Jules Verne
L'île à hélice
Seconde partie
(XIII-XIV)
© Andrzej Zydorczak
i les machines de Bâbord-Harbour sont maintenant hors d’état de fonctionner par suite de l’éclatement des chaudières, celles de Tribord-Harbour sont intactes. Il est vrai, c’est comme si Standard-Island n’avait plus aucun appareil de locomotion. Réduite à ses hélices de tribord, elle continuera de tourner sur elle-même, elle n’ira pas de l’avant.
Cet accident a donc aggravé la situation. En effet, alors que Standard-Island possédait ses deux machines, susceptibles d’agir simultanément, il eût suffi d’une entente entre le parti Tankerdon et le parti Coverley pour mettre fin à cet état de choses. Les moteurs auraient repris leur bonne habitude de se mouvoir dans le même sens, et l’appareil, retardé de quelques jours seulement, eût repris sa direction vers la baie Madeleine.
A présent, il n’en va plus ainsi. L’accord se fît-il, la navigation est devenue impossible, et le commodore Simcoë ne dispose plus de la force propulsive nécessaire pour quitter ces lointains parages.
Et encore si Standard-Island était stationnaire pendant cette dernière semaine, si les steamers attendus eussent pu la rejoindre, peut-être eût-il été possible de regagner l’hémisphère septentrional…
Non, et, ce jour-là, une observation astronomique a permis de constater que Standard-Island s’est déplacée vers le sud durant cette giration prolongée. Elle a dérivé du douzième parallèle sud jusqu’au dix-septième.
En effet, entre le groupe des Nouvelles-Hébrides et le groupe des Fidji, existent certains courants dus au resserrement des deux archipels, et qui se propagent vers le sud-est. Tant que ses machines ont fonctionné en parfait accord, Standard-Island a pu sans peine refouler ces courants. Mais, à partir du moment où elle a été prise de vertige, elle a été irrésistiblement entraînée vers le tropique du Capricorne.
Ce fait reconnu, le commodore Simcoë ne cache point à tous ces braves gens que nous avons compris sous le nom de neutres, la gravité des circonstances. Et voici ce qu’il leur dit:
«Nous avons été entraînés de cinq degrés vers le sud. Or, ce q|u’un marin peut faire à bord d’un steamer désemparé de sa machine, je ne puis le faire à bord de Standard-Island. Notre île n’a pas de voilure, qui permettrait d’utiliser le vent, et nous sommes à la merci des courants. Où nous pousseront-ils? je ne sais. Quant aux steamers, partis de la baie Madeleine, ils nous chercheront en vain sur les parages convenus, et c’est vers la portion la moins fréquentée du Pacifique que nous dérivons avec une vitesse de huit ou dix milles à l’heure!»
En ces quelques phrases, Ethel Simcoë vient d’établir la situation qu’il est impuissant à modifier. L’île à hélice est comme une immense épave, livrée aux caprices des courants. S’ils portent vers le nord, elle remontera vers le nord. S’ils portent vers le sud, elle descendra vers le sud, – peut-être jusqu’aux extrêmes limites de la mer Antarctique. Et alors…
Cet état de choses ne tarde pas à être connu de la population, à Milliard-City comme dans les deux ports. Le sentiment d’un extrême danger est nettement perçu. De là, – ce qui est très humain, – un certain apaisement des esprits sous la crainte de ce nouveau péril. On ne songe plus à on venir aux mains dans une lutte fratricide, et, si les haines persistent, du moins ne se traduiront-elles pas par des violences. Peu à peu, chacun rentre dans sa section, dans son quartier, dans sa maison. Jem Tankerdon et Nat Coverley renoncent à se disputer le premier rang. Aussi, sur la proposition même des deux gouverneurs, le conseil des notables prend-il le seul parti raisonnable, qui soit dicté par les circonstances; il remet tous ses pouvoirs entre les mains du commodore Simcoë, l’unique chef auquel est désormais confié le salut de Standard-Island.
Ethel Simcoë accepte cette tâche sans hésiter. Il compte sur le dévouement de ses amis, de ses officiers, de son personnel. Mais que pourra-t-il faire à bord de ce vaste appareil flottant, d’une surface de vingt-sept kilomètres carrés, devenu indirigeable depuis qu’il ne dispose plus de ses deux machines!
Et, en somme, n’est-on pas fondé à dire que c’est la condamnation de cette Standard-Island, regardée jusqu’alors comme le chef-d’œuvre des constructions maritimes, puisque de tels accidents doivent la rendre le jouet des vents et des flots?…
Il est vrai, cet accident n’est pas dû aux forces de la nature, dont le Joyau du Pacifique, depuis sa fondation, avait toujours victorieusement bravé les ouragans, les tempêtes, les cyclones. C’est la faute de ces dissensions intestines, de ces rivalités de milliardaires, de cet entêtement forcené des uns à descendre vers le sud et des autres à monter vers le nord! C’est leur incommensurable sottise qui a provoqué l’explosion des chaudières de bâbord!…
Mais à quoi bon récriminer? Ce qu’il faut, c’est se rendre compte avant tout des avaries du côté de Bâbord-Harbour. Le commodore Simcoë réunit ses officiers et ses ingénieurs. Le roi de Malécarlie se joint à eux. Ce n’est certes pas ce royal philosophe qui s’étonne que des passions humaines aient amené une telle catastrophe!
La commission désignée se transporte du côté où s’élevaient les bâtiments de la fabrique d’énergie électrique et de la machinerie. L’explosion des appareils évaporatoires, chauffés à outrance, a tout détruit, en causant la mort de deux mécaniciens et de six chauffeurs. Les ravages sont non moins complets à l’usine où se fabriquait l’électricité pour les divers services de cette moitié de Standard-Island. Heureusement, les dynamos de tribord continuent à fonctionner, et, comme le fait observer Pinchinat:
«On en sera quitte pour n’y voir que d’un œil!
– Soit, répond Frascolin, mais nous avons aussi perdu une jambe, et celle qui reste ne nous servira guère!»
Borgne et boiteux, c’était trop.
De l’enquête il résulte ainsi que les avaries n’étant pas réparables, il sera impossible d’enrayer la marche vers le sud. D’où nécessité d’attendre que Standard-Island sorte de ce courant qui l’entraîne au delà du tropique.
Ces dégâts reconnus, il y a lieu de vérifier l’état dans lequel se trouvent les compartiments de la coque. N’ont-ils pas souffert du mouvement giratoire qui les a si violemment secoués pendant ces huit jours?… Les tôles ont-elles largué, les rivets ont-ils joué?… Si des voies d’eau se sont ouvertes, quel moyen aura-t-on de les aveugler?…
Les ingénieurs procèdent à cette seconde enquête. Leurs rapports, communiqués au commodore Simcoë, ne sont rien moins que rassurants. En maint endroit, le tiraillement a fait craquer les plaques et brisé les entretoises. Des milliers de boulons ont sauté, des déchirements se sont produits. Certains compartiments sont déjà envahis par la mer. Mais, comme la ligne de flottaison n’a point baissé, la solidité du sol métallique n’est pas sérieusement compromise, et les nouveaux propriétaires de Standard-Island n’ont point à craindre pour leur propriété. C’est à la batterie de la Poupe que les fissures sont plus nombreuses. Quant à Bâbord-Harbour, un de ses piers s’est englouti après l’explosion… Mais Tribord-Harbour est intact, et ses darses offrent toute sécurité aux navires contre les houles du large.
Cependant des ordres sont donnés afin que ce qu’il y a de réparable soit fait sans retard. Il importe que la population soit tranquillisée au point de vue matériel. C’est assez, c’est trop que, faute de ses moteurs de bâbord, Standard-Island ne puisse se diriger vers la terre la plus proche. A cela, nul remède.
Reste la question si grave de la faim et de la soif… Les réserves sont-elles suffisantes pour un mois… pour deux mois?…
Voici les relevés fournis par le commodore Simcoë:
En ce qui concerne l’eau, rien à redouter. Si l’une des usines distillatoires a été détruite par l’explosion, l’autre, qui continue à fonctionner, doit fournir à tous les besoins.
En ce qui concerne les vivres, l’état est moins rassurant. Tout compte fait, leur durée n’excédera pas quinze jours, à moins qu’un sévère rationnement ne soit imposé à ces dix mille habitants. Sauf les fruits, les légumes, on le sait, tout leur vient du dehors… Et le dehors… où est-il?… A quelle distance sont les terres les plus rapprochées, et comment les atteindre?…
Donc, quelque déplorable effet qui doive s’ensuivre, le commodore Simcoë est forcé de prendre un arrêté relatif au rationnement. Le soir même, les fils téléphoniques et télautographiques sont parcourus par la funeste nouvelle.
De là, effroi général à Milliard-City et dans les deux ports, et pressentiment de catastrophes plus grandes encore. Le spectre de la famine, pour employer une image usée mais saisissante, ne se lèvera-t-il pas bientôt à l’horizon, puisqu’il n’existe aucun moyen de renouveler les approvisionnements?… En effet, le commodore Simcoë n’a pas un seul navire à expédier vers le continent américain… La fatalité veut que le dernier ait pris la mer, il y a trois semaines, emportant les dépouilles mortelles de Cyrus Bikerstaff et des défenseurs tombés pendant la lutte contre Erromango. On ne se doutait guère alors que des questions d’amour-propre mettraient Standard-Island dans une position pire qu’au moment où elle était envahie par les bandes néo-hébridiennes!
Vraiment! à quoi sert de posséder des milliards, d’être riches comme des Rothschild, des Mackay, des Astor, des Vanderbilt, des Gould, alors que nulle richesse n’est capable de conjurer la famine!… Sans doute, ces nababs ont le plus clair de leur fortune en sûreté dans les banques du nouveau et de l’ancien continent! Mais qui sait si le jour n’est pas proche, où un million ne pourra leur procurer ni une livre de viande ni une livre de pain!…
Après tout, la faute en est à leurs dissensions absurdes, à leurs rivalités stupides, à leur désir de saisir le pouvoir! Ce sont eux les coupables, cesont les Tankerdon, les Coverley, qui sont cause de tout ce mal! Qu’ils prennent garde aux représailles, à la colère de ces officiers, de ces fonctionnaires, de ces employés, de ces marchands, de toute cette population qu’ils ont mise en un tel péril! A quels excès ne se portera-t-elle pas, lorsqu’elle sera livrée aux tortures delà faim?
Disons que ces reproches n’iront jamais ni à Walter Tankerdon ni à miss Dy Coverley que ne peut atteindre ce blâme mérité par leurs familles! Non! le jeune homme et la jeune fille ne sont pas responsables! Ils étaient le lien qui devait assurer l’avenir des deux sections, et ce ne sont pas eux qui l’ont rompu!
Pendant quarante-huit heures, vu l’état du ciel, aucune observation n’a été faite, et la position de Standard-Island n’a pu être établie avec quelque exactitude.
Le 31 mars, dés l’aube, le zénith s’est montré assez pur, et les brumes du large n’ont pas tardé à se fondre. Il y a lieu d’espérer que l’on pourra prendre hauteur dans de bonnes conditions.
L’observation est attendue, non sans une fiévreuse impatience. Plusieurs centaines d’habitants se sont réunis à la batterie de l’Éperon. Walter Tankerdon s’est joint à eux. Mais ni son père, ni Nat Coverley, ni aucun décès notables que l’on peut si justement accuser d’avoir amené cet état de choses, n’ont quitté leurs hôtels, où ils se sentent murés par l’indignation publique.
Un peu avant midi, les observateurs se préparent à saisir le disque lu soleil, à l’instant de sa culmination. Deux sextants, l’un entre les nains du roi de Malécarlie, l’autre entre les mains du commodore Simcoë, sont dirigés vers l’horizon.
Dès que la hauteur méridienne est prise, on procède aux calculs, avec les corrections qu’ils comportent, et le résultat donne:
29° 17’ latitude sud.
Vers deux heures, une seconde observation, faite dans les mêmes conditions favorables, indique pour la longitude:
179° 32’ longitude est.
Ainsi, depuis que Standard-Island a été en proie à cette folie giratoire, les courants l’ont entraînée d’environ mille milles dans le sud-est.
Lorsque le point est reporté sur la carte, voici ce qui est reconnu:
Les îles les plus voisines, – à cent milles au moins, – constituent le groupe des Kermadeck, rochers stériles, à peu près inhabités, sans ressources, et d’ailleurs comment les atteindre? A trois cents milles au sud, se développe la Nouvelle-Zélande, et comment la rallier, si les courants portent au large? Vers l’ouest, à quinze cents milles, c’est l’Australie. Vers l’est, à quelques milliers de milles, c’est l’Amérique méridionale à la hauteur du Chili. Au delà de la Nouvelle-Zélande, c’est l’océan Glacial avec le désert antarctique. Est-ce donc sur les terres du pôle que Standard-Island ira se briser?… Est-ce là que des navigateurs retrouveront un jour les restes de toute une population morte de misère et de faim?…
Quant aux courants de ces mers, le commodore Simcoë va les étudier avec le plus grand soin. Mais qu’arrivera-t-il, s’ils ne se modifient pas, s’il ne se rencontre pas des courants opposés, s’il se déchaîne une de ces formidables tempêtes si fréquentes dans les régions circumpolaires?…
Ces nouvelles sont bien propres à provoquer l’épouvante. Les esprits se montent de plus en plus contre les auteurs du mal, ces malfaisants nababs de Milliard-City, qui sont responsables de la situation. Il faut toute l’influence du roi de Malécarlie, toute l’énergie du commodore Simcoë et du colonel Stewart, tout le dévouement des officiers, toute leur autorité sur les marins et les soldats de la milice pour empêcher un soulèvement.
La journée se passe sans changement. Chacun a dû se soumettre au rationnement en ce qui concerne l’alimentation et se borner au strict nécessaire, – les plus fortunés comme ceux qui le sont moins.
Entre temps, le service des vigies est établi avec une extrême attention, et l’horizon sévèrement surveillé. Qu’un navire apparaisse, on lui enverra un signal, et peut-être sera-t-il possible de rétablir les communications interrompues. Par malheur, l’île à hélice a dérivé en dehors des routes maritimes, et il est peu de bâtiments qui traversent ces parages voisins de la mer Antarctique. Et là-bas, dans le sud, devant les imaginations affolées, se dresse ce spectre du pôle, éclairé parles lueurs volcaniques de l’Erebus et du Terror!
Cependant une circonstance heureuse se produit dans la nuit du 3 au 4 avril. Le vent du nord, si violent depuis quelques jours, tombe soudain. Un calme plat lui succède, et la brise passe brusquement au sud-est dans un de ces caprices atmosphériques si fréquents aux époques de l’équinoxe.
Le commodore Simcoë reprend quelque espoir. Il suffit que Standard-Island soit rejetée d’une centaine de milles vers l’ouest pour que le contre-courant la rapproche de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande. En tout cas, sa marche vers la mer polaire paraît être enrayée, et il est possible que l’on rencontre des navires aux abords des grandes terres de l’Australasie.
Au soleil levant, la brise de sud-est est déjà très fraîche. Standard-Island en ressent l’influence d’une manière assez sensible. Ses hauts monuments, l’observatoire, l’hôtel de ville, le temple, la cathédrale, donnent prise au vent dans une certaine mesure. Ils font office de voiles à bord de cet énorme bâtiment de quatre cent trente-deux millions de tonneaux!
Bien que le ciel soit sillonné de nues rapides, comme le disque solaire paraît par intervalles, il sera sans doute permis d’obtenir une bonne observation.
En effet, à deux reprises, on est parvenu à saisir le soleil entre les nuages.
Les calculs établissent que, depuis la veille, Standard-Island a remonté de deux degrés vers le nord-ouest.
Or il est difficile d’admettre que l’île à hélice n’ait obéi qu’au vent. On en conclut donc qu’elle est entrée dans un de ces remous qui séparent les grands courants du Pacifique. Qu’elle ait cette bonne fortune de rencontrer celui qui porte vers le nord-ouest, et ses chances de salut seront sérieuses. Mais, pour Dieu! que cela ne tarde pas, car il a été encore nécessaire de restreindre le rationnement. Les réserves diminuent dans une proportion qui doit inquiéter en présence de dix mille habitants à nourrir!
Lorsque la dernière observation astronomique est communiquée aux deux ports et à la ville, il se produit une sorte d’apaisement des esprits. On sait avec quelle instantanéité une foule peut passer d’un sentiment à un autre, du désespoir à l’espoir. C’est ce qui est arrivé. Cette population, très différente des masses misérables entassées dans les grandes cités des continents, devait être et était moins sujette aux affolements, plus réfléchie, plus patiente. Il est vrai, sous les menaces de la famine, ne peut-on tout redouter?…
Pendant la matinée, le vent indique une tendance à fraîchir. Le baromètre baisse lentement. La mer se soulève en longues et puissantes houles, preuve qu’elle a dû subir de grands troubles dans le sud-est. Standard-Island, impassible autrefois, ne supporte plus comme d’habitude ces énormes dénivellations. Quelques maisons ressentent de bas en haut des oscillations menaçantes, et les objets s’y déplacent. Tels les effets d’un tremblement de terre. Ce phénomène, nouveau pour les Milliardais, est de nature à engendrer de très vives inquiétudes.
Le commodore Simcoë et son personnel sont en permanence à l’observatoire, où sont concentrés tous les services. Ces secousses qu’éprouvé l’édifice, ne laissent pas de les préoccuper, et ils sont forcés d’en reconnaître l’extrême gravité.
«Il est trop évident, dit le commodore, que Standard-Island a souffert dans ses fonds… Ses compartiments sont disjoints… Sa coque n’offre plus la rigidité qui la rendait si solide…
– Et Dieu veuille, ajoute le roi de Malécarlie, qu’elle n’ait pas à subir quelque violente tempête, car elle n’offrirait plus une résistance suffisante!»
Oui! et maintenant la population n’a plus confiance dans ce sol factice… Elle sent que le point d’appui risque de lui manquer… Mieux valait cent fois, cette éventualité de se briser sur les roches des terres antarctiques!… Craindre, à chaque instant, que Standard-Island s’entr’ouvre, s’engloutisse au milieu de ces abîmes du Pacifique, dont la sonde n’a encore pu atteindre les profondeurs, c’est là ce que les cœurs les plus fermes ne sauraient envisager sans défaillir.
Or, impossible de mettre en doute que de nouvelles avaries se sont produites dans certains compartiments. Des cloisons ont cédé, des écartements ont fait sauter le rivetage des tôles. Dans le parc, le long de la Serpentine, à la surface des rues excentriques de la ville, on remarque de capricieux gondolements qui proviennent de la dislocation du sol. Déjà plusieurs édifices s’inclinent, et s’ils s’abattent, ils crèveront l’infrastructure qui supporte leur base! Quant aux voies d’eau, on ne peut songer à les aveugler. Que la mer se soit introduite en diverses parties du sous-sol, c’est de toute certitude, puisque la ligne de flottaison s’est modifiée. Sur presque toute la périphérie, aux deux ports comme aux batteries de l’Éperon et de la Poupe, cette ligne s’est enfoncée d’un pied, et si son niveau baisse encore, les lames envahiront le littoral. L’assiette de Standard-Island étant compromise, son engloutissement ne serait plus qu’une question d’heures.
Cette situation, le commodore Simcoë aurait voulu la cacher, car elle est de nature à déterminer une panique, et pis peut-être! A quels excès les habitants ne se porteront-ils pas contre les auteurs responsables de tant de maux! Ils ne peuvent chercher le salut dans la fuite, comme font les passagers d’un navire, se jeter dans les embarcations, construire un radeau sur lequel se réfugie un équipage avec l’espoir d’être recueilli en mer… Non! Ce radeau, c’est Standard-Island elle-même, prête à sombrer!…
D’heure en heure, pendant cette journée, le commodore Simcoë fait noter les changements que subit la ligne de flottaison. Le niveau de Standard-Island ne cesse de baisser. Donc l’infiltration se continue à travers les compartiments, lente, mais incessante et irrésistible.
En même temps, l’aspect du temps est devenu mauvais. Le ciel s’est coloré de tons blafards, rougeâtres et cuivrés. Le baromètre accentue son mouvement descensionnel. L’atmosphère présente toutes les apparences d’une prochaine tempête. Derrière les vapeurs accumulées, l’horizon est si rétréci, qu’il semble se circonscrire au littoral de Standard-Island.
A la tombée du soir, d’effroyables poussées de vent se déchaînent. Sous les violences de la houle qui les prend par en dessous, les compartiments craquent, les entretoises se rompent, les tôles se déchirent. Partout on entend des craquements métalliques. Les avenues de la ville, les pelouses du parc menacent de s’entr’ouvrir… Aussi, comme la nuit s’approche, Milliard-City est-elle abandonnée pour la campagne, qui, moins surchargée de lourdes bâtisses, offre plus de sécurité. La population entière se répand entre les deux ports et les batteries de l’Éperon et de la Poupe.
Vers neuf heures, un ébranlement secoue Standard-Island jusque dans ses fondations. La fabrique de Tribord-Harbour, qui fournissait la lumière électrique, vient de s’affaisser dans l’abîme. L’obscurité est si profonde qu’elle ne laisse voir ni ciel ni mer.
Bientôt de nouveaux tremblements du sol annoncent que les maisons commencent à s’abattre comme des châteaux de cartes. Avant quelques heures, il ne restera plus rien de la superstructure de Standard-Island!
«Messieurs, dit le commodore Simcoë, nous ne pouvons demeurer plus longtemps à l’observatoire qui menace ruines… Gagnons la campagne, où nous attendrons la fin de cette tempête…
– C’est un cyclone, répond le roi de Malécarlie, qui montre le baromètre tombé à 713 millimètres.
En effet, l’île à hélice est prise dans un de ces mouvements cycloniques, qui agissent comme de puissants condensateurs. Ces tempêtes tournantes, constituées par une masse d’eau dont la giration s’opère autour d’un axe presque vertical, se propagent de l’ouest à l’est, en passant par le sud pour l’hémisphère méridional. Un cyclone, c’est par excellence le météore fécond en désastres, et, pour s’en tirer, il faudrait atteindre son centre relativement calme, ou, tout au moins, la partie droite de la trajectoire, «le demi-cercle maniable» qui est soustrait à la furie des lames. Mais cette manœuvre est impossible, faute de moteurs. Cette fois, ce n’est plus la sottise humaine ni l’entêtement imbécile de ses chefs qui entraîne Standard-Island, c’est un formidable météore qui va achever de l’anéantir.
Le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, Sébastien Zorn et ses camarades, les astronomes et les officiers abandonnent l’observatoire, où ils ne sont plus en sûreté. Il était temps! A peine ont-ils tait deux cents pas que la haute tour s’écroule avec un fracas horrible, troue le sol du square, et disparaît dans l’abîme.
Un instant après, l’édifice entier n’est plus qu’un amas de débris.
Cependant, le quatuor a la pensée de remonter la Unième Avenue et de courir au casino, où se trouvent ses instruments qu’il veut sauver, s’il est possible. Le casino est encore debout, ils parviennent à l’atteindre, ils montent à leurs chambres, ils emportent les deux violons, l’alto et le violoncelle dans le parc où ils vont chercher refuge.
Là sont réunies plusieurs milliers de personnes des deux sections. Les familles Tankerdon et Coverley s’y trouvent, et peut-être est-il heureux pour elles qu’au milieu de ces ténèbres, on ne puisse se voir, on ne puisse se reconnaître.
Walter a été assez heureux cependant pour rejoindre miss Dy Coverley. Il essaiera de la sauver au moment de la suprême catastrophe… Il tentera de s’accrocher avec elle à quelque épave…
La jeune fille a deviné que le jeune homme est près d’elle, et ce cri lui échappe:
«Ah! Walter!…
– Dy… chère Dy… je suis là!… Je ne vous quitterai plus…»
Quant à nos Parisiens, ils n’ont pas voulu se séparer… Ils se tiennent les uns près des autres. Frascolin n’a rien perdu de son sang-froid. Yvernès est très nerveux. Pinchinat a la résignation ironique. Sébastien Zorn, lui, répète à Athanase Dorémus, lequel s’est enfin décidé à rejoindre ses compatriotes:
«J’avais bien prédit que cela finirait mal!… Je l’avais bien prédit!
– Assez de trémolos en mineur, vieil Isaïe, lui crie son Altesse, et rengaine tes psaumes de la pénitence!»
Vers minuit, la violence du cyclone redouble. Les vents qui convergent soulèvent des lames monstrueuses et les précipitent contre Standard-Island. Où l’entraînera cette lutte des éléments?… Ira-t-elle se briser sur quelque écueil… Se disloquera-t-elle en plein océan?…
A présent, sa coque est trouée en mille endroits. Les joints craquent de toutes parts. Les monuments, Saint-Mary Church, le temple, l’hôtel de ville, viennent de s’effondrer à travers ces plaies béantes par lesquelles la mer jaillit en hautes gerbes. De ces magnifiques édifices, on ne trouverait plus un seul vestige. Que de richesses, que de trésors, tableaux, statues, objets d’art, à jamais anéantis! La population ne reverra plus rien de cette superbe Milliard-City au lever du jour, si le jour se lève encore pour elle, si elle ne s’est pas engloutie auparavant avec Standard-Island!
Déjà, en effet, sur le parc, sur la campagne, où le sous-sol a résisté, voici que la mer commence à se répandre. La ligne de flottaison s’est de nouveau abaissée. Le niveau de l’île à hélice est arrivé au niveau de la mer, et le cyclone lance sur elle les lames démontées du large.
Plus d’abri, plus de refuge nulle part. La batterie de l’Éperon, qui est alors au vent, n’offre aucune protection ni contre les paquets de houle, ni contre les rafales qui cinglent comme de la mitraille. Les compartiments s’éventrent, et la dislocation se propage avec un fracas qui dominerait les plus violents éclats de la foudre… La catastrophe suprême est proche…
Vers trois heures du matin, le parc se coupe sur une longueur de deux kilomètres, suivant le lit de la Serpentine-river, et par cette entaille la mer jaillit en épaisses nappes. Il faut fuir au plus vite, et toute la population se disperse dans la campagne. Les uns courent vers les ports, les autres vers les batteries. Des familles sont séparées, des mères cherchent en vain leurs enfants, tandis que les lames échevelées balayent la surface de Standard-Island comme le ferait un mascaret gigantesque.
Walter Tankerdon, qui n’a pas quitté miss Dy, veut l’entraîner du côté de Tribord-Harbour. Elle n’a pas la force de le suivre. Il la soulève presque inanimée, il l’emporte entre ses bras, il va ainsi à travers les cris d’épouvanté de la foule, au milieu de cette horrible obscurité…
A cinq heures du matin, un nouveau déchirement métallique se fait entendre dans la direction de l’est.
Un morceau d’un demi-mille carré vient de se détacher de Standard-Island…
C’est Tribord-Harbour, ce sont ses fabriques, ses machines, ses magasins, qui s’en vont à la dérive…
Sous les coups redoublés du cyclone, alors à son summum de violence, Standard-Island est ballottée comme une épave… Sa coque achève de se disloquer… Les compartiments se séparent, et quelques-uns, sous la surcharge de la mer, disparaissent dans les profondeurs de l’Océan.
…………………………………………………
«Après le crack de la Compagnie, le crack de l’île à hélice!» s’écrie Pinchinat.
Et ce mot résume la situation.
A présent, de la merveilleuse Standard-Island, il ne reste plus que des morceaux épars, semblables aux fragments sporadiques d’une comète brisée, qui flottent, non dans l’espace, mais à la surface de l’immense Pacifique!
u lever de l’aube, voici ce qu’aurait aperçu un observateur, s’il eût dominé ces parages de quelques centaines de pieds: trois fragments de Standard-Island, mesurant de deux à trois hectares chacun, flottent sur ces parages, une douzaine de moindre grandeur surnagent à la distance d’une dizaine d’encablures les uns des autres.
La décroissance du cyclone a commencé aux premières lueurs du jour. Avec la rapidité spéciale à ces grands troubles atmosphériques, son centre s’est déplacé d’une trentaine de milles vers l’est. Cependant la mer, si effroyablement secouée, est toujours monstrueuse, et ces épaves, grandes ou petites, roulent et tanguent comme des navires sur un océan en fureur.
La partie de Standard-Island qui a le plus souffert est celle qui servait de base à Milliard-City. Elle a totalement sombré sous le poids de ses édifices. En vain chercher ait-on quelque vestige des monuments, des hôtels qui bordaient les principales avenues des deux sections! Jamais la séparation des Bâbordais et des Tribordais n a été plus complète, et ils ne la rêvaient pas telle assurément!
Le nombre des victimes est-il considérable?… Il y a lieu de le craindre, bien que la population se fût réfugiée à temps au milieu de la campagne, où le sol offrait plus de résistance au démembrement.
Eh bien! sont-ils satisfaits, ces Coverley, ces Tankerdon, des résultats dus à leur coupable rivalité!… Ce n’est pas l’un d’eux qui gouvernera à l’exclusion de l’autre!… Engloutie, Milliard-City, et avec elle l’énorme prix dont ils l’ont payée!… Mais que l’on ne s’apitoie pas sur leur sort! Il leur reste encore assez de millions dans les coffres des banques américaines et européennes pour que le pain quotidien soit assuré à leurs vieux jours!
Le fragment de la plus grande dimension comprend cette portion de la campagne qui s’étendait entre l’observatoire et la batterie de l’Éperon. Sa superficie est d’environ trois hectares, sur lesquels les naufragés – ne peut-on leur donner ce nom? – sont entassés au nombre de trois mille.
Le deuxième morceau, de dimension un peu moindre, a conservé certaines bâtisses qui étaient voisines de Bâbord-Harbour, le port avec plusieurs magasins d’approvisionnements et l’une des citernes d’eau douce. Quant à la fabrique d’énergie électrique, aux bâtiments renfermant la machinerie et la chaufferie, ils ont disparu dans l’explosion des chaudières. C’est ce deuxième fragment qui sert de refuge à deux mille habitants. Peut-être pourront-ils établir une communication avec la première épave, si toutes les embarcations de Bâbord-Harbour n’ont pas péri.
En ce qui concerne Tribord-Harbour, on n’a pas oublié que cette partie de Standard-Island s’est violemment détachée vers trois heures après minuit. Elle a sans doute sombré, car si loin que les regards puissent atteindre, on n’en peut rien apercevoir.
Avec les deux premiers fragments, en surnage un troisième, d’une superficie de quatre à cinq hectares, comprenant cette portion de la campagne qui confinait à la batterie de la Poupe, et sur laquelle se trouvent environ quatre mille naufrages.
Enfin, une douzaine de morceaux, mesurant chacun quelques centaines de mètres carrés, donnent asile au reste de la population sauvée du désastre.
Voilà tout ce qui reste de ce qui fut le Joyau du Pacifique!
Il convient donc d’évaluer à plusieurs centaines les victimes de cette catastrophe. Et que le ciel soit remercié de ce que Standard-Island n’ait pas été engloutie en entier sous les eaux du Pacifique!
Mais, si elles sont éloignées de toute terre, comment ces fractions pourront-elles atteindre quelque littoral du Pacifique?… Ces naufragés ne sont-ils pas destinés à périr par famine?… Et survivra-t-il un seul témoin de ce sinistre, sans précédent dans la nécrologie maritime?…
Non, il ne faut pas désespérer. Ces morceaux en dérive portent des hommes énergiques et tout ce qu’il est possible de faire pour le salut commun, ils le feront.
C’est sur la partie voisine de la batterie de l’Éperon que sont réunis le commodore Ethel Simcoë, le roi et la reine de Malécarlie, le personnel de l’observatoire, le colonel Stewart, quelques-uns de ses officiers, un certain nombre des notables de Milliard-City, les membres du clergé, – enfin une partie importante de la population.
Là aussi se trouvent les familles Coverley et Tankerdon, accablées par l’effroyable responsabilité qui pèse sur leurs chefs. Et ne sont-elles déjà frappées dans leurs plus chères affections, puisque Walter et miss Dy ont disparu!… Est-ce un des autres fragments qui les a recueillis?… Peut-on espérer de jamais les revoir?…
Le Quatuor Concertant, de même que ses précieux instruments, est au complet. Pour employer une formule connue, «la mort seule aurait pu les séparer!» Frascolin envisage la situation avec sang-froid et n’a point perdu tout espoir. Yvernès, qui a l’habitude de considérer les choses par leur côte extraordinaire, s’est écrié devant ce désastre:
«Il serait difficile d’imaginer une fin plus grandiose!»
Quant à Sébastien Zorn, il est hors de lui. D’avoir été bon prophète en prédisant les malheurs de Standard-Island, comme Jérémie les malheurs de Sion, cela ne saurait le consoler. Il a faim, il a froid, il s’est enrhumé, il est pris de violentes quintes, qui se succèdent sans relâche. Et cet incorrigible Pinchinat de lui dire.
«Tu as tort, mon vieux Zorn, et deux quintes de suite, c’est défendu… en harmonie!»
Le violoncelliste étranglerait Son Altesse, s’il en avait la force, mais il ne l’a pas.
Et Calistus Munbar?… Eh bien, le surintendant est tout simplement sublime… oui! sublime! Il ne veut désespérer ni du salut des naufragés, ni du salut de Standard-Island… On se rapatriera… on réparera l’île à hélice… Les morceaux en sont bons, et il ne sera pas dit que les éléments auront eu raison de ce chef-d’œuvre d’architecture navale!
Ce qui est certain, c’est que le danger n’est plus imminent. Tout ce qui devait sombrer pendant le cyclone a sombré avec Milliard-City, ses monuments, ses hôtels, ses habitations, les fabriques, les batteries, toute cette superstructure d’un poids considérable. A l’heure qu’il est, les débris sont dans de bonnes conditions, leur ligne de flottaison s’est sensiblement relevée, et les lames ne les balayent plus à leur surface.
Il y a donc un répit sérieux, une amélioration tangible, et comme la menace d’un engloutissement immédiat est écartée, l’état symptomatique des naufragés est meilleur. Un peu de calme renaît dans les esprits. Seuls, les femmes et les enfants, incapables de raisonner, ne peuvent maîtriser leur épouvante.
Et qu’est-il arrivé d’Athanase Dorémus?… Dès le début de la dislocation, le professeur de danse, de grâces et de maintien s’est vu emporté avec sa vieille servante sur une des épaves. Mais un courant l’a ramené vers le fragment où se trouvaient ses compatriotes du quatuor.
Cependant le commodore Simcoë, comme un capitaine sur un navire désemparé, aidé de son dévoué personnel, s’est mis à la besogne. En premier lieu, sera-t-il possible de réunir ces morceaux qui flottent isolément? Si c’est impossible, pourra-t-on établir une communication entre eux? Cette dernière question ne tarde pas à être résolue affirmativement, car plusieurs embarcations sont intactes à Bâbord-Harbour. En les envoyant d’un débri à l’autre, le commodore Simcoë saura quelles sont les ressources dont on dispose, ce qui reste d’eau douce, ce qui reste de vivres.
Mais est-on en mesure de relever la position de cette flottille d’épaves en longitude et en latitude?…
Non! faute d’instruments pour prendre hauteur, le point ne saurait être établi, et, dès lors, on ne saurait déterminer si ladite flottille est à proximité d’un continent ou d’une île?
Vers neuf heures du matin, le commodore Simcoë s’embarque avec deux de ses officiers dans une chaloupe que vient d’envoyer Bâbord-Harbour. Cette embarcation lui permet de visiter les divers fragments, et voici les constatations qui ont été obtenues au cours de cette enquête.
Les appareils distillatoires de Bâbord-Harbour sont détruits, mais la citerne contient encore pour une quinzaine de jours d’eau potable, si l’on réduit la consommation au strict nécessaire. Quant aux réserves des magasins du port, elles peuvent assurer l’alimentation des naufragés durant un laps de temps à peu près égal.
Il est donc de toute nécessité qu’en deux semaines au plus, les naufragés aient atterri en quelque point du Pacifique.
Ces renseignements sont rassurants dans une certaine mesure. Toutefois le commodore Simcoë a dû reconnaître que cette nuit terrible a fait plusieurs centaines de victimes. Quant aux familles Tankerdon et Coverley, leur douleur est inexprimable. Ni Walter ni miss Dy n’ont été retrouvés sur les débris visités par l’embarcation. Au moment de la catastrophe, le jeune homme, portant sa fiancée évanouie, s’était dirigé vers Tribord-Harbour, et de cette partie de Standard-Island il n’est rien resté à la surface du Pacifique…
Dans l’après-midi, le vent ayant molli d’heure en heure, la mer est tombée, et les fragments ressentent à peine les ondulations de la houle. Grâce au va-et-vient des embarcations de Bâbord-Harbour, le commodore Simcoë s’occupe de pourvoir à l’alimentation des naufragés, en ne leur attribuant que ce qui est nécessaire pour ne pas mourir de faim.
D’ailleurs, les communications deviennent plus faciles et plus rapides. Les divers morceaux, obéissant aux lois de l’attraction, comme des débris de liège à la surface d’une cuvette remplie d’eau, tendent à se rapprocher les uns des autres. Et comment cela ne paraîtrait-il pas de bon augure au confiant Calistus Munbar, qui entrevoit déjà la reconstitution de son Joyau du Pacifique?…
La nuit s’écoule dans une profonde obscurité. Il est loin le temps où les avenues de Milliard-City, les rues de ses quartiers commerçants, les pelouses du parc, les champs et les prairies resplendissaient de feux électriques, où les lunes d’aluminium versaient à profusion une éblouissante lumière à la surface de Standard-Island!
Au milieu de ces ténèbres, il s’est produit quelques collisions entre plusieurs fragments. Ces chocs ne pouvaient être évités, mais, par bonne chance, ils n’ont pas été assez violents pour causer de sérieux dommages.
Au jour levant, on constate que les débris se sont très rapprochés, et flottent de conserve sans se heurter sur cette mer tranquille. En quelques coups d’aviron, on passe de l’un à l’autre. Le commodore Simcoë a toute facilité pour réglementer la consommation des vivres et de l’eau douce. C’est la question capitale, les naufragés le comprennent et sont résignés.
Les embarcations transportent plusieurs familles. Elles vont à la recherche de ceux des leurs qu’elles n’ont pas encore revus. Quelle joie chez celles qui se retrouvent, sans souci des dangers qui les menacent! Quelle douleur pour les autres, qui ont vainement fait appel aux absents!
C’est évidemment une circonstance des plus heureuses que la mer soit redevenue calme. Peut-être est-il regrettable, toutefois, que le vent n’ait pas continué à souffler du sud-est. Il eût aidé le courant, qui, dans cette partie du Pacifique, porte vers les terres australiennes.
Par l’ordre du commodore Simcoë, les vigies sont postées de manière à observer l’horizon sur tout son périmètre. Si quelque navire apparaît, on lui fera des signaux. Mais il n’en passe que rarement en ces parages lointains et à cette époque de l’année où se déchaînent les tempêtes équinoxiales.
Elle est donc bien faible, cette chance d’apercevoir quelque fumée se déroulant au-dessus de la ligne de ciel et d’eau, quelque voilure se découpant à l’horizon… Et, pourtant, vers deux heures de l’après-midi, le commodore Simcoë reçoit la communication suivante de l’une des vigies:
«Dans la direction du nord-est, un point se déplace sensiblement, et, quoiqu’on ne puisse en distinguer la coque, il est certain qu’un bâtiment passe au large de Standard-Island.»
Cette nouvelle provoque une extraordinaire émotion. Le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, les officiers, les ingénieurs, tous se portent du côté où ce bâtiment vient d’être signalé. Ordre est donné d’attirer son attention soit en hissant des pavillons au bout d’espars, soit au moyen de détonations simultanées des armes à feu dont on dispose. Si la nuit vient avant que ces signaux aient été aperçus, un foyer sera établi sur le fragment de tête, et, pendant la nuit, comme il sera visible à une grande distance, il est impossible qu’il ne soit pas aperçu.
Il n’a pas été nécessaire d’attendre jusqu’au soir. La masse en question se rapproche visiblement. Une grosse fumée se déroule au-dessus, et il n’est pas douteux qu’elle cherche à rallier les restes de Standard-Island.
Aussi les lunettes ne la perdent-elles pas de vue, quoique sa coque soit peu élevée au-dessus de la mer, et qu’elle ne possède ni mâture ni voilure.
«Mes amis, s’écrie bientôt le commodore Simcoë, je ne me trompe pas!… C’est un morceau de notre île… et ce ne peut être que Tribord-Harbour qui a été entraîné au large par les courants!… Sans doute, M. Somwah a pu faire des réparations à sa machine et il se dirige vers nous!»
Des démonstrations, qui touchent à la folie, accueillent cette nouvelle. Il semble que le salut de tous soit maintenant assuré! C’est comme une partie vitale de Standard-Island qui lui revient avec ce morceau de Tribord-Harbour!
Les choses, en effet, se sont passées telles que l’a compris le commodore Simcoë. Après le déchirement, Tribord-Harbour, pris par un contre-courant, a été repoussé dans le nord-est. Le jour venu, M. Somwah, l’officier de port, après avoir fait quelques réparations à la machine légèrement endommagée, est revenu vers le théâtre du naufrage, ramenant encore plusieurs centaines de survivants avec lui.
Trois heures après, Tribord-Harbour n’est plus qu’à une encablure de la flottille… Et quels transports de joie, quels cris enthousiastes accueillent son arrivée!… Walter Tankerdon et miss Dy Coverley, qui avaient pu y trouver refuge avant la catastrophe, sont là l’un près de l’autre…
Cependant, depuis l’arrivée de Tribord-Harbour avec ses réserves de vivres et d’eau, on entrevoit quelque chance de salut. Ces magasins possèdent une quantité suffisante de combustible pour mouvoir ses machines, entretenir ses dynamos, actionner ses hélices durant quelques jours. Cette force de cinq millions de chevaux dont il dispose doit lui permettre de gagner la terre la plus voisine. Cette terre est la Nouvelle-Zélande, d’après les observations qui ont été faites par l’officier de port.
Mais la difficulté est que ces milliers de personnes puissent prendre passage sur Tribord-Harbour, sa superficie n’étant que de six à sept mille mètres carrés. En sera-t-on réduit à l’envoyer chercher des secours à cinquante milles de là?…
Non! cette navigation exigerait un temps trop considérable, et les heures sont comptées. Il n’y a pas un jour à perdre, en effet, si l’on veut préserver les naufragés des horreurs de la famine.
«Nous avons mieux à faire, dit le roi de Malécarlie. Les fragments de Tribord-Harbour, de la batterie de l’Éperon et de la batterie de la Poupe peuvent porter en totalité les survivants de Standard-Island. Relions ces trois fragments par de fortes chaînes, et mettons-les en file, comme des chalands à la suite d’un remorqueur. Puis, que Tribord-Harbour prenne la tête, et avec ses cinq millions de chevaux, il nous conduira à la Nouvelle-Zélande!»
L’avis est excellent, il est pratique, il a toutes chances de réussir, du moment que Tribord-Harbour dispose d’une si puissante force locomotrice. La confiance revient au cœur de la population, comme si elle était déjà en vue d’un port.
Le reste de la journée est employé aux travaux que nécessite l’amarrage au moyen des chaînes que fournissent les magasins de Tribord-Harbour. Le commodore Simcoë estime que, dans ces conditions, ce chapelet flottant pourra faire de huit à dix milles par vingt-quatre heures. Donc, en cinq jours, aidé par les courants, il aura franchi les cinquante milles qui le séparent de la Nouvelle-Zélande. Or, on a l’assurance quelles approvisionnements peuvent durer jusqu’à cette date. Par prudence, cependant, en prévision de retards, le rationnement sera maintenu dans toute sa rigueur.
Les préparatifs terminés, Tribord-Harbour prend la tête du chapelet vers sept heures du soir. Sous la propulsion de ses hélices, les deux autres fragments, mis à sa remorque, se déplacent lentement sur cette mer au calme plat.
Le lendemain, au lever du jour, les vigies ont perdu de vue les dernières épaves de Standard-Island.
Aucun incident à relater pendant les 4, 5, 6, 7 et 8 avril. Le temps est favorable, la houle est à peine sensible, et la navigation s’effectue dans d’excellentes conditions.
Vers huit heures du matin, le 9 avril, la terre est signalée par bâbord devant, – une terre haute, que l’on a pu apercevoir d’une assez grande distance.
Le point ayant été fait, avec les instruments conservés à Tribord-Harbour, il n’y a aucun doute sur l’identité de cette terre.
C’est la pointe d’Ika-Na-Mawi, la grande île septentrionale de la Nouvelle-Zélande.
Une journée et une nuit se passent encore et, le lendemain, 10 avril, dans la matinée, Tribord-Harbour vient s’échouer à une encablure du littoral de la baie Ravaraki.
Quelle satisfaction, quelle sécurité toute cette population éprouve à sentir sous son pied la vraie terre et non plus ce sol factice de Standard-Island! Et cependant combien de temps n’eût pas duré ce solide appareil maritime, si les passions humaines, plus fortes que les vents et la mer, n’eussent travaillé à sa destruction!
Les naufragés sont très hospitalièrement reçus par les Néo-Zélandais, qui s’empressent de les ravitailler de tout ce dont ils ont besoin.
Dès l’arrivée à Auckland, la capitale d’Ika-Na-Mawi, le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley est enfin célébré avec toute la pompe que comportent les circonstances. Ajoutons que le Quatuor Concertant se fait une dernière fois entendre à cette cérémonie à laquelle tous les Milliardais ont voulu assister. C’est là une union qui sera heureuse, et que ne s’est-elle accomplie plus tôt dans l’intérêt commun! Sans doute, les jeunes époux ne possèdent plus qu’un pauvre million de rentes chacun…
«Mais, comme le formule Pinchinat, tout porte à croire qu’ils trouveront encore le bonheur dans cette médiocre situation de fortune!»
Quant aux Tankerdon, aux Coverley et autres notables, leur projet est de retourner en Amérique, où ils n’auront pas à se disputer le gouvernement d’une île à hélice.
Même détermination en ce qui concerne le commodore Ethel Simcoë, le colonel Stewart et leurs officiers, le personnel de l’observatoire, et même le surintendant Calistus Munbar, qui ne renonce point, tant s’en faut, à son idée de fabriquer une nouvelle île artificielle.
Le roi et la reine de Malécarlie ne cachent point qu’ils regrettent cette Standard-Island dans laquelle ils espéraient terminer paisiblement leur existence!… Espérons que ces ex-souverains trouveront un coin de terre où leurs derniers jours s’achèveront à l’abri des dissensions politiques!
Et le Quatuor Concertant?…
Eh bien, le Quatuor Concertant, quoi qu’ait pu dire Sébastien Zorn, n’a point fait une mauvaise affaire, et, s’il en voulait à Calistus Munbar de l’avoir embarqué un peu malgré lui, ce serait pure ingratitude.
En effet, du 25 mai de l’année précédente au 10 avril de la présente année, il s’est écoulé un peu plus de onze mois, pendant lesquels nos artistes ont vécu de la plantureuse vie que l’on sait. Ils ont touché les quatre trimestres de leurs appointements, dont trois sont déposés dans les banques de San-Francisco et de New-York, lesquelles les verseront contre signature, quand il leur conviendra…
Après la cérémonie du mariage à Auckland, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin et Pinchinat sont allés prendre congé de leurs amis sans oublier Athanase Dorémus. Puis ils ont pu s’embarquer sur un steamer à destination de San-Diégo.
Arrivés le 3 mai dans cette capitale de la Basse-Californie, leur premier soin est de s’excuser par la voie des journaux d’avoir manqué de parole onze mois auparavant, et d’exprimer leurs vifs regrets de s’être fait attendre.
«Messieurs, nous vous aurions attendu vingt ans encore!»
Telle est la réponse qu’ils reçoivent de l’aimable directeur des soirées musicales de San-Diégo.
On ne saurait être ni plus accommodant ni plus gracieux. Aussi la seule manière de reconnaître tant de courtoisie est-elle de donner ce concert annoncé depuis si longtemps!
Et, devant un public aussi nombreux qu’enthousiaste, le quatuor en fa, majeur de l’Op. 9 de Mozart vaut-il à ces virtuoses, échappés au naufrage de Standard-Island, l’un des plus grands succès de leur carrière d’artistes.
Voilà comment se termine l’histoire de cette neuvième merveille du monde, de cet incomparable Joyau du Pacifique! Tout est bien qui finit bien, dit-on, mais tout est mal qui finit mal, et n’est-ce pas le cas de Standard-Island?…
Finie, non! et elle sera reconstruite un jour ou l’autre, – à ce que prétend Calistus Munbar.
Et pourtant, – on ne saurait trop le répéter, – créer une île artificielle, une île qui se déplace à la surface des mers, n’est-ce pas dépasser les limites assignées au génie humain, et n’est-il pas défendu à l’homme, qui ne dispose ni des vents ni des flots, d’usurper si témérairement sur le Créateur?…
FIN DE LA SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE.