Jules Verne
L'île à hélice
Seconde partie
(VII-IX)
© Andrzej Zydorczak
l s’agit de procéder à la destruction totale des animaux qui ont envahi Standard-Island. Qu’un seul couple de ces redoutables bêtes, sauriens ou carnassiers, échappe, et c’en est l’ait de la sécurité à venir. Ce couple se multipliera, et autant vaudrait aller vivre dans les forêts de l’Inde ou de l’Afrique. Avoir fabriqué un appareil en tôle d’acier, l’avoir lancé sur ces larges espaces du Pacifique, sans qu’il ait jamais pris contact avec les côtes ou les archipels suspects, s’être imposé toutes les mesures pour qu’il soit à l’abri des épidémies comme des invasions, et, soudain, en une nuit… En vérité, la Standard-Island Company ne devra pas hésiter à poursuivre le Royaume-Uni devant un tribunal international et lui réclamer de formidables dommages intérêts! Est-ce que le droit des gens n’a pas été effroyablement violé dans cette circonstance? Oui! il l’est, et si jamais la preuve est faite…
Mais, ainsi que l’a décidé le conseil des notables, il faut aller au plus pressé.
Et tout d’abord, contrairement à ce qu’ont demandé certaines familles sous l’empire do l’épouvante, il ne peut être question que la population se réfugie sur les steamers des deux ports et fuie Standard-Island. Ces navires n’y suffiraient pas, d’ailleurs.
Non! on va donner la chasse à ces animaux d’importation anglaise, on les détruira, et le Joyau du Pacifique ne tardera pas à recouvrer sa sécurité d’autrefois.
Les Milliardais se mettent à l’œuvre sans perdre un instant. Quelques-uns n’ont pas hésité à proposer des moyens extrêmes, – entre autres d’introduire la mer sur l’île à hélice, de propager l’incendie à travers les massifs du parc, les plaines et les champs, de manière à noyer ou à brûler toute cette vermine. Mais dans tous les cas, le moyen serait inefficace en ce qui concerne les amphibies, et mieux vaut procéder par des battues sagement organisées.
C’est ce qui est fait.
Ici, mentionnons que le capitaine Sarol, les Malais, les Néo-Hébridiens, ont offert leurs services, qui sont acceptés avec empressement par le gouverneur. Ces braves gens ont voulu reconnaître ce qu’on a fait pour eux. Au fond, le capitaine Sarol craint surtout que cet incident interrompe la campagne, que les Milliardais et leurs familles veuillent abandonner Standard-Island, qu’ils obligent l’administration à regagner directement la baie Madeleine, ce qui réduirait ses projets à néant.
Le quatuor se montre à la hauteur des circonstances et digne de sa nationalité. Il ne sera pas dit que quatre Français n’auront point payé de leur personne, puisqu’il y a des dangers à courir. Ils se rangent sous la direction de Calistus Munbar, lequel, à l’entendre, a vu pire que cela, et hausse les épaules en signe de mépris pour ces lions, tigres, panthères et autres inoffensives bêtes! Peut-être a-t-il été dompteur, ce petit-fils de Barnum, ou tout au moins directeur de ménageries ambulantes?…
Les battues commencent dans la matinée même, et sont heureuses dès le début.
Pendant cette première journée, deux crocodiles ont eu l’imprudence de s’aventurer hors de la Serpentine, et, on le sait, les sauriens très redoutables dans le liquide élément, le sont moins en terre ferme par la difficulté qu’ils éprouvent à se retourner. Le capitaine Sarol et ses Malais les attaquent avec courage, et, non sans que l’un d’eux ait reçu une blessure, ils en débarrassent le parc.
Entre temps, on en a signalé une dizaine encore – ce qui, sans doute, constitue la bande. Ce sont des animaux de grande taille, mesurant de quatre à cinq mètres, par conséquent fort dangereux. Comme ils se sont réfugiés sous les eaux de la rivière, des marins se tiennent prêts à leur envoyer quelques-unes de ces balles explosives qui font éclater les plus solides carapaces.
D’autre part, les escouades de chasseurs se répandent à travers la campagne. Un des lions est tué par Jem Tankerdon, lequel a eu raison de dire qu’il n’en est pas à son coup d’essai, et a retrouvé son sang-froid, son adresse d’ancien chasseur du Far-West. La bête est superbe, – de celles qui peuvent valoir de cinq à six mille francs. Un lingot d’acier lui a traversé le cœur au moment où elle bondissait sur le groupe du quatuor, et Pinchinat affirme «qu’il a senti le vent de sa queue au passage!»
L’après-midi, lors d’une attaque dans laquelle, un des miliciens est atteint d’un coup de dent à l’épaule, le gouverneur met à terre une lionne de toute beauté. Ces formidables animaux, si John Bull a compté qu’ils feraient souche, viennent d’être arrêtés dans leur espoir de progéniture.
La journée ne s’achève pas avant qu’un couple de tigres soit tombé sous les balles du commodore Simcoë, à la tête d’un détachement de ses marins, dont l’un, grièvement blessé d’un coup de griffe, a dû être transporté à Tribord-Harbour. Suivant les informations recueillies, ces terribles félins paraissent être les plus nombreux des carnassiers débarqués sur l’île à hélice.
A la nuit tombante, les fauves, après avoir été résolument poursuivis, se retirent sous les massifs, du côté de la batterie de l’Éperon, d’où l’on se propose de les débusquer dès la pointe du jour.
Du soir au matin d’effroyables hurlements n’ont cessé de jeter la terreur parmi la population féminine et enfantine de Milliard-City. Son épouvante n’est pas près de se calmer, si même elle se calme jamais. En effet, comment être assuré que Standard-Island en a fini avec cette avant-garde de l’armée britannique? Aussi les récriminations contre la perfide Albion de se dérouler en un chapelet interminable dans toutes les classes milliardaises.
Au jour naissant, les battues sont reprises comme la veille. Sur l’ordre du gouverneur, conforme à l’avis du commodore Simcoë, le colonel Stewart se dispose à employer l’artillerie contre le gros de ces carnassiers, de manière à les balayer de leurs repaires. Deux pièces de canon de Tribord-Harbour, de celles qui fonctionnent comme les Hotckiss en lançant des paquets de mitraille, sont amenées du côté de la batterie de l’Éperon.
En cet endroit, les massifs de micocouliers sont traversés par la ligne du tramway qui s’embranche vers l’observatoire. C’est à l’abri de ces arbres qu’un certain nombre de fauves ont passé la nuit. Quelques têtes de lions et de tigres, aux prunelles étincelantes, apparaissent entre les basses ramures. Les marins, les miliciens, les chasseurs dirigés par Jem et Walter Tankerdon, Nat Coverley et Hubley Harcourt, prennent position sur la gauche de ces massifs, attendant la sortie des bêtes féroces que la mitraille n’aura pas tuées sur le coup.
Au signal du commodore Simcoë, les deux pièces de canon font feu simultanément. De formidables hurlements leur répondent. Il n’est pas douteux que plusieurs carnassiers aient été atteints. Les autres, – une vingtaine – s’élancent, et, passant près du quatuor, sont salués d’une fusillade qui en frappe deux mortellement. A cet instant, un énorme tigre fonce sur le groupe, et Frascolin est heurté d’un si terrible bond qu’il va rouler à dix pas.
Ses camarades se précipitent à son secours. On le relève presque sans connaissance. Mais il revient assez promptement à lui. Il n’a reçu qu’un choc… Ah! quel choc!
Entre temps, on cherche à pourchasser les caïmans sous les eaux de Serpentine-river, et comment sera-t-on jamais certain d’être débarrassé de ces voraces animaux. Heureusement, l’adjoint Hubley Harcourt a l’idée de faire lever les vannes de la rivière, et il est possible d’attaquer les sauriens dans de meilleures conditions, non sans succès.
La seule victime à regretter est un magnifique chien, appartenant à Nat Coverley. Saisi par un alligator, le pauvre animal est coupé en deux d’un coup de mâchoire. Mais une douzaine de ces sauriens ont succombé sous les balles des miliciens, et il est possible que Standard-Island soit définitivement délivrée de ces redoutables amphibies.
Du reste, la journée a été bonne. Six lions, huit tigres, cinq jaguars, neuf panthères, mâles et femelles, comptent parmi les bêtes abattues.
Le soir venu, le quatuor, y compris Frascolin remis de sa secousse, est venu s’attabler dans la restauration du casino.
«J’aime à croire que nous sommes au bout de nos peines, dit Yvernès.
– A moins que ce steamer, seconde arche de Noé, répond Pinchinat, n’ait renfermé tous les animaux de la création…»
Ce n’était pas probable, et Athanase Dorémus s’est senti assez rassuré pour réintégrer son domicile de la Vingt-cinquième Avenue. Là, dans sa maison barricadée, il retrouve sa vieille servante, au désespoir de penser que, de son vieux maître, il ne devait plus rester que des débris informes!
Cette nuit a été assez tranquille. A peine a-t-on entendu de lointains hurlements du côté de Bâbord-Harbour. Il est à croire que, le lendemain, en procédant à une battue générale à travers la campagne, la destruction de ces fauves sera complète.
Les groupes de chasseurs se reforment dès le petit jour. Il va sans dire que, depuis vingt-quatre heures, Standard-Island est restée stationnaire, tout le personnel de la machinerie étant occupé à l’œuvre commune.
Les escouades, comprenant chacune une vingtaine d’hommes armés de fusils à tir rapide, ont ordre de parcourir toute l’île. Le colonel Stewart n’a pas jugé utile d’employer les pièces de canon contre les fauves à présent qu’ils se sont dispersés. Treize de ces animaux, traqués aux alentours de la batterie de la Poupe, tombent sous les balles. Mais il a fallu dégager, non sans peine, deux douaniers du poste voisin qui, renversés par un tigre et une panthère, ont reçu de graves blessures.
Cette dernière chasse porte à cinquante-trois le nombre des animaux détruits depuis la première battue de la veille.
Il est quatre heures du matin. Cyrus Bikerstaff et le commodore Simcoë, Jem Tankerdon et son fils, Nat Coverley et les deux adjoints, quelques-uns des notables, escortés d’un détachement de la milice, se dirigent vers l’hôtel de ville, où le conseil attend les rapports expédiés des deux ports, des batteries de l’Éperon et de la Poupe.
A leur approche, lorsqu’ils ne sont qu’à cent pas de l’édifice communal, voici que des cris violents retentissent. On voit nombre de gens, femmes et enfants, pris d’une soudaine panique, s’enfuir le long de la Unième Avenue.
Aussitôt, le gouverneur, le commodore Simcoë, leurs compagnons, de se précipiter vers le square, dont la grille aurait dû être fermée… Mais, par une inexplicable négligence, cette grille était ouverte, et il n’est pas douteux qu’un des fauves, – le dernier peut-être, – l’ait franchie.
Nat Coverley et Walter Tankerdon, arrivés des premiers, s’élancent dans le square.
Tout à coup, alors qu’il est à trois pas de Nat Coverley, Walter est culbuté par un énorme tigre.
Nat Coverley, n’ayant pas le temps de glisser une cartouche dans son fusil, tire le couteau de chasse de sa ceinture, et se jette au secours de Walter, au moment où les griffes du fauve s’abattent sur l’épaule du jeune homme.
Walter est sauvé, mais le tigre se retourne, se redresse contre Nat Coverley…
Celui-ci, frappe l’animal de son couteau, sans avoir pu l’atteindre au cœur, et il tombe à la renverse.
Le tigre recule, la gueule rugissante, la mâchoire ouverte, la langue sanglante…
Une première détonation éclate…
C’est Jem Tankerdon qui vient de faire feu.
Une seconde retentit…
C’est la balle de son fusil qui vient de faire explosion dans le corps du tigre.
On relève Walter, l’épaule à demi déchirée.
Quant à Nat Coverley, s’il n’a pas été blessé, du moins n’a-t-il jamais vu la mort de si près.
Il se redresse, et s’avançant vers Jem Tankerdon lui dit d’une voix grave.
«Vous m’avez sauvé… merci!
– Vous avez sauvé mon fils… merci!» répond Jem Tankerdon.
Et tous deux se donnent la main en témoignage d’une reconnaissance, qui pourrait bien finir en sincère amitié…
Walter est aussitôt transporté à l’hôtel de la Dix-neuvième Avenue, où sa famille s’est réfugiée, tandis que Nat Coverley regagne son domaine au bras de Cyrus Bikerstaff.
En ce qui concerne le tigre, le surintendant se charge d’utiliser sa magnifique fourrure. Le superbe animal est destiné à un empaillement de première classe, et il figurera dans le Musée d’Histoire naturelle de Milliard-City, avec cette inscription:
Offert par le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande à Standard-Island, infiniment reconnaissante.
A supposer que l’attentat doive être mis au compte de l’Angleterre, on ne saurait se venger avec plus d’esprit. Du moins, est-ce l’avis de Son Altesse Pinchinat, bon connaisseur en semblable matière.
Qu’on ne s’étonne pas si, dès le lendemain, Mrs Tankerdon fait visite à Mrs Coverley pour la remercier du service rendu à Walter, et si Mrs Coverley rend visite à Mrs Tankerdon pour la remercier du service rendu à son mari. Disons même que miss Dy a voulu accompagner sa mère, et n’est-il pas naturel que toutes deux lui aient demandé des nouvelles de son cher blessé?
Enfin tout est pour le mieux, et, débarrassée de ses redoutables hôtes, Standard-Island peut reprendre en pleine sécurité sa route vers l’archipel des Fidji.
ombien dis-tu?… demande Pinchinat.
– Deux cent cinquante-cinq, mes amis, répond Frascolin. Oui… on compte deux cent cinquante-cinq îles et îlots dans l’archipel des Fidji.
– En quoi cela nous intéresse-t-il, répond Pinchinat, du moment que le Joyau du Pacifique ne doit pas y faire deux cent cinquante-cinq relâches?
– Tu ne sauras jamais ta géographie! proclame Frascolin.
– Et toi… tu la sais trop!» réplique Son Altesse.
Et c’est toujours de cette sorte qu’est accueilli le deuxième violon, lorsqu’il veut instruire ses récalcitrants camarades.
Cependant Sébastien Zorn, qui l’écoutait plus volontiers, se laisse amener devant la carte du casino sur laquelle le point est reporté chaque jour. Il est aisé d’y suivre l’itinéraire de Standard-Island depuis son départ de la baie Madeleine. Cet itinéraire forme une sorte de grand S, dont la boucle inférieure se déroule jusqu’au groupe des Fidji.
Frascolin montre alors au violoncelliste cet amoncellement d’îles découvert par Tasman en 1643, – un archipel compris d’une part entre le seizième et le vingtième parallèle sud, et de l’autre entre le cent soixante-quatorzième méridien ouest et le cent soixante-dix-neuvième méridien est.
«Ainsi nous allons engager notre encombrante machine à travers ces centaines de cailloux semés sur sa route? observe Sébastien Zorn.
– Oui, mon vieux compagnon de cordes, répond Frascolin, et si tu regardes avec quelque attention…
– Et en fermant la bouche… ajoute Pinchinat.
– Pourquoi?…
– Parce que, comme dit le proverbe, en close bouche n’entre pas mouche!
– Et de quelle mouche veux-tu parler?…
– De celle qui te pique, quand il s’agit de déblatérer contre Standard-Island!»
Sébastien Zorn hausse dédaigneusement les épaules, et revenant à Frascolin:
«Tu disais?…
– Je disais que, pour atteindre les deux grandes îles de Viti-Levou et de Vanua-Levou, il existe trois passes qui traversent le groupe oriental: la passe Nanoukou, la passe Lakemba, la passe Onéata…
– Sans compter la passe où l’on se fracasse en mille pièces! s’écrie Sébastien Zorn. Cela finira par nous arriver!… Est-ce qu’il est permis de naviguer dans de pareilles mers avec toute une ville, et toute une population dans cette ville?… Non! cela est contraire aux lois de la nature!
– La mouche!… riposte Pinchinat. La voilà, la mouche à Zorn… la voilà!»
En effet, toujours ces fâcheux pronostics dont l’entêté violoncelliste ne veut pas démordre!
Au vrai, en cette portion du Pacifique, c’est comme une barrière que le premier groupe des Fidji oppose aux navires arrivant de l’est. Mais, que l’on se rassure, les passes sont assez larges pour que le commodore Simcoë puisse y hasarder son appareil flottant, sans parler de celles indiquées par Frascolin. Parmi ces îles, les plus importantes, en dehors des deux Levou situées à l’ouest, sont Ono Ngaloa, Kandabou, etc.
Une mer est enfermée entre ces sommets émergés des fonds de l’Océan, la mer de Koro, et si cet archipel, entrevu par Cook, visité par Bligh en 1789, par Wilson en 1792, est si minutieusement connu, c’est que les remarquables voyages de Dumont d’Urville en 1828 et en 1833, ceux de l’Américain Wilkes en 1839, de l’Anglais Erskine en 1853, puis l’expédition du Herald, capitaine Durham, de la marine britannique, ont permis d’établir les cartes avec une précision qui fait honneur aux ingénieurs hydrographes.
Donc, aucune hésitation chez le commodore Simcoë. Venant du sud-est, il embouque la passe Voulanga, laissant sur bâbord l’île de ce nom, – une sorte de galette entamée servie sur son plateau de corail. Le lendemain, Standard-Island donne dans la mer intérieure, qui est protégée par ces solides chaînes sous-marines contre les grandes houles du large.
Il va sans dire que toute crainte n’est pas encore éteinte relativement aux animaux féroces apparus sous le couvert du pavillon britannique. Les Milliardais se tiennent toujours sur le qui-vive. D’incessantes battues sont organisées à travers les bois, les champs et les eaux. Aucune trace de fauves n’est relevée. Pas de rugissements ni le jour ni la nuit. Pendant les premiers temps, quelques timorés se refusent à quitter la ville pour s’aventurer dans le parc et la campagne. Ne peut-on craindre que le steamer ait débarqué une cargaison de serpents – comme à la Martinique! – et que les taillis en soient infestés? Aussi une prime est-elle promise à quiconque s’emparerait d’un échantillon de ces reptiles. On le paiera à son poids d’or, ou suivant sa longueur à tant le centimètre, et pour peu qu’il ait la taille d’un boa, cela fera une belle somme! Mais, comme les recherches n’ont pas abouti, il y a lieu d’être rassuré. La sécurité de Standard-Island est redevenue entière. Les auteurs de cette machination, quels qu’ils soient, en auront été pour leurs bêtes.
Le résultat le plus positif, c’est qu’une réconciliation complète s’est effectuée entre les deux sections de la ville. Depuis l’affaire Walter-Coverley et l’affaire Coverley-Tankerdon, les familles tribordaises et bâbordaises se visitent, s’invitent, se reçoivent. Réceptions sur réceptions, fêtes sur fêtes. Chaque soir, bal et concert chez les principaux notables, – plus particulièrement à l’hôtel de la Dix-neuvième Avenue et à l’hôtel de la Quinzième. Le Quatuor Concertant peut à peine y suffire. D’ailleurs, l’enthousiasme qu’ils provoquent ne diminue pas, bien au contraire.
Enfin la grande nouvelle se répand un matin, alors que Standard-Island bat de ses puissantes hélices la tranquille surface de cette mer de Koro. M. Jem Tankerdon s’est rendu officiellement à l’hôtel de M. Nat Coverley, et lui a demandé la main de miss Dy Coverley, sa fille, pour son fils Walter Tankerdon. Et M. Nat Coverley a accordé la main de miss Dy Coverley, sa fille, à Walter Tankerdon, fils de M. Jem Tankerdon. La question de dot n’a soulevé, aucune difficulté. Elle sera de deux cents millions pour chacun des jeunes époux.
«Ils auront toujours de quoi vivre… même en Europe!» fait judicieusement remarquer Pinchinat.
Les félicitations arrivent de toutes parts aux deux familles. Le gouverneur Cyrus Bikerstaff ne cherche point à cacher son extrême satisfaction. Grâce à ce mariage, disparaissent les causes de rivalité si compromettantes pour l’avenir de Standard-Island. Le roi et la reine de Malécarlie sont des premiers à envoyer leurs compliments et leurs vœux au jeune ménage. Les cartes de visite, imprimées en or sur aluminium, pleuvent dans la boîte des hôtels. Les journaux font chronique sur chronique à propos des splendeurs qui se préparent, – et telles qu’on n’en aura jamais vu ni à Milliard-City ni on aucun autre point du globe. Des câblogrammes sont expédiés en France en vue de la confection de la corbeille. Les magasins de nouveautés, les établissements des grandes modistes, les ateliers des grands faiseurs, les fabriques de bijouterie et d’objets d’art, reçoivent d’invraisemblables commandes. Un steamer spécial, qui partira de Marseille, viendra par Suez et l’océan Indien, apporter ces merveilles de l’industrie française. Le mariage a été fixé à cinq semaines de là, au 27 février. Du reste, mentionnons que les marchands de Milliard-City auront leur part de bénéfices dans l’affaire. Ils doivent fournir leur contingent à cette corbeille nuptiale, et, rien qu’avec les dépenses que vont s’imposer les nababs de Standard-Island, il y aura des fortunes à réaliser.
L’organisateur tout indiqué de ces fêtes, c’est le surintendant Calistus Munbar. Il faut renoncer à décrire son état d’âme, lorsque le mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley a été déclaré publiquement. On sait s’il le désirait, s’il y avait poussé! C’est la réalisation de son rêve, et, comme la municipalité entend lui laisser carte blanche, soyez certains qu’il sera à la hauteur de ses fonctions, en organisant un ultra-merveilleux festival.
Le commodore Simcoë fait connaître par une note aux journaux qu’à la date choisie pour la cérémonie nuptiale, l’île à hélice se trouvera dans cette partie de mer comprise entre les Fidji et les Nouvelles-Hébrides. Auparavant, elle va rallier Viti-Levou, où la relâche doit durer une dizaine de jours – la seule que l’on se propose de faire au milieu de ce vaste archipel.
Navigation délicieuse. A la surface de la mer se jouent de nombreuses baleines. Avec les mille jets d’eau de leurs évents, on dirait un immense bassin de Neptune, en comparaison duquel celui de Versailles n’est qu’un joujou d’enfant, fait observer Yvernès. Mais aussi, par centaines, apparaissent d’énormes requins qui escortent Standard-Island comme ils suivraient un navire en marche.
Cette portion du Pacifique limite la Polynésie, qui confine à la Mélanésie, où se trouve le groupe des Nouvelles-Hébrides.1 Elle est coupée par le cent quatre-vingtième degré de longitude, – ligne conventionnelle que décrit le méridien de partage entre les deux moitiés de cet immense Océan. Lorsqu’ils attaquent ce méridien, les marins venant de l’est effacent un jour du calendrier, et, inversement, ceux qui viennent de l’ouest en ajoutent un. Sans cette précaution, il n’y aurait plus concordance des dates. L’année précédente, Standard-Island n’avait pas eu à faire ce changement puisqu’elle ne s’était pas avancée dans l’ouest au delà dudit méridien. Mais, cette fois, il y a lieu de se conformer à cette règle, et, puisqu’elle vient de l’est, le 22 janvier se change en 23 janvier.
Des deux cent cinquante-cinq îles qui composent l’archipel des Fidji, une centaine seulement sont habitées. La population totale ne dépasse pas cent vingt-huit mille habitants, – densité faible pour une étendue de vingt et un mille kilomètres carrés.
De ces îlots, simples fragments d’attol ou sommets de montagnes sous-marines, ceints d’une frange de corail, il n’en est pas qui mesure plus de cent cinquante kilomètres superficiels. Ce domaine insulaire n’est, à vrai dire, qu’une division politique de l’Australasie, dépendant de la Couronne depuis 1874, – ce qui signifie que l’Angleterre l’a bel et bien annexé à son empire colonial. Si les Fidgiens se sont enfin décidés à se soumettre au protectorat britannique, c’est qu’en 1859 ils ont été menacés d’une invasion tongienne, à laquelle le Royaume-Uni a mis obstacle par l’intervention de son trop fameux Pritchard, le Pritchard de Taïti. L’archipel est présentement divisé en dix-sept districts, administrés par des sous-chefs indigènes, plus ou moins alliés à la famille souveraine du dernier roi Thakumbau.
«Est-ce la conséquence du système anglais, demande le commodore Simcoë, qui s’entretient à ce sujet avec Frascolin, et en sera-t-il des Fidji comme il en a été de la Tasmanie, je ne sais! Mais, fait certain, c’est que l’indigène tend à disparaître. La colonie n’est point en voie de prospérité, ni la population en voie de croissance, et, ce qui le démontre, c’est l’infériorité numérique des femmes par rapport aux hommes.
– C’est, en effet, l’indice de l’extinction prochaine d’une race, répond Frascolin, et, en Europe, il y a déjà quelques. États que menace cette infériorité.
– Ici, d’ailleurs, reprend le commodore, les indigènes ne sont que de véritables serfs, autant que les naturels des îles voisines, recrutés par les planteurs pour les travaux de défrichements. En outre, la maladie les décime, et, en 1875, rien que la petite vérole en a fait périr plus de trente mille. C’est pourtant un admirable pays, comme vous pourrez en juger, cet archipel des Fidji! Si la température est élevée à l’intérieur des îles, du moins est-elle modérée sur le littoral, très fertile en fruits et en légumes, en arbres, cocotiers, bananiers, etc. Il n’y a que la peine de récolter les ignames, les taros,2 et la moelle nourricière du palmier, qui produit le sagou…
– Le sagou! s’écrie Frascolin. Quel souvenir de notre Robinson Suisse!
– Quant aux cochons, aux poules, continue le commodore Simcoë, ces animaux se sont multipliés depuis leur importation avec une prolificence extraordinaire. De là, toute facilité de satisfaire aux besoins de l’existence. Par malheur, les indigènes sont enclins à l’indolence, au far niente, bien qu’ils soient d’intelligence très vive, d’humeur très spirituelle…
– Et quand ils ont tant d’esprit… dit Frascolin.
– Les enfants vivent peu!» répond le commodore Simcoë.
Au fait, tous ces naturels, polynésiens, mélanaisiens et autres, sont-ils différents des enfants?
En s’avançant vers Viti-Levou, Standard-Island relève plusieurs îles intermédiaires, telles Vanua-Vatou, Moala, Ngan, sans s’y arrêter.
De toutes parts cinglent, en contournant son littoral, des flottilles de ces longues pirogues à balanciers de bambous entre-croisés, qui servent à maintenir l’équilibre de l’appareil et à loger la cargaison. Elles circulent, elles évoluent avec grâce, mais ne cherchent à entrer ni à Tribord-Harbour ni à Bâbord-Harbour. Il est probable qu’on ne leur eût pas permis, étant donnée l’assez mauvaise réputation des Fidgiens. Ces indigènes ont embrassé le christianisme, il est vrai. Depuis que les missionnaires européens se sont établis à Lecumba, en 1835, ils sont presque tous protestants wesleyens, mélangés de quelques milliers de catholiques. Mais, auparavant, ils étaient tellement adonnés aux pratiques du cannibalisme qu’ils n’ont peut-être pas perdu tout à fait le goût de la chair humaine. Au surplus, c’est affaire dereligion. Leurs dieux aimaient le sang. La bienveillance était regardée, dans ces peuplades, comme une faiblesse et même un péché. Manger un ennemi, c’était lui faire honneur. L’homme que l’on méprisait, on le faisait cuire, on ne le mangeait pas. Les enfants servaient de mets principal dans les festins, et le temps n’est pas si éloigné où le roi Thakumbau aimait à s’asseoir sous un arbre, dont chaque branche supportait un membre humain réservé à la table royale. Quelquefois même une tribu, – et cela est arrivé pour celle des Nulocas, à Viti-Levou, près Namosi, – fut dévorée tout entière, moins quelques femmes, dont l’une a vécu jusqu’en 1880.
Décidément, si Pinchinat ne rencontre pas sur l’une quelconque de ces îles des petits-fils d’anthropophages ayant conservé les vieilles coutumes de leurs grands-pères, il devra renoncer à jamais demander un reste de couleur locale à ces archipels du Pacifique.
Le groupe occidental des Fidji comprend deux grandes îles, Viti-Levou et Vanua-Levou, et deux îles moyennes, Kandavu et Taviuni. C’est plus au nord-ouest que gisent les îles Wassava, et que s’ouvre la passe de l’île Ronde par laquelle le commodore Simcoë doit sortir en relevant sur les Nouvelles-Hébrides.
Dans l’après-midi du 25 janvier, les hauteurs de Viti-Levou se dessinent à l’horizon. Cette île montagneuse est la plus considérable de l’archipel, d’un tiers plus étendue que la Corse, – soit dix mille six cent quarante-cinq kilomètres carrés.
Ses cimes pointent à douze cents et quinze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce sont des volcans éteints ou du moins endormis, et dont le réveil est généralement fort maussade.
Viti-Levou est reliée à sa voisine du nord, Vanua-Levou, par une barrière sous-marine de récifs, qui émergeait sans doute à l’époque de formation tellurique. Au-dessus de cette barrière, Standard-Island pouvait se hasarder sans péril. D’autre part, au nord de Viti-Levou, les profondeurs sont évaluées entre quatre et cinq cents mètres, et, au sud, entre cinq cents et deux mille.
Autrefois, l’a capitale de l’archipel était Levuka, dans l’île d’Ovalau, à l’est de Viti-Levou. Peut-être même les comptoirs, fondés par des maisons anglaises, y sont-ils plus importants encore que ceux de Suva, la capitale actuelle, dans l’île de Viti-Levou. Mais ce port offre des avantages sérieux à la navigation, étant situé, à l’extrémité sud-est de l’île, entre deux deltas, dont les eaux arrosent largement ce littoral. Quant au port d’attache des paquebots en relation avec les Fidji, il occupe le fond de la baie de Ngalao, au sud de l’île de Kandava, le gisement qui est le plus voisin de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie, des îles françaises de la Nouvelle-Calédonie et de la Loyauté.
Standard-Island vient relâcher à l’ouverture du port de Suva. Les formalités sont remplies le jour même, et la libre pratique est accordée. Comme ces visites ne peuvent qu’être une source de bénéfices autant pour les colons que pour les indigènes, les Milliardais sont assurés d’un excellent accueil, dans lequel il existe peut-être plus d’intérêt que de sympathie. Ne pas oublier, d’ailleurs, que les Fidji relèvent de la Couronne, et que les rapports sont toujours tendus entre le Foreign-Offtce et la Standard-Island Company, si jalouse de son indépendance.
Le lendemain, 26 janvier, les commerçants de Standard-Island qui ont des achats ou des ventes à effectuer, se font mettre à terre dès les premières heures. Les touristes, et parmi eux nos Parisiens, ne sont point en retard. Bien que Pinchinat et Yvernès plaisantent volontiers Frascolin, – l’élève distingué du commodore Simcoë, – sur ses études «ethno-rasantogéographiques», comme dit Son Altesse, ils n’en profitent pas moins de ses connaissances. Aux questions de ses camarades sur les habitants de Viti-Levou, sur leurs coutumes, leurs pratiques, le deuxième violon a toujours quelque réponse instructive. Sébastien Zorn ne dédaigne pas de l’interroger à l’occasion, et, tout d’abord, lorsque Pinchinat apprend que ces parages étaient, il n’y a pas longtemps, le principal théâtre du cannibalisme, il ne peut retenir un soupir en disant:
«Oui… mais nous arrivons trop tard, et vous verrez que ces Fidgiens, énervés par la civilisation, en sont tombés à la fricassée de poulet et aux pieds de porc à la Sainte-Menehould!
– Anthropophage! lui crie Frascolin. Tu mériterais d’avoir figuré sur la table du roi Thakumbau…
– Hé! hé! un entrecôte de Pinchinat à la Bordelaise…
– Voyons, réplique Sébastien Zorn, si nous perdons notre temps à des récriminations oiseuses…
– Nous ne réaliserons pas le progrès par la marche en avant! s’écrie Pinchinat. Voilà une phrase comme tu les aimes, n’est-ce pas, mon vieux violoncelluloïdiste! Eh bien, en avant, marche!»
La ville de Suva, bâtie sur la droite d’une petite baie, éparpille ses habitations au revers d’une colline verdoyante. Elle a des quais disposés pour l’amarrage des navires, des rues garnies de trottoirs planchéiés, ni plus ni moins que les plages de nos grandes stations balnéaires. Les maisons en bois, à rez-de-chaussée, parfois, mais rarement, avec un étage, sont gaies et fraîches. Aux alentours de la ville, des cabanes indigènes montrent leurs pignons relevés en cornes et ornés de coquillages. Les toitures, très solides, résistent aux pluies d’hiver, de mai à octobre, qui sont torrentielles. En effet, en mars 1871, à ce que raconte Frascolin, très ferré sur la statistique, Mbua, située dans l’est de l’île, a reçu en un jour trente-huit centimètres d’eau.
Viti-Levou, non moins que les autres îles de l’archipel, est soumise à des inégalités climatériques, et la végétation diffère d’un littoral à l’autre. Du côté exposé aux vents alizés du sud-est, l’atmosphère est humide, et des forêts magnifiques couvrent le sol. De l’autre côté, s’étendent d’immenses savanes, propres à la culture. Toutefois, on observe que certains arbres commencent à dépérir, – entre autres le sandal, presque entièrement épuisé, et aussi le dakua, ce pin spécial aux Fidji.
Cependant, en ses promenades, le quatuor constate que la flore de l’île est d’une luxuriance tropicale. Partout, des forêts de cocotiers et de palmiers, aux troncs tapissés d’orchidées parasites, des massifs de casuarinées, de pandanus. d’acacias, de fougères arborescentes, et, dans les parties marécageuses, nombre de ces palétuviers dont les racines serpentent hors de terre. Mais la culture du coton et celle du thé n’ont point donné les résultats que ce climat si puissant permettait d’espérer. En réalité, le sol de Viti-Levou, – ce qui est commun dans ce groupe, – argileux et de couleur jaunâtre, n’est formé que de cendres volcaniques, auxquelles la décomposition a donné des qualités productives.
Quant à la faune, elle n’est pas plus variée que dans les divers parages du Pacifique: une quarantaine d’espèces d’oiseaux, perruches et serins acclimatés, des chauves-souris, des rats qui forment légions des reptiles d’espèce non venimeuse, très appréciés des indigènes au point de vue comestible, des lézards à n’en savoir que faire, et des cancrelats répugnants, d’une voracité de cannibales. Mais, de fauves, il ne s’en trouve point, – ce qui provoque cette boutade de Pinchinat:
«Notre gouverneur, Cyrus Bikerstaff, aurait dû conserver quelques couples de lions, de tigres, de panthères, de crocodiles, et déposer ces ménages carnassiers sur les Fidji… Ce ne serait qu’une restitution, puisqu’elles appartiennent à l’Angleterre.»
Ces indigènes, mélange de race polynésienne et mélanésienne, présentent encore de beaux types, moins remarquables cependant qu’aux Samoa et aux Marquises. Les hommes, à teint cuivré, presque noirs, la tête couverte d’une chevelure toisonnée, parmi lesquels on rencontre de nombreux métis, sont grands et vigoureux. Leur vêtement est assez rudimentaire, le plus souvent un simple pagne, ou une couverture, faite de cette étoffe indigène, le «masi», tirée d’une espèce de mûrier qui produit aussi le papier. A son premier degré de fabrication, cette étoffe est d’une parfaite blancheur; mais les Fidgiens savent la teindre, la barioler, et elle est demandée dans tous les archipels de l’Est-Pacifique. Il faut ajouter que ces hommes ne dédaignent pas de revêtir, à l’occasion, de vieilles défroques européennes, échappées des friperies du Royaume-Uni ou de l’Allemagne. C’est matière à plaisanteries, pour un Parisien, de voir de ces Fidgiens engoncés d’un pantalon déformé, d’un paletot hors d’âge, et même d’un habit noir, lequel, après maintes phases de décadence, est venu finir sur le dos d’un naturel de Viti-Levou.
«Il y aurait à faire le roman d’un de ces habits-là!… observe Yvernès.
– Un roman qui risquerait de finir en veste!» répond Pinchinat.
Quant aux femmes, ce sont la jupe et le caraco de masi qui les habillent d’une façon plus ou moins décente, en dépit des sermons wesleyens. Elles sont bien faites, et, avec l’attrait de la jeunesse, quelques-unes peuvent passer pour jolies. Mais quelle détestable habitude elles ont, – les hommes aussi, – d’enduire de chaux leur chevelure noire, devenue une sorte de chapeau calcaire, qui a pour but de les préserver des insolations! Et puis, elles fument, autant que leurs époux et frères, ce tabac du pays, qui a l’odeur du foin brûlé, et, lorsque la cigarette n’est pas mâchonnée entre leurs lèvres, elle est enfilée dans le lobe de leurs oreilles, à l’endroit où l’on voit plus communément en Europe des boucles de diamants et de perles.
En général, ces femmes sont réduites à la condition d’esclaves chargées des plus durs travaux du ménage, et le temps n’est pas éloigné où, après avoir peiné pour entretenir l’indolence de leur mari, on les étranglait sur sa tombe.
A plusieurs reprises, pendant les trois jours qu’ils ont consacrés à leurs excursions autour de Suva; nos touristes essayèrent de visiter des cases indigènes. Ils en furent repoussés, –non point par l’inhospitalité des propriétaires, mais par l’abominable odeur qui s’en dégage. Tous ces naturels frottés d’huile de coco, leur promiscuité avec les cochons, les poules, les chiens, les chats, dans ces nauséabondes paillettes, l’éclairage suffocant obtenu par le brûlage de la gomme résineuse du dammana… non! il n’y avait pas moyen d’y tenir. Et, d’ailleurs, après avoir pris place au foyer fidgien, n’aurait-il pas fallu, sous peine de manquer aux convenances, accepter de tremper ses lèvres dans le bol de kava, la liqueur fidgienne par excellence? Bien que, pour être tiré de la racine desséchée du poivrier, ce kava pimenté soit inacceptable aux palais européens, il y a encore la manière dont on le prépare. N’est-elle pas pour exciter la plus insurmontable répugnance? On ne le moud pas, ce poivre, on le mâche, on le triture entre les dents, puis on le crache dans l’eau d’un vase, et on vous l’offre avec une insistance sauvage qui ne permet guère de le refuser. Et, il n’y a plus qu’à remercier, en prononçant ces mots qui ont cours dans l’archipel: «E mana ndina,» autrement dit: amen.
Nous ne parlons que pour mémoire des cancrelats qui fourmillent à l’intérieur des paillotes, des fourmis blanches qui les dévastent, et des moustiques, – des moustiques par milliards, – dont on voit courir sur les murs, sur le sol, sur les vêtements des indigènes, d’innombrables phalanges.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas que Son Altesse, avec cet accent comico-britannique des clowns anglais, se soit exclamé envoyant fourmiller ces formidables insectes:
«Mioustic!… Mioustic!»
Enfin, ni ses camarades ni lui n’ont eu le courage de pénétrer dans les cases fidgiennes. Donc, de ce chef, leurs études ethnologiques sont incomplètes, et le savant Frascolin lui-même a reculé, – ce qui constitue une lacune dans ses souvenirs de voyage.
outefois, alors que nos artistes se dépensent en promenades et prennent un aperçu des mœurs de l’archipel, quelques notables de Standard-Island n’ont pas dédaigné d’entrer en relation avec les autorités indigènes de l’archipel. Les «papalangis», – ainsi appelle-t-on les étrangers dans ces îles, – n’avaient point à craindre d’être mal accueillis.
Quant aux autorités européennes, elles sont représentées par un gouverneur général, qui est en même temps consul général d’Angleterre pour ces groupes de l’ouest qui subissent plus ou moins efficacement le protectorat du Royaume-Uni. Cyrus Bikerstaff ne crut point devoir lui faire une visite officielle. Deux ou trois fois, les deux chiens de faïence se sont regardés, mais leurs rapports n’ont pas été au delà de ces regards.
Pour ce qui est du consul d’Allemagne, en même temps l’un des principaux négociants du pays, les relations se sont bornées à un échange de cartes.
Pendant la relâche, les familles Tankerdon et Coverley avaient organisé des excursions aux alentours de Suva et dans les forêts qui hérissent ses hauteurs jusqu’à leurs dernières cimes.
Et. à ce propos, le surintendant fait à ses amis du quatuor une observation très juste.
«Si nos Milliardais se montrent si friands de ces promenades à de hautes altitudes, dit-il, cela tient à ce que notre Standard-Island n’est pas suffisamment accidentée… Elle est trop plate, trop uniforme… Mais, je l’espère bien, on lui fabriquera un jour une montagne artificielle, qui pourra rivaliser avec les plus hauts sommets du Pacifique. En attendant, toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, nos citadins s’empressent d’aller respirer, à quelques centaines de pieds, l’air pur et vivifiant de l’espace… Cela répond à un besoin de la nature humaine…
– Très bien, dit Pinchinat. Mais un conseil, mon cher Eucalistus! Quand vous construirez votre montagne en tôle d’acier ou en aluminium, n’oubliez pas do lui mettre un joli volcan dans les entrailles… un volcan avec boîtes fulminantes et pièces d’artifices…
– Et pourquoi pas, monsieur le railleur?… répond Calistus Munbar.
– C’est bien ce que je me dis: Et pourquoi pas?…» réplique Son Altesse.
Il va de soi que Walter Tankerdon et miss Dy Coverley prennent part à ces excursions et qu’ils les font au bras l’un de l’autre.
On n’a pas négligé de visiter, à Viti-Levou, les curiosités de sa capitale, ces «mburé-kalou», les temples des esprits, et aussi le local affecté aux assemblées politiques. Ces constructions, élevées sur une base de pierres sèches, se composent de bambous tressés, de poutres recouvertes d’une sorte de passementerie végétale, de lattes ingénieusement disposées pour supporter les chaumes de la toiture. Les touristes parcourent de même l’hôpital, établi dans d’excellentes conditions d’hygiène, le jardin botanique, en amphithéâtre derrière la ville. Souvent ces promenades se prolongent jusqu’au soir, et l’on revient alors, sa lanterne à la main, comme au bon vieux temps. Dans les îles Fidji, l’édilité n’en est pas encore au gazomètre ni aux becs Auër, ni aux lampes à arc, ni au gaz acétylène, mais cela viendra «sous le protectorat éclairé de la Grande-Bretagne!» insinue Calistus Munbar.
Et le capitaine Sarol et ses Malais et les Néo-Hébridiens embarqués aux Samoa, que font-ils pendant cette relâche? Rien qui soit en désaccord avec leur existence habituelle. Ils ne descendent point à terre, connaissant Viti-Levou et ses voisines, les uns pour les avoir fréquentées dans leur navigation au cabotage, les autres pour y avoir travaillé au compte des planteurs. Ils préfèrent, de beaucoup, rester à Standard-Island, qu’ils explorent sans cesse, ne se lassant pas de visiter la ville, les ports, le parc, la campagne, les batteries de la Poupe et de l’Éperon. Encore quelques semaines, et, grâce à la complaisance de la Compagnie, grâce au gouverneur Cyrus Bikerstaff, ces braves gens débarqueront dans leur pays, après un séjour de cinq mois sur l’île à hélice…
Quelquefois nos artistes causent avec ce Sarol, qui est très intelligent, et emploie couramment la langue anglaise. Sarol leur parle d’un ton enthousiaste des Nouvelles-Hébrides, des indigènes de ce croupe, de leur façon de se nourrir, de leur cuisine – ce qui intéresse particulièrement Son Altesse. L’ambition secrète de Pinchinat serait d’y découvrir un nouveau mets, dont il communiquerait la recette aux sociétés gastronomiques de la vieille Europe.
Le 30 janvier, Sébastien Zorn et ses camarades, à la disposition desquels le gouverneur a mis une des chaloupes électriques de Tribord-Harbour, partent dans l’intention de remonter le cours de la Rewa, l’une des principales rivières de l’île. Le patron de la chaloupe, un mécanicien et deux matelots ont embarqué avec un pilote fidgien. En vain a-t-on offert à Athanase Dorémus de se joindre aux excursionnistes. Le sentiment de curiosité est éteint chez ce professeur de maintien et de grâces… Et puis, pendant son absence, il pourrait lui venir un élève, et il préfère ne point quitter la salle de danse du casino.
Dès six heures du matin, bien armée, munie de quelques provisions, car elle ne doit revenir que le soir à Tribord-Harbour, l’embarcation sort de la baie de Suva, et longe le littoral jusqu’à la baie de la Rewa.
Non seulement les récifs, mais les requins se montrent en grand nombre dans ces parages, et il convient de prendre garde aux uns comme aux autres.
«Peuh! fait observer Pinchinat, vos requins, ce ne sont même plus des cannibales d’eau salée!… Les missionnaires anglais ont dû les convertir au christianisme comme ils ont converti les Fidgiens!… Gageons que ces bêtes-là ont perdu le goût de la chair humaine…
– Ne vous y fiez pas, répond le pilote, – pas plus qu’il ne faut se fier aux Fidgiens de l’intérieur.»
Pinchinat se contente de hausser les épaules. On la lui baille belle avec ces prétendus anthropophages qui n’«anthropophagent» même plus les jours de fête!
Quant au pilote, il connaît parfaitement la baie et le cours de la Rewa. Sur cette importante rivière, appelée aussi Waï-Levou, le flot se fait sentir jusqu’à une distance de quarante-cinq kilomètres, et les barques peuvent la remonter pendant quatre-vingts.
La largeur de la Rewa dépasse cent toises à son embouchure. Elle coule entre des rives sablonneuses, basses à gauche, escarpées à droite, dont les bananiers et les cocotiers se détachent avec vigueur sur un large fond de verdure. Son nom est Rewa-Rewa, conforme à ce redoublement du mot, qui est presque général parmi les peuplades du Pacifique. Et, ainsi que le remarque Yvernès, n’est-ce pas là une imitation de cette prononciation enfantine qu’on retrouve dans les papa, maman, toutou, dada, bonbon, etc. Et, au fait, c’est à peine si ces indigènes sont sortis de l’enfance!
La véritable Rewa est formée par le confluent du Waï-Levou (eau grande) et du Waï-Manu, et sa principale embouchure est désignée sous le nom de Waï-Ni-ki.
Après le détour du delta, la chaloupe file devant le village de Kamba, à demi caché dans sa corbeille de fleurs. On ne s’y arrête point, afin de ne rien perdre du flux, ni au village de Naitasiri. D’ailleurs, à cette époque, ce village venait d’être déclaré «tabou», avec ses maisons, ses arbres, ses habitants, et jusqu’aux eaux de la Rewa qui en baignent la grève. Les indigènes n’eussent permis à personne d’y prendre pied. C’est une coutume sinon très respectable, du moins très respectée que le tabou, – Sébastien Zorn en savait quelque chose, – et on la respecta.
Lorsque les excursionnistes longent Naitasiri, le pilote les invite à regarder un arbre de haute taille, un tavala, qui se dresse dans un angle de la rive.
«Et qu’a-t-il de remarquable, cet arbre?… demande Frascolin.
– Rien, répondit le pilote, si ce n’est que son écorce est rayée d’incisions depuis ses racines jusqu’à sa fourche. Or, ces incisions indiquent le nombre de corps humains qui furent cuits en cet endroit, mangés ensuite…
– Comme qui dirait les encoches du boulanger sur ses bâtonnets!» observe Pinchinat, dont les épaules se haussent en signe d’incrédulité.
Il a tort pourtant. Les îles Fidji ont été par excellence le pays du cannibalisme, et, il faut y insister, ces pratiques ne sont pas entièrement éteintes. La gourmandise les conservera longtemps chez les tribus de l’intérieur. Oui! la gourmandise, puisque, au dire des Fidgiens, rien n’est comparable, pour le goût et la délicatesse, à la chair humaine, très supérieure à celle du bœuf. A en croire le pilote, il y eut un certain chef, Ra-Undrenudu, qui faisait dresser des pierres sur son domaine, et, quand il mourut, leur nombre s’élevait à huit cent vingt-deux.
«Et savez-vous ce qu’indiquaient ces pierres?…
– Il nous est impossible de le deviner, répond Yvernès, même en y appliquant toute notre intelligence d’instrumentistes!
– Elles indiquaient le nombre de corps humains que ce chef avait dévorés!
– A lui tout seul?…
– A lui tout seul!
– C’était un gros mangeur!» se contente de répondre Pinchinat dont l’opinion est faite au sujet de ces «blagues fidgiennes».
Vers onze heures, une cloche retentit sur la rive droite. Le village de Naililii, composé de quelques paillettes, apparaît entre les frondaisons, sous l’ombrage des cocotiers et des bananiers. Une mission catholique est établie dans ce village. Les touristes ne pourraient-ils s’arrêter une heure, le temps de serrer la main du missionnaire, un compatriote? Le pilote n’y voit aucun inconvénient, et l’embarcation est amarrée à une souche d’arbre.
Sébastien Zorn et ses camarades descendent à terre, et ils n’ont pas marché pendant deux minutes qu’ils rencontrent le supérieur de la Mission.
C’est un homme de cinquante ans environ, physionomie avenante, figure énergique. Tout heureux de pouvoir souhaiter le bonjour à des Français, il les emmène jusqu’à sa case, au milieu du village qui renferme une centaine de Fidgiens. Il insiste pour que ses hôtes acceptent quelques rafraîchissements du pays. Que l’on se rassure, il ne s’agit pas du répugnant kava, mais d’une sorte de boisson ou plutôt de bouillon d’assez bon goût, obtenu par la cuisson des cyreae, coquillages très abondants sur les grèves de la Rewa.
Ce missionnaire s’est voué corps et âme à la propagande du catholicisme, non sans de certaines difficultés, car il lui faut lutter avec un pasteur wesleyen qui lui fait une sérieuse concurrence dans le voisinage. En somme, il est très satisfait des résultats obtenus, et convient qu’il a fort à faire pour arracher ses fidèles à l’amour du «bukalo», c’est-à-dire la chair humaine.
«Et puisque vous remontez vers l’intérieur, mes chers hôtes, ajoute-t-il, soyez prudents et tenez-vous sur vos gardes.
– Tu entends, Pinchinat!» dit Sébastien Zorn.
On repart un peu avant que l’angélus de midi ait sonné au clocher de la petite église. Chemin faisant, l’embarcation croise quelques pirogues à balanciers, portant sur leurs plates-formes des cargaisons de bananes. C’est la monnaie courante que le collecteur de taxes vient de toucher chez les administrés. Les rives sont toujours bordées de lauriers, d’acacias, de citronniers, de cactus aux fleurs d’un rouge de sang. Au-dessus, les bananiers et les cocotiers dressent leurs hautes branches chargées de régimes, et toute cette verdure se prolonge jusqu’aux arrière-plans des montagnes, dominées par le pic du Mbugge-Levou.
Entre ces massifs se détachent une ou deux usines à l’européenne, peu en rapport avec la nature sauvage du pays. Ce sont des fabriques de sucre, munies de tous les engins de la machinerie moderne, et dont les produits, a dit un voyageur, M. Verschnur, «peuvent avantageusement soutenir la comparaison vis-à-vis des sucres des Antilles et des autres colonies».
Vers une heure, l’embarcation arrive au terme de son voyage sur la Rewa. Dans deux heures, le jusant se fera sentir, et il y aura lieu d’en profiter pour redescendre la rivière. Cette navigation de retour s’effectuera rapidement, car le reflux est vif. Les excursionnistes seront rentrés à Tribord-Harbour avant dix heures du soir.
On dispose donc d’un certain temps en cet endroit, et comment le mieux employer qu’en visitant le village de Tampoo, dont on aperçoit les premières cases à un demi-mille. Il est convenu que le mécanicien et les deux matelots resteront à la garde de la chaloupe, tandis que le pilote «pilotera» ses passagers jusqu’à ce village, où les anciennes coutumes se sont conservées dans toute leur pureté fidgienne. En cette partie de l’île, les missionnaires ont perdu leurs peines et leurs sermons. Là règnent encore les sorciers; là fonctionnent les sorcelleries, surtout celles qui portent le nom compliqué de «Vaka-Ndran-ni-Kan-Tacka», c’est-à-dire «la conjuration pratiquée par les feuilles». On y adore les Katoavous, des dieux dont l’existence n’a pas eu de commencement et n’aura pas de fin, et qui ne dédaignent pas des sacrifices spéciaux, que le gouverneur général est surtout impuissant à prévenir et même à châtier.
Peut-être eût-il été plus prudent de ne point s’aventurer au milieu de ces tribus suspectes. Mais nos artistes, curieux comme des Parisiens, insistent, et le pilote consent à les accompagner, en leur recommandant de ne point s’éloigner les uns des autres.
Tout d’abord, à l’entrée de Tampoo, formé d’une centaine de paillotes, on rencontre des femmes, de véritables sauvagesses. Vêtues d’un simple pagne noué autour des reins, elles n’éprouvent aucun étonnement à la vue des étrangers qui viennent les émouvoir dans leurs travaux. Ces visites ne sont plus pour les gêner depuis que l’archipel est soumis au protectorat de l’Angleterre.
Ces femmes sont occupées à la préparation du curcuma, sortes de racines conservées dans des fosses préalablement tapissées d’herbes et de feuilles de bananier; on les en retire, on les grille, on les racle, on les presse dans des paniers garnis de fougère, et le suc qui s’en échappe est introduit dans des tiges de bambou. Ce suc sert à la fois d’aliment et de pommade, et, à ce double titre, il est d’un usage très répandu.
La petite troupe entre dans le village. Aucun accueil de la part des indigènes, qui ne s’empressent ni à complimenter les visiteurs ni à leur offrir l’hospitalité. D’ailleurs, l’aspect extérieur des cases n’a rien d’attrayant. Étant donnée l’odeur qui s’en dégage, où domine le rance de l’huile de coco, le quatuor se félicite de ce que les lois de l’hospitalité soient ici en maigre honneur.
Cependant, lorsqu’ils sont arrivés devant l’habitation du chef, celui-ci, – un Fidgien de haute taille, l’air farouche, la physionomie féroce, – s’avance vers eux au milieu d’un cortège d’indigènes. Sa tête toute blanche de chaux, est crépue. Il a revêtu son costume de cérémonie, une chemise rayée, une ceinture autour du corps, le pied gauche chaussé d’une vieille pantoufle en tapisserie, et – comment Pinchinat n’a-t-il pas éclaté de rire? – un antique habit bleu à boutons d’or, en maint endroit rapiécé, et dont les basques inégales lui battent les mollets.
Or, voici qu’en s’avançant vers le groupe des papalangis, ce chef butte contre une souche, perd l’équilibre, s’étale sur le sol.
Aussitôt, conformément à l’étiquette du «baie muri», tout l’entourage de trébucher à son tour, et de s’affaler respectueusement, «afin de prendre sa part du ridicule de cette chute».
Cela est expliqué par le pilote, et Pinchinat approuve cette formalité, pas plus risible que tant d’autres en usage dans les cours européennes – à son avis du moins.
Entre temps, lorsque tout le monde s’est relevé, le chef et le pilote échangent quelques phrases en langue fidgienne, dont le quatuor ne comprend pas un mot. Ces phrases, traduites par le pilote, n’ont d’autre objet que d’interroger les étrangers sur ce qu’ils viennent faire au village de Tampoo. Les réponses ayant été qu’ils désirent simplement visiter le village et faire une excursion aux alentours, cette autorisation leur est octroyée après échange de quelques demandes et réponses.
Le chef, d’ailleurs, ne manifeste ni plaisir ni déplaisir de cette arrivée de touristes à Tampoo, et, sur un signe de lui, les indigènes rentrent dans leurs paillotes.
«Après tout, ils n’ont pas l’air d’être bien méchants! fait observer Pinchinat.
– Ce n’est point une raison pour commettre quelque imprudence!» répond Frascolin.
Une heure durant, les artistes se promènent à travers le village sans être inquiétés par les indigènes. Le chef à l’habit bleu a regagné sa case, et il est visible que l’accueil des naturels est empreint d’une profonde indifférence.
Après avoir circulé dans les rues de Tampoo, sans qu’aucune paillote se soit ouverte pour les recevoir, Sébastien Zorn, Yvernès, Pinchinat, Frascolin et le pilote se dirigent vers des ruines de temples, sortes de masures abandonnées, situées non loin d’une maison qui sert de demeure à l’un des sorciers de l’endroit.
Ce sorcier, campé sur sa porte, leur adresse un coup d’œil peu encourageant, et ses gestes semblent indiquer qu’il leur jette quelque mauvais sort.
Frascolin essaie d’entrer en conversation avec lui par l’intermédiaire du pilote. Le sorcier prend alors une mine si rébarbative, une attitude si menaçante, qu’il faut abandonner tout espoir de tirer une parole de ce porc-épic fidgien.
Pendant ce temps, et en dépit des recommandations qui lui ont été faites, Pinchinat s’est éloigné en franchissant un épais massif de bananiers étages au flanc d’une colline.
Lorsque Sébastien Zorn, Yvernès et Frascolin, rebutés par la mauvaise grâce du sorcier, se préparent à quitter Tampoo, ils n’aperçoivent plus leur camarade.
Cependant l’heure est venue de regagner l’embarcation. Le jusant ne doit pas tarder à s’établir, et ce n’est pas trop des quelques heures qu’il dure pour redescendre le cours de la Rewa.
Frascolin, inquiet de ne point voir Pinchinat, le hèle d’une voix forte.
Son appel reste sans réponse.
«Où est-il donc?… demande Sébastien Zorn.
– Je ne sais… répond Yvernès.
– Est-ce que l’un de vous a vu votre ami s’éloigner?…» interroge le pilote.
Personne ne l’a vu!
«Il sera sans doute retourné à l’embarcation par le sentier du village… dit Frascolin.
– Il a eu tort, répond le pilote. Mais ne perdons pas de temps, et rejoignons-le.»
On part, non sans une assez vive anxiété. Ce Pinchinat n’en fait jamais d’autre, et, de regarder comme imaginaires les férocités do ces indigènes, demeurés si obstinément sauvages, cela peut l’exposer à des dangers très réels.
En traversant Tampoo, le pilote remarque, avec une certaine appréhension, qu’aucun Fidgien ne se montre plus. Toutes les portes des paillotes sont fermées. Il n’y a plus aucun rassemblement devant la case du chef. Les femmes, qui s’occupaient de la préparation du curcuma, ont disparu. Il semble que le village ait été abandonné depuis une heure.
La petite troupe presse alors le pas. A plusieurs reprises, on appelle l’absent, et l’absent ne répond point. N’a-t-il donc pas regagné la rive du côté où l’embarcation est amarrée?… Ou bien est-ce que l’embarcation ne serait plus à cet endroit, sous la garde du mécanicien et des deux matelots?…
Il reste encore quelques centaines de pas à parcourir. On se hâte, et, dès que la lisière des arbres est dépassée, on aperçoit la chaloupe et les trois hommes à leur poste.
«Notre camarade?… cric Frascolin.
– N’est-il plus avec vous?… répond le mécanicien.
– Non… depuis une demi-heure…
– Ne vous a-t-il point rejoint?… demande Yvernès.
– Non.»
Qu’est donc devenu cet imprudent? Le pilote ne cache pas son extrême inquiétude.
«Il faut retourner au village, dit Sébastien Zorn. Nous ne pouvons abandonner Pinchinat…»
La chaloupe est laissée à la garde de l’un des matelots, bien qu’il soit peut-être dangereux d’agir ainsi. Mais mieux vaut ne revenir à Tampoo qu’en force et bien armé, cette fois. Dût-on fouiller toutes les paillotes, on ne quittera pas le village, on ne ralliera pas Standard-Island sans avoir retrouvé Pinchinat.
Le chemin de Tampoo est repris. Même solitude au village et aux alentours. Où donc s’est réfugiée toute cette population? Pas un bruit ne se fait entendre dans les rues, et les paillotes sont vides.
Il n’y a plus malheureusement de doute à conserver… Pinchinat s’est aventuré dans le bois de bananiers… il a été saisi… il a été entraîné… ou?… Quant au sort que lui réservent ces cannibales dont il se moquait, il n’est que trop aisé de l’imaginer!… Des recherches aux environs de Tampoo ne produiraient aucun résultat… Comment relever une piste au milieu de cette région forestière, à travers cette brousse que les Fidgiens sont seuls à connaître?… D’ailleurs, n’y a-t-il pas lieu de craindre qu’ils ne veuillent s’emparer de l’embarcation gardée par un seul matelot?… Si ce malheur arrive, tout espoir de délivrer Pinchinat serait perdu, le salut de ses compagnons serait compromis…
Le désespoir de Frascolin, d’Yvernès, de Sébastien Zorn, ne saurait s’exprimer. Que faire?… Le pilote et le mécanicien ne savent plus à quel parti s’arrêter.
Frascolin, qui a conservé son sang-froid, dit alors:
«Retournons à Standard-Island…
– Sans notre camarade?… s’écrie Yvernès.
– Y penses-tu?… ajoute Sébastien Zorn.
– Je ne vois pas d’autre parti à prendre, répond Frascolin. Il faut que le gouverneur de Standard-Island soit prévenu… que les autorités de Viti-Levou soient averties et mises en demeure d’agir…
– Oui… partons, conseille le pilote, et pour profiter de la marée descendante, nous n’avons pas une minute à perdre!
– C’est l’unique moyen de sauver Pinchinat, s’écrie Frascolin, s’il n’est pas trop tard!»
L’unique moyen, en effet.
On quitte Tampoo, pris de cette appréhension de ne pas retrouver la chaloupe à son poste. En vain le nom de Pinchinat est-il crié par toutes les bouches! Et, moins troublés qu’ils le sont, peut-être le pilote et ses compagnons auraient-ils pu apercevoir derrière les buissons quelques-uns de ces farouches Fidgiens, qui épient leur départ.
L’embarcation n’a point été inquiétée. Le matelot n’a vu personne rôder sur les rives de la Rewa.
C’est avec un inexprimable serrement de cœur que Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès, se décident à prendre place dans le bateau… Ils hésitent… ils appellent encore… Mais il faut partir, a dit Frascolin, et il a eu raison de le dire, et l’on a raison de le faire.
Le mécanicien met les dynamos en activité, et la chaloupe, servie par le jusant, descend le cours de la Rewa avec une rapidité prodigieuse.
A six heures, la pointe ouest du delta est doublée. Une demi-heure après, on accoste le pier de Tribord-Harbour.
En un quart d’heure, Frascolin et ses deux camarades, transportés par le tram, ont atteint Milliard-City et se rendent à l’hôtel de ville.
Dès qu’il a été mis au courant, Cyrus Bikerstaff se fait conduire à Suva et, là, il demande au gouverneur général de l’archipel une entrevue qui lui est accordée.
Lorsque ce représentant de la reine apprend ce qui s’est passé à Tampoo, il ne dissimule pas que cela est très grave… Ce Français aux mains d’une de ces tribus de l’intérieur qui échappent à toute autorité…
«Par malheur, nous ne pouvons rien tenter avant demain, ajoute-t-il. Contre le reflux de la Rewa, nos chaloupes ne pourraient remonter à Tampoo. D’ailleurs, il est indispensable d’aller en nombre, et le plus sûr serait de prendre à travers la brousse…
– Soit, répond Cyrus Bikerstaff, mais ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui, c’est à l’instant qu’il faut partir…
– Je n’ai pas à ma disposition les hommes nécessaires, répond le gouverneur.
– Nous les avons, monsieur, réplique Cyrus Bikerstaff. Prenez donc des mesures pour leur adjoindre des soldats de votre milice, et sous les ordres de l’un de vos officiers qui connaîtra bien le pays…
– Pardonnez, monsieur, répond sèchement Son Excellence, je n’ai pas l’habitude…
– Pardonnez aussi, répond Cyrus Bikerstaff, mais je vous préviens que si vous n’agissez pas à l’instant même, si notre ami, notre hôte, ne nous est pas rendu, la responsabilité retombera sur vous, et…
– Et?… demande le gouverneur d’un ton hautain.
– Les batteries de Standard-Island détruiront Suva de fond en comble, votre capitale, toutes les propriétés étrangères, qu’elles soient anglaises ou allemandes!»
L’ultimatum est formel, et il n’y a qu’à s’y soumettre. Les quelques canons de l’île ne pourraient lutter contre l’artillerie de Standard-Island. Le gouverneur se soumet donc, et, qu’on l’avoue, il aurait tout d’abord mieux valu qu’il le fît de meilleure grâce, au nom de l’humanité.
Une demi-heure après, cent hommes, marins et miliciens, débarquent à Suva, sous les ordres du commodore Simcoë, qui a voulu lui-même conduire cette opération. Le surintendant, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin, sont à ses côtés. Une escouade de la gendarmerie de Viti-Levou leur prête son concours.
Dès le départ, l’expédition se jette à travers la brousse, en contournant la baie de la Rewa, sous la direction du pilote qui connaît ces difficiles régions de l’intérieur. On coupe au plus court, d’un pas rapide, afin d’atteindre Tampoo dans le moins de temps possible…
Il n’a pas été nécessaire d’aller jusqu’au village. Vers une heure après minuit, ordre est donné à la colonne de faire halte.
Au plus profond d’un fourré presque impénétrable, on a vu l’éclat d’un foyer. Nul doute qu’il n’y ait là un rassemblement des naturels de Tampoo, puisque le village ne se trouve pas à une demi-heure de marche vers l’est.
Le Commodore Simcoë, le pilote, Calistus Munbar, les trois Parisiens, se portent en avant…
Ils n’ont pas fait cent pas qu’ils s’arrêtent et demeurent immobiles…
En regard d’un feu ardent, entouré d’une foule tumultueuse d’hommes et de femmes, Pinchinat, demi nu, est attaché à un arbre… et le chef fidgien court vers lui, la hache levée…
«Marchons… marchons! crie le commodore Simcoë à ses marins et à ses miliciens.
Surprise subite et terreur très justifiée de ces indigènes, auxquels le détachement n’épargne ni les coups de feu ni les coups de crosse. En un clin d’œil, la place est vide, et toute la bande s’est dispersée sous bois…
Pinchinat, détaché de l’arbre, tombe dans les bras de son ami Frascolin.
Comment exprimer ce que fut la joie de ces artistes, de ces frères, – à laquelle se mêlèrent quelques larmes et aussi des reproches très mérités.
«Mais, malheureux, dit le violoncelliste, qu’est-ce qui t’a pris de t’éloigner?…
– Malheureux, tant que tu voudras, mon vieux Sébastien, répond Pinchinat, mais n’accable pas un alto aussi peu habillé que je le suis en ce moment… Passez-moi mes vêtements, afin que je puisse me présenter d’une façon plus convenable devant les autorités!»
Ses vêtements, on les retrouve au pied d’un arbre, et il les reprend tout en conservant le plus beau sang-froid du monde. Puis, ce n’est que lorsqu’il est «présentable», qu’il vient serrer la main du commodore Simcoë et du surintendant.
«Voyons, lui dit Calistus Munbar, y croirez-vous, maintenant… au cannibalisme des Fidgiens?…
– Pas si cannibales que cela, ces fils de chiens, répond Son Altesse, puisqu’il ne me manque pas un membre!
– Toujours le même, satané fantaisiste! s’écrie Frascolin.
– Et savez-vous ce qui me vexait le plus dans cette situation de gibier humain sur le point d’être mis à la broche?… demande Pinchinat.
– Que je sois pendu, si je le devine! réplique Yvernès.
– Eh bien! ce n’était pas d’être mangé sur le pouce par ces indigènes!… Non! c’était d’être dévoré par un sauvage en habit… en habit bleu à boutons d’or… avec un parapluie sous le bras… un horrible pépin britannique!»
1 Ces relevés sont donnés d’après les cartes françaises dont le méridien zéro passe par Paris, – méridien qui était généralement adopté à cette époque.
2 Cette aroïdée est largement utilisée dans l’alimentation des naturels du Pacifique.