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Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

 

 

Chapitre IV

Dans lequel le terrible combat entre l’Occident et l’Orient
se termine à l’avantage de ce dernier

 

rès habitués depuis quelque temps à des complications de mille sortes, on peut affirmer, toutefois, que ni le gabarier ni Juhel ne s’attendaient à celle-là. Maître Antifer, le célibataire endurci, ainsi mis au pied du mur, et quel mur?… Le mur du mariage qu’il lui était enjoint de franchir, sous peine de perdre sa part de l’énorme succession!

Juhel pria son oncle de narrer plus explicitement les choses. Celui-ci les conta au milieu de bordées de jurons explosifs, qui éclataient comme des projectiles, – lesquels, malheureusement, ne pouvaient atteindre le Zambuco, abrité dans sa maison du quartier des Maltais.

Le voyez-vous, ce vieux garçon, arrivé à l’âge de quarante-six ans, marié à une demoiselle de quarante-sept, devenant une espèce d’oriental, quelque chose comme un Antifer-Pacha!

Gildas Trégomain et Juhel, absolument interloqués, se regardaient en silence; mais la même pensée, sans doute, leur traversait le cerveau.

«Enfoncés, les millions! se disait le gabarier.

– Et plus d’obstacle à mon mariage avec ma chère Énogate!» se disait Juhel.

En effet, que maître Antifer en passât par les exigences de Zambuco, qu’il consentît à devenir le beau-frère du banquier, cela était de tout point inadmissible. Il n’aurait pu se soumettre à cette fantaisie, quand même il se fût agi d’un milliard!…

Cependant le Malouin allait et venait d’une extrémité à l’autre du salon. Puis, il s’arrêtait, s’asseyait, s’approchait de son neveu et de son ami comme pour les dévisager bien en face, et détournait aussitôt les yeux. Le vrai est qu’il faisait peine à voir, et si jamais Gildas Trégomain dut le croire à deux pas de perdre l’esprit, ce fut en ce moment. Aussi Juhel et lui se trouvèrent-ils tacitement d’accord de ne point le contrarier, quoi qu’il pût dire. Avec le temps cet esprit déséquilibré reviendrait à une saine entente de la situation.

Il reprit enfin la parole, hachant ses phrases d’onomatopées furibondes:

«Cent millions… perdus par l’entêtement de ce coquin!… Est-ce qu’il ne mériterait pas d’être guillotiné… pendu… fusillé… poignardé… empoisonné… empalé tout à la fois!… Il se refuse à me donner sa latitude si je n’épouse pas… Épouser cette guenon maltaise… dont ne voudrait pas un singe de la Sénégambie!… Me voyez-vous le mari de cette demoiselle Talisma?»

Certes non! ses amis ne le voyaient pas, et l’introduction d’une pareille belle-sœur et tante au sein de l’honorable famille des Antifer, ç’eût été une de ces invraisemblables éventualités que personne n’eût voulu admettre.

«Dis donc… gabarier?…

– Mon ami?

– Est-ce que quelqu’un a le droit de laisser cent millions cachés au fond d’un trou, quand il n’aurait qu’un pas à faire pour les en retirer?

– Je ne suis pas préparé à répondre à cette question! répliqua évasivement le bon Trégomain.

– Ah! tu n’es pas préparé!… s’écria maître Antifer, en jetant son chapeau dans un coin du salon. Eh bien!… es-tu préparé pour répondre à celle-ci ?…

– Laquelle?…

– Si un individu chargeait un bateau – disons une gabare… une Charmante-Amélie, si tu veux…»

Gildas Trégomain sentait bien que la Charmante-Amélie allait passer un mauvais quart d’heure.

«… S’il chargeait cette vieille carcasse de cent millions d’or, et s’il annonçait publiquement qu’il va la saborder en pleine mer afin de noyer ses millions, est-ce que tu crois que le gouvernement le laisserait agir à sa guise?… Allons!… parle!

– Je ne le pense pas, mon ami.

– Et c’est pourtant ce que ce monstre de Zambuco a mis dans sa tête!… Il n’a qu’un mot à dire pour que ses millions et les miens soient retrouvés, et il s’obstine à se taire!

– Je ne connais pas de gueux plus abominable! répliqua Gildas Trégomain, qui parvint à se donner l’accent de la colère.

– Voyons… Juhel?…

– Mon oncle?…

– Si nous le dénoncions aux autorités?…

– Sans doute, c’est un dernier moyen…

– Oui… car les autorités peuvent faire ce qui est interdit à un particulier… Elles peuvent lui appliquer la question… le tenailler aux mamelles… lui rôtir les pattes à petit feu… et il faudra bien qu’il s’exécute!

– L’idée n’est pas mauvaise, mon oncle.

– Excellente, Juhel, et, pour avoir raison de cet horrible mercanti, j’aimerais mieux sacrifier ma part de trésor et l’abandonner à la fortune publique…

– Ah! voilà qui serait beau, noble, généreux! s’écria le gabarier. Voilà qui serait digne d’un Français… d’un Malouin… d’un véritable Antifer…»

Sans doute, en émettant cette proposition, l’oncle de Juhel était allé plus loin qu’il ne voulait, car il lança un si terrible regard à Gildas Trégomain que le digne homme arrêta court son élan d’admiration.

«Cent millions!… cent millions!… répétait maître Antifer. Je le tuerai… ce Zambuco de malheur…

– Mon oncle!…

– Mon ami!?…»

Et véritablement, en l’état d’exaspération où il se trouvait, on pouvait craindre que le Malouin ne risquât quelque mauvais coup… dont il n’eût pas été responsable, d’ailleurs, puisqu’il aurait agi dans un accès d’aliénation mentale.

Mais, lorsque Gildas Trégomain et Juhel tentèrent de le calmer, il les repoussa violemment, les accusant de pactiser avec ses ennemis, de soutenir le Zambuco, de ne pas vouloir l’aider à l’écraser comme un cafard de soute aux provisions!

«Laissez-moi… laissez-moi!» s’écria-t-il enfin.

Et, ramassant son chapeau, il fit claquer les portes, se précipita hors du salon.

Tous deux, s’imaginant que maître Antifer allait se rendre à la maison du banquier, résolurent de s’élancer sur ses traces afin de prévenir un malheur. Heureusement, ils se rassurèrent en le voyant prendre le grand escalier et remonter à sa chambre, où il s’enferma à double tour.

«C’est ce qu’il avait de mieux à faire! conclut le gabarier en hochant la tête.

– Oui… le pauvre oncle!» répondit Juhel.

Après une pareille scène, ils ne purent dîner que très sommairement, n’ayant plus appétit.

Le repas achevé, les deux amis quittèrent l’hôtel, afin d’aller respirer le bon air sur les bords du Bahira. En sortant, ils rencontèrent Ben-Omar accompagné de Nazim. Y avait-il inconvénient à instruire le notaire de ce qui s’était passé?… Non, sans doute. Et, lorsque celui-ci eut connaissance des conditions qu’imposait le banquier à maître Antifer:

«Il faut qu’il épouse mademoiselle Zambuco!» s’écria-t-il. Il n’a pas le droit de refuser… Non! il n’a pas ce droit!»

C’était aussi l’avis de Saouk, qui, lui, n’eût pas hésité à contracter un mariage quelconque, si ce mariage eût dû lui apporter une pareille dot. Gildas Trégomain et Juhel leur tournèrent le dos et suivirent, tout pensifs, l’allée de la Marine.

Une belle soirée, rafraîchie par la brise de mer, invitait à la promenade la population tunisienne. Le jeune capitaine et le gabarier se dirigèrent en flânant vers le mur d’enceinte, franchirent la porte, firent les cent pas au bord du lac, et finalement vinrent s’asseoir à une table du café Wina, où, tout en s’offrant un flacon de Manouba, ils purent causer à l’aise de la situation. Pour eux, rien de plus simple à présent. Maître Antifer ne consentirait jamais à se soumettre aux injonctions du banquier Zambuco… Donc, nécessité de renoncer à découvrir l’îlot numéro deux… Donc, obligation de quitter Tunis sur le prochain paquebot… Donc, cette immense satisfaction de revenir en France par le plus court.

C’était évidemment la seule solution possible. On n’en serait pas plus malheureux pour rentrer à Saint-Malo sans rapporter le gros sac de Kamylk-Pacha. Aussi, pourquoi Son Excellence s’était-elle avisée de tant de manigances!

Vers neuf heures, Gildas Trégomain et Juhel reprirent le chemin de l’hôtel. Ils regagnèrent leur chambre, après s’être arrêtés un instant devant celle de leur oncle et ami. Celui-ci ne dormait pas. Il ne s’était même point couché. Il marchait à pas précipités, il parlait d’une voix haletante, et ces mots s’entre-choquaient dans sa bouche:

«Millions… millions… millions!»

Le gabarier fit de la main ce geste qui indique qu’on a le cerveau en complet détraquement. Puis, tous deux, se souhaitant la bonne nuit, se séparèrent très inquiets.

Le lendemain, Gildas Trégomain et Juhel se levèrent au petit jour. Le devoir ne leur commandait-il pas d’aller retrouver maître Antifer, d’examiner une dernière fois la situation telle qu’elle résultait du refus de Zambuco, de prendre enfin une détermination sans retard? Et cette détermination, ne devait-elle pas aboutir au projet suivant: boucler ses malles et quitter Tunis? Or, d’après les informations obtenues par le jeune capitaine, le paquebot, qui avait fait escale à la Goulette, devait appareiller le soir même pour Marseille. Qu’est-ce que Juhel n’aurait pas donné pour que son oncle fût déjà à bord, enfermé dans sa cabine, et à quelque vingtaine de milles du littoral africain!

Le gabarier et lui suivirent le couloir qui menait à la chambre de maître Antifer.

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Ils frappèrent à la porte.

Pas de réponse.

Juhel frappa une seconde fois plus fort…

Même silence.

Est-ce que son oncle dormait de ce sommeil de marin qui résiste aux détonations des pièces de vingt-quatre?… Ou plutôt, dans un moment de désespoir, d’un accès de fièvre chaude, est-ce qu’il aurait…?

Descendre quatre à quatre l’escalier jusqu’à la loge du portier, Juhel l’eut fait en un instant, tandis que le gabarier, sentant ses jambes flageoler, se retenait à la rampe afin de ne pas rouler jusqu’en bas.

«Maître Antifer?…

– Il est sorti de grand matin, répondit le portier à la demande que lui adressa le jeune capitaine.

– Et il n’a pas dit où il allait?…

– Il ne l’a pas dit.

– Est-il donc retourné chez ce coquin de Zambuco? s’écria Juhel, qui entraîna vivement Gildas Trégomain sur la place de la Marine.

– Mais… s’il y est… c’est donc qu’il consent… murmura le gabarier en levant les bras au ciel.

– Ce n’est pas possible!… s’écria Juhel.

– Non! ce n’est pas possible!… Le vois-tu revenant à Saint-Malo, dans sa maison de la rue des Hautes-Salles, flanqué de Mlle Talisma Zambuco, et ramenant à notre petite Énogate une tante maltaise?…

– Une guenon… a dit mon oncle!»

Et, au dernier degré de l’inquiétude, ils allèrent s’installer devant une table du café qui fait face à l’Hôtel de France. De là, ils pourraient guetter le retour de maître Antifer.

On dit que la nuit porte conseil, mais on ne dit pas que ce conseil soit toujours le bon. Ce qui n’était que trop vrai, c’est que, dès le point du jour, notre Malouin avait repris le chemin du quartier maltais, et atteint la maison du banquier en quelques minutes, comme s’il avait eu une meute de chiens enragés à ses trousses…

Zambuco, d’habitude, se levait avec le soleil et se couchait à la même heure que lui. Le banquier et l’astre radieux accomplissaient de conserve leur course diurne. Le premier était donc sur son fauteuil, le bureau devant lui, le coffre derrière, lorsque maître Antifer fut introduit en sa présence.

«Bonjour, dit-il, en ajustant ses lunettes, pour mieux encadrer dans leur lentille la face de son visiteur.

– Est-ce toujours votre dernier mot?… répondit immédiatement celui-ci pour entamer l’entretien.

– Mon dernier.

– Vous refusez de me livrer la lettre de Kamylk-Pacha, si je ne consens pas à épouser votre sœur?…

– Je refuse.

– Alors j’épouserai…

– Je le savais bien! Une femme qui vous apporte cinquante millions en dot!… Le fils de Rothschild aurait été trop heureux de devenir l’époux de Talisma…

– Soit… je serai trop heureux! répondit maître Antifer avec une grimace qu’il n’essaya point de dissimuler.

– Venez donc, beau-frère», répondit Zambuco.

Et il se leva comme s’il allait prendre l’escalier et monter à l’étage supérieur de la maison.

– Est-ce qu’elle est ici?…» s’écria maître Antifer.

Et sa physionomie était bien celle du condamné au moment où on le réveille, et à qui le gardien de la prison vient de dire: Allons… du courage!… C’est pour aujourd’hui.

«Calmez votre impatience, mon bel amoureux! répliqua le banquier. Oubliez-vous donc que Talisma est à Malte?…

– Où allons-nous alors?… répondit maître Antifer en poussant un soupir de soulagement.

– Au télégraphe.

– Afin de lui annoncer la nouvelle?…

– Oui… et l’engager à nous rejoindre ici…

– Annoncez-lui la nouvelle, si vous le voulez, monsieur Zambuco, mais je vous préviens que mon intention n’est pas d’attendre… ma future… à Tunis.

– Et pourquoi?…

– Parce que vous et moi, nous n’avons pas de temps à perdre! Est-ce que le plus pressé n’est pas de se mettre à la recherche de l’îlot dès que nous aurons connaissance de son gisement?…

– Eh! beau-frère, huit jours plus tôt, huit jours plus tard, qu’importe!

– Il importe beaucoup, au contraire, et vous devez avoir autant de hâte que moi d’entrer en possession de l’héritage de Kamylk-Pacha!»

Oui… autant, à tout le moins, car ce banquier, avare et rapace, bien qu’il essayât de cacher son impatience sous une indifférence de commande, brûlait du désir d’encoffrer sa part des millions. Aussi se décida-t-il à donner raison à son interlocuteur.

«Soit, dit-il, je ne vous contrarierai point… Je ne ferai venir ma sœur qu’à notre retour… Mais il est convenable que je la prévienne du bonheur qui l’attend.

– Oui… qui l’attend! répondit Pierre-Servan-Malo, sans préciser autrement quel genre de bonheur il réservait à celle qui guettait depuis tant d’années l’époux de ses rêves!

– Seulement, reprit Zambuco, il faut me donner un engagement en règle.

– Écrivais-je, et je le signerai.

– Avec un dédit?…

– D’accord. De combien… le dédit?…

– Disons les cinquante millions que vous aurez touchés pour votre part…

– C’est entendu… et finissons-en!» répondit maître Antifer, résigné à devenir le mari de Mlle Talisma Zambuco, puisqu’il ne pouvait échapper à ce bonheur.

Le banquier prit une feuille de papier blanc, et de sa grosse écriture, il libella en bonne et due forme l’engagement dont tous les termes furent minutieusement pesés. Il était stipulé que la part recueillie par maître Antifer en sa qualité de légataire de Kamylk-Pacha, reviendrait tout entière à Mlle Talisma Zambuco, en cas que son fiancé refuserait de la prendre en légitime mariage, quinze jours après la découverte du trésor.

Et, de son nom, orné d’un paraphe à fioritures rageuses, Pierre-Servan-Malo signa l’engagement que le banquier serra dans un tiroir secret de son coffre-fort.

En même temps, il en tirait un papier jauni… C’était la lettre de Kamylk-Pacha, arrivée vingt ans avant.

De son côté, maître Antifer, après avoir extrait un portefeuille de sa poche, y prit un papier, non moins jauni sous la patine des années… C’était le document trouvé sur l’îlot numéro un.

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Les voyez-vous ces deux héritiers, se regardant comme des duellistes qui vont lier le fer, leurs bras se tendant peu à peu, leurs doigts tremblant au contact de ces papiers qu’ils semblent livrer à regret?… Quelle scène pour un observateur! Cent millions qu’un même geste allait réunir en une seule famille!

«Votre lettre?… dit maître Antifer.

– Votre document?» répondit le banquier.

L’échange fut fait. Il était temps. Le cœur de ces deux hommes battait avec une telle violence qu’il eût fini par éclater.

Le document, indiquant qu’il devait être remis par un certain Antifer de Saint-Malo à un certain Zambuco de Tunis, portait cette longitude: 7°23’ à l’est du méridien de Paris.

La lettre, marquant que ledit Zambuco de Tunis recevrait un jour la visite dudit Antifer de Saint-Malo, portait cette latitude: 3°17’ sud.

Il suffisait maintenant de croiser ces deux lignes sur une carte pour relever le gisement de l’îlot numéro deux.

«Vous avez sans doute un atlas? demanda le banquier.

– Un atlas et un neveu, répondit maître Antifer.

– Un neveu?…

– Oui… un jeune capitaine au long cours, qui se chargera de l’opération.

– Où est-il ce neveu ?…

– A l’Hôtel de France.

Allons-y, beau-frère! dit le banquier, en se coiffant d’un vieux chapeau à larges bords.

– Allons!» répondit maître Antifer.

Tous deux se dirigèrent vers la place de la Marine. Arrivé devant le bureau de poste, Zambuco voulut y entrer afin d’expédier une dépêche à Malte.

Maître Antifer ne fit aucune objection. C’était le moins que Mlle Talisma Zambuco fût prévenue que sa main avait été sollicitée par un «officier de la marine française», et accordée par son frère, dans des conditions de fortune et de famille des plus acceptables.

Le télégramme payé et enregistré, nos deux personnages revinrent sur la place. Gildas Trégomain et Juhel, les ayant aperçus, s’empressèrent de les rejoindre aussitôt.

A leur vue, le premier mouvement de maître Antifer fut de détourner la tête. Mais il se raidit contre cette faiblesse inopportune, et présentant son compagnon d’une voix impérieuse.

«Le banquier Zambuco», dit-il.

Le banquier jeta aux compagnons de son futur beau-frère un regard en-dessous qui n’avait rien de sympathique.

Puis, maître Antifer ajouta, à l’adresse de Zambuco:

«Mon neveu Juhel… Gildas Trégomain, mon ami.»

Alors, sur un signe, tous le suivirent à l’hôtel, évitèrent en passant Ben-Omar et Nazim qu’ils n’eurent pas même l’air de connaître, montèrent l’escalier, entrèrent dans la chambre du Malouin, dont la porte fut soigneusement refermée.

Maître Antifer alla retirer de sa valise l’atlas apporté de Saint-Malo. Il l’ouvrit à la mappemonde planisphérique, et se retournant vers Juhel:

«Sept degrés vingt-trois minutes de longitude est et trois degrés dix-sept minutes de latitude sud», dit-il.

Juhel ne put retenir un geste de dépit. Une latitude sud?… Kamylk-Pacha les envoyait donc au-delà de l’Équateur? Ah! sa pauvre petite Énogate!… C’est à peine si Gildas Trégomain osait le regarder!

«Eh bien… qu’attends-tu?…» lui demanda son oncle d’un ton tel que le jeune capitaine n’eut plus qu’à obéir.

Il prit son compas, et suivant de la pointe le septième méridien auquel il ajouta les vingt-trois minutes, il descendit jusqu’au cercle équatorial. Parcourant alors le parallèle de 3° 17’, il le traça jusqu’à son point d’intersection avec le méridien.

«Eh bien?… réitéra maître Antifer, où sommes-nous?

– Dans le golfe de Guinée.

– Et plus exactement?…

– A la hauteur de l’État du Loango.

– Et plus exactement encore?…

– Dans les parages de la baie Ma-Yumba…

– Demain matin, dit maître Antifer, nous prendrons la diligence pour Bône, et à Bône, nous prendrons le chemin de fer jusqu’à Oran.»

 

Ceci fut envoyé de ce ton habituel aux capitaines de vaisseau qui commandent un branle-bas, lorsque l’ennemi est en vue.

Puis, se retournant vers le banquier:

«Vous nous accompagnez, sans aucun doute?…

– Sans aucun doute.

– Jusqu’au golfe de Guinée?…

– Jusqu’au bout du monde, s’il le faut!

– Bien… soyez prêt pour le départ…

– Je le serai, beau-frère.»

Gildas Trégomain laissa échapper un involontaire «aïe!» Devant cette qualification si nouvelle à ses oreilles, il était tellement abasourdi qu’il ne put répondre au salut ironique dont le banquier l’honora en se retirant.

Et enfin, lorsque les trois Malouins se trouvèrent seuls dans la chambre:

«Ainsi… tu as consenti?… dit Gildas Trégomain.

– Oui… gabarier !… Après ?»

Après?… il n’y avait rien à objecter, et c’est pourquoi Gildas Trégomain et Juhel jugèrent à propos de se taire.

Deux heures plus tard, le banquier recevait un télégramme expédié de Malte.

Mlle Talisma Zambuco se disait la plus heureuse des filles en attendant d’être la plus heureuse des femmes!

 

 

Chapitre V

Dans lequel Ben-Omar est à même de comparer les deux genres de locomotion,
par la voie de terre et par la voie de mer

 

cette époque, le réseau tunisien, qui se raccorde actuellement avec le réseau algérien, ne fonctionnait pas encore. Nos voyageurs comptaient prendre à Bône le railway qui desservait les provinces de Constantine, d’Alger et d’Oran.

Maître Antifer et ses compagnons avaient abandonné, au petit jour, la capitale de la Régence. Il va sans dire que le banquier Zambuco était des leurs, et que Ben-Omar, doublé de Nazim, n’avait pas manqué de se joindre à eux. Une véritable caravane de six personnes, – lesquelles, cette fois, savaient où les entraînait cet irrésistible appétit de millions. Il n’y avait eu aucune raison d’en faire mystère au notaire Ben-Omar, et, par conséquent, Saouk n’ignorait pas que l’expédition à la recherche de l’îlot numéro deux aurait pour théâtre ce large golfe de Guinée, qui renferme sous la hanche gauche de l’Afrique les parages du Loango.

«Une étape de belle longueur, avait dit Juhel à Ben-Omar, et libre à vous d’abandonner la partie, si vous redoutez les fatigues de ce nouveau voyage!»

Et, en effet, d’Alger au Loango, que de centaines de milles à franchir par mer!

Cependant Ben-Omar n’avait pas hésité à partir, il est vrai que Saouk ne lui eût pas permis une hésitation. Et puis ce magnifique tantième qui miroitait à ses yeux…

Donc, ce 24 avril, maître Antifer entraînant Gildas Trégomain et Juhel, Saouk entraînant Ben-Omar, Zambuco s’entraînant lui-même, occupaient les diverses places de la diligence qui fait le service entre Tunis et Bône. Peut-être n’échangerait-on pas un seul mot, mais du moins on voyagerait ensemble.

N’oublions pas que, la veille, Juhel avait adressé une nouvelle lettre à Énogate. Dans quelques jours, la jeune fille et sa mère sauraient vers quel point du globe maître Antifer courait à la recherche de son fameux legs, maintenant entamé de cinquante pour cent. Ce n’était pas trop d’estimer à un mois environ la durée de cette seconde partie du voyage, et les fiancés ne devaient guère espérer de se revoir avant la mi-mai. Quel désespoir éprouverait Énogate en recevant cette lettre! Et encore, si, au retour de Juhel, elle eût pu croire que toutes les difficultés seraient aplanies, que leur mariage s’accomplirait sans autres retards!… Hélas! sur quoi compter avec un pareil oncle!

En ce qui concerne Gildas Trégomain, bornons-nous à faire observer que la destinée lui réservait de franchir l’Équateur. Lui, le gabarier de la Rance, naviguant à la surface de l’hémisphère méridional! Que voulez-vous? la vie comporte de ces choses tellement invraisemblables que l’excellent homme entendait ne plus s’étonner de rien, – pas même si l’on trouvait au gisement indiqué, et dans les entrailles de l’îlot numéro deux, les trois fameux barils de Kamylk-Pacha!

Cette préoccupation, d’ailleurs, ne l’empêcha point de jeter un regard curieux sur ce pays que traversait la diligence, – lequel ne ressemblait guère aux plaines bretonnes, même à celles qui sont accidentées. Mais peut-être fut-il le seul de ces six voyageurs qui songeât à garder le souvenir des divers points de vue de cette campagne tunisienne.

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Le véhicule, peu confortable, ne roulait pas vite. D’un relais à l’autre, ses trois chevaux se fatiguaient à trotter sur une route d’un profil capricieux, avec côtes d’une raideur alpestre, lacets brusques, – surtout dans cette vallée fantaisiste de la Medjerdah, – ruisseaux torrentueux, sans ponts, et dont l’eau atteignait le heurtequin des roues.

Le temps était beau, le ciel d’un bleu cru ou plutôt d’un bleu cuit, tant il s’échappait d’intense chaleur du foyer solaire.

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Le Bardo, le palais du bey, qu’on entrevit sur la gauche, éclatait de blancheur, et il eût été prudent de ne le regarder qu’à travers des lunettes fumées. De même d’autres palais, encorbeillés d’épais ficus et de poivriers semblables à des saules pleureurs, dont les branches retombaient jusqu’à terre. Ça et là, se groupaient des gourbis, drapés de toiles zébrées de rayures jaunes, sous lesquels apparaissaient des têtes de femmes arabes à la physionomie sérieuse, des frimousses hâlées d’enfants, non moins graves que leurs mères. Au loin dans les champs, sur les talus, entre les anfractuosités rocheuses, paissaient des troupeaux de moutons, cabriolaient des bandes de chèvres, noires comme des corbeaux.

Des oiseaux s’envolaient parfois au passage de la diligence, alors que le claquement du fouet cinglait l’air. Entre ces oiseaux, les perruches, très nombreuses, se distinguaient par leurs vives couleurs. Il y en avait par milliers, et si la nature leur avait appris à chanter, l’homme ne leur avait pas encore appris à parler. Donc, on voyageait au milieu d’un concert, non d’un babillage.

Les relais furent fréquents. Gildas Trégomain et Juhel ne manquaient pas d’y descendre pour se dégourdir les jambes. Le banquier Zambuco les imitait quelquefois, mais ne causait guère avec ses compagnons de route.

«Voilà un bonhomme, remarqua le gabarier, qui me paraît aussi avide des millions du pacha que notre ami Antifer!

– En effet, monsieur Trégomain, et ces deux colégataires sont dignes l’un de l’autre!»

Saouk, lorsqu’il mettait pied à terre, essayait toujours de surprendre quelque mot des conversations qu’il était censé ne pas comprendre. Quant à Ben-Omar il restait immobile en son coin, tout à cette idée qu’il serait obligé de naviguer, et, qu’après les courtes lames de la Méditerranée, il lui faudrait braver les longues houles de l’océan Atlantique!

Pierre-Servan-Malo ne démarrait pas de sa place, sa pensée se concentrant sur cet îlot numéro deux, ce roc perdu au milieu des brûlantes eaux africaines!

Ce jour-là, avant le coucher du soleil, apparut un ensemble de mosquées, de marabouts, de dômes blancs, de minarets aigus: c’était la bourgade de Tabourka, cerclée d’un cadre de verdure, et qui conserve intact son aspect de ville tunisienne.

La diligence y vint faire halte pendant quelques heures. Les voyageurs trouvèrent au relais un hôtel ou plutôt une auberge, où leur fut servi un repas à peu près convenable. Quant à visiter la ville, inutile d’y songer. Des six, il n’y aurait eu que le gabarier, et peut-être Juhel à sa sollicitation, qui auraient pu avoir de ces idées-là. Du reste, maître Antifer leur intima, une fois pour toutes, l’ordre de ne point s’éloigner, par crainte de provoquer des retards, – et ils se le tinrent pour dit.

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A neuf heures du soir, reprise du voyage par une belle nuit scintillante. Ce n’est pourtant pas sans danger que les voitures se hasardent à travers ces campagnes désertes entre le coucher et le lever du soleil, – dangers provenant du mauvais état des routes, dangers de rencontre possible avec des malfaiteurs de grand chemin, Kroumirs ou autres, dangers d’être attaqués par des fauves, ce qui arrive quelquefois, Et, très distinctement, au milieu de cette ombre tranquille, à la lisière des bois épais que longeait la diligence, on entendit des rugissements de lions, des rauquements de panthères. Les chevaux s’ébrouaient alors, et il fallait toute l’adresse du conducteur pour les maîtriser. Quant au miaulement des hyènes, ces chats prétentieux, on ne s’en inquiétait même pas.

Enfin le zénith blanchit dès quatre heures du matin, et la campagne s’éclaira d’assez de lumière diffuse pour qu’on pût en ressaisir peu à peu les détails.

Toujours, un horizon très restreint, des collines grisâtres, largement ondulées, jetées sur le sol comme un manteau arabe. La vallée de la Medjerdah sinuait à leur pied, avec sa rivière au courant jaune, tantôt calme, tantôt torrentueuse, entre les lauriers-roses et les eucalyptus en fleurs.

La contrée est d’un dessin plus tourmenté en cette portion de la Régence qui confine à la Kroumirie. Si le gabarier eût quelque peu voyagé dans le Tyrol, n’était l’altitude plus modeste des montagnes, il aurait pu se croire au milieu des plus sauvages sites d’un territoire alpestre. Mais il n’était pas au Tyrol, il n’était plus en Europe, il s’en éloignait chaque jour davantage. Et alors, les coins de sa bouche se relevaient, – ce qui rendait sa physionomie plus pensive, – et ses gros sourcils s’abaissaient, signe d’inquiétude.

Parfois, le jeune capitaine et lui se regardaient longuement, et ces regards, c’était toute une conversation, qui s’échangeait entre eux à la muette.

Ce matin-là, maître Antifer demanda à son neveu:

«Où arriverons-nous avant la nuit?…

– Au relais de Gardimaou, mon oncle.

– Et quand serons-nous à Bône?…

– Demain soir.»

Le sombre Malouin retomba dans son silence habituel, ou plutôt sa pensée s’égara à travers ce rêve ininterrompu, qui le promenait des parages du golfe d’Oman aux parages du golfe de Guinée. Puis, elle se fixait sur l’unique point du sphéroïde terrestre qui pût l’intéresser. Et alors, il se disait que d’autres yeux que les siens s’attachaient à ce point, – ceux du banquier Zambuco. En vérité, ces deux êtres de race si différente, d’habitudes si opposées, qui n’auraient jamais dû se rencontrer en ce monde, il semblait qu’ils n’eussent plus qu’une même âme, qu’ils fussent rivés l’un à l’autre comme deux forçats à la même chaîne, avec cette particularité que leur chaîne était d’or.

Cependant les forêts de ficus devenaient de plus en plus épaisses. Çà et là, moins rapprochés, des villages arabes émergeaient de cette verdure glauque dont les ricins teignent leurs fleurs et leurs feuilles. Parfois se développait une de ces surfaces non horizontales qu’on appelle «drèches» lorsqu’elles occupent les flancs d’une montagne. Ici se dressaient les gourbis, là paissaient les troupeaux, au bord d’un torrent dans le lit duquel se précipitaient les eaux riveraines. Puis surgissait une maison de relais, – le plus souvent quelque misérable écurie, où logeaient en complète promiscuité les gens et les bêtes.

Le soir, on vint relayer à Gardimaou, ou plutôt à la cabane de bois qui, entourée de quelques autres, devait former, vingt ans plus tard, l’une des stations du chemin de fer de Bône à Tunis. Après une halte de deux heures, – trop longues à coup sûr pour le dîner rudimentaire que fournit l’auberge, – la diligence se remit en route en suivant les méandres de la vallée, tantôt côtoyant la Medjerdah, tantôt traversant des rios dont l’eau inondait la caisse où reposaient les pieds des voyageurs, gravissant des côtes si raides que l’attelage semblait n’y pouvoir suffire, dévalant les pentes avec une rapidité que les freins ne modéraient pas sans peine.

Le pays était magnifique, surtout aux environs de Moughtars. Toutefois, personne n’en put rien voir par cette nuit très obscure, embrouillée de longues brumes. Il y avait lieu, d’ailleurs, d’être irrésistiblement subjugué par le besoin de sommeil, après quarante-trois heures d’un voyage si cahoté.

Le jour commençait à poindre, lorsque maître Antifer et ses compagnons arrivèrent à Soukharas, au bout d’un interminable lacet, jeté sur le flanc de la colline, qui relie la bourgade au thalweg de la vallée.

Un confortable hôtel, – l’Hôtel Thagaste, – tout près de la place de ce nom, offrit bon accueil aux voyageurs éreintés. Cette fois, les trois heures qu’ils y passèrent ne leur parurent pas trop longues, et certainement, elles leur auraient paru trop courtes s’ils avaient voulu visiter cette pittoresque Soukharas. Inutile d’ajouter que maître Antifer et le banquier Zambuco pestèrent contre le temps perdu à ce relais. Mais la voiture ne pouvait pas en repartir avant six heures du matin.

«Calme-toi, répétait Gildas Trégomain à son irritable compatriote. Nous serons à Bône à temps pour prendre le train demain matin…

– Et pourquoi, avec un peu plus de hâte, n’aurions-nous pas pris celui de ce soir? riposta maître Antifer.

– Il n’y en a pas, mon oncle, observa Juhel.

– Qu’est-ce que cela fait!… Est-ce une raison pour rester en panne dans ce trou?…

– Tiens, mon ami, dit le gabarier, voici un caillou que j’ai ramassé à ton intention… Le tien doit être usé depuis que tu le mâchonnes!»

Et Gildas Trégomain remit à maître Antifer un joli gravier de la Medjerdah, gros comme un pois vert, et qui ne tarda pas à grincer entre les dents du Malouin.

Le gabarier lui proposa alors de les accompagner, seulement jusqu’à la grande place. Il refusa net, et, tirant de sa valise l’atlas, il l’ouvrit à la carte d’Afrique, et se plongea dans les eaux du golfe de Guinée, au risque d’y noyer sa raison.

Gildas Trégomain et Juhel allèrent faire les cent pas sur la place Thagaste, – vaste quadrilatère, planté de quelques arbres, bordé d’habitations d’aspect très oriental, de cafés déjà ouverts malgré l’heure matinale, et où affluaient les indigènes. Sous les premiers rayons du soleil, les brumes s’étaient dissipées. Une belle journée, chaude et lumineuse, s’annonçait.

En se promenant, le gabarier était tout yeux et tout oreilles. Il essayait d’entendre les propos qui se tenaient çà et là, bien qu’il n’y dût rien comprendre; il cherchait à voir ce qui se passait à l’intérieur de ces cafés, au fond de ces boutiques, quoiqu’il ne dût rien acheter dans les unes ni consommer dans les autres. Puisque la fantasque fortune l’avait lancé en cet invraisemblable voyage, c’était le moins qu’il rapportât quelques impressions durables.

Et il s’abandonnait à dire:

«Non, Juhel, il n’est pas permis de cheminer comme nous le faisons!… On ne s’arrête nulle part!… Trois heures à Soukharas… une nuit à Bône… puis deux jours de chemin de fer avec de courtes haltes aux stations!… Qu’est-ce que j’aurai vu de la Tunisie… et que verrai-je de l’Algérie?…

– J’en conviens, monsieur Trégomain… Tout cela n’a pas le sens commun!… Mais interpellez là-dessus mon oncle, et vous verrez comme il vous recevra!… Il ne s’agit pas d’un voyage d’agrément, mais d’un voyage d’affaires!… Et qui sait à quoi il doit aboutir?…

– A une mystification, j’en ai bien peur! répondit le gabarier.

– Oui, reprit Juhel, et pourquoi l’îlot numéro deux ne contiendrait-il pas un nouveau document qui nous renverrait à un îlot numéro trois!…

– Et à un îlot numéro quatre et à un îlot numéro cinq, et à tous les îlots des cinq parties du monde! répliqua Gildas Trégomain en remuant de bas en haut sa bonne grosse tête.

– Et vous seriez capable d’y suivre mon oncle, monsieur Trégomain…

– Moi ?…

– Vous… oui… vous qui ne savez rien lui refuser!

– C’est vrai… Le pauvre homme me fait tant de peine, et je crains tellement pour sa caboche…

– Eh bien… moi, monsieur Trégomain, je suis bien décidé à m’en tenir à l’îlot numéro deux!… Est-ce qu’Énogate a besoin d’épouser un prince et moi une princesse ?…

– Non certes! D’ailleurs, maintenant qu’il faut partager le trésor avec ce crocodile de Zambuco, il n’est plus question que d’un duc pour elle et d’une duchesse pour toi…

– Ne riez pas, monsieur Trégomain!

– J’ai tort, mon garçon, car tout cela n’est pas pour rendre gai, et s’il y a lieu de prolonger les recherches…

– Prolonger?… s’écria Juhel. Non!… Nous allons au golfe de Loango, soit! Au-delà… jamais!… Je saurai bien forcer mon oncle à revenir à Saint-Malo!

– Et s’il refuse, l’entêté ?…

– S’il refuse?… Je le laisserai courir tout seul… Je retournerai près d’Énogate… et comme elle sera majeure dans quelques mois, je l’épouserai, malgré vent et marée…

– Voyons, ne te monte pas la tête, mon cher enfant, et prends patience!… Tout s’arrangera, je l’espère!… Cela finira par ton mariage avec ma petite Énogate… et je danserai à votre noce le rigodon nuptial!… Mais ne manquons pas la voiture et rentrons à l’hôtel… Si ce n’est être trop exigeant, je voudrais arriver à Bône avant qu’il fit nuit, de manière à voir un morceau de cette ville, car, des autres situées sur le parcours du chemin de fer, Constantine, Philippeville, qu’est-ce qu’on apercevra au passage?… Enfin, si ce n’est pas possible, je me rattraperai avec Algerre…»

Gildas Trégomain disait: «Algerre…», on n’a jamais su pourquoi.

«Oui… Algerre… où nous demeurerons, quelques jours, je suppose…

– En effet, répondit Juhel, il ne se trouvera pas un bateau prêt à partir immédiatement pour la côte occidentale d’Afrique, et il sera nécessaire d’attendre.

– Nous attendrons… nous attendrons! répliqua la gabarier, qui souriait à la pensée de visiter les merveilles de la capitale algérienne. Tu connais Algerre, Juhel?…

– Oui, monsieur Trégomain.

– J’ai entendu dire à des marins que c’était très beau, la ville en amphithéâtre, ses quais, ses places, son arsenal, son Jardin d’Essai, son Moustapha supérieur… sa Casbah… sa Casbah surtout…

– Très beau, monsieur Trégomain, répondit Juhel. Pourtant, je connais quelque chose de plus beau encore… c’est Saint-Malo…

– Et la maison de la rue des Hautes-Salles… et la jolie chambrette du premier étage… et la charmante fille qui l’habite! Je suis certes de ton avis, mon garçon! Enfin, puisque nous devons passer par Algerre, laisse-moi espérer que je pourrai visiter Algerre!…»

Tout en s’abandonnant à cet espoir, le gabarier, suivi de son jeune ami, se dirigeait vers l’Hôtel Thagaste. Il était temps. On attelait. Maître Antifer allait et venait, maugréant contre les retardataires, bien qu’ils ne fussent pas en retard.

Gildas Trégomain s’empressa de baisser la tête sous le regard fulgurant que lui lança son ami. Quelques instants plus tard, chacun avait repris sa place, et la diligence descendait les rudes pentes de Soukharas.

Il était vraiment regrettable qu’il ne fût pas permis au gabarier d’explorer ce pays tunisien. Rien de plus pittoresque, – des collines qui sont presque des montagnes, des ravins boisés qui devaient obliger le futur railway à des détours sans nombre. Puis, à travers l’opulente verdure, de larges roches trouant le sol; çà et là, des douars, grouillants d’une population indigène, et dont, la nuit venue, on aurait distingué les grands feux, destinés à les défendre contre l’approche des bêtes féroces.

Gildas Trégomain racontait volontiers ce que le conducteur lui avait appris, – car il causait avec ce brave homme toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion.

En une année, on ne tuait pas moins d’une quarantaine de lions au milieu de ces taillis, et, quant aux panthères, cela montait à plusieurs centaines, sans parler des bandes hurlantes de chacals. Comme on le pense, Saouk, qui était censé ne pas comprendre, restait indifférent à ces terribles récits, et maître Antifer n’avait guère souci des panthères et des lions tunisiens. Y en eût-il par millions sur l’îlot numéro deux, il ne reculerait pas d’une semelle…

Mais, le banquier d’un côté, le notaire de l’autre, prêtaient l’oreille aux histoires de Gildas Trégomain. Si Zambuco fronçait parfois le sourcil en jetant des regards obliques à travers la portière, Ben-Omar, détournant les siens, se pelotonnait en son coin, tressaillant et pâlissant, lorsque quelque rauque hurlement retentissait sous les épais fourrés de la route.

«Eh, ma foi, dit le gabarier ce jour-là, je tiens du conducteur que la diligence a été dernièrement attaquée… Il a fallu faire le coup de feu contre ces fauves… Et même, la nuit précédente, on avait dû brûler la voiture, afin d’éloigner une troupe de panthères par l’éclat des flammes.

– Et les voyageurs?… demanda Ben-Omar?

– Les voyageurs furent forcés d’aller à pied jusqu’au relais, répondit Gildas Trégomain.

– A pied!… s’écria le notaire d’une voix tremblotante. Moi… je ne pourrais jamais…

– Eh bien… vous resteriez en arrière, monsieur Omar, et nous ne vous attendrions pas, soyez-en sûr!»

On le devine, cette réponse, peu charitable et peu rassurante, venait de maître Antifer. Il n’intervint pas autrement dans la conversation, et Ben-Omar eut à reconnaître que, décidément, soit sur terre, soit sur mer, il n’était pas fait pour les voyages.

Cependant la journée s’écoula sans que les fauves eussent autrement signalé leur présence que par de lointains hurlements. Mais, à son grand ennui, Gildas Trégomain dut se dire que la nuit serait déjà complète, lorsque la diligence atteindrait Bône.

En effet, il était sept heures du soir, quand elle passa, trois ou quatre kilomètres avant la ville, près d’Hippone, – une localité célèbre, grâce au nom impérissable de saint Augustin, et curieuse par ses profondes citernes, où les vieilles Arabes se livrent à leurs incantations et leurs sortilèges. Quelque vingt ans plus tard, on aurait vu apparaître les fondations de cette basilique et de cet hôpital que la main puissante du cardinal de Lavigerie devait faire jaillir des entrailles du sol.

Bref, une profonde obscurité enveloppait Bône, sa promenade littorale le long des remparts, son port oblong que termine une pointe sablonneuse à l’ouest, les massifs de verdure qui ombragent le quai du fond, la partie moderne de la ville avec sa large place, où s’élève maintenant la statue de M. Thiers en redingote de bronze, et enfin, sa Casbah, qui aurait pu donner au gabarier un avant-goût de la Casbah d’Algerre.

Avouons-le, la malchance poursuivait l’excellent homme, et il ne se consola qu’en songeant à prendre sa revanche dans la capitale de «l’Autre France».

On fit choix d’un hôtel situé sur la place, puis on soupa, puis on se coucha dès dix heures, afin d’être prêts pour le train du lendemain matin. Et, cette nuit, parait-il, éreintés par soixante heures de voiture, tous dormirent d’un profond sommeil, – même le terrible Antifer!

 

 

Chapitre VI

Dans lequel sont narrés les événements qui marquèrent
le voyage en Railway de Bône à Alger et, en paquebot, d’Alger à Dakar1

 

six heures du matin, le train de Bône quittait la gare. Maître Antifer avait pris place dans un compartiment avec les cinq personnages dont son choix – pour deux d’entre eux, Gildas Trégomain, et Juhel – la nécessité pour les trois autres, Zambuco, Ben-Omar et Nazim, avaient fait ses compagnons de voyage.

Il n’y a pas lieu de s’appesantir sur les incidents de ce parcours de quelques centaines de kilomètres à travers les provinces de Constantine et d’Alger. Nos coureurs de trésor n’étaient pas venus chercher des impressions et des souvenirs en Afrique. Juhel, de son côté, ne songeait qu’à la terre bretonne. Seul, le gabarier essayait de saisir, à travers les vitres du compartiment, ce que le pays présentait de pittoresque à ses yeux.

La vérité oblige d’avouer qu’il ne vit à peu près rien. En Algérie, comme ailleurs, il semble que le tracé des chemins de fer soit étudié de façon à épargner toute distraction  aux voyageurs. L’arrêt à Guelma, point de raccordement de la ligne, ne donna à Gildas Trégomain que le temps de déjeuner. De la gare de Constantine, placée au pied de l’abrupte colline qui porte la curieuse cité, il ne put concevoir que les hautes murailles, baignée par les torrent du Rimmel. Gros désappointement pour lui. Par bonheur il comptait bien se dédommager à Alger. Si maître Antifer s’imaginait que l’on trouverait, dès l’arrivée, un bâtiment en partance pour la côte occidentale de l’Afrique, il se trompait, et c’est alors qu’il aurait l’occasion d’exercer sa patience! Pendant ce temps, que de délicieuses promenades aux environs, peut-être même jusqu’à Blidah, au ruisseau des Singes?… Que le gabarier ne dût rien gagner à la découverte du trésor, soit! Du moins rapporterait-il une riche collection de souvenirs de son passage à la capitale algérienne.

Traversons donc rapidement comme il le fit, Sétif, un simple nom resté dans sa mémoire ; revenons avec la ligne ferée jusqu’à Bougie ; contournons la Kabylie par sa frontière méridionale ; apprenons à ce brave homme que ce sont les montagnes du Jurjura dont il a un instant entrevu l’abrupt profil ; longeons le littoral jusqu’à Dellys, où Ben-Omar réaperçut cette Méditerranée qui lui avait été si funeste et dont il redoutait, non sans raison, les houles futures, et arrivons en gare d’Alger dès huit heures du soir.

La nuit était encore sombre sous cette latitude, même dans la dernière semaine de mars, quoiqu’elle fût toute scintillante d’étoiles. La masse confuse de la ville s’estompait en noir vers le nord, arrondie par la bosse de la Casbah, cette Casbah tant désirée! Tout ce que put observer Gildas Trégomain en sortant de la gare, c’est qu’il fallait gravir des escaliers aboutissant à un quai supporté par des arcades monumentales, que l’on suivit ce quai, en laissant à gauche un square brillant de lumières, où il ne lui aurait pas déplu de s’arrêter, puis un ensemble de hautes maisons comprenant l’Hôtel de l’Europe, dans lequel maître Antifer et son groupe furent hospitalièrement accueillis.

Des chambres ayant été mises à leur disposition, – celle de Gildas Trégomain contiguë à celle de Juhel, – les voyageurs y déposèrent leurs bagages, et redescendirent à la salle pour dîner. Cela les conduisit jusqu’à neuf heures, et, ma foi, puisque le temps ne manquerait pas en attendant le départ du paquebot, ce qu’il y avait de plus convenable, c’était de se coucher, de reposer ses membres dans un sommeil réparateur, afin d’être frais et dispos le lendemain pour commencer la série des promenades à travers la ville.

Toutefois, avant de prendre un repos que justifiait ce long parcours en chemin de fer, – toute une journée bien algérienne, chaude et poussiéreuse, – Juhel voulut écrire à sa fiancée. Il le fit donc dès qu’il eût regagné sa chambre. La lettre partirait le lendemain, et, dans trois jours, on aurait là-bas de leurs nouvelles. D’ailleurs, cette lettre ne dirait rien de très intéressant à Énogate, si ce n’est que Juhel enrageait sur place, et qu’il l’aimait de tout son cœur, – ce qui n’était pas très nouveau non plus.

A propos, il convient de remarquer que, si Ben-Omar et Saouk réintégrèrent leur chambre, tandis que Gildas Trégomain et Juhel réintégraient la leur, maître Antifer et Zambuco, les deux beaux-frères, – n’est-il pas permis de leur appliquer cette qualification familiale, scellée par un traité en règle? – disparurent après le dîner, sans dire pour quelle raison ils quittaient l’hôtel. Cela ne laissa pas d’étonner le gabarier et le jeune capitaine, peut-être même d’inquiéter Saouk et Ben-Omar. Mais très probablement le Malouin n’aurait pas répondu si on l’eût interrogé à ce sujet.

Où allaient-ils, ainsi, ces deux héritiers? L’envie les prenait-elle de courir les pittoresques quartiers d’Alger? Était-ce par curiosité de voyageurs qu’ils voulaient déambuler le long des rues Bab-Azoum et autres, sur les quais, encore animés par le va-et-vient des promeneurs? Hypothèse invraisemblable, et que leurs compagnons n’auraient pu admettre.

«Alors… quoi?…» dit Gildas Trégomain.

Ce que le jeune capitaine et les autres avaient d’ailleurs noté pendant le trajet en railway, c’est que maître Antifer s’était à plusieurs reprises départi de son mutisme pour s’entretenir à voix basse avec le banquier. Et, très certainement, Zambuco avait paru approuver ce que lui communiquait son interlocuteur. De quoi étaient-ils donc convenus tous les deux?… Cette sortie tardive ne décelait-elle pas un plan combiné d’avance?… Quel plan?… Ne pouvait-on s’attendre aux plus étranges combinaisons avec deux compères de ce tempérament?…

Cependant, après avoir serré la main de Juhel, le gabarier était rentré dans sa chambre. Là avant de se déshabiller, il ouvrit largement sa fenêtre, désireux de respirer un peu de ce bon air algérien. A la pâle clarté des étoiles, il entrevit un vaste espace, toute la rade jusqu’au cap Matifou, et sur laquelle brillaient des fanaux de navires, les uns mouillés, les autres atterrissant avec la brise du soir. Puis le littoral s’illuminait des feux de la pêche aux flambeaux. Plus près, dans le port, chauffaient de sombres paquebots en partance dont les larges cheminées s’empanachaient d’étincelles.

Au-delà du cap Matifou, se développait la pleine mer, limitée par un horizon sur lequel de splendides constellations montaient comme un bouquet d’artifices.

La journée prochaine serait magnifique, si l’on s’en rapportait aux promesses de la nuit. Le soleil se lèverait radieusement, éteignant les dernières étoiles du matin.

«Quel plaisir, pensait Gildas Trégomain, de visiter cette noble ville d’Algerre, de s’y donner quelques jours de répit, après ce diabolique itinéraire depuis Mascate, et avant d’être bourlingué de nouveau jusqu’à l’îlot numéro deux!… J’ai entendu parler du restaurant Moïse, à la pointe Pescade! Pourquoi n’irions-nous pas demain faire un bon dîner chez ce Moïse?…»

En ce moment, un heurt violent retentit à la porte de la chambre, comme dix heures venaient de sonner.

«Est-ce toi, Juhel?… demanda Gildas Trégomain.

– Non… c’est moi, Antifer.

– Je vais rouvrir, mon ami.

– Inutile… Habille-toi, et boucle ta valise.

– Ma valise?…

– Nous partons dans quarante minutes!

– Dans quarante minutes?…

– Et ne te mets pas en retard… car les paquebots n’ont pas l’habitude d’attendre! Je vais prévenir Juhel.»

Abasourdi du coup, le gabarier se demandait s’il ne rêvait pas… Non! Il entendit l’appel frappé à la porte de Juhel, et la voix de son oncle qui lui ordonnait de se lever. Puis, les marches gémirent sous les pas qui redescendaient l’escalier.

Juhel, qui était en train d’écrire, ajouta une ligne à sa lettre, prévenant Énogate que tous allaient quitter Alger le soir même. Voilà donc pourquoi Zambuco et maître Antifer étaient sortis… c’était afin de s’informer si quelque navire se préparait à partir pour la côte d’Afrique. Oui, par une bonne fortune inespérée ils avaient trouvé ledit paquebot faisant ses préparatifs d’appareillage, ils s’étaient empressés de retenir des places à bord, et alors, maître Antifer, sans se préoccuper en aucune façon des convenances d’autrui, était monté prévenir Gildas Trégomain et Juhel, tandis que le banquier avertissait Ben-Omar et Nazim.

Le gabarier se sentit tomber à un inexprimable désappointement, tout en préparant sa valise. Mais il n’y avait pas à discuter. Le chef avait parlé; il fallait obéir.

Presque aussitôt, Juhel rejoignit Gildas Trégomain dans sa chambre, et lui dit:

«Vous ne vous attendiez pas?…

– Non, mon garçon, répondit le gabarier, bien que je doive m’attendre à tout de la part de ton oncle! Et moi, qui me promettais au moins quarante-huit heures de promenade à Algerre… Et le port… et le Jardin d’Essai… et la Casbah!

– Que voulez-vous, monsieur Trégomain, c’est une véritable mauvaise chance que mon oncle ait rencontré un bâtiment prêt à prendre la mer!

– Oui… et je me révolterai à la fin! s’écria le gabarier, qui se laissa aller à un mouvement de colère contre son ami.

– Hélas! non, monsieur Trégomain, vous ne vous révolterez pas… ou, si vous vous y risquiez, il suffirait que mon oncle vous regardât d’une certaine façon, en roulant son caillou entre ses dents…

– Tu as raison, Juhel, répondit Gildas Trégomain, qui baissa la tête… j’obéirais… tu me connais bien!… C’est tout de même dommage… Et ce fin dîner que je comptais nous offrir chez Moïse, à la pointe Pescade!…»

Vains regrets! Le pauvre homme, en exhalant un gros soupir, acheva ses préparatifs. Dix minutes après, Juhel et lui avaient trouvé maître Antifer, le banquier Zambuco, Ben-Omar et Nazim, dans le vestibule de l’hôtel.

Si on leur avait fait bon accueil à leur arrivée, on leur fit grise mine au départ. Le prix des chambres fut réglé cependant comme si elles avaient été occupées vingt-quatre heures. Juhel jeta sa lettre dans la boîte mise à la disposition des voyageurs. Puis, tous, suivant les quais, descendirent l’escalier qui aboutit au port, tandis que Gildas Trégomain entrevoyait pour la dernière fois, encore illuminée, la place du Gouvernement.

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A une demi-encablure était mouillé un steamer, dont on entendait rugir la chaudière sous la pression de sa vapeur. Une fumée noire souillait le ciel étoilé. De violents coups de sifflet annonçaient que le paquebot ne tarderait pas à larguer ses amarres.

Une embarcation, se balançant aux marches du quai, attendait les passagers pour les mener à bord. Maître Antifer et ses compagnons s’y installèrent. En quelques coups d’aviron, ils eurent accosté. Avant même que Gildas Trégomain eût pu s’y reconnaître, il était conduit à la cabine qu’il devait partager avec Juhel. Maître Antifer et Zambuco en occupaient une seconde, le notaire et Saouk une troisième.

Ce paquebot, le Catalan, appartenait à la Compagnie des Chargeurs réunis de Marseille. Employé à un service régulier sur la côte occidentale de l’Afrique pour Saint-Louis et pour Dakar, il faisait les escales intermédiaires, quand il le fallait, soit pour prendre ou déposer des passagers, soit pour embarquer ou débarquer des marchandises. Assez convenablement aménagé, il marchait à une moyenne de dix à onze nœuds, très suffisante pour ce genre de navigation.

Un quart d’heure après l’arrivée de maître Antifer, un dernier coup de sifflet déchira l’air. Puis, ses amarres larguées, le Catalan s’ébranla, son hélice patouilla violemment, soulevant l’écume à la surface de l’eau; il contourna les navires mouillés au large, longea les grands paquebots méditerranéens endormis à leur poste, suivit le chenal entre l’arsenal et la jetée, donna au large, et prit direction vers l’ouest.

Un vague amoncellement de maisons blanches apparut alors aux yeux du gabarier; c’était la Casbah dont il ne devait voir que la silhouette indécise. Un cap se montra à l’accore du littoral; c’était la pointe Pescade, la pointe du restaurant Moïse où l’on confectionne de si succulentes bouillabaisses…

Et ce fut là tout ce que Gildas Trégomain emporta comme souvenirs de son passage à Algerre.

Inutile de mentionner que, dès la sortie du port, Ben-Omar, étendu sur la couchette de sa cabine, recommença à goûter les douceurs du mal de mer. Et, quand il songeait qu’après avoir été de sa personne au golfe de Guinée, il lui faudrait en revenir… Heureusement, ce serait la dernière traversée, cette fois!… Sur cet îlot numéro deux, il était assuré de toucher son fameux tantième!… Et encore, si l’un de ses compagnons eût éprouvé le même mal, si d’autres cœurs que le sien se fussent soulevés aux caprices de la houle… Non! Pas un qui ressentit la moindre nausée… Il était seul à souffrir… Il n’avait même pas cette consolation si humaine de voir un de ses semblables partager ses souffrances.

Les passagers du Catalan étaient en majorité des marins, qui regagnaient les ports de la côte, quelques Sénégalais et un certain nombre de soldats d’infanterie de marine, habitués aux éventualités de la navigation. Tous se rendaient à Dakar, où le steamer devait déposer ses marchandises. Il n’y aurait donc pas lieu de faire escale en route. Aussi, maître Antifer ne pouvait-il que s’applaudir de s’être précipité à bord du Catalan. Il est vrai, qu’une fois rendu à Dakar, on n’aurait pas atteint le but, et c’est même ce que lui fit observer Zambuco.

«D’accord, répondit-il, mais je n’ai jamais compté trouver un paquebot allant d’Alger au Loango, et, lorsque nous serons à Dakar, nous aviserons.»

En effet, il eût été difficile de procéder autrement. Il n’en restait pas moins que cette dernière partie du voyage présenterait sans doute de réels embarras. De là sérieux sujet de préoccupation pour les beaux-frères en expectative.

Pendant la nuit, le Catalan prolongea le littoral à la distance de deux à trois milles. Les feux de Tenez se montrèrent, puis ce fut à peine si l’on put distinguer la sombre masse du cap Blanc. Le lendemain, dans la matinée, on aperçut les hauteurs d’Oran, et une heure après, le paquebot doubla le promontoire au revers duquel s’arrondit la rade de Mers-el-Kébir.

Plus loin, c’est la côte marocaine qui se développe sur bâbord, avec son lointain profil de montagnes, dominant cette giboyeuse contrée du Riff. A l’horizon apparut Tétuan tout éclatante sous les rayons solaires, puis, à quelques milles dans l’ouest, Ceuta, campé sur son rocher, entre deux criques, comme un fort qui commande ce battant de porte de la Méditerranée dont l’autre battant est sous la clef de l’Angleterre. Enfin, au large du détroit, apparut l’immense Atlantique.

Les croupes boisées du littoral marocain se dessinèrent. Au delà de Tanger, caché derrière une courbure de son golfe, des villas au milieu des arbres verts, plusieurs marabouts s’en détachant avec une vigueur crue qui éblouissait. La mer était animée par nombre de bâtiments voiliers, attendant que le vent leur permit d’embouquer le détroit de Gibraltar.

Le Catalan n’avait pas de ces retards à craindre. Ni la brise, ni ce courant, reconnaissable à un singulier clapotis aux abords de l’entonnoir méditerranéen, ne pouvaient lutter contre sa puissante hélice, et, vers les neuf heures du soir, il battait de sa triple branche la mer atlantique.

Le gabarier et Juhel causaient sur la dunette, avant d’aller s’accorder quelques heures de repos. Tout naturellement, la même pensée leur vint à l’esprit, au moment où le Catalan, mettant le cap au sud-ouest, contournait l’extrême pointe de la terre d’Afrique, – une pensée de regret.

«Oui, mon garçon, dit Gildas Trégomain, il eût été très préférable, au sortir du détroit, de venir sur tribord au lieu de venir sur bâbord! Au moins nous ne tournerions pas les talons à la France…

– Et pour aller où?… répondit Juhel.

– Au diable, j’en ai peur! répliqua le gabarier. Que veux-tu, Juhel, mieux vaut endurer son mal en patience! On revient de partout, même de chez le diable!… Dans quelques jours, nous serons à Dakar, et de Dakar au fond du golfe de Guinée…

– Qui sait si nous trouverons immédiatement à Dakar un moyen de transport?… Il n’existe pas de service régulier au delà… Nous pouvons être retardés pendant des semaines, et, si mon oncle s’imagine…

– Il se l’imagine, n’en doute pas!

– Qu’il lui sera facile d’atteindre son îlot numéro deux, il se trompe! Savez-vous à quoi je pense, monsieur Trégomain?

– Non, mon garçon, mais si tu veux me le dire…

– Eh bien, je pense que mon grand-père Thomas Antifer aurait dû laisser ce damné Kamylk sur les roches de Jaffa…

– Oh! Juhel, ce pauvre homme…

– S’il l’y avait laissé, cet Égyptien n’aurait pu léguer ses millions à son sauveteur, et, s’il ne lui avait pas légué ses millions, mon oncle ne serait pas à courir après, et Énogate serait ma femme!

– Ça, c’est vrai, répondit le gabarier. Mais si tu avais été là, toi, Juhel, tu aurais sauvé la vie à ce malheureux pacha, tout comme l’a fait ton grand-père! – Tiens, ajouta-t-il en montrant un point brillant d’une vive lueur sur bâbord, et pour détourner la conversation, quel est ce feu?

– C’est le feu du cap Spartel», répondit le jeune capitaine.

En effet, c’était ce phare qui, placé à l’extrémité ouest du continent africain, et entretenu aux frais des divers États de l’Europe, est le plus avancé de ceux dont les éclats se projettent à la surface des mers africaines.

Il n’y a pas lieu de raconter en détail cette traversée du Catalan. Le paquebot fut favorisé. Il trouva des vents de terre sur ces parages et put suivre le littoral à faible distance. La mer n’était soulevée que par la houle venue du large sans lames déferlantes. Il fallait vraiment être le plus susceptible des Omars pour être malade par si beau temps.

Toute la côte resta en vue, les hauteurs de Mékinez, de Mogador, le mont Thésat, qui domine cette région à une altitude de mille mètres, Tarudant, et le promontoire Dschuby où se ferme la frontière marocaine.

Gildas Trégomain n’eut point la satisfaction d’apercevoir les îles Canaries, car le Catalan passa à une cinquantaine de milles de Fuerteventura, la plus rapprochée du groupe; mais il put saluer le cap Bojador, avant de franchir le tropique du Cancer.

Le cap Blanc fut relevé dans l’après-midi du 2 mai; puis on entrevit Portendik le matin suivant, dès les premières lueurs de l’aube, et enfin les rivages du Sénégal se développèrent aux regards des voyageurs.

Ainsi qu’il a été dit, tous ses passagers étant à destination de Dakar, le Catalan n’eut point l’occasion de relâcher à Saint-Louis, qui est la capitale de cette colonie française.

Il semble, d’ailleurs, que Dakar ait une importance maritime plus considérable que Saint-Louis. La plupart des transatlantiques qui desservent les lignes de Rio-de-Janeiro au Brésil et de Buenos-Ayres à la République-Argentine, y relâchent avant de se lancer à travers l’Océan. Très probablement, maître Antifer trouverait plus aisément à Dakar des moyens de transport pour gagner le Loango.

Enfin, le 5, vers les quatre heures du matin, le Catalan doubla ce fameux cap Vert, situé en même latitude que les îles de ce nom. Il tourna la presqu’île triangulaire, qui pend comme un pavillon à cette extrême pointe du continent africain sur l’Atlantique, et le port de Dakar apparut à l’angle inférieur de la péninsule, après une traversée de huit cents lieues depuis la regrettée Algerre de Gildas Trégomain.

Dakar est bien une terre française, puisque le Sénégal appartient à la France, mais que la France était loin!

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1

Maître Antifer avait cru trouver un chemin de fer fonctionnant entre Bône et Alger: il était arrivé vingt ans trop tôt. Aussi, le lendemain, fut-il interloqué par la réponse qu’il reçut de l’hôtelier à ce sujet.

«Comment… Il n’y a pas de chemin de fer de Bône à Alger, s’écria-t-il en bondissant.

– Non, monsieur, mais il y en aura un dans quelques années… et si vous voulez attendre!…» dit le facétieux hôtelier.

Sans doute, Ben-Omar n’eût pas mieux demandé, puisqu’il faudrait probablement reprendre la mer pour éviter des retards. Mais Pierre-Servan-Malo ne l’entendait pas ainsi.

«Y a-t-il un bateau en partance? demanda-t-il d’une voix impérieuse.

– Oui… ce matin.

– Embarquons!»

Et voilà comment, à six heures, maître Antifer quitta Bône sur un paquebot avec les cinq personnages dont son choix – pour deux d’entre eux, Gildas Trégomain, et Juhel – la nécessité pour les trois autres, Zambuco, Ben-Omar et Nazim, avaient fait ses compagnons de voyage.

Il n’y a pas lieu de s’appesantir sur les incidents de cette traversée de quelques centaines de kilomètres.

Certes, Gildas Trégomain eût de beaucoup préféré à cette navigation un trajet en wagon, ce qui lui eût permis de voir à travers les vitres ces territoires que le curieux chemin de fer allait desservir quelques années plus tard. Mais il comptait bien se dédommager à Alger. Si maître Antifer s’imaginait que l’on trouverait, dès l’arrivée, un bâtiment en partance pour la côte occidentale de l’Afrique, il se trompait, et c’est alors qu’il aurait l’occasion d’exercer sa patience! Pendant ce temps, que de délicieuses promenades aux environs, peut-être même jusqu’à Blidah, au ruisseau des Singes?… Que le gabarier ne dût rien gagner à la découverte du trésor, soit! Du moins rapporterait-il une riche collection de souvenirs de son passage à la capitale algérienne.

Il était huit heures du soir, lorsque le paquebot, dont la marche était très rapide, vint mouiller dans le port d’Alger.