habitations d’une fantaisie plus élégante, des homesteads ou maisons de familles, plus confortables, des hôtels aussi magnifiques que ceux de la section protestante, mais de plus réjouissant aspect. La population diffère également d’air, de démarche, de tournure. C’est à croire que cette cité est double, comme certaines étoiles, à cela près que ces sections ne tournent pas l’une autour de l’autre, – deux villes juxtaposées.

Arrivé à peu près au centre de la section, le groupe s’arrête vers le milieu de la Quinzième Avenue, et Yvernès de s’écrier:

«Sur ma foi, voici un palais…

– Le palais de la famille Coverley, répond Calistus Munbar. Nat Coverley, l’égal de Jem Tankerdon…

– Plus riche que lui?… demande Pinchinat.

– Tout autant, dit l’Américain. Un ex-banquier de la Nouvelle-Orléans, qui a plus de centaines de millions que de doigts aux deux mains!

– Une jolie paire de gants, cher monsieur Munbar!

– Comme vous le pensez.

– Et ces deux notables, Jem Tankerdon et Nat Coverley, sont ennemis… naturellement?…

– Des rivaux tout au moins, qui tâchent d’établir leur prépondérance dans les affaires de la cité, et se jalousent…

– Finiront-ils par se manger?… demande Sébastien Zorn.

– Peut-être… et si l’un dévore l’autre…

– Quelle indigestion ce jour-là!» répond Son Altesse.

Et Calistus Munbar de s’esclaffer en bedonnant, tant la réponse lui a paru plaisante.

L’église catholique s’élève sur une vaste place, qui permet d’en admirer les heureuses proportions. Elle est de style gothique, de ce style qui n’exige que peu de recul pour être apprécié, car les lignes verticales qui en constituent la beauté, perdent de leur caractère à être vues de loin. Saint-Mary Church mérite l’admiration pour la sveltesse de ses pinacles, la légèreté de ses rosaces, l’élégance de ses ogives flamboyantes, la grâce de ses fenêtres en mains jointes.

«Un bel échantillon du gothique anglo-saxon! dit Yvernès, qui est très amateur de l’architectonique. Vous aviez raison, monsieur Munbar, les deux sections de votre ville n’ont pas plus de ressemblance entre elles que le temple de l’une et la cathédrale de l’autre!

– Et cependant, monsieur Yvernès, ces deux sections sont nées de la même mère…

– Mais… pas du même père?… fait observer Pinchinat.

– Si… du même père, mes excellents amis! Seulement, elles ont été élevées d’une façon différente. On les a appropriées aux convenances de ceux qui devaient y venir chercher une existence tranquille, heureuse, exempte de tout souci… une existence que ne peut offrir aucune cité ni de l’ancien ni du nouveau continent.

– Par Apollon, monsieur Munbar, répond Yvernès, prenez garde de trop surexciter notre curiosité!… C’est comme si vous chantiez une de ces phrases musicales qui laissent longuement désirer la tonique…

– Et cela finit par fatiguer l’oreille! ajoute Sébastien Zorn. Voyons, le moment est-il venu où vous consentirez à nous apprendre le nom de cette ville extraordinaire?…

– Pas encore, mes chers hôtes, répond l’Américain en rajustant son binocle d’or sur son appendice nasal. Attendez la fin de notre promenade, et continuons…

– Avant de continuer, dit Frascolin, qui sent une sorte de vague inquiétude se mêler au sentiment de curiosité, j’ai une proposition à faire.

– Et laquelle?…

– Pourquoi ne monterions-nous pas à la flèche de Saint-Mary Church. De là, nous pourrions voir…

– Non pas! s’écrie Calistus Munbar, en secouant sa grosse tète ébouriffée… pas maintenant… plus tard…

– Et quand?… demande le violoncelliste, qui commence à s’agacer de tant de mystérieuses échappatoires.

– Au terme de notre excursion, monsieur Zorn.

– Nous reviendrons alors à cette église?…

– Non, mes amis, et notre promenade se terminera par une visite à l’observatoire, dont la tour est d’un tiers plus élevée que la flèche de Saint-Mary Church.

– Mais enfin, reprend Frascolin en insistant, pourquoi ne pas profiter en ce moment?…

– Parce que… vous me feriez manquer mon effet!»

Et il n’y a pas moyen de tirer une autre réponse de cet énigmatique personnage.

Le mieux étant de se soumettre, les diverses avenues de la deuxième section sort parcourues consciencieusement. Puis on visite les quartiers commerçants, ceux des tailleurs, des bottiers, des chapeliers, des bouchers, des épiciers, des boulangers, des fruitiers, etc. Calistus Munbar, salué de la plupart des personnes qu’il rencontre, rend ces saluts avec une vaniteuse satisfaction. Il ne tarit pas en boniments, tel un montreur de phénomènes, et sa langue ne cesse de carillonner comme le battant d’une cloche un jour de fête.

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Environ vers deux heures, le quatuor est arrivé de ce côté aux limites de la ville, ceinte d’une superbe grille, agrémentée de fleurs et de plantes grimpantes. Au delà s’étend la campagne, dont la ligne circulaire se confond avec l’horizon du ciel.

En cet endroit, Frascolin se fait à lui-même une remarque qu’il ne croit pas devoir communiquer à ses camarades. Tout cela s’expliquera sans doute au sommet de la tour de l’observatoire. Cette remarque porte sur ceci que le soleil, au lieu de se trouver dans le sud-ouest, comme il aurait dû l’être à deux heures, se trouve dans le sud-est.

Il y a là de quoi étonner un esprit aussi réfléchi que celui de Frascolin, et il commençait à «se matagraboliser la cervelle», comme dit Rabelais, lorsque Calistus Munbar change le cours de ses idées en s’écriant:

«Messieurs, le tram va partir dans quelques minutes. En route pour le port…

– Le port?… réplique Sébastien Zorn…

– Oh! un trajet d’un mille tout au plus, – ce qui vous permettra d’admirer notre parc!»

S’il y a un port, il faut qu’il soit situé un peu au-dessus ou un peu au-dessous de la ville sur la côte de la Basse-Californie… En vérité, où pourrait-il être, si ce n’est en un point quelconque de ce littoral?

Les artistes, légèrement ahuris, prennent place sur les banquettes d’un car élégant, où sont assis déjà plusieurs voyageurs. Ceux-ci serrent la main à Calistus Munbar, – ce diable d’homme est connu de tout le monde, – et les dynamos du tram se livrent à leur fougue locomotrice.

Parc, Calistus Munbar a raison de qualifier ainsi la campagne qui s’étend autour de la cité. Des allées à perte de vue, des pelouses verdoyantes, des barrières peintes, droites ou en zigzag, nommées fences; autour des réserves, des bouquets d’arbres, chênes, érables, hêtres, marronniers, micocouliers, ormes, cèdres, jeunes encore, animés d’un monde d’oiseaux de mille espèces. C’est un véritable jardin anglais, possédant des fontaines jaillissantes, des corbeilles de fleurs alors dans tout l’épanouissement d’une fraîcheur printanière, des massifs d’arbustes où se mélangent les sortes les plus diversifiées, des géraniums géants comme ceux de Monte-Carlo, des orangers, des citronniers, des oliviers, des lauriers-roses, des lentisques, des aloès, des camélias, des dahlias, des rosiers d’Alexandrie à fleurs blanches, des hortensias, des lotus blancs et rosés, des passiflores du Sud-Amérique, de riches collections de fuchsias, de salvias, de bégonias, de jacinthes, de tulipes, de crocus, de narcisses, d’anémones, de renoncules de Perse, d’iris barbatas, de cyclamens, d’orchidées, des calcéolaires, des fougères arborescentes, et aussi de ces essences spéciales aux zones tropicales, balisiers, palmiers, dattiers, figuiers, eucalyptus, mimosas, bananiers, goyaviers, calebassiers, cocotiers, en un mot, tout ce qu’un amateur peut demander au plus riche des jardins botaniques.

Avec sa propension à évoquer les souvenirs de l’ancienne poésie. Yvernès doit se croire transporté dans les bucoliques paysages du roman d’Astrée. Il est vrai, si les moutons ne manquent pas à ces fraîches prairies, si des vaches roussâtres paissent entre les barrières, si des daims, des biches et autres gracieux quadrupèdes de la faune forestière bondissent entre les massifs, ce sont les bergers de D’Urfé et ses bergères charmantes, dont il y aurait lieu de regretter l’absence. Quant au Lignon, il est représenté par une Serpentine-river, qui promène ses eaux vivifiantes à travers les vallonnements de cette campagne.

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Seulement, tout y semble artificiel.

Ce qui provoque l’ironique Pinchinat à s’écrier:

«Ah çà! voilà tout ce que vous avez en fait de rivière?»

Et Calistus Munbar à répondre:

«Des rivières?… A quoi bon?…

– Pour avoir de l’eau, parbleu!

– De l’eau… c’est-à-dire une substance généralement malsaine, microbienne et typhoïque?…

– Soit, mais on peut l’épurer…

– Et pourquoi se donner cette peine, lorsqu’il est si facile de fabriquer une eau hygiénique, exempte de toute impureté, et même gazeuse ou ferrugineuse au choix…

– Vous fabriquez votre eau?… demande Frascolin.

– Sans doute, et nous la distribuons chaude ou froide à domicile, comme nous distribuons la lumière, le son, l’heure, la chaleur, le froid, la force motrice, les agents antiseptiques, l’électrisation par auto-conduction…

– Laissez-moi croire alors, réplique Yvernès, que vous fabriquez aussi la pluie pour arroser vos pelouses et vos fleurs?…

– Comme vous dites… monsieur, réplique l’Américain en faisant scintiller les joyaux de ses doigts à travers les fluescentes touffes de sa barbe.

– De la pluie sur commande! s’écrie Sébastien Zorn.

– Oui, mes chers amis, de la pluie que des conduites, ménagées dans notre sous-sol, permettent de répandre d’une façon régulière, réglementaire, opportune et pratique. Est-ce que cela ne vaut pas mieux que d’attendre le bon plaisir de la nature et de se soumettre aux caprices des climats, que de pester contre les intempéries sans pouvoir y remédier, tantôt une humidité trop persistante, tantôt une sécheresse trop prolongée?…

– Je vous arrête là, monsieur Munbar, déclare Frascolin. Que vous puissiez produire de la pluie à volonté, soit! Mais quant à l’empêcher de tomber du ciel…

– Le ciel?… Qu’a-t-il à faire en tout ceci?…

– Le ciel, ou, si vous préférez, les nuages qui crèvent, les courants atmosphériques avec leur cortège de cyclones, de tornades, de bourrasques, de rafales, d’ouragans… Ainsi, pendant la mauvaise saison, par exemple…

– La mauvaise saison?… répète Calistus Munbar.

– Oui… l’hiver…

– L’hiver?… Qu’est-ce que c’est que cela?…

– On vous dit l’hiver, les gelées, les neiges, les glaces! s’exclame Sébastien Zorn, que les ironiques réponses du Yankee mettent en rage.

– Connaissons pas!» répond tranquillement Calistus Munbar.

Les quatre Parisiens se regardent. Sont-ils en présence d’un fou ou d’un mystificateur? Dans le premier cas, il faut l’enfermer; dans le second, il faut le rosser d’importance.

Cependant les cars du tram filent à petite vitesse au milieu de ces jardins enchantés. A Sébastien Zorn et à ses camarades il semble bien qu’au delà des limites de cet immense parc, des pièces de terre, méthodiquement cultivées, étalent leurs colorations diverses, pareilles à ces échantillons d’étoffes exposés autrefois à la porte des tailleurs. Ce sont, sans doute, des champs de légumes, pommes de terre, choux, carottes, navets, poireaux, enfin tout ce qu’exigé la composition d’un parfait pot-au-feu.

Toutefois, il leur tarde d’être en pleine campagne, où ils pourront reconnaître ce que cette singulière région produit en blé, avoine, maïs, orge, seigle, sarrazin, pamelle et autres céréales.

Mais voici qu’une usine apparaît, ses cheminées de tôle dominant des toits bas, à verrières dépolies. Ces cheminées, maintenues par des étais de fer, ressemblent à celles d’un steamer en marche, d’un Great-Eastern dont cent mille chevaux feraient mouvoir les puissantes hélices, avec cette différence qu’au lieu d’une fumée noire, il ne s’en échappe que de légers filets dont les scories n’encrassent point l’atmosphère.

Cette usine couvre une surface de dix mille yards carrés, soit près d’un hectare. C’est le premier établissement industriel que le quatuor ait vu depuis qu’il «excursionne», qu’on nous pardonne ce mot, sous la direction de l’Américain.

«Eh! quel est cet établissement?… demande Pinchinat.

– C’est une fabrique, avec appareils évaporatoires au pétrole, répond Calistus Munbar, dont le regard aiguisé menace de perforer les verres de son binocle.

– Et que fabrique-t-elle, votre fabrique?…

– De l’énergie électrique, laquelle est distribuée à travers toute la ville, le parc, la campagne, en produisant force motrice et lumière. En même temps, cette usine alimente nos télégraphes, nos télautographes, nos téléphones, nos téléphotes, nos sonneries, nos fourneaux de cuisine, nos machines ouvrières, nos appareils à arc et à incandescence, nos lunes d’aluminium, nos câbles sous-marins…

– Vos câbles sous-marins?… observe vivement Frascolin.

– Oui!… ceux qui relient la ville à divers points du littoral américain…

– Et il a été nécessaire de créer une usine de cette importance?…

– Je le crois bien… avec ce que nous dépensons d’énergie électrique… et aussi d’énergie morale! réplique Calistus Munbar. Croyez, messieurs, qu’il en a fallu une close incalculable pour fonder cette incomparable cité, sans rivale au monde!»

On entend les ronflements sourds de la gigantesque usine, les puissantes éructations de sa vapeur, les à-coups de ses machines, les répercussions à la surface du sol, qui témoignent d’un effort mécanique supérieur à tout ce qu’a donné jusqu’ici l’industrie moderne. Qui aurait pu imaginer que tant de puissance fût nécessaire pour mouvoir des dynamos ou charger des accumulateurs?

Le tram passe, et, un quart de mille au delà, vient s’arrêter à la gare du port.

Les voyageurs descendent, et leur guide, toujours débordant de phrases laudatives, les promène sur les quais qui longent les entrepôts et les docks. Ce port forme un ovale suffisant pour abriter une dizaine de navires, pas davantage. C’est plutôt une darse qu’un port, terminée par des jetées, deux piers, supportés sur des armatures de fer, et éclairés par deux feux qui en facilitent l’entrée aux bâtiments venant du large.

Ce jour-là, la darse ne contient qu’une demi-douzaine de steamers, les uns destinés au transport du pétrole, les autres au transport des marchandises nécessaires à la consommation quotidienne, – et quelques barques, munies d’appareils électriques, qui sont employées à la pêche en pleine mer.

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Frascolin remarque que l’entrée de ce port est orientée vers le nord, et il en conclut qu’il doit occuper la partie septentrionale d’une de ces pointes que le littoral de la Basse-Californie détache sur le Pacifique. Il constate aussi que le courant marin se propage vers l’est avec une certaine intensité, puisqu’il file contre le musoir des piers comme les nappes d’eau le long des flancs d’un navire en marche, – effet dû, sans doute, à l’action de la marée montante, bien que les marées soient très médiocres sur les côtes de l’Ouest-Amérique.

«Ou est donc le fleuve que nous avons traversé hier soir en ferry-boat? demande Frascolin.

– Nous lui tournons le dos,» se contente de répondre le Yankee.

Mais il convient de ne pas s’attarder, si l’on veut revenir à la ville, afin d’y prendre le train du soir pour San-Diégo.

Sébastien Zorn rappelle cette condition à Calistus Munbar, lequel répond:

«Ne craignez rien, chers bons amis… Nous avons le temps… Un tram va nous ramener à la ville, après avoir suivi le littoral… Vous avez désiré avoir une vue d’ensemble de cette région, et avant une heure, vous l’aurez du haut de la tour de l’observatoire.

– Vous nous assurez?… dit le violoncelliste en insistant.

– Je vous assure que demain, au lever du soleil, vous ne serez plus où vous êtes en ce moment!»

Force est d’accepter cette réponse assez peu explicite. D’ailleurs, la curiosité de Frascolin, plus encore que celle de ses camarades, est excitée au dernier point. Il lui tarde de se trouver au sommet de cette tour, d’où l’Américain affirme que la vue s’étend sur un horizon d’au moins cent milles de circonférence. Après cela, si l’on n’est pas fixé au sujet de la position géographique de cette invraisemblable cité, il faudra renoncer à jamais l’être.

Au fond de la darse s’amorce une seconde ligne de trams qui longe le bord de la mer. Le tram se compose de six cars, où nombre de voyageurs ont déjà pris place. Ces cars sont traînés par une locomotive électrique, avec accumulateurs d’une capacité de deux cents ampères-ohms, et leur vitesse atteint de quinze à dix-huit kilomètres.

Calistus Munbar fait monter le quatuor dans le tram, et nos Parisiens purent croire qu’il n’attendait qu’eux pour partir.

Ce qu’ils voient de la campagne est peu différent du parc qui s’étend entre la ville et le port. Même sol plat et soigneusement entretenu. De vertes prairies et des champs au lieu de pelouses, voilà tout, champs de légumes, non de céréales. En ce moment, une pluie artificielle, projetée hors des conduites souterraines, retombe en averse bienfaisante sur ces longs rectangles, tracés au cordeau et à l’équerre.

Le ciel ne l’eût pas dosée et distribuée d’une manière plus mathématique et plus opportune.

La voie ferrée suit le littoral, ayant la mer d’un côte, la campagne de l’autre. Les cars courent ainsi pendant quatre milles – cinq kilomètres environ. Puis, ils s’arrêtent devant une batterie de douze pièces de gros calibre, et dont l’entrée est indiquée par ces mots: Batterie de l’Éperon.

«Des canons qui se chargent, mais qui ne se déchargent jamais par la culasse… comme tant d’engins de la vieille Europe!» fait observer Calistus Munbar.

En cet endroit, la côte est nettement découpée. Il s’en détache une sorte de cap, très aigu, semblable à la proue d’une carène de navire, ou même à l’éperon d’un cuirassé, sur lequel les eaux se divisent en l’arrosant de leur écume blanche. Effet de courant, sans doute, car la houle du large se réduit à de longues ondulations qui tendent à diminuer avec le déclin du soleil.

De ce point repart une autre ligne de tramway, qui descend vers le centre, la première ligne continuant à suivre les courbures du littoral.

Calistus Munbar fait changer de ligne à ses hôtes, en leur annonçant qu’ils vont revenir directement vers la cité.

La promenade a été suffisante. Calistus Munbar tire sa montre, chef-d’œuvre de Sivan, de Genève, – une montre parlante, une montre phonographique, dont il presse le bouton et qui fait distinctement entendre ces mots: quatre heures treize.

«Vous n’oubliez pas l’ascension que nous devons faire à l’observatoire?… rappelle Frascolin.

– L’oublier, mes chers et déjà vieux amis!… J’oublierais plutôt mon propre nom, qui jouit de quelque célébrité cependant! Encore quatre milles, et nous serons devant le magnifique édifice, bâti à l’extrémité de la Unième Avenue, celle qui sépare les deux sections de notre ville.»

Le tram est parti. Au delà des champs sur lesquels tombe toujours une pluie «après-midienne», – ainsi la nommait l’Américain, – on retrouve le parc clos de barrières, ses pelouses, ses corbeilles et ses massifs.

Quatre heures et demie sonnent alors. Deux aiguilles indiquent l’heure sur un cadran gigantesque, à peu près semblable à celui du Parliament-House de Londres, plaqué sur la face d’une tour quadrangulaire.

Au pied de cette tour sont érigés les bâtiments de l’observatoire, affectés aux divers services, dont quelques-uns, coiffés de rotondes métalliques à fentes vitrées, permettent aux astronomes de suivre la marche des étoiles. Ils entourent une cour centrale, au milieu de laquelle se dresse la tour haute de cent cinquante pieds. De sa galerie supérieure, le regard peut s’étendre sur un rayon de vingt-cinq kilomètres, puisque l’horizon n’est limité par aucune tumescence, colline ou montagne.

Calistus Munbar, précédant ses hôtes, s’engage sous une porte que lui ouvre un concierge, vêtu d’une livrée superbe. Au fond du hall attend la cage de l’ascenseur, qui se meut électriquement. Le quatuor y prend place avec son guide. La cage s’élève d’un mouvement doux et régulier. Quarante-cinq secondes après, elle reste stationnaire au niveau de la plate-forme supérieure de la tour.

Sur cette plate-forme, se dresse la hampe d’un gigantesque pavillon, dont l’étamine flotte au souffle d’une brise du nord.

Quelle nationalité indique ce pavillon? Aucun de nos Parisiens ne peut le reconnaître. C’est bien le pavillon américain avec ses raies transversales rouges et blanches; mais le yacht, au lieu des soixante-sept étoiles qui brillaient au firmament de la Confédération à cette époque, n’en porte qu’une seule: une étoile, ou plutôt un soleil d’or, écartelé sur l’azur du yacht, et qui semble rivaliser d’irradiation avec l’astre du jour.

«Notre pavillon, messieurs,» dit Calistus Munbar en se découvrant par respect.

Sébastien Zorn et ses camarades ne peuvent faire autrement que l’imiter. Puis, ils s’avancent sur la plate-forme jusqu’au parapet, et se penchant…

Quel cri - de surprise d’abord, de colère ensuite, – s’échappe de leur poitrine!

La campagne entière se développe sous le regard. Cette campagne ne présente qu’un ovale régulier, circonscrit par un horizon de mer, et, si loin que le regard puisse se porter au large, il n’y a aucune terre en vue.

Et pourtant, la veille, pendant la nuit, après avoir quitté le village de Freschal dans la voiture de l’Américain, Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès, Pinchinat, n’ont pas cessé de suivre la route de terre sur un parcours de deux milles… Ils ont pris place ensuite avec le char à bancs dans le ferry-boat pour traverser le cours d’eau… Puis ils ont retrouvé la terre ferme… En vérité, s’ils eussent abandonné le littoral californien pour une navigation quelconque, ils s’en seraient certainement aperçu…

Frascolin se retourne vers Calistus Munbar:

«Nous sommes dans une île?… demande-t-il.

– Comme vous le voyez! répond le Yankee, dont la bouche dessine le plus aimable des sourires.

– Et quelle est cette île?…

– Standard-Island.

– Et cette ville?…

– Milliard-City.»

 

 

 

 V

Standard-Island et Milliard-City

 

cette époque, on attendait encore qu’un audacieux statisticien, doublé d’un géographe, eût donné le chiffre exact des îles répandues à la surface du globe. Ce chiffre, il n’est pas téméraire d’admettre qu’il s’élève à plusieurs milliers. Parmi ces îles, ne s’en trouvait-il donc pas une seule qui répondit au desideratum des fondateurs de Standard-Island et aux exigences de ses futurs habitants? Non! pas une seule. De là cette idée «américamécaniquement» pratique do créer de toutes pièces une île artificielle, qui serait le dernier mot de l’industrie métallurgique moderne.

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Standard-Island, – qu’on peut traduire par «l’île-type», est une île à hélice. Milliard-City est sa capitale. Pourquoi ce nom? Évidemment parce que cette capitale est la ville des milliardaires, une cité gouldienne, vanderbiltienne et rotchschildienne. Mais, objectera-t-on, le mot milliard n’existe pas dans la langue anglaise… Les Anglo-Saxons de l’ancien et du nouveau continent ont toujours dit: a thousand millions, mille millions… Milliard est un mot français… D’accord, et, cependant, depuis quelques années, il est passé dans le langage courant de la Grande-Bretagne et des États-Unis – et c’est ajuste titre qu’il fut appliqué à la capitale de Standard-Island.

Une île artificielle, c’est une idée qui n’a rien d’extraordinaire en soi. Avec des masses suffisantes de matériaux immergés dans un fleuve, un lac, une mer, il n’est pas hors du pouvoir des hommes de la fabriquer. Or, cela n’eût pas suffi. Eu égard à sa destination, aux exigences qu’elle devait satisfaire, il fallait que cette île pût se déplacer, et, conséquemment, qu’elle fût flottante. Là était la difficulté, mais non supérieure à la production des usines où le fer est travaillé, et grâce à des machines d’une puissance pour ainsi dire infinie.

Déjà, à la fin du XIXe siècle, avec leur instinct du big, leur admiration pour ce qui est «énorme», les Américains avaient formé le projet d’installer à quelques centaines de lieues au large un radeau gigantesque, mouillé sur ses ancres. C’eût été, sinon une cité, du moins une station de l’Atlantique, avec restaurants, hôtels, cercles, théâtres, etc., où les touristes auraient trouvé tous les agréments des villes d’eaux les plus en vogue. Eh bien, c’est ce projet qui fut réalisé et complété. Toutefois, au lieu du radeau fixe, on créa l’île mouvante.

Six ans avant l’époque où se place le début de cette histoire, une compagnie américaine, sous la raison sociale Standard-Island Company limited, s’était fondée au capital de cinq cents millions de dollars,1 divisé en cinq cents parts, pour la fabrication d’une île artificielle qui offrirait aux nababs des États-Unis les divers avantages dont sont privées les régions sédentaires du globe terrestre. Les parts furent rapidement enlevées, tant les immenses fortunes étaient nombreuses alors en Amérique, qu’elles provinssent soit de l’exploitation des chemins de fer, soit des opérations de banque, soit du rendement des sources de pétrole, soit du commerce des porcs salés.

Quatre années furent employées à la construction de cette île, dont il convient d’indiquer les principales dimensions, les aménagements intérieurs, les procédés de locomotion qui lui permettent d’utiliser la plus belle partie de l’immense surface de l’océan Pacifique. Nous donnerons ces dimensions en kilomètres, non en milles, – le système décimal ayant alors triomphé de l’inexplicable répulsion qu’il inspirait jadis à la routine anglo-saxonne.

De ces villages flottants, il en existe en Chine sur le fleuve Yang-tse-Kiang, au Brésil sur le fleuve des Amazones, en Europe sur le Danube. Mais ce ne sont que des constructions éphémères, quelques maisonnettes établies à la surface de longs trains de bois. Arrivé à destination, le train se disloque, les maisonnettes se démontent, le village a vécu.

Or l’île dont il s’agit, c’est tout autre chose: elle devait être lancée sur la mer, elle devait durer… ce que peuvent durer les œuvres sorties de la main de l’homme.

Et, d’ailleurs, qui sait si la terre ne sera pas trop petite un jour pour ses habitants dont le nombre doit atteindre près de six milliards en 2072 – à ce que, d’après Ravenstein, les savants affirment avec une étonnante précision? Et ne faudra-t-il pas bâtir sur la mer, alors que les continents seront encombrés?…

Standard-Island est une île en acier, et la résistance de sa coque a été calculée pour l’énormité du poids qu’elle est appelée à supporter. Elle est composée de deux cent soixante-dix mille caissons, ayant chacun seize mètres soixante-six de haut sur dix de long et dix de large. Leur surface horizontale représente donc un carré de dix mètres de côté, soit cent mètres de superficie. Tous ces caissons, boulonnés et rivés ensemble, assignent à l’île environ vingt-sept millions de mètres carrés, ou vingt-sept kilomètres superficiels. Dans la forme ovale que les constructeurs lui ont donnée, elle mesure sept kilomètres de longueur sur cinq kilomètres de largeur, et son pourtour est de dix-huit kilomètres en chiffres ronds.2

La partie immergée de cette coque est de trente pieds, la partie émergeante de vingt pieds. Cela revient à dire que Standard-Island tire dix mètres d’eau à pleine charge. Il en résulte que son volume se chiffre par quatre cent trente-deux millions de mètres cubes, et son déplacement, soit les trois cinquièmes du volume, par deux cent cinquante-neuf millions de mètres cubes.

Toute la partie des caissons immergée a été recouverte d’une préparation si longtemps introuvable – elle a fait un milliardaire de son inventeur, – qui empêche les gravans et autres coquillages de s’attacher aux parois en contact avec l’eau de mer.

Le sous-sol de la nouvelle île ne craint ni les déformations, ni les ruptures, tant les tôles d’acier de sa coque sont, puissamment maintenues par des entretoises, tant le rivetage et le boulonnage ont été faits sur place avec solidité.

Il fallait créer des chantiers spéciaux pour la fabrication de ce gigantesque appareil maritime. C’est ce que fit la Standard-Island Company, après avoir acquis la baie Madeleine et son littoral, à l’extrémité de cette longue presqu’île de la Vieille-Californie, presque à la limite du tropique du Cancer. C’est dans cette baie que s’exécuta ce travail, sous la direction des ingénieurs de la Standard-Island Company, ayant pour chef le célèbre William Tersen, mort quelques mois après l’achèvement de l’œuvre, comme Brunnel lors de l’infructueux lancement de son Great-Eastern. Et cette Standard-Island, est-ce donc autre chose qu’un Great-Eastern modernisé, et sur un gabarit des milliers de fois plus considérable?

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On le comprend, il ne pouvait être question de lancer l’île à la surface de l’Océan. Aussi l’a-t-on fabriquée par morceaux, par compartiments juxtaposés sur les eaux de la baie Madeleine. Cette portion du rivage américain est devenue le port de relâche de l’île mouvante, qui vient s’y encastrer, lorsque des réparations sont nécessaires.

La carcasse de l’île, sa coque si l’on veut, formée de ces deux cent soixante-dix mille compartiments, a été, sauf dans la partie réservée à la ville centrale, où ladite coque est extraordinairement renforcée, recouverte d’une épaisseur de terre végétale. Cet humus suffît aux besoins d’une végétation restreinte à des pelouses, à des corbeilles de fleurs et d’arbustes, à des bouquets d’arbres, à des prairies, à des champs de légumes. Il eût paru peu pratique de demander à ce sol factice de produire des céréales et de pourvoir à l’entretien des bestiaux de boucherie, qui sont d’ailleurs l’objet d’une importation régulière. Mais il y eut lieu de créer les installations nécessaires, afin que le lait et le produit des basses-cours ne dépendissent pas de ces importations.

Les trois quarts du sol de Standard-Island sont affectés à la végétation, soit vingt et un kilomètres carrés environ, où les gazons du parc offrent une verdure permanente, où les champs, livrés à la culture intensive, abondent en légumes et en fruits, où les prairies artificielles servent de pâtures à quelques troupeaux. Là, d’ailleurs, l’électroculture est largement employée, c’est-à-dire l’influence de courants continus, qui se manifeste par une accélération extraordinaire et la production de légumes de dimensions invraisemblables, tels des radis de quarante-cinq centimètres, et des carottes de trois kilos. Jardins, potagers, vergers, peuvent rivaliser avec les plus beaux de la Virginie ou de la Louisiane. Il convient de ne point s’en étonner: on ne regarde pas à la dépense dans cette île, si justement nommée «le Joyau du Pacifique».

Sa capitale, Milliard-City, occupe environ le cinquième qui lui a été réservé sur les vingt-sept kilomètres carrés, soit à peu près cinq kilomètres superficiels ou cinq cents hectares, avec une circonférence de neuf kilomètres. Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu accompagner Sébastien Zorn et ses camarades pendant leur excursion, la connaissent assez pour ne point s’y perdre. D’ailleurs, on ne s’égare pas dans les villes américaines, lorsqu’elles ont à la fois le bonheur et le malheur d’être modernes, – bonheur pour la simplicité des communications urbaines, malheur pour le côté artiste et fantaisiste, qui leur fait absolument défaut. On sait que Milliard-City, de forme ovale, est divisée en deux sections, séparées par une artère centrale, la Unième Avenue, longue d’un peu plus de trois kilomètres. L’observatoire, qui s’élève à l’une de ses extrémités, a comme pendant l’hôtel de ville, dont l’importante masse se détache à l’opposé. Là sont centralisés tous les services publics de l’état civil, des eaux et de la voirie, des plantations et promenades, de la police municipale, de la douane, des halles et marchés, des inhumations, des hospices, des diverses écoles, des cultes et des arts.

Et, maintenant, quelle est la population contenue dans cette circonférence de dix-huit kilomètres?

La terre, parait-il, compte actuellement douze villes, – dont quatre en Chine, – qui possèdent plus d’un million d’habitants. Eh bien, l’île à hélice n’en a que dix mille environ, – rien que des natifs des États-Unis. On n’a pas voulu que des discussions internationales pussent jamais surgir entre ces citoyens, qui venaient chercher sur cet appareil de fabrication si moderne le repos et la tranquillité. C’est assez, c’est trop môme qu’ils ne soient pas, au point de vue de la religion, rangés sous la même bannière. Mais il eût été difficile de réserver aux Yankees du Nord, qui sont les Bâbordais de Standard-Island, ou inversement, aux Américains du Sud, qui en sont les Tribordais, le droit exclusif de fixer leur résidence en cette île. D’ailleurs, les intérêts de la Standard-Island Company en eussent trop souffert.

Lorsque ce sol métallique est établi, lorsque la partie réservée à la ville est disposée pour être bâtie, lorsque le plan des rues et des avenues est adopté, les constructions commencent à s’élever, hôtels superbes, habitations plus simples, maisons destinées au commerce de détail, édifices publics, églises et temples, mais point de ces demeures à vingt-sept étages, ces sky-scrapers, c’est-à-dire «grattoirs de nuages», que l’on voit à Chicago, Les matériaux en sont à la fois légers et résistants. Le métal inoxydable qui domine dans ces constructions, c’est l’aluminium, sept fois moins lourd que le fer à volume égal – le métal de l’avenir, comme l’avait nommé Sainte-Claire Deville, et qui se prête à toutes les nécessités d’une édification solide. Puis, on y joint la pierre artificielle, ces cubes de ciment qui s’agencent avec tant de facilités. On fait même usage de ces briques en verre, creusées, soufflées, moulées comme des bouteilles, et réunies par un fin coulis de mortier, briques transparentes, qui, si on le désire, peuvent réaliser l’idéal de la maison de verre. Mais, en réalité, c’est l’armature métallique qui est surtout employée, comme elle l’est actuellement dans les divers échantillons de l’architecture navale. Et Standard-Island, qu’est-ce autre chose qu’un immense navire?

Ces diverses propriétés appartiennent à la Standard-Island Company. Ceux qui les habitent n’en sont que les locataires, quelle que soit l’importance de leur fortune. En outre, on a pris soin d’y prévoir toutes les exigences en fait de confort et d’appropriation, réclamées par ces Américains invraisemblablement riches, auprès desquels les souverains de l’Europe ou les nababs de l’Inde ne peuvent faire que médiocre figure.

En effet, si la statistique établit que la valeur du stock de l’or accumulé dans le monde entier est de dix-huit milliards, et celui de l’argent de vingt milliards, qu’on veuille bien se dire que les habitants de ce Joyau du Pacifique en possèdent leur bonne part.

Au surplus, dès le début, l’affaire s’est bien présentée du côté financier. Hôtels et habitations se sont loués à des prix fabuleux. Certains de ces loyers dépassent plusieurs millions, et nombre de familles ont pu, sans se gêner, dépenser pareilles sommes à leur location annuelle. D’où un revenu pour la Compagnie, rien que de ce chef. Avouez que la capitale de Standard-Island justifie le nom qu’elle porte dans la nomenclature géographique.

Ces opulentes familles mises à part, on en cite quelques centaines dont le loyer va de cent à deux cent mille francs, et qui se contentent de cette situation modeste. Le surplus de la population comprend les professeurs, les fournisseurs, les employés, les domestiques, les étrangers dont le flottement n’est pas considérable, et qui ne seraient point autorisés à se fixer à Milliard-City ni dans l’île. D’avocats, il y en a très peu, ce qui rend les procès assez rares; de médecins, encore moins, ce qui a fait tomber la mortalité à un chiffre dérisoire. D’ailleurs, chaque habitant connaît exactement sa constitution, sa force musculaire mesurée au dynamomètre, sa capacité pulmonaire mesurée au spiromètre, sa puissance de contraction du cœur mesurée au sphygmomètre, enfin son degré de force vitale mesurée au magnétomètre. Et puis, dans cette ville, ni bars, ni cafés, ni cabarets, rien qui provoque à l’alcoolisme. Jamais aucun cas de dipsomanie, disons d’ivrognerie pour être compris des gens qui ne savent pas le grec. Qu’on n’oublie pas, en outre, que les services urbains lui distribuent l’énergie électrique, lumière, force mécanique et chauffage, l’air comprimé, l’air raréfié, l’air froid, l’eau sous pression, tout comme les télégrammes pneumatiques et les auditions téléphoniques. Si l’on meurt, en cette île à hélice, méthodiquement soustraite aux intempéries climatériques, à l’abri de toutes les influences microbiennes, c’est qu’il faut bien mourir, mais après que les ressorts de la vie se sont usés jusque dans une vieillesse de centenaires.

Y a-t-il des soldats à Standard-Island? Oui! un corps de cinq cents hommes sous les ordres du colonel Stewart, car il a fallu prévoir que les parages du Pacifique ne sont pas toujours sûrs. Aux approches de certains groupes d’îles, il est prudent de se prémunir contre l’agression des pirates de toute espèce. Que cette milice ait une haute paie, que chaque homme y touche un traitement supérieur à celui des généraux en chef de la vieille Europe, cela n’est point pour surprendre. Le recrutement de ces soldats, logés, nourris, habillés aux frais de l’administration, s’opère dans des conditions excellentes, sous le contrôle de chefs rentes comme des Crésus. On n’a que l’embarras du choix.

Y a-t-il de la police à Standard-Island? Oui, quelques escouades, et elles suffisent à garantir la sécurité d’une ville qui n’a aucun motif d’être troublée. Une autorisation de l’administration municipale est nécessaire pour y résider. Les côtes sont gardées par un corps d’agents de la douane, veillant jour et nuit. On ne peut y débarquer que par les ports. Comment des malfaiteurs s’y introduiraient-ils? Quant à ceux qui, par exception, deviendraient des coquins sur place, ils seraient saisis en un tour de main, condamnés, et comme tels, déportés à l’ouest ou à l’est du Pacifique, sur quelque coin du nouveau ou de l’ancien continent, sans possibilité de jamais revenir à Standard-Island.

Nous avons dit: les ports de Standard-Island. Est-ce donc qu’il en existe plusieurs? Oui, deux, situés chacun à l’extrémité du petit diamètre de l’ovale que l’île affecte dans sa forme générale. L’un est nommé Tribord-Harbour, l’autre Bâbord-Harbour, conformément aux dénominations en usage dans la marine française.

En effet, en aucun cas, il ne faut avoir à craindre que les importations régulières risquent d’être interrompues, et elles ne peuvent l’être, grâce à la création de ces deux ports, d’orientation opposée. Si, par suite du mauvais temps, l’un est inabordable, l’autre est ouvert aux bâtiments, dont le service est ainsi garanti par tous les vents. C’est par Bâbord-Harbour et Tribord-Harbour que s’opère le ravitaillement en diverses marchandises, pétrole apporté par des steamers spéciaux, farines et céréales, vins, bières et autres boissons de l’alimentation moderne, thé, café, chocolat, épiceries, conserves, etc. Là, arrivent aussi les bœufs, les moutons, les porcs des meilleurs marchés de l’Amérique, et qui assurent la consommation de la viande fraîche, enfin tout ce qu’il faut au plus difficile des gourmets en fait d’articles comestibles. Là aussi s’importent les étoffes, la lingerie, les modes, telles que peut l’exiger le dandy le plus raffiné ou la femme la plus élégante. Ces objets, on les achète chez les fournisseurs de Milliard-City, – à quel prix, nous n’osons le dire, de crainte d’exciter l’incrédulité du lecteur.

Cela admis, on se demandera comment le service des steamers s’établit régulièrement entre le littoral américain et une île à hélice qui de sa nature est mouvante, – un jour dans tels parages, un autre à quelque vingt milles de là?

La réponse est très simple. Standard-Island ne va point à l’aventure. Son déplacement se conforme au programme arrêté par l’administration supérieure, sur avis des météorologistes de l’observatoire. C’est une promenade, susceptible cependant de quelques modifications, à travers cette partie du Pacifique, qui contient les plus beaux archipels, et en évitant, autant que possible, ces à-coups de froid et de chaud, cause de tant d’affections pulmonaires. C’est ce qui a permis à Calistus Munbar de répondre au sujet de l’hiver: «Connaissons pas!» Standard-Island n’évolue qu’entre le trente-cinquième parallèle au nord et le trente-cinquième parallèle au sud de l’équateur. Soixante-dix degrés à parcourir, soit environ quatorze cents lieues marines, quel magnifique champ de navigation! Les navires savent donc toujours où trouver le Joyau du Pacifique, puisque son déplacement est réglementé d’avance entre les divers groupes de ces îles délicieuses, qui forment comme autant d’oasis sur le désert de l’immense Océan.

Eh bien, même en pareil cas, les navires ne sont pas réduits à chercher au hasard le gisement de Standard-Island. Et pourtant, la Compagnie n’a point voulu recourir aux vingt-cinq câbles, longs de seize mille milles, que possède l’Eastern Extension Australasia and China Co. Non! L’île à hélice ne veut dépendre de personne. Aussi a-t-il suffi de disposer à la surface de ces mers quelques centaines de bouées qui supportent l’extrémité de câbles électriques reliés avec Madeleine-bay. On accoste ces bouées, on rattache le fil aux appareils de l’observatoire, on lance des dépêches, et les agents de la baie sont toujours informés de la position en longitude et en latitude de Standard-Island. Il en résulte que le service des navires d’approvisionnement se fait avec une régularité railwayenne.

Il est pourtant une importante question qui vaut la peine d’être élucidée.

Et l’eau douce, comment se la procure-t-on pour les multiples besoins de l’île?

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L’eau?… On la fabrique par distillation dans deux usines spéciales voisines des ports. Des conduites l’amènent aux habitations ou la promènent sous les couches de la campagne. Elle sert ainsi à tous les services domestiques et de voirie, et retombe en pluie bienfaisante sur les champs et les pelouses, qui ne sont plus soumis aux caprices du ciel. Et non seulement cette eau est douce, mais elle est distillée, électrolysée, plus hygiénique que les plus pures sources des deux continents, dont une goutte de la grosseur d’une tête d’épingle peut renfermer quinze milliards de microbes.

Il reste à dire dans quelles conditions s’effectue le déplacement de ce merveilleux appareil. Une grande vitesse ne lui est pas nécessaire, puisque, en six mois, il ne doit pas quitter les parages compris entre les tropiques, d’une part, et entre les cent trentième et cent quatre-vingtième méridiens, de l’autre. Quinze à vingt milles par vingt-quatre heures, Standard-Island n’en demande pas davantage. Or, ce déplacement, il eût été aisé de l’obtenir au moyen d’un touage, en établissant un câble fait de cette plante indienne qu’on nomme bastin, à la fois résistant et léger, qui eût flotté entre deux eaux de manière à ne point se couper aux fonds sous-marins. Ce câble se serait enroulé, aux deux extrémités de l’île, sur des cylindres mus par la vapeur, et Standard-Island se fût touée à l’aller et au retour, comme ces bateaux qui remontent ou descendent certains fleuves. Mais ce câble aurait dû être d’une grosseur énorme pour une pareille masse, et il eût été sujet à nombre d’avaries. C’était la liberté enchaînée, c’était l’obligation de suivre l’imperturbable ligne du touage, et, quand il s’agit de liberté, les citoyens de la libre Amérique sont d’une superbe intransigeance.

A cette époque, très heureusement, les électriciens ont poussé si loin leurs progrès, que l’on a pu tout demander à l’électricité, cette âme de l’Univers. C’est donc à elle qu’est confiée la locomotion de l’île. Deux usines suffisent à faire mouvoir des dynamos d’une puissance pour ainsi dire infinie, fournissant l’énergie électrique à courant continu sous un voltage modéré de deux mille volts. Ces dynamos actionnent un puissant système d’hélices placées à proximité des deux ports. Elles développent chacune cinq millions de chevaux-vapeur, grâce à leurs centaines de chaudières chauffées avec ces briquettes de pétrole, moins encombrantes, moins encrassantes que la houille, et plus riches en calorique. Ces usines sont dirigées par les deux ingénieurs en chef, MM. Watson et Somwah, aidés d’un nombreux personnel de mécaniciens et de chauffeurs, sous le commandement supérieur du commodore Ethel Simcoë. De sa résidence à l’observatoire, le commodore est en communication téléphonique avec les usines, établies, l’une près de Tribord-Harbour, l’autre près de Bâbord-Harbour. C’est par lui que sont envoyés les instructions de marche et de contremarche, suivant l’itinéraire déterminé. C’est de là qu’est parti, dans la nuit du 23 au 26, l’ordre d’appareillage de Standard-Island, qui se trouvait dans le voisinage de la côte californienne au début de sa campagne annuelle.

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Ceux de nos lecteurs qui voudront bien, par la pensée, s’y embarquer de confiance, assisteront aux diverses péripéties de ce voyage à la surface du Pacifique, et peut-être n’auront-ils pas lieu de le regretter.

Disons maintenant que la vitesse maximum de Standard-Island, lorsque ses machines développent leurs dix millions de chevaux, peut atteindre huit nœuds à l’heure. Les plus puissantes lames, quand quelque coup de vent les soulève, n’ont pas de prise sur elle. Par sa grandeur, elle échappe aux ondulations de la houle. Le mal de mer n’y est point à craindre. Les premiers jours «à bord», c’est à peine si l’on ressent le léger frémissement que la rotation des hélices imprime à son sous-sol. Terminée en éperons d’une soixantaine de mètres à l’avant et à l’arrière, divisant les eaux sans effort, elle parcourt sans secousses le vaste champ liquide offert à ses excursions.

Il va de soi que l’énergie électrique, fabriquée par les deux usines, reçoit d’autres applications que la locomotion de Standard-Island. C’est elle qui éclaire la campagne, le parc, la cité. C’est elle qui engendre derrière la lentille des phares cette intense source lumineuse, dont les faisceaux, projetés au large, signalent de loin la présence de l’île à hélice et préviennent toute chance de collision. C’est elle qui fournit les divers courants utilisés par les services télégraphiques, téléphotiques, télautographiques, téléphoniques, pour les besoins des maisons particulières et des quartiers du commerce. C’est elle enfin qui alimente ces lunes factices, d’un pouvoir égal chacune à cinq mille bougies, qui peuvent éclairer une surface de cinq cents mètres superficiels.

A cette époque, cet extraordinaire appareil marin en est à sa deuxième campagne à travers le Pacifique. Un mois avant, il avait abandonné Madeleine-bay en remontant vers le trente-cinquième parallèle, afin de reprendre son itinéraire à la hauteur des îles Sandwich. Or, il se trouvait le long de la côte de la Basse-Californie, lorsque Calistus Munbar, ayant appris par les communications téléphoniques que le Quatuor Concertant, après avoir quitté San-Francisco, se dirigeait vers San-Diégo, proposa de s’assurer le concours de ces éminents artistes. On sait de quelle façon il procéda à leur égard, comment il les embarqua sur l’île à hélice, laquelle stationnait alors à quelques encablures du littoral, et comment, grâce à ce tour pendable, la musique de chambre allait charmer les dilettanti de Milliard-City.

Telle est cette neuvième merveille du monde, ce chef-d’œuvre du génie humain, digne du vingtième siècle, dont deux violons, un alto et un violoncelle sont actuellement les hôtes, et que Standard-Island emporte vers les parages occidentaux de l’Océan Pacifique.

 

 

 

 VI

Invites...   inviti

 

supposer que Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès, Pinchinat eussent été gens à ne s’étonner de rien, il leur eût été difficile de ne point s’abandonner à un légitime accès de colère en sautant à la gorge de Calistus Munbar. Avoir toutes les raisons de penser que l’on foule du pied le sol de l’Amérique septentrionale et être transporté en plein Océan! Se croire à quelque vingt milles de San-Diégo, où l’on est attendu le lendemain pour un concert, et apprendre brutalement qu’on s’en éloigne à bord d’une île artificielle, flottante et mouvante! Au vrai, cet accès eût été bien excusable.

Par bonheur pour l’Américain, il s’est mis à l’abri de ce premier coup de boutoir. Profitant de la surprise, disons de l’hébétement dans lequel est tombé le quatuor, il quitte la plate-forme de la tour, prend l’ascenseur, et il est, pour le moment, hors de portée des récriminations et des vivacités des quatre Parisiens.

«Quel gueux! s’écrie le violoncelle.

– Quel animal! s’écrie l’alto.

– Hé! hé!… si, grâce à lui, nous sommes témoins de merveilles… dit simplement le violon solo.

– Vas-tu donc l’excuser? répond le second violon.

– Pas d’excuse, réplique Pinchinat, et s’il y a une justice à Standard-Island, nous le ferons condamner, ce mystificateur de Yankee!

– Et s’il y a un bourreau, hurle Sébastien Zorn, nous le ferons pendre!»

Or, pour obtenir ces divers résultats, il faut d’abord redescendre au niveau des habitants de Milliard-City, la police ne fonctionnant pas à cent cinquante pieds dans les airs. Et cela sera fait en peu d’instants, si la descente est possible. Mais la cage de l’ascenseur n’a point remonté, et il n’y a rien qui ressemble à un escalier. Au sommet de cette tour, le quatuor se trouve donc sans communication avec le reste de l’humanité.

Après leur premier épanchement de dépit et de colère, Sébastien Zorn, Pinchinat, Frascolin, abandonnant Yvernès à ses admirations, sont demeurés silencieux et finissent par rester immobiles. Au-dessus d’eux, l’étamine du pavillon se déploie le long de la hampe. Sébastien Zorn éprouve une envie féroce d’en couper la drisse, de l’abaisser comme le pavillon d’un bâtiment qui amène ses couleurs. Mais mieux vaut ne point s’attirer quelque mauvaise affaire, et ses camarades le retiennent au moment où sa main brandit un bowie-knife bien affilé.

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«Ne nous mettons pas dans notre tort, fait observer le sage Frascolin.

– Alors… tu acceptes la situation?… demande Pinchinat.

– Non… mais ne la compliquons pas.

– Et nos bagages qui filent sur San-Diégo!… remarque Son Altesse en se croisant les bras.

– Et notre concert de demain!… s’écrie Sébastien Zorn.

– Nous le donnerons par téléphone!» répond le premier violon, dont la plaisanterie n’est pas pour calmer l’irascibilité du bouillant violoncelliste.

L’observatoire, on ne l’a pas oublié, occupe le milieu d’un vaste square, auquel aboutit la Unième Avenue. A l’autre extrémité de cette principale artère, longue de trois kilomètres, qui sépare les deux sections de Milliard-City, les artistes peuvent apercevoir une sorte de palais monumental, surmonté d’un beffroi de construction très légère et très élégante. Ils se dirent que là doit être le siège du gouvernement, la résidence de la municipalité, en admettant que Milliard-City ait un maire et des adjoints. Ils ne se trompent pas. Et, précisément, l’horloge de ce beffroi commence à lancer un joyeux carillon, dont les notes arrivent jusqu’à la tour avec les dernières ondulations de la brise.

«Tiens!… C’est en ré majeur, dit Yvernès.

– Et à deux quatre,» dit Pinchinat.

Le beffroi sonne cinq heures.

«Et dîner, s’écrie Sébastien Zorn, et coucher?… Est-ce que, par la faute de ce misérable Munbar, nous allons passer la nuit sur cette plate-forme, à cent cinquante pieds en l’air?»

C’est à craindre, si l’ascenseur ne vient pas offrir aux prisonniers le moyen de quitter leur prison.

En effet, le crépuscule est court sous ces basses latitudes, et l’astre radieux tombe comme un projectile à l’horizon. Les regards que le quatuor jette jusqu’aux extrêmes limites du ciel, n’embrassent qu’une mer déserte, sans une voile, sans une fumée. A travers la campagne circulent des trams courant à la périphérie de l’île ou desservant les deux ports. A cette heure, le parc est encore dans toute son animation. Du haut de la tour, on dirait une immense corbeille de fleurs, où s’épanouissent les azalées, les clématites, les jasmins, les glycines, les passiflores, les bégonias, les salvias, les jacinthes, les dahlias, les camélias, des rosés de cent espèces. Les promeneurs affluent, – des hommes faits, des jeunes gens, non point de ces «petits vernis» qui sont la honte des grandes cites européennes, mais des adultes vigoureux et bien constitués. Des femmes et des jeunes filles, la plupart en toilettes jaune-paille, ce ton préféré sous les zones torrides, promènent de jolies levrettes à paletots de soie et à jarretières galonnées d’or. Ça et là, cette gentry suit les allées de sable fin, capricieusement dessinées entre les pelouses. Ceux-ci sont étendus sur les coussins des cars électriques, ceux-là sont assis sur les bancs abrités de verdure. Plus loin de jeunes gentlemen se livrent aux exercices du tennis, du crocket, du golf, du foot-ball, et aussi du polo, montés sur d’ardents poneys. Des bandes d’enfants, – de ces enfants américains d’une exubérance étonnante, chez lesquels l’individualisme est si précoce, les petites filles surtout, – jouent sur les gazons. Quelques cavaliers chevauchent des pistes soigneusement entretenues, et d’autres luttent dans d’émouvants garden-partys.

Les quartiers commerçants de la ville sont encore fréquentés à cette heure.

Les trottoirs mobiles se déroulent avec leur charge le long des principales artères. Au pied de la tour, dans le square de l’observatoire, se produit une allée et venue de passants dont les prisonniers ne seraient pas gênés d’attirer l’attention. Aussi, à plusieurs reprises, Pinchinat et Frascolin poussent-ils de retentissantes clameurs. Pour être entendus, ils le sont, car des bras se tendent vers eux, des paroles même s’élèvent jusqu’à leur oreille. Mais aucun geste de surprise. On ne paraît point s’étonner du groupe sympathique qui s’agite sur la plate-forme. Quant aux paroles, elles consistent en goode-bye, en how do you do, en bonjours et autres formules empreintes d’amabilité et de politesse. On dirait que la population milliardaise est informée de l’arrivée des quatre Parisiens à Standard-Island, dont Calistus Munbar leur a fait les honneurs.

«Ah ça!… ils se fichent de nous! dit Pinchinat.

– Ça m’en a tout l’air!» réplique Yvernès.

Une heure s’écoule, – une heure pendant laquelle les appels ont été inutiles. Les invitations pressantes de Frascolin n’ont pas plus de succès que les invectives multipliées de Sébastien Zorn. Et, le moment du dîner approchant, le parc commence à se vider de ses promeneurs, les rues des oisifs qui les parcourent. Cela devient enrageant, à la fin!

«Sans doute, dit Yvernès, en évoquant de romanesques souvenirs, nous ressemblons à ces profanes qu’un mauvais génie a attirés dans une enceinte sacrée, et qui sont condamnés à périr pour avoir vu ce que leurs yeux ne devaient pas voir…

– Et on nous laisserait succomber aux tortures de la faim! répond Pinchinat.

– Ce ne sera pas du moins avant d’avoir épuisé tous les moyens de prolonger notre existence! s’écrie Sébastien Zorn.

– Et s’il faut en venir à nous manger les uns les autres… on donnera le numéro un à Yvernès! dit Pinchinat.

– Quand il vous plaira!» soupire le premier violon d’une voix attendrie, en courbant la tête pour recevoir le coup mortel.

En ce moment, un bruit se fait entendre dans les profondeurs de la tour. La cage de l’ascenseur remonte, s’arrête au niveau de la plate-forme. Les prisonniers, à l’idée de voir apparaître Calistus Munbar, s’apprêtent à l’accueillir comme il le mérite…

La cage est vide.

Soit! Ce ne sera que partie remise. Les mystifiés sauront retrouver le mystificateur. Le plus pressé est de redescendre à son niveau, et le moyen tout indiqué, c’est de prendre place dans l’appareil.

C’est ce qui est fait. Dès que le violoncelliste et ses camarades sont dans la cage, elle se met en mouvement, et, en moins d’une minute, elle atteint le rez-de-chaussée de la tour.

«Et dire, s’écrie Pinchinat en frappant du pied, que nous ne sommes pas sur un sol naturel!»

Que l’instant est bien choisi pour émettre de pareilles calembredaines! Aussi ne lui répond-on pas. La porte est ouverte. Ils sortent tous les quatre. La cour intérieure est déserte. Tous les quatre ils la traversent et suivent les allées du square.

Là, va-et-vient de quelques personnes, qui ne paraissent prêter aucune attention à ces étrangers. Sur une observation de Frascolin, qui recommande la prudence, Sébastien Zorn doit renoncer à des récriminations intempestives. C’est aux autorités qu’il convient de demander justice. Il n’y a pas péril en la demeure. Regagner Excelsior-Hotel, attendre au lendemain pour faire valoir les droits d’hommes libres, c’est ce qui fut décidé, et le quatuor s’engage pédestrement le long de la Unième Avenue.

Ces Parisiens ont-ils, au moins, le privilège d’attirer l’attention publique?… Oui et non. On les regarde, mais sans y mettre trop d’insistance, – peut-être comme s’ils étaient de ces rares touristes qui visitent parfois Milliard-City. Eux, sous l’empire de circonstances assez extraordinaires, ne se sentent pas très à l’aise, et se figurent qu’on les dévisage plus qu’on ne le fait réellement. D’autre part, qu’on ne s’étonne pas s’ils leur paraissent être d’une nature bizarre, ces mouvants insulaires, ces gens volontairement séparés de leurs semblables, errant à la surface du plus grand des océans de notre sphéroïde. Avec un peu d’imagination, on pourrait croire qu’ils appartiennent à une autre planète du système solaire. C’est l’avis d’Yvernès, que son esprit surexcité entraîne vers les mondes imaginaires. Quant à Pinchinat, il se contente de dire:

«Tous ces passants ont l’air très millionnaire, ma foi, et me font l’effet d’avoir une petite hélice au bas des reins comme leur île.»

Cependant la faim s’accentue. Le déjeuner est loin déjà, et l’estomac réclame son dû quotidien. Il s’agit donc de regagner au plus vite Excelsior-Hotel. Dès le lendemain, on commencera les démarches convenues, tendant à se faire reconduire à San-Diégo par un des steamers de Standard-Island, après paiement d’une indemnité dont Calistus Munbar devra supporter la charge, comme de juste.

Mais voici qu’en suivant la Unième Avenue, Frascolin s’arrête devant un somptueux édifice, au fronton duquel s’étale en lettres d’or cette inscription: Casino. A droite de la superbe arcade qui surmonte la porte principale, une restauration laisse apercevoir, à travers ses glaces enjolivées d’arabesques, une série de tables dont quelques-unes sont occupées par des dîneurs, et autour desquels circule un nombreux personnel.

«Ici l’on mange!…» dit le deuxième violon, en consultant du regard ses camarades affamés.

Ce qui lui vaut cette laconique réponse de Pinchinat:

«Entrons!»

Et ils entrent dans le restaurant à la file l’un de l’autre. On ne semble pas trop remarquer leur présence dans cet établissement épulatoire, d’habitude fréquenté par les étrangers. Cinq minutes après, nos affames attaquent à belles dents les premiers plats d’un excellent dîner dont Pinchinat a réglé le menu, et il s’y entend. Très heureusement le porte-monnaie du quatuor est bien garni, et, s’il se vide à Standard-Island, quelques recettes à San-Diégo ne tarderont pas à le remplir.

Excellente cuisine, très supérieure à celle des hôtels de New-York ou de San-Francisco, faite sur des fourneaux électriques également propres aux feux doux et aux feux ardents. Avec la soupe aux huîtres conservées, les fricassées de grains de maïs, le céleri cru, les gâteaux de rhubarbe, qui sont traditionnels, se succèdent des poissons d’une extrême fraîcheur, des rumsteaks d’un tendre incomparable, du gibier provenant sans doute des prairies et forêts californiennes, des légumes dus aux cultures intensives de l’île. Pour boisson, non point de l’eau glacée à la mode américaine, mais des bières variées et des vins que les vignobles de la Bourgogne, du Bordelais et du Rhin ont versés dans les caves de Milliard-City, à de hauts prix, on peut le croire.

Ce menu ragaillardit nos Parisiens. Le cours de leurs idées s’en ressent. Peut-être voient-ils sous un jour moins sombre l’aventure où ils sont engagés. On ne l’ignore pas, les musiciens d’orchestre boivent sec. Ce qui est naturel chez ceux qui dépensent leur souffle à chasser les ondes sonores à travers les instruments à vent, est moins excusable chez ceux qui jouent des instruments à cordes. N’importe! Yvernès, Pinchinat, Frascolin lui-même commencent à voir la vie en rosé et même couleur d’or dans cette cité de milliardaires. Seul, Sébastien Zorn, tout en tenant tête à ses camarades, ne laisse pas sa colère se noyer dans les crus originaires de France.

Bref, le quatuor est assez remarquablement «parti», comme on dans l’ancienne Gaule, lorsque l’heure est venue de demander l’addition. C’est au caissier Frascolin qu’elle est remise par un maître d’hôtel en habit noir.

Le deuxième violon jette les yeux sur le total, se lève, se rassied, se relève, se frotte les paupières, regarde le plafond.

«Qu’est-ce qui te prend?… demande Yvernès.

– Un frisson des pieds à la tête! répond Frascolin.

– C’est cher?…

– Plus que cher… Nous en avons pour deux cents francs…

– A quatre?…

– Non… chacun.»

En effet, cent soixante dollars, ni plus ni moins, – et, comme détail, la note compte les grooses à quinze dollars, le poisson à vingt dollars, les rumsteaks à vingt-cinq dollars, le médoc et le bourgogne à trente dollars la bouteille, – le reste à l’avenant.

«Fichtre!… s’écrie Son Altesse.

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– Les voleurs!» s’écrie Sébastien Zorn.

Ces propos, échangés en français, ne sont pas compris du superbe maître d’hôtel. Néanmoins, ce personnage se doute quelque peu de ce qui se passe. Mais, si un léger sourire se dessine sur ses lèvres, c’est le sourire de la surprise, non celui du dédain. Il lui semble tout naturel qu’un dîner à quatre coûte cent soixante dollars. Ce sont les prix de Standard-Island.

«Pas de scandale! dit Pinchinat. La France nous regarde! Payons…

– Et n’importe comment, réplique Frascolin, en route pour San-Diégo. Après-demain, nous n’aurions plus de quoi acheter une sandwiche!»

Cela dit, il prend son portefeuille, il en tire un nombre respectable de dollars-papiers, qui, par bonheur, ont cours à Milliard-City, et il allait les remettre au maître d’hôtel, lorsqu’une voix se fait entendre:

«Ces messieurs ne doivent rien.»

C’est la voix de Calistus Munbar.

Le Yankee vient d’entrer dans la salle, épanoui, souriant, suant la bonne humeur, comme d’habitude.

«Lui! s’écrie Sébastien Zorn, qui se sent l’envie de le prendre à la gorge et de le serrer comme il serre le manche de son violoncelle dans les forte.

– Calmez-vous, mon cher Zorn, dit l’Américain. Veuillez passer, vos camarades et vous, dans le salon où le café nous attend. Là, nous pourrons causer à notre aise, et à la fin de notre conversation…

– Je vous étranglerai! réplique Sébastien Zorn.

– Non… vous me baiserez les mains…

– Je ne vous baiserai rien du tout!» s’écrie le violoncelliste, à la fois rouge et pâle de colère.

Un instant après, Calistus Munbar et ses invités sont étendus sur des divans moelleux, tandis que le Yankee se balance sur une rocking-chair,

Et voici comment il s’exprime en présentant à ses hôtes sa propre personne:

«Calistus Munbar, de New-York, cinquante ans, arrière-petit-neveu du célèbre Barnum, actuellement surintendant des Beaux-Arts à Standard-Island, chargé de ce qui concerne la peinture, la sculpture, la musique, et généralement de tous les plaisirs de Milliard-City. Et maintenant que vous me connaissez, messieurs…

– Est-ce que, par hasard, demande Sébastien Zorn, vous ne seriez pas aussi un agent de la police, chargé d’attirer les gens dans des traquenards et de les y retenir malgré eux?…

– Ne vous hâtez pas de me juger, irritable violoncelle, répond le surintendant, et attendez la fin.

– Nous attendrons, réplique Frascolin d’un ton grave, et nous vous écoutons.

– Messieurs, reprend Calistus Munbar en se donnant une attitude gracieuse, je ne désire traiter avec vous, au cours de cet entretien, que la question musique, telle qu’elle est actuellement comprise dans nôtre île à hélice. Des théâtres, Milliard-City n’en possède point encore; mais, lorsqu’elle le voudra, ils sortiront de son sol comme par enchantement. Jusqu’ici, nos concitoyens ont satisfait leur penchant musical en demandant à des appareils perfectionnés de les tenir au courant des chefs-d’œuvre lyriques. Les compositeurs anciens et modernes, les grands artistes du jour, les instrumentistes les plus en vogue, nous les entendons quand il nous plaît, au moyen du phonographe…

– Une serinette, votre phonographe! s’écrie dédaigneusement Yvernès.

– Pas tant que vous pouvez le croire, monsieur le violon solo, répond le surintendant. Nous possédons des appareils qui ont eu plus d’une fois l’indiscrétion de vous écouter, lorsque vous vous faisiez entendre à Boston ou à Philadelphie. Et, si cela vous agrée, vous pourrez vous applaudir de vos propres mains…»

A cette époque, les inventions de l’illustre Edison ont atteint le dernier degré de la perfection. Le phonographe n’est plus cette boîte à musique à laquelle il ressemblait trop fidèlement à son origine. Grâce à son admirable inventeur, le talent éphémère des exécutants, instrumentistes ou chanteurs, se conserve à l’admiration des races futures avec autant de précision que l’œuvre des statuaires et des peintres. Un écho, si l’on veut, mais un écho fidèle comme une photographie, reproduisant les nuances, les délicatesses du chant ou du jeu dans toute leur inaltérable pureté.

En disant cela, Calistus Munbar est si chaleureux que ses auditeurs en sont impressionnés. Il parle de Saint-Saëns, de Reyer, d’Ambroise Thomas, de Gounod, de Massenet, de Verdi, et des chefs-d’œuvre impérissables des Berlioz, des Meyerbeer, des Halévy, des Rossini, des Beethoven, des Haydn, des Mozart, en homme qui les connaît à fond, qui les apprécie, qui a consacré à les répandre son existence d’imprésario déjà longue, et il y a plaisir à l’écouter. Toutefois il ne semble pas qu’il ait été atteint par l’épidémie wagnérienne, en décroissance d’ailleurs à cette époque.

Lorsqu’il s’arrête pour reprendre haleine, Pinchinat, profitant de l’accalmie:

«Tout cela est fort bien, dit-il, mais votre Milliard-City, je le vois, n’a jamais entendu que de la musique en boîte, des conserves mélodiques, qu’on lui expédie comme les conserves de sardines ou de salt-beef…

– Pardonnez-moi, monsieur l’alto.

– Mon Altesse vous pardonne, tout en insistant sur ce point: c’est que vos phonographes ne renferment que le passé, et jamais un artiste ne peut être entendu à Milliard-City au moment même où il exécute son morceau…

– Vous me pardonnerez une fois de plus.

– Notre ami Pinchinat vous pardonnera tant que vous le voudrez, monsieur Munbar, dit Frascolin. Il a des pardons plein ses poches. Mais son observation est juste. Encore, si vous pouviez vous mettre en communication avec les théâtres de l’Amérique ou de l’Europe…

– Et croyez-vous que cela soit impossible, mon cher Frascolin? s’écrie le surintendant en arrêtant le balancement de son escarpolette.

– Vous dites?…

– Je dis que ce n’était qu’une question de prix, et notre cité est assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies, toutes ses aspirations en fait d’art lyrique! Aussi l’a-t-elle fait…

– Et comment?…

– Au moyen des théâtrophones qui sont installés dans la salle de concert de ce casino. Est-ce que la Compagnie ne possède pas nombre de câbles sous-marins, immergés sous les eaux du Pacifique, dont une extrémité est rattachée à la baie Madeleine et dont l’autre est tenue en suspension par de puissantes bouées? Eh bien, quand nos concitoyens veulent entendre un des chanteurs de l’Ancien ou du Nouveau-Monde, on repêche un des câbles, on envoie un ordre téléphonique aux agents de Madeleine-bay. Ces agents établissent la communication soit avec l’Amérique, soit avec l’Europe. On raccorde les fils ou les câbles avec tel ou tel théâtre, telle ou telle salle de concert, et nos dilettanti, installés dans ce casino, assistent réellement à ces lointaines exécutions, et applaudissent…

– Mais là-bas, on n’entend pas leurs applaudissements… s’écrie Yvernès.

– Je vous demande pardon, cher monsieur Yvernès, on les entend par le fil de retour.»

Et alors Calistus Munbar de se lancer à perte de vue dans des considérations transcendantes sur la musique, considérée, non seulement comme une des manifestations de l’art, mais comme agent thérapeutique. D’après le système de J. Harford, de Westminster-Abbey, les Milliardais ont pu constater les résultats extraordinaires de cette utilisation de l’art lyrique. Ce système les entretient en un parfait état de santé. La musique exerçant une action réflexe sur les centres nerveux, les vibrations harmoniques ont pour effet de dilater les vaisseaux artériels, d’influer sur la circulation, de l’accroître ou de la diminuer, suivant les besoins. Elle détermine une accélération des battements du cœur et des mouvements respiratoires en vertu de la tonalité et de l’intensité des sons, tout en étant un adjuvant de la nutrition des tissus. Aussi des postes d’énergie musicale fonctionnent-ils à Milliard-City, transmettant les ondes sonores à domicile par voie téléphonique, etc.

Le quatuor écoute bouche bée. Jamais il n’a entendu discuter son art au point de vue médical, et probablement il en éprouve quelque déplaisir. Néanmoins, voilà le fantaisiste Yvernès prêt à s’emballer sur ces théories, qui, d’ailleurs, remontent au temps du roi Saül, conformément à l’ordonnance et selon la formule du célèbre harpiste David.

«Oui!… oui!… s’écrie-t-il, après la dernière tirade du surintendant, c’est tout indiqué. Il suffit de choisir suivant le diagnostic! Du Wagner ou du Berlioz pour les tempéraments anémiés…

– Et du Mendelsohn ou du Mozart pour les tempéraments sanguins, ce qui remplace avantageusement le bromure de strontium!» répond Calistus Munbar.

Sébastien Zorn intervient alors et jette sa note brutale au milieu de cette causerie de haute volée.

«Il ne s’agit pas de tout cela, dit-il. Pourquoi nous avez-vous amenés ici?…

– Parce que les instruments à cordes sont ceux qui exercent l’action la plus puissante…

– Vraiment, monsieur! Et c’est pour calmer vos névroses et vos névrosés que vous avez interrompu notre voyage, que vous nous empêchez d’arriver à San-Diégo, où nous devions donner un concert demain…

– C’est pour cela, mes excellents amis!

– Et vous n’avez vu en nous que des espèces de carabins musicaux, d’apothicaires lyriques?… s’écrie Pinchinat.

– Non, messieurs, répondit Calistus Munbar, en se relevant. Je n’ai vu en vous que des artistes de grand talent et de grande renommée. Les hurrahs qui ont accueilli le Quatuor Concertant dans ses tournées en Amérique, sont arrivés jusqu’à notre île. Or, la Standard-Island Company a pensé que le moment était venu de substituer aux phonographes et aux théâtrophones des virtuoses palpables, tangibles, en chair et en os, et de donner aux Milliardais cette inexprimable jouissance d’une exécution directe des chefs-d’œuvre de l’art. Elle a voulu commencer par la musique de chambre, avant d’organiser des orchestres d’opéra. Elle a songé à vous, les représentants attitrés de cette musique. Elle m’a donné mission de vous avoir à tout prix, de vous enlever, s’il le fallait. Vous êtes donc les premiers artistes qui auront eu accès à Standard-Island, et je vous laisse à imaginer quel accueil vous y attend!»

Yvernès et Pinchinat se sentent très ébranlés par ces enthousiastes périodes du surintendant. Que ce puisse être une mystification, cela ne leur vient même pas à l’esprit. Frascolin, lui, l’homme réfléchi, se demande s’il y a lieu de prendre au sérieux cette aventure. Après tout, dans une île si extraordinaire, comment les choses n’auraient-elles pas apparu sous un extraordinaire aspect? Quant à Sébastien Zorn, il est résolu à ne pas se rendre.

«Non, monsieur, s’écrie-t-il, on ne s’empare pas ainsi des gens sans qu’ils y consentent!… Nous déposerons une plainte contre vous!…

– Une plainte… quand vous devriez me combler de remerciements, ingrats que vous êtes! réplique le surintendant.

– Et nous obtiendrons une indemnité, monsieur…

– Une indemnité… lorsque j’ai à vous offrir cent fois plus que vous ne pourriez espérer…

– De quoi s’agit-il?» demande le pratique Frascolin.

Calistus Munbar prend son portefeuille, et en tire une feuille de papier aux armes de Standard-Island. Puis, après l’avoir présentée aux artistes:

«Vos quatre signatures au bas de cet acte, et l’affaire sera réglée, dit-il.

– Signer sans avoir lu?… répond le second violon. Cela ne se fait nulle part!

– Vous n’auriez pourtant pas lieu de vous en repentir! reprend Calistus Munbar, en s’abandonnant à un accès d’hilarité, qui fait bedonner toute sa personne. Mais procédons d’une façon régulière. C’est un engagement que la Compagnie vous propose, un engagement d’une année à partir de ce jour, qui a pour objet l’exécution de la musique de chambre, telle que le comportaient vos programmes en Amérique. Dans douze mois, Standard-Island sera de retour à la baie Madeleine, où vous arriverez à temps…

– Pour notre concert de San-Diégo, n’est-ce pas? s’écrie Sébastien Zorn, San-Diégo, où l’on nous accueillera par des sifflets…

– Non, messieurs, par des hurrahs et des hips! Des artistes tels que vous, les dilettanti sont toujours trop honorés et trop heureux qu’ils veuillent bien se faire entendre… même avec une année de retard!»

Allez donc garder rancune à un pareil homme!

Frascolin prend le papier, et le lit attentivement.

«Quelle garantie aurons-nous?… demande-t-il.

– La garantie de la Standard-Island Company revêtue de la signature de M. Cyrus Bikerstaff, notre gouverneur.

– Et les appointements seront ceux que je vois indiqués dans l’acte?…

– Exactement, soit un million de francs…

– Pour quatre?… s’écrie Pinchinat.

– Pour chacun, répond en souriant Calistus Munbar, et encore ce chiffre n’est-il pas en rapport avec votre mérite que rien ne saurait payer à sa juste valeur!»

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Il serait malaisé d’être plus aimable, on en conviendra. Et. cependant, Sébastien Zorn proteste. Il n’entend accepter à aucun prix. Il veut partir pour San-Diégo, et ce n’est pas sans peine que Frascolin parvient à calmer son indignation.

D’ailleurs, en présence de la proposition du surintendant, une certaine défiance n’est pas interdite. Un engagement d’un an, au prix d’un million de francs pour chacun des artistes, est-ce que cela est sérieux?… Très sérieux, ainsi que Frascolin peut le constater, lorsqu’il demande:

«Ces appointements sont payables?…

– Par quart, répond le surintendant, et voici le premier trimestre.»

Des liasses de billets de banque qui bourrent son portefeuille, Calistus Munbar fait quatre paquets de cinquante mille dollars, soit deux cent cinquante mille francs, qu’il remet à Frascolin et à ses camarades.

Voilà une façon de traiter les affaires – à l’américaine.

Sébastien Zorn ne laisse pas d’être ébranlé dans une certaine sure. Mais, chez lui, comme la mauvaise humeur ne perd jamais ses droits, il ne peut retenir cette réflexion:

«Après tout, au prix où sont les choses dans votre île, si l’on paye vingt-cinq francs un perdreau, on paie sans doute cent francs une paire de gants, et cinq cents francs une paire de bottes?…

– Oh! monsieur Zorn, la Compagnie ne s’arrête pas à ces bagatelles, s’écrie Calistus Munbar, et elle désire que les artistes du Quatuor Concertant soient défrayes de tout pendant leur séjour sur son domaine!»

A ces offres généreuses, que répondre, si ce n’est en apposant les signatures sur l’engagement?

C’est ce que font Frascolin, Pinchinat et Yvernès. Sébastien Zorn murmure bien que tout cela est absurde… S’embarquer sur une île à hélice, cela n’a pas de bon sens… On verra comment cela finira… Enfin il se décide à signer.

Et, cette formalité remplie, si Frascolin, Pinchinat et Yvernès ne baisent pas la main de Calistus Munbar, du moins la lui serrent-ils affectueusement. Quatre poignées de main à un million chacune!

Et voilà comme quoi le Quatuor Concertant est lancé dans une aventure invraisemblable, et en quelles circonstances ses membres sont devenus les invités inviti de Standard-Island.

 

 

                                                                                                                                                               Poprzednia częśćNastępna cześć

1 Deux milliards 500 millions de francs.

2 L’enceinte fortifiée de Paris mesure trente-neuf kilomètres, et compte vingt-trois kilomètres à son ancien mur d’octroi.