Jules Verne
Mirifiques aventures
de maître Antifer
(Chapitre X-XII)
78 illustrations par George Roux
dont 12 grandes gravures en chromotypographie
2 cartes en couleur
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dans lequel les nez de maître Antifer et du banquier Zambuco
finissent par s’allonger démesurément
l était à peu près huit heures du matin, à en juger par l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon – un «à peu près» dont il fallait se contenter, les montres des naufragés étant arrêtées pour cause d’immersion.
Si les hommes de Barroso n’avaient point suivi les chercheurs, il n’en fut pas ainsi des quadrumanes.
Une douzaine de ces chimpanzés se détacha de la bande, avec l’évidente intention de faire escorte aux intrus qui se permettaient d’explorer leur îlot.
Les autres étaient restés autour du campement.
Tout en marchant le gabarier lançait des regards obliques à ces farouches gardes du corps, qui lui répondaient par d’abominables grimaces, sans compter les gestes menaçants, accompagnés de cris rauques.
«Évidemment, pensait-il, ces bêtes conversent entre elles… Je regrette de ne pouvoir les comprendre… Il y aurait plaisir à causer dans leur langue!»
Excellente occasion, en effet, de faire des observations philologiques, de s’assurer si, comme le prétend actuellement l’Américain Garner, les singes ont des signes vocaux qui leur servent à exprimer diverses notions, tels whouw pour la nourriture, cheny pour la boisson, iegk pour prendre garde, enfin, si, dans le langage simien, a et o manquent, si i est rare, si e et ê sont peu employés, si u et ou servent de voyelles fondamentales[1].
On ne l’a point oublié, le document trouvé sur l’îlot du golfe d’Oman, qui donnait les coordonnées de l’îlot de la baie Ma-Yumba, précisait l’endroit où il fallait chercher ce signe du double K indiquant la place du trésor.
Sur le premier îlot, c’était à l’amorce d’une pointe méridionale, d’après les instructions contenues dans la lettre de Kamylk-Pacha au père de maître Antifer, que les fouilles devaient être pratiquées et qu’elles l’avaient été.
Sur le deuxième îlot, le document indiquait, au contraire, que c’était l’une des pointes septentrionales, dont l’une des roches portait le monogramme.
Or, c’était dans la partie sud que les naufragés avaient débarqué après le naufrage. Il y avait donc lieu de se porter vers le nord – ce qui exigeait une marche d’environ deux milles.
Le groupe prit cette direction, maître Antifer et Zambuco en tête, Ben-Omar et Nazim en seconde ligne, Gildas Trégomain et Juhel à l’arrière-garde.
Que les deux héritiers fussent en avant du groupe, cela ne saurait surprendre. Ils cheminaient d’un pas rapide, sans échanger une parole, et n’eussent permis à aucun de leurs compagnons de les devancer.
Le notaire lançait de temps à autre un regard inquiet sur Saouk. Il ne doutait pas que celui-ci n’eût préparé quelque mauvais coup, de concert avec le capitaine portugais. Une pensée ne le quittait pas, d’ailleurs. C’est que si le trésor échappait au Malouin, son tant pour cent risquait fort de prendre la même route. Une ou deux fois, il essaya de pressentir Saouk; mais Saouk, l’œil sombre, la physionomie farouche, se sentant peut-être surveillé par Juhel, ne lui répondit pas.
En effet, la défiance de Juhel s’aggravait singulièrement à voir l’attitude de Ben-Omar vis-à-vis de Nazim. Même dans les études d’Alexandrie, il est inadmissible que ce soit le clerc qui commande et le notaire qui obéisse, et, à n’en pas douter, il en était ainsi de ces deux personnages.
Quant au gabarier, il ne s’occupait que des singes. Parfois, sa bonne et avenante figure répondait à leurs grimaces, son œil se fermant, son nez se retroussant, ses lèvres s’arrondissant. Nanon et Énogate ne l’auraient pas reconnu, alors qu’il s’abandonnait à ces distorsions simiesques.
Énogate!… Ah! la pauvre enfant! Certes, en ce moment, elle pensait à son fiancé, puisqu’elle y pensait toujours! Mais que, ce jour même, Juhel, réduit à l’état de naufragé, en fût à marcher au milieu d’une escorte de chimpanzés, jamais, non, jamais, elle n’eût pu imaginer cela!
Sous cette latitude et à cette époque de l’année, le soleil décrit un demi-cercle de l’est à l’ouest, en passant presque au zénith. Il en résulte que ce ne sont pas des rayons obliques, mais des rayons perpendiculaires qu’il projette sur ces territoires. Elle est donc bien nommée, la zone torride, cette zone où on est littéralement torréfié depuis l’aube jusqu’au crépuscule!
«Et ces farceurs-là qui n’ont pas l’air d’avoir chaud! se disait le gabarier en observant la douzaine de quadrumanes qui se démenait pour évoluer sur les flancs du groupe. C’est à vous donner envie d’être singe!»
Peut-être, afin d’échapper à cette averse de rayons solaires, eût-il mieux valu cheminer à l’ombre des arbres? Mais ces massifs, composés de troncs ramifiés très bas, semblaient être impénétrables. A moins d’être quadrumane – ainsi que Gildas Trégomain en manifestait le désir, – et de pouvoir circuler entre les branches, il eût été à peu près impossible de s’y frayer un passage. Aussi était-ce le long du littoral que remontaient maître Antifer et ses compagnons, circulant autour des criques, évitant de hautes roches dressées çà et là comme des menhirs, trébuchant au milieu d’un invraisemblable éboulis de pierres, lorsqu’ils ne pouvaient suivre les grèves sablonneuses déjà recouvertes par la marée montante. N’est-ce pas là le difficile chemin, dur aux pieds, rude à la marche, qui conduit à la fortune? Ils suaient sang et eau, et, qu’on en convienne, ce ne serait pas trop, s’ils devaient être finalement payés d’un millier de francs par chaque pas qui les rapprochait du but.
Une heure après avoir quitté le campement, on n’avait franchi qu’un mille, soit la moitié de la distance à parcourir. De cet endroit, les pointes septentrionales de l’îlot étaient visibles. Trois ou quatre s’en détachaient. Quelle était la bonne? A moins d’une chance exceptionnelle, ce ne serait probablement pas celle que l’on visiterait tout d’abord, et que de fatigues réservait cette recherche sous les feux de la méridienne!
Le gabarier était à bout.
«Reposons-nous un instant! supplia-t-il.
– Pas une minute! répondit maître Antifer.
– Mon oncle, fit observer Juhel, monsieur Trégomain est en pleine fusion…
– Eh bien, qu’il fonde!
– Merci, mon ami!»
Et, sur cette réponse, Gildas Trégomain, qui ne voulait pas demeurer en arrière, se remit en marche. Mais, s’il arrivait au terme du voyage, ce serait métamorphosé en un ruisseau qui s’en irait en bouillonnant à travers les extrêmes roches de l’îlot.
Il fallut encore une demi-heure pour atteindre la place d’où se détachaient les quatre pointes. Les difficultés furent alors plus grandes, et l’on put croire à des obstacles insurmontables. Quel indescriptible chaos d’énormes galets, de silex aux arêtes tranchantes, sur lesquelles une chute eût entraîné de graves blessures! Vraiment, l’endroit avait été bien choisi, et Kamylk-Pacha avait eu la main heureuse pour cacher un trésor que lui eussent envié les rois de Bassora, de Bagdad et de Samarkande!
En cet endroit finissait la partie boisée de l’îlot. Il fut évident que MM. les chimpanzés n’avaient pas l’intention d’aller au-delà. Ces animaux ne quittent pas volontiers l’abri des arbres, et le fracas des lames mugissantes est sans attrait pour eux. Probablement, ce mot qui signifie «poésie», le naturaliste américain Garner aura quelque peine à le découvrir dans leur langue incomplète.
Lorsque l’escorte s’arrêta à la limite des arbres, ce ne fut pas sans avoir manifesté des intentions peu conciliantes, hostiles même, à l’égard de ces étrangers, en train de poursuivre leur exploration jusqu’à l’extrémité de l’îlot. Quels hurlements féroces ils poussèrent! Avec quelle violence ils se raclèrent la poitrine! L’un d’eux ramassa des pierres, et les lança d’un bras vigoureux. Or, comme il fut imité par les autres, maître Antifer et ses compagnons ne risquaient rien moins que d’être lapidés. Et c’est probablement ce qui se fût produit, s’ils avaient eu l’imprudence de riposter, puisqu’ils n’égalaient leurs agresseurs ni en force ni en nombre.
«Ne répondons pas… ne répondons pas! s’écria Juhel, en voyant Gildas Trégomain et Saouk ramasser des projectiles.
– Pourtant… fit le gabarier, dont le chapeau venait d’être enlevé d’un coup de pierre.
– Non, monsieur Trégomain, éloignons-nous, et nous serons en sûreté, puisque ces singes ne veulent pas aller plus loin!»
C’était le meilleur parti à prendre. Une cinquantaine de pas plus loin, tous furent hors de portée des pierres.
Il était alors dix heures et demi. On voit quel temps avait nécessité cette marche de deux milles le long du littoral. Au nord, les pointes s’avançaient en mer de cent cinquante à deux cents mètres. Ce fut la plus longue dans la direction du nord-ouest que maître Antifer et Zambuco résolurent de visiter en premier lieu.
Rien d’aride comme cet entassement de roches, les unes solidement enchâssées par leur base dans un sol sablonneux, les autres éparses et roulées par les grands coups de mer pendant la mauvaise saison. Aucune trace de végétation, du reste, pas même de ces lichens qui veloutent les blocs humides. Nulle grappe de ces varechs si abondants sur les rivages des zones tempérées. Aussi, rien à craindre en ce qui concernait le monogramme de Kamylk-Pacha. Gravé trente et un ans avant sur un des rochers de cette pointe, on le retrouverait certainement intact.
Voici donc nos explorateurs recommençant des recherches identiques à celles qu’ils avaient faites sur l’îlot du golfe d’Oman. C’est à ne pas le croire, mais les deux héritiers dominés par leur passion, semblaient ne point souffrir des fatigues de cette pénible marche ni des ardeurs du soleil. De même Saouk, lequel, dans l’intérêt de son patron – eût-on pu penser qu’il agissait dans le sien? – procédait avec un zèle infatigable.
Le notaire, lui, assis entre deux roches, ne bougeait pas, ne parlait pas. Si l’on découvrait le trésor, il serait toujours temps d’intervenir pour réclamer le tantième auquel il avait droit, étant présent, ainsi que le lui imposait sa qualité d’exécuteur testamentaire. Et, par Allah! il ne serait pas trop payé, eu égard aux tribulations qu’il endurait depuis trois longs mois, aux dangers dont il ne s’était pas tiré sans peine!
Il va de soi que, sur l’ordre de Pierre-Servan-Malo, Juhel demeuré près de lui, se livrait méthodiquement sur le sol aux plus minutieux examens.
«Il n’est guère probable, se disait-il, que nous trouvions ici la niche aux millions. Premièrement, il faut que le trésor ait été enfoui sur cet îlot, et non sur un des autres îlots de la baie. Deuxièmement, il faut que ce soit sur cette pointe. Troisièmement, il faut que nous découvrions, au milieu de cet amas de roches, celle qui porte le double K… Mais enfin, si toutes ces circonstances se rencontrent, si ce n’est pas quelque mystification de cet abominable pacha, si je mets la main sur le monogramme, est-ce qu’il ne serait pas raisonnable de n’en rien dire?… Mon oncle renoncerait à cette déplorable idée de nous marier, moi, avec quelque duchesse, elle, ma chère Énogate, avec quelque duc en disponibilité!… Eh bien, non! mon oncle ne se relèverait pas d’un coup pareil… Il perdrait la raison… J’aurais sur la conscience une mauvaise action… Il faut aller jusqu’au bout!»
Et tandis que Juhel se livrait à ces réflexions, le gabarier, assis sur un quartier de roche, les bras ballants, les jambes pendantes, les joues ruisselantes, soufflait comme un phoque qui reparaît à la suite d’une immersion prolongée…
Cependant les investigations se poursuivaient sans donner aucun résultat. Maître Antifer, Zambuco, Juhel et Saouk regardaient, palpaient ceux des blocs qui, grâce à leur disposition, à leur orientation, pouvaient porter le précieux monogramme. En vain deux fatigantes heures furent-elles consacrées à cette opération jusqu’à l’extrémité de la pointe. Rien… rien!… Et en effet, comment serait-il venu à l’idée de choisir une place exposée à l’usure du ressac ou aux violences des houles du large? Non! Aussi, après les recherches achevées sur cette pointe, faudrait-il les reprendre sur les autres!… Soit! On les reprendrait… le lendemain… et maître Antifer recommencerait son travail sur un autre îlot s’il échouait sur celui-ci… Il n’abandonnerait pas son œuvre, non! de par tous les saints qui figuraient à son acte de baptême!
Enfin, n’ayant trouvé aucun indice, le groupe remonta la pointe, examinant encore de ci de là les quartiers de roche épars sur le sable… Rien… rien !
A présent, il ne restait plus qu’à revenir, à s’embarquer dans l’une des chaloupes qui devaient avoir rallié le campement, à gagner la bourgade de Ma-Yumba, afin de se livrer à de nouvelles opérations sur un autre îlot.
Lorsque maître Antifer, le banquier Zambuco, Juhel et Saouk furent de retour à la naissance de la pointe, ils aperçurent le gabarier et le notaire toujours à la même place.
Maître Antifer et Zambuco sans prononcer une parole se dirigèrent, vers la lisière du bois, où les chimpanzés attendaient le moment de s’abandonner à quelques démonstrations hostiles.
Juhel rejoignit Gildas Trégomain.
«Eh bien?… demanda celui-ci.
– Pas trace d’un double ni même d’un simple K!
– Alors… c’est à reprendre… ailleurs?…
– Comme vous dites, monsieur Trégomain. Relevez-vous et revenons au campement…
– Me relever ?… J’y consens, si je le puis !… Voyons !… un peu d’aide, mon garçon!»
Et ce ne fut pas trop du bras vigoureux de Juhel pour aider Gildas Trégomain à se remettre sur ses pieds.
Ben-Omar était déjà debout près de Saouk.
Maître Antifer et Zambuco marchaient à une vingtaine de pas en avant. Des gestes et des clameurs, les quadrumanes venaient de passer aux actes. Nombre de pierres commencèrent à voler, et il fallut se tenir sur la défensive.
Est-ce que, décidément, ces maudits singes voulaient empêcher maître Antifer et ses compagnons de rejoindre Barroso et l’équipage au campement?…
Soudain, un cri se fait entendre. C’est Ben-Omar qui l’a poussé… A-t-il donc été atteint par une pierre en quelque partie sensible de sa personne?…
Non!… ce n’est point un cri de douleur qui lui est échappé… c’est un cri de surprise, – presque un cri de joie.
Tous se sont arrêtés. Le notaire, la bouche ouverte, les yeux plissés, tendait la main vers Gildas Trégomain…
«Là… là!… répète-il.
– Que signifie?… demande Juhel. Est-ce que vous devenez fou, monsieur Ben-Omar?
– Non… là… le K… le double K!» répond le notaire d’une voix étranglée par l’émotion.
A ces mots, maître Antifer et Zambuco se reportent rapidement en arrière.
«Le K… le double K?… s’écrient-ils.
– Oui!
– Où?…»
Et ils cherchent du regard la roche sur laquelle, à en croire Ben-Omar, est gravé le monogramme de Kamylk-Pacha. Rien… ils ne voient rien!
«Mais où… animal?… répète le Malouin, d’un ton gros d’inquiétude et de fureur.
– Là!» répéta une dernière fois le notaire.
Et sa main désigne le gabarier, qui vient de faire un demi-tour en haussant les épaules.
«Voyez… sur son dos!» s’écrie Ben-Omar.
En effet, la vareuse de Gildas Trégomain laisse apparaître très visiblement le dessin d’un double K. Plus de doute, la roche contre laquelle il était appuyé, portait le monogramme dont le dos du digne homme a conservé l’empreinte.
Maître Antifer bondit, il saisit le gabarier par le bras, il le somme de revenir à l’endroit où il s’est assis…
On les suit, et, moins d’une minute après, tous sont en présence d’un gros bloc à la surface duquel le monogramme tant cherché est encore parfaitement lisible.
Non seulement Gildas Trégomain s’était adossé contre la roche signée du double K, mais il s’était étendu à la place même où reposait le trésor…
Personne ne prononce une seule parole. On se met à l’ouvrage. Faute d’outils, la besogne ne laissera pas d’être difficile. De simples couteaux seront-ils suffisants pour creuser cette substance rocheuse?… Oui… quand on devrait s’y briser les ongles, s’y user les doigts!…
Heureusement, les pierres, érodées sous l’action du temps, peuvent être disjointes sans trop de peine. Une heure de travail, et on aura découvert les trois barils… Il n’y aura plus qu’à les transporter au campement, puis à Ma-Yumba… Il est vrai, ce transport sera probablement difficile, et comment pourrait-il s’effectuer à l’abri des soupçons?…
Bah! qui songeait à cela?… Le trésor d’abord, le trésor exhumé de cette tombe où il est enterré depuis un tiers de siècle, et on avisera ensuite…
Maître Antifer travaillait de ses mains saignantes. Il n’aurait pas voulu abandonner à un autre cette jouissance de sentir, de palper les cercles de ces précieux barils…
«Enfin!» s’écrie-t-il, au moment où son couteau vient de s’ébrécher sur une surface métallique…
Quel cri il pousse alors!… Dieu tout puissant!… Ce n’est pas la joie, c’est la stupéfaction, c’est le désappointement qui se lisent sur son visage effrayant de pâleur…
A la place des barils indiqués dans le testament de Kamylk-Pacha, il n’y avait qu’une boîte de fer, – une boîte semblable à celle qui avait été recueillie sur l’îlot numéro un, portant le monogramme.
«Encore!… ne peut s’empêcher de crier Juhel.
– Ce n’était décidément qu’une mystification! murmure Gildas Trégomain.
La boîte a été retirée de la fosse, et maître Antifer l’ouvre violemment…
Un document apparaît, un vieux parchemin jauni par l’âge, sur lequel étaient tracées ces lignes que maître Antifer lut à haute voix.
«Longitude de l’îlot numéro trois: quinze degrés onze minutes est. Après avoir été relevée par les colégataires Antifer et Zambuco, cette longitude devra être portée et communiquée, en présence du notaire Ben-Omar, au sieur Tyrcomel, esquire, Édimbourg, Écosse, lequel possède la latitude de ce troisième îlot.»
Ainsi donc, ce n’est pas dans les parages de la baie Ma-Yumba que le trésor a été enfoui!… Il faut l’aller chercher sur un autre point du globe en combinant cette nouvelle longitude avec la latitude dudit Tyrcomel d’Édimbourg!… Et ils ne seront plus deux à se partager l’héritage de Kamylk-Pacha, ils seront trois!
«Et pourquoi, s’écrie Juhel, de ce troisième îlot ne nous renverrait-on pas à vingt autres… à cent autres?… Ah çà! mon oncle, est-ce que vous serez assez entêté… assez… simple pour courir le monde entier?…
– Sans compter, ajoute Gildas Trégomain, que si Kamylk-Pacha a institué des légataires par centaines, le legs ne vaudra plus la peine qu’on se dérange!»
L’oncle regarde son ami et son neveu en dessous, brise son caillou d’un coup de mâchoire, et répond:
«Silence dans le rang!… Ce n’est pas fini!»
Et reprenant le document, il en lit les dernières lignes ainsi conçues:
«Dès à présent, toutefois, pour prix de leur peine et pour les indemniser de leurs débours, les colégataires s’attribueront chacun des deux diamants déposés dans cette boîte, et dont la valeur est insignifiante, comparée à celle des autres pierres précieuses qu’ils sont appelés à recueillir…»
Zambuco s’est jeté sur la boîte qu’il arrache des mains de maître Antifer.
«Des diamants!» s’écrie-t-il.
Et, en effet, il y a là deux cabochons magnifiques, pouvant valoir, – le banquier s’y connaît, – cent mille francs la paire.
«C’est toujours cela! dit-il en prenant un des diamants, laissant l’autre à son cohéritier.
– Une goutte d’eau dans la mer!» répond celui-ci, qui fourre le diamant dans son gousset et le document dans sa poche.
«Hé! hé!… fait le gabarier en remuant la tête, cela devient plus sérieux… que je ne pensais !… Faudra voir… faudra voir !…»
Mais Juhel se contente de lever les épaules. Quant à Saouk, il se ronge les poings à la pensée qu’il ne retrouvera jamais une occasion si favorable!
En ce qui concerne Ben-Omar, qui na pas eu le plus petit brillant pour sa part, malgré l’intervention que lui impose une fois de plus cette dernière notice, les traits tirés, la figure décomposée, les bras mous, les genoux infléchis, il offre l’apparence d’un sac à demi vide qui va s’aplatir sur le sol.
Il est vrai, Saouk et lui ne sont plus maintenant dans les conditions où ils se trouvaient: 1° quand ils avaient quitté Saint-Malo, ignorant qu’ils allaient à Mascate; 2° quand ils avaient quitté Mascate, ignorant qu’ils allaient à Loango. Emporté par un regrettable mouvement, maître Antifer a laissé échapper un secret qu’il aurait dû cacher rigoureusement. Tous ont entendu l’énoncé de cette nouvelle longitude: quinze degrés onze minutes est… Tous connaissent le nom du sieur Tyrcomel, esquire, demeurant à Édimbourg, Écosse…
On peut être certain, qu’à défaut de Ben-Omar, Saouk a déjà gravé ces chiffres et cette adresse dans sa mémoire, en attendant qu’il puisse les inscrire sur son carnet. Aussi maître Antifer et le banquier Zambuco auront-ils grand soin de ne perdre de vue ni le notaire ni son clerc à moustaches, et ne se laisseront-ils pas devancer par eux dans la seconde capitale de la Grande-Bretagne.
Sans doute, il y avait lieu de croire que Saouk n’a pas compris, puisqu’il ne sait pas le français, mais il n’était pas douteux que Ben-Omar lui révélerait ce secret.
Et d’ailleurs, Juhel n’est pas sans avoir remarqué que Nazim n’a point dissimulé un sentiment de curiosité satisfaite, lorsque les chiffres de la longitude et le nom de Tyrcomel se sont si imprudemment échappés des lèvres de maître Antifer.
Après tout, qu’importe! Ce serait insensé, à son avis, de se soumettre, une troisième fois, aux fantaisies posthumes de Kamylk-Pacha. Ce qu’il faut faire, c’est revenir à Loango et profiter du premier bâtiment de passage pour rentrer dans la bonne ville de Saint-Malo…
Telle est la sage et logique proposition que Juhel communique à son oncle.
«Jamais!… répond maître Antifer. Le pacha nous envoie en Écosse, nous irons en Écosse, et dusse-je consacrer le restant de ma vie à faire des recherches…
– Ma sœur Talisma vous aime trop pour ne pas vous attendre, fût-ce dix ans!… ajoute le banquier.
– Diable! pense Gildas Trégomain. Cette demoiselle approcherait alors de la soixantaine!»
Toutes observations sont inutiles. Maître Antifer a pris son parti. Il continuera de courir après le trésor. Et, pourtant, l’héritage du riche Égyptien sera réduit de la moitié au tiers pour chacun, grâce à la participation du sieur Tyrcomel!…
Eh bien, Énogate se contentera d’épouser un comte, et Juhel une comtesse!
Dans lequel maître Antifer et ses compagnons assistent
à un sermon du révérend Tyrcomel, qui n’est pas pour leur faire plaisir
ui, mes frères, oui, mes sœurs, la possession des richesses conduit fatalement au crime d’en abuser! Elle est la principale, pour ne pas dire l’unique cause de tous les maux qui désolent ce bas monde! L’appétit de l’or ne peut amener que les plus regrettables dérèglements de l’âme! Imaginez une société dans laquelle il n’y aurait ni riches ni pauvres!… Que de malheurs, afflictions, chagrins, désordres, catastrophes, débâcles, désarrois, tribulations, sinistres, angoisses, calamités, infortunes, désenchantements, désespoirs, désolations, ruines, seraient épargnés aux humains!»
Le loquace clergyman s’était élevé à la plus haute éloquence, en entassant ce monceau de synonymes, à peine suffisants pour exprimer les diverses éventualités où s’engendrent les misères terrestres. Il aurait pu en lancer bien d’autres encore à la surface de ce torrent oratoire qu’il précipitait du haut de la chaire sur la tête de ses auditeurs. Il faut lui savoir gré d’avoir endigué sa faconde – sous ce rapport du moins.
C’était dans la soirée du 25 juin, à Tron Church, dont une portion fut démolie pour l’élargissement du carrefour de High-street, que le révérend Tyrcomel, de l’Eglise libre d’Ecosse,prêchait ainsi devant un auditoire visiblement accablé de ses lourdes périodes. Après l’avoir entendu, nul doute que les fidèles n’allassent vider leur coffre-fort et jeter toutes les valeurs qu’il contenait dans les eaux du golfe de Forth, lequel arrose, à deux milles de là, les rives septentrionales du Mid-Lothian, le célèbre comté dont Édimbourg, cette Athènes du nord, s’enorgueillit d’être la capitale.
Il y avait déjà une heure que le révérend Tyrcomel prêchait sur ce sujet pour la plus grande édification des ouailles de la paroisse. Il ne paraissait point las de parler, et on ne semblait point las de l’entendre. Dans ces conditions, quel motif un sermon aurait-il de jamais finir? Celui-ci ne finit donc pas, – en ce moment du moins, – et le prédicateur reprit de la sorte:
«Mes frères et mes sœurs, l’Évangile a dit: Beati pauperes spiritu, profond axiome dont les mauvais plaisants, aussi irréligieux qu’ignorants, s’ingénient encore à changer le sens. Non! Il ne s’agit pas de ceux qui sont «pauvres d’esprit», des imbéciles en un mot, mais de ceux qui se font «pauvres en esprit», et dédaignent ces abominables richesses, source de tant de mal dans les sociétés modernes. Aussi l’Évangile vous commande-t-il de n’éprouver envers la fortune que mésestime et mépris, et si, par malheur, vous êtes affligés des biens de ce monde, si l’argent s’entasse dans vos caisses, si l’or vous afflue à pleines mains, mes sœurs…»
Ici, une puissante image qui fait courir des frissons sous les mantelets des dames de l’attentif auditoire.
«… Si les diamants, les pierres précieuses s’attachent à vos cous, à vos bras, à vos doigts, comme une éruption malsaine, si vous êtes parmi celles qu’on appelle les heureuses du jour, moi, je dis que vous en êtes les malheureuses, et j’ajoute que votre maladie doit être traitée par les moyens les plus énergiques, fût-ce le fer ou le feu!»
On sentit un frémissement à travers l’assistance, comme si le bistouri du chirurgien eût fouillé ces plaies mises à nu par l’orateur.
Mais, ce qu’il y avait d’original dans le traitement qu’il prétendait appliquer à tous les pauvres gens affligés du météorisme des richesses, c’est qu’il leur ordonnait de s’en débarrasser matériellement, – en d’autres termes, de les détruire. Il ne disait point: Distribuez votre fortune aux misérables! Dépossédez-vous au profit de ceux qui ne possèdent point! Non! ce qu’il prêchait, c’était l’anéantissement de cet or, de ces diamants, de ces titres de propriétés, de ces actions industrielles ou commerciales, c’était leur complète disparition, dût-on les brûler ou les jeter à la mer.
Pour s’expliquer l’intransigeance de ces doctrines, il convient de connaître à quelle secte religieuse appartenait le fougueux Tyrcomel, esquire.
L’Écosse, divisée en un millier de paroisses, comprend des sessions ecclésiastiques, des synodes, une cour suprême, pour l’administration et l’exercice du culte national. Mais, en dehors de ce nombre déjà respectable, comme toutes les autres religions sont tolérées dans le Royaume-Uni, on compte quinze cents églises appartenant aux dissidents, quelle que soit leur dénomination, catholiques, baptistes, épiscopaux, méthodistes, etc. De ces quinze cents églises, plus de la moitié relève de l’Église libre d’Ecosse – Free Church of Scotland, – laquelle, vingt ans avant, venait de rompre ouvertement avec l’Église presbytérienne de la Grande-Bretagne. Et à quel propos?… Uniquement, parce qu’elle ne la trouvait pas assez imprégnée du véritable esprit calviniste, disons assez puritaine.
Or, précisément, le révérend Tyrcomel prêchait au nom de la plus farouche de ces sectes qui n’admettent aucun compromis avec les usages et les mœurs. Il se croyait envoyé par Dieu, lequel lui avait confié un des faisceaux de son tonnerre, afin qu’il en foudroyât les riches ou tout au moins leurs richesses, et, on le voit, il n’y allait pas de main morte.
C’était, au moral, une sorte d’illuminé, aussi sévère pour lui-même que pour les autres. C’était, au physique, un homme de cinquante ans, grand, maigre, figure émaciée, face glabre, une flamme dans le regard, la physionomie d’un apôtre, la voix pénétrante d’un frère prêcheur. Son entourage le disait inspiré du souffle du Très-Haut. Cependant, si les fidèles se pressaient à ses sermons, si on l’écoutait avec ardeur, il n’est pas prouvé qu’il eût jamais fait nombre de prosélytes, et peu ou point s’étaient jusqu’alors décidés à mettre ses doctrines en pratique par le dépouillement absolu des biens terrestres.
Aussi, le révérend Tyrcomel redoublait-il d’efforts, accumulant sur la tête de l’auditoire ces nuages chargés d’électricité d’où jaillissaient les foudres de son éloquence.
Le sermon continua de plus belle, et les tropes, les métaphores, les antonymies, les épiphonèmes, pétris par une imagination fulgurante, y pullulèrent avec une incomparable audace. Mais si les têtes se courbaient, les poches n’éprouvaient guère, semble-t-il, le besoin de se vider dans les eaux du Forth.
Évidemment, l’assistance, qui remplissait la nef de Tron Church, ne perdait pas un mot du sermon de cet énergumène, et, si elle ne se hâtait point de se conformer à ses doctrines, ce n’était pas faute de l’avoir compris. Il convient cependant d’en excepter cinq auditeurs, ne connaissant rien de la langue anglaise et qui n’auraient pas su de quoi parlait le clergyman, si un sixième n’eût été capable de leur traduire en bon français les terribles vérités qui tombaient du haut de cette chaire sous forme d’averse évangélique.
Inutile d’ajouter, n’est-il pas vrai, que ces six individus étaient maître Antifer et le banquier Zambuco, le notaire Ben-Omar et Saouk, le gabarier Gildas Trégomain et le jeune capitaine Juhel.
Nous les avions laissés sur l’îlot de la baie de Ma-Yumba, le 28 mai; nous les retrouvons à Édimbourg, le 25 juin.
Que s’était-il passé entre ces deux dates?
Très sommairement, le voici:
Après la découverte du second document, il n’y avait plus qu’à abandonner l’îlot aux singes, à profiter de la chaloupe qui, attirée par les signaux de l’équipage congolais, devait avoir accosté en face du campement. Maître Antifer et ses compagnons revinrent donc en suivant le littoral, escortés toujours de la bande de ces chimpanzés, acharnés à leurs démonstrations hostiles, hurlements, gestes de menaces et jets de pierre.
On arriva cependant sans dommage au campement. Deux mots dits par Saouk à Barroso firent comprendre à celui-ci que le coup était manqué. Impossible de voler leur trésor à des gens qui ne le rapportaient pas!
La chaloupe, amarrée au fond d’une petite crique, pouvait contenir tous les naufragés du Portalègre. Ils s’y embarquèrent, un peu les uns sur les autres. Comme il ne s’agissait que d’une traversée de six milles, il n’y avait pas lieu d’y regarder. Deux heures plus tard, la chaloupe mouillait à l’accore de cette langue de terre sur laquelle s’allonge la bourgade de Ma-Yumba. Nos personnages, sans distinction de nationalité, furent hospitalièrement accueillis dans une factorerie française. On s’occupa aussitôt de leur procurer des moyens de transport pour regagner Loango. Or, ayant pu se joindre à une troupe d’Européens qui se rendaient à la capitale, ils n’eurent rien à redouter en route ni de la part des fauves, ni de la part des indigènes. Mais quel climat dévorant, quelle chaleur insoutenable! A l’arrivée, quoi que pût dire Juhel, le gabarier prétendit qu’il était réduit à l’état de squelette. Le digne homme exagérait, il est permis de le croire.
Par une de ces heureuses chances, dont maître Antifer n’était guère coutumier, ses compagnons et lui n’eurent point à séjourner longtemps à Loango. Un steamer espagnol, allant de Saint-Paul de Loanda à Marseille, vint y relâcher deux jours après. La relâche, nécessitée par une légère réparation de machine, ne dura que vingt-quatre heures. Des places furent retenues sur ce steamer, grâce à l’argent sauvé du naufrage. Bref, à la date du 15 juin, maître Antifer et ses compagnons quittèrent enfin ces parages de l’Afrique occidentale, où ils avaient trouvé, avec deux diamants de grand prix, un document nouveau et une déception nouvelle. Quant au capitaine Barroso, Saouk s’était engagé à l’indemniser plus tard, dès qu’il aurait fait main basse sur les millions du pacha, et le Portugais dut se contenter de cette promesse.
Juhel ne tenta point de détourner son oncle de ses idées, bien qu’il eût toute raison de croire que la campagne finirait par quelque mystification pyramidale. Il est vrai, l’opinion du gabarier commençait à se modifier là-dessus. Ces deux diamants d’une valeur de cent mille francs chacun, contenus dans la boîte de l’îlot numéro deux, cela lui donnait à réfléchir.
«Puisque le pacha, se disait-il, nous a fait cadeau de ces deux pierres précieuses, pourquoi les autres ne se trouveraient-elles pas sur l’îlot trois?»
Et, quand il raisonnait ainsi devant Juhel, qui haussait les épaules:
«On verra… on verra!» répétait-il.
C’était bien l’avis de Pierre-Servan-Malo. Puisque le troisième colégataire, le possesseur de cette latitude du troisième îlot, habitait Édimbourg, il irait à Édimbourg, et il entendait bien ne point s’y laisser devancer par Zambuco et Ben-Omar, qui avaient connaissance de la longitude 15° 11’ est, laquelle devait être communiquée au sieur Tyrcomel, esquire. Donc, on ne se séparerait pas, on gagnerait la capitale de l’Écosse par les voies les plus rapides, et le susnommé Tyrcomel recevrait la visite du groupe au complet. Sans doute, cette résolution n’était pas pour satisfaire Saouk. En possession du secret, maintenant, il aurait préféré agir isolément, avant tous autres, vis-à-vis du personnage désigné par le document, en obtenir le gisement du nouvel îlot, s’y rendre, y déterrer les richesses de Kamylk-Pacha. Mais il aurait fallu partir seul, sans éveiller les soupçons, et il se sentait surveillé par Juhel. D’ailleurs, la traversée ne pouvait s’effectuer autrement qu’en commun jusqu’à Marseille. Or, comme maître Antifer comptait gagner par le plus court et dans le minimum de temps, en utilisant les railways de France et d’Angleterre, Saouk ne pouvait espérer prendre les devants. Il dut donc se résigner. L’affaire une fois tirée au clair avec le sieur Tyrcomel, peut-être le coup qui avait manqué à Loango et à Mascate, réussirait-il à Édimbourg?
La traversée fut assez rapide, le steamer portugais n’ayant relâché dans aucun port du littoral. Qu’on ne s’étonne pas si Ben-Omar, en homme qui renoncerait difficilement à ses habitudes, fut malade vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et s’il débarqua à l’état de colis inconscient au quai de la Joliette.
Juhel avait préparé une longue lettre à l’adresse d’Énogate. Il lui faisait le récit de tout ce qui s’était passé au Loango. Il lui disait en quelle nouvelle campagne allait les engager l’entêtement de leur oncle, et qui savait où les caprices du pacha menaçait de les envoyer dans l’avenir? Il ajoutait qu’à son avis, maître Antifer était dans une disposition d’esprit à courir le monde comme un second Juif errant, et que cela ne cesserait que le jour où il serait devenu fou à lier, – ce qui arriverait bien sûr, tant son excitation cérébrale, accrue par les dernières déconvenues, prenait des proportions alarmantes…
Tout cela était bien triste… Et leur mariage indéfiniment reculé… et leur bonheur… et leur amour…, etc.
Juhel eut tout juste le temps de mettre à la poste cette lettre désolée. On se jeta dans le rapide de Marseille à Paris, puis dans l’express de Paris à Calais, puis dans le bateau de Calais à Douvres, puis dans le train de Douvres à Londres, puis dans l’éclair de Londres à Édimbourg, tous les six, comme s’ils eussent été rivés à la même chaîne! C’est ainsi que ce soir-là du 25 juin, dès qu’ils eurent retenu leurs chambres à Gibb’s Royal Hotel, ils s’étaient mis à la recherche du sieur Tyrcomel. Alors, grande surprise! Le sieur Tyrcomel n’était rien moins qu’un clergyman. Et voilà comment, après s’être présentés à sa demeure, 17, North-Bridge street adresse qu’ils avaient pu se procurer sans peine, tant était populaire l’ardent contempteur des biens terrestres, – ils étaient venus le relancer à Tron Church pendant qu’il tonnait du haut de sa chaire.
Leur intention était de l’aborder à l’issue du sermon, de l’accompagner à son domicile, de le mettre au courant, de lui communiquer la dernière notice… Que diable! un homme auquel on apporte un nombre respectable de millions ne se plaindrait pas d’avoir été dérangé mal à propos!
Cependant il y avait dans tout ceci quelque chose d’assez bizarre. Quels rapports avaient pu exister entre Kamylk-Pacha et ce clergyman écossais? Le père de maître Antifer avait sauvé la vie de l’Égyptien… bien. Le banquier Zambuco l’avait aidé à sauver ses richesses… bien. De là, ce sentiment de reconnaissance qui leur avait valu d’être tous deux ses héritiers. Devait-on en conclure que le révérend Tyrcomel possédait les mêmes droits à cette reconnaissance? Oui, sans aucun doute. Mais en quelles conjonctures invraisemblables, un clergyman avait-il obligé d’une façon quelconque Kamylk-Pacha?… Il fallait pourtant qu’il en eût été ainsi, puisque ce clergyman était détenteur de cette troisième latitude nécessaire à la découverte du troisième îlot…
«Le bon… cette fois!» répétait invariablement maître Antifer, dont Gildas Trégomain se laissait aller à partager les espérances… et peut-être les illusions!
Cependant, lorsque nos coureurs de trésor aperçurent en chaire un homme dont l’âge ne dépassait pas la cinquantaine, ils durent s’aviser d’une autre explication. En effet, le révérend Tyrcomel ne pouvait avoir plus de vingt-cinq ans, lorsque Kamylk-Pacha fut enfermé dans la prison du Caire par ordre de Méhémet-Ali, et il était difficile d’admettre qu’il eût été à même de lui rendre service auparavant. Était-ce donc un père, un grand-père, un oncle de ce Tyrcomel, dont l’Égyptien avait été l’obligé?…
Peu importait, d’ailleurs. L’essentiel était que le clergyman eût en sa possession la précieuse latitude, ainsi que l’indiquait le document de la baie Ma-Yumba, et la journée ne s’achèverait pas avant que l’on sût à quoi s’en tenir à cet égard.
Ils étaient donc là, dans Tron Church, en face de la chaire. Maître Antifer, Zambuco, Saouk, dévoraient des yeux le passionné prédicateur, ne comprenant pas un traître mot de ce qu’il disait, et Juhel ne pouvait en croire ses oreilles de ce qu’il entendait.
Le sermon continuait. Toujours la même thèse avec la même éloquence furibonde. Invite aux rois à jeter à la mer leurs listes civiles, invite aux reines à faire volatiliser les diamants de leurs parures, invite aux riches à détruire leurs richesses. Impossible, on en conviendra, de dire plus d’énormes sottises avec un prosélytisme plus intransigeant!
Et Juhel, stupéfait, de murmurer:
«Voilà bien une autre complication!… Décidément, mon oncle n’a pas pour lui la bonne chance!… Quoi! c’est à un pareil énergumène que notre satané pacha l’adresse!… C’est à ce fougueux clergyman qu’il va demander les moyens de découvrir un trésor!… C’est à un homme qui n’aurait rien de plus pressé que de l’anéantir, s’il tombait jamais entre ses mains!… Allons! voilà un obstacle que nous n’attendions pas, – obstacle infranchissable cette fois, et qui pourrait bien mettre fin à la campagne que nous poursuivons. C’est à un refus péremptoire, à un refus sans réplique, que nous allons nous heurter, à un refus qui vaudra au révérend Tyrcomel une immense popularité! Il y a là de quoi achever mon oncle, et sa raison n’y résistera pas!… Zambuco et lui, peut-être aussi ce Nazim, oseront tout pour arracher son secret à ce révérend… Ils sont capables de le torturer… de… Voyons! à mon tour, je me laisse emballer… Eh bien! qu’il le garde son secret, cet homme! Je ne sais si, comme il le prétend, les millions ne font pas le bonheur; mais, quoi qu’il en soit, de courir après ceux de l’Égyptien, cela menace de retarder indéfiniment le mien!… Et, puisque jamais le Tyrcomel ne consentira à croiser sa latitude avec la longitude que nous avons acquise au prix de tant de peines, nous n’aurons plus qu’à revenir tranquillement en France, et…
– Lorsque Dieu commande, on doit obéir! disait en ce moment le prédicateur.
– C’est aussi mon avis, pensa Juhel, et il faudra que mon oncle se soumette!»
Mais le sermon ne finissait pas, et il n’y avait aucune raison pour qu’il ne durât pas l’éternité. Maître Antifer et le banquier donnaient de visibles marques d’impatience. Saouk rongeait sa moustache. Le notaire, du moment qu’il n’était plus sur le pont d’un navire, ne s’inquiétait de rien. Gildas Trégomain, la bouche bée, hochant la tête, l’oreille tendue, essayait de surprendre çà et là quelques mots qu’il cherchait vainement à traduire. Au fond, tous adressaient des regards interrogateurs au jeune capitaine, comme pour lui demander:
«Qu’est-ce que ce diable d’homme peut donc dire avec cette fougue inépuisable?»
Et, lorsqu’il y avait lieu de croire que c’était fini, cela recommençait.
«Ah çà! de quoi parle-t-il, Juhel; s’écria maître Antifer d’une voix impatiente, qui provoqua les chuchotements de l’auditoire.
– Je vous le dirai, mon oncle.
– S’il se doutait des nouvelles que je lui apporte, ce prêchi-prêcha, il aurait vite fait de lâcher sa chaire pour recevoir notre visite…
– Hé… hé!…» fit Juhel d’un ton si singulier que le sourcil de maître Antifer se fronça d’une façon terrible.
Pourtant, tout doit finir en ce monde, – même le sermon d’un clergyman de l’Église libre d’Écossé. On sentit que le révérend Tyrcomel arrivait à sa péroraison. Son débit était plus haletant, ses gestes plus désordonnés, ses métaphores plus hardies, ses objurgations plus menaçantes. Il y eut un dernier coup de massue et un dernier coup de boutoir contre les détenteurs de fortunes, les possesseurs du vil métal, avec injonction de le jeter dans la fournaise en ce monde, si l’on ne voulait pas y être précipité soi-même dans l’autre! Et, alors, en un suprême mouvement oratoire, faisant allusion au nom même de cette église qui retentissait de ses périodes tonitruantes:
«Et comme en ce lieu, s’écria-t-il, où il y avait autrefois une balance publique, à laquelle on clouait les oreilles des notaires infidèles et autres malfaiteurs, ainsi dans la balance du jugement dernier, vous seriez pesés sans merci, et, sous le poids de votre or, le plateau s’abaissera jusqu’à l’enfer!»
On ne pouvait terminer par une plus saisissante image.
Le révérend Tyrcomel fit un dernier geste de congé, qui eût été un geste de bénédiction du haut d’une chaire catholique. Puis, il disparut subitement. Maître Antifer, Zambuco et Saouk s’étaient bien promis de l’attendre à la sortie de l’église, de le happer au vol, de l’interviewer hic et nunc. Est-ce qu’ils auraient pu patienter jusqu’au lendemain, remettre à sept ou huit heures leur interrogatoire? Est-ce qu’ils auraient supporté toute une nuit passée dans les affres de la curiosité?… Non! Ils se précipitèrent donc vers le porche central, bousculant les fidèles, qui protestaient contre une brutalité si inconvenante en pareil lieu!
Gildas Trégomain, Juhel et le notaire les suivirent, en y mettant des formes. Tous en furent pour leurs vains efforts. Sans doute, le révérend Tyrcomel, désireux de se dérober à l’ovation qui lui était due, – seul résultat d’ailleurs de son sermon sur le mépris des richesses, – était sorti par une porte latérale de Tron Church.
Inutilement, Pierre-Servan-Malo et ses compagnons l’attendirent sur les marches du péristyle, le cherchèrent au milieu des fidèles, le demandèrent à l’un et à l’autre… Le clergyman n’avait pas laissé plus de traces à travers la foule que le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans l’air.
Tous étaient là, se dépitant, se regardant, furieux comme si quelque génie malfaisant leur eût arraché une proie ardemment convoitée.
«Eh bien, 17, North-Bridge street! s’écria maître Antifer.
– Mais, mon oncle…
– Et, avant qu’il ne se couche, ajouta le banquier, nous saurons lui arracher…
– Mais, monsieur Zambuco…
– Pas d’observation, Juhel!
– Si… une observation, mon oncle.
– Et à propos de quoi?… demanda maître Antifer, remonté au paroxysme de la colère.
– A propos de ce que ce Tyrcomel vient de prêcher.
– Eh! qu’est-ce que cela peut nous faire?…
– Beaucoup, mon oncle.
– Te moques-tu, Juhel?
– Rien n’est plus sérieux, et j’ajouterai même rien de plus malheureux pour vous!
– Pour moi?…
– Oui!… Écoutez!»
Et Juhel fit connaître en quelques mots la disposition d’esprit du révérend Tyrcomel, quelle thèse il avait soutenue dans son interminable sermon, comme quoi, enfin, s’il ne tenait qu’à lui, tous les milliards du monde entier ne tarderaient pas à être engloutis dans les profonds abîmes des Océans!
Le banquier fut atterré, – Saouk aussi, bien qu’il fût censé ne point comprendre. Et Gildas Trégomain d’esquisser une grimace de désappointement. Il est certain qu’une nouvelle tuile leur tombait de haut sur le crâne!
Et pourtant, ce ne fut point en homme accablé que maître Antifer répondit d’un ton profondément ironique à son neveu:
«Imbécile… imbécile… imbécile!… On ne prêche ces choses-là que lorsqu’on n’a pas le sou!… Laisse apparaître la trentaine de millions qui doivent lui revenir, et tu verras si ton Tyrcomel aura l’idée de les ficher à l’eau!»
Évidemment, cette réponse témoignait d’une profonde connaissance du cœur humain. Quoi qu’il en soit, il fut décidé que l’on renoncerait à relancer, ce soir-là, le révérend dans sa maison de North-Bridge-street, et nos six personnages regagnèrent en bon ordre Gibb’s Royal Hotel.
Dans lequel on voit qu’il n’est pas facile de faire dire à un clergyman
ce qu’il a résolu de taire
a maison du révérend Tyrcomel était située dans le quartier de la Canongate, la plus célèbre des rues de l’ancienne ville, la «Vieille Enfumée», ainsi que la dénomment ses antiques parchemins. Cette maison confinait à celle de John Knox, dont la fenêtre s’ouvrit si souvent, vers le milieu du XVIIe siècle, pour permettre au fameux réformateur écossais de haranguer la foule. Ce rapprochement ou plutôt ce voisinage ne pouvait que plaire au révérend Tyrcomel. Lui aussi prétendait imposer ses réformes. Il est vrai, ce n’était pas du haut de sa fenêtre qu’il prêchait, et pour cause.
En effet, la fenêtre de la chambre qu’il occupait dans cette maison ne donnait pas sur la rue. Elle dominait par derrière l’ancien ravin du Nord, sillonné des lignes du railway et transformé en jardin public. Si, d’un côté, cette fenêtre eût été au troisième étage, il n’en était pas ainsi du côté du ravin. La différence du niveau des sols la mettait au huitième, et de cette hauteur, comment se faire entendre?
C’était, en somme, une triste et inconfortable maison, de celles qui sont desservies, par ces ruelles, sordides et malsaines, désignées sous l’appellation de «closes». Tels sont, pour la plupart, les aboutissants de cette Canongate historique, qui, sous divers noms, remonte du château d’Holyrood au château d’Édimbourg, l’une des quatre forteresses de l’Écosse auxquelles le traité de l’Union impose l’obligation d’être toujours en état de défense.
Ce fut devant la porte de ladite maison que le lendemain, 26 juin, maître Antifer et le banquier Zambuco, accompagnés de Juhel, s’arrêtèrent, au moment où huit heures sonnaient à l’église voisine. Ben-Omar n’avait point été prié de se joindre à eux, sa présence étant inutile dans cette première entrevue. Par conséquent, à son extrême dépit, Saouk n’était pas de la visite. Et si le clergyman livrait le secret de la latitude, il ne serait pas là pour en prendre connaissance, – ce qui le mettrait dans l’impossibilité de devancer le Malouin à la recherche de l’îlot numéro trois.
Quant au gabarier, il était resté à Gibb’s Royal Hotel, et, en attendant le retour des visiteurs, s’amusait à contempler les merveilles de Prince’s street et les prétentieuses élégances du monument de Walter Scott. En ce qui concerne Juhel, il n’avait pu se dispenser de suivre son oncle, tout au moins comme interprète. D’ailleurs, on imagine quelle hâte il éprouvait de savoir enfin où gisait ce nouvel îlot, et si la fantaisie de Kamylk-Pacha n’allait pas les envoyer se promener dans les mers du Nouveau Continent.
Ce qu’il convient de noter ici, c’est qu’en se voyant évincé, Saouk était entré dans une violente colère, et, comme d’habitude, sa fureur retomba sur Ben-Omar. A quel assaut de paroles malsonnantes, de menaces épouvantables, l’infortuné notaire fut soumis après le départ des colégataires!
«Oui! c’est de ta faute, s’écriait Saouk, en bouleversant les meubles de la chambre, et l’envie me prend de te faire payer cette maladresse à coups de rotin!
– Excellence, j’ai fait ce que j’ai pu…
– Non, tu ne l’as pas fait! Il fallait t’imposer à ce méchant matelot, lui déclarer que ta présence était nécessaire, obligatoire, et, au moins, tu aurais été là… tu aurais appris et tu m’aurais appris ce qui intéresse le nouvel îlot… et peut-être m’eût-il été possible de l’atteindre avant les autres!… Que Mahomet t’étrangle! Mes projets manqués une première fois à Mascate, une seconde fois à Ma-Yumba, et dire qu’ils vont l’être une troisième!… Et cela, parce que tu restes planté là sur ta patte, comme un vieil ibis empaillé…
– Je vous prie, Excellence…
– Et moi, je te jure que, si j’échoue, c’est sur ta peau que je me paierai de toutes ces déconvenues!»
La scène se continua de cette sorte, et elle devint si violente que le gabarier en surprit les éclats. Il alla même jusqu’à la porte de la chambre, et il fut heureux pour Saouk que sa colère se fût manifestée en langue égyptienne. S’il avait invectivé Ben-Omar en français, Gildas Trégomain aurait eu connaissance de ses abominables projets, il eût découvert quel personnage se cachait sous ce Nazim, et on eût traité ce personnage comme il le méritait.
Néanmoins, si cette situation ne lui fut pas révélée, il ne laissa pas d’être absolument interloqué de la violence avec laquelle Ben-Omar était malmené par son clerc, et combien cela justifiait les soupçons du jeune capitaine!
Après avoir franchi la porte de la maison du clergyman, maître Antifer, Zambuco et Juhel commencèrent à gravir les marches d’un escalier de bois, en s’aidant de la corde graisseuse pendue à la muraille. Jamais le gabarier, bien que débarrassé d’une partie de son embonpoint, n’aurait pu s’élever par cette vis étroite et sombre.
Les visiteurs arrivèrent au palier du troisième étage, qui était le dernier de ce côté de la maison. Une petite porte en ogive s’évidait au fond, avec ce nom: Révérend Tyrcomel…
Maître Antifer poussa un vigoureux ouf! de satisfaction. Puis, il frappa.
La réponse se fit attendre. Est-ce que le clergyman ne serait pas chez lui?… Et de quel droit, s’il vous plaît?… Un homme auquel on apporte des millions…
Second heurt, – un peu plus fort.
Cette fois, léger bruit à l’intérieur de la chambre, et, si ce ne fut pas la porte, ce fut du moins un guichet qui s’ouvrit au-dessous du nom du révérend Tyrcomel.
A travers ce guichet parut une tête, – celle du clergyman, très reconnaissable sous le chapeau de haute forme qui le coiffait.
«Que voulez-vous?… demanda Tyrcomel, et le ton de sa voix indiquait bien qu’il n’aimait pas à être dérangé.
– Nous désirons vous entretenir quelques instants, répondit Juhel en anglais.
– A quel propos?…
– Il s’agit d’une affaire importante…
– Je n’ai point d’affaire… importante ou non.
– Ah çà! ouvrira-t-il, ce révérend?» s’écria maître Antifer, ennuyé de tant de façons.
Mais, dès qu’il l’eut entendu, le clergyman de lui répondre dans sa propre langue qu’il parlait comme si elle eût été la sienne:
«Vous êtes des Français?…
– Des Français…» répondit Juhel.
Et, s’imaginant que cela faciliterait leur introduction près du clergyman, il ajouta:
«Des Français qui assistaient hier à votre sermon dans Tron Church…
– Et qui ont eu la pensée de se convertir à mes doctrines?… répliqua vivement le clergyman.
– Peut-être, mon révérend…
– C’est lui, au contraire, qui va se convertir aux nôtres! murmura maître Antifer. D’ailleurs, s’il préfère nous abandonner sa part…»
La porte s’était ouverte, et les soi-disant néophytes se trouvèrent en présence du révérend Tyrcomel.
Une seule pièce, éclairée au fond par la fenêtre qui donnait sur le ravin du Nord. Dans un coin, un lit de fer, garni d’une paillasse et d’une couverture, dans un autre, une table avec quelques ustensiles de toilette. Pour siège, un escabeau. Pour meuble, une armoire fermée, qui servait sans doute à serrer les vêtements. Sur un rayon, plusieurs livres entre lesquels apparaissait la Bible traditionnelle, ornée d’une reliure usée aux angles, et aussi divers papiers, plumes, écritoire. De rideaux, nulle part. Des murs nus, blanchis à la chaux. Sur la table de nuit, une lampe à coulisse, son abat-jour très abaissé. C’était à la fois une chambre à coucher et un cabinet de travail, réduits au strict nécessaire. Le clergyman prenait ses repas au dehors dans une restauration du voisinage, et soyez sûr que ce ne devait pas être quelque cabaret à la mode.
Le révérend Tyrcomel, tout de noir habillé, étroitement serré sous les plis de sa longue lévite, dont le col laissait voir le liseré blanc de sa cravate, ôta son chapeau à l’entrée des étrangers, et, s’il ne leur offrit pas de s’asseoir, c’est qu’il ne pouvait mettre qu’un seul escabeau à leur disposition.
En vérité, si jamais millions devaient arriver à propos, n’était-ce pas dans cette cellule de cénobite, où l’on n’eût pas récolté trente shillings vaillants?…
Maître Antifer et le banquier Zambuco se regardèrent. Comment allaient-ils commencer le feu? Du moment que leur colégataire parlait le français, l’intervention de Juhel n’était plus nécessaire, et le jeune capitaine n’allait être qu’un simple spectateur. Il préférait cette situation, et ce ne fut pas sans un certain sentiment de curiosité qu’il se promit d’assister à cette bataille. Quel serait le vainqueur?… Peut-être n’eût-il pas parié pour son oncle Antifer?
Au début, celui-ci se sentit plus embarrassé qu’il ne l’aurait imaginé. Après ce qu’il savait de l’intransigeant clergyman, de ses opinions sur les biens de ce monde, il jugea à propos de procéder avec adresse, de prendre certains ménagements, de tâter le terrain, d’amener tout doucement le révérend Tyrcomel à communiquer cette lettre de Kamylk-Pacha qui devait être en sa possession, laquelle lettre renfermait, à n’en plus douter, les chiffres de la nouvelle et, – espérons-le – dernière latitude.
C’était l’avis de Zambuco, qui n’avait cessé de chapitrer son futur beau-frère à ce sujet. Mais l’impétueux Malouin serait-il capable de se contenir, et, dans l’état mental où il se trouvait, n’allait-il pas s’emporter à la moindre résistance et briser les vitres?
En tous les cas, ce ne fut pas lui qui prit d’abord la parole. Tandis que ses trois visiteurs formaient un groupe au fond de la chambre, le révérend Tyrcomel se plaça en face d’eux dans l’attitude du prêcheur. Persuadé que ces gens-là venaient de leur plein gré se soumettre à ses doctrines, il ne songeait qu’à leur renouveler éloquemment ses principes.
«Mes frères, dit-il en joignant les mains dans un élan de reconnaissance, je remercie l’auteur de toutes choses de m’avoir départi ce don de persuasion, qui m’a permis de faire pénétrer jusqu’au fond de vos âmes le dédain de la fortune et le détachement des richesses terrestres…»
Il fallait voir la figure des deux héritiers à cette exorde!
«Mes frères, continua le clergyman, en détruisant les trésors que vous possédez…
– Que nous ne possédons pas encore! fut tenté de s’écrier l’oncle de Juhel.
– …Vous donnerez un admirable exemple, qui sera suivi de tous ceux dont l’esprit est capable de s’élever au-dessus des matérialités de la vie…»
Maître Antifer, par un brusque mouvement de la mâchoire, envoya son caillou d’une joue à l’autre, tandis que Zambuco semblait lui souffler:
«Est-ce que vous n’allez pas expliquer à ce bavard l’objet de notre visite?»
Un signe affirmatif fut la réponse du Malouin qui se répétait à part lui:
«Non certes, je ne laisserai pas un pareil raseur nous recommencer son sermon d’hier!»
Le révérend Tyrcomel, ouvrant alors ses bras comme pour y recevoir des pécheurs touchés par le repentir, dit d’une voix pleine d’onction:
«Vos noms, mes frères, afin que…
– Nos noms, monsieur Tyrcomel, interrompit maître Antifer, les voici, et nos qualités avec: moi, maître Antifer, Pierre-Servan-Malo, capitaine au cabotage à la retraite, – Juhel Antifer, mon neveu, capitaine au long cours, – monsieur Zambuco, banquier à Tunis…»
Le clergyman s’avança vers la table, afin d’inscrire ces noms, disant:
«Et, sans doute, vous m’apportez, pour en faire l’abandon, vos fortunes périssables… des millions peut-être?…
– En effet, monsieur Tyrcomel, il s’agit de millions, et lorsque vous aurez touché votre part, libre à vous de la détruire comme vous l’entendrez… Mais, en ce qui nous concerne, c’est autre chose…»
Allons! voilà maître Antifer faisant fausse route. Juhel et Zambuco le comprirent bien, au changement qui s’opéra dans la physionomie du clergyman. Son front se rida, ses yeux se détournèrent à demi, ses bras qu’il avait largement ouverts, se refermèrent sur sa poitrine, comme se referme la porte d’un coffre-fort.
«De quoi donc s’agit-il, messieurs?… demanda-t-il en reculant d’un pas.
– De quoi il s’agit?… répondit maître Antifer. Tiens, Juhel, déroule-lui la chose, car je ne serais pas capable de mesurer mes paroles!»
Et Juhel «déroula» la chose sans réticence. Il raconta tout ce qu’on savait de Kamylk-Pacha, les services rendus par son grand-oncle Thomas Antifer, les obligations contractées envers le banquier Zambuco, la visite à Saint-Malo de l’exécuteur testamentaire Ben-Omar, notaire à Alexandrie, le voyage au golfe d’Oman, où gisait l’îlot numéro un, suivi du voyage à la baie Ma-Yumba, où gisait l’îlot numéro deux, la découverte du deuxième document qui renvoyait les deux colégataires à un troisième héritier, lequel n’était autre que le révérend Tyrcomel, esquire, d’Édimbourg, etc.
Tandis que Juhel parlait, le clergyman l’écoutait sans faire un mouvement, sans permettre à ses regards de s’allumer, à ses muscles de tressaillir. Une statue de marbre ou de bronze n’eût pas été plus immobile. Et, lorsque le jeune capitaine eut terminé son récit en demandant au révérend Tyrcomel s’il avait jamais eu des rapports avec Kamylk-Pacha:
«Non, répondit le clergyman.
– Mais votre père?…
– Peut-être.
– Peut-être n’est pas une réponse, observa Juhel en calmant son oncle, qui tournait et retournait sur lui-même, comme s’il eût été piqué d’une tarentule.
– C’est la seule qu’il me convienne de faire… répliqua sèchement le clergyman.
– Insistez, monsieur Juhel, insistez… dit le banquier.
– Dans toute la mesure du possible, monsieur Zambuco,» répondit Juhel.
Et, s’adressant au révérend, dont l’attitude indiquait sa ferme volonté de se tenir sur une extrême réserve:
«Me sera-t-il permis de vous poser une question… une seule? demanda-t-il.
– Oui… comme il m’est permis de n’y point répondre.
– Est-il à votre connaissance que votre père ait jamais été en Égypte?…
– Non.
– Mais, si ce n’est en Égypte, en Syrie, du moins, et, pour mieux préciser, à Alep?…»
Ne point oublier que c’est dans cette ville que Kamylk-Pacha avait résidé pendant un certain nombre d’années avant de revenir au Caire.
Après un moment d’hésitation, le révérend Tyrcomel convint que son père avait habité Alep, où il était en rapport avec Kamylk-Pacha. Donc nul doute que ces rapports n’eussent fait de celui-ci l’obligé dudit Tyrcomel au même titre que Thomas Antifer et le banquier Zambuco.
«Je vous demanderai, maintenant, reprit Juhel, si votre père a reçu une lettre de Kamylk-Pacha…
– Oui.
– Une lettre dans laquelle il était question du gisement d’un îlot qui renfermait un trésor?
– Oui.
– Et cette lettre ne contenait-elle pas la latitude de cet îlot?…
– Oui.
– Et ne disait-elle pas qu’un jour un certain Antifer et un certain Zambuco viendraient lui rendre visite à ce sujet?…
– Oui.»
Les «oui» du clergyman tombaient comme des coups de marteau, frappés de plus en plus fort.
«Eh bien, reprit Juhel, maître Antifer et le banquier Zambuco sont en votre présence, et si vous voulez leur communiquer la lettre du pacha, ils n’auront plus, après en avoir pris connaissance, qu’à se mettre en route afin de remplir les intentions du testateur dont, vous et eux, êtes les trois légataires.»
A mesure que parlait Juhel, maître Antifer faisait des efforts inouïs pour rester en place, tout rouge lorsque le sang lui montait à la tête, tout pâle quand il lui refluait au cœur.
Le clergyman laissa quelque peu attendre sa réponse, et finit par dire en pinçant les lèvres:
«Et lorsque vous serez rendus à l’endroit où gît ce trésor, quelles sont vos intentions?…
– Le déterrer, pardieu! s’écria maître Antifer.
– Et lorsque vous l’aurez déterré?…
– Le partager en trois parts!
– Et de vos parts, quel usage ferez-vous?…
– L’usage qui nous conviendra, monsieur le révérend!»
Encore une regrettable répartie du Malouin, qui remit le clergyman à cheval sur son dada.
«C’est cela, messieurs! répliqua-t-il, tandis que son regard lançait des flammes. Vous entendez profiter de ces richesses pour la satisfaction de vos instincts, de vos appétits, de vos passions, c’est-à-dire contribuer à grossir les iniquités de ce monde!…
– Permettez!… interrompit Zambuco.
– Non… je ne permets pas, et je vous enjoins de répondre à cette question: Si ce trésor tombe entre vos mains, vous engagez-vous à le détruire ?…
– Chacun fera de son legs ce qu’il jugera convenable,» répliqua le banquier d’une façon évasive.
Pierre-Servan-Malo éclata.
«Il ne s’agit pas de tout cela, s’écria-t-il. Vous doutez-vous, monsieur le révérend, de la valeur de ce trésor?…
– Que m’importe!
– Elle est de cent millions de francs… cent millions… dont le tiers, soit trente-trois millions pour vous…»
Le clergyman haussa les épaules.
«Savez-vous bien, monsieur le révérend, reprit maître Antifer, qu’il vous est interdit de nous refuser la communication qui vous est imposée par le testateur?…
– Vraiment!
– Savez-vous qu’on n’a pas plus le droit de laisser cent millions improductifs qu’on n’aurait le droit de les voler?…
– Ce n’est pas mon avis.
– Savez-vous que si vous persistez dans votre refus, hurla maître Antifer, arrivé au dernier degré de la fureur, nous n’hésiterons pas à vous poursuivre devant la justice, à vous dénoncer comme un héritier indélicat, comme un malfaiteur…
– Comme un malfaiteur! répéta le clergyman, qui se tenait, lui dans une colère froide. En vérité, messieurs, votre audace n’a d’égale que votre sottise! Vous croyez que je vais accepter de répandre ces cent millions à la surface de la terre, de fournir aux mortels de quoi se payer cent millions de péchés de plus, que je vais mentir à toutes mes doctrines et donner aux fidèles de l’Église libre d’Écosse, puritaine et intransigeante, le droit de me jeter ces cent millions à la face?»
Disons-le, il était magnifique, le révérend Tyrcomel, sublime en cette éloquente explosion! Juhel ne pouvait s’empêcher d’admirer cet énergumène, tandis que son oncle, au comble de la rage, était prêt à se jeter sur lui.
«Oui ou non, s’écria celui-ci, en s’avançant les poings fermés, oui ou non, voulez-vous nous communiquer la lettre du pacha?
– Non.»
Maître Antifer écuma.
– «Non ?… répéta-t-il.
– Non.
– Ah! gueux!… Je saurai t’arracher cette lettre!»
Juhel dut s’interposer pour éviter que son oncle en vînt à des voies de fait. Celui-ci le repoussa violemment… Il voulait étrangler le clergyman, qui restait aussi résolu qu’impassible… Il voulait fouiller cette chambre, fouiller cette armoire, fouiller ces papiers, et, il faut en convenir, les perquisitions n’eussent pas été longues. Mais il fut arrêté par cette simple et péremptoire réponse du révérend Tyrcomel:
«Inutile de chercher cette lettre…
– Et pourquoi?… demanda le banquier Zambuco.
– Parce que je ne l’ai plus.
– Et qu’en avez-vous fait?…
– Je l’ai brûlée.
– Au feu… il l’a jetée au feu! vociféra maître Antifer. Le misérable!… Une lettre qui contenait un secret de cent millions, un secret qu’on ne pourra plus découvrir!»
Et ce n’était que la vérité. Sans doute, afin de ne point être tenté d’en faire usage, – un usage contraire à tous ses principes sociaux, – le révérend Tyrcomel avait brûlé cette lettre depuis plusieurs années déjà.
«Et maintenant… sortez!» dit-il aux visiteurs en leur montrant la porte. Maître Antifer avait été assommé du coup. Le document détruit… impossibilité de jamais reconstituer le gisement!… Il en était de même du banquier Zambuco, qui pleurait, lui, comme un enfant auquel on vient d’enlever son joujou!…
Juhel dut pousser les deux colégataires, dans l’escalier d’abord, dans la rue ensuite, et tous trois prirent la direction de Gibb’s Royal Hotel.
Eux partis, le révérend Tyrcomel leva les bras vers le ciel, le remerciant de l’avoir choisi pour arrêter cette avalanche de péchés que cent millions eussent précipitée sur la terre!
1 M. Garner, naturaliste américain. est allé étudier sur place la langue simienne, et s’est imposé de vivre, pendant quelques mois dans les forêts de la Guinée, de la vie des singes.