Jules Verne
LES HISTOIRES DE JEAN-MARIE CABIDOULIN
(Chapitre IV-VI)
Illustrations par George Roux
6 grandes chromotypographies, une carte
Collection Hetzel
© Andrzej Zydorczak
Chapitre IV
A travers le Pacifique
e 3 avril, à la première heure, le Saint-Enoch abandonna le mouillage de la baie des Îles. Il ne manquait plus à son approvisionnement que des noix de coco, de la volaille et des porcs. N’ayant pu s’en procurer aux deux dernières relâches à la Nouvelle-Zélande, le capitaine Bourcart se proposait de toucher à l’une des îles de l’archipel des Navigateurs, où ces objets de consommation ne font pas défaut.
Le vent soufflait en bonne direction, et les neuf cents milles qui séparent Ika-Na-Maoui du tropique du Capricorne furent franchis en une huitaine de jours, grand largue, amures à bâbord.
Ce jour-là, 12 avril, en réponse à une question que lui posait le docteur Filhiol, M. Bourcart dit:
«Oui, c’est peut-être à cette place, par le vingt-troisième parallèle et le cent soixante-quinzième méridien, que l’océan Pacifique accuse ses plus grandes profondeurs. Au cours de sondages qui ont été exécutés à bord du Penguin, on a dévidé quatre mille neuf cents brasses de ligne sans atteindre le fond…
– Je croyais, fit observer M. Filhiol, que les fonds les plus considérables se rencontraient dans les mers du Japon…
– Erreur! déclara le capitaine Bourcart. Ils l’emportent ici de deux cent quarante-cinq brasses, ce qui donne, au total, neuf mille mètres…
– Eh! répondit le docteur Filhiol, c’est l’altitude des montagnes de l’Himalaya: huit mille six cents mètres, le Dhwalagiri du Nepal; neuf mille, le Chamalari du Boutan…
– Voilà, mon cher docteur, une comparaison de chiffres qui ne laisse pas d’être instructive…
– Elle démontre, capitaine, que les plus hauts reliefs de la terre n’égalent point ses abîmes sous-marins. A l’époque de formation, lorsque notre globe tendait à prendre sa figure définitive, les dépressions ont acquis plus d’importance que les soulèvements, et peut-être ne seront-elles jamais déterminées avec quelque exactitude.»
A trois jours de là, 15 avril, ayant eu connaissance des Samoa, archipel des Navigateurs, le Saint-Enoch vint jeter l’ancre à quelques encâblures de l’île Savai, qui est une des plus considérables de ce groupe.
Une douzaine d’indigènes, accompagnant leur roi, se rendirent à bord avec un Anglais qui servait d’interprète. Ces naturels, très incivilisés, étaient à peu près nus. Sa Majesté elle-même ne se montrait guère autrement vêtue que ses sujets. Mais une chemise d’indienne, dont le capitaine Bourcart lui fit présent, et dans les manches de laquelle le souverain s’obstina tout d’abord à passer ses jambes, ne tarda pas à voiler la nudité royale.
Les pirogues, envoyées à terre sur le conseil de l’Anglais, rapportèrent un chargement de noix fraîches.
Le soir, à la tombée du crépuscule, le Saint-Enoch vira de bord, par crainte de rester trop près de la terre, et il louvoya toute la nuit.
Dès l’aube naissante, le capitaine Bourcart reprit son mouillage de la veille. Les indigènes fournirent au maître d’hôtel une vingtaine de tortues de belle espèce, autant de cochons de petite taille, de la volaille en quantité. Ces provisions furent payées en objets de pacotille dont les Samoans font le plus grand cas, – principalement de mauvais couteaux à cinq sols pièce.
Trois jours après le départ, les vigies signalèrent une troupe de cachalots, qui s’ébattait à quatre ou cinq milles par bâbord devant. La brise soufflait faiblement, et le Saint-Enoch gagnait à peine vers le large. Il était déjà tard, près de cinq heures. Cependant le capitaine Bourcart ne voulut pas perdre cette occasion de donner la chasse à un ou plusieurs de ces animaux.
Deux pirogues furent amenées sur-le-champ, celle du second Heurtaux et celle du lieutenant Coquebert. Ces officiers, leurs harponneurs, leurs matelots, y prirent place. A force d’avirons, la mer n’étant gonflée que d’une longue houle, elles se dirigèrent vers le troupeau.
Du haut de la dunette, le capitaine Bourcart et le docteur Filhiol allaient suivre non sans intérêt les péripéties de cette pêche.
«Elle est plus difficile que la pêche de la baleine, fit observer M. Bourcart, et aussi moins fructueuse. Dès que l’un de ces cachalots a été harponné, on est souvent contraint de larguer la ligne, car il plonge à de grandes profondeurs avec une extrême rapidité. En revanche, si la pirogue a pu se tenir sur la ligne pendant la durée du premier plongeon, on a la presque certitude de capturer l’animal. Une fois remonté à la surface, le louchet et la lance l’ont bientôt achevé.»
C’est ce qui se produisit en cette circonstance. Les deux pirogues ne purent amarrer qu’un seul cachalot de moyenne taille, et il en est dont la longueur dépasse celle de la baleine franche. La nuit commençait à venir, et, comme des nuages se levaient à l’est, il eût été imprudent de s’attarder. Aussi, pendant la soirée, l’équipage s’occupa-t-il de virer l’animal.
Le surlendemain, il n’y eut pas lieu de se remettre en pêche. Les cachalots avaient disparu, et le Saint-Enoch, servi par une fraîche brise, reprit sa route au nord-est.
Ce jour-là apparut un navire qui suivait la même direction à trois ou quatre milles sous le vent. C’était un trois-mâts-barque, dont il eût été impossible de reconnaître la nationalité à cette distance. Néanmoins la forme de sa coque, quelques détails de la voilure permirent de croire qu’il devait être anglais.
Vers le milieu de la journée se produisit une de ces rapides sautes de vent de l’ouest à l’est, qui sont très dangereuses par leur violence, sinon leur durée, et risquent de mettre un navire en perdition, s’il n’est pas préparé à les recevoir.
En un instant, la mer fut démontée, des paquets de boule tombèrent à bord. Le capitaine Bourcart dut prendre la cape afin de tenir tête à la rafale sous le grand hunier, la misaine, le perroquet de fougue et le petit foc.
Au cours de la manœuvre, le matelot Gastinet, s’étant paumoyé jusqu’au bout-dehors du grand foc pour dégager une des écoutes manqua des deux mains.
«Un homme à la mer!» cria un de ses camarades qui, du gaillard d’avant, venait de le voir s’enfoncer sous les eaux.
Tout le monde fut sur le pont, et M. Bourcart gagna précipitamment la dunette afin de diriger le sauvetage.
Si Gastinet n’eût pas été bon nageur, il aurait été perdu. La mer brisait avec trop de violence pour que l’on pût déhaler une embarcation. Il ne restait donc, comme moyen de secours, que de jeter des bouées, ce qui fut rapidement fait.
Par malheur, Gastinet était tombé au vent, et, comme le navire dérivait, les bouées ne pouvaient arriver jusqu’à sa portée. Aussi cherchait-il à les atteindre en nageant d’un bras vigoureux.
«A larguer la misaine et le perroquet de fougue!» commanda le capitaine Bourcart.
Et, en virant, le Saint-Enoch se rapprocherait de l’homme qui se débattait au milieu des lames. D’ailleurs Gastinet ne tarda pas à saisir une des bouées, et, à la condition de s’y maintenir, il était sûr d’être recueilli lorsque le bâtiment aurait viré de bord.
Mais voici que la situation se compliqua effroyablement.
«Un requin… un requin!» venaient de crier quelques matelots postés sur la dunette.
Un de ces formidables squales apparaissait et disparaissait sous le vent du navire, après avoir passé à l’arrière.
On connaît la voracité extraordinaire, la force prodigieuse de ces monstres, – rien que mâchoires et estomac, a-t-on justement pu dire. Et si le malheureux était happé par ce requin… s’il n’avait pu être hissé à bord auparavant…
Or, bien que le squale ne fût plus qu’à une centaine de pieds de lui, Gastinet ne l’avait pas aperçu. Il n’avait pas même entendu le cri jeté du haut de la dunette, et il ne se doutait pas du danger qui le menaçait.
A ce moment, plusieurs coups de feu éclatèrent. Le second Heurtaux et Romain Allotte, ayant décroché leurs carabines au râtelier du carré, venaient de tirer sur l’animal.
Celui-ci avait-il été atteint?… On ne savait. Toutefois il plongea, et sa tête n’émergea plus du creux des lames.
Cependant, la barre dessous, le navire commençait à lofer. Mais, par une mer aussi forte, parviendrait-il à faire son abattée?… S’il manquait à virer, – ce qui était à craindre dans ces mauvaises conditions, – la manœuvre aurait été inutile…
Il y eut un instant de terrible anxiété. Le Saint-Enoch, tandis que ses voiles ralinguaient et détonaient avec violence, eut quelques secondes d’hésitation. Enfin ses focs prirent, et il dépassa la ligne du vent en donnant une bande telle que ses dallots engagèrent.
Alors, les écoutes solidement raidies, il se maintint au plus près et gagna vers la bouée, à laquelle se cramponnait le matelot. On put lui envoyer un bout de grelin qu’il saisit vigoureusement et il fut halé à la hauteur des bastingages, au moment où le squale, se retournant, les mâchoires ouvertes, allait lui couper la jambe.
Lorsque Gastinet eut été déposé sur le pont, il perdit connaissance. D’ailleurs, le docteur Filhiol n’eut pas grand’peine à le ranimer.
Entre-temps, le harponneur Ducrest avait lancé au monstre un croc garni d’un morceau de carcasse de bœuf.
Mais peut-être le requin avait-il pris la fuite, car on ne le voyait plus…
Soudain une violente secousse se produisit, qui aurait entraîné la ligne, si elle n’eût été solidement tournée à l’un des taquets du bastingage. Le croc s’était enfoncé dans la gueule du requin et ne larguerait pas. Six hommes se mirent sur la ligne et le sortirent de l’eau. Puis, sa queue saisie par un nœud coulant, on le hissa au moyen d’un palan, et il retomba sur le pont, où quelques coups de hache l’eurent bientôt éventré.
D’habitude, les matelots veulent savoir ce que contient l’estomac de ces monstres, dont le nom, à ce que l’on prétend, très significatif, n’est que le mot latin requiem.
Voici ce qui fut retiré du ventre de ce squale, où il y aurait encore eu de la place pour le pauvre Gastinet: quantité d’objets tombés à la mer, une bouteille vide, trois boîtes de conserves, vides également, plusieurs brasses de bitord, un morceau de faubert, des débris d’os, un surouët de toile cirée, une vieille botte de pêcheur, et un montant de cage à poules.
On le comprend, cet inventaire intéressa particulièrement le docteur Filhiol.
«C’est la boîte aux ordures de la mer!…» s’écria-t-il.
De fait, on n’aurait pu imaginer une expression plus juste. Et il ajouta:
«Il n’y a plus maintenant qu’à le jeter par-dessus le bord…
– Non point, mon cher Filhiol, déclara M. Bourcart.
– Et que voulez-vous faire de ce requin, capitaine?
– Le dépecer pour en conserver tout ce qui a de la valeur! Et, rien qu’en ce qui vous concerne, docteur, on tire de ces squales une huile qui ne se fige jamais et qui a toutes les qualités médicinales de l’huile de foie de morue. Quant à la peau, après avoir été séchée et polie, elle sert aux bijoutiers pour fabriquer des objets de fantaisie aux relieurs pour faire du chagrin, aux menuisiers pour faire des râpes à bois…
– Eh! capitaine, demanda le docteur Filhiol, allez-vous me dire aussi que la chair de requin se mange?…
– Sans doute, et ses ailerons sont tellement recherchés sur les marchés du Céleste-Empire qu’ils coûtent jusqu’à sept cents francs la tonne… Si nous ne sommes pas assez Chinois pour nous en régaler, nous faisons de cette chair une colle de poisson qui es supérieure, pour la clarification des vins, des bières et des liqueurs à celle que donne l’esturgeon. Au surplus, à qui ne répugne pas sa saveur huileuse, un filet de requin ne laisse pas d’être fort agréable… Vous voyez donc que celui-ci vaut son pesant d’or!»
C’est à la date du 25 avril que M. Bourcart eut à noter sur le livre de bord le passage de la Ligne.
A neuf heures du matin, ce jour-là, par un temps clair, il avait obtenu au sextant une première opération, afin d’avoir la longitude, c’est-à-dire l’heure du lieu, – et il la compléterait lorsque le soleil passerait au méridien et en tenant compte, avec le loch, de la dis tance parcourue entre les deux observations.
A midi, cette seconde opération lui indiqua sa latitude par la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon, et il détermina définitivement l’heure par le chronomètre.
Le temps était favorable, l’atmosphère pure. Aussi ces résultats furent-ils tenus pour très exacts, et M. Bourcart dit, après ses calculs:
«Mes amis, nous venons de franchir l’Équateur, et voici le Saint-Enoch revenu dans l’hémisphère septentrional.»
Comme le docteur Filhiol – le seul à bord qui n’eût point passé la Ligne – n’avait pas été soumis au baptême en descendant l’Atlantique, cette fois encore on lui épargna les cérémonies plus ou moins désagréables du bonhomme Tropique. Les officiers se contentèrent de boire au succès de la campagne dans le carré, aussi bien que l’équipage dans le poste. Les hommes avaient reçu double ration d’eau-de-vie – ce qui se faisait chaque fois qu’on avait amarré une baleine.
Il fallut même, en dépit de ses interminables grognements, que Jean-Marie Cabidoulin choquât sa tasse contre la tasse de maître Ollive:
«Un bon coup à travers le gosier, ça ne se refuse pas…, lui dit son camarade.
– Non, certes! répliqua le tonnelier, mais ce n’est pas ça qui changera ma manière de voir.
– Change pas, Vieux, mais bois tout de même!»
Sur cette partie du Pacifique, les vents sont d’ordinaire très faibles à cette époque de l’année, et le Saint-Enoch fut à peu près encalminé. C’est alors que les journées semblent longues! Sans faire route, du soir au matin et du matin au soir, un bâtiment est le jouet de la houle. On cherche donc à se distraire par la lecture, par la conversation, à moins de demander au sommeil l’oubli des heures au milieu de ces chaleurs accablantes des Tropiques.
Un après-midi, le 27 avril, M. Bourcart, les officiers, le docteur Filhiol, et aussi maître Ollive et maître Cabidoulin, abrités sous le tente de la dunette, causaient de choses et d’autres.
Et alors, le second, s’adressant au tonnelier, de lui dire:
«Voyons, Cabidoulin, avouerez-vous que d’avoir déjà neuf cents barils d’huile dans sa cale, c’est un bon début pour une saison de pêche?…
– Neuf cents barils, monsieur Heurtaux, répondit le tonnelier, ce n’est pas deux mille, et les onze cents autres ne se rempliront peut être pas comme on remplit sa tasse à la cambuse!…
– C’est donc, observa en riant le lieutenant Coquebert, que nous ne rencontrerons plus une seule baleine…
– Et que le grand serpent de mer les aura toutes avalées?… ajouta sur le même ton le lieutenant Allotte.
– C’est possible…, répondit le tonnelier, qui se gardait bien de plaisanter.
– Maître Cabidoulin, demanda le capitaine Bourcart, vous y croyez donc toujours, à ce monstre des monstres?…
– S’il y croit, le têtu!… déclara maître Ollive. Mais il ne s’arrête pas d’en causer sur le gaillard d’avant…
– Et il en causera encore! affirma le tonnelier.
– Bon! dit M. Heurtaux, ça n’a pas grand inconvénient pour la plupart de nos hommes, et ils ne donnent pas dans les contes de Cabidoulin!… Mais, pour ce qui est des novices, c’est autre chose, et je ne suis pas sûr qu’ils ne finissent par s’effrayer…
– Alors… ayez soin de retenir votre langue, Cabidoulin, ordonna M. Bourcart.
– Et pourquoi, capitaine?… répondit le tonnelier. Au moins l’équipage sera-t-il prévenu, et lorsqu’il apercevra le serpent de mer… ou tout autre monstre marin…
– Comment, demanda M. Heurtaux, vous avez l’idée que nous le verrons, ce fameux serpent de mer?…
– Pas de doute à cela.
– Et pourquoi?
– Pourquoi?… Voyez-vous, monsieur Heurtaux, c’est une conviction que j’ai, et les plaisanteries de maître Ollive n’y feront rien…
– Cependant… en quarante ans de navigation à travers l’Atlantique et le Pacifique, vous ne l’avez point vu, que je sache, cet animal fantastique?…
– Et je comptais bien ne point le voir, puisque j’avais pris ma retraite, répondit le tonnelier. Mais M. Bourcart est venu me relancer, et, cette fois, je n’y échapperai pas!
– Eh bien, je ne serai pas fâché de la rencontre!… s’écrie le lieutenant Allotte.
– Ne dites pas cela, lieutenant, ne dites pas cela!… réplique le tonnelier d’une voix grave.
– Allons, Jean-Marie Cabidoulin, reprit M. Bourcart, ce n’est pas sérieux!… Le grand serpent de mer!… Je vous le répète pour la centième fois… personne ne l’a jamais vu… personne ne le verra jamais… pour cette bonne raison qu’il n’existe pas et ne peut exister…
– Il existe si bien, capitaine, s’obstina à répondre le tonnelier, que le Saint-Enoch fera sa connaissance avant la fin de la campagne… et qui sait même si ce n’est pas de la sorte qu’elle finira!»
Et, pour tout avouer, Jean-Marie Cabidoulin était si affirmatif que non seulement les novices du bord, mais les matelots en venaient à croire aux menaçantes prédictions du tonnelier. Qui sait si le capitaine Bourcart parviendrait à clore la bouche d’un homme si convaincu?…
C’est alors que le docteur Filhiol, interrogé par M. Bourcart sur ce qu’il pouvait savoir relativement au prétendu serpent de mer, répondit:
«J’ai lu à peu près tout ce qu’on a écrit là-dessus et je n’ignore point les plaisanteries que s’est attirées le Constitutionnel en donnant ces légendes pour des réalités… Or, remarquez, capitaine, qu’elles ne sont pas nouvelles! On les voit apparaître dès le début de l’ère chrétienne! Déjà la crédulité humaine accordait des dimensions gigantesques à des poulpes, à des calmars, à des encornets, à des céphalopodes, qui ordinairement ne mesurent pas plus de soixante-dix à quatre-vingts centimètres, compris leurs tentacules. Il y a loin de là à ces géants de l’espèce, agitant des bras de trente, de soixante, de cent pieds, et qui n’ont jamais vécu que dans les imaginations!… Et n’a-t-on pas été jusqu’à parler d’un kraken, long d’une demi-lieue, lequel entraînait les bâtiments dans les profonds abîmes de l’Océan!»
Jean-Marie Cabidoulin prêtait une extrême attention au docteur, mais il ne cessait, en remuant la tête, de protester contre ses affirmations.
«Non, reprit M. Filhiol, pures fables, auxquelles les anciens croyaient peut-être, puisque, du temps de Pline, il était question d’un serpent amphibie, à large tête de chien, aux oreilles repliées en arrière, au corps recouvert d’écailles jaunissantes, qui se jetait sur les petits navires et les mettait en perdition… Puis, dix ou douze siècles plus tard, l’évêque norvégien Pontoppidan affirma l’existence d’un monstre marin dont les cornes ressemblaient à des mâts armés de vergues, et, lorsque les pêcheurs se croyaient sur de grands fonds, ils les trouvaient à quelques pieds seulement, parce que l’animal flottait sous la quille de leur chaloupe!… Et, à les en croire, l’animal possédait une énorme tête de cheval, des yeux noirs, une crinière blanche et, dans ses plongeons, il déplaçait un tel volume d’eau que la mer se déchaînait en tourbillons pareils à ceux du Maël-Strom!…
– Et pourquoi ne l’aurait-on pas dit, puisqu’on avait vu?… observa le tonnelier.
– Vu… ou cru voir, mon pauvre Cabidoulin… répondit le capitaine Bourcart.
– Et même, ajouta le docteur Filhiol, ces braves gens n’étaient point d’accord, les uns affirmant que le prétendu monstre avait le museau pointu et qu’il rejetait l’eau par un évent, les autres soutenant qu’il était muni de nageoires en forme d’oreilles d’éléphant… Et puis ce fut la grande baleine blanche des côtes du Groenland, la fameuse Moby Dick, que les baleiniers écossais pourchassèrent pendant plus de deux siècles sans parvenir à l’atteindre, pour cette bonne raison qu’ils ne l’avaient jamais aperçue…
– Ce qui n’empêchait pas d’admettre son existence…, ajouta M. Bourcart en riant.
– Naturellement, déclara M. Filhiol, tout comme celle du non moins légendaire serpent, lequel, il y a quelque quarante ans, vint se livrer à de formidables ébats, une première fois en pleine baie de Glocester, une seconde fois à trente milles au large de Boston, dans les eaux américaines.»
Jean-Marie Cabidoulin fut-il convaincu par les arguments du docteur? Non, assurément, et il aurait pu répondre: Puisque la mer renferme d’extraordinaires végétaux, des algues longues de huit cents à mille pieds, pourquoi ne recèlerait-elle pas des monstres de prodigieuses dimensions, organisés pour vivre dans ces profondeurs qu’ils n’abandonneraient qu’à de rares intervalles?…
Ce qui est certain, c’est que, en 1819, le sloop Concordia, se trouvant à quinze milles de Race-Point, rencontra une sorte de reptile émergeant de cinq à six pieds, à peau noirâtre, à tête de cheval, mais ne mesurant qu’une cinquantaine de pieds, donc inférieur aux cachalots et aux baleines.
En 1848, à bord du Péking, l’équipage crut voir une bête énorme de plus de cent pieds de longueur, qui se mouvait à la surface de la mer. Vérification faite, ce n’était qu’une algue démesurée couverte de parasites marins de toutes sortes.
En 1849, dans le goulet qui sépare l’île Osterssen du continent, le capitaine Schielderup déclara avoir rencontré un serpent de six cents pieds, endormi sur les eaux.
En 1857, les vigies du Castillan signalèrent la présence d’un monstre à grosse tête en forme de tonneau, dont la longueur pouvait être évaluée à deux cents pieds.
En 1862, le commandant Bouyer, de l’aviso Alecton…
«Pardon de vous interrompre, monsieur Filhiol, dit maître Cabidoulin, je connais un matelot qui était à bord…
– A bord de l’Alecton?… demanda M. Bourcart.
– Oui…
– Et ce matelot aurait vu ce qu’a raconté le commandant de l’aviso?…
– Comme je vous vois, monsieur Bourcart, et c’est bien un véritable monstre que l’équipage a hissé à bord…
– Soit, répondit le docteur Filhiol, mais ce n’était qu’un énorme céphalopode couleur bistre rouge, yeux à fleur de tête, bouche en bec de perroquet, corps fusiforme, renflé au milieu, nageoires arrondies en deux lobes charnus placés à l’extrémité postérieure huit bras s’échevelant autour de sa tête… Cette masse de chair molle ne pesait pas moins de deux mille kilogrammes, bien que l’animal n’eût pas plus de cinq à six mètres de la tête à la queue… Ce n’était donc point un serpent de mer…
– Quand il existe des poulpes, des encornets de cette espèce, répondit le tonnelier, je me demande pourquoi le serpent de mer n’existerait pas?…»
Voici, d’ailleurs, les découvertes qui allaient être faites plus tard au sujet des spécimens de tératologie que recèlent les profondeurs de la mer:
En 1864, à quelque cent milles au large de San-Francisco, le navire hollandais Cornélis entra en collision avec un poulpe dont l’un des tentacules, chargé de ventouses, vint s’enrouler autour des sous-barbes de beaupré et le fit enfoncer jusqu’au ras de l’eau. Lorsque ce tentacule eut été tranché à coups de hache, deux autres s’accrochèrent aux caps de mouton des haubans de misaine et au cabestan. Puis, après amputation, il fallut encore couper huit autres tentacules qui faisaient donner au bâtiment une forte bande sur tribord.
Quelques années après, dans le golfe du Mexique, on aperçut un batracien à tête de grenouille, aux yeux saillants, pourvu de deux bras glauques et dont les larges mains saisirent le plat-bord d’une embarcation. Six balles de revolver firent à peine lâcher prise à cette «manta», dont les bras se reliaient au corps par une membrane semblable à celle des chauves-souris, et qui jeta l’épouvante dans ces parages du golfe.
En 1873, c’est le cutter Lida, qui, dans le détroit de Sleat, entre l’île de Skye et la terre ferme, rencontre une masse vivante par le travers de son sillage. C’est le Nestor qui, entre Malacca et Penang passe non loin d’un géant océanique long de deux cent cinquante pieds, large de cinquante, à tête carrée, zébré de bandes noires et jaunes, ressemblant à une salamandre.
Enfin, en 1875, à vingt milles du cap San-Roque, pointe nord-est du Brésil, le commandant de la Pauline, George Drivor, croit apercevoir un énorme serpent enroulé autour d’une baleine comme un boa constrictor. Ce serpent, à couleur de congre, qui devait mesurer de cent soixante à cent soixante-dix pieds de longueur, jouait avec sa proie et finit par l’entraîner dans l’abîme.
Tels sont les derniers faits relevés depuis une trentaine d’années dans les rapports des capitaines. Peuvent-ils laisser des doutes sur l’existence de certains animaux marins tout au moins fort extraordinaires? En faisant la part de l’exagération, en refusant d’admettre que les océans soient fréquentés par des êtres dont le volume serait dix fois, cent fois celui des plus puissantes baleines, il est très probable qu’il faut accorder quelque créance aux récits rapportés ci-dessus.
Quant à prétendre avec Jean-Marie Cabidoulin que la mer renferme des serpents, des poulpes, des calmars d’une telle grosseur et d’une telle vigueur qu’ils parviendraient à couler des navires de moyen tonnage, non assurément. Si nombre de bâtiments disparaissent sans qu’on n’en ait plus de nouvelles, c’est qu’ils ont péri par collision, c’est qu’ils se sont brisés sur les récifs, c’est qu’ils ont sombré sous voile au milieu des cyclones. Il y a assez, il y a trop de causes de naufrages, sans faire intervenir, comme le faisait l’entêté tonnelier, ces pythons, ces chimères, ces hydres extra-naturels.
Cependant les calmes se prolongeaient, au grand en nui des officiers et de l’équipage du Saint-Enoch. Rien ne permettait d’en prévoir la fin, lorsque, le 5 mai, les conditions atmosphériques se modifièrent brusquement. Une fraîche brise verdit la surface de la mer et le navire reprit sa route vers le nord-est.
Ce jour-là, un bâtiment, qui avait été déjà signalé comme suivant la même direction, reparut et se rapprocha même à moins d’un mille.
Personne à bord ne mit en doute que ce ne fût un baleinier. Ou il n’avait pas encore commencé sa campagne de pêche, ou elle n’avait pas été heureuse, car il semblait assez lège et sa cale devait être à peu près vide.
«Je croirais volontiers, dit M. Bourcart, que ce trois-mâts cherche à rallier comme nous les côtes de la basse Californie… peut-être la baie Marguerite…
– C’est possible, répondit M. Heurtaux, et, si cela est, nous pourrions faire route de conserve…
– Est-il américain, allemand, anglais, norvégien?… demanda le lieutenant Coquebert.
– On peut le «raisonner», dit le capitaine Bourcart. Hissons notre pavillon, il hissera le sien, et nous saurons à quoi nous en tenir.»
Un instant après, les couleurs françaises flottaient à la corne d’artimon du Saint-Enoch.
Le navire en vue n’eut pas la politesse de répondre.
«Pas de doute, s’écria alors le lieutenant Allotte, c’est un Anglais!»
Et, à bord, tout le monde fut de cet avis qu’un navire qui ne saluait pas le pavillon de la France ne pouvait être qu’un «English d’Angleterre»!
Baie Marguerite
epuis la reprise du vent favorable, M. Bourcart pensait, avec raison, que le Saint-Enoch n’avait plus à craindre les calmes dans le voisinage du tropique du Cancer. Il atteindrait sans nouveaux retards la baie Marguerite, il est vrai, en fin de saison. Les baleines qui fréquentent cette baie n’y viennent d’ordinaire qu’au moment de la naissance des baleineaux, puis regagnent les parages du Pacifique septentrional.
Toutefois, le Saint-Enoch ayant déjà sa demi-cargaison d’huile, il était probable que les occasions ne lui manqueraient pas d’y ajouter quelques centaines de barils. Mais si le navire anglais rencontré n’avait pas, comme on le supposait, commencé sa campagne; si comme on le supposait également, il comptait débuter dans la baie Marguerite, il était probable, vu l’époque déjà avancée, qu’il n’y pourrait faire son plein chargement.
La côte américaine fut relevée le 13 mai, à la hauteur du Tropique. Dès les premières heures, on eut connaissance du cap Saint-Lucas, à l’extrémité sud de cette presqu’île de la Vieille-Californie qui borde l’étroit golfe de ce nom, dont la rive opposée forme le littoral de la Sonora mexicaine.
En prolongeant cette côte, le Saint-Enoch passa devant plusieurs îles uniquement habitées par des cabris, des loups marins, des oiseaux de mer en bandes innombrables. La pirogue envoyée à terre avec M. Heurtaux, qui était bon chasseur, ne revint pas vide. Les loups marins, on les dépouilla pour conserver la peau; les cabris on les dépeça pour en retirer la chair, qui, au point de vue comestible, est de qualité excellente.
En continuant de remonter le littoral, à petite distance, servi par une légère brise du sud-ouest, le Saint-Enoch laissa sur bâbord la baie de la Tortue. A l’extrémité de cette baie, on aperçut au mouillage un certain nombre de bâtiments qui devaient chasser aux éléphants de mer.
Le 7 mai, à sept heures du soir, le capitaine Bourcart se trouvait à l’ouvert de la baie Marguerite, dans laquelle il comptait jeter l’ancre. Par mesure de prudence, la nuit ne devant pas tarder à venir, il fit mettre cap au large et louvoya sous petits bords, de sorte que le lendemain, dès le lever du soleil, il était de retour à l’entrée de la passe.
Le courant descendait alors contre le vent, ce qui produisait un clapotis comparable à celui des bas-fonds. On pouvait craindre que l’eau n’y fût pas assez profonde. Aussi M. Bourcart envoya-t-il deux pirogues avec des lignes de sonde afin d’effectuer un brassiage exact. Il fut rassuré, d’ailleurs, lorsque les sondes accusèrent une moyenne de quinze à vingt brasses. Le navire s’engagea donc à travers la passe, et il eut bientôt donné dans la baie Marguerite.
Les vigies n’avaient point revu le trois-mâts anglais. Peut-être, après tout, ce navire cherchait-il d’autres lieux plus fréquentés par les souffleurs. Personne ne regretta de ne plus marcher de conserve avec lui.
Comme la baie est embarrassée de bancs de sable, le Saint-Enoch n’avança pas sans d’extrêmes précautions. Sans doute, M. Bourcart avait déjà visité cette baie; mais, les bancs étant sujets à se déplacer, il importait de reconnaître la direction du chenal. Aussi vint-il mouiller au milieu d’une petite anse très abritée.
Dès que les voiles furent serrées, l’ancre envoyée par le fond, les trois pirogues de bâbord se rendirent à terre, afin de rapporter des palourdes, excellents coquillages en abondance sur les rochers et les grèves. Du reste, ces parages fourmillent de poissons de plusieurs espèces, mulets, saumons, vieilles et autres. Ni les loups marins ni les tortues n’y font défaut, les requins pas davantage. On peut aussi se procurer facilement du bois dans les épaisses forêts qui bordent la mer.
La baie Marguerite mesure de trente à trente-cinq milles, soit une douzaine de lieues. Pour y naviguer sans avarie, il est nécessaire de suivre sur toute sa longueur un chenal qui, par endroits, n’a pus plus de quarante à cinquante mètres de large entre les bancs ou les roches.
Afin d’assurer sa route, le capitaine Bourcart fit ramasser quelques gros cailloux auxquels une corde fut amarrée par un bout, tandis que l’autre se rattachait à un baril bien fermé. C’étaient autant de bouées que les hommes placèrent de chaque côté du chenal afin d’en indiquer les sinuosités.
Il ne fallut pas moins de quatre jours, le jusant obligeant à mouiller deux fois par vingt-quatre heures, pour atteindre une lagune profonde d’au moins deux lieues.
Pendant ces arrêts, M. Heurtaux, accompagné des deux lieutenants, prenait terre et allait chasser aux environs. Ils tuèrent plusieurs couples de cabris et aussi quelques chacals, fort nombreux dans les bois du voisinage. Pendant ce temps, les matelots faisaient provision d’huîtres très savoureuses et se livraient à la pêche.
Enfin, le 11 mai, dans l’après-midi, le Saint-Enoch atteignit son mouillage définitif.
L’emplacement de ce mouillage occupait à trois encâblures du fond une crique que des buttes boisées dominaient dans sa partie nord. Des autres rives plates, toutes en grèves sablonneuses, se détachaient deux langues de terre arrondies, semées de roches noirâtres d’un grain très dur. Cette crique s’ouvrait dans le littoral ouest de la lagune, et il y restait toujours assez d’eau, même à mer basse, pour que le bâtiment n’eût pas à craindre d’échouer. Au surplus, ainsi que dans ces mers du Pacifique, les marées n’étaient pas très fortes. Ni en pleine ni en nouvelle lune, elles ne donnaient une différence de plus de deux brasses et demie entre le plus haut du flot et le plus bas du jusant.
Cet emplacement avait été heureusement choisi. L’équipage n’aurait point à s’éloigner pour faire du bois. Un ruisseau, qui sinuait entre les buttes, formait une aiguade à laquelle il serait facile de s’approvisionner d’eau douce.
Il va de soi que le Saint-Enoch ne s’était pas mis là à poste fixe. Lorsque les embarcations seraient amenées sur une baleine, soit à travers la lagune, soit en dehors, il aurait vite fait d’appareiller pour appuyer la chasse, si le vent soufflait du bon côté.
Quarante-huit heures après son arrivée, un trois-mâts se montra à quatre milles au large. L’équipage reconnut sans peine le navire anglais. Ainsi qu’on l’apprit par la suite, c’était le Repton, de Belfast, capitaine King, second Strok, qui venait commencer sa campagne dans la baie Marguerite.
Ce bâtiment ne cherchait point à prendre son mouillage dans la crique où se trouvait le Saint-Enoch. Il se dirigeait, au contraire, vers le fond de la lagune et laissa tomber son ancre près du rivage. Comme il n’était distant que de deux milles et demi, on ne devait pas le perdre de vue.
Et, cette fois, le pavillon français ne le salua pas à son passage.
Quant aux autres bâtiments de nationalité américaine, ils croisaient sur les divers parages de la baie Marguerite, et on en pouvait tirer cette conclusion que les souffleurs ne l’avaient point définitivement quittée.
Dès le premier jour, en attendant que l’occasion s’offrît d’amener les pirogues, maître Cabidoulin, le charpentier Ferut et le forgeron Thomas, accompagnés de quelques matelots, vinrent s’installer à la lisière de la forêt, afin d’abattre des arbres. Il était urgent de renouveler la provision de bois, tant pour les besoins de la cuisine que pour alimenter le fourneau de la cabousse. C’est là un travail de grande importance que ne négligent jamais les capitaines baleiniers. Ce travail allait être favorisé, bien que la chaleur fût déjà forte. On ne saurait s’en étonner, puisque la baie Marguerite est à peu près traversée par le vingt-cinquième parallèle, et, dans l’hémisphère septentrional, cette latitude est celle du nord de l’Inde et de l’Afrique.
Le 25 mai, une heure avant le coucher du soleil, le harponneur Kardek, qui se tenait dans les barres du mât de misaine, aperçut plusieurs cétacés à deux milles de la crique, sans doute à la recherche de hauts-fonds convenables pour les baleineaux.
Il fut donc décidé que, le lendemain, dès la première heure, les pirogues seraient parées et, probablement, les autres navires prendraient aussi leurs dispositions pour la pêche.
Ce soir-là, lorsque M. Filhiol demanda au capitaine Bourcart si cette pêche s’effectuerait dans les mêmes conditions la Nouvelle-Zélande, il en reçut cette réponse:
«Pas tout à fait, mon cher docteur, et il convient d’avoir plus de circonspection… Ici, nous aurons affaire à des femelles qui, si elles donnent plus d’huile que les mâles, sont plus redoutables… Lorsque l’une d’elles s’aperçoit qu’on veut les poursuivre, elle ne tarde pas à prendre la fuite, et, non seulement elle quitte la baie pour n’y plus revenir de toute la saison, mais elle entraîne les autres… Allez donc les retrouver au large à travers le Pacifique.
– Et lorsqu’elles sont suivies de leur baleineau, capitaine?…
– C’est alors, dit M. Bourcart, que les pirogues ont toute facilité de réussir… La baleine, qui prend part aux ébats du petit, est sans défiance… On peut l’approcher à portée de louchet et la blesser aux nageoires… Si le harpon l’a manquée, il suffit de se lancer à sa poursuite, dût-on s’y entêter pendant plusieurs heures… En effet, le baleineau retarde sa marche, il se fatigue, il s’épuise… Or, comme la mère ne veut pas l’abandonner, il y a chance de se trouver dans de bonnes conditions pour la piquer…
– Capitaine, ne disiez-vous pas que ces femelles sont plus dangereuses que les mâles?…
– Oui, monsieur Filhiol, et il convient que le harponneur fasse grande attention à ne point blesser le baleineau… La mère deviendrait furieuse et ferait grand dégât, se jetant sur les pirogues, les frappant à coups de queue, les mettant en pièces… De là de très graves accidents… Aussi, après une campagne de pêche dans la baie Marguerite, n’est-il pas rare de rencontrer nombreux débris d’embarcations, et plus d’un homme a payé de sa vie l’imprudence ou la maladresse du harponneur!»
Avant sept heures du matin, l’équipage était prêt à donner la chasse aux cétacés aperçus la veille. Sans compter les harpons, lances et louchets, le capitaine Bourcart, le second, les deux lieutenants s’étaient munis de fusils lance-bombe, toujours employés avec avantage lorsqu’il s’agit de capturer ce genre de baleine.
A un demi-mille de la crique se montrait une femelle avec son petit, et les pirogues hissèrent leurs voiles afin de l’accoster sans éveiller son attention.
Naturellement, Romain Allotte avait pris l’avance, et il arriva le premier à sept brasses de l’animal. Celui-ci, qui se préparait à sonder, devait apercevoir la pirogue.
Aussitôt Ducrest brandit son harpon et le lança avec une telle force qu’il s’enfonça jusqu’à la douille.
A cet instant rejoignirent les trois autres pirogues, prêtes à tourner la baleine afin de l’amarrer. Mais, par une fatalité qui n’est point rare, le harpon se rompit, et, suivie de son baleineau, elle prit la fuite.
Ce fut alors un acharnement extraordinaire. Le cétacé précédait les embarcations de soixante à quatre-vingts brasses. Son souffle – de la vapeur d’eau condensée en pluie fine – s’élevait à huit ou dix mètres, et, comme il soufflait blanc, c’est qu’il n’avait pas été mortellement blessé.
Cependant les matelots souquaient ferme sur leurs avirons. Pendant deux heures, il fut impossible d’être à portée de lancer le harpon. Peut-être eût-on pu frapper le baleineau, si le capitaine ne s’y fût opposé par prudence.
Le docteur Filhiol, désireux de ne rien perdre des détails de cette pêche, avait pris place à l’arrière dans l’embarcation de M. Bourcart. Lui aussi partageait l’ardeur qui animait ses compagnons et exprimait sa crainte qu’ils ne fussent épuisés avant d’avoir rejoint l’animal.
En effet, la baleine se dérobait avec rapidité, plongeant et reparaissant après quelques minutes. Elle ne s’était pas très éloignée de la crique – trois à quatre milles – et s’en rapprochait maintenant. II semblait même que sa vitesse devait se ralentir, puisque le baleineau ne restait pas en arrière.
Vers onze heures et demie, un second harpon fut jeté de l’embarcation de M. Heurtaux.
Cette fois, on n’eut que peu de ligne à filer. Les autres pirogues rallièrent, non sans se défier des coups de queue. Dès qu’elles l’eurent attaqué avec le louchet et la lance, l’animal souffla le sang et expira à la surface de la mer, tandis que le baleineau disparaissait sous les eaux.
Le courant étant favorable, la baleine fut aisément remorquée à bord du Saint-Enoch, où M. Bourcart fit disposer les apparaux pour la virer dans l’après-midi.
Le lendemain vint à bord un Espagnol, qui demandait à parler au capitaine. C’était un de ces hommes désignés sous le nom de carcassiers, et auxquels on abandonne le gras qui reste à l’intérieur des carcasses.
Lorsqu’il eut examiné la baleine suspendue au flanc du navire, il dit:
«C’est vraiment l’une des plus grosses qui aient été pêchées dans la baie Marguerite depuis trois mois…
– Est-ce que la saison a été bonne?… interrogea M. Bourcart.
– Assez médiocre, répondit l’Espagnol, et je n’ai eu qu’une demi-douzaine de carcasses à travailler… Aussi je vous prie de me céder celle-ci…
– Volontiers.»
Pendant les quarante-huit heures qui suivirent, l’Espagnol demeura à bord et assista à toutes les opérations nécessitées par la fonte du gras. Cette baleine ne donna pas moins de cent vingt-cinq barils d’huile d’excellente qualité. Quant à sa carcasse, l’Espagnol la fit conduire à son établissement, situé sur le littoral de la lagune, deux milles au delà de la crique.
Lorsqu’il fut parti, le docteur Filhiol dit au capitaine:
«Savez-vous, monsieur Bourcart, ce que cet homme retire des débris d’une baleine?…
– Quelques jarres d’huile, tout au plus, docteur…
– Détrompez-vous, et je tiens de lui-même que le dépeçage procure parfois une quinzaine de barils…
– Une quinzaine, monsieur Filhiol!… Eh bien! c’est la dernière fois que j’y aurai été pris, et, dorénavant, nous carcasserons nous-mêmes!»
Le Saint-Enoch séjourna jusqu’au 17 juin dans la baie Marguerite afin de compléter son chargement.
Pendant ce temps, l’équipage put amarrer plusieurs baleines entre autres des mâles très difficiles, sinon très dangereux à piquer tant ils se montraient farouches.
L’un d’eux fut capturé par le lieutenant Coquebert à l’entrée de la baie. Il ne fallut pas moins d’un jour et d’une nuit pour l’amener dans la crique. Pendant la durée du courant contraire, les pirogues mouillaient sur l’animal avec de petites ancres et les hommes dormaient en attendant le renversement de la marée.
Il va sans dire que les autres navires se livraient également à la poursuite des cétacés jusqu’aux extrêmes limites de la baie. Les Américains, plus particulièrement, furent assez satisfaits de leur campagne.
Le capitaine de l’un de ces bâtiments, l’Iwing, de San-Diego, vint rendre visite à M. Bourcart à bord du Saint-Enoch.
«Capitaine, lui dit-il après avoir échangé quelques compliments je vois que vous avez réussi à souhait sur les côtes de la Nouvelle Zélande…
– En effet, reprit M. Bourcart, et j’espère achever ici ma campagne… Cela me permettra de retourner en Europe plus tôt que je ne comptais et d’arriver au Havre avant trois mois…
– Je vous en félicite, capitaine, mais, puisque la chance vous favorise, pourquoi revenir directement au Havre?
– Que voulez-vous dire?…
– J’entends que vous pourriez placer avantageusement votre cargaison, sans abandonner les mers du Pacifique. Cela vous permettrait de recommencer la pêche aux îles Kouriles ou dans la mer d’Okhotsk, précisément pendant les mois favorables…
– Expliquez-vous, monsieur… Où pourrais-je vendre ma cargaison?
– A Vancouver.
– A Vancouver?…
– Oui… sur le marché de Victoria. En ce moment, l’huile est très demandée par des maisons américaines et vous livreriez à des prix très avantageux.
– Ma foi, répondit M. Bourcart, c’est une idée, et sans doute une excellente idée… Je vous remercie du renseignement, capitaine, et il est probable que je le mettrai à profit.»
L’île de Vancouver, située dans les eaux américaines à la hauteur de la Colombie anglaise, n’est qu’à vingt-cinq degrés environ au nord de la baie Marguerite. Par bon vent, le Saint-Enoch pouvait l’atteindre en une quinzaine de jours.
Décidément la fortune souriait à M. Bourcart. Jean-Marie Cabidoulin en serait pour ses histoires et ses prophéties de malheur. Après la campagne de la Nouvelle-Zélande et de la baie Marguerite, la campagne des îles Kouriles et de la mer d’Okhotsk, tout cela dans la même année!…
C’est, du reste, à Vancouver que se fussent rendus les baleiniers américains, et probablement aussi le Repton, s’ils avaient eu leur plein, puisque les cours étaient très en hausse.
Lorsque M. Bourcart demanda au capitaine de l’Iwing s’il avait eu quelques rapports avec ce Repton, la réponse fut négative. Le navire anglais se tenait toujours à l’écart, et peut-être ne saluait-il pas plus le pavillon étoilé des États-Unis qu’il ne saluait le pavillon tricolore.
A plusieurs reprises, cependant, il advint que la poursuite des cétacés dans la lagune ou au milieu de la baie, mit en présence les pirogues anglaises et les pirogues françaises. Du reste elles n’étaient pas amenées sur la même baleine, – ce qui aurait pu provoquer des contestations, ainsi que cela arrive parfois. Et, certainement, dans la disposition d’esprit où l’on se trouvait de part et d’autre, les contestations auraient pu mal tourner. Aussi M. Bourcart ne ces sait-il de recommander à ses hommes d’éviter tout contact avec l’équipage du Repton, soit en mer, lorsqu’ils croisaient sur les mêmes parages, soit à terre, lorsque les embarcations allaient faire du bois ou pêcher entre les roches.
En somme, on ne savait pas si le Repton réussissait ou non, et pour tout dire, on ne s’en inquiétait guère. Le Saint-Enoch l’avait rencontré dans sa traversée entre la Nouvelle-Zélande et la côte américaine. Quand il aurait quitté la baie, il ne le reverrait sans doute plus au cours de cette campagne.
Avant le départ, un cachalot fut encore signalé à trois milles en dehors de la lagune. C’était le plus gros que l’on eût jamais rencontré, et, cette fois, les embarcations du Repton se mirent en chasse tardivement, il est vrai.
Afin de ne point donner l’éveil à ce cachalot, la pirogue du lieutenant Allotte, filant par jolie petite brise, manœuvra de manière à ne point effaroucher l’animal. Toutefois, quand on fut à bonne portée, celui-ci sonda et on dut attendre qu’il remontât à la surface de la mer.
Trente-cinq minutes s’étant écoulées à partir de son dernier plongeon, il resterait donc à peu près le même temps sous l’eau, et il n’y eut qu’à le guetter.
Son apparition s’effectua dans le temps prévu, à sept ou huit encâblures de la pirogue, qui se lança de toute sa vitesse.
Le harponneur Ducrest était debout sur le tillac, Romain Allotte tenait son louchet à la main. Mais, en ce moment, le cachalot sentant le danger, battit la mer avec une telle violence qu’une lame remplit à moitié l’embarcation.
Comme le harpon l’avait atteint à droite, sous la nageoire pectorale, l’animal s’enfonça et la ligne dut lui être filée avec une telle rapidité qu’il fallut l’arroser pour qu’elle ne prît pas feu. Lorsqu’il reparut, il soufflait le sang et quelques coups de lance l’achevèrent sans trop de peine.
Donc la besogne fut terminée avant l’arrivée des pirogues anglaises, qui n’eurent plus qu’à retourner au Repton.
Après la fonte du gras, maître Cabidoulin porta au compte de ce cachalot quatre-vingts barils d’huile.
L’appareillage avait été fixé au 17 juin. M. Bourcart, se conformant à l’avis du capitaine américain, allait faire voile pour l’île de Vancouver.
Le Saint-Enoch possédait alors dix-sept cents barils d’huile et cinq mille kilogrammes de fanons. Lorsqu’il les aurait livrés à Victoria, le capitaine n’hésiterait pas à entreprendre une seconde campagne dans le nord-est du Pacifique. Cent cinquante jours s’étaient écoulés depuis son départ du Havre, et la relâche à la baie Marguerite avait duré du 9 mai au 19 juin. Sa coque et son gréement se trouvaient en bon état, et, à Vancouver, il pourrait refaire ses approvisionnements.
La surveille du départ, une occasion se présenta pour l’équipage d’entrer en communication avec les hommes du Repton. Voici dans quelles circonstances.
Les pirogues du second et du lieutenant Coquebert, envoyées à terre, devaient rapporter un reste du bois abattu et faire de l’eau à l’aiguade.
MM. Heurtaux, Coquebert et ses matelots étaient déjà sur la grève, lorsque l’un d’eux s’écria. «Baleine!… baleine!»
En effet, une femelle de forte taille, accompagnée de son baleineau, passait à un demi-mille de la crique en gagnant vers le fond de la baie.
Certes, il y eut unanime regret de ne pouvoir lui donner la chasse. Mais les deux pirogues, commandées pour un autre service n’étaient pas en état, n’ayant ni harpon ni ligne. Il en était de même à bord du Saint-Enoch, qui, ses garants dégarnis, son matériel de virage démonté, se tenait prêt à lever l’ancre.
Or, au détour de l’une des pointes de la crique, deux embarcations apparurent.
C’étaient les pirogues du Repton, qui poursuivaient la baleine signalée.
Comme elles se rapprochaient dans l’intention de prendre l’animal à revers, on ne les perdrait pas de vue.
Elles s’avançaient, sans bruit, séparées par la distance d’un bon mille, l’une étant partie bien après l’autre. La première venait de mettre son pavillon à l’arrière pour annoncer qu’elle se préparait à attaquer. Quant au Repton, il attendait, sous petite voilure, à trois milles dans l’est.
MM. Heurtaux, Coquebert et leurs hommes gravirent une butte en arrière du ruisseau, d’où le regard pouvait s’étendre sur toute la lagune.
Il était deux heures et demie, quand le harponneur de la première embarcation se vit à bonne portée.
La baleine, qui jouait avec son petit, ne l’avait pas encore aperçu, lorsque le harpon traversa l’air.
Certes, les Anglais n’ignoraient point qu’il est dangereux d’attaquer un baleineau. Or, c’est celui-ci qui, en passant le long de la pirogue, reçut le coup de harpon à la lippe.
Il était mortellement touché, et, après quelques convulsions, il resta immobile à la surface de la mer. Comme le manche du harpon se redressait, il avait, au dire des matelots, l’air de fumer sa pipe, la poussière liquide qui s’échappait de sa bouche imitant à s’y méprendre la fumée du tabac.
La baleine fut prise alors d’un accès de fureur. Sa queue battait l’eau, qui rejaillissait comme une trombe. Elle se précipita sur la pirogue. Les hommes eurent beau scier pour revenir en arrière, ils ne purent éviter son attaque. En vain essayèrent-ils de la frapper avec le louchet et les lances, en vain l’officier déchargeait-il sur elle le fusil lance-bombe…
La seconde embarcation, se trouvant encore à trois cents toises sous le vent, ne pouvait arriver en temps utile au secours de la première.
Celle-ci, qui venait d’être atteinte d’un formidable coup de queue, coula immédiatement avec les matelots qui la montaient. Si quelques-uns d’entre eux reparaissaient, en admettant qu’ils ne fussent que blessés, qui sait si l’autre embarcation pourrait les recueillir?…
«Embarque… embarque!…» cria M. Heurtaux, en faisant signe au lieutenant de le suivre.
Leurs hommes, voyant des gens en danger de périr, bien qu’ils appartinssent à l’équipage du Repton, n’hésitèrent pas à leur porter secours.
En quelques instants, tous eurent descendu la butte, traversé la grève, largué les amarres, et les pirogues, vigoureusement enlevées par les avirons, sortirent de la crique.
A l’endroit où la baleine se débattait toujours avec rage, des neuf hommes précipités sous les eaux, sept seulement venaient de remonter à la surface.
Deux manquaient.
Quant à la baleine, après s’être dirigée vers le baleineau, que le courant avait entraîné à une encâblure sous le vent, elle disparut dans les profondeurs de la lagune.
Le second et le lieutenant étaient prêts à embarquer quelques-uns des Anglais, lorsque l’officier du Repton, qui venait d’arriver, cria d’une voix très dépitée.
– «Au large!… Nous n’avons besoin de personne!… Au large!»
Et, qu’on n’en doute pas, s’il regrettait la mort de deux de ses hommes, cet officier ne regrettait pas moins d’avoir manqué cette magnifique proie.
Lorsque MM. Heurtaux et Allotte furent de retour à bord, ils racontèrent au capitaine Bourcart et au docteur Filhiol comment les choses s’étaient passées.
M. Bourcart les félicita de s’être portés au secours de l’embarcation du Repton, et, quand il connut la réponse de l’officier.
«Allons, dit-il, nous ne nous étions pas trompés… c’étaient bien des Anglais… et ils sont bien Anglais…
– Pour sûr, déclara le maître d’équipage, mais du diable s’il est permis de l’être à ce point-là!»
Vancouver
’île de Vancouver, sur la côte occidentale de l’Amérique du Nord, longue de cinq cents kilomètres, large de cent trente, est comprise entre le quarante-huitième et le cinquante et unième parallèle. Elle fait partie de la Colombie anglaise, voisine du Dominion of Canada, dont la frontière la borne à l’est.
Il y a quelque cent ans, la Compagnie de la Baie d’Hudson avait fondé un poste de trafiquants sur la pointe sud-ouest de l’île, près de l’ancien port de Cardoba, le Camosin des Indiens. C’était déjà une prise de possession de ladite île par le gouvernement britannique. Cependant, en 1789, l’Espagne s’en empara. Mais, peu de temps après, elle fut restituée à l’Angleterre par un traité intervenu entre l’officier espagnol Quadra et l’officier anglais Vancouver, dont le nom figure seul dans la cartographie moderne.
Le village ne devait pas tarder à devenir ville, grâce à la découverte de filons d’or dans le bassin du Fraser, l’un des cours d’eau de l’île. Devenu Victoria-City, il fut capitale officielle de la Colombie britannique. Puis d’autres villes se fondèrent, telle Nanaimo, à vingt-quatre lieues de là, sans parler du petit port San-Juan, qui s’ouvre à la pointe méridionale.
A l’époque où se déroule cette histoire, Victoria était loin d’avoir le développement qu’elle possède aujourd’hui. L’île Vancouver n’était point desservie par ce chemin de fer, de quatre-vingt-seize kilomètres, qui rattache la capitale à Nanaimo. C’est l’année suivante seulement, en 1864, qu’une expédition allait être entreprise par le docteur Brow, d’Edimbourg, l’ingénieur Leech et Frédéric Wymper à l’intérieur de l’île.
Le capitaine Bourcart devait trouver à Victoria toutes facilités pour ses transactions et aussi les ressources qu’exigerait sa nouvelle campagne de pêche. Aucune inquiétude à ce sujet.
Dès la première heure, le Saint-Enoch avait quitté son mouillage de la lagune. Aidé du jusant, il descendit le chenal de la baie Marguerite et il donna en pleine mer.
Des vents propices, soufflant de l’est au sud-est, lui permirent de prolonger la côte avec l’abri de la terre, à quelques milles de cette longue presqu’île de la Vieille-Californie.
M. Bourcart n’avait point envoyé de vigies dans la mâture, puis qu’il ne s’agissait pas de chasser la baleine. Le plus pressé, c’était d’atteindre Vancouver, afin de profiter des hauts cours.
Du reste, on ne signala que trois ou quatre souffleurs à grande distance et dont la poursuite eût été difficile par une mer assez forte. L’équipage se contenta de leur assigner un rendez-vous aux îles Kouriles et à la mer d’Okhotsk.
On compte environ quatorze cents milles jusqu’au détroit de Juan de Fuca, qui sépare l’île de Vancouver des territoires du Washington, à l’extrémité des Etats-Unis. Avec une moyenne de quatre-vingt-dix milles par vingt-quatre heures, la traversée du Saint-Enoch ne durerait qu’une quinzaine de jours, et il porta toute la toile possible, bonnettes, flèches, voiles d’étais.
Toujours la continuation des heureuses chances qui avaient marqué le cours de cette première campagne.
A peu près au tiers de sa navigation, le navire boulinait à la hauteur de San-Diego, la capitale de la Basse-Californie. Quatre jours plus tard, il était par le travers de San-Francisco, au milieu de nombreux bâtiments à destination de ce grand port américain.
«Peut-être est-il regrettable, dit ce jour-là M. Bourcart à son second, que nous ne puissions traiter à San-Francisco ce que nous allons traiter à Victoria…
– Sans doute, répondit M. Heurtaux, puisque nous serions à destination… Mais le chemin fait est le chemin fait… Si nous devons recommencer la pêche aux approches des Kouriles, nous serons très avancés vers le nord…
– Vous avez raison, Heurtaux, et d’ailleurs les informations du capitaine de l’Iwing sont formelles… A son avis, le Saint-Enoch pourra aisément se réparer à Victoria et se réapprovisionner pour plusieurs mois.»
Cependant le vent, qui marquait une certaine tendance à faiblir en halant le sud, ne tarda pas à souffler du large. La vitesse du Saint-Enoch fut donc un peu ralentie. Cela ne laissa point de causer quelque impatience à bord. En somme, on n’en était pas à quarante-huit heures près, et, d’ailleurs, dans la matinée du 3 juillet, la vigie signala le cap Flattery, à l’entrée du détroit de Juan de Fuca.
La traversée avait donc duré seize jours, – un de plus que ne l’avait estimé M. Bourcart, – le bâtiment n’ayant pas atteint la moyenne de quatre-vingt-dix milles.
«Eh bien… vieux… déclara maître Ollive à maître Cabidoulin, nous voici à l’entrée du port… et pourtant tu ne cesses de geindre…
– Moi?… répliqua le tonnelier.
– Oui, toi!
– Je ne dis rien…
– Tu ne dis rien… mais c’est tout comme!…
– Vraiment?…
– Vraiment… et j’entends que ça te grouille dans la poitrine!… Tu grognes en dedans…
– Et je grognerai en dehors quand ça me plaira!» riposta Jean-Marie Cabidoulin.
Après les formalités de santé et de douane, le Saint-Enoch vint s’amarrer contre un appontement qui faciliterait le déchargement de sa cargaison.
De toutes façons, son séjour à Victoria durerait une quinzaine. Il ne pouvait repartir avant que son équipage eût procédé à quelques réparations en vue, soit d’une nouvelle campagne dans les régions septentrionales du Pacifique, soit d’un retour en Europe.
Le second, les deux lieutenants, les maîtres auraient donc assez d’occupation pour qu’il fût nécessaire d’y consacrer tout leur temps. Il ne s’agirait de rien moins que de mettre à terre les dix-sept cents barils d’huile. En outre, le capitaine Bourcart devrait surveiller ses hommes de près. Les désertions sont à craindre en ces contrées fréquentées des chercheurs d’or, des exploiteurs de placers, dans l’île de Vancouver et sur les plaines du Caribou de la Colombie britannique.
Il y avait précisément dans le port de Victoria deux bâtiments, le Chantenay de Nantes, et le Forward de Liverpool, que la désertion d’un certain nombre de matelots laissait en grand embarras.
Toutefois M. Bourcart se croyait, autant qu’on peut l’être, sûr de ses hommes… Est-ce qu’ils ne seraient pas retenus par l’espoir de participer aux bénéfices de cette campagne aussi fructueuse pour eux que pour les armateurs du Saint-Enoch?… Néanmoins, une surveillance assez sévère s’imposait, et les permissions de quitter le navire ne devraient être que rarement accordées. Mieux valait incontestablement donner double ration à bord, après une pénible journée de travail, que de voir l’équipage courir les taps et les bars, où ils ont bientôt fait de mauvaises connaissances.
Quant à M. Bourcart, il eut, en premier lieu, à s’occuper de placer sa cargaison sur le marché de Victoria. Aussi, dès qu’il eut débarqué, se rendit-il chez M. William Hope, l’un des principaux courtiers de marchandises.
Le docteur Filhiol, n’ayant aucun malade à soigner, aurait tout loisir de visiter la ville et les environs. Peut-être eût-il entrepris de parcourir toute l’île, si les moyens de communication n’eussent manqué. Point de routes, à peine des sentiers à travers les forêts épaisses de l’intérieur. Il serait donc contraint de restreindre le cercle de ses explorations.
Au total, la ville lui parut intéressante comme toutes celles qui prospèrent si rapidement sur le sol de l’Amérique et auxquelles le terrain permet de s’étendre indéfiniment. Bâtie avec régularité, sillonnée de rues qui se coupaient à angles droits, ombragée de beaux arbres, elle possédait un vaste parc; et quelle est la cité américaine qui n’en a pas un et même plusieurs?… Quant à l’eau douce, elle lui était fournie par un réservoir établi à quatre lieues de là, et qui s’alimentait aux meilleures sources de l’île.
Le port de Victoria, abrité au fond d’une petite baie, est situé dans les conditions les plus favorables. C’est le point où viennent se raccorder les détroits de Juan de la Fuca et de la Reine-Charlotte. Les navires peuvent le chercher soit par l’ouest, soit par le nord-ouest. Son mouvement maritime, destiné à s’accroître dans l’avenir, comprendra toute la navigation de ces parages.
Il est juste d’ajouter que, à cette époque déjà, le port offrait d’amples ressources aux bâtiments obligés de se réparer après de longues traversées, la plupart fort pénibles. Un arsenal largement fourni, des entrepôts pour les marchandises, un bassin de carénage, étaient à leur disposition.
Le capitaine de l’Iwing avait donné des renseignements exacts à M. Bourcart. Les cours des huiles marines étaient en hausse. Le Saint-Enoch arrivait à propos pour en profiter. Les demandes affluaient non seulement à Vancouver, mais aussi à New-Westminster, importante cité de la Colombie, située sur le golfe de Géorgie, un peu au nord-est de Victoria. Deux baleiniers, l’américain Flower, le norvégien Fugg, avaient déjà vendu leur chargement, et – ce qu’allait faire le Saint-Enoch – ils étaient repartis pour la pêche dans le nord du Pacifique
Les affaires du Saint-Enoch purent donc être rapidement traitées entre le courtier Hope et le capitaine Bourcart. La vente de la cargaison se fit à des prix qui n’avaient jamais été atteints et qu’elle n’eût point obtenus sur les marchés d’Europe. Il ne s’agissait plus que de débarquer les barils et de les transporter à l’entrepôt, où ils seraient livrés à l’acheteur.
Et, lorsque M. Bourcart fut de retour à bord:
«Heurtaux, dit-il au second, l’affaire est terminée, et il n’y a qu’à se féliciter d’avoir suivi les conseils de cet honnête capitaine de l’Iwing!…
– Huile et fanons, monsieur Bourcart?…
– Huile et fanons vendus à une compagnie colombienne de New-Westminster.
– Alors nos hommes peuvent se mettre à la besogne?…
– Dès aujourd’hui, et je compte que le navire devra être en mesure de repartir dans un mois au plus, après avoir passé au bassin de carénage.
– En haut tout le monde!» commanda le second, dont maître Ollive vint recevoir les ordres.
Dix-sept cents barils à débarquer, c’est un travail qui ne demande pas moins d’une huitaine de jours, même s’il s’effectue avec méthode et activité. Les appareils furent dressés au-dessus des panneaux et la moitié des matelots se répartit dans la cale, tandis que l’autre moitié s’occupait sur le pont. On pouvait compter sur leur bon vouloir et sur leur zèle, ce qui dispenserait de recourir aux ouvriers du port.
Par exemple, si quelqu’un eut fort à faire, ce fut Jean-Marie Cabidoulin. Il ne laissait pas hisser un baril sans l’avoir examiné sans s’être assuré qu’il sonnait le plein et qu’il ne donnerait lieu à aucune réclamation. Il se tenait en permanence près de l’appontement, son maillet à la main, et frappait chaque baril d’un coup sec. Quant à l’huile, il n’y avait pas à s’en inquiéter, elle était de qualité supérieure.
Bref, le débarquement s’opéra avec toutes les garanties possibles et le travail se poursuivit pendant toute la semaine.
Du reste, la besogne de maître Cabidoulin ne serait pas achevée avec le débarquement de la cargaison. Il faudrait remplacer les barils pleins par le même nombre de barils vides en vue de la nouvelle campagne. Heureusement M. Bourcart trouva dans l’entrepôt de Victoria un stock qu’il se procura à bon compte. Toutefois, il y eut à les réparer, à les remettre en état. Gros travail auquel les journées suffisaient à peine, et si le tonnelier ne cessa de murmurer en dedans et même en dehors, il le fit au bruit des mille coups de maillet que le forgeron Thomas et le charpentier Férut frappaient à ses côtés.
Lorsque le dernier baril eut été débarqué, on procéda à un complet nettoyage de la cale et du vaigrage intérieur.
Le Saint-Enoch, déhalé de l’appontement, avait été conduit au bassin de carénage. Il importait de visiter l’extérieur de sa coque, de s’assurer s’il n’avait pas souffert dans ses œuvres vives. Le second et le maître d’équipage procédèrent à cette inspection – M. Bourcart s’en rapportait à leur expérience.
Il n’existait pas à proprement parler d’avaries sérieuses, seulement quelques réparations, deux ou trois bandes du doublage en cuivre à remplacer, ainsi que quelques gournables dans le bordage et la membrure, les coutures à regarnir d’étoupe, les hauts à recouvrir de peinture fraîche. Cette besogne s’effectua sans arrêt, et, certainement, la relâche à Vancouver ne se prolongerait pas au delà des délais prévus.
Aussi comprendra-t-on que M. Bourcart ne cessât de manifester sa satisfaction, et le docteur Filhiol de lui répéter:
«Votre chance, capitaine… c’est votre bonne chance!… Pour peu qu’elle continue…
– Elle continuera, monsieur Filhiol. Savez-vous même ce qui pourrait arriver?…
– Veuillez me l’apprendre…
– Ce serait que, dans deux mois, après sa seconde campagne, le Saint-Enoch revînt à Victoria vendre une nouvelle cargaison aux mêmes cours!… Si les baleines des îles Kouriles ou de la mer d’Okhotsk ne sont pas trop farouches…
– Comment donc, capitaine!… Est-ce qu’elles trouveraient jamais meilleure occasion de livrer leur huile à des prix plus avantageux?…
– Je ne le pense pas, répondit en riant M. Bourcart, je ne le pense pas.»
Il a été dit que le docteur Filhiol n’avait pu pousser ses excursions hors de la ville aussi loin qu’il l’eût désiré. Dans le voisinage du littoral, il rencontra parfois quelques indigènes. Ce ne sont pas précisément les plus beaux types de cette race de Peaux- Rouges dont il existe encore de remarquables spécimens dans le Far-West. Non: des êtres grossiers, épais de tournure, laids de visage, énormes têtes mal conformées, yeux petits, bouches larges, nez abominables dont les ailes sont traversées d’anneaux de métal ou de brochettes de bois. Et, comme si cette laideur naturelle ne leur suffisait point, n’ont-ils pas l’habitude, lors des cérémonies et fêtes, de s’appliquer sur le visage un masque de bois plus hideux encore et qui fait, au moyen de ficelles, d’horribles grimaces?…
En cette partie de l’île et à l’intérieur, les forêts sont superbes, très riches en pins et en cyprès surtout. Il fut facile de s’y procurer du bois pour le Saint-Enoch. Rien que la peine de le débiter et de le transporter. Quant au gibier, il abondait. M. Heurtaux, accompagné du lieutenant Allotte, put abattre plusieurs couples de daims, dont le cuisinier tira bon parti pour les tables du carré et du poste. Là pullulaient également les loups, les renards, les hermines, très fuyardes et difficiles à capturer, recherchées cependant pour la valeur de leur fourrure, et aussi de très nombreux écureuils à queue touffue.
La plus longue excursion du docteur Filhiol le conduisit jusqu’à Nanaimo, et c’est par mer qu’il s’y rendit sur un petit côtre affecté au service entre les deux villes. Là s’élevait une bourgade assez prospère dont le port offre aux navires d’excellents mouillages.
Le trafic de Nanaimo tend à s’accroître chaque année. Son charbon, d’excellente qualité, s’exporte à San-Francisco, dans tous les ports de l’Ouest-Pacifique, même jusqu’en Chine et à l’archipel des Sandwich. Depuis longtemps déjà, ces riches gisements étaient exploités par la compagnie de la baie d’Hudson.
La houille, – d’ailleurs plus que l’or – c’est la grande, on pourrait dire l’inépuisable richesse de l’île. Nul doute que de riches dépôts ne soient encore découverts. Quant à ceux de Nanaimo, ils n’exigent qu’un travail facile, et lui assurent une réelle prospérité.
Au surplus, l’or de cette région du Caribou, de la Colombie britannique, coûte cher à récolter, et, pour avoir un dollar, il faut, prétendent les mineurs, en dépenser deux.
Lorsque le docteur Filhiol revint de cette excursion, la coque du Saint-Enoch était revêtue d’une nouvelle couche de peinture jusqu’au liston formé d’une raie blanche. Quelques réparations avaient été faites à la voilure et aux agrès, aux pirogues si rudement malmenées parfois par les coups de queue des baleines. Bref, le navire, après son passage au bassin, vint prendre mouillage au milieu du port, et le départ fut définitivement fixé au 19 juillet.
Deux jours auparavant, un navire américain entra dans la baie de Victoria et jeta l’ancre à une demi-encâblure du Saint-Enoch. C’était l’Iwing, retour de la baie Marguerite. On n’a pas oublié les bons rapports établis entre son capitaine et le capitaine Bourcart, non moins cordiaux entre les officiers et les équipages.
Dès que l’Iwing eut été affourché, le capitaine Forth se fit conduire au Saint-Enoch, où il reçut un excellent accueil en reconnaissance de ses avis dont on s’était bien trouvé.
M. Bourcart, toujours heureux de faire une politesse, voulut le retenir à dîner. L’heure approchait de se mettre à table, et, sans autre façon, M. Forth accepta l’invitation qu’il comptait rendre le lendemain à bord de l’Iwing.
La conversation fut très suivie dans le carré, où se réunirent M. Bourcart, M. Heurtaux, les deux lieutenants, le docteur Filhiol et le capitaine américain. Elle porta d’abord sur les incidents de navigation pendant la traversée des deux navires de la baie Marguerite à l’île Vancouver. Puis, après avoir dit dans quelles conditions avantageuses il avait vendu sa cargaison, M. Bourcart demanda au capitaine de l’Iwing si la pêche avait été bonne après le départ du Saint-Enoch.
«Non, répondit M. Forth, une campagne des plus médiocres, et pour ma part, je n’ai pas rempli le quart de mes barils… Les baleines n’ont jamais été si rares…
– Cela s’explique peut-être, observa M. Heurtaux, par le motif qu’à cette époque de l’année les petits n’ont plus besoin de leurs mères, et celles-ci comme ceux-là abandonnent la baie pour gagner le large…
– C’est une raison, sans doute, répondit M. Forth. Cependant j’ai souvent fait la pêche dans la baie, et je ne me souviens pas de l’avoir vue si désertée à la fin de juin… Des journées entières se passaient sans qu’il y eût lieu d’amener les pirogues, bien que le temps fût beau et la mer assez calme. Il est heureux, monsieur Bourcart, que vous ayez débuté sur les parages de la Nouvelle Zélande… Vous n’auriez pas fait votre plein dans la baie Marguerite…
– Très heureux, déclara M. Bourcart, d’autant plus que nous n’y avons guère aperçu que des souffleurs de moyenne taille…
– Et nous de petite taille, répliqua M. Forth. Nous en avons piqué qui n’ont pas rendu trente barils d’huile!…
– Dites-moi, capitaine, demanda M. Bourcart, avez-vous l’intention de vendre sur le marché de Victoria?…
– Oui… si les cours sont toujours favorables…
– Toujours, et ce n’est pas cette mauvaise saison de la baie Marguerite qui les fera baisser… D’autre part, on n’attend encore aucun arrivage des Kouriles, de la mer d’Okhotsk ou du détroit de Behring.
– En effet, dit M. Heurtaux, puisque la pêche ne prendra pas fin avant six semaines ou deux mois…
– Et nous espérons bien en avoir eu notre part!… déclara Romain Allotte.
– Mais, capitaine Forth, reprit le lieutenant Coquebert, est-ce que les autres baleiniers de la baie Marguerite ont été plus favorisés que vous?…
– Pas davantage, affirma M. Forth. Aussi, lorsque l’Iwing a mis à la voile, la plupart se préparaient-ils à appareiller pour gagner la haute mer.
– Vont-ils rallier les côtes nord-est de l’Asie?… interrogea M. Heurtaux.
– Je le pense.
– Eh! on sera en nombre là-bas!… s’écria le lieutenant Coquebert.
– Tant mieux!… répliqua Romain Allotte. Voilà qui vous excite, lorsqu’on est deux ou trois navires sur une baleine… lorsqu’on appuie la chasse à briser les avirons!… Et quel honneur pour la pirogue qui pique la première…
– Du calme, mon cher lieutenant, du calme!… interrompit M. Bourcart. Il n’y a pas de baleine en vue…
– Alors, reprit M. Forth, vous êtes décidé à faire une seconde campagne?…
– Absolument.
– Et quand partez-vous?…
– Après-demain.
– Déjà?…
– Le Saint-Enoch n’a plus qu’à lever l’ancre.
– Je me félicite donc d’être arrivé à temps pour renouveler connaissance, capitaine, dit M. Forth, et nous serrer encore une fois la main…
– Et nous nous félicitons aussi d’avoir pu reprendre nos bonnes relations, répondit M. Bourcart. Si l’Iwing fût entré dans la baie de Victoria au moment où le Saint-Enoch en sortait, cela nous aurait fait grosse peine.»
Là-dessus, la santé du capitaine Forth fut portée par le capitaine Bourcart et ses officiers en termes qui témoignaient d’une vive sympathie pour la nation américaine.
«Après tout, observa alors M. Heurtaux, même sans nous être revus à Victoria, peut-être le Saint-Enoch et l’Iwing auraient-ils fait de conserve une seconde campagne dans les parages des Kouriles?…
– Est-ce que votre intention, capitaine, demanda M. Bourcart, n’est pas de tenter fortune au nord du Pacifique?…
– Je ne le pourrais, messieurs, répondit M. Forth. L’Iwing arriverait un peu tard sur les lieux de pêche… Dans deux mois les premières glaces commenceront à se former au détroit de Behring comme à la mer d’Okhotsk, et je ne suis point en état de remettre immédiatement en mer. Les réparations de l’Iwing exigeront de trois à quatre semaines…
– Nous vous en exprimons nos sincères regrets, monsieur Forth, déclara M. Bourcart. Mais je voudrais revenir sur un fait dont vous avez parlé, et qui exigerait quelques explications…
– De quoi s’agit-il, capitaine?…
– Vers la fin de votre séjour dans la baie Marguerite, n’avez-vous pas remarqué que les baleines devenaient rares, et même qu’elles montraient une hâte singulière à gagner le large?…
– Cela est certain, déclara le capitaine Forth, et elles s’enfuyaient dans des conditions qui ne sont pas habituelles… Je ne crois pas exagérer en affirmant que les souffleurs semblaient redouter quelque danger extraordinaire, qu’ils obéissaient à je ne sais quel sentiment d’épouvante, comme s’ils eussent été pris de panique… Ils bondissaient à la surface des eaux, ils poussaient des gémissements tels que je n’en ai jamais entendu…
– C’est fort étrange, à n’en pas douter, convint M. Heurtaux, et vous ne savez pas à quoi attribuer…
– Non, messieurs… répondit M. Forth, à moins que quelque monstre formidable…
– Eh! capitaine, répliqua le lieutenant Coquebert, si maître Cabidoulin, notre tonnelier, vous entendait: «C’est le grand serpent de mer!» s’écrierait-il.
– Ma foi, lieutenant, répliqua M. Forth, que ce soit ou non un serpent qui les ait effrayées, les baleines se sont sauvées en toute précipitation…
– Et, repartit Romain Allotte, on n’a pas pu leur barrer le chenal de la baie Marguerite… en piquer quelques douzaines?…
– Je vous avoue que personne n’y a songé, répondit M. Forth. Nos pirogues ne s’en seraient pas tirées sans grand dommage et peut-être sans perte d’hommes… Je le répète, il s’est passé là quelque chose d’extraordinaire.
– A propos, demanda M. Bourcart, qu’est devenu ce navire anglais, le Repton?… A-t-il fait meilleure pêche que les autres?…
– Non… autant que j’ai pu le savoir…
– Pensez-vous qu’il soit resté dans la baie Marguerite?…
– Il se préparait à partir lorsque l’Iwing a mis à la voile…
– Pour aller?…
– Pour aller, d’après ce que l’on disait, continuer sa campagne dans le nord-ouest Pacifique.
– Eh bien, ajouta M. Heurtaux, puissions-nous ne pas le rencontrer!»
La nuit venue, le capitaine Forth regagna son bord, où il reçut le lendemain M. Bourcart et ses officiers. Il fut encore question des événements dont la baie Marguerite avait été le théâtre. Puis, lors que les deux capitaines se séparèrent, ce fut avec l’espoir que le Saint-Enoch et l’Iwing se reverraient quelque jour sur les parages de pêche.