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Jules Verne

 

L'île à hélice

 

 

Seconde partie

(X-XII)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Seconde partie

 

 

X

Changement de propriétaires

 

e départ de Standard-Island est fixé au 2 février. La veille, leurs excursions achevées, les divers touristes sont rentrés à Milliard-City. L’affaire Pinchinat a produit un bruit énorme. Tout le Joyau du Pacifique eût pris fait et cause pour Son Altesse, tant leQuatuor Concertant jouit de la sympathie universelle. Le conseil des notables a donné son entière approbation à l’énergique conduite du gouverneur Cyrus Bikerstaff. Les journaux l’ont vivement félicité. Donc Pinchinat est devenu l’homme du jour. Voyez-vous un alto terminant sa carrière artistique dans l’estomac d’un Fidgien!… Il convient volontiers que les indigènes de Viti-Levou n’ont pas absolument renoncé à leurs goûts anthropophagiques. Après tout, c’est si bon, la chair humaine, à les en croire, et ce diable de Pinchinat est si appétissant!

Standard-Island appareille dès l’aurore, et prend direction sur les Nouvelles-Hébrides. Ce détour va l’éloigner ainsi d’une dizaine de degrés, soit deux cents lieues vers l’ouest. On ne peut l’éviter, puisqu’il s’agit de déposer le capitaine Sarol et ses compagnons aux Nouvelles-Hébrides. Il n’y pas lieu de le regretter, d’ailleurs. Chacun est heureux de rendre service à ces braves gens – qui ont montré tant de courage dans la lutte contre les fauves. Et puis ils paraissent si satisfaits d’être rapatriés dans ces conditions, après cette longue absence! En outre, ce sera une occasion de visiter ce groupe que les Milliardais ne connaissent pas encore.

La navigation s’effectue avec une lenteur calculée. En effet, c’est dans les parages compris entre les Fidji et les Nouvelles-Hébrides, par cent soixante-dix degrés trente-cinq minutes de longitude est, et par dix-neuf degrés treize minutes de latitude sud, que le steamer, expédié de Marseille au compte des familles Tankerdon et Coverley, doit rejoindre Standard-Island.

Il va sans dire que le mariage de Walter et de miss Dy est plus que jamais l’objet des préoccupations universelles. Pourrait-on songer à autre chose? Calistus Munbar n’a pas une minute à lui. Il prépare, il combine les divers éléments d’une fête qui comptera dans les fastes de l’île à hélice. S’il maigrissait à la tâche, cela ne surprendrait personne.

Standard-Island ne marche qu’à la moyenne de vingt à vingt-cinq kilomètres par vingt-quatre heures. Elle s’avance jusqu’en vue de Viti, dont les rives superbes sont bordées de forêts luxuriantes d’une sombre verdure. On emploie trois jours à se déplacer sur ces eaux tranquilles, depuis l’île Wanara jusqu’à l’île Ronde. La passe, à laquelle les cartes assignent ce dernier nom, offre une large voie au Joyau du Pacifique qui s’y engage en douceur. Nombre de baleines, troublées et affolées, donnent de la tête contre sa coque d’acier, qui frémit de ces coups. Que l’on se rassure, les tôles des compartiments sont solides, et il n’y a pas d’avaries à craindre.

Enfin, dans l’après-midi du 6, les derniers sommets des Fidji s’abaissent sous l’horizon. A ce moment, le commodore Simcoë vient d’abandonner le domaine polynésien pour le domaine mélanésien de l’océan Pacifique.

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Pendant les trois jours qui suivent, Standard-Island continue à dériver vers l’ouest, après avoir atteint en latitude le dix-neuvième degré. Le 10 février, elle se trouve dans les parages où le steamer attendu d’Europe doit la rallier. Le point, reproduit sur les pancartes de Milliard-City, est connu de tous les habitants. Les vigies de l’observatoire sont en éveil. L’horizon est fouillé par des centaines de longues-vues, et, dès que le navire sera signalé… Toute la population est dans l’attente… N’est-ce pas comme le prologue de cette pièce si demandée du public, qui se terminera au dénouement par le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley?…

Standard-Island n’a donc plus qu’à demeurer stationnaire, à se maintenir contre les courants de ces mers resserrées entre les archipels. Le commodore Simcoë donne ses ordres en conséquence, et ses officiers en surveillent l’exécution.

«La situation est décidément des plus intéressantes!» dit ce jour-là Yvernès.

C’était pendant les deux heures de far niente que ses camarades et lui s’accordaient d’habitude après leur déjeuner de midi.

«Oui, répondit Frascolin, et nous n’aurons pas lieu de regretter cette campagne à bord de Standard-Island… quoi qu’en pense notre ami Zorn…

– Et son éternelle scie… scie majeure avec cinq dièzes! ajoute cet incurable Pinchinat.

– Oui… et surtout quand elle sera finie, cette campagne, réplique le violoncelliste, et lorsque nous aurons empoché le quatrième trimestre des appointements que nous aurons bien gagnés…

– Eh! fait Yvernès, en voilà trois que la Compagnie nous a réglés depuis notre départ, et j’approuve fort Frascolin, notre précieux comptable, d’avoir envoyé cette forte somme à la banque de New-York!»

En effet, le précieux comptable a cru sage de verser cet argent, par l’entremise des banquiers de Milliard-City, dans une des honorables caisses de l’Union. Ce n’était point défiance, mais uniquement parce qu’une caisse sédentaire paraît offrir plus de sécurité qu’une caisse flottante, au-dessus des cinq à six mille mètres de profondeur que mesure communément le Pacifique.

C’est au cours de cette conversation, entre les volutes parfumées des cigares et des pipes, qu’Yvernès fut conduit à présenter l’observation suivante:

«Les fêtes du mariage promettent d’être splendides, mes amis. Notre surintendant n’épargne ni son imagination ni ses peines, c’est entendu. Il y aura pluies de dollars, et les fontaines de Milliard-City verseront des vins généreux, je n’en doute pas. Pourtant, savez-vous ce qui manquera à cette cérémonie?…

– Une cataracte d’or liquide coulant sur des rochers de diamants! s’écrie Pinchinat.

– Non, répond Yvernès, une cantate…

– Une cantate?… réplique Frascolin.

– Sans doute, dit Yvernès. On fera de la musique, nous jouerons nos morceaux les plus en vogue, appropriés à la circonstance… mais s’il n’y a pas de cantate, de chant nuptial, d’épithalame en l’honneur des mariés…

– Pourquoi non, Yvernès? dit Frascolin. Si tu veux te charger de faire rimer flamme avec âme et jours avec amours pendant une douzaine de vers de longueur inégale, Sébastien Zorn, qui a fait ses preuves comme compositeur, ne demandera pas mieux que de mettre ta poésie en musique…

– Excellente idée! s’exclame Pinchinat. Ça te va-t-il, vieux bougon bougonnant?… Quelque chose de bien matrimonial, avec beaucoup de spiccatos, d’allégros, de molto agitatos, et une coda délirante… à cinq dollars la note…

– Non… pour rien… cette fois… répond Frascolin. Ce sera l’obole du Quatuor Concertant à ces nababissimes de Standard-Island.»

C’est décidé, et le violoncelliste se déclare prêt à implorer les inspirations du dieu de la Musique, si le dieu de la Poésie verse les siennes dans le cœur d’Yvernès.

Et c’est de cette noble collaboration qu’allait sortir la Cantate des Cantates, à l’imitation du Cantique des Cantiques, en l’honneur des Tankerdon unis aux Coverley.

Dans l’après-midi du 10, le bruit se répand qu’un grand steamer est en vue, venant du nord-est. Sa nationalité n’a pu être reconnue, car il est encore distant d’une dizaine de milles, au moment où les brumes du crépuscule ont assombri la mer.

Ce steamer semblait forcer de vapeur, et on doit tenir pour certain qu’il se dirige vers Standard-Island. Très vraisemblablement, il no veut accoster que le lendemain au lever du soleil.

La nouvelle produit un indescriptible effet. Toutes les imaginations féminines sont en émoi à la pensée des merveilles de bijouterie, do couture, de modes, d’objets d’art, apportées par ce navire transformé en une énorme corbeille de mariage… de la force de cinq à six cents chevaux!

On ne s’est pas trompé, et ce navire est bien à destination do Standard-Island. Aussi, dès le matin, a-t-il doublé la jetée de Tribord-Harbour, développant à sa corne le pavillon de la Standard-Island Company

Soudain, autre nouvelle que les téléphones transmettent à Milliard-City: le pavillon de ce bâtiment est en berne.

Qu’est-il arrivé?… Un malheur… un décès abord?… Ce serait là un fâcheux pronostic pour ce mariage qui doit assurer l’avenir de Standard-Island.

Mais voici bien autre chose. Le bateau en question n’est point celui qui est attendu et il n’arrive pas d’Europe. C’est précisément du littoral américain, de la baie Madeleine, qu’il vient. D’ailleurs, le steamer, chargé des richesses nuptiales, n’est pas en retard. La date du mariage est fixée au 27, on n’est encore qu’au 11 février, et il a le temps d’arriver.

Alors que prétend ce navire?… Quelle nouvelle apporte-t-il… Pourquoi ce pavillon en berne?… Pourquoi la Compagnie l’a-t-elle expédié jusqu’en ces parages des Nouvelles-Hébrides, où il savait rencontrer Standard-Island?…

Est-ce donc qu’elle avait à faire aux Milliardais quelque pressante communication d’une exceptionnelle gravité?…

Oui, et on ne doit pas tarder à l’apprendre.

A peine le steamer est-il à quai, qu’un passager en débarque.

C’est un des agents supérieurs de la Compagnie, qui se refuse à répondre aux questions des nombreux et impatients curieux, accourus sur le pier de Tribord-Harbour.

Un tram était prêt à partir, et, sans perdre un instant, l’agent saute dans l’un des cars.

Dix minutes après, arrivé à l’hôtel de ville, il demande une audience au gouverneur, «pour affaire urgente», – audience qui est aussitôt consentie.

Cyrus Bikerstaff reçoit cet agent dans son cabinet dont la porte est fermée.

Un quart d’heure ne s’est pas écoulé que chacun des membres du conseil des trente notables est prévenu téléphoniquement d’avoir à se réunir d’urgence dans la salle des séances.

Entre temps, les imaginations vont grand train dans les ports comme dans la ville, et l’appréhension, succédant à la curiosité, est au comble.

A huit heures moins vingt, le conseil est assemblé sous la présidence du gouverneur, assisté de ses deux adjoints. L’agent fait alors la déclaration suivante:

«A la date du 23 janvier, la Standard-Island Company limited a été mise en état de faillite, et M. William T. Pomering a été nommé liquidateur avec pleins pouvoirs pour agir au mieux des intérêts de ladite Société.»

M. William T. Pomering, auquel sont dévolues ces fonctions, c’est l’agent en personne.

La nouvelle se répand, et la vérité est qu’elle ne provoque pas l’effet qu’elle eût produit en Europe. Que voulez-vous? Standard-Island, c’est «un morceau détaché de la grande partition des États-Unis d’Amérique», comme dit Pinchinat. Or, une faillite n’est point pour étonner des Américains, encore moins pour les prendre au dépourvu… N’est-ce pas une des phases naturelles aux affaires, un incident acceptable et accepté?… Les Milliardais envisagent donc le cas avec leur flegme habituel… La Compagnie a sombré… soit. Cela peut arriver aux sociétés financières les plus honorables… Son passif est-il considérable?… Très considérable, ainsi que le fait connaître le bilan établi par le liquidateur: cinq cent millions de dollars, ce qui fait deux milliards cinq cent millions de francs… Et qui a causé cette faillite?… Des spéculations, – insensées si l’on veut, puisqu’elles ont mal tourné, – mais qui auraient pu réussir… une immense affaire pour la fondation d’une ville nouvelle sur des terrains de l’Arkansas, lesquels se sont engloutis à la suite d’une dépression géologique que rien ne pouvait faire prévoir… Après tout, ce n’est pas la faute de la Compagnie, et, si les terrains s’enfoncent, on ne peut s’étonner que des actionnaires soient enfoncés du même coup… Quelque solide que paraisse l’Europe, cela pourra bien lui arriver un jour… Rien à craindre de ce genre, d’ailleurs, avec Standard-Island, et cela ne démontre-t-il pas victorieusement sa supériorité sur le domaine des continents ou des îles terrestres?…

L’essentiel, c’est d’agir. L’actif de la Compagnie se compose hic et nune de la valeur de l’île à hélice, coque, usines, hôtels, maisons, campagne, flotille, – en un mot, tout ce que porte l’appareil flottant de l’ingénieur William Tersen, tout ce qui s’y rattache, et, en outre, les établissements de Madeleine-bay. Est-il à propos qu’une nouvelle Société se fonde pour l’acheter en bloc, à l’amiable ou aux enchères?… Oui… pas d’hésitation à cet égard, et le produit de cette vente sera appliqué à la liquidation des dettes de la Compagnie… Mais, en fondant cette Société nouvelle, serait-il nécessaire de recourir à des capitaux étrangers?… Est-ce que les Milliardais ne sont pas assez riches pour «se payer» Standard-Island rien qu’avec leurs propres ressources?… De simples locataires, n’est-il pas préférable qu’ils deviennent propriétaires de ce Joyau du Pacifique?… Leur administration ne vaudra-t-elle pas celle de la Compagnie écroulée?…

Ce qu’il y a de milliards dans le portefeuille des membres du conseil des notables, on le sait de reste. Aussi sont-ils d’avis qu’il convient d’acheter Standard-Island et sans retard. Le liquidateur a-t-il pouvoir de traiter?… Il l’a. D’ailleurs, si la Compagnie a quelque chance de trouver à bref délai les sommes indispensables à sa liquidation, c’est bien dans la poche des notables de Milliard-City, dont quelques-uns comptent déjà parmi ses plus forts actionnaires. A présent que la rivalité a cessé entre les deux principales familles et les deux sections de la ville, la chose ira toute seule. Chez les Anglo-Saxons des États-Unis, les affaires ne traînent pas. Aussi les fonds sont-ils faits séance tenante. De l’avis du conseil des notables, inutile de procéder par une souscription publique. Jem Tankerdon, Nat Coverley et quelques autres offrent quatre cent millions de dollars. Pas de discussion, d’ailleurs, sur ce prix… C’est à prendre ou à laisser… et le liquidateur prend.

Le conseil s’était réuni à huit heures treize dans la salle de l’hôtel de ville. Quand il se sépare, à neuf heures quarante-sept, la propriété de Standard-Island est passée entre les mains des deux «archirichissimes» Milliardais et de quelques autres de leurs amis sous la raison sociale Jem Tankerdon, Nat Coverley and Co.

De même que la nouvelle de la faillite de la Compagnie n’a, pour ainsi dire, apporté aucun trouble chez la population de l’île à hélice, de même la nouvelle de l’acquisition faite par les principaux notables n’a produit aucune émotion. On trouve cela chose très naturelle, et, eût-il fallu réunir une somme plus considérable, les fonds auraient été faits en un tour de main. C’est une profonde satisfaction pour ces Milliardais de sentir qu’ils sont chez eux, ou, au moins, qu’ils ne dépendent plus d’une Société étrangère. Aussi le Joyau du Pacifique, représenté par toutes ses classes, employés, agents, fonctionnaires, officiers, miliciens, marins, veut-il adresser des remerciements aux deux chefs de famille qui ont si bien compris l’intérêt général.

Ce jour-là, dans un meeting tenu au milieu du parc, une motion est faite à ce sujet et suivie d’une triple salve de hurrahs et de hips. Aussitôt nomination de délégués, et envoi d’une députation aux hôtels Coverley et Tankerdon.

Elle est reçue avec bonne grâce, et elle emporte l’assurance que rien ne sera changé aux règlements, usages et coutumes de Standard-Island. L’administration restera ce qu’elle est! Tous les fonctionnaires seront conservés dans leurs fonctions, tous les employés dans leurs emplois.

Et comment eût-il pu en être autrement?…

Donc il résulte de ceci, que le commodore Ethel Simcoë demeure chargé des services maritimes, ayant la haute direction des déplacements de Standard-Island, conformément aux itinéraires arrêtés en conseil des notables. De même pour le commandement des milices que garde le colonel Stewart. De même pour les services de l’observatoire qui ne sont pas modifiés, et le roi de Malécarlie n’est point menacé dans sa situation d’astronome. Enfin personne n’est destitué de la place qu’il occupe, ni dans les deux ports, ni dans les fabriques d’énergie électrique, ni dans l’administration municipale. On ne remercie même pas Athanase Dorémus de ses inutiles fonctions, bien que les élèves s’obstinent à ne point fréquenter le cours de danse, de maintien et de grâces.

Il va de soi que rien n’est changé au traité passé avec le Quatuor Concertant, lequel, jusqu’à la fin de la campagne, continuera à toucher les invraisemblables émoluments qui lui ont été attribués par son engagement.

«Ces gens-la sont extraordinaires! dit Frascolin, lorsqu’il apprend que l’affaire est réglée à la satisfaction commune.

– Cela tient à ce qu’ils ont le milliard coulant! répond Pinchinat.

– Peut-être aurions-nous pu profiter de ce changement de propriétaires pour résilier notre traité… fait observer Sébastien Zorn, qui ne veut pas démordre de ses absurdes préventions contre Standard-Island.

– Résilier! s’écrie Son Altesse. Eh bien! fais seulement mine d’essayer!»

Et, de sa main gauche dont les doigts s’ouvrent et se ferment comme s’il démanchait sur la quatrième corde, il menace le violoncelliste de lui envoyer un de ces coups de poing qui réalisent une vitesse de huit mètres cinquante à la seconde.

Cependant une modification va être apportée dans la situation du gouverneur. Cyrus Bikerstaff, étant le représentant direct de la Standard-Island Company, croit devoir résigner ses fonctions. En somme, cette détermination paraît logique en l’état actuel des choses. Aussi la démission est-elle acceptée, mais dans des termes les plus honorables pour le gouverneur. Quant à ses deux adjoints, Barthélémy Ruge et Hubley Harcourt, à demi ruinés par la faillite de la Compagnie, dont ils étaient gros actionnaires, ils ont l’intention de quitter l’île à hélice par un des prochains steamers.

Toutefois, Cyrus Bikerstaff accepte de rester à la tête de l’administration municipale jusqu’à la fin de la campagne.

Ainsi s’est accomplie sans bruit, sans discussions, sans troubles, sans rivalités, cette importante transformation financière du domaine de Standard-Island. Et l’affaire s’est si sagement, si rapidement opérée, que dès ce jour-là le liquidateur a pu se rembarquer, emportant les signatures des principaux acquéreurs, avec la garantie du conseil des notables.

Quant à ce personnage, si prodigieusement considérable, qui a nom Calistus Munbar, surintendant des beaux-arts et des plaisirs de l’incomparable Joyau du Pacifique, il est simplement confirmé dans ses attributions, émoluments, bénéfices, et, en vérité, aurait-on jamais pu trouver un successeur à cet homme irremplaçable?

«Allons! fait observer Frascolin, tout est au mieux, l’avenir de Standard-Island est assuré, elle n’a plus rien à craindre…

– Nous verrons!» murmure le têtu violoncelliste.

Voilà dans quelles conditions va maintenant s’accomplir le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley. Les deux familles seront unies par ces intérêts pécuniaires qui, en Amérique comme ailleurs, forment les plus solides liens sociaux. Quelle assurance de prospérité pour les citoyens de Standard-Island. Depuis qu’elle appartient aux principaux Milliardais, il semble qu’elle soit plus indépendante qu’elle ne l’était, plus maîtresse de ses destinées! Auparavant, une amarre la rattachait à cette baie Madeleine des États-Unis, et cette amarre, elle vient de la rompre!

A présent, tout à la fête!

Est-il nécessaire d’insister sur la joie des parties en cause, d’exprimer ce qui est inexprimable, de peindre le bonheur qui rayonne autour d’elles? Les deux fiancés ne se quittent plus. Ce qui a paru être un mariage de convenance pour Walter Tankerdon et miss Dy Coverley est réellement un mariage de cœur. Tous deux s’aiment d’une affection dans laquelle l’intérêt n’entre pour rien, que l’on veuille bien le croire. Le jeune homme et la jeune fille possèdent ces qualités qui doivent leur assurer la plus heureuse des existences. C’est une âme d’or, ce Walter, et soyez convaincus que l’âme de miss Dy est faite du même métal, – au figuré s’entend, et non dans le sens matériel qu’autoriseraient leurs millions. Ils sont créés l’un pour l’autre, et jamais cette phrase, tant soit peu banale, n’a eu un sens plus strict. Ils comptent les jours, ils comptent les heures qui les séparent de cette date si désirée du 27 février. Ils ne regrettent qu’une chose, c’est que Standard-Island ne se dirige pas vers le cent quatre-vingtième degré de longitude, car, venant de l’ouest à présent, elle devrait effacer vingt-quatre heures de son calendrier. Le bonheur des futurs serait avancé d’un jour. Non! c’est en vue des Nouvelles-Hébrides que la cérémonie doit s’accomplir, et force est de se résigner.

Observons, d’ailleurs, que le navire, chargé de toutes ces merveilles de l’Europe, le «navire-corbeille» n’est pas encore arrivé. Par exemple, voilà un luxe de choses dont les deux fiancés se passeraient volontiers, et qu’ont-ils besoin de ces magnificences quasi-royales? Ils se donnent mutuellement leur amour, et leur en faut-il davantage?

Mais les familles, mais les amis, mais la population de Standard-Island, désirent que cette cérémonie soit entourée d’un éclat extraordinaire. Aussi les lunettes sont-elles obstinément braquées vers l’horizon de l’est. Jem Tankerdon et Nat Coverley ont même promis une forte prime à quiconque signalera le premier ce steamer que son propulseur ne poussera jamais assez vite au gré de l’impatience publique.

Entre temps, le programme de la fête est élaboré avec soin. Il comprend les jeux, les réceptions, la double cérémonie au temple protestant et à la cathédrale catholique, la soirée de gala à l’hôtel municipal, le festival dans le parc. Calistus Munbar a l’œil à tout, il se prodigue, il se dépense, on peut bien dire qu’il se ruine au point de vue de la santé. Que voulez-vous! Son tempérament l’entraîne, on ne l’arrêterait pas plus qu’un train lancé à toute vitesse.

Quant à la cantate, elle est prête. Yvernès le poète et Sébastien Zorn le musicien se sont montrés dignes l’un de l’autre. Cette cantate sera chantée par les masses chorales d’une société orphéonique, qui s’est fondée tout exprès. L’effet en sera très grand, lorsqu’elle retentira dans le square de l’observatoire, électriquement éclairé à la nuit tombante. Puis viendra la comparution des jeunes époux devant l’officier de l’état civil, et le mariage religieux se célébrera à minuit, au milieu des féeriques embrasements de Milliard-City.

Enfin, le navire attendu est signalé au large. C’est une des vigies de Tribord-Harbour qui gagne la prime, laquelle se chiffre par un nombre respectable de dollars.

Il est neuf heures du matin, le 19 février, lorsque ce steamer double la jetée du port, et le débarquement commence aussitôt.

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Inutile de donner par le détail la nomenclature des articles, bijoux, robes, modes, objets d’art, qui composent cette cargaison nuptiale. Il suffît de savoir que l’exposition qui en est faite dans les vastes salons de l’hôtel Coverley, obtient un succès sans précédent. Toute la population de Milliard-City a voulu défiler devant ces merveilles. Que nombre de ces personnages invraisemblablement riches puissent se procurer ces magnifiques produits en y mettant le prix, soit. Mais il faut aussi compter avec le goût, le sens artiste, qui ont présidé à leur choix, et l’on ne saurait trop les admirer. Au surplus, les étrangères curieuses de connaître la nomenclature des dits articles pourront se reporter aux numéros du Starboard-Chronicle et du New-Herald des 21 et 22 février. Si elles ne sont pas satisfaites, c’est que la satisfaction absolue n’est pas de ce monde.

«Fichtre! dit simplement Yvernès, quand il est sorti des salons de l’hôtel de la Quinzième Avenue en compagnie de ses trois camarades.

– Fichtre! me paraît une expression juste entre toutes, fait observer Pinchinat. C’est à vous donner envie d’épouser miss Dy Coverley sans dot… rien que pour elle-même!»

Quant aux jeunes fiancés, la vérité est qu’ils n’ont accordé qu’une vague attention à ce stock des chefs-d’œuvre de l’art et de la mode.

Cependant, depuis l’arrivée du steamer, Standard-Island a repris la direction de l’ouest afin de rallier les Nouvelles-Hébrides. Si on est en vue de l’une des îles du groupe avant la date du 27, le capitaine Sarol débarquera avec ses compagnons, et Standard-Island commencera sa campagne de retour.

Ce qui va faciliter cette navigation, dans ces parages de l’Ouest-Pacifique, c’est qu’ils sont très familiers au capitaine malais. Sur la demande du commodore Simcoë, qui a réclamé ses services, il se tient en permanence à la tour de l’observatoire. Dès que les premières hauteurs apparaîtront, rien ne sera plus aisé que d’approcher l’île Erromango, l’une des plus orientales du groupe, – ce qui permettra d’éviter les nombreux écueils des Nouvelles-Hébrides.

Est-ce hasard, ou le capitaine Sarol, désireux d’assister aux fêtes du mariage, s’est-il appliqué à ne manœuvrer qu’avec une certaine lenteur, mais les premières îles ne sont signalées que dans la matinée du 27 février, – précisément le jour fixé pour la cérémonie nuptiale.

Peu importe, du reste. Le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley n’en sera pas moins heureux pour avoir été célébré en vue des Nouvelles-Hébrides, et, si cela doit causer tant de plaisir à ces braves Malais, – ils ne le dissimulent point, – libre à eux de prendre part aux fêtes de Standard-Island.

Rencontré d’abord quelques îlots du large, et, après les avoir dépassés sur les indications très précises du capitaine Sarol, l’île à hélice se dirige vers Erromango, en laissant au sud les hauteurs de l’île Tanna.

En ces parages, Sébastien Zorn, Frascolin, Pinchinat, Yvernès, ne sont pas éloignés, – trois cents milles au plus, – des possessions françaises de cette partie du Pacifique, les îles Loyalty et la Nouvelle-Calédonie, ce pénitentiaire qui est situé aux antipodes de la France.

Erromango est très boisée à l’intérieur, accidentée de multiples collines, au pied desquelles s’étendent de larges plateaux cultivables. Le commodore Simcoë s’arrête à un mille de la baie de Cook de la côte orientale. Il n’eût pas été prudent de s’approcher davantage, car les bandes corralligènes s’avancent à fleur d’eau jusqu’à un demi-mille en mer. Du reste, l’intention du gouverneur Cyrus Bikerstaff n’est point de stationner devant cette île, ni de relâcher en aucune autre de l’archipel. Après les fêtes, les Malais débarqueront, et Standard-Island remontera vers l’Équateur pour revenir à la baie Madeleine.

Il est une heure après midi, lorsque Standard-Island demeure stationnaire.

Par ordre des autorités, tout le monde a sa liberté, fonctionnaires et employés, marins et miliciens, à l’exception des douaniers de garde dans les postes du littoral que rien ne doit distraire de leur surveillance.

Inutile de dire que le temps est magnifique, rafraîchi par la brise de mer. Suivant l’expression consacrée, «le soleil s’est mis de la partie».

«Positivement, ce disque orgueilleux paraît être aux ordres de ces rentiers! s’écrie Pinchinat. Ils lui enjoindraient, comme autrefois Josué, de prolonger le jour, qu’il leur obéirait!… O puissance de l’or!»

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Il n’y a pas lieu d’insister sur les divers numéros du programme à sensation, tel que l’a rédigé le surintendant des plaisirs de Milliard City. Dès trois heures, tous les habitants, ceux de la campagne comme ceux de la ville et des ports, affluent dans le parc, le long des rives de la Serpentine. Les notables se mêlent familièrement au populaire. Les jeux sont suivis avec un entrain, auquel l’appât des prix à gagner n’est pas étranger peut-être. Des bals sont organisés en plein air. Le plus brillant est donné dans l’une des grandes salles du casino, où les jeunes gens, les jeunes femmes, les jeunes filles, font assaut de grâce et d’animation. Yvernès et Pinchinat prennent part à ces danses, et ne le cèdent à personne, quand il s’agit d’être le cavalier des plus jolies milliardaises. Jamais Son Altesse n’a été si aimable, jamais elle n’a eu tant d’esprit, jamais elle n’a eu un tel succès. Qu’on ne s’étonne donc pas si, au moment où l’une de ses danseuses lui dit après une valse tourbillonnante: «Ah! monsieur, je suis en eau!» il a osé répondre: «En eau de Vals, miss, on eau de Vals!»

Frascolin, qui l’écoute, rougit jusqu’aux oreilles, et Yvernès, qui l’entend, se demande si les foudres du ciel ne vont pas éclater sur la tête du coupable!

Ajoutons que les familles Tankerdon et Coverley sont au complet, et les gracieuses sœurs de la jeune fille se montrent très heureuses de son bonheur. Miss Dy se promène au bras de Walter, – ce qui ne saurait blesser les convenances, lorsqu’il s’agit de citoyens originaires de la libre Amérique. On applaudit ce groupe sympathique, on l’acclame, on lui offre des fleurs, on lui décerne des compliments qu’il reçoit en montrant une parfaite affabilité.

Et pendant les heures qui se succèdent, les rafraîchissements servis à profusion ne laissent pas d’entretenir la belle humeur du public.

Le soir venu, le parc resplendit des feux électriques que les lunes d’aluminium versent à torrents. Le soleil a sagement fait de disparaître sous l’horizon! N’aurait-il pas été humilié devant ces effluences artificielles, qui rendent la nuit aussi claire que le jour.

La cantate est chantée entre neuf et dix heures, – avec quel succès, il ne sied ni au poète ni au compositeur d’en convenir. Et peut-être même, à ce moment, le violoncelliste a-t-il senti se dissoudre ses injustes préventions contre le Joyau du Pacifique…

Onze heures sonnant, un long cortège processionnal se dirige vers l’hôtel de ville. Walter Tankerdon et miss Dy Coverley marchent au milieu de leurs familles. Toute la population les accompagne en remontant la Unième Avenue.

Le gouverneur Cyrus Bikerstaff se tient dans le grand salon de l’hôtel municipal. Le plus beau de tous les mariages qu’il lui aura été donné de célébrer pendant sa carrière administrative, va s’accomplir…

Soudain des cris éclatent vers l’extrême quartier de la section bâbordaise.

Le cortège s’arrête à mi-avenue.

Presque aussitôt, avec ces cris qui redoublent, de lointaines détonations se font entendre.

Un instant après, quelques douaniers, – plusieurs blessés, – se précipitent hors du square de l’hôtel de ville.

L’anxiété est au comble. A travers la foule se propage cette épouvante irraisonnée qui naît d’un danger inconnu…

Cyrus Bikerstaff paraît sur le perron de l’hôtel, suivi du commodore Simcoë, du colonel Stewart et des notables qui sont venus les rejoindre.

Aux questions qui leur sont faites, les douaniers répondent que Standard-Island vient d’être envahie par une bande de Néo-Hébridiens, – trois ou quatre mille, – et le capitaine Sarol est à leur tête.

 

 

 

XI

Attaque et défense

 

el est le début de l’abominable complot préparé par le capitaine Sarol, auquel concourent les Malais recueillis avec lui sur Standard-Island, les Néo-Hébridiens embarqués aux Samoa, les indigènes d’Erromango et îles voisines. Quel en sera le dénouement? On ne saurait le prévoir, étant données les conditions dans lesquelles se produit cette brusque et terrible agression.

Le groupe néo-hébridien ne comprend pas moins de cent cinquante îles, qui, sous la protection de l’Angleterre, forment une dépendance géographique de l’Australie. Toutefois, ici comme aux Salomon, situées dans le nord-ouest des mêmes parages, cette question du protectorat est une pomme de discorde entre la France et le Royaume-Uni. Et encore les États-Unis ne voient-ils pas d’un bon œil l’établissement de colonies européennes au milieu d’un océan dont ils songent à revendiquer l’exclusive jouissance. En implantant son pavillon sur ces divers groupes, la Grande-Bretagne cherche à se créer une station de ravitaillement, qui lui serait indispensable dans le cas où les colonies australiennes échapperaient à l’autorité du Foreign-Office.

La population des Nouvelles-Hébrides se compose de nègres et de Malais, d’origine kanaque. Mais le caractère de ces indigènes, leur tempérament, leurs instincts, diffèrent suivant qu’ils appartiennent aux îles du nord ou aux îles du sud, –ce qui permet de partager cet archipel en deux groupes.

Dans le groupe septentrional, à l’île Santo, à la baie de Saint-Philippe, le type est plus relevé, do teint moins foncé, la chevelure oins crépue. Les hommes, trapus et forts, doux et pacifiques, ne se sont jamais attaqués aux comptoirs ni aux navires européens. Même observation en ce qui concerne l’île Vaté ou Sandwich, dont plusieurs bourgades sont florissantes, entre autres Port-Vila, capitale de l’archipel, – qui porte aussi le nom de Franceville – où nos colons utilisent les richesses d’un sol admirable, ses plantureux pâturages, ses champs propices à la culture, ses terrains favorables aux plantions de caféiers, de bananiers, de cocotiers et à la fructueuse industrie des «coprahmakers».1 En ce groupe, les habitudes des indigènes se sont complètement modifiées depuis l’arrivée des Européens. Leur niveau moral et intellectuel s’est haussé. Grâce aux forts des missionnaires, les scènes de cannibalisme, si fréquentes autrefois, ne se reproduisent plus. Par malheur, la race kanaque tend à disparaître, et il n’est que trop évident qu’elle finira par s’éteindre audétriment de ce groupe du nord, où elle s’est transformée au contact de la civilisation européenne.

Mais ces regrets seraient très déplacés à propos des îles méridionales de l’archipel. Aussi n’est-ce pas sans raison que le capitaine Sarol a choisi le groupe du sud pour y organiser cette criminelle tentative contre Standard-Island. Sur ces îles, les indigènes, restés de véritables Papous, sont des êtres relégués au bas de l’échelle humaine, à Tanna comme à Erromango. De cette dernière surtout, un ancien sandalier a eu raison de dire au docteur Hayen: «Si cette île pouvait parler, elle raconterait des choses à faire dresser les cheveux sur la tête!»

En effet, la race de ces Kanaques, d’origine inférieure, ne s’est, pas revivifiée avec le sang polynésien comme aux îles septentrionales. A Erromango, sur deux mille cinq cents habitants, les missionnaires anglicans, dont cinq ont été massacrés depuis 1839, n’en ont converti qu’une moitié au christianisme. L’autre est demeurée païenne. D’ailleurs, convertis ou non, tous représentent encore ces indigènes féroces, qui méritent leur triste réputation, bien qu’ils soient de taille plus chétive, de constitution moins robuste que les naturels de l’île Santo ou de l’île Sandwich. De là, de sérieux dangers contre lesquels doivent se prémunir les touristes qui s’aventurent à travers ce groupe du sud.

Divers exemples qu’il convient de citer:

Il y a quelque cinquante ans, des actes de piraterie furent exercés contre le brick Aurore et durent être sévèrement réprimés par la France. En 1869, le missionnaire Gordon est tué à coups de casse-tête. En 1875, l’équipage d’un navire anglais, attaqué traîtreusement, est massacré, puis dévoré par les cannibales. En 1894, dans les archipels voisins de la Louisiade, à l’île Rossel, un négociant français et ses ouvriers, le capitaine d’un navire chinois et son équipage, périssent sous les coups de ces anthropophages. Enfin, le croiseur anglais Royalist est forcé d’entreprendre une campagne, afin de punir ces sauvages populations d’avoir massacré un grand nombre d’Européens. Et, quand on lui raconte cette histoire, Pinchinat, récemment échappé aux terribles molaires des Fidgiens, se garde maintenant de hausser les épaules.

Telle est la population chez laquelle le capitaine Sarol a recruté ses complices. Il leur a promis le pillage de cet opulent Joyau du Pacifique dont aucun habitant ne doit être épargné. De ces sauvages qui guettaient son apparition aux approches d’Erromango, il en est venu des îles voisines, séparées par d’étroits bras de mer – principalement de Tanna, qui n’est qu’à trente-cinq milles au sud. C’est elle qui a lancé les robustes naturels du district de Wanissi, farouches adorateurs du dieu Teapolo, et dont la nudité est presque complète, les indigènes de la Plage-Noire, de Sangalli, les plus, redoutables et les plus redoutés de l’archipel.

Mais, de ce que le groupe septentrional est relativement moins sauvage, il ne faut pas conclure qu’il n’a donné aucun contingent au capitaine Sarol. Au nord de l’île Sandwich, il y a l’île d’Api, avec ses dix-huit mille habitants, où l’on dévore les prisonniers, dont le tronc est réservé aux jeunes gens, les bras et les cuisses aux hommes faits, les intestins aux chiens et aux porcs. Il y a l’île de Paama, avec ses féroces tribus qui ne le cèdent point aux naturels d’Api. Il y a l’île de Mallicolo, avec ses Kanaques anthropophages. Il y a enfin l’île Aurora, l’une des plus mauvaises de l’archipel, dont aucun blanc ne fait sa résidence, et où, quelques années avant, avait été massacré l’équipage d’un côtre de nationalité française. C’est de ces diverses îles que sont venus des renforts au capitaine Sarol.

Dès que Standard-Island est apparue, dès qu’elle n’a plus été qu’à quelques encablures d’Erromango, le capitaine Sarol a envoyé le signal qu’attendaient les indigènes.

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En quelques minutes, les roches à fleur d’eau ont livré passage à trois ou quatre mille sauvages.

Le danger est des plus graves, car ces Néo-Hébridiens, déchaînés sur la cité milliardaise, ne reculeront devant aucun attentat, aucune violence. Ils ont pour eux l’avantage de la surprise, et sont armés non seulement de longues zagaies à pointes d’os qui font de très dangereuses blessures, de flèches empoisonnées avec une sorte de venin végétal, mais aussi de ces fusils Snyders dont l’usage est répandu dans l’archipel.

Dès le début de cette affaire, préparée de longue main, puisque c’est ce Sarol qui marche à la tête des assaillants, il a fallu appeler la milice, les marins, les fonctionnaires, tous les hommes valides en état de combattre.

Cyrus Bikerstaff, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, ont gardé tout leur sang-froid. Le roi de Malécarlie a offert ses services, et s’il n’a plus la vigueur de la jeunesse, il en a du moins le courage. Les indigènes sont encore éloignés du côté de Bâbord-Harbour, où l’officier de port essaie d’organiser la résistance. Mais nul doute que les bandes ne tardent à se précipiter sur la ville.

Ordre est donné tout d’abord de fermer les portes de l’enceinte de Milliard-City, où la population s’était rendue presque tout entière pour les fêtes du mariage. Que la campagne et le parc soient ravagés, il faut s’y attendre. Que les deux ports et les fabriques d’énergie électrique soient dévastés, on doit le craindre. Que les batteries de l’Éperon et de la Poupe soient détruites, on ne peut l’empêcher. Le plus grand malheur serait que l’artillerie du Standard-Island se tournât contre la ville, et il n’est pas impossible que les Malais sachent la manœuvrer…

Avant tout, sur la proposition du roi de Malécarlie, on fait rentrer dans l’hôtel de ville la plupart des femmes et des enfants.

Ce vaste hôtel municipal est plongé dans une profonde obscurité, comme l’île entière, car les appareils électriques ont cessé de fonctionner, les mécaniciens ayant dû fuir les assaillants.

Cependant, par les soins du commodore Simcoë, les armes qui étaient déposées à l’hôtel de ville sont distribuées aux miliciens et aux marins, et les munitions ne leur feront pas défaut. Après avoir laissé miss Dy avec Mrs Tankerdon et Coverley, Walter est venu se joindre au groupe dans lequel se tiennent Jem Tankerdon, Nat Coverley, Calistus Munbar, Pinchinat, Yvernès, Frascolin et Sébastien Zorn.

«Allons… il paraît que cela devait finir de cette façon!… murmure le violoncelliste.

– Mais ce n’est pas fini! s’écrie le surintendant. Non! ce n’est pas fini, et ce n’est pas notre chère Standard-Island qui succombera devant une poignée de Kanaques!»

Bien parlé, Calistus Munbar! Et l’on comprend que la colère te dévore, à la pensée que ces coquins de Néo-Hébridiens ont interrompu une fête si bien ordonnée! Oui, il faut espérer qu’on les repoussera… Par malheur, s’ils ne sont pas supérieurs en nombre, ils ont l’avantage de l’offensive.

Pourtant les détonations continuent d’éclater au loin, dans la direction des deux ports. Le capitaine Sarol a commencé par interrompre le fonctionnement des hélices, afin que Standard-Island ne puisse s’éloigner d’Erromango, où se trouve sa base d’opération.

Le gouverneur, le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, réunis en comité de défense, ont d’abord songé à faire une sortie. Non, c’eût été sacrifier nombre de ces défenseurs dont on a tant besoin. Il n’y a pas plus de merci à espérer de ces sauvages indigènes, que de ces fauves qui, quinze jours auparavant, ont envahi Standard-Island. En outre, ne tenteront-ils pas de la faire échouer sur les roches d’Erromango pour la livrer ensuite au pillage?…

Une heure après, les assaillants sont arrivés devant les grilles de Milliard-City. Ils essaient de les abattre, elles résistent. Ils tentent de les franchir, on les défend à coups de fusil.

Puisque Milliard-City n’a pu être surprise dès le début, il devient difficile de forcer l’enceinte au milieu de cette profonde obscurité. Aussi le capitaine Sarol ramène-t-il les indigènes vers le parc et la campagne, où il attendra le jour.

Entre quatre et cinq heures du matin, les premières blancheurs nuancent l’horizon de l’est. Les miliciens et les marins, sous les ordres du commodore Simcoë et du colonel Stewart, laissant la moitié d’entre eux à l’hôtel de ville, vont se masser dans le square de l’observatoire, avec la pensée que le capitaine Sarol voudrait forcer les grilles de ce côté. Or, comme aucun secours ne peut venir du dehors, il faut à tout prix empêcher les indigènes de pénétrer dans la ville.

Le quatuor a suivi les défenseurs que leurs officiers entraînent vers l’extrémité de la Unième Avenue.

«Avoir échappé aux cannibales des Fidji, s’écrie Pinchinat, et être obligé de défendre ses propres côtelettes contre les cannibales des Nouvelles Hébrides!…

– Ils ne nous mangeront pas tout entiers, que diable! répond Yvernès.

– Et je résisterai jusqu’à mon dernier morceau, comme le héros de Labiche!» ajoute Yvernès.

Sébastien Zorn, lui, reste silencieux. On sait ce qu’il pense de cette aventure, ce qui ne l’empêchera pas de faire son devoir.

Dès les premières clartés, des coups de feu sont échangés à travers les grilles du square. Défense courageuse dans l’enceinte de observatoire. Il y a des victimes de part et d’autre. Du côté des Milliardais, Jem Tankerdon est blessé à l’épaule – légèrement, mais il ne veut point abandonner son poste. Nat Coverley et Walter se battent au premier rang. Le roi de Malécarlie, bravant les balles des snyders, cherche à viser le capitaine Sarol, lequel ne s’épargne pas au milieu des indigènes.

En vérité, ils sont trop, ces assaillants! Tout ce qu’Erromango, Tanna et les îles voisines ont pu fournir de combattants, s’acharne contre Milliard-City. Une circonstance heureuse, pourtant, – et le commodore Simcoë a pu le constater, – c’est que Standard-Island, au lieu d’être drossée vers la côte d’Erromango, remonte sous l’influence d’un léger courant, et se dirige vers le groupe septentrional, bien qu’il eût mieux valu porter au large.

Néanmoins le temps s’écoule, les indigènes redoublent leurs efforts, et, malgré leur courageuse résistance, les défenseurs ne pourront les contenir. Vers dix heures, les grilles sont arrachées. Devant la foule hurlante qui envahit le square, le commodore Simcoë est forcé de se rabattre vers l’hôtel de ville, où il faudra se défendre comme dans une forteresse.

Tout en reculant, les miliciens et les marins cèdent pied à pied. Peut-être, maintenant qu’ils ont forcé l’enceinte de la ville, les Néo-Hébridiens, entraînés par l’instinct du pillage, vont-ils se disperser à travers les divers quartiers, ce qui permettrait aux Milliardais de reprendre quelque avantage…

Vain espoir! Le capitaine Sarol ne laissera pas les indigènes se jeter hors de la Unième Avenue. C’est par là qu’ils atteindront l’hôtel de ville, où ils réduiront les derniers efforts des assiégés. Lorsque le capitaine Sarol en sera maître, la victoire sera définitive. L’heure du pillage et du massacre aura sonné.

«Décidément… ils sont trop!» répète Frascolin, dont une zagaie vient d’effleurer le bras.

Et les flèches de pleuvoir, les balles aussi, tandis que le recul s’accentue.

Vers deux heures, les défenseurs ont été refoulés jusqu’au square de l’hôtel de ville. De morts, on en compte déjà une cinquantaine des deux parts, – de blessés, le double ou le triple. Avant que le palais municipal ait été envahi par les indigènes, on s’y précipite, on en ferme les portes, on oblige les femmes et les enfants à chercher un refuge dans les appartements intérieurs, où ils seront à l’abri des projectiles. Puis Cyrus Bikerstaff, le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, Jem Tankerdon, Nat Coverley, leurs amis, les miliciens et les marins se postent aux fenêtres, et le feu recommence avec une nouvelle violence.

«Il faut tenir ici, dit le gouverneur. C’est notre dernière chance, et que Dieu fasse un miracle pour nous sauver!»

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L’assaut est aussitôt donné par ordre du capitaine Sarol, qui se croit sûr du succès, bien que la tâche soit rude. En effet, les portes sont solides, et il sera difficile de les enfoncer sans artillerie. Les indigènes les attaquent à coups de hache, sous le feu des fenêtres, ce qui occasionne de grandes pertes parmi eux. Mais cela n’est point pour arrêter leur chef, et, pourtant, s’il était tué, peut-être sa mort changerait-elle la face des choses…

Deux heures se passent. L’hôtel de ville résiste toujours. Si les balles déciment les assaillants, leur masse se renouvelle sans cesse. En vain les plus adroits tireurs, Jem Tankerdon, le colonel Stewart, cherchent-ils à démonter le capitaine Sarol. Tandis que nombre des siens tombent autour de lui, il semble qu’il soit invulnérable.

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Et ce n’est pas lui, au milieu d’une fusillade plus nourrie que jamais, que la balle d’un snyders est venue frapper sur le balcon central. C’est Cyrus Bikerstaff, qui est atteint en pleine poitrine. Il tombe, il ne peut plus prononcer que quelques paroles étouffées, le sang lui remonte à la gorge. On l’emporte dans l’arrière-salon, où il ne tarde pas à rendre le dernier soupir. Ainsi a succombé celui qui fut le premier gouverneur de Standard-Island, administrateur habile, cœur honnête et grand.

L’assaut se poursuit avec un redoublement de fureur. Les portes vont céder sous la hache des indigènes. Comment empêcher l’envahissement de cette dernière forteresse de Standard-Island? Comment sauver les femmes, les enfants, tous ceux qu’elle renferme, d’un massacre général?

Le roi de Malécarlie, Ethel Simcoë, le colonel Stewart, discutent alors s’il ne conviendrait pas de fuir par les derrières du palais. Mais où chercher refuge?… A la batterie de la Poupe?… Mais pourra-t-on l’atteindre?… A l’un des ports?… Mais les indigènes n’en sont-ils pas maîtres?… Et les blessés, déjà nombreux, se résoudra-t-on à les abandonner?…

En ce moment, se produit un coup heureux, qui est de nature à modifier la situation.

Le roi de Malécarlie s’est avancé sur le balcon, sans prendre garde aux balles et flèches qui pleuvent autour de lui. Il épaule son fusil, il vise le capitaine Sarol, à l’instant où l’une des portes va livrer passage aux assaillants…

Le capitaine Sarol tombe raide.

Les Malais, arrêtés par cette mort, reculent en emportant le cadavre de leur chef, et la masse des indigènes se rejette vers les grilles du square.

Presque en même temps, des cris retentissent dans le haut de la Unième Avenue, où la fusillade éclate avec une nouvelle intensité.

Que se passe-t-il donc?… Est-ce que l’avantage est revenu aux défenseurs des ports et des batteries?… Est-ce qu’ils sont accourus vers la ville… Est-ce qu’ils tentent de prendre les indigènes à revers, malgré leur petit nombre?…

«La fusillade redouble du côté de l’observatoire?… dit le colonel Stewart.

– Quelque renfort qui arrive à ces coquins! répond le commodore Simcoë.

– Je ne le pense pas, observe le roi de Malécarlie, car ces coups de feu ne s’expliqueraient pas…

– Oui!… il y a du nouveau, s’écrie Pinchinat, et du nouveau à notre avantage…

– Regardez… regardez! réplique Calistus Munbar. Voici tous ces gueux qui commencent à décamper…

– Allons, mes amis, dit le roi de Malécarlie, chassons ces misérables de la ville… En avant!…»

Officiers, miliciens, marins, tous descendent au rez-de-chaussée et se précipitent par la grande porte…

Le square est abandonné de la foule des sauvages qui s’enfuient, les uns le long de la Unième Avenue, les autres à travers les rues avoisinantes.

Quelle est au juste la cause de ce changement si rapide et si inattendu?… Faut-il l’attribuer à la disparition du capitaine Sarol… au défaut de direction qui s’en est suivi?… Est-il inadmissible que les assaillants, si supérieurs en force, aient été découragés à ce point par la mort de leur chef, et au moment où l’hôtel de ville allait être envahi?…

Entraînés par le commodore Simcoë et le colonel Stewart, environ deux cents hommes de la marine et de la milice, avec eux Jem et Walter Tankerdon, Nat Coverley, Frascolin et ses camarades, descendent la Unième Avenue, repoussant les fuyards, qui ne se retournent même pas pour-leur lancer une dernière balle ou une dernière flèche, et jettent snyders, arcs, zagaies.

«En avant!… en avant!…» crie le commodore Simcoë d’une voix éclatante.

Cependant, aux abords de l’observatoire, les coups de feu redoublent… Il est certain qu’on s’y bat avec un effroyable acharnement…

Un secours est-il donc arrivé à Standard-Island?… Mais quel secours… et d’où aurait-il pu venir?…

Quoi qu’il en soit, les assaillants fuient de toutes parts, en proie à une incompréhensible panique. Sont-ils donc attaqués par des renforts venus de Bâbord-Harbour?…

Oui… un millier de Néo-Hébridiens a envahi Standard-Island, sous la direction des colons français de l’île Sandwich!

Qu’on ne s’étonne pas si le quatuor fut salué dans sa langue nationale, lorsqu’il rencontra ses courageux compatriotes!

Voici dans quelles circonstances s’est effectuée cette intervention inattendue, on pourrait dire quasi-miraculeuse.

Pendant la nuit précédente et depuis le lever du jour, Standard-Island n’avait cessé de dériver vers cette île Sandwich, où, on ne l’a point oublié, résidait une colonie française en voie de prospérité. Or, dès que les colons eurent vent de l’attaque opérée par le capitaine Sarol, ils résolurent, avec l’aide du millier d’indigènes soumis à leur influence, de venir au secours de l’île à hélice. Mais, pour les y transporter, les embarcations de l’île Sandwich ne pouvaient suffire…

Que l’on juge de la joie de ces honnêtes colons, lorsque, dans la matinée, Standard-Island, poussée par le courant, arriva à la hauteur de l’île Sandwich. Aussitôt, tous de se jeter dans les chaloupes de poche, suivis des indigènes – à la nage pour la plupart, – et tous de débarquer à Bâbord-Harbour…

En un instant, les hommes des batteries de l’Éperon et de la Poupe, ceux qui étaient restés dans les ports, purent se joindre à eux. A travers la campagne, à travers le parc, ils se portèrent vers Milliard-City, et, grâce à cette diversion, l’hôtel de ville ne tomba point aux mains des assaillants, déjà ébranlés par la mort du capitaine Sarol. Deux heures après, les bandes néo-hébridiennes, traquées de toutes parts, n’ont plus cherché leur salut qu’en se précipitant dans la mer, afin ce gagner l’île Sandwich, et encore le plus grand nombre a-t-il coulé sous les balles de la milice.

Maintenant, Standard-Island n’a plus rien à craindre: elle est sauvée du pillage, du massacre, de l’anéantissement.

Il semble bien que l’issue de cette terrible affaire aurait dû donner lieu à des manifestations de joie publique et d’actions de grâce… Non! Oh! ces Américains toujours étonnants! On dirait que le résultat final ne les a pas surpris… qu’ils l’avaient prévu… Et pourtant, à quoi a-t-il tenu que la tentative du capitaine Sarol n’aboutît à une épouvantable catastrophe!

Toutefois, il est permis de croire que les principaux propriétaires de Standard-Island durent se féliciter in petto d’avoir pu conserver une propriété de deux milliards, et cela, au moment où le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley allait en assurer l’avenir.

Mentionnons que les deux fiancés, lorsqu’ils se sont revus, sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Personne, d’ailleurs, ne s’est avisé de voir là un manque aux convenances. Est-ce qu’ils n’auraient pas dû être mariés depuis vingt-quatre heures?…

Par exemple, où il ne faut pas chercher un exemple de cette réserve ultra-américaine, c’est dans l’accueil que nos artistes parisiens font aux colons français de l’île Sandwich. Quel échange de poignées de main! Quelles félicitations le Quatuor Concertant reçoit de ses compatriotes! Si les balles ont daigné les épargner, ils n’en ont pas moins fait crânement leur devoir, ces deux violons, cet alto et ce violoncelle! Quant à l’excellent Athanase Dorémus, qui est tranquillement resté dans la salle du casino, il attendait un élève, lequel s’obstine à ne jamais venir… et qui pourrait le lui reprocher?…

Une exception en ce qui concerne le surintendant. Si ultra-yankee qu’il soit, sa joie a été délirante. Que voulez-vous? Dans ses veines coule le sang de l’illustre Barnum, et on admettra volontiers que le descendant d’un tel ancêtre ne soit pas sui compos, comme ses concitoyens du Nord-Amérique!

Après l’issue de l’affaire, le roi de Malécarlie, accompagné de la reine, a regagné son habitation de la Trente-septième Avenue, où le conseil des notables lui portera les remerciements que méritent son courage et son dévouement à la cause commune.

Donc Standard-Island est saine et sauve. Son salut lui a coûté cher, – Cyrus Bikerstaff tué au plus fort de l’action, une soixantaine de miliciens et de marins atteints par les balles ou les flèches, à peu près autant parmi ces fonctionnaires, ces employés, ces marchands, qui se sont si bravement battus. A ce deuil public, la population s’associera tout entière, et le Joyau du Pacifique ne saurait en perdre le souvenir.

Du reste, avec la rapidité d’exécution qui leur est propre, ces Milliardais vont promptement remettre les choses en état. Après une relâche de quelques jours à l’île Sandwich, toute trace de cette sanglante lutte aura disparu.

En attendant, il y a accord complet sur la question des pouvoirs militaires, qui sont conservés au commodore Simcoë. De ce chef, nulle difficulté, nulle compétition. Ni M. Jem Tankerdon ni M. Nat Coverley n’émettent aucune prétention à ce sujet. Plus tard, l’élection réglera l’importante question du nouveau gouverneur de Standard-Island.

Le lendemain, une imposante cérémonie appelle la population sur les quais de Tribord-Harbour. Les cadavres des Malais et des indigènes ont été jetés à la mer, il ne doit pas en être ainsi des citoyens morts pour la défense de l’île à hélice. Leurs corps, pieusement recueillis, conduits au temple et à la cathédrale, y reçoivent de justes honneurs. Le gouverneur Cyrus Bikerstaff, comme les plus humbles, sont l’objet de la même prière et de la même douleur.

Puis ce funèbre chargement est confié à l’un des rapides steamers de Standard-Island, et le navire part pour Madeleine-bay, emportant ces précieuses dépouilles vers une terre chrétienne.

 

 

 

XII

Tribord et Bâbord, la barre

 

tandard-Island a quitté les parages de l’île Sandwich le 3 mars. Avant son départ, la colonie française et leurs alliés indigènes ont été l’objet de la vive reconnaissance des Milliardais. Ce sont des amis qu’ils reverront, ce sont des frères que Sébastien Zorn et ses camarades laissent sur cette île du groupe des Nouvelles-Hébrides, qui figurera désormais dans l’itinéraire annuel.

Sous la direction du commodore Simcoë, les réparations ont été rapidement faites. Du reste, les dégâts étaient peu considérables. Les machines des fabriques d’électricité sont intactes. Avec ce qui reste du stock de pétrole, le fonctionnement des dynamos est assuré pour plusieurs semaines. D’ailleurs, l’île à hélice ne tardera pas à rejoindre cette partie du Pacifique où ses câbles sous-marins lui permettent de communiquer avec Madeleine-bay. On a, par suite, cette certitude que la campagne s’achèvera sans mécomptes. Avant quatre mois, Standard-Island aura rallié la côte américaine.

«Espérons-le, dit Sébastien Zorn alors que le surintendant s’emballe comme d’habitude sur l’avenir de son merveilleux appareil maritime.

– Mais, observe Calistus Munbar, quelle leçon nous avons reçue!… Ces Malais si serviables, ce capitaine Sarol, personne n’aurait pu les suspecter!… Aussi, est-ce bien la dernière fois que Standard-Island aura donné asile à des étrangers…

– Même si un naufrage les jette sur votre route?… demande Pinchinat.

– Mon bon… je ne crois plus ni aux naufragés ni aux naufrages!»

Cependant, de ce que le commodore Simcoë est chargé, comme avant, de la direction de l’île à hélice, il n’en résulte pas que les pouvoirs civils soient entre ses mains. Depuis la mort de Cyrus Bikerstaff, Milliard-City n’a plus de maire, et, on le sait, les anciens adjoints n’ont pas conservé leurs fonctions. En conséquence, il sera nécessaire de nommer un nouveau gouverneur à Standard-Island.

Or, pour cause d’absence d’officier de l’état civil, il ne peut-être procédé à la célébration du mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley. Voilà une difficulté qui n’aurait pas surgi sans les machinations de ce misérable Sarol! Et non seulement les deux futurs, mais tous les notables de Milliard-City, mais toute la population, ont hâte que ce mariage soit définitivement accompli. Il y a là une des plus sûres garanties de l’avenir. Que l’on ne tarde pas, car déjà Walter Tankerdon parle de s’embarquer sur un des steamers de Tribord-Harbour, de se rendre avec les deux familles au plus proche archipel, où un maire, pourra procéder à la cérémonie nuptiale!… Que diable! il y en a aux Samoa, aux Tonga, aux Marquises, et, en moins d’une semaine, si l’on marche à toute vapeur…

Les esprits sages font entendre raison à l’impatient jeune homme. On s’occupe de préparer les élections… Dans quelques jours le nouveau gouverneur sera nommé… Le premier acte de son administration sera de célébrer en grande pompe le mariage si ardemment attendu… Le programme des fêtes sera repris dans son ensemble… Un maire… un maire!… Il n’y a que ce cri dans toutes les bouches!…

«Pourvu que ces élections ne ravivent pas des rivalités… mal éteintes peut-être!» fait observer Frascolin.

Non, et Calistus Munbar est décidé à «se mettre en quatre», comme on dit, pour mener les choses à bonne fin.

«Et d’ailleurs, s’écrie-t-il, est-ce que nos amoureux ne sont pas là?… Vous m’accorderez bien, je pense, que l’amour-propre n’aurait pas beau jeu contre l’amour!»

Standard-Island continue à s’élever au nord-est, vers le point où se croisent le douzième parallèle sud et le cent soixante-quinzième méridien ouest. C’est dans ces parages que les derniers câblogrammes lancés avant la relâche aux Nouvelles-Hébrides ont convie les navires de ravitaillement expédiés de la baie Madeleine. Du reste, la question des provisions ne saurait préoccuper le commodore Simcoë. Les réserves sont assurées pour plus d’un mois, et de ce chef, il n’y a aucune inquiétude à concevoir. Il est vrai, on est à court de nouvelles étrangères. La chronique politique est maigre. Starboard-Chronicle se plaint, et New-Herald se désole… Qu’importé! Est-ce que Standard-Island à elle seule n’est pas un petit monde au complet, et qu’a-t-elle à faire de ce qui se passe dans le reste du sphéroïde terrestre?… Est-ce donc la politique qui la démange?… Eh! il ne tardera pas à s’en faire assez chez elle… trop peut-être!

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En effet, la période électorale est ouverte. On travaille les trente membres du conseil des notables, où les Bâbordais et les Tribordais se comptent en nombre égal. Il est certain, d’ores et déjà, que le choix du nouveau gouverneur donnera lieu à des discussions, car Jem Tankerdon et Nat Coverley vont se trouver en rivalité.

Quelques jours se passent en réunions préparatoires. Dès le début, il a été visible qu’on ne s’entendrait pas, ou du moins difficilement, étant donné l’amour-propre des deux candidats. Aussi une sourde agitation remue-t-elle la ville et les ports. Les agents des deux sections cherchent à provoquer un mouvement populaire, afin d’opérer une pression sur les notables. Le temps s’écoule, et il ne semble pas que l’accord puisse se faire. Ne peut-on craindre, maintenant, que Jem Tankerdon et les principaux Bâbordais ne veuillent imposer leurs idées repoussées par les principaux Tribordais, reprendre ce malencontreux projet de faire de Standard-Island une île industrielle et commerciale?… Cela, jamais l’autre section ne l’acceptera! Bref, tantôt le parti Coverley semble l’emporter, tantôt le parti Tankerdon paraît tenir la tête. De là des récriminations malsonnantes, des aigreurs entre les deux camps, un refroidissement manifeste entre les deux familles, – refroidissement dont Walter et miss Dy ne veulent même pas s’apercevoir. Toute cette broutille de politique, est-ce que cela les regarde?…

Il y a pourtant un très simple moyen d’arranger les choses, du moins au point de vue administratif; c’est de décider que les deux compétiteurs rempliront à tour de rôle les fonctions de gouverneur, – six mois celui-ci, six mois celui-là, un an même pour peu que la chose semble préférable. Partant, plus de rivalité, une convention de nature à satisfaire les deux partis. Mais ce qui est de bon sens n’a jamais chance d’être adopté en ce bas monde, et pour être indépendante des continents terrestres. Standard-Island n’en subit pas moins toutes les passions de l’humanité sublunaire!

«Voilà, dit un jour Frascolin à ses camarades, voilà les difficultés que je craignais…

– Et que nous importent ces dissensions! répond Pinchinat. Quel dommage en pourrait-il résulter pour nous?… Dans quelques mois, nous serons arrivés à la baie Madeleine, notre engagement aura pris fin, et chacun de nous remettra le pied sur la terre ferme… avec son petit million en poche…

– S’il ne surgit encore quelque catastrophe! réplique l’intraitable Sébastien Zorn. Est-ce qu’une pareille machine flottante est jamais sûre de l’avenir?… Après l’abordage du navire anglais, l’envahissement des fauves; après les fauves, l’envahissement des Néo-Hébridiens… après les indigènes, les…

– Tais-toi, oiseau de mauvaise augure! s’écrie Yvernès. Tais-toi, ou nous te faisons cadenasser le bec!»

Néanmoins, il y a grandement lieu de regretter que le mariage Tankerdon-Coverley n’ait pas été célébré à la date fixée. Les familles étant unies par ce lien nouveau, peut-être la situation eût-elle été moins difficile à détendre… Les deux époux seraient intervenus d’une façon plus efficace… Après tout, cette agitation ne saurait durer, puisque l’élection doit se faire le 15 mars.

C’est alors que le commodore Simcoë essaie de tenter un rapprochement entre les deux sections de la ville. On le prie de ne se mêler que de ce qui le concerne. Il a l’île à conduire, qu’il la conduise!… Il a ses écueils à éviter, qu’il les évite!… La politique n’est point de sa compétence.

Le commodore Simcoë se le tient pour dit.

Elles-mêmes, les passions religieuses sont entrées en jeu dans ce débat, et le clergé, – ce qui est peut-être un tort, – s’y mêle plus qu’il ne convient. Ils vivaient en si bon accord pourtant, le temple et la cathédrale, le pasteur et l’évêque!

Quant aux journaux, il va de soi qu’ils sont descendus sur l’arène. Le New-Herald combat pour les Tankerdon, et le Starboard-Chronicle pour les Coverley. L’encre coule à flots, et l’on peut même craindre que cette encre ne se mélange de sang!… Grand Dieu! n’a-t-il pas déjà été trop arrosé, ce sol vierge de Standard-Island, pendant la lutte contre ces sauvages des Nouvelles-Hébrides!…

En somme, la population moyenne s’intéresse surtout aux deux fiancés, dont le roman s’est interrompu au premier chapitre. Mai, que pourrait-elle pour assurer leur bonheur? Déjà les relations ont cessé entre les deux sections de Milliard-City. Plus de réceptions, plus d’invitations, plus de soirées musicales! Si cela dure, les instruments du Quatuor Concertant vont moisir dans leurs étuis, et nos artistes gagneront leurs énormes émoluments les mains dans les poches.

Le surintendant, quoiqu’il n’en veuille rien avouer, ne laisse pas d’être dévoré d’une mortelle inquiétude. Sa situation est fausse, il le sent, car toute son intelligence s’emploie à ne déplaire ni aux uns ni aux autres, – moyen sûr de déplaire à tous.

A la date du 12 mars, Standard-Island s’est élevée sensiblement ci vers l’Équateur, pas assez en latitude cependant pour rencontrer les navires expédiés de Madeleine-bay. Cela ne peut tarder d’ailleurs; mais vraisemblablement les élections auront eu lieu auparavant, puisqu’elles sont fixées au 15.

Entre temps, chez les Tribordais et chez les Bâbordais, on se livre à des pointages multiples. Toujours des pronostics d’égalité. Il n’est aucune majorité possible, s’il ne se détache quelques voix d’un côté ou de l’autre. Or, ces voix-là tiennent comme des dents à la mâchoire d’un tigre.

Alors surgit une idée géniale. Il semble qu’elle soit née au même moment dans l’esprit de tous ceux qui ne devaient pas être consultés. Cette idée est simple, elle est digne, elle mettrait un terme aux rivalités. Les candidats eux-mêmes s’inclineraient sans doute devant cette juste solution.

Pourquoi ne pas offrir au roi de Malécarlie le gouvernement de Standard-Island? Cet ex-souverain est un sage, un large et ferme esprit. Sa tolérance et sa philosophie seraient la meilleure garantie contre les surprises de l’avenir. Il connaît les hommes pour les avoir vus de près. Il sait qu’il faut compter avec leurs faiblesses et leur ingratitude. L’ambition n’est plus son fait, et jamais la pensée ne lui viendra de substituer le pouvoir personnel à ces institutions démocratiques qui constituent le régime de l’île à hélice. Il ne sera que le président du conseil d’administration de la nouvelle Société Tankerdon-Coverley and C°.

Un important groupe de négociants et de fonctionnaires de Milliard-City, à laquelle se joint un certain nombre d’officiers et de marins des deux ports, décide d’aller présenter à leur royal concitoyen cette proposition sous forme de vœu.

C’est dans le salon du rez-de-chaussée de l’habitation de la Trente-neuvième Avenue, que Leurs Majestés reçoivent la députation. Écoutée avec bienveillance, elle se heurte à un inébranlable refus. Les souverains déchus se rappellent le passé, et sous l’empire de cette impression:

«Je vous remercie, messieurs, dit le roi. Votre demande nous touche, mais nous sommes heureux du présent, et nous avons l’espoir que rien ne viendra troubler désormais l’avenir. Croyez-le! Nous en avons fini avec ces illusions qui sont inhérentes à une souveraineté quelconque! Je ne suis plus qu’un simple astronome à l’observatoire de Standard-Island, et je ne veux pas être autre chose.»

Il n’y avait pas lieu d’insister devant une réponse si formelle, et la députation s’est retirée.

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Les derniers jours qui précèdent le scrutin voient accroître la surexcitation des esprits. Il est impossible de s’entendre. Les partisans de Jem Tankerdon et de Nat Coverley évitent de se rencontrer même dans les rues. On ne va plus d’une section à l’autre. Ni les Tribordais ni les Bâbordais ne dépassent la Unième Avenue. Milliard-City est formée maintenant de deux villes ennemies. Le seul personnage qui court de l’une à l’autre, agité, rompu, fourbu, suant sang et eau, s’épuisant en bons conseils, rebuté à droite, rebuté à gauche, c’est le désespéré surintendant Calistus Munbar. Et, trois ou quatre fois par jour, il vient s’échouer comme un navire sans gouvernail dans les salons du casino, où le quatuor l’accable de ses vaines consolations.

Quant au commodore Simcoë, il se borne aux fonctions qui lui sont attribuées. Il dirige l’île à hélice suivant l’itinéraire convenu. Ayant une sainte horreur de la politique, il acceptera le gouverneur, quel qu’il soit. Ses officiers comme ceux du colonel Stewart, se montrent aussi désintéressés que lui de la question qui fait bouillonner les têtes. Ce n’est pas à Standard-Island que les pronunciamientos sont à craindre.

Cependant, le conseil des notables, réuni en permanence à l’hôtel de ville, discute et se dispute. On en vient aux personnalités. La police est forcée de prendre certaines précautions, car la foule s’amasse du matin au soir devant le palais municipal, et fait entendre des cris séditieux.

D’autre part, une déplorable nouvelle vient d’être mise en circulation; Walter Tankerdon s’est présenté la veille à l’hôtel de Coverley et il n’a pas été reçu. Interdiction aux deux fiancés de se rendre visite, et, puisque le mariage n’a pas été célébré avant l’attaque des bandes néo-hébridiennes, qui oserait dire s’il s’accomplira jamais?…

Enfin le 15 mars est arrivé. On va procéder à l’élection dans la grande salle de l’hôtel de ville. Un public houleux encombre le square, comme autrefois la population romaine devant ce palais du Quirinal, où le conclave procédait à l’exaltation d’un pape au trône de Saint-Pierre.

Que va-t-il sortir de cette suprême délibération? Les pointages donnent toujours un partage égal des voix. Si les Tribordais sont restés fidèles à Nat Coverley, si les Bâbordais tiennent pour Jem Tankerdon, que se passera-t-il?…

Le grand jour est arrivé. Entre une heure et trois, la vie normale est comme suspendue à la surface de Standard-Island. De cinq à six mille personnes s’agitent sous les fenêtres de l’édifice municipal. On attend le résultat des votes des notables. – résultat qui sera immédiatement communiqué par téléphone aux deux sections et aux deux ports.

Un premier tour de scrutin a lieu à une heure trente-cinq.

Les candidats obtiennent le même nombre de suffrages.

Une heure après, second tour de scrutin.

Il ne modifie en aucune façon les chiffres du premier.

A trois heures trente-cinq, troisième et dernier tour.

Cette fois encore, aucun nom n’obtient la moitié des voix plus une.

Le conseil se sépare alors, et il a raison. S’il restait en séance, ses membres sont à ce point exaspérés qu’ils en viendraient aux mains. Alors qu’ils traversent le square pour regagner, les uns l’hôtel Tankerdon, les autres l’hôtel Coverley, la foule les accueille par les plus désagréables murmures.

Il faut pourtant sortir de cette situation, qui ne saurait se prolonger même quelques heures. Elle est trop dommageable aux intérêts de Standard-Island.

«Entre nous, dit Pinchinat, lorsque ses camarades et lui apprennent du surintendant quel a été le résultat de ces trois tours de scrutin, il me semble qu’il y a un moyen très simple de trancher la question.

– Et lequel?… demande Calistus Munbar, qui lève vers le ciel des bras désespérés. Lequel?…

– C’est de couper l’île par son milieu… de la diviser en deux tranches égales, comme une galette, dont les deux moitiés navigueront chacune de son côté avec le gouverneur de son choix…

– Couper notre île!…» s’écrie le surintendant, comme si Pinchinat lui eût proposé de l’amputer d’un membre.

– Avec un ciseau à froid, un marteau et une clef anglaise, ajoute Son Altesse, la question sera résolue par ce déboulonnage, et il y aura deux îles mouvantes au lieu d’une à la surface de l’Océan Pacifique!»

Ce Pinchinat ne pourra donc jamais être sérieux, même lorsque les circonstances ont un tel caractère de gravité!

Quoi qu’il en soit, si son conseil ne doit pas être suivi, – du moins matériellement, – si l’on ne fait intervenir ni le marteau ni la clef anglaise, si aucun déboulonnage n’est pratiqué suivant l’axe de la Unième Avenue, depuis la batterie de l’Éperon jusqu’à la batterie de la Poupe, la séparation n’en est pas moins accomplie au point de vue moral. Les Bâbordais et les Tribordais vont devenir aussi étrangers les uns aux autres que si cent lieues de mer les séparaient. En effet, les trente notables se sont décidés à voter séparément faute de pouvoir s’entendre. D’une part, Jem Tankerdon est nommé gouverneur de sa section, et il la gouvernera à sa fantaisie. De l’autre, Nat Coverley est nommé gouverneur de la sienne, et il la gouvernera à sa guise. Chacune conservera son port, ses navires, ses officiers, ses marins, ses miliciens, ses fonctionnaires, ses marchands, sa fabrique d’énergie électrique, ses machines, ses moteurs, ses mécaniciens, ses chauffeurs, et toutes deux se suffiront à elles-mêmes.

Très bien, mais comment fera le commodore Simcoë pour se dédoubler, et le surintendant Calistus Munbar pour remplir ses fonctions à la satisfaction commune?

En ce qui concerne ce dernier, il est vrai, cela n’a pas d’importance. Sa place ne va plus être qu’une sinécure. De plaisirs et de fêtes, pourrait-il en être question, lorsque la guerre civile menace Standard-Island, car un rapprochement n’est pas possible.

Qu’on en juge par ce seul indice: à la date du 17 mars, les journaux annoncent la rupture définitive du mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley.

Oui! rompu, malgré leurs prières, malgré leurs supplications, et, quoi qu’ait dit un jour Calistus Munbar, l’amour n’a pas été le plus fort! Eh bien, non! Walter et miss Dy ne se sépareront pas… Ils abandonneront leur famille… ils iront se marier à l’étranger… ils trouveront bien un coin du monde où l’on puisse être heureux, sans avoir tant de millions autour du cœur!

Cependant, après la nomination de Jem Tankerdon et de Nat Coverley, rien n’a été changé à l’itinéraire de Standard-Island. Le commodore Simcoë continue à se diriger vers le nord-est. Une fois à la baie Madeleine, il est probable que, lassés de cet état de choses, nombre de Milliardais iront redemander au continent ce calme que ne leur offre plus le Joyau du Pacifique. Peut-être même l’île à hélice sera-t-elle abandonnée?… Et alors on la liquidera, on la mettra à l’encan, on la vendra au poids, comme vieille et inutile ferraille, on la renverra à la fonte!

Soit, mais les cinq mille milles qui restent à parcourir, exigent environ cinq mois de navigation. Pendant cette traversée, la direction ne sera-t-elle pas compromise par le caprice ou l’entêtement des deux chefs? D’ailleurs, l’esprit de révolte s’est infiltré dans l’âme de la population. Les Bâbordais et les Tribordais vont-ils en venir aux mains, s’attaquer à coups de fusil, baigner de leur sang les chaussées de tôle de Milliard-City?…

Non! les partis n’iront pas jusqu’à ces extrémités, sans doute!… On ne reverra point une autre guerre de sécession, sinon entre le nord et le sud, du moins entre le tribord et le bâbord de Standard-Island… Mais ce qui était fatal est arrivé au risque de provoquer une véritable catastrophe.

Le 19 mars, au matin, le commodore Simcoë est dans son cabinet, à l’observatoire, où il attend que la première observation de hauteur lui soit communiquée. A son estime, Standard-Island ne peut être éloignée des parages où elle doit rencontrer les navires de ravitaillement. Des vigies, placées au sommet de la tour, surveillent la mer sur un vaste périmètre, afin de signaler ces steamers dès qu’ils paraîtront au large. Près du commodore se trouvent le roi de Malécarlie, le colonel Stewart, Sébastien Zorn, Pinchinat, Frascolin, Yvernès, un certain nombre d’officiers et de fonctionnaires, – de ceux que l’on peut appeler les neutres, car ils n’ont point pris part aux dissensions intestines. Pour eux, l’essentiel est d’arriver le plus vite possible à Madeleine-bay, où ce déplorable état de choses prendra fin.

A ce moment, deux timbres résonnent, et deux ordres sont transmis au commodore par le téléphone. Ils viennent de l’hôtel de ville, où Jem Tankerdon, dans l’aile droite, Nat Coverley, dans l’aile gauche, se tiennent avec leurs principaux partisans. C’est de là qu’ils administrent Standard-Island, et ce qui n’étonnera guère, à coups d’arrêtés absolument contradictoires.

Or, le matin même, à propos de l’itinéraire suivi par Ethel Simcoë et sur lequel les deux gouverneurs auraient au moins dû s’entendre, l’accord n’a pu se faire. L’un, Nat Coverley, a décidé que Standard-Island prendrait une direction nord-est afin de rallier l’archipel des Gilbert. L’autre, Jem Tankerdon, s’entêtant à créer des relations commerciales, a résolu de faire route au sud-ouest vers les parages australiens.

Voilà où ils en sont, ces deux rivaux, et leurs amis ont juré de les soutenir.

A la réception des deux ordres envoyés simultanément à l’observatoire:

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«Voilà ce que je craignais… dit le commodore.

– Et ce qui ne saurait se prolonger dans l’intérêt public! ajoute le roi de Malécarlie.

– Que décidez-vous?… demande Frascolin.

– Parbleu, s’écrie Pinchinat, je suis curieux de voir comment vous manœuvrerez, monsieur Simcoë!

– Mal! observe Sébastien Zorn.

– Faisons d’abord savoir à Jem Tankerdon et à Nat Coverley, répond le commodore, que leurs ordres sont inexécutables, puisqu’ils se contredisent. D’ailleurs, mieux vaut que Standard-Island ne se déplace pas en attendant les navires qui ont rendez-vous dans ces parages!»

Cette très sage réponse est immédiatement téléphonée à l’hôtel de ville.

Une heure s’écoule sans que l’observatoire soit avisé d’aucune autre communication. Très probablement, les deux gouverneurs ont renoncé à modifier l’itinéraire chacun en un sens opposé…

Soudain se produit un singulier mouvement dans la coque de Standard-Island… Et qu’indiqué ce mouvement?… Que Jem Tankerdon et Nat Coverley ont poussé l’entêtement jusqu’aux dernières limites.

Toutes les personnes présentes se regardent, formant autant de points interrogatifs.

«Qu’y a-t-il’?… Qu’y a-t-il?…»

– Ce qu’il y a?… répond le commodore Simcoë, en haussant les épaules. Il y a que Jem Tankerdon a envoyé directement ses ordres à M. Watson. le mécanicien de Bâbord-Harbour, alors que Nat Coverley envoyait des ordres contraires à M. Somwah, le mécanicien de Tribord-Harbour. L’un a ordonné de faire machine en avant pour aller au nord-est, l’autre, machine en arrière, pour aller au sud-ouest. Le résultat est que Standard-Island tourne sur place, et cette giration durera aussi longtemps que le caprice de ces deux têtus personnages!

– Allons! s’écrie Pinchinat, ça devait finir par une valse!… La valse des cabochards!… Athanase Dorémus n’a plus qu’à se démettre!… Les Milliardais n’ont pas besoin de ses leçons!…

Peut-être cette absurde situation, – comique par certain côté, – aurait-elle pu prêter à rire. Par malheur, la double manœuvre est extrêmement dangereuse, ainsi que le fait observer le commodore. Tiraillée en sens inverses sous la traction de ses dix millions de chevaux, Standard-Island risque de se disloquer.

En effet, les machines ont été lancées à toute vitesse; les hélices fonctionnent à leur maximum de puissance, et cela se sent aux tressaillements du sous-sol d’acier. Qu’on imagine un attelage dont l’un des chevaux tire à hue, l’autre à dia,et l’on aura l’idée de ce qui se passe!

Cependant, avec le mouvement qui s’accentue, Standard-Island pivote sur son centre. Le parc, la campagne, décrivent des cercles, concentriques, et les points du littoral situés à la circonférence se déplacent avec une vitesse de dix à douze milles à l’heure.

De faire entendre raison aux mécaniciens dont la manœuvre provoque ce mouvement giratoire, il n’y faut pas songer. Le commodore Simcoë n’a aucune autorité sur eux. Ils obéissent aux mêmes passions que les Tribordais et les Bâbordais. Fidèles serviteurs de leurs chefs, MM. Watson et Somwah tiendront jusqu’au bout, machine contre machine, dynamos contre dynamos…

Et, alors, se produit un phénomène dont le désagrément aurait dû calmer les têtes en amollissant les cœurs.

Par suite de la rotation de Standard-Island, nombre de Milliardais, surtout de Milliardaises, commencent à se sentir singulièrement troublés dans tout leur être. A l’intérieur des habitations, d’écœurantes nausées se manifestent, principalement dans celles qui, plus éloignées du centre, subissent un mouvement «de valse» plus prononcé.

Ma foi, en présence de ce résultat farce et baroque, Yvernès, Pinchinat, Frascolin, sont pris d’un fou rire, bien que la situation tende à devenir très critique. Et, en effet, le Joyau de Pacifique est menacé d’un déchirement matériel qui égalera, s’il ne le dépasse, son déchirement moral.

Quant à Sébastien Zorn, sous l’influence de ce tournoiement continu, il est pâle, très pâle… Il «amène ses couleurs!» comme dit Pinchinat, et le cœur lui remonte aux lèvres, est-ce que cette mauvaise plaisanterie ne finira pas?… Être prisonnier sur cette immense table tournante, qui n’a même pas le don de dévoiler les secrets de l’avenir…

Pendant toute une interminable semaine, Standard-Island n’a pas cessé de pivoter sur son centre, qui est Milliard-City. Aussi la ville est-elle toujours remplie d’une foule qui y cherche refuge contre les nausées, puisque en ce point de Standard-Island le tournoiement est moins sensible. En vain le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, ont essayé d’intervenir entre les deux pouvoirs qui se partagent le palais municipal… Aucun n’a voulu abaisser son pavillon… Cyrus Bikerstaff lui-même, s’il eût pu renaître, aurait vu ses efforts échouer contre cette ténacité ultra-américaine.

Or, pour comble de malheur, le ciel a été si constamment couvert de nuages pendant ces huit jours, qu’il n’a pas été possible de prendre hauteur… Le commodore Simcoë ne sait plus quelle est la position de Standard-Island. Entraînée en sens opposé par ses puissantes hélices, on la sentait frémir jusque dans les tôles de ses compartiments. Aussi personne n’a-t-il songé à rentrer dans sa maison. Le parc regorge de monde. On campe en plein air. D’un côté éclatent les cris: «Hurrah pour Tankerdon!», de l’autre: «Hurrah pour Coverley!» Les yeux lancent des éclairs, les poings se tendent. La guerre civile va-t-elle donc se manifester par les pires excès, maintenant que la population est arrivée au paroxysme de l’affolement?…

Quoi qu’il en soit, ni les uns ni les autres ne veulent rien voir du danger qui est proche. On ne cédera pas, dût le Joyau du Pacifique se briser en mille morceaux, et il continuera de tourner ainsi jusqu’à l’heure où, faute de courants, les dynamos cesseront d’actionner les hélices…

Au milieu de cette irritation générale, à laquelle il ne prend aucune part, Walter Tankerdon est en proie à la plus vive angoisse. Il craint non pour lui, mais pour miss Dy Coverley, quelque subite dislocation qui anéantisse Milliard-City. Depuis huit jours, il n’a pu revoir celle qui fut sa fiancée et qui devrait être sa femme. Aussi, désespéré, a-t-il vingt fois supplié son père de ne pas s’entêter à cette déplorable manœuvre… Jem Tankerdon l’a éconduit sans vouloir rien entendre…

Alors, dans la nuit du 27 au 28 mars, profitant de l’obscurité, Walter essaye de rejoindre la jeune fille. Il veut être près d’elle si la catastrophe se produit. Après s’être glissé au milieu de la foule qui encombre la Unième Avenue, il pénètre dans la section ennemie, afin de gagner l’hôtel Coverley…

Un peu avant le lever du jour, une formidable explosion ébranle l’atmosphère jusque dans les hautes zones. Poussées au delà de ce qu’elles peuvent supporter, les chaudières de bâbord viennent de sauter avec les bâtiments de la machinerie. Et, comme la source d’énergie électrique s’est brusquement tarie de ce côté, la moitié de Standard-Island est plongée dans une obscurité profonde…

 

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1 Industrie qui utilise les noix de coco, lesquelles, après avoir été fendues et desséchées soit au soleil, soit au feu, fournissent cette pulpe désignée sous le nom de «coprah»qui entre dans la composition des savons de Marseille.