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Jules Verne

 

L'École des Robinsons 

 

(Chapitre XV-XVIII)

 

 

Illustrations par L. Benett

Librairie Hachette, 1940

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

XV

Où il arrive ce qui arrive au moins une fois dans la vie de tout Robinson vrai ou imaginaire

 

’avenir se montrait donc sous un jour moins sombre. Mais, si Tartelett, tout au présent, ne voyait dans la possession de ces instruments, de ces outils, de ces armes, qu’un moyen de rendre cette vie d’isolement un peu plus agréable, Godfrey, lui, songeait déjà à la possibilité de quitter l’île Phina. Ne pourrait-il, maintenant, construire une embarcation suffisamment solide, qui leur permettrait d’atteindre, soit une terre voisine, soit quelque navire passant en vue de l’île?

En attendant, ce furent les idées de Tartelett, dont la réalisation occupa plus spécialement les semaines qui suivirent.

Bientôt, en effet, la garde-robe de Will-Tree fut installée, mais il fut décidé qu’on n’en userait qu’avec toute la discrétion qu’imposait l’incertitude de l’avenir. Ne se servir de ces vêtements que dans la mesure du nécessaire, telle fut la règle à laquelle le professeur dut se soumettre.

«A quoi bon? disait-il en maugréant, c’est trop de parcimonie, mon cher Godfrey! Que diable! nous ne sommes pas des sauvages pour aller à demi nus!

– Je vous demande pardon, Tartelett, répondait Godfrey, nous sommes des sauvages, pas autre chose!

– Comme il vous plaira, mais vous verrez que nous aurons quitté l’île avant d’avoir usé ces habits!

– Je n’en sais rien, Tartelett, et mieux vaut en avoir de reste que d’en manquer!

– Enfin le dimanche au moins, le dimanche, sera-t-il permis de faire un peu de toilette?

– Eh bien, oui! le dimanche, et même les jours de fête, répondit Godfrey, qui ne voulut pas trop contrarier son frivole compagnon; mais, comme c’est précisément lundi aujourd’hui, nous avons toute une semaine avant de nous faire beaux!»

Il va sans dire que, depuis le moment où il était arrivé sur l’île, Godfrey n’avait pas manqué de marquer chacun des jours écoulés. Aussi, à l’aide du calendrier trouvé dans la malle, avait-il pu constater que ce jour-là était réellement un lundi.

Cependant, chacun s’était partagé la besogne quotidienne, suivant ses aptitudes. Il n’était plus nécessaire de veiller jour et nuit, sur un feu qu’on avait maintenant les moyens de rallumer. Tartelett put donc abandonner, non sans regret, cette tâche, qui lui convenait si bien. Il fut désormais chargé de l’approvisionnement des racines de yamph et de camas – de celles-ci surtout, qui faisaient le pain quotidien du ménage. Aussi le professeur, allait-il chaque jour à la récolte jusqu’à ces lignes d’arbustes, dont la prairie était bordée en arrière de Will-Tree. C’étaient un ou deux milles à faire, mais il s’y habitua. Puis il s’occupait, entre temps, de recueillir les huîtres ou autres mollusques dont on consommait une grande quantité.

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Godfrey, lui, s’était réservé le soin des animaux domestiques et des hôtes du poulailler. Le métier de boucher n’était pas pour lui plaire, mais enfin il surmontait sa répugnance. Aussi, grâce à lui, le pot-au-feu apparaissait-il fréquemment sur la table, suivi de quelque morceau de viande rôtie, ce qui formait un ordinaire assez varié. Quant au gibier, il abondait dans les bois de l’île Phina, et Godfrey se proposait de commencer ses chasses, dès que d’autres soins plus pressants lui en laisseraient le loisir. Il comptait bien utiliser les fusils, la poudre et le plomb de son arsenal; mais auparavant, il avait voulu que l’aménagement fût terminé.

Ses outils lui permirent d’établir quelques bancs à l’intérieur et à l’extérieur de Will-Tree. Les escabeaux furent dégrossis à la hache, la table, moins rugueuse, devint plus digne des plats, assiettes et couverts, dont l’ornait le professeur Tartelett. Les couchettes furent arrangées dans des cadres de bois, et leur literie d’herbe sèche pris un aspect plus engageant. Si les sommiers et les matelas manquaient encore, les couvertures, du moins, ne leur faisaient pas défaut. Les divers ustensiles de cuisine ne traînèrent plus à même le sol, mais ils trouvèrent place sur des planches fixées aux parois intérieures. Effets, linge, vêtements furent soigneusement serrés au fond de placards évidés dans l’écorce même du sequoia, à l’abri de la poussière. A de fortes chevilles on suspendit les armes, les instruments, qui décorèrent les parois sous forme de panoplies.

Godfrey voulut aussi fermer sa demeure, afin qu’à défaut d’autres êtres vivants, les animaux domestiques ne vinssent pas, pendant la nuit, troubler leur sommeil. Comme il ne pouvait pas tailler des planches avec l’unique scie à main, l’égoïne, qu’il possédait, il se servit encore de larges et épais morceaux d’écorce, qu’il détachait facilement. Il fabriqua ainsi une porte assez solide pour commander l’ouverture de Will-Tree. En même temps, il perça deux petites fenêtres, opposées l’une à l’autre, de manière à laisser pénétrer le jour et l’air à l’intérieur de la chambre. Des volets permettaient de les fermer pendant la nuit; mais, au moins, du matin au soir, il ne fut plus nécessaire de recourir à la clarté des torches résineuses qui enfumaient l’habitation.

Ce que Godfrey imaginerait plus tard pour s’éclairer pendant les longues soirées d’hiver, il ne le savait trop. Parviendrait-il à fabriquer quelques chandelles, avec la graisse de mouton, ou se contenterait-il de bougies de résiné plus soigneusement préparées? Ce serait à voir.

Une autre préoccupation, c’était d’arriver à construire une cheminée à l’intérieur de Will-Tree. Tant que durait la belle saison, le foyer, établi au dehors dans le creux d’un sequoia, suffisait à tous les besoins de la cuisine; mais, lorsque le mauvais temps serait venu, quand la pluie tomberait à torrents, alors qu’il faudrait combattre le froid dont on devait craindre l’extrême rigueur pendant une certaine période, force serait d’aviser au moyen de faire du feu à l’intérieur de l’habitation, et de donner à la fumée une issue suffisante. Cette importante question devrait être résolue en son temps.

Un travail très utile fut celui que Godfrey entreprit, afin de mettre en communication les deux rives du rio, sur la lisière du groupe de sequoias. Il parvint, non sans peine, à enfoncer des pieux dans les eaux vives, et il disposa quelques baliveaux qui servirent de pont. On pouvait aller ainsi au littoral du nord sans passer par un gué, qui obligeait à faire un détour de deux milles en aval.

Mais si Godfrey prenait toutes les précautions afin que l’existence fût à peu près possible sur cette île perdue du Pacifique, – au cas où son compagnon et lui seraient destinés à y vivre longtemps, à y vivre toujours peut-être! – il ne voulut rien négliger, cependant, de ce qui pouvait accroître les chances de salut.

L’île Phina n’était pas sur la route des navires: cela n’était que trop évident. Elle n’offrait aucun port de relâche, aucune ressource pour un ravitaillement. Rien ne pouvait engager les bâtiments à venir en prendre connaissance. Toutefois, il n’était pas impossible qu’un navire de guerre ou de commerce ne passât en vue. Il convenait donc de chercher le moyen d’attirer son attention et de lui montrer que l’île était habitée.

Dans ce but, Godfrey crut devoir installer un mât de pavillon à l’extrémité du cap qui se projetait vers le nord, et il sacrifia la moitié d’un des draps trouvés dans la malle. En outre, comme il craignait que la couleur blanche ne fût visible que dans un rayon très restreint, il essaya de teindre son pavillon avec les baies d’une sorte d’arbousier qui croissait au pied des dunes. Il obtint de la sorte un rouge vif, qu’il ne put rendre indélébile, faute de mordant, mais il devait en être quitte pour reteindre sa toile, lorsque le vent ou la pluie en auraient effacé la couleur.

Ces divers travaux l’occupèrent jusqu’au 15 août. Depuis plusieurs semaines, le ciel avait été presque constamment beau, à part deux ou trois orages d’une extrême violence, qui avaient déversé une grande quantité d’eau, dont le sol s’était avidement imprégné.

Vers cette époque, Godfrey commença son métier de chasseur. Mais, s’il était assez habile à manier un fusil, il ne pouvait compter sur Tartelett, qui en était encore à tirer son premier coup de feu.

Godfrey consacra donc plusieurs jours par semaine à la chasse au gibier de poil ou de plume, qui, sans être très abondant, devait suffire aux besoins de Will-Tree. Quelques perdrix, quelques bartavelles, une certaine quantité de bécassines, vinrent heureusement varier le menu habituel. Deux ou trois antilopes tombèrent aussi sous le plomb du jeune chasseur, et, pour n’avoir point coopéré à leur capture, le professeur ne les accueillit pas moins avec une vive satisfaction, lorsqu’elles se présentèrent sous la forme de cuissots et de côtelettes.

Mais, en même temps qu’il chassait, Godfrey n’oubliait pas de prendre un aperçu plus complet de l’île. Il pénétrait au fond de ces épaisses forêts, qui en occupaient la partie centrale. Il remontait le rio jusqu’à sa source, dont les eaux du versant ouest de la colline alimentaient le cours. Il s’élevait de nouveau au sommet du cône et redescendait par les talus opposés vers le littoral de l’est, qu’il n’avait pas encore visité.

«De toutes ces explorations, se répétait souvent Godfrey, il faut conclure ceci: c’est que l’île Phina ne renferme pas d’animal nuisible, ni fauve, ni serpent, ni saurien! Je n’en ai pas aperçu un seul! Certainement, s’il y en avait, mes coups de feu leur auraient donné l’éveil! C’est une heureuse circonstance! S’il avait fallu mettre Will-Tree à l’abri de leurs attaques, je ne sais trop comment nous y serions parvenus!»

Puis, passant à une autre déduction toute naturelle:

«Il faut en conclure aussi, se disait-il, que l’île n’est point habitée. Depuis longtemps déjà, indigènes ou naufragés seraient accourus au bruit des détonations! Il n’y a donc que cette inexplicable fumée, que, deux fois, j’ai cru apercevoir!…»

Le fait est que Godfrey n’avait jamais trouvé trace d’un feu quelconque. Quant à ces sources chaudes auxquelles il croyait pouvoir attribuer l’origine des vapeurs entrevues, l’île Phina, nullement volcanique, ne paraissait pas en contenir. Il fallait donc qu’il eût été deux fois le jouet de la même illusion.

D’ailleurs, cette apparition de fumée ou de vapeurs ne s’était plus reproduite. Lorsque Godfrey fit, une seconde fois, l’ascension du cône central, aussi bien que lorsqu’il remonta dans la haute ramure de Will-Tree, il ne vit rien qui fût de nature à attirer son attention. Il finit donc par oublier cette circonstance.

Plusieurs semaines se passèrent dans ces divers travaux d’aménagement, dans ces excursions de chasse. Chaque jour apportait une amélioration à la vie commune.

Tous les dimanches, ainsi qu’il avait été convenu, Tartelett revêtait ses plus beaux habits. Ce jour-là, il ne songeait qu’à se promener sous les grands arbres, en jouant de sa pochette. Il faisait des pas de glissades, se donnant des leçons à lui-même, puisque son élève avait positivement refusé de continuer son cours.

«A quoi bon? répondait Godfrey aux instances du professeur. Imaginez-vous, pouvez-vous imaginer un Robinson prenant des leçons de danse et de maintien?

– Et pourquoi pas? reprenait sérieusement Tartelett, pourquoi un Robinson serait-il dispensé de bonne tenue? Ce n’est pas pour les autres, c’est pour soi-même qu’il convient d’avoir de belles manières!»

A cela Godfrey n’avait rien à répondre. Pourtant, il ne se rendit pas, et le professeur en fut réduit à «professer à blanc».

Le 13 septembre fut marqué par une des plus grandes, une des plus tristes déceptions que puissent éprouver les infortunés qu’un naufrage a jetés sur une île déserte.

Si Godfrey n’avait jamais revu en un point quelconque de l’île les fumées inexplicables et introuvables, ce jour-là, vers trois heures du soir, son attention fut attirée par une longue vapeur, sur l’origine, de laquelle il n’y avait pas à se tromper.

Il était allé se promener jusqu’à l’extrémité de Flag-Point, – nom qu’il avait donné au cap sur lequel s’élevait le mât de pavillon. Or, voilà qu’en regardant à travers sa lunette, il aperçut au-dessus de l’horizon une fumée que le vent d’ouest rabattait dans la direction de l’île.

Le cœur de Godfrey battit avec violence:

«Un navire!» s’écria-t-il.

Mais ce navire, ce steamer, allait-il passer en vue de l’île Phina? Et, s’il passait, s’en approcherait-il assez pour que des signaux pussent être vus ou entendus de son bord? Ou bien cette fumée, à peine entrevue, allait-elle disparaître avec le bâtiment dans le, nord-ouest ou dans le sud-ouest de l’horizon?

Pendant deux heures, Godfrey fut en proie à des alternatives d’émotions plus faciles à indiquer qu’à décrire.

En effet, la fumée grandissait peu à peu. Elle s’épaississait, lorsque le steamer forçait ses feux, puis elle diminuait au point de disparaître, lorsque la pelletée de charbon était consumée. Toutefois le navire se rapprochait visiblement. Vers quatre heures du soir, sa coque se montrait à l’affleurement du ciel et de l’eau.

C’était un grand vapeur qui faisait route au nord-est, – Godfrey le reconnut aisément. Cette direction, s’il s’y maintenait, devait inévitablement le rapprocher de l’île Phina.

Godfrey avait tout d’abord songé à courir à Will-Tree, afin de prévenir Tartelett. Mais à quoi bon? La vue d’un seul homme faisant des signaux valait autant que la vue de deux. Il resta donc, sa lunette aux yeux, ne voulant pas perdre un seul des mouvements du navire.

Le steamer se rapprochait toujours de la côte, bien qu’il n’eût pas mis le cap directement sur l’île. Vers cinq heures, la ligne d’horizon s’élevait déjà plus haut que sa coque, ses trois mâts de goélette étaient visibles. Godfrey put même reconnaître les couleurs qui battaient à sa corne.

C’étaient les couleurs américaines.

«Mais, se dit-il, si j’aperçois ce pavillon il n’est pas possible que, du bord, on n’aperçoive pas le mien! Le vent le déploie de manière qu’il puisse être facilement vu avec une lunette! Si je faisais des signaux en l’élevant et l’abaissant à plusieurs reprises, afin de mieux indiquer que de terre on veut entrer en communication avec le navire? Oui! il n’y a pas un instant à perdre!»

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L’idée était bonne. Godfrey, courant à l’extrémité de Flag-Point, commença à manœuvrer son pavillon, comme on fait dans un salut; puis, il le laissa à mimât, c’est-à-dire en berne, – ce qui, suivant les usages maritimes, signifie que l’on demande secours et assistance.

Le steamer se rapprocha encore, à moins de trois milles du littoral, mais son pavillon, toujours immobile à la corne d’artimon, ne répondit pas à celui de Flag-Point!

Godfrey sentit son cœur se serrer. Certainement il n’avait pas été vu!… Il était six heures et demie, et le crépuscule allait se faire!

Cependant le steamer ne fut bientôt plus qu’à deux milles de la pointe du cap vers lequel il courait rapidement. A ce moment, le soleil disparaissait au-dessous de l’horizon. Avec les premières ombres de la nuit, il faudrait renoncer à tout espoir d’être aperçu.

Godfrey recommença, sans plus de succès, à hisser et à amener successivement son pavillon… On ne lui répondit pas.

Il tira alors plusieurs coups de fusil, bien que la distance fût grande encore et que le vent ne portât pas dans cette direction!… Aucune détonation ne lui arriva du bord.

La nuit, cependant, se faisait peu à peu; bientôt la coque du steamer ne fut plus visible. Il n’était pas douteux qu’avant une heure il aurait dépassé l’île Phina.

Godfrey, ne sachant que faire, eut alors l’idée d’enflammer un bouquet d’arbres résineux, qui croissait en arrière de Flag-Point. Il alluma un tas de feuilles sèches au moyen d’une amorce, puis il mit le feu au groupe de pins, qui brûla bientôt comme une énorme torche.

Mais les feux de bord ne répondirent point à ce feu de terre, et Godfrey revint tristement à Will-Tree, se sentant plus abandonné, peut-être, qu’il ne l’avait été jusque-là!

 

 

 

 XVI

Dans lequel se produit un incident qui ne saurait surprendre le lecteur

 

e coup frappa Godfrey. Cette chance inespérée, qui venait de lui échapper, se représenterait-elle jamais? Pouvait-il l’espérer? Non! L’indifférence de ce navire à passer en vue de l’île Phina, sans même chercher à la reconnaître, il était évident qu’elle serait partagée par tous autres bâtiments, qui s’aventureraient sur cette portion déserte du Pacifique. Pourquoi ceux-là y relâcheraient-ils plutôt que celui-ci, puisque cette île n’avait aucun port de refuge.

Godfrey passa une triste nuit. A chaque instant, réveillé en sursaut, comme s’il eût entendu quelque coup de canon au large, il se demandait alors si le steamer n’avait pas enfin aperçu ce grand feu qui flambait encore sur le littoral, s’il ne cherchait pas à signaler sa présence par une détonation?

Godfrey écoutait… Tout cela n’était qu’une illusion de son cerveau surexcité. Quand le jour eut reparu, il en vint à se dire que cette apparition d’un navire n’avait été qu’un rêve, qui avait commencé la veille, à trois heures du soir!

Mais, non! il n’était que trop certain qu’un bâtiment s’était montré en vue de l’île Phina, à moins de deux milles peut-être, et non moins certain qu’il n’y avait pas relâché!

De cette déception, Godfrey ne dit pas un mot à Tartelett. A quoi bon lui en parler? D’ailleurs, cet esprit frivole ne voyait jamais au-delà de vingt-quatre heures. Il ne songeait même plus aux chances qui pouvaient se présenter de quitter l’île. Il n’imaginait pas que l’avenir pût lui réserver de graves éventualités. San-Francisco commençait à s’effacer de son souvenir. Il n’avait pas de fiancée qui l’attendait, pas d’oncle Will à revoir. Si, sur ce bout de terre, il avait pu ouvrir un cours de danse, ses vœux auraient été comblés, – n’eût-il eu qu’un seul élève!

Eh bien, si le professeur ne songeait pas à quelque danger immédiat, qui fût de nature à compromettre sa sécurité dans cette île, dépourvue de fauves et d’indigènes, il avait tort. Ce jour même, son optimisme allait être mis à une rude épreuve.

Vers quatre heures du soir, Tartelett était allé, suivant son habitude, récolter des huîtres et des moules à la partie du rivage en arrière de Flag-Point, lorsque Godfrey le vit revenir tout courant à Will-Tree. Ses rares cheveux se hérissaient aux tempes. Il avait bien l’air d’un homme qui fuit, sans oser même retourner la tête.

«Qu’y a-t-il donc? s’écria Godfrey, non sans inquiétude, en se portant au-devant de son compagnon.

– Là!… là!… répondit Tartelett, qui montra du doigt cette portion de la mer, dont on apercevait un étroit segment, au nord, entre les grands arbres de Will-Tree.

– Mais qu’est-ce donc? demanda Godfrey, dont le premier mouvement fut de courir à la lisière des sequoias.

– Un canot!

– Un canot?

– Oui!… des sauvages!… toute une flottille de sauvages!… Des cannibales, peut-être!…»

Godfrey avait regardé dans la direction indiquée…

Ce n’était point une flottille, ainsi que le disait l’éperdu Tartelett, mais il ne se trompait que sur la quantité.

En effet, une petite embarcation, qui glissait sur la mer, très calme en ce moment, se dirigeait à un demi-mille de la côte, de manière à doubler Flag-Point.

«Et pourquoi seraient-ce des cannibales? dit Godfrey en se retournant vers le professeur.

– Parce que, dans les îles à Robinsons, répondit Tartelett, ce sont toujours des cannibales qui arrivent tôt ou tard!

– N’est-ce point là plutôt le canot d’un navire de commerce?

– D’un navire?…

– Oui… d’un steamer, qui a passé hier, dans l’après-midi, en vue de notre île?

– Et vous ne m’avez rien dit! s’écria Tartelett, en levant désespérément les bras au ciel.

– A quoi bon, répondit Godfrey, puisque je croyais que ce bâtiment avait définitivement disparu! Mais ce canot peut lui appartenir! Nous allons bien voir!…»

Godfrey, retournant rapidement à Will-Tree, y prit sa lunette et revint se poster à la lisière des arbres.

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De là, il put observer avec une extrême attention cette embarcation, d’où l’on devait nécessairement apercevoir le pavillon de Flag-Point, déployé sous une légère brise.

La lunette tomba des yeux de Godfrey.

«Des sauvages!… Oui!… Ce sont bien des sauvages!» s’écria-t-il.

Tartelett sentit ses jambes flageoler, et un tremblement d’épouvante passa par tout son être.

C’était, en effet, une embarcation de sauvages que Godfrey venait d’apercevoir, et qui s’avançait vers l’île. Construite comme une pirogue des îles polynésiennes, elle portait une assez grande voile en bambous tressés; un balancier, débordant sur bâbord, la maintenait en équilibre contre la bande qu’elle donnait sous le vent.

Godfrey distingua parfaitement la forme de l’embarcation: c’était un prao, – ce qui semblait indiquer que l’île Phina ne pouvait être très éloignée des parages de la Malaisie. Mais ce n’étaient point des Malais qui montaient cette pirogue: c’étaient des noirs, à demi nus, dont on pouvait compter une douzaine.

Le danger était donc grand d’être vus. Godfrey dut regretter, alors, d’avoir hissé ce pavillon que n’avait point aperçu le navire et que voyaient certainement les naturels du prao. Quant à l’abattre maintenant, il était trop tard.

Circonstance très regrettable, en effet. S’il était évident que ces sauvages avaient eu pour but, en quittant quelque île voisine, d’atteindre celle-ci, peut-être la croyaient-ils inhabitée, comme elle l’était réellement, avant le naufrage du Dream. Mais le pavillon était là, qui indiquait la présence d’êtres humains sur cette côte! Comment, alors, leur échapper s’ils débarquaient?

Godfrey ne savait quel parti prendre. En tout cas, observer si les naturels mettraient ou non le pied dans l’île, c’était là le plus pressé. Il aviserait ensuite.

La lunette aux yeux, il suivit donc le prao; il le vit contourner la pointe du promontoire, puis la doubler, puis redescendre le long du littoral, et, finalement, accoster l’embouchure même du rio, qui, deux milles en amont, passait à Will-Tree.

Si donc ces naturels s’imaginaient de remonter le cours du ruisseau, ils arriveraient, en peu de temps, au groupe de sequoias, sans qu’il fût possible de les en empêcher.

Godfrey et Tartelett revinrent rapidement à leur habitation. Il s’agissait, avant tout, de prendre quelques mesures, qui pourraient la mettre à l’abri d’une surprise et donner le temps de préparer sa défense. C’est à quoi songeait uniquement Godfrey. Quant au professeur, ses idées suivaient un tout autre cours.

«Ah çà! se disait-il, c’est donc une fatalité! C’est donc écrit! On ne peut donc y échapper! On ne peut donc devenir un Robinson sans qu’une pirogue accoste votre île, sans que des cannibales y apparaissent un jour ou l’autre! Nous ne sommes ici que depuis trois mois, et les voilà déjà! Ah! décidément, ni monsieur de Foë, ni monsieur Wyss n’ont exagéré les choses! Faites-vous donc Robinson, après cela!»

Digne Tartelett, on ne se fait pas Robinson, on le devient, et tu ne savais pas si bien dire en comparant ta situation à celle des héros des deux romanciers anglais et suisse.

Voici quelles précautions furent immédiatement prises par Godfrey dès son retour à Will-Tree. Le foyer allumé dans le creux du sequoia fut éteint, et on en dispersa les cendres, afin de ne laisser aucune trace; coqs, poules et poulets étaient déjà dans le poulailler pour y passer la nuit, et on dut se contenter d’en obstruer l’entrée avec des broussailles, de manière à le dissimuler le plus possible; les autres bêtes, agoutis, moutons et chèvres, furent chassés dans la prairie, mais il était fâcheux qu’eux aussi ne pussent être renfermés dans une étable; tous les instruments et outils étant rentrés dans la demeure, rien ne fut laissé au dehors de ce qui aurait pu indiquer la présence ou le passage d’êtres humains. Puis, la porte fut hermétiquement fermée, après que Godfrey et Tartelett eurent pris place dans Will-Tree. Cette porte, faite d’écorce de sequoia, se confondait avec l’écorce du tronc, et pourrait peut-être échapper aux yeux des naturels, qui n’y regarderaient pas de très près. Il en fut de même des deux fenêtres, sur lesquelles les auvents avaient été rabattus. Puis, tout fut éteint à l’intérieur de l’habitation, qui demeura dans une obscurité complète.

Que cette nuit fut longue! Godfrey et Tartelett écoutaient les moindres bruits du dehors. Le craquement d’une branche sèche, un souffle du vent les faisaient tressaillir. Ils croyaient entendre marcher sous les arbres. Il leur semblait que l’on rôdait autour de Will-Tree. Alors Godfrey, se hissant à l’une des fenêtres, soulevait un peu l’auvent et regardait anxieusement dans l’ombre.

Rien encore.

Cependant Godfrey entendit bientôt des pas sur le sol. Son oreille ne pouvait l’avoir trompé, cette fois. Il regarda encore, mais il n’aperçut qu’une des chèvres qui venait chercher abri sous les arbres.

Du reste, si quelques-uns des naturels parvenaient à découvrir l’habitation cachée dans l’énorme sequoia, le parti de Godfrey était pris: il entraînerait Tartelett avec lui par le boyau intérieur, il se réfugierait jusque sur les hautes branches, où il serait mieux en mesure de résister. Avec des fusils et des revolvers à sa disposition, avec des munitions en abondance, peut-être aurait-il quelque chance de l’emporter sur une douzaine de sauvages, dépourvus d’armes à feu. Si ceux-ci, au cas où ils seraient munis d’arcs et de flèches, attaquaient d’en bas, il n’était pas probable qu’ils eussent l’avantage contre des fusils bien dirigés d’en haut. Si, au contraire, ils forçaient la porte de l’habitation et cherchaient à gagner la haute ramure par l’intérieur, il leur serait malaisé d’y parvenir, puisqu’ils devraient passer par un étroit orifice, que les assiégés pouvaient aisément défendre.

Au surplus, Godfrey ne parla point de cette éventualité à Tartelett. Le pauvre homme était déjà assez épouvanté de l’arrivée du prao. La pensée qu’il serait peut-être obligé de se réfugier dans la partie supérieure de l’arbre, comme dans un nid d’aigle, n’eût pas été pour lui rendre un peu de calme. Si cela devenait nécessaire, au dernier instant, Godfrey l’entraînerait, sans même lui laisser le temps de la réflexion.

La nuit s’écoula dans des alternatives de crainte et d’espoir. Aucune attaque directe ne se produisit. Les sauvages ne s’étaient pas encore portés jusqu’au groupe des sequoias. Peut-être attendaient-ils le jour pour s’aventurer à travers l’île.

«C’est probablement ce qu’ils feront, disait Godfrey, puisque notre pavillon leur indique qu’elle est habitée! Mais ils ne sont qu’une douzaine et ont quelques précautions à prendre! Comment supposeraient-ils qu’ils n’auront affaire qu’à deux naufragés? Non! ils ne se hasarderont qu’en plein jour… à moins qu’ils ne s’installent…

– A moins qu’ils ne se rembarquent, dès que le jour sera venu, répondit Tartelett.

– Se rembarquer? Mais alors que seraient-ils venus faire à l’île Phina pour une nuit?

– Je ne sais pas!… répondit le professeur, qui, dans son effroi, ne pouvait expliquer l’arrivée de ces naturels que par le besoin de se repaître de chair humaine.

– Quoi qu’il en soit, reprit Godfrey, demain matin, si ces sauvages ne sont pas venus à Will-Tree, nous irons en reconnaissance.

– Nous?…

– Oui! nous!… Rien ne serait plus imprudent que de se séparer! Qui sait s’il ne faudra pas nous réfugier dans les bois du centre, nous y cacher pendant quelques jours… jusqu’au départ du prao! Non! nous resterons ensemble, Tartelett!

– Chut!… dit le professeur d’une voix tremblante. Il me semble que j’entends au dehors…»

Godfrey se hissa de nouveau à la fenêtre et redescendit presque aussitôt.

– Non! dit-il. Rien encore de suspect! Ce sont nos bêtes qui rentrent sous le bois.

– Chassées, peut-être! s’écria Tartelett.

– Elles paraissent fort tranquilles, au contraire, répondit Godfrey. Je croirais plutôt qu’elles viennent seulement chercher un abri contre la rosée du matin.

– Ah! murmura Tartelett d’un ton si piteux que Godfrey eût ri volontiers sans la gravité des circonstances, voilà des choses qui ne nous arriveraient pas à l’hôtel Kolderup, dans Montgomery-Street!

– Le jour ne tardera pas à se lever, dit alors Godfrey. Avant une heure, si les indigènes n’ont pas paru, nous quitterons Will-Tree, et nous irons en reconnaissance dans le nord de l’île. – Vous êtes bien capable de tenir un fusil, Tartelett?

– Tenir!… oui!…

– Et de tirer dans une direction déterminée?

– Je ne sais pas!… Je n’ai jamais essayé, et vous pouvez être sûr, Godfrey, que ma balle n’ira pas…

– Qui sait si la détonation seule ne suffira pas à effrayer ces sauvages!»

Une heure après, il faisait assez jour pour que le regard pût s’étendre au-delà du groupe de sequoias.

Godfrey releva alors successivement, mais avec précaution, les auvents des deux fenêtres. A travers celle qui s’ouvrait vers le sud, il ne vit rien que d’ordinaire. Les animaux domestiques erraient paisiblement sous les arbres et ne paraissaient nullement effrayés. Examen fait, Godfrey referma soigneusement cette fenêtre. A travers la baie dirigée vers le nord, la vue pouvait se porter jusqu’au littoral. On apercevait même, à deux milles environ, l’extrémité de Flag-Point; mais, l’embouchure du rio, à l’endroit où les sauvages avaient débarqué la veille, n’était pas visible.

Godfrey regarda d’abord, sans se servir de sa lunette, afin d’observer les environs de Will-Tree de ce côté de l’île Phina.

Tout était parfaitement tranquille.

Godfrey, prenant alors sa lunette, parcourut le périple du littoral jusqu’à la pointe du promontoire de Flag-Point. Peut-être, et comme l’avait dit Tartelett, bien que cela eût été inexplicable, les naturels se seraient-ils embarqués, après une nuit passée à terre, sans même avoir cherché à reconnaître si l’île était habitée.

 

 

 

 XVII

Dans lequel le fusil du professeur Tartelett fait véritablement merveille

 

ais alors une exclamation échappa à Godfrey, qui fit bondir le professeur. On n’en pouvait plus douter, les sauvages devaient savoir que l’île était occupée par des êtres humains, puisque le pavillon, hissé jusqu’alors à l’extrémité du cap, emporté par eux, ne flottait plus en berne au mât de Flag-Point!

Le moment était donc venu de mettre à exécution le parti projeté: aller en reconnaissance, afin de voir si les naturels étaient encore dans l’île et ce qu’ils y faisaient.

«Partons, dit-il à son compagnon.

– Partir! mais… répondit Tartelett.

– Aimez-vous mieux rester ici?

– Avec vous, Godfrey… oui!

– Non… seul!

– Seul!… Jamais!…

– Venez donc!»

Tartelett, comprenant bien que rien ne ferait revenir Godfrey sur sa décision, se décida à l’accompagner. Demeurer seul à Will-Tree, il n’en aurait pas eu le courage.

Avant de sortir, Godfrey s’assura que ses armes étaient en état. Les deux fusils furent chargés à balle, et l’un d’eux passa dans la main du professeur, qui parut aussi embarrassé de cet engin que l’eût été un naturel des Pomotou. En outre, il dut suspendre un des couteaux de chasse à sa ceinture, à laquelle était déjà attachée la cartouchière. La pensée lui était bien venue d’emporter aussi sa pochette, – s’imaginant peut-être que des sauvages seraient sensibles au charme de ce crin-crin, dont tout le talent d’un virtuose n’eût pas racheté l’aigreur.

Godfrey eut quelque peine à lui faire abandonner cette idée, aussi ridicule que peu pratique.

Il devait être alors six heures du matin. La cime des sequoias s’égayait des premiers rayons du soleil.

Godfrey entr’ouvrit la porte, il fit un pas au dehors, il observa le groupe d’arbres.

Solitude complète.

Les animaux étaient retournés dans la prairie. On les voyait brouter tranquillement, à un quart de mille. Rien chez eux ne dénotait la moindre inquiétude.

Godfrey fit signe à Tartelett de le rejoindre. Le professeur, tout à fait gauche sous son harnais de combat, le suivit, non sans montrer quelque hésitation.

Alors Godfrey referma la porte, après s’être assuré qu’elle se confondait absolument avec l’écorce du sequoia. Puis, ayant jeté au pied de l’arbre un paquet de broussailles, qui furent maintenues par quelques grosses pierres, il se dirigea vers le rio, dont il comptait descendre les rives, s’il le fallait, jusqu’à son embouchure.

Tartelett le suivait, non sans faire précéder chacun de ses pas d’un regard inquiet, porté circulairement jusqu’à la limite de l’horizon; mais la crainte de rester seul fit qu’il ne se laissa point devancer.

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Arrivé à la lisière du groupe d’arbres, Godfrey s’arrêta. Tirant alors sa lorgnette de son étui, il parcourut avec une extrême attention toute la partie du littoral qui se développait depuis le promontoire de Flag-Point jusqu’à l’angle nord-est de l’île.

Pas un être vivant ne s’y montrait; pas une fumée de campement ne s’élevait dans l’air.

L’extrémité du cap était également déserte, mais on y retrouverait, sans doute, de nombreuses empreintes de pas fraîchement faites. Quant au mât, Godfrey ne s’était pas trompé. Si la hampe se dressait toujours sur la dernière roche du cap, elle était veuve de son pavillon. Évidemment les naturels, après être venus jusqu’à cet endroit, s’étaient emparés de l’étoffe rouge, qui devait exciter leur convoitise; puis, ils avaient dû regagner leur embarcation à l’embouchure du rio.

Godfrey se retourna alors de manière à embrasser du regard tout le littoral de l’ouest.

Ce n’était qu’un vaste désert depuis Flag-Point jusqu’au-delà du périmètre de Dream-Bay.

Du reste, nulle embarcation n’apparaissait à la surface de la mer. Si les naturels avaient repris leur prao, il fallait en conclure que, maintenant, il rasait le rivage, à l’abri des roches, et d’assez près pour qu’il ne fût pas possible de l’apercevoir.

Cependant Godfrey ne pouvait pas, ne voulait pas rester dans l’incertitude. Il lui importait de savoir si, oui ou non, le prao avait définitivement quitté l’île.

Or, dans le but de s’en assurer, il était nécessaire de gagner l’endroit où les naturels avaient débarqué la veille, c’est-à-dire l’embouchure même du rio, qui formait une étroite crique.

C’est ce qui fut immédiatement tenté.

Les bords du petit cours d’eau, ombragés de quelques bouquets d’arbres, étaient encadrés d’arbustes sur un espace de deux milles environ. Au-delà, pendant cinq à six cents yards jusqu’à la mer, le rio coulait à rives découvertes. Cette disposition allait donc permettre de s’approcher, sans risquer d’être aperçus, près du lieu de débarquement. Il se pouvait, cependant, que les sauvages se fussent déjà hasardés à remonter le cours du ruisseau. Aussi, afin de parer à cette éventualité, il y aurait lieu de n’avancer qu’avec une extrême prudence.

Cependant Godfrey pensait, non sans raison, qu’à cette heure matinale les naturels, fatigués par une longue traversée, ne devaient pas avoir quitté le lieu de mouillage. Peut-être même y dormaient-ils encore, soit dans leur pirogue, soit à terre. En ce cas, on verrait s’il ne conviendrait pas de les surprendre.

Le projet fut donc mis à exécution sans retard. Il importait de ne pas se laisser devancer. En pareilles circonstances, le plus souvent l’avantage appartient aux premiers coups. Les fusils armés, on en vérifia les amorces, les revolvers furent également visités; puis, Godfrey et Tartelett commencèrent à descendre, en se défilant, la rive gauche du rio.

Tout était calme aux alentours. Des volées d’oiseaux s’ébattaient d’une rive à l’autre, se poursuivant à travers les hautes branches, sans montrer aucune inquiétude.

Godfrey marchait le premier, mais on peut croire que son compagnon devait se fatiguer à lui emboîter le pas. En allant d’un arbre à l’autre, tous deux gagnaient ainsi vers le littoral, sans trop risquer d’être aperçus. Ici, les buissons d’arbustes les dérobaient à la rive opposée; là, leur tête même disparaissait au milieu des grandes herbes, dont l’agitation aurait plutôt annoncé le passage d’un homme que celui d’un animal. Mais, quoi qu’il en soit, la flèche d’un arc ou la pierre d’une fronde pouvait toujours arriver à l’improviste. Il convenait de se défier.

Cependant, malgré les recommandations qui lui étaient faites, Tartelett, butant mal à propos contre certaines souches à fleur de terre, fit deux ou trois chutes, qui auraient pu compromettre la situation. Godfrey en arriva à regretter de s’être fait suivre d’un tel maladroit. En vérité, le pauvre homme ne devait pas lui être d’un grand secours. Mieux eût valu, sans doute, le laisser à Will-Tree, ou, s’il n’avait pas voulu y consentir, le cacher dans quelque taillis de la forêt; mais il était trop tard.

Une heure après avoir quitté le groupe des sequoias, Godfrey et son compagnon avaient franchi un mille, – un mille seulement, – car la marche n’était pas facile sous ces hautes herbes et entre ces haies d’arbustes. Ni l’un ni l’autre, n’avaient encore rien vu de suspect.

En cet endroit, les arbres manquaient sur un espace d’une centaine de yards au moins, le rio coulait entre ses rives dénudées, le pays se montrait plus découvert.

Godfrey s’arrêta. Il observa soigneusement toute la prairie sur la droite et sur la gauche du ruisseau.

Rien encore de nature à inquiéter, rien qui indiquât l’approche des sauvages. Il est vrai que ceux-ci, ne pouvant douter que l’île ne fût habitée, ne se seraient point avancés sans précautions; ils auraient mis autant de prudence à s’aventurer, en remontant le cours de la petite rivière, que Godfrey en mettait à le descendre. Il fallait donc supposer que, s’ils rôdaient aux environs, ce n’était pas sans profiter, eux aussi, de l’abri de ces arbres ou de ces hauts buissons de lentisques et de myrtes, très convenablement disposés pour une embuscade.

Effet bizarre, mais assez naturel, en somme. A mesure qu’il avançait, Tartelett, ne voyant aucun ennemi, perdait peu à peu de ses inquiétudes et commençait à parler avec mépris de ces «cannibales pour rire». Godfrey, au contraire, paraissait être plus anxieux. Ce fut en redoublant de précautions, qu’après avoir traversé l’espace dénudé, il reprit la rive gauche sous le couvert des arbres.

Une heure de marche le conduisit alors à l’endroit où les rives n’étaient plus bordées que d’arbustes rabougris, où l’herbe, moins épaisse, commençait à se ressentir du voisinage de la mer.

Dans ces conditions, il était difficile de se cacher, à moins de ne plus s’avancer qu’en rampant sur le sol.

C’est ce que fit Godfrey, c’est aussi ce qu’il recommanda à Tartelett de faire.

«Il n’y a plus de sauvages! Il n’y a plus d’anthropophages! Ils sont partis! dit le professeur.

– Il y en a! répondit vivement Godfrey à voix basse. Ils doivent être là!… A plat ventre, Tartelett, à plat ventre! Soyez prêt à faire feu, mais ne tirez pas sans mon ordre!»

Godfrey avait prononcé ces paroles avec un tel accent d’autorité, que le professeur, sentant ses jambes se dérober sous lui, n’eut aucun effort à faire pour se trouver dans la position demandée.

Et il fit bien!

En effet, ce n’était pas sans raison que Godfrey venait de parler comme il l’avait fait.

De la place que tous les deux occupaient alors, on ne pouvait voir ni le littoral, ni l’endroit où le rio se jetait dans la mer. Cela tenait à ce qu’un coude des berges arrêtait brusquement le regard à une distance de cent pas; mais, au-dessus de ce court horizon, fermé par les tumescences des rives, une épaisse fumée s’élevait droit dans l’air.

Godfrey, allongé sous l’herbe, le doigt sur la gâchette de son fusil, observait le littoral.

«Cette fumée, se dit-il, ne serait-elle pas de la nature de celles que j’ai déjà entrevues par deux fois? Faut-il en conclure que des naturels ont déjà débarqué au nord et au sud de l’île, que ces fumées provenaient de feux allumés par eux? Mais non! ce n’est pas possible, puisque je n’ai jamais trouvé ni cendres, ni traces de foyer, ni charbons éteints! Ah! cette fois, je saurai bien à quoi m’en tenir!»

Et, par un habile mouvement de reptation que Tartelett imita de son mieux, il parvint, sans dépasser les herbes de la tête, à se porter jusqu’au coude du rio.

De là, son regard pouvait observer aisément toute la partie du rivage, à travers laquelle se déversait la petite rivière.

Un cri faillit lui échapper!… Sa main s’aplatit sur l’épaule du professeur, pour lui interdire tout mouvement!… Inutile d’aller plus loin!… Godfrey voyait enfin ce qu’il était venu voir.

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Un grand feu de bois, allumé sur la grève, au milieu des basses roches, secouait vers le ciel son panache de fumée. Autour de ce feu, l’attisant avec de nouvelles brassées de bois dont ils avaient fait un monceau, allaient et venaient les naturels, qui avaient débarqué la veille. Leur canot était amarré à une grosse pierre, et, soulevé par la marée montante, il se balançait sur les petites lames du ressac.

Godfrey pouvait distinguer tout ce qui se passait sur la plage, sans employer sa lunette. Il n’était pas à plus de deux cents pas du feu, dont il entendait même les crépitements. Il comprit aussitôt qu’il n’avait point à craindre d’être surpris par derrière, que tous les noirs, qu’il avait comptés dans le prao, étaient réunis en cet endroit.

Dix sur douze, en effet, s’occupaient, les uns à entretenir le foyer, les autres à enfoncer des pieux en terre, avec l’évidente intention d’installer une broche à la mode polynésienne. Un onzième, qui paraissait être le chef, se promenait sur la grève, et portait souvent les yeux vers l’intérieur de l’île, comme s’il eût craint quelque attaque.

Godfrey reconnut sur les épaules de ce naturel l’étoffe rouge de son pavillon, devenu un oripeau de toilette.

Quant au douzième sauvage, il était étendu sur le sol, étroitement attaché à un piquet.

Godfrey ne comprit que trop à quel sort ce malheureux était destiné. Cette broche, c’était pour l’embrocher! Ce feu, c’était pour le faire rôtir!… Tartelett ne s’était donc pas trompé la veille, lorsque, par pressentiment, il traitait ces gens de cannibales!

Il faut convenir aussi qu’il ne s’était pas trompé davantage, en disant que les aventures des Robinsons, vrais ou imaginaires, étaient toutes calquées les unes sur les autres! Bien certainement, Godfrey et lui se trouvaient alors dans la même situation que le héros de Daniel de Foë, lorsque les sauvages débarquèrent sur son île. Tous deux allaient, sans doute, assister à la même scène de cannibalisme.

Eh bien, Godfrey était décidé à se conduire comme ce héros! Non! il ne laisserait pas massacrer le prisonnier qu’attendaient ces estomacs d’anthropophages! Il était bien armé. Ses deux fusils, – quatre coups, – ses deux revolvers, – douze coups, – pouvaient avoir facilement raison de onze coquins, que la détonation d’une arme à feu suffirait peut-être à faire détaler. Cette détermination prise, il attendit avec un parfait sang-froid le moment d’intervenir par un éclat de foudre.

Il ne devait pas longtemps attendre.

En effet, vingt minutes à peine s’étaient écoulées, lorsque le chef se rapprocha du foyer: Puis, d’un geste, il montra le prisonnier aux naturels qui attendaient ses ordres.

Godfrey se leva. Tartelett, sans savoir pourquoi, par exemple, en fit autant. Il ne comprenait même pas où en voulait venir son compagnon, qui ne lui avait rien dit de ses projets.

Godfrey s’imaginait, évidemment, que les sauvages, à son aspect, feraient un mouvement quelconque, soit pour fuir vers leur embarcation, soit pour s’élancer vers lui…

Il n’en fut rien. Il ne semblait même pas qu’il eût été aperçu; mais, à ce moment, le chef fit un geste plus significatif… Trois de ses compagnons, se dirigeant vers le prisonnier, vinrent le délier et le forcèrent à marcher du côté du feu.

C’était un homme jeune encore, qui, sentant sa dernière heure venue, voulut résister. Décidé, s’il le pouvait, à vendre chèrement sa vie; il commença par repousser les naturels qui le tenaient; mais il fut bientôt terrassé et le chef, saisissant une sorte de hache de pierre, s’élança pour lui fracasser la tête.

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Godfrey poussa un cri qui fut suivi d’une détonation. Une balle avait sifflé dans l’air, et il fallait qu’elle eût mortellement frappé le chef, car celui-ci tomba sur le sol.

Au bruit de la détonation, les sauvages, surpris comme s’ils n’avaient jamais entendu un coup de feu, s’arrêtèrent. A la vue de Godfrey, ceux qui tenaient le prisonnier le lâchèrent un instant.

Aussitôt, ce pauvre diable de se relever, de courir vers l’endroit où il apercevait ce libérateur inattendu.

En ce moment retentit une seconde détonation.

C’était Tartelett, qui, sans viser – il fermait si bien les yeux, l’excellent homme! – venait de tirer, et la crosse de son fusil lui appliquait sur la joue droite la plus belle gifle qu’eût jamais reçue un professeur de danse et de maintien.

Mais, – ce que c’est que le hasard! – un second sauvage tomba près du chef.

Ce fut une déroute alors. Peut-être les survivants pensèrent-ils qu’ils avaient affaire à une nombreuse troupe d’indigènes, auxquels ils ne pourraient résister? Peut-être furent-ils tout simplement épouvantés à la vue de ces deux blancs, qui semblaient disposer d’une foudre de poche! Et les voilà, ramassant les deux blessés, les emportant, se précipitant dans leur prao, faisant force de pagaies pour sortir de la petite crique, déployant leur voile, prenant de vent du large, filant vers le promontoire de Flag-Point, qu’ils ne tardèrent pas à doubler.

Godfrey n’eut pas la pensée de les poursuivre. A quoi bon en tuer davantage? Il avait sauvé leur victime, il les avait mis en fuite, c’était là l’important. Tout cela s’était fait dans de telles conditions que, certainement, ces cannibales n’oseraient jamais revenir à l’île Phina. Tout était donc pour le mieux. Il n’y avait plus qu’à jouir d’une victoire, dont Tartelett n’hésitait pas à s’attribuer la grande part.

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Pendant ce temps, le prisonnier avait rejoint son sauveur. Un instant, il s’était arrêté, avec la crainte que lui inspiraient ces êtres supérieurs; mais, presque aussitôt, il avait repris sa course. Dès qu’il fut arrivé devant les deux blancs, il se courba jusqu’au sol; puis, prenant le pied de Godfrey, il le plaça sur sa tête en signe de servitude.

C’était à croire que ce naturel de la Polynésie, lui aussi, avait lu Robinson Crusoé!

 

 

 

 XVIII

Qui traite de l’éducation morale et physique d’un simple indigène du pacifique

 

odfrey releva aussitôt le pauvre diable, qui restait prosterné devant lui. Il le regarda bien en face.

C’était un homme âgé de trente-cinq ans au plus, uniquement vêtu d’un lambeau d’étoffe qui lui ceignait les reins. A ses traits, comme à la conformation de sa tête, on pouvait reconnaître en lui le type du noir africain. Le confondre avec les misérables abâtardis des îles polynésiennes, qui, par la dépression du crâne, la longueur des bras, se rapprochent si étrangement du singe, cela n’eût pas été possible.

Maintenant, comment il se faisait qu’un nègre du Soudan ou de l’Abyssinie fût tombé entre les mains des naturels d’un archipel du Pacifique, on n’aurait pu le savoir que si ce noir eût parlé l’anglais ou l’une des deux ou trois langues européennes que Godfrey pouvait entendre. Mais il fut bientôt constant que ce malheureux n’employait qu’un idiome absolument incompréhensible, – probablement le langage de ces indigènes, chez lesquels, sans doute, il était arrivé fort jeune.

En effet, Godfrey l’avait immédiatement interrogé en anglais: il n’en avait obtenu aucune réponse. Il lui fit alors comprendre par signes, non sans peine, qu’il voulait savoir son nom.

Après quelques essais infructueux, ce nègre, qui, en somme, avait une très intelligente et même très honnête figure, répondit à la demande qui lui était faite par ce seul mot:

«Carèfinotu.

– Carèfinotu! s’écria Tartelett… Voyez-vous ce nom?… Je propose, moi, de l’appeler «Mercredi», puisque c’est aujourd’hui mercredi, ainsi que cela se fait toujours dans les îles à Robinsons! Est-ce qu’il est permis de se nommer Carèfinotu?

– Si c’est son nom, à cet homme, répondit Godfrey, pourquoi ne le garderait-ils pas?»

Et, en ce moment, il sentit une main s’appuyer sur sa poitrine, tandis que toute la physionomie du noir semblait lui demander comment il s’appelait lui-même.

«Godfrey!» répondit-il.

Le noir essaya de répéter son nom; mais bien que Godfrey les lui eût répété plusieurs fois, il ne parvint pas à le prononcer d’une façon intelligible. Alors il se tourna vers le professeur, comme pour savoir le sien.

«Tartelett, répondit celui-ci d’un ton aimable.

– Tartelett!» répéta Carèfinotu.

Et il fallait que cet assemblage de syllabes fût convenablement accommodé pour la disposition des corde vocales de son gosier, car il le prononça très distinctement.

Le professeur en parut extrêmement flatté. En vérité, il y avait de quoi l’être!

C’est alors que Godfrey, voulant mettre à profit l’intelligence de ce noir, essaya de lui faire comprendre qu’il désirait savoir quel était le nom de l’île. Il lui montra donc de la main l’ensemble des bois, des prairies, des collines, puis le littoral qui les encadrait, puis l’horizon de mer, et il l’interrogea du regard.

Carèfinotu, ne comprenant pas immédiatement ce dont il s’agissait, imita le geste de Godfrey, il tourna sur lui-même en parcourant des yeux tout l’espace.

«Arneka, dit-il enfin.

– Arneka? reprit Godfrey en frappant le sol du pied pour mieux accentuer sa demande.

– Arneka!» répéta le noir.

Cela n’apprenait rien à Godfrey, ni sur le nom géographique que devait porter l’île, ni sur sa situation dans le Pacifique. Ses souvenirs ne lui rappelaient aucunement ce nom: c’était probablement une dénomination indigène, peut-être inconnue des cartographes.

Cependant, Carèfinotu ne cessait de regarder les deux blancs, non sans quelque stupeur, allant de l’un à l’autre, comme s’il eût voulu bien établir dans son esprit les différences qui les caractérisaient. Sa bouche souriait en découvrant de magnifiques dents blanches, que Tartelett n’examinait pas sans une certaine réserve.

«Si ces dents-là, dit-il, n’ont jamais mordu à la chair humaine, je veux que ma pochette éclate dans ma main!

– En tout cas, Tartelett, répondit Godfrey, notre nouveau compagnon n’a plus l’air d’un pauvre diable que l’on va faire cuire et manger! C’est le principal!»

Ce qui attirait plus particulièrement l’attention de Carèfinotu, c’étaient les armes que portaient Godfrey et Tartelett, – aussi bien le fusil qu’ils tenaient à la main que le revolver passé à leur ceinture.

Godfrey s’aperçut aisément de ce sentiment de curiosité. Il était évident que le sauvage n’avait jamais vu d’arme à feu. Se disait-il que c’était un de ces tubes de fer qui avait lancé la foudre, amené sa propre délivrance?

On pouvait en douter.

Godfrey voulut alors lui donner, non sans raison, une haute idée de la puissance des blancs. Il arma son fusil, puis, montrant à Carèfinotu une bartavelle qui voletait dans la prairie à une cinquantaine de pas, il épaula vivement, et fit feu: l’oiseau tomba.

Au bruit de la détonation, le noir avait fait un saut prodigieux, que Tartelett ne put s’empêcher d’admirer au point de vue chorégraphique. Surmontant alors sa frayeur, voyant lé volatile qui, l’aile cassée, se traînait dans les herbes, il prit son élan, et, aussi rapide qu’un chien de chasse, il courut vers l’oiseau, puis, avec force gambades, moitié joyeux, moitié stupéfait, il le rapporta à son maître.

Tartelett eut alors la pensée de montrer à Carèfinotu que le Grand-Esprit l’avait gratifié, lui aussi, de la puissance foudroyante. Aussi, apercevant un martin-pêcheur, tranquillement perché sur un vieux tronc, près du rio, il le coucha en joue.

«Non, fit aussitôt Godfrey. Ne tirez pas, Tartelett!

– Et pourquoi?

– Songez donc! si, par malechance, vous alliez manquer cet oiseau, nous serions diminués dans l’esprit de ce noir!

 – Et pourquoi le manquerais-je? répondit Tartelett, non sans une petite pointe d’aigreur. Est-ce que pendant la bataille à plus de cent pas, pour la première fois que je maniais un fusil, je n’ai pas touché en pleine poitrine l’un de ces anthropophages?

– Vous l’avez touché, évidemment, dit Godfrey, puisqu’il est tombé, mais croyez-moi, Tartelett, dans l’intérêt commun, ne tentez pas deux fois la fortune!»

Le professeur, un peu dépité, se laissa convaincre, cependant; il remit son fusil sur son épaule, – crânement, – et tous deux, suivis de Carèfinotu, revinrent à Will-Tree.

Là, ce fut une véritable surprise pour le nouvel hôte de l’île Phina, que cet aménagement si heureusement disposé dans la partie intérieure du sequoia. On dut tout d’abord lui indiquer, en les employant devant lui, à quel usage servaient ces outils, ces instruments, ces ustensiles. Il fallait que Carèfinotu appartînt ou eût vécu chez des sauvages placés au dernier rang de l’échelle humaine, car le fer même semblait lui être inconnu. Il ne comprenait pas que la marmite ne prît pas feu, quand on la mettait sur des charbons ardents; il voulait la retirer, au grand déplaisir de Tartelett, chargé de surveiller les différentes phases du bouillon. Devant un miroir qui lui fut présenté, il éprouva aussi une stupéfaction complète: il le tournait, il le retournait pour voir si sa propre personne ne se trouvait pas derrière.

«Mais, c’est à peine un singe, ce moricaud! s’écria le professeur, en faisant une moue dédaigneuse.

– Non, Tartelett, répondit Godfrey, c’est plus qu’un singe, puisqu’il regarde derrière le miroir, – ce qui prouve de sa part un raisonnement dont n’est capable aucun animal!

– Enfin, je le veux bien, admettons que ce ne soit pas un singe, dit Tartelett, en secouant la tête d’un air peu convaincu; mais nous verrons bien si un pareil être peut nous être bon à quelque chose!

– J’en suis sûr!» répondit Godfrey.

En tout cas, Carèfinotu ne se montra pas difficile devant les mets qui lui furent présentés. Il les flaira d’abord, il y goûta du bout des dents, et, un fin de compte, le déjeuner dont il prit sa part, la soupe d’agouti, la bartavelle tuée par Godfrey, une épaule de mouton, accompagnée de camas et de yamph, suffirent à peine à calmer la faim qui le dévorait.

«Je vois que ce pauvre diable a bon appétit! dit Godfrey.

– Oui, répondit Tartelett, et on fera bien de surveiller ses instincts de cannibale, à ce gaillard-là!

– Allons donc, Tartelett! Nous saurons lui faire passer le goût de la chair humaine, s’il l’a jamais eu!

– Je n’en jurerais pas, répondit le professeur. Il paraît que lorsqu’on y a goûté!…»

Pendant que tous deux causaient ainsi, Carèfinotu les écoutait avec une extrême attention. Ses yeux brillaient d’intelligence. On voyait qu’il aurait voulu comprendre ce qui se disait en sa présence. Il parlait alors, lui aussi, avec une extrême volubilité, mais ce n’était qu’une suite d’onomatopées dénuées de sens, d’interjections criardes, où dominaient les a et les ou, comme dans la plupart des idiomes polynésiens.

Enfin, quel qu’il fût, ce noir, si providentiellement sauvé, c’était un nouveau compagnon; disons-le, ce devait être un dévoué serviteur, un véritable esclave, que le hasard le plus inattendu venait d’envoyer aux hôtes de Will-Tree. Il était vigoureux, adroit, actif; par la suite, aucune besogne ne le rebuta. Il montrait une réelle aptitude à imiter ce qu’il voyait faire. Ce fut de cette manière que Godfrey procéda à son éducation. Le soin des animaux domestiques, la récolte des racines et des fruits, le dépeçage des moutons ou agoutis, qui devaient servir à la nourriture du jour, la fabrication d’une sorte de cidre que l’on tirait des pommes sauvages du manzanilla, il s’acquittait soigneusement de tout, après l’avoir vu faire.

Quoi qu’en pût penser Tartelett, Godfrey n’éprouva jamais aucune défiance de ce sauvage, et il ne semblait pas qu’il dût jamais avoir lieu de s’en repentir. S’il s’inquiétait, c’était du retour possible des cannibales, qui connaissaient maintenant la situation de l’île Phina.

Dès le premier jour, une couchette avait été réservée à Carèfinotu dans la chambre de Will-Tree; mais le plus souvent, à moins que la pluie ne tombât, il préférait dormir au dehors, dans quelque creux d’arbre, comme s’il eût voulu être mieux posté pour la garde de l’habitation.

Pendant les quinze jours qui suivirent son arrivée sur l’île, Carèfinotu accompagna plusieurs fois Godfrey à la chasse. Sa surprise était toujours extrême à voir tomber les pièces de gibier, ainsi frappées à distance; mais alors il faisait office de chien avec un entrain, un élan, qu’aucun obstacle, haie, buisson, ruisseau, ne pouvait arrêter. Peu à peu, Godfrey s’attacha donc très sérieusement à ce noir. Il n’y avait qu’un progrès auquel Carèfinotu se montrait absolument réfractaire: c’était l’emploi de la langue anglaise. Quelque effort qu’il y mît, il ne parvenait pas à prononcer les mots les plus usuels que Godfrey, et surtout le professeur Tartelett, s’entêtant à cette tâche, essayaient de lui apprendre.

Ainsi se passait le temps. Mais si le présent était assez supportable, grâce à un heureux concours de circonstances, si aucun danger immédiat ne menaçait, Godfrey ne devait-il pas se demander comment il pourrait jamais quitter cette île, quel moyen il parviendrait enfin à se rapatrier! Pas de jour où il ne pensât à son oncle Will, à sa fiancée! Ce n’était pas sans une secrète appréhension qu’il voyait s’approcher la saison mauvaise, qui mettrait entre ses amis, sa famille et lui, une barrière plus infranchissable encore!

Le 27 septembre, une circonstance se produisit. Si elle amena un surcroît de besogne pour Godfrey et ses deux compagnons, elle leur assura, du moins, une abondante réserve de nourriture.

Godfrey et Carèfinotu étaient occupés à la récolte des mollusques à la pointe extrême de Dream-Bay, lorsqu’ils aperçurent sous le vent une innombrable quantité de petits îlots mobiles, que la marée montante poussait doucement vers le littoral. C’était comme une sorte d’archipel flottant, à la surface duquel se promenaient ou voletaient quelques-uns de ces oiseaux de mer à vaste envergure, que l’on désigne parfois sous le nom d’éperviers marins.

Qu’étaient donc ces masses, qui voguaient de conserve, s’élevant ou s’abaissant à l’ondulation des lames?

Godfrey ne savait que penser, lorsque Carèfinotu se jeta à plat ventre; puis, ramassant sa tête dans ses épaules, repliant sous lui ses bras et ses jambes, il se mit à imiter les mouvements d’un animal qui rampe lentement sur le sol.

Godfrey le regardait, sans rien comprendre à cette bizarre gymnastique. Puis, tout à coup:

«Des tortues!» s’écria-t-il.

Carèfinotu ne s’était point trompé. Il y avait là, sur un espace d’un mille carré, des myriades des tortues qui nageaient à fleur d’eau. Cent brasses avant d’atteindre le littoral, la plupart disparurent en plongeant, et les éperviers, auxquels le point d’appui vint à manquer, s’élevèrent dans l’air en décrivent de larges spirales. Mais, très heureusement, une centaine de ces amphibies ne tardèrent pas à s’échouer au rivage.

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Godfrey et le noir eurent vite fait de courir sur la grève au-devant de ce gibier marin, dont chaque pièce mesurait au moins trois à quatre pieds de diamètre. Or, le seul moyen d’empêcher ces tortues de regagner la mer, c’était de les retourner sur le dos; ce fut donc à cette rude besogne que Godfrey et Carèfinotu s’occupèrent, non sans grande fatigue.

Les jours suivants furent consacrés à recueillir tout ce butin. La chair de tortue, qui est excellente fraîche ou conservée, pouvait être gardée sous ces deux formes. En prévision de l’hiver, Godfrey en fit saler la plus grande partie, de manière à pouvoir s’en servir pour les besoins de chaque jour. Mais, pendant quelque temps, il y eut sur la table certains bouillons de tortue, dont Tartelett ne fut pas seul à se régaler.

A part cet incident, la monotonie de l’existence ne fut plus troublée en rien. Chaque jour, les mêmes heures étaient consacrées aux mêmes travaux. Cette vie ne serait-elle pas plus triste encore, lorsque la saison d’hiver obligerait Godfrey et ses compagnons à se renfermer dans Will-Tree? Godfrey n’y songeait pas sans une certaine anxiété. Mais qu’y faire?

En attendant, il continuait à explorer l’île Phina, il employait à chasser tout le temps que ne réclamait pas une plus pressante besogne. Le plus souvent, Carèfinotu l’accompagnait, tandis que Tartelett restait au logis. Décidément, il n’était pas chasseur, bien que son premier coup de fusil eût été un coup de maître!

Or, ce fut pendant une de ces excursions qu’il se produisit un incident inattendu, de nature à compromettre gravement dans l’avenir la sécurité des hôtes de Will-Tree.

Godfrey et le noir étaient allés chasser dans la grande forêt centrale, au pied de la colline qui formait l’arête principale de l’île Phina. Depuis le matin, ils n’avaient vu passer que deux ou trois antilopes à travers les hautes futaies, mais à une trop grande distance pour qu’il eût été possible de les tirer avec quelque chance de les abattre.

Or, comme Godfrey, qui n’était point en quête de menu gibier, ne cherchait pas à détruire pour détruire, il se résignait à revenir bredouille. S’il le regrettait, ce n’était pas tant pour la chair d’antilope que pour la peau de ces ruminants, dont il comptait faire un bon emploi.

Il était déjà trois heures après-midi. Avant comme après le déjeuner, que son compagnon et lui avaient fait sous bois, il n’avait pas été plus heureux. Tous deux s’apprêtaient donc à regagner Will-Tree pour l’heure du dîner, lorsque, au moment de franchir la lisière de la forêt, Carèfinotu fit un bond; puis, se précipitant sur Godfrey, il le saisit par les épaules et l’entraîna avec une vigueur telle, que celui-ci ne put résister.

Vingt pas plus loin, Godfrey s’arrêtait, il reprenait haleine, et, se tournant vers Carèfinotu, il l’interrogeait du regard.

Le noir, très effrayé, la main tendue, montrait un animal immobile, à moins de cinquante pas.

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C’était un ours gris, dont les pattes embrassaient le tronc d’un arbre, et qui remuait de haut en bas sa grosse tête, comme s’il eût été sur le point de se jeter sur les deux chasseurs.

Aussitôt, sans même prendre le temps de la réflexion, Godfrey arma son fusil et fit feu, avant que Carèfinotu n’eût pu l’en empêcher.

L’énorme plantigrade fut-il atteint par la balle? c’est probable. Était-il tué? on ne pouvait l’assurer; mais ses pattes se détendirent, et il roula au pied de l’arbre.

Il n’y avait pas à s’attarder. Une lutte directe avec un aussi formidable animal aurait pu avoir les plus funestes résultats. On sait que, dans les forêts de la Californie, l’attaque des ours gris fait courir, même aux chasseurs de profession, les plus terribles dangers.

Aussi, le noir saisit-il Godfrey par le bras, afin de l’entraîner rapidement vers Will-Tree. Godfrey, comprenant qu’il ne saurait être trop prudent, se laissa faire.

 

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