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Jules Verne

 

La Chasse au météore

 

(Chapitre IX-XII)

 

 

illustrations par George Roux, planches en chromotypographie

Collection Hetzel, 1908

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre IX

Dans lequel les journaux, le public, Mr Dean Forsyth 
et le docteur Hudelson font une orgie de mathématiques.

 

n or!… Il était en or!

Le premier sentiment fut l’incrédulité. Pour les uns, c’était une erreur qui ne tarderait pas à être reconnue; pour les autres, une vaste mystification imaginée par des farceurs de génie.

S’il en était ainsi, nul doute que l’observatoire de Paris ne démentît d’urgence la note qui lui aurait été, dans ce cas, faussement attribuée.

Disons-le tout de suite, ce démenti ne devait pas être donné. Bien au contraire, les astronomes de tous les pays, répétant à l’envi les expériences de leurs confrères français, en confirmèrent à l’unanimité les conclusions. Force fut donc de tenir l’étrange phénomène pour un fait avéré et certain.

Alors, ce fut de l’affolement.

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Quand se produit une éclipse de soleil, les verres optiques, on ne l’ignore pas, se débitent en quantité considérable. Que l’on estime donc ce qu’il se vendit de lorgnettes, de lunettes, de télescopes à l’occasion de ce mémorable événement! Jamais souverain ou souveraine, jamais cantatrice ou ballerine illustres, ne furent tant et si passionnément lorgnés que ce merveilleux bolide, poursuivant, indifférent et superbe, sa marche régulière dans l’infini de l’espace.

Le temps restait au beau fixe et se prêtait complaisamment aux observations. Aussi Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson ne quittaient-ils plus, l’un sa tour, l’autre son donjon. Tous deux s’appliquaient à déterminer les derniers éléments du météore, son volume, sa masse, sans préjudice des particularités inattendues qu’une étude attentive pouvait révéler.

S’il était définitivement impossible de trancher la question de la priorité, quel avantage pour celui des deux rivaux qui lui arracherait quelques-uns de ses secrets! La question du bolide, n’était-ce pas la question du jour? A rencontre des Gaulois, qui ne craignaient rien, si ce n’est que le ciel leur tombât sur la tête, l’humanité tout entière n’avait qu’un désir, c’est que le bolide, arrêté dans sa course et cédant à l’attraction, enrichît le globe de ses milliards errants.

Que de calculs furent effectués pour établir le nombre de ces milliards! Malheureusement, ces calculs manquaient de base, puisque les dimensions du noyau restaient inconnues.

La valeur de ce noyau, quelle qu’elle fût, ne pouvait, en tout cas, manquer d’être prodigieuse, et cela suffisait à enflammer les imaginations.

Dès le 3 mai, le Whaston Standard publia à ce sujet une note, qui, après une série de réflexions, se terminait ainsi:

«En admettant que le noyau du bolide Forsyth-Hudelson soit constitué par une sphère mesurant seulement dix mètres de diamètre, cette sphère pèserait, si elle était en fer, trois mille sept cent soixante-treize tonnes. Mais cette même sphère, formée uniquement d’or pur, pèserait dix mille quatre-vingt-trois tonnes, et vaudrait plus de trente et un milliards de francs.»

On le voit, le Standard, très lancé dans le courant moderne, prenait le système décimal pour base de ses calculs. Qu’il nous soit permis de l’en féliciter sincèrement

Ainsi, même d’un volume si réduit, le bolide aurait une pareille valeur!…

«Est-ce possible, Monsieur? balbutia Omicron, après avoir lu la note en question.

– Ce n’est pas seulement possible: c’est certain, répondit doctoralement Mr Dean Forsyth. Il a suffi, pour trouver ce résultat, de multiplier la masse par la valeur moyenne de l’or, soit 3 100 francs le kilogramme, laquelle masse n’est autre que le produit du volume, on l’obtient de la manière la plus simple par la formule:

V = πD3/6

– En effet!… approuva d’un air entendu Omicron, pour qui tout cela était de l’hébreu.

– Par exemple, reprit Mr Dean Forsyth, ce qui est odieux, c’est que le journal persiste à accoler mon nom à celui de cet individu!»

Très probablement, le docteur faisait, de son côté, la même réflexion.

Pour miss Loo, lorsqu’elle lut la note du Standard, une si dédaigneuse moue se dessina sur ses lèvres rosés que les trente et un milliards en eussent été profondément humiliés.

On sait que le tempérament des journalistes les porte instinctivement à surenchérir. Quand l’un a dit deux, l’autre dit trois, sans y penser. Aussi ne sera-t-on pas surpris si, le soir même, le Whaston Evening répondait en ces termes, qui trahissaient sa condamnable partialité en faveur du donjon:

«Nous ne comprenons pas pourquoi le Standard s’est montré si modeste dans ses évaluations. En ce qui nous concerne, nous serons plus audacieux. Ne serait-ce que pour rester dans les hypothèses acceptables, c’est un diamètre de cent mètres que nous attribuerons au noyau du bolide Hudelson. En se basant sur cette dimension, on trouve que le poids d’une telle sphère d’or pur serait de dix millions quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-huit tonnes, et que sa valeur dépasserait trente et un trillions deux cent soixante milliards de francs, – soit un nombre de quatorze chiffres!»

«Et encore, on néglige les centimes,» fit remarquer plaisamment le Punch, en citant ces nombres prodigieux que l’imagination est incapable de concevoir.

Cependant, le temps continuant à se maintenir au beau fixe, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson s’obstinaient plus que jamais à poursuivre leurs recherches, soutenus par l’espoir d’être du moins le premier à déterminer avec précision les dimensions du noyau astéroïdal. Malheureusement, il était très malaisé d’en relever les contours au milieu de son étincelante chevelure.

Une seule fois, dans la nuit du 5 au 6, Mr Dean Forsyth se crut sur le point d’y parvenir. L’irradiation s’était un instant affaiblie, laissant paraître aux regards un globe d’un intense éclat.

«Omicron! appela Mr Dean Forsyth d’une voix rendue sourde par l’émotion.

– Monsieur?

– Le noyau!

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– Oui… Je le vois.

– Enfin! nous le tenons!

– Bon! s’écria Omicron, on ne le distingue déjà plus!

– N’importe, je l’ai vu!… J’aurai eu cette gloire!… Dèsdemain, à la première heure, une dépêche à l’observatoire de Pittsburg… et ce misérable Hudelson ne pourra pas prétendre, cette fois…»

Mr Dean Forsyth s’illusionnait-il, ou bien le docteur Hudelson avait-il réellement laissé prendre sur lui un tel avantage? On ne sera jamais renseigné là-dessus, pas plus que ne fut jamais envoyée la lettre projetée à l’Observatoire de Pittsburg.

Dès le matin du 6 mai, en effet, la note suivante parut dans les journaux du monde entier:

«L’observatoire de Greenwich a l’honneur de porter à la connaissance du public qu’il résulte de ses calculs et d’un ensemble d’observations très satisfaisantes que le bolide signalé par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, et que l’observatoire de Paris a reconnu être exclusivement composé d’or pur, est constitué par une sphère de cent dix mètres de diamètre et d’un volume de six cent quatre-vingt-seize mille mètres cubes environ.

«Une telle sphère, en or, devrait peser plus de treize millions de tonnes. Le calcul montre qu’il n’en est rien. Le poids réel du bolide s’élève à peine au septième du nombre précédent et est sensiblement égal à un million huit cent soixante-sept mille tonnes, poids correspondant à un volume d’environ quatre-vingt-dix-sept mille mètres cubes et à un diamètre approximatif de cinquante-sept mètres.

«Des considérations qui précèdent, nous devons nécessairement conclure, la composition chimique du bolide étant hors de discussion, ou bien qu’il existe de vastes cavités dans le métal constituant le noyau, ou, plus vraisemblablement, que ce métal s’y trouve à l’état pulvérulent, le noyau étant, dans ce cas, d’une texture poreuse analogue à celle d’une éponge.

«Quoi qu’il en soit à cet égard, les calculs et les observations permettent de préciser plus exactement la valeur du bolide. Cette valeur, au cours actuel de l’or, n’est pas inférieure à cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards de francs.»

Donc, si ce n’était pas cent mètres, comme l’avait supposé le Whaston Evening, ce n’était pas non plus dix mètres, comme l’avait admis le Standard. La vérité se trouvait entre les deux hypothèses. Telle quelle, d’ailleurs, elle eût été capable de satisfaire les plus ambitieuses convoitises, si le météore n’avait été destiné à tracer une éternelle trajectoire au-dessus du globe terrestre.

Lorsque Mr Dean Forsyth connut la valeur de son bolide:

«C’est moi qui l’ai découvert, s’écria-t-il, et non ce coquin du donjon. C’est à moi qu’il appartient, et, s’il venait à tomber sur terre, je serais riche de cinq mille huit cents milliards!»

De son côté, d’ailleurs, le docteur Hudelson se répétait en tendant un bras menaçant vers la tour:

«C’est mon bien, c’est ma chose…, c’est l’héritage de mes enfants, qui gravite à travers l’espace. S’il venait à choir sur notre globe, il m’appartiendrait en toute propriété et je serais cinq mille huit cents fois milliardaire!»

Il est certain que les Vanderbilt, les Astor, les Rockfeller, les Pierpont Morgan, les Mackay, les Gould et autres Crésus américains, sans parler des Rothschild, ne seraient plus, dans ce cas, que de petits rentiers auprès du docteur Hudelson ou de Mr Dean Forsyth!

Voilà où ils en étaient. S’ils n’en perdaient pas la tête, c’est que leur tête était solide!

Francis et Mrs Hudelson ne prévoyaient que trop aisément la manière dont finirait tout cela. Mais comment retenir les deux rivaux sur une pente si glissante? Impossible de causer posément avec eux. ils semblaient avoir oublié le mariage projeté et ne songeaient qu’à leur rivalité si déplorablement entretenue par les journaux de la ville.

Les articles de ces feuilles, d’ordinaire assez paisibles, devenaient enragés, et les regrettables personnalités qui s’y mêlaient risquaient d’amener sur le terrain des gens habituellement plus sociables.

De son côté, le Punch, avec ses épigrammes et ses caricatures, ne cessait d’exciter les deux adversaires. Si ce n’était pas de l’huile que ce journal jetait sur le feu, c’était au moins du sel, le sel de ses plaisanteries quotidiennes, et le feu n’en crépitait que davantage!

On en arrivait à redouter que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent se disputer le bolide les armes à la main et régler cette question dans un duel à l’américaine. Voilà qui ne serait pas fait pour arranger les affaires des deux fiancés!

Heureusement pour la paix du monde, tandis que les deux monomanes perdaient chaque jour un peu plus de leur bon sens, le public se calmait par degrés. Cette réflexion bien simple finissait par s’imposer à tout le monde, qu’il importait peu que le bolide fût en or et qu’il valût des milliers de milliards, du moment qu’on ne pouvait l’atteindre.

Or, on ne pouvait l’atteindre, c’était bien certain. A chacunede ses révolutions, le météore reparaissait fidèlement au point du ciel indiqué par le calcul. Sa vitesse était donc uniforme et, comme l’avait fait observer dès le début le Whaston Standard, il n’y avait pas de raison pour qu’elle subît jamais une diminution quelconque. En conséquence, le bolide graviterait éternellement autour de la terre dans l’avenir, comme il avait gravité vraisemblablement de toute éternité dans le passé.

Ces considérations, reproduites à satiété par tous les journaux de l’Univers, contribuèrent à apaiser les esprits. De jour en jour on pensa un peu moins au bolide, et chacun reprit ses occupations, après un soupir de regret à l’adresse de l’insaisissable trésor.

Dans son numéro du 9 mai, le Punch constata cette indifférence grandissante du public pour ce qui le passionnait quelques jours plus tôt, et, continuant la plaisanterie qu’il jugeait apparemment excellente, il y trouva de nouvelles raisons de tomber sur les deux inventeurs du météore.

«Jusques à quand, s’écriait sur le mode indigné le Punch à la fin de son article, resteront-ils impunis, les deux malfaiteurs que nous avons déjà signalés au mépris public? Non contents d’avoir voulu anéantir d’un seul coup la cité qui les a vus naître, voilà maintenant qu’ils causent la ruine des plus respectables familles. La semaine dernière, un de nos amis, trompé par leurs allégations fallacieuses et mensongères, a dilapidé en quarante-huit heures un patrimoine considérable. Le malheureux comptait sur les milliards du bolide! Que vont devenir les pauvres petits enfants de notre ami, maintenant que les milliards nous passeront sous… non, sur le nez? Avons-nous besoin d’ajouter que cet ami est symbolique, ainsi que le veut l’usage, et qu’il s’appelle légion? Nous proposons que l’unanimité des habitants du globe intente un procès à MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson, à l’effet de les faire condamner à cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards de dommages et intérêts. Et nous demandons qu’on les fasse impitoyablement payer!»

Les intéressés ignorèrent toujours qu’un tel procès, à coup sûr sans précédent, et d’ailleurs d’exécution difficile, les eût jamais menacés.

Alors que les autres humains rendaient leur attention aux choses de la terre, MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson continuaient à planer dans l’azur et persistaient à le fouiller de leurs télescopes obstinés.

 

 

Chapitre X

Dans lequel il vient une idée et même deux idées à Zéphyrin Xirdal.

 

ans le langage familier, on disait couramment: «Zéphyrin Xirdal?… Quel type!» Tant au physique qu’au moral, Zéphyrin Xirdal était, en effet, un personnage peu ordinaire.

Long corps dégingandé, chemise souvent sans col et toujours sans manchettes, pantalon en tire-bouchon, gilet auquel manquaient deux boutons sur trois, veston immense aux poches gonflées de mille objets divers, le tout fort sale et pris au hasard dans un amoncellement de costumes disparates, telle était l’anatomie générale de Zéphyrin Xirdal, et telle était la manière dont il comprenait l’élégance. De ses épaules, voûtées comme le plafond d’une cave, pendaient des bras kilométriques terminés par d’énormes mains velues, – d’une prodigieuse adresse, d’ailleurs – que leur propriétaire ne mettait en contact avec le savon qu’à des intervalles indéterminés.

Si la tête était, à la façon de tout le monde, le point culminant de son individu, c’est qu’il n’avait pu faire autrement. Mais cet original se rattrapait en offrant à l’admiration publique un visage dont la laideur atteignait au paradoxe. Rien cependant de plus «prenant» que ces traits heurtés et contradictoires: menton lourd et carré, grande bouche aux lèvres épaisses, bien meublée de dents superbes, nez largement épaté, oreilles mal ourlées qui semblaient fuir avec horreur le contact du crâne, tout cela n’évoquait que très indirectement le souvenir du bel Antinoüs. Par contre, le front, grandiosement modelé, d’une noblesse de lignes admirable, couronnait ce visage étrange, comme un temple couronne une colline, temple à la taille des plus sublimes pensées. Enfin, pour achever de dérouter son monde, Zéphyrin Xirdal, au-dessous de ce vaste front, ouvrait à la lumière du jour deuxgros yeux saillants qui exprimaient, selon l’heure et la minute, la plus merveilleuse intelligence ou la plus épaisse stupidité.

Au moral, il ne tranchait pas avec moins de violence sur la banalité de ses contemporains.

Réfractaire à tout enseignement régulier, il avait, dès le plus jeune âge, décrété qu’il s’instruirait tout seul, et ses parents s’étaient vus contraints de s’incliner devant son indomptable volonté. Cela ne leur avait pas, en somme, trop mal réussi. A un âge où l’on se traîne encore sur les bancs des lycées, Zéphyrin Xirdal avait concouru – pour s’amuser, disait-il, – à toutes les grandes écoles l’une après l’autre, et, dans ces concours, il avait invariablement obtenu la première place.

Par exemple, ces succès étaient oubliés à peine conquis. Les grandes écoles avaient dû successivement rayer de leurs contrôles ce lauréat, qui négligeait de se présenter à la reprise des cours.

La mort de ses parents l’ayant rendu, à dix-huit ans, maître de ses actions et riche d’une quinzaine de mille francs de rente, Zéphyrin Xirdal s’empressa de donner toutes les signatures que lui demanda son tuteur et parrain, le banquier Robert Lecœur, qu’il appelait «son oncle» par une habitude d’enfance, puis libéré de tous soucis, s’installa dans deux pièces minuscules, au sixième étage, rue Cassette, à Paris.

Il y demeurait encore à trente et un ans.

Depuis qu’il y avait installé ses pénates, le local ne s’était pas agrandi, et pourtant prodigieuse était la quantité de choses qu’il y avait entassées. Pêle-mêle, on y distinguait des machines et des piles électriques, des dynamos, des instruments d’optique, des cornues, et cent autres appareils disparates. Des pyramides de brochures, de livres, de papiers, s’élevaient du plancher au plafond, s’amoncelant à la fois sur l’unique siège et sur la table, dont ils haussaient simultanément le niveau, si bien que notre original ne s’apercevait pas du changement, quand, assis sur l’un, il écrivait sur l’autre. Au surplus, lorsqu’il se trouvait par trop incommodé par les paperasses, il remédiait sans peine à cet inconvénient. D’un revers de main, il lançait quelques liasses à travers la pièce; puis, l’âme en paix, il se mettait au travail sur une table parfaitement en ordre, puisqu’il n’y restait rien du tout, et prête, par conséquent, pour de futurs envahissements.

Que faisait donc Zéphyrin Xirdal?

En général, on doit le reconnaître, il se contentait de suivre ses rêves dans l’odorante fumée d’une pipe inextinguible.

Mais parfois, à des intervalles variables, il avait une idée. Ce jour-là, il rangeait sa table à sa manière, c’est-à-dire en la balayant d’un coup de poing, et s’y installait, pour la quitter seulement le travail terminé, que ce travail durât quarante minutes ou quarante heures. Puis, le point final apposé, il laissait le papier contenant le résultat de ses recherches sur la table, où ce papier amorçait une future pile, qui serait balayée comme la précédente, lors de la prochaine crise du travail.

Au cours de ces crises successives et irrégulièrement espacées, il avait touché un peu à tout. Mathématiques transcendantes, physique, chimie, physiologie, philosophie, sciences pures et appliquées avaient, à tour de rôle, sollicité son attention. Quel que fût le problème, il l’avait toujours abordé avec autant de violence, autant de frénésie, et ne l’avait jamais abandonné que résolu, à moins que…

A moins qu’une autre idée ne l’en détournât avec la même soudaineté. Il pouvait arriver alors que ce fantaisiste outrancier se lançât à corps perdu dans les plaines de la chimère à la poursuite du second papillon dont les brillantes couleurs l’hypnotisaient, et qu’il perdît jusqu’au souvenir de ses préoccupations antérieures dans l’enivrement de son nouveau rêve.

Mais ce n’était, dans ce cas, que partie remise. Un beau jour, retrouvant inopinément le travail ébauché, il s’y attelait avec une passion toute neuve et, fût-ce après deux ou trois interruptions successives, ne manquait pas de l’amener à sa conclusion.

Que d’aperçus ingénieux ou profonds, que de notes définitives sur les difficultés les plus ardues des sciences exactes ou expérimentales, que d’inventions pratiques dormaient dans l’amoncellement de paperasses que foulait Zéphyrin Xirdal d’un pied dédaigneux! Jamais celui-ci n’avait songé à tirer parti de ce trésor, si ce n’est, toutefois, lorsqu’un de ses rares amis se plaignait devant lui de l’inutilité d’une recherche dans un sens quelconque.

«Attendez donc, disait alors Xirdal. Je dois avoir quelque chose là-dessus.»

En même temps, il allongeait la main, avisait du premier coup, avec un flair merveilleux, sous mille feuillets plus ou moins froissés, celle de ses études relative à la question soulevée, et remettait l’opuscule à son ami, avec la permission d’en user sans la moindre restriction. Pas une seule fois la pensée ne lui était venue qu’il fît, en agissant ainsi, quelque chose de contraire à ses intérêts.

De l’argent! Pourquoi faire? Quand il avait besoin d’argent, il passait chez son parrain, M. Robert Lecœur. S’il avait cessé d’être son tuteur, M. Lecœur était demeuré son banquier, et Xirdal était sûr d’être nanti, en revenant de sa visite, d’une somme sur laquelle il tirait jusqu’à complet épuisement. Depuis qu’il était rue Cassette, il avait toujours procédé ainsi à sa complète satisfaction. Avoir des désirs sans cesse renaissants et être capable de les réaliser, c’est évidemment une des formes du bonheur. Ce n’est pas la seule. Sans l’ombre du plus petit désir, Zéphyrin Xirdal était parfaitement heureux.

Ce matin-là, le 10 mai, cet homme heureux, confortablement assis sur son unique siège, les pieds reposant quelques centimètres plus haut que la tête sur la barre d’appui de la fenêtre, fumait une pipe particulièrement agréable, en s’amusant à déchiffrer des rébus et des mots carrés imprimés sur un papier en forme de sac, dont son épicier l’avait gratifié, en lui délivrant quelque denrée alimentaire. Quand cette occupation importante fut terminée et la solution déchiffrée, il jeta le papier parmi les autres, puis étendit nonchalamment sa main gauche du côté de la table, dans le but obscur d’y récolter quelque chose, n’importe quoi.

Ce que rencontra cette main gauche, ce fut un paquet de gazettes non dépliées. Zéphyrin Xirdal prit au petit bonheur une de ces gazettes, qui se trouva être un numéro du Journal, déjà vieux d’une huitaine de jours. Cette antiquité n’était pas pour effrayer un lecteur qui vivait hors de l’espace et du temps.

Il jeta donc les yeux sur la première page, mais naturellement il ne la lut pas. Il parcourut de la même manière la seconde et toutes les autres, jusqu’à la dernière. Là, il s’intéressa beaucoup aux annonces; puis, croyant passer à la page suivante, il revint innocemment à la première.

Sans qu’il y pensât, ses yeux tombèrent sur le début de l’article de tête, et une lueur d’intelligence s’alluma dans les grosses prunelles qui n’avaient exprimé jusque-là que la plus parfaite imbécillité.

La lueur s’accentua, devint flamme, à mesure que la lecture se poursuivait, s’achevait.

«Tiens!… Tiens!… Tiens!…» murmura, sur trois notesdifférentes, Zéphyrin Xirdal, qui se mit en devoir de procéder à une seconde lecture.

C’était assez son habitude de parler tout haut dans la solitude de sa chambre. Volontiers même, il parlait au pluriel, afin, sans doute, de se donner la flatteuse illusion d’un auditoire suspendu à ses lèvres, auditoire imaginaire qui ne pouvait manquer d’être fort nombreux, puisqu’il comptait tous les élèves, tous les admirateurs, tous les amis que Zéphyrin Xirdal n’avait jamais eus et qu’il n’aurait jamais.

Cette fois, il fut moins disert et se borna à sa triple exclamation. Puissamment intéressé par la prose du Journal, il en poursuivit la lecture en silence.

Que lisait-il donc de si passionnant?

Le dernier de tout l’univers, il découvrait tout simplement le bolide de Whaston et en apprenait en même temps l’insolite composition, le hasard l’ayant fait tomber sur un article consacré à cette fabuleuse boule d’or.

«Voilà qui est farce!… déclara-t-il pour lui-même, quand il fut au bout de sa seconde lecture.

Il demeura quelques instants songeur, puis ses pieds quittèrent la barre de la fenêtre, et il se rapprocha de la table. La crise de travail était imminente.

Sans hésiter, il trouva, au milieu des autres, la revue scientifique qu’il désirait et dont il fit sauter la bande. La revue s’ouvrit d’elle-même à la page qu’il fallait.

Une revue scientifique a le droit d’être plus technique qu’un grand quotidien. Celle-ci ne s’en faisait pas faute. Les éléments du bolide – trajectoire, vitesse, volume, masse, nature – n’y étaient donnés en quelques mots, qu’après des pages de courbes savantes et d’équations algébriques.

Zéphyrin Xirdal s’assimila sans effort cette nourriture intellectuelle de nature pourtant assez indigeste, après quoi il jeta un coup d’œil sur le ciel et put ainsi constater qu’aucun nuage n’en tachait l’azur.

«Nous allons bien voir!…» murmura-t-il, tout en effectuant d’une main impatiente quelques rapides calculs.

Cela fait, il insinua son bras sous un tas de papiers amoncelés dans l’un des coins, et, d’un geste auquel une longue pratique pouvait seule donner une si grande précision, il envoya le tas dans un autre coin.

«C’est étonnant comme j’ai de l’ordre!» dit-il avec une évidente satisfaction, en constatant que ce «rangement», conformément à ses prévisions, mettait à découvert une lunetteastronomique aussi emmaillotée de poussière qu’une bouteille centenaire.

Amener la lunette devant la fenêtre, la diriger vers le point du ciel qu’il venait de déterminer par le calcul, appliquer son œil à l’oculaire, cela ne demanda qu’un moment.

«Parfaitement exact», dit-il, après quelques minutes d’observation.

Quelques autres minutes de réflexion, puis il prenait délibérément son chapeau et commençait à descendre ses six étages, en route pour la rue Drouot et pour la banque Lecœur, dont cette rue s’enorgueillissait à juste titre.

Zéphyrin Xirdal ne connaissait qu’une façon de faire ses courses. Jamais d’omnibus, de tramways ni de voitures. Quel que fût l’éloignement du but, il s’y rendait invariablement à pied.

Mais, jusque dans cet exercice, le plus naturel et le plus pratique de tous les sports, il ne pouvait faire autrement que de se montrer original. Les yeux baissés, roulant ses larges épaules de droite et de gauche, il allait à travers la ville comme s’il eût été dans un désert. Véhicules et piétons, il les ignorait avec une égale sérénité. Aussi, que de «butor!», que de «mal appris!», que de «grossier personnage!» proférés par des passants bousculés ou dont il avait, avec un peu trop de sans-gêne, écrasé les orteils! Que d’injures plus énergiques vociférées à son adresse par l’organe enchanteur de cochers contraints d’arrêter court leur attelage, sous peine de donner matière à un fait divers, dans lequel Zéphyrin Xirdal aurait joué le rôle de victime!

Il n’avait cure de tout cela. Sans rien entendre du concert de malédictions qui s’élevait derrière lui, comme le sillage se forme derrière un navire en marche, il continuait imperturbablement son chemin à grandes enjambées égales et solides.

Vingt minutes lui suffirent pour atteindre la rue Drouot et la banque Lecœur.

«Mon oncle est là? demanda-t-il au garçon de bureau qui se levait à son approche.

– Oui, monsieur Xirdal.

– Seul?

– Seul.»

Zéphyrin Xirdal poussa la porte matelassée et pénétra dans le cabinet du banquier.

«Tiens!… c’est toi? demanda machinalement M. Lecœur, en voyant apparaître son pseudo-neveu.

– Puisque me voilà en chair et en os, répondit Zéphyrin Xirdal, j’oserai prétendre que la question est oiseuse et qu’une réponse serait superfétatoire.»

M. Lecœur, habitué aux singularités de son filleul, qu’il considérait avec raison comme un être déséquilibré, mais, par certains côtés, génial, se mit à rire de bon cœur.

«En effet! reconnut-il, mais répondre tout bonnement: oui aurait été plus court. Et le but de ta visite, ai-je le droit de le demander?

– Vous l’avez, car…

– Inutile! interrompit M. Lecœur. Ma seconde question est aussi superflue que la première, l’expérience m’ayant prouvé que je te vois seulement lorsque tu as besoin d’argent.

– Eh! objecta Zéphyrin Xirdal, n’êtes-vous pas mon banquier?

– Il est vrai, accorda M. Lecœur, mais toi, tu es un bien singulier client! Me permettras-tu, à ce propos, de te donner un conseil?

– Si ça peut vous être agréable!

– Ce conseil, c’est d’être un peu moins économe. Que diable, mon cher ami, que fais-tu de ta jeunesse? As-tu seulement idée de l’état de ton compte chez moi?

– Pas la moindre.

– Il est monstrueux, ton compte, tout simplement. Eh quoi! tes parents t’ont laissé plus de quinze mille francs de rente, et tu n’arrives pas à en dépenser quatre mille!

– Bah!… fit Xirdal, en paraissant fort surpris de cette remarque, qu’il entendait, au bas mot, pour la vingtième fois.

– C’est ainsi. Si bien que tes intérêts s’accumulent. Je ne connais pas exactement ton crédit actuel, mais il dépasse sûrement cent mille francs. A quoi faut-il employer tout cet argent-là?

– J’étudierai la question, affirma Zéphyrin Xirdal le plus sérieusement du monde. D’ailleurs, s’il vous gêne, cet argent, vous n’avez qu’à vous en débarrasser.

– Comment?

– Donnez-le. C’est bien simple.

– A qui?

– A n’importe qui. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse?»

M. Lecœur haussa les épaules.

«Enfin, que te faut-il aujourd’hui? demanda-t-il. Deux cents francs, comme de coutume?

– Dix mille francs, répondit Zéphyrin Xirdal.

– Dix mille francs! répéta M. Lecœur très surpris. Voilà du nouveau, par exemple! Que veux-tu donc faire avec ces dix mille francs?

– Un voyage.

– Excellente idée. Dans quel pays?

– Je n’en sais rien», déclara Zéphyrin Xirdal.

M. Lecœur, fort amusé, considéra narquoisement son filleul et client.

«C’est un beau pays, dit-il sérieusement. Voilà tes dix mille francs. C’est tout ce que tu désires?

– Non, répondit Zéphyrin Xirdal. Il me faudrait aussi un terrain.

– Un terrain? répéta M. Lecœur, qui marchait, comme on fit, de surprises en surprises. Quel terrain?

– Un terrain comme tous les terrains. Deux ou trois kilomètres carrés, par exemple.

– C’est un petit terrain, affirma froidement M. Lecœur, qui demanda d’un ton railleur: Boulevard des Italiens?

– Non, répondit Zéphyrin Xirdal. Pas en France.

– Où alors? Parle.

– Je n’en sais rien», dit pour la deuxième fois Zéphyrin Xirdal sans s’émouvoir le moins du monde.

M. Lecœur contenait avec peine son envie de rire.

«Comme ça, du moins, on a du choix, approuva-t-il. Mais, dis-moi, mon cher Zéphyrin, ne serais-tu pas un peu… timbré, par hasard? A quoi rime tout cela, je te prie?

– J’ai une affaire en vue, déclara Zéphyrin Xirdal, tandis que son front se plissait sous l’effort de la réflexion.

– Une affaire!…» s’exclama M. Lecœur, au comble de l’étonnement.

Que ce loufoque songeât aux affaires, il y avait, en effet, de quoi confondre.

«Oui, affirma Zéphyrin Xirdal.

– Importante?

– Peuh!… fit Zéphyrin Xirdal. Cinq à six mille milliards de francs.»

Cette fois, ce fut avec inquiétude que M. Lecœur considéra son filleul. Si celui-ci ne raillait pas, il était fou, fou à lier.

«Tu dis?… interrogea-t-il.

– Cinq à six mille milliards de francs, répéta Zéphyrin Xirdal d’une voix tranquille.

– Es-tu dans ton bon sens, Zéphyrin? insista M. Lecœur.Sais-tu qu’il n’y aurait pas assez d’or sur la terre pour faire la centième partie de cette somme fabuleuse?

– Sur terre, possible, dit Xirdal. Ailleurs, c’est autre chose.

– Ailleurs?…

– Oui. A quatre cents kilomètres d’ici selon la verticale.»

Un éclair traversa l’esprit du banquier. Renseigné, comme toute la terre, par les journaux, qui, pendant si longtemps, avaient ressassé le même sujet, il crut avoir compris. Il avait compris, en effet.

«Le bolide?… balbutia-t-il, en pâlissant légèrement malgré lui.

– Le bolide», approuva Xirdal paisiblement.

Que tout autre que son filleul lui eût tenu un tel langage, nul doute que M. Lecœur ne l’eût fait jeter incontinent à la porte. Les instants d’un banquier sont trop précieux pour qu’il soit permis de les gâcher à écouter des insensés. Mais Zéphyrin Xirdal n’était pas tout le monde. Que son crâne eût une fêlure de forte taille, ce n’était, hélas! que trop certain, mais ce crâne fêlé n’en contenait pas moins un cerveau de génie, pour lequel rien n’était impossible a priori.

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«Tu veux exploiter le bolide? demanda M. Lecœur, en regardant son filleul bien en face.

– Pourquoi pas? Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela?

– Mais ce bolide est à quatre cents kilomètres du sol, tu viens de le dire toi-même. Tu n’as pas la prétention, je pense, de t’élever jusque-là?

– A quoi bon, si je le fais tomber?

– Le moyen?

– Je l’ai, ça suffit.

– Tu l’as!… tu l’as!… Comment agiras-tu sur un corps aussi lointain? Où prendras-tu ton point d’appui? Quelle force mettras-tu en ce jeu?

– Ce serait trop long de vous expliquer tout ça, répondit Zéphyrin Xirdal, et, d’ailleurs, bien inutile: vous ne comprendriez pas.

– Trop aimable!» remercia M. Lecœur sans se fâcher.

Sur ses instances, son filleul consentit cependant à donner quelques explications succinctes. Ces explications, le narrateur de cette singulière histoire les abrégera encore, en indiquant que, malgré son goût bien connu pour les spéculations hasardeuses, il n’entend nullement prendre parti au sujet de ces théories intéressantes, mais peut-être trop audacieuses.

Pour Zéphyrin Xirdal, la matière n’est qu’une apparence; elle n’a pas d’existence réelle. Il prétend le prouver par l’incapacité où l’on est d’imaginer sa constitution intime. Qu’on la décompose en molécules, atomes, particules, il restera toujours une dernière fraction pour laquelle le problème se reposera intégralement, et ce sera éternellement à recommencer, jusqu’au moment où l’on admettra un principe premier qui ne sera pas de la matière. Ce premier principe immatériel, c’est l’énergie.

Qu’est-ce que l’énergie? Zéphyrin Xirdal confesse n’en rien savoir. L’homme n’étant en relation avec le monde extérieur que par ses sens, et les sens de l’homme étant exclusivement sensibles aux excitations d’ordre matériel, tout ce qui n’est pas matière reste ignoré de lui. S’il peut, par un effort de la raison pure, admettre l’existence d’un monde immatériel, il est dans l’impossibilité d’en concevoir la nature, faute de termes de comparaison. Et il en sera ainsi tant que l’humanité n’aura pas acquis de sens nouveaux, ce qui n’est pas absurde a priori.

Quoi qu’il en soit à cet égard, l’énergie, d’après Zéphyrin Xirdal, remplit l’univers et oscille éternellement entre deux limites: l’équilibre absolu, qui ne pourrait être obtenu que par sa répartition uniforme dans l’espace, et la concentration absolue en un seul point, qu’entourerait dans ce cas un vide parfait. L’espace étant infini, ces deux limites sont également inaccessibles. Il en résulte que l’énergie immanente est dans un état de perpétuel cinématisme. Les corps matériels absorbant sans cesse l’énergie, et cette concentration provoquant forcément ailleurs un néant relatif, la matière rayonne, d’autre part, dans l’espace l’énergie qu’elle retient prisonnière.

Donc, en opposition avec l’axiome classique «Rien ne se perd, rien ne se crée», Zéphyrin Xirdal proclame que «Tout se perd et tout se crée». La substance, éternellement détruite, se recompose éternellement. Chacun de ses changements d’état s’accompagne d’un rayonnement d’énergie et d’une destruction de substance correspondante.

Si cette destruction ne peut être constatée par nos instruments, c’est qu’ils sont trop imparfaits, une énorme quantité d’énergie étant enclose dans une parcelle impondérable de matière, ce qui explique, pour Zéphyrin Xirdal, que les astres soient séparés par des distances prodigieuses comparativement à leur médiocre grandeur.

Cette destruction non constatée n’en existe pas moins. Son, chaleur, électricité, lumière en sont la preuve indirecte. Cesphénomènes sont de la matière rayonnée, et par eux se manifeste l’énergie libérée, quoique sous une forme encore grossière et semi-matérielle. L’énergie pure, sublimée en quelque sorte, ne peut exister qu’au delà des confins des mondes matériels. Elle enveloppe ces mondes d’une dynamosphère dans un état de tension directement proportionnelle à leur masse et d’autant moindre que l’on s’éloigne de leur surface. La manifestation de cette énergie et de sa tendance à une condensation toujours plus grande, c’est l’attraction.

Telle est la théorie que Zéphyrin Xirdal exposa à M. Lecœur un peu ahuri. Reconnaissons qu’on le serait à moins.

«Ceci posé, conclut Zéphyrin Xirdal, comme s’il venait d’émettre les propositions les plus simples, il suffit que je libère une petite quantité d’énergie, et que je la dirige sur tel point de l’espace à ma convenance, pour que je sois maître d’influencer un corps voisin de ce point, surtout si ce corps est de peu d’importance, lui aussi, d’une quantité considérable d’énergie. C’est enfantin!

– Et tu as le moyen de libérer cette énergie? demanda M. Lecœur.

– J’ai, ce qui revient au même, le moyen de lui ouvrir un passage, en écartant devant elle tout ce qui est substance et matière.

– A ce compte, s’exclama M. Lecœur, tu pourrais détraquer toute la mécanique céleste!»

Zéphyrin Xirdal ne parut point troublé par l’énormité de cette hypothèse.

«Actuellement, reconnut-il avec une modeste simplicité, la machine que j’ai construite ne peut me donner que des résultats beaucoup plus faibles. Elle est suffisante, cependant, pour influencer un méchant bolide de quelques milliers de tonnes.

«Ainsi soit-il! conclut M. Lecœur qui commençait à être ébranlé. Mais où comptes-tu le faire tomber, ton bolide?

– Dans mon terrain.

– Quel terrain?

– Celui que vous m’achèterez, quand j’aurai fait les calculs nécessaires. Je vous écrirai à ce sujet. Bien entendu, je ferai choix, autant que possible, d’une région presque déserte où le sol est sans valeur. Par exemple, vous aurez sans doute des difficultés pour passer l’acte de vente. Je ne suis pas absolument libre de mon choix, et il peut arriver que le pays ne soit pas d’accès très commode.

– Ça, c’est mon affaire, dit le banquier. Le télégraphe n’a pas été inventé pour autre chose. Je te réponds de tout à cet égard.»

Muni de cette assurance et des dix mille francs mis en paquet à même sa poche, Zéphyrin Xirdal retourna chez lui à grandes enjambées, comme il en était venu, et, à peine enfermé, s’assit à sa table préalablement déblayée d’un revers de main, selon sa méthode ordinaire.

La crise de travail battait décidément son plein.

Toute la nuit, il s’acharna dans ses calculs, mais, le matin venu, la solution était trouvée. Il avait déterminé la force qu’il fallait appliquer au bolide, les heures pendant lesquelles cette force devait être appliquée, les directions qu’il convenait de lui donner, le lieu et la date de la chute du météore.

Il prit aussitôt la plume, écrivit à M. Lecœur la lettre promise, qu’il descendit jeter à la boîte, et remonta s’enfermer chez lui.

La porte close, il s’approcha de l’un des coins de sa chambre, celui-là même dans lequel il avait envoyé la veille avec une précision si remarquable le tas de papiers qui recouvrait précédemment la lunette. Il s’agissait aujourd’hui de faire l’opération inverse. Xirdal insinua donc son bras sous les paperasses amoncelées, et, d’une main sûre, les renvoya d’où elles étaient venues.

Ce second «rangement» eut comme résultat de faire apparaître au jour une sorte de caisse noirâtre que Zéphyrin Xirdal souleva sans effort et qu’il transporta au milieu de la pièce, face à la fenêtre.

Rien de bien particulier dans l’aspect de cette caisse, simple cube de bois peint en couleur sombre. A l’intérieur, ce n’était que bobines intercalées dans une série d’ampoules de verre, dont les extrémités aiguës étaient réunies deux à deux par des fils de cuivre de plus en plus fins. Au-dessus de la caisse, à l’air libre, on apercevait, montée sur pivot, au foyer d’un réflecteur métallique, une dernière ampoule doublement fusiforme, qu’aucun conducteur matériel ne réunissait aux autres.

A l’aide d’instruments précis, Zéphyrin Xirdal orienta le réflecteur métallique dans le sens rigoureux que lui indiquaient ses calculs de la nuit précédente; puis, ayant constaté que tout était en ordre, il plaça dans la partie inférieure de la caisse un petit tube qui brillait d’un vif éclat. Tout en agissant, il parlait, selon sa coutume, comme s’il eût voulu faire admirer son éloquence à un imposant auditoire.

«Ceci, Messieurs, disait-il, c’est du Xirdalium, corps cent mille fois plus radioactif que le radium. J’avouerai, entre nous, que, si j’utilise ce corps, c’est un peu pour la galerie. Ce n’est pas qu’il soit nuisible, mais la terre rayonne assez d’énergie pour qu’il soit superflu de lui en ajouter. C’est un grain de sel dans la mer. Toutefois, une légère mise en scène ne messied pas, à mon sens, dans une expérience de cette nature.»

Tout en parlant, il avait refermé la boîte, qu’il réunit par deux câbles aux éléments d’une pile placée sur une étagère.

«Les courants neutres-hélicoïdaux, Messieurs, reprit-il, ont naturellement, puisqu’ils sont neutres, la propriété de repousser tous les corps sans exception, que ces corps soient électrisés en plus ou en moins. D’autre part, étant hélicoïdaux, ils affectent une forme hélicoïdale, un enfant comprendrait ça… C’est tout de mène une rude veine que j’aie pensé à les découvrir… Comme tout sert dans la vie!»

Le circuit électrique fermé, un bourdonnement doux se fit entendre dans la caisse, et une lumière bleuâtre jaillit de l’ampoule montée sur pivot. Presque aussitôt, cette ampoule prit un mouvement de giration, qui, d’abord lent, s’accéléra de seconde en seconde, pour devenir très vite absolument vertigineux.

Zéphyrin Xirdal contempla quelques instants cette ampoule emportée par une valse échevelée, puis son regard, suivant une direction parallèle à l’axe du réflecteur métallique, se perdit dans l’espace,

A première vue, il ne semblait pas que l’action de la machine se révélât par aucun signe matériel. Cependant un observateur attentif aurait pu remarquer un phénomène, qui, pour se manifester avec discrétion, n’en était pas moins assez singulier. Des poussières tenues en suspension dans l’atmosphère, étant entrées en contact avec les bords du réflecteur métallique, semblaient ne pouvoir franchir cette limite et tourbillonnaient avec violence, comme heurtées contre un invisible obstacle. Dans leur ensemble, ces poussières dessinaient un cône tronqué, dont la base s’appliquait sur la circonférence du réflecteur. A deux ou trois mètres de la machine, ce cône, fait de parcelles impalpables et tourbillonnantes, se changeait par degrés en un cylindre de quelques centimètres de diamètre, et ce cylindre de poussière persistait au dehors, à l’air libre, malgré une brise assez fraîche, jusqu’au moment où il disparaissait dans l’éloignement.

«J’ai l’honneur, Messieurs, de vous annoncer que tout vabien,» formula Zéphyrin Xirdal, en s’asseyant sur son unique siège et en allumant une pipe bourrée avec art.

Une demi-heure plus tard, il arrêtait le fonctionnement de sa machine, qu’il remettait en marche à plusieurs reprises dans cette même journée et dans les journées suivantes, en ayant soin de diriger, lors de chaque expérience, le réflecteur vers un point de l’espace un peu différent. Pendant dix-neuf jours, il procéda de la sorte, avec une absolue précision.

Le vingtième jour, il venait de mettre sa machine en action et d’allumer sa pipe fidèle, quand le démon des inventions s’empara une fois de plus de son cerveau. L’une des conséquences de cette théorie de la destruction perpétuelle de la matière, qu’il avait succinctement exposée à M. Robert Lecœur, s’imposa, éblouissante, à son esprit. D’un seul coup, ainsi que cela lui arrivait d’ordinaire, il venait de concevoir le principe d’une pile électrique capable de se régénérer d’elle-même par des réactions successives, dont la dernière ramènerait les corps décomposés dans leur état primitif. Une telle pile fonctionnerait évidemment jusqu’à la disparition totale des substances employées et jusqu’à leur transformation intégrale en énergie. C’était pratiquement le mouvement perpétuel.

«Par exemple!… Ah mais!… par exemple!…» balbutia Zéphyrin Xirdal en proie à une forte émotion.

Il réfléchit comme il savait réfléchir, c’est-à-dire en projetant sur un seul point et en une seule masse toute la force vitale de son organisme. Cette pensée ainsi concentrée qu’il dirigeait sur les ombres d’un problème, c’était comme un pinceau lumineux dans lequel seraient réunis tous les rayons du soleil.

«Pas d’objections, dit-il enfin, en traduisant tout haut le résultat de son effort intérieur. Il faut essayer ça sur-le-champ.»

Zéphyrin Xirdal prit son chapeau, dégringola ses six étages et se précipita chez un petit menuisier, dont l’échoppe s’ouvrait de l’autre côté de la rue. En peu de mots nets et précis, il expliqua à cet industriel ce qu’il désirait, soit une sorte de roue montée sur un axe de fer et portant à sa périphérie vingt-sept augets, dont il donna les dimensions, augets destinés à contenir autant de bocaux, qui devaient rester verticaux pendant la rotation de leurs supports.

Cette explication donnée, avec ordre d’exécuter le travail sur l’heure, il poussa, cinq cents mètres plus loin, jusque chez un marchand de produits chimiques, dont il était avantageusement connu. Là, il choisit ses vingt-sept bocaux, que l’employéenveloppa dans un papier fort et cercla d’une ficelle solide, à laquelle s’agrafait une très commode poignée de bois.

L’emballage terminé, Zéphyrin Xirdal se disposait à rentrer chez lui, son paquet à la main, quand, à la porte de la boutique, il se trouva nez à nez avec un de ses rares amis, bactériologue d’un réel mérite. Xirdal, perdu dans son rêve, ne vit pas le bactériologue, mais le bactériologue vit Xirdal.

«Tiens! Xirdal, s’exclama-t-il, les lèvres entr’ouvertes par un accueillant sourire. En voilà une rencontre!»

A cette voix bien connue, l’interpellé consentit à ouvrir ses gros yeux sur le monde extérieur.

«Tiens! fit-il en écho, Marcel Leroux!

– Lui-même.

– Et comment va?… Rudement content de vous voir, vous savez.

– Je vais comme un homme qui est sur le point de prendre le train. Tel que vous me voyez, muni de cette sacoche en bandoulière, dans laquelle sont inclus trois mouchoirs et plusieurs autres articles de toilette, je cours de ce pas sur le bord de la mer, où je me saoulerai de grand air pendant huit jours.

– Veinard! approuva Zéphyrin Xirdal.

– Il dépend de vous de l’être autant que moi. En nous serrant, nous nous caserions bien tous les deux dans le train.

– Au fait!… commença Zéphyrin Xirdal.

– A moins que vous ne soyez en ce moment retenu à Paris?

– Nullement.

– Vous n’avez rien de particulier?… Pas d’expérience en cours?…»

Xirdal chercha de bonne foi dans ses souvenirs.

«Rien du tout, répondit-il.

– Dans ce cas, laissez-vous tenter. Huit jours de vacances vous feront un bien énorme. Et quelles bavettes nous taillerons sur le sable!

– Sans compter, interrompit Xirdal, que je pourrai en profiter pour élucider un point qui me tracasse au sujet des marées. Cela se relie par certains côtés à des problèmes généraux que j’ai à l’étude. Je pensais précisément à cela, quand je vous ai rencontré, affirma-t-il avec une touchante sincérité.

– Alors, c’est oui?

– C’est oui.

– En route, donc!… Mais, j’y pense, il faudrait d’abord passer chez vous, et je ne sais si l’heure du train…

– Inutile, répondit Xirdal avec conviction, j’ai là tout ce qu’il faut.»

Et le distrait montrait de l’œil le paquet des vingt-sept bocaux.

«Parfait!» conclut gaîment Marcel Leroux.

Les deux amis se remirent en marche, à larges enjambées, dans la direction de la gare.

«Vous comprenez, mon cher Leroux, je suppose que la tension superficielle…»

Un couple, qu’ils croisaient, força les deux causeurs à s’écarter l’un de l’autre, et le reste se perdit dans le vacarme des voitures. Cela n’était pas pour troubler Zéphyrin Xirdal, qui poursuivit imperturbablement son explication, en s’adressant successivement à une série de passants, lesquels en éprouvèrent une grande surprise. L’orateur ne s’en apercevait pas et persistait à discourir avec éloquence, tout en fendant les vagues humaines de l’océan parisien.

Et pendant ce temps, pendant que Xirdal, tout à fait emballé par sa nouvelle marotte, s’éloignait à grands pas vers le train qui l’emporterait loin de la ville, rue Cassette, dans une chambre du sixième étage, une caisse noirâtre, à l’aspect inoffensif, ronronnait toujours discrètement, un réflecteur métallique projetait toujours sa lueur bleuâtre, et le cylindre de poussières tourbillonnantes s’enfonçait toujours, si rigide et si fragile, dans l’inconnu de l’espace.

Abandonnée à elle-même, la machine, que Zéphyrin Xirdal avait négligé d’arrêter et dont il oubliait maintenant jusqu’à l’existence, continuait aveuglément son obscur et mystérieux travail.

 

 

Chapitre XI

Dans lequel Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson éprouvent une violente émotion.

 

e bolide était parfaitement connu désormais. Par la pensée, tout au moins, on en avait fait le tour. On avait déterminé son orbite, sa vitesse, son volume, sa masse, sa nature, sa valeur. Il ne causait même plus d’inquiétudes, puisque, suivant sa trajectoire d’un mouvement uniforme, il n’était pas destiné à jamais tomber sur la terre. Rien de plus naturel que l’attention publique se détournât de ce météore inaccessible, qui avait perdu son mystère.

Sans doute, dans les observatoires, quelques astronomes jetaient encore de temps en temps un regard rapide sur la sphère d’or qui gravitait au-dessus de leurs têtes; mais ils s’en détournaient vite, pour s’attacher à d’autres problèmes de l’espace.

La terre possédait un second satellite, voilà tout. Que ce satellite fût en fer ou en or, qu’est-ce que cela pouvait faire à des savants, pour lesquels le monde n’est guère qu’une abstraction mathématique?

Il était regrettable que Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson n’eussent pas des âmes aussi ingénues. L’indifférence qui grandissait autour d’eux ne calmait pas leur imagination enfiévrée, et ils s’acharnaient tout autant à observer le bolide – leur bolide! – avec une ardeur qui confinait à la rage. A tous ses passages, ils étaient là, l’œil collé à l’oculaire de la lunette ou du télescope, même aux heures où le météore ne s’élevait que de quelques degrés au-dessus de l’horizon.

Le temps, qui se maintenait splendide, favorisait déplorablement leur manie, en leur permettant d’apercevoir l’astre errant une douzaine de fois par vingt-quatre heures. Qu’il dût ou nontomber sur la terre, les insolites particularités de ce météore, particularités qui le faisaient unique et le rendraient à jamais célèbre, augmentaient encore leur maladif désir d’en être déclarés l’exclusif inventeur.

Dans ces conditions, c’eût été folie que d’espérer une réconciliation des deux rivaux, entre lesquels, au contraire, une barrière de haine s’élevait plus haute tous les jours. Mrs Hudelson et Francis Gordon ne le comprenaient que trop clairement. Celui-ci ne mettait plus en doute maintenant que son oncle ne s’opposât par tous les moyens en son pouvoir au mariage projeté, et celle-là se sentait moins confiante dans la docilité de son mari, le grand jour venu. Il n’y avait plus d’illusion à se faire. Au désespoir des deux fiancés, à la fureur de miss Loo et de Mitz, le mariage paraissait, sinon compromis, du moins reculé à une date indéterminée et vraisemblablement fort lointaine.

Il était dit, pourtant, que cette situation, déjà si grave, se compliquerait encore.

Le soir du 11 mai, Mr Dean Forsyth, qui avait, comme de coutume, son œil rivé à l’oculaire du télescope, s’écarta brusquement de l’instrument en poussant une exclamation étouffée, y revint, après avoir jeté quelques notes sur un papier, s’en écarta de nouveau pour y revenir ensuite, et continua ce manège jusqu’à la disparition du bolide au-dessus de l’horizon.

A ce moment, Mr Dean Forsyth était d’une pâleur de cire et respirait avec tant d’efforts, qu’Omicron, croyant son maître malade, se précipita à son secours. Mais celui-ci l’écarta du geste, et, du pas incertain d’un homme ivre, se réfugia dans son cabinet de travail, où il s’enferma à double tour.

Depuis, on n’avait pas revu Mr Dean Forsyth. Pendant plus de trente heures il était resté sans boire, ni manger. Une seule fois, Francis avait réussi à forcer la porte, mais cette porte ne s’était entr’ouverte qu’avec parcimonie, et, dans l’entrebâillement, le jeune homme avait aperçu son oncle si brisé, si défait, avec de tels yeux de démence, qu’il en était demeuré interdit sur le seuil.

«Que me veux-tu? avait dit Mr Forsyth.

– Mais, mon oncle, s’était écrié Francis, voilà vingt-quatre heures que vous êtes enfermé! Permettez-nous au moins de vous apporter à manger!

– Je n’ai besoin de rien, avait répondu Mr Dean Forsyth, sice n’est de silence et de calme, et je te demande comme un véritable service de ne pas troubler ma solitude.»

Devant une telle réponse, formulée avec une invincible fermeté et, en même temps, avec une douceur à laquelle Francis n’était pas habitué, ce dernier n’avait pas eu le courage d’insister. Cela, d’ailleurs, aurait été malaisé, la porte ayant été refermée sur les derniers mots de l’astronome. Son neveu s’était donc retiré sans avoir rien appris.

Dans la matinée du 13 mai, l’avant-veille du mariage, Francis exposait pour la vingtième fois cette nouvelle cause de soucis à Mrs Hudelson, qui l’écoutait en soupirant.

«Je n’y puis rien comprendre, dit-elle enfin. C’est à croire que Mr Forsyth et mon mari sont devenus complètement fous.

– Eh quoi! s’écria Francis, votre mari?… Serait-il aussi arrivé quelque chose au docteur?

– Oui, avoua Mrs Hudelson. Ces messieurs se seraient donné le mot qu’ils n’agiraient pas autrement. Pour mon mari, la crise a commencé plus tard, voilà tout. C’est seulement hier matin qu’il s’est verrouillé dans son bureau. Depuis, personne ne l’a revu, et vous pouvez vous imaginer nos inquiétudes.

– Il y a de quoi perdre la tête! s’écria Francis.

– Ce que vous me dites de Mr Forsyth, reprit Mrs Hudelson, me porte à croire qu’ils auront encore fait tous deux à la fois quelque remarque au sujet de leur maudit bolide. Et je n’en augure rien de bon dans leur état d’esprit.

– Ah! si j’étais la maîtresse!… intervint Loo.

– Que feriez-vous, ma chère petite sœur? demanda Francis Gordon.

– Ce que je ferais?… C’est bien simple. J’enverrais cette affreuse boule d’or se promener si loin, si loin, que les meilleures lunettes ne pourraient plus l’apercevoir.»

La disparition du bolide eût peut-être, en effet, rendu le calme à Mr Forsyth et au docteur Hudelson. Qui sait si, le météore parti pour ne plus revenir, leur absurde jalousie n’eût pas été guérie du coup?

Mais il ne semblait pas que cette éventualité dût se produire. Le bolide serait là au jour du mariage, il y serait encore après, il y serait toujours, puisqu’il gravitait avec une régularité constante sur son imperturbable orbite.

«Enfin! conclut Francis, nous verrons bien. Dans quarante-huit heures, il leur faudra prendre un parti définitif, et nous saurons alors à quoi nous en tenir.»

En rentrant à la maison d’Elisabeth street, il put croire, d’ailleurs, que l’incident actuel, à tout le moins, n’aurait pas de suite sérieuse. Mr Dean Forsyth était, en effet, sorti de son isolement, et il avait silencieusement dévoré un copieux repas. Maintenant, éreinté, repu, gavé, il dormait à poings fermés, tandis qu’Omicron accomplissait en ville une course pour son maître.

«As-tu vu mon oncle avant qu’il s’endorme? demanda Francis à la vieille servante.

– Comme je te vois, mon fieu, répondit celle-ci, puisque c’est moi qui lui ai servi son repas.

– Il avait faim?

– Une faim de loup. Tout le déjeuner y a passé: œufs embrouillés, roastbeaf froid, pommes de terre, pudding aux fruits. Il n’a rien laissé.

– Comment était-il?

– Pas trop mal, sauf qu’il était pâle comme un sceptre, avec des yeux tout rouges. Je lui ai conseillé de les laver à l’eau bourriquée, mais il n’a pas eu l’air de m’entendre.

– Il n’a rien dit pour moi.

– Ni pour toi, ni pour personne. Il a mangé sans ouvrir la bouche, et il est allé se coucher, après avoir envoyé l’ami Krone au Whaston Standard.

– Au Whaston Standard! s’écria Francis. C’est pour lui communiquer le résultat de son travail, je le parierais. Voilà les polémiques de presse qui vont recommencer! Il ne manquait plus que ça!»

Cette communication de Mr Dean Forsyth au Whaston Standard, Francis la lut le lendemain matin avec désolation, en comprenant qu’un nouvel aliment était fourni par le sort à une rivalité déjà si dommageable à son bonheur. Et cette désolation s’augmenta encore, quand il eut constaté que les deux rivaux arrivaient dead heat une fois de plus. Tandis que le Standard publiait la note de Mr Dean Forsyth, le Whaston Morning en publiait une semblable du docteur Sydney Hudelson. Elle continuait donc, cette lutte acharnée, dans laquelle aucun des deux combattants n’avait réussi jusqu’alors à s’assurer le moindre avantage!

Tout à fait pareilles au début, les notes des deux astronomes différaient notablement dans leurs conclusions finales. Cette divergence de vues, qui ne manqua pas de provoquer des controverses, pouvait avoir, d’ailleurs, quelque utilité, le cas échéant, en permettant de départager plus tard les deux rivaux.

En même temps que Francis, tout Whaston, et, en même temps que Whaston, le monde entier, à travers lequel elle fut instantanément répandue par le réseau serré des fils télégraphiques et téléphoniques, connurent la surprenante nouvelle donnée au public par les astronomes d’Elisabeth street et de Moriss street, nouvelle qui fut sur-le-champ le sujet des plus passionnés commentaires dans les deux hémisphères.

S’il pouvait en exister de plus sensationnelle, si l’émotion publique était justifiée, on laissera au lecteur le soin d’en décider.

Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson commençaient par exposer que leurs observations persistantes leur avaient permis de remarquer une incontestable perturbation dans la marche du bolide. Son orbite, jusque-là exactement Nord-Sud, était maintenant légèrement obliquée vers le Nord-Est-Sud-Ouest. D’autre part, une modification beaucoup plus importante avait été constatée dans sa distance du sol, distance qui était légèrement, mais incontestablement réduite, sans que la vitesse de translation fût accrue. De ces observations et des calculs qui en avaient été la conséquence, les deux astronomes concluaient que le météore, au lieu de suivre une orbite éternelle, tomberait nécessairement sur la terre, en un point et à une date qu’il était dès à présent possible de préciser.

Si, jusque-là, ils étaient d’accord, Mr Forsyth et le docteur Hudelson cessaient de l’être pour le surplus.

Tandis que les équations savantes de l’un l’amenaient à prédire que le bolide tomberait le 28 juin à l’extrémité sud du Japon, les équations tout aussi savantes de l’autre l’obligeaient à affirmer que cette chute se produirait seulement le 7 juillet en un point de la Patagonie.

Voilà comment s’entendent les astronomes! Au public de choisir!

Pour l’instant, il ne songeait guère à choisir, le public. Un seul fait l’intéressait, c’est que l’astéroïde tomberait, et avec lui les milliers de milliards qu’il promenait dans l’espace. Cela, c’était l’essentiel. Pour le surplus, au Japon, en Patagonie, ou n’importe où, on les trouverait toujours, les milliards.

Les conséquences d’un tel événement, le bouleversement économique qu’un si prodigieux afflux d’or ne pouvait manquer de causer, faisaient le sujet de toutes les conversations. En général, les riches étaient désolés en pensant à l’avilissement probable de leur fortune, et les pauvres ravis parla perspective vraisemblablement fallacieuse d’avoir une part du gâteau.

En ce qui concerne Francis, il éprouva un véritable désespoir. Que lui importaient ces milliards et ces billiards? Le seul bien qu’il désirât, c’était sa chère Jenny, trésor infiniment plus précieux que le bolide et ses détestables richesses.

Il courut à la maison de Moriss street. Là aussi, on connaissait la funeste nouvelle et l’on en comprenait les lamentables conséquences. La brouille violente et sans remède était inévitable entre les deux insensés qui s’attribuaient des droits sur un astre du ciel, maintenant qu’à l’amour-propre professionnel s’ajoutait l’intérêt matériel.

Que de soupirs poussa Francis, en serrant les mains de Mrs Hudelson et de ses aimables filles! Que de trépignements de colère se permit la bouillante Loo! Combien la charmante Jenny versa de larmes, que sœur, mère et fiancé furent impuissants à tarir, même quand ce dernier eut solennellement affirmé son inlassable fidélité, et qu’il eut juré d’attendre, s’il le fallait, jusqu’au jour où le dernier sou des cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards aurait été dépensé par le propriétaire définitif du fabuleux météore, serment imprudent, qui, selon toute apparence, le condamnait à un éternel célibat.

 

 

Chapitre XII

l’on voit Mrs Arcadia Stanfort attendre a son tour, non sans une vive impatience, et dans lequel Mr John Proth se déclare incompétent.

 

e matin-là, le juge John Proth était à sa fenêtre, tandis que sa servante Kate allait et venait dans la chambre. Que le bolide passât ou non au-dessus de Whaston, il ne s’en inquiétait guère, soyez-en sûr. Non; sans préoccupations d’aucune sorte, il parcourait du regard la place de la Constitution, sur laquelle s’ouvrait la porte principale de sa paisible demeure.

Mais ce que Mr Proth estimait sans intérêt ne laissait pas d’avoir quelque importance aux yeux de Kate.

«Ainsi, Monsieur, il serait en or? demanda-t-elle, en s’arrêtant devant son maître.

– Il paraît, répondit le juge.

– Cela n’a point l’air de vous produire grand effet, Monsieur.

– Comme vous voyez, Kate.

– Et cependant, s’il est en or, il doit en valoir des millions!…

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– Des millions et des milliards, Kate… Oui, ce sont des milliards qui se promènent au-dessus de notre tête.

– Et qui vont tomber, Monsieur!

– On le dit, Kate.

– Songez-y, Monsieur, il n’y aura plus de malheureux sur la terre!

– Il y en aura tout autant, Kate.

– Cependant, Monsieur…

– Cela demanderait trop d’explications… Et d’abord, Kate, vous figurez-vous ce que c’est, un milliard?

– Un milliard, Monsieur, c’est… c’est…

– C’est mille fois un million.

– Tant que cela!

– Oui, Kate, et vous vivriez cent ans, que vous n’auriez pas le temps de compter un milliard, fût-ce en y consacrant dix heures tous les jours.

– Est-il possible, Monsieur!…

– C’est même certain.»

La servante demeura comme anéantie à cette pensée qu’un siècle ne suffirait pas à compter un milliard!… Puis, elle reprit son balai, son plumeau, et se remit à l’ouvrage. Mais, de minute en minute, elle s’arrêtait, comme plongée dans ses réflexions.

«Combien ça ferait-il pour chacun, Monsieur?

– Quoi, Kate?

– Le bolide, Monsieur, si on le partageait également entre tout le monde?

– C’est à calculer, Kate», répondit Mr John Proth.

Le juge prit du papier et un crayon.

«En admettant, dit-il, tout en chiffrant, que la terre ait quinze cents millions d’habitants, cela ferait… cela ferait trois mille huit cent cinquante-neuf francs vingt centimes par tête.

– Pas davantage?… murmura Kate désappointée.

– Pas davantage», affirma Mr John Proth, tandis que Kate regardait le ciel d’un air rêveur.

Quand elle consentit à redescendre sur la terre, elle aperçut, à l’entrée d’Exeter street, un groupe de deux personnes, sur lequel elle attira l’attention de son maître.

«Voyez donc, Monsieur… dit-elle, les deux dames qui attendent là.

– Oui, Kate, je les vois.

– Regardez l’une d’elles… la plus grande… celle qui trépigne d’impatience.

– Elle trépigne, en effet, Kate. Mais, quelle est cette dame, je ne sais.

– Eh! Monsieur, c’est celle qui est venue se marier devant nous, il y a plus de deux mois, sans descendre de cheval.

– Miss Arcadia Walker? demanda John Proth.

– Mrs Stanfort, maintenant.

– C’est bien elle, en effet, reconnut le juge.

– Que vient faire ici cette dame?

– Je l’ignore totalement, répondit Mr Proth, et j’ajoute que je ne donnerais pas un farthing pour le savoir.

– Aurait-elle de nouveau besoin de nos services?

– Ce n’est pas probable, la bigamie n’étant pas admise sur le territoire de l’Union, dit le juge en refermant la fenêtre. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, je ne dois pas oublier qu’il est l’heure de me rendre au Palais, où se plaide aujourd’hui une importante affaire, relative précisément au bolide qui vous préoccupe. Si donc cette dame venait à se présenter chez moi, vous voudriez bien lui exprimer mes regrets.»

Tout en parlant, Mr John Proth s’était préparé au départ. D’un pas tranquille, il descendit l’escalier, sortit par sa petite porte ouvrant sur Potomac street, et disparut dans le Palais de Justice, qui s’élevait juste en face de sa maison, de l’autre côté de la rue.

La servante n’avait point fait erreur: c’était bien Mrs Arcadia Stanfort, qui, ce matin-là, se trouvait à Whaston, avec Bertha, sa femme de chambre. Toutes deux allaient et venaient d’un pas impatient, en suivant des yeux la longue pente d’Exeter street.

Dix coups sonnèrent à l’horloge municipale.

«Dire qu’il n’est pas encore là! s’écria Mrs Arcadia.

– Peut-être a-t-il oublié le jour du rendez-vous? suggéra Bertha.

– Oublié!… répéta la jeune femme d’une voix indignée.

– A moins qu’il n’ait réfléchi, reprit Bertha.

– Réfléchi!…» répéta une seconde fois sa maîtresse avec une indignation encore plus vive.

Elle fit quelques pas vers Exeter street, la femme de chambre sur ses talons.

«Tu ne l’aperçois pas? demanda-t-elle d’un ton impatient au bout de quelques minutes.

– Non, Madame.

– C’est trop fort!»

Mrs Stanfort retourna du côté de la place.

«Non!… personne encore!… personne!… répétait-elle. Me faire attendre… après ce qui a été convenu entre nous!… C’est bien aujourd’hui le 18 mai, pourtant!

– Oui, Madame.

– Et il va être dix heures et demie?

– Dans dix minutes.

– Eh bien! qu’il ne se figure pas lasser ma patience!… Je resterai ici toute la journée, et plus encore, s’il le faut!»

Les gens d’hôtel de la place de la Constitution auraient pu remarquer les allées et venues de cette jeune femme, comme ils avaient remarqué, deux mois auparavant, les impatiences du cavalier qui la guettait alors pour la conduire devant le magistrat. Mais maintenant, tous, hommes, femmes, enfants, songeaient à bien autre chose… une chose à laquelle, dans tout Whaston, Mrs Stanfort était sans doute la seule à ne point penser. On ne s’occupait que du merveilleux météore, de son passage dans le ciel, de sa chute annoncée à jours fixes – quoique différents! – par les deux astronomes de la ville. Les groupes réunis sur la place de la Constitution, les gens de service à la porte des hôtels ne s’inquiétaient guère de la présence de Mrs Arcadia Stanfort. Nous ne savons si, comme semblerait l’établir la croyance populaire aux lunatiques, la lune exerce une certaine influence sur les cervelles humaines. En tout cas, il est permis d’affirmer que notre globe comptait alors un nombre prodigieux de «météoriques». Ceux-ci en oubliaient le boire et le manger, à la pensée qu’un globe valant des milliards se promenait au-dessus de leur tête, et viendrait un de ces jours s’écraser sur le sol.

Mrs Stanfort avait évidemment d’autres soucis.

«Tu ne le vois pas, Bertha? répéta-t-elle après un bref instant d’attente.

– Non, Madame.»

A ce moment, des cris s’élevèrent à l’extrémité de la place. Les passants se précipitèrent de ce côté. Plusieurs centaines de personnes étant accourues par les rues voisines, le rassemblement fut bientôt considérable. En même temps, les fenêtres des hôtels se garnissaient de curieux.

«Le voilà!… le voilà!…»

Tels étaient les mots qui volaient de bouche en bouche. Et ces mots répondaient si bien au désir de Mrs Arcadia Stanfort, qu’elle s’écria: «Enfin!…» comme s’ils se fussent adressés à elle.

«Mais non, Madame, dut lui dire sa femme de chambre, ce n’est pas pour Madame que l’on crie.»

Et en vérité, à quel propos la foule eût-elle acclamé de la sorte celui qu’attendait Mrs Arcadia Stanfort? Pourquoi eût-elle remarqué son arrivée?

D’ailleurs, toutes les têtes se levaient vers le ciel, tous les bras se tendaient, tous les regards se dirigeaient vers la partie nord de l’horizon. Était-ce le fameux bolide qui faisait son apparition au-dessus de la cité? Les habitants s’étaient-ils réunis sur la place pour le saluer au passage?

Non. A cette heure, il sillonnait l’espace dans l’autrehémisphère. Au surplus, quand bien même il eût sillonné l’espace au-dessus de l’horizon, ce n’est pas à l’œil nu qu’il eût été possible de l’apercevoir en plein jour.

A qui donc, alors, s’adressaient les acclamations de la foule?

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«Madame… c’est un ballon! dit Bertha. Regardez!… le voilà qui se montre derrière la flèche de Saint-Andrew.»

Descendant lentement des hautes zones de l’atmosphère, un aérostat apparaissait, en effet, salué par les applaudissements sympathiques de la foule. Pourquoi ces applaudissements? Cette ascension offrait-elle un intérêt particulier? Y avait-il des raisons pour que le public lui fît un pareil succès?

Oui vraiment, il y en avait.

La veille au soir, le ballon s’était enlevé d’une ville voisine, emportant à son bord le célèbre aéronaute Walter Vragg, accompagné d’un aide, et cette ascension n’avait d’autre but que de tenter une observation du bolide dans des conditions plus favorables. Telle était la cause de l’émotion de la foule anxieuse de connaître les résultats de cette originale tentative.

Il va de soi que, l’ascension décidée, Mr Dean Forsyth, au grand effroi de la vieille Mitz, avait demandé «à en être», comme disent les Français, et il va également de soi qu’il avait trouvé en face de lui le docteur Hudelson, émettant une prétention semblable, au non moins grand effroi de Mrs Hudelson. Situation éminemment délicate, l’aéronaute ne pouvant emmener avec lui qu’un seul passager. De là, grosse dispute épistolaire entre les deux rivaux qui excipaient de titres égaux. Finalement l’un et l’autre avaient été éconduits au profit d’un tiers, que Walter Vragg présentait comme son aide, et dont il affirmait ne pouvoir se passer.

Maintenant, un vent léger ramenait l’aérostat au-dessus de Whaston, et la population se proposait de faire aux aéronautes une réception triomphale.

Mollement poussé par une imperceptible brise, le ballon, continuant sa tranquille descente, prit terre juste au milieu de la place de la Constitution. Cent bras agrippèrent aussitôt la nacelle, tandis que sautaient sur le sol Walter Vragg et son aide.

Ce dernier, laissant son chef s’occuper de la délicate opération du dégonflement, s’avança d’un pas rapide vers l’impatiente Mrs Arcadia Stanfort.

Lorsqu’il fut près d’elle:

«Me voici, Madame, dit-il en s’inclinant.

– A dix heures trente-cinq, constata d’un ton sec Mrs Arcadia Stanfort, en montrant du doigt le cadran municipal.

– Et notre rendez-vous était pour dix heures et demie, je le sais, concéda le nouveau venu avec une déférente politesse. Je vous prie de m’excuser, les aérostats n’obéissant pas toujours à nos volontés avec la ponctualité qui serait désirable.

– Je ne me suis donc pas trompée? C’est bien vous qui étiez dans ce ballon avec Walter Vragg?

– C’est bien moi.

– M’expliquerez-vous?…

– Rien de plus simple. Il m’a paru original, voilà tout, d’arriver de cette manière à notre rendez-vous. J’ai donc acheté, à coups de dollars, une place dans la nacelle, contre la promesse de Walter Vragg de me descendre ici à dix heures et demie sonnant. Je pense qu’on peut lui pardonner de s’être trompé de cinq minutes.

– On le peut, concéda Mrs Arcadia Stanfort, puisque vous voilà. Vos intentions n’ont pas changé, je suppose!

– En aucune manière.

– Votre opinion est toujours que nous faisons sagement en renonçant à la vie commune?

– C’est mon opinion.

– La mienne, c’est que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre.

– Je partage entièrement votre avis.

– Assurément, Mr Stanfort, je suis loin de méconnaître vos qualités…

– Les vôtres, je les apprécie à leur juste valeur.

– On peut s’estimer et ne pas se plaire. L’estime n’est pas l’amour. Elle ne saurait faire supporter une aussi grande incompatibilité de caractères.

– C’est parler d’or.

– Il est évident que si nous nous étions aimés!…

– Ce serait bien différent.

– Mais nous ne nous aimons pas.

– Ce n’est que trop certain.

– Nous nous sommes mariés sans nous connaître, et nous avons eu quelques désillusions réciproques… Ah! si nous nous étions rendu quelque service signalé capable de frapper notre imagination, les choses ne seraient peut-être pas ce qu’elles sont.

– Malheureusement, il n’en a pas été ainsi. Vous n’avez pas eu à sacrifier votre fortune pour m’éviter la ruine.

– Je l’aurais fait, Mr Stanfort. De votre côté, il ne vous a pas été donné de sauver ma vie au péril de la vôtre.

– Je n’eusse point hésité, Mrs Arcadia.

– J’en suis convaincue, mais l’occasion ne s’est pas présentée. Étrangers nous étions l’un à l’autre, étrangers nous sommes restés.

– Déplorablement exact.

– Nous avions cru avoir les mêmes goûts, à tout le moins en ce qui concerne les voyages…

– Et nous n’avons jamais pu être d’accord sur la direction à prendre!

– En effet, quand je désirais aller vers le Sud, votre désir était d’aller vers le Nord.

– Et lorsque mon intention était d’aller vers l’Ouest, la vôtre était d’aller vers l’Est!

– Cette affaire du bolide a fait déborder la coupe.

– Elle l’a fait déborder.

– Car vous êtes toujours décidé, n’est-il pas vrai, à vous ranger du parti de Mr Dean Forsyth?

– Absolument décidé.

– Et à vous mettre en route pour le Japon, afin d’assister à la chute du météore?

– En effet.

– Or, comme je suis, moi, résolue à suivre l’opinion du docteur Sydney Hudelson…

– Et à vous rendre en Patagonie…

– Il n’y a pas de conciliation possible.

– Il n’y en a pas.

– Nous n’avons donc qu’une chose à faire.

– Une seule!

– C’est de nous rendre devant le juge, Monsieur.

– Je vous suis, Madame.»

Tous deux, sur la même ligne, à la distance de trois pas, se dirigèrent vers la maison de Mr Proth, suivis à distance respectueuse par la femme de chambre Bertha.

La vieille Kate se tenait sur la porte.

«Mr Proth? demandèrent à la fois Mr et Mrs Stanfort.

– Il est absent», répondit Kate.

Les visages des deux justiciables s’allongèrent pareillement.

«Pour longtemps? demanda Mrs Stanfort.

– Jusqu’au dîner, dit Kate.

– Et il dîne?

– A une heure.

– Nous reviendrons à une heure,» affirmèrent à l’unisson Mr et Mrs Stanfort en s’éloignant. Parvenus au milieu de la place, qu’encombrait toujours le ballon de Walter Vragg, ils firent halte un instant.

«Nous avons deux heures à perdre, constata Mrs Arcadia Stanfort.

– Deux heures et quart, précisa Mr Seth Stanfort.

– Vous plairait-il de passer ces deux heures ensemble?

– Si vous avez la bonté d’y consentir.

– Que diriez-vous d’une promenade sur le bord du Potomac?

– J’allais vous le proposer.»

Le mari et la femme ne commencèrent à s’éloigner dans la direction d’Exeter street que pour s’arrêter au bout de trois pas.

«Me permettrez-vous une remarque? interrogea Mr Stanfort.

– Je la permets, répondit Mrs Arcadia.

– Je constaterai donc que nous sommes d’accord. C’est la première fois, Mrs Arcadia!

– Et la dernière!» riposta celle-ci en se remettant en marche.

Pour atteindre le commencement d’Exeter street, Mr et Mrs Stanfort durent se frayer un passage au milieu de la foule de plus en plus compacte rassemblée autour de l’aérostat. Et si cette foule n’était pas plus dense, si tous les habitants de Whaston n’étaient pas réunis place de la Constitution, c’est qu’une autre attraction plus sensationnelle encore absorbait en ce moment même le plus clair de l’intérêt public. Dès les premières lueurs de l’aube, la ville entière s’était portée au Palais de Justice, devant lequel une «queue» formidable n’avait pas tardé à s’allonger. Aussitôt l’ouverture des portes, on s’était rué en tumulte dans la salle du Tribunal qui fut pleine à craquer en un clin d’œil. Force avait bien été de rétrograder à ceux qui n’avaient pu y trouver place, et ce sont ces malchanceux ou retardataires qui, à titre de compensation, assistaient à l’atterrissage de Walter Vragg.

Qu’ils eussent préféré être entassés avec les privilégiés qui remplissaient la salle du Tribunal, où se plaidait en ce moment la cause la plus gigantesque qui ait jamais été dans le passé et qui puisse jamais être dans l’avenir soumise à l’appréciation des juges!

Certes, le délire des foules avait paru poussé à ses extrêmeslimites, lorsque l’Observatoire de Paris fit connaître que le bolide, ou tout au moins son noyau, était d’or pur. Et pourtant, ce délire n’aurait pu être comparé à celui qui se manifesta sur tous les points de la terre, lorsque Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson affirmèrent catégoriquement que l’astéroïde tomberait. Innombrables furent les cas de folie qui se déclarèrent en cette circonstance, et il n’y eut pas d’asile d’aliénés qui ne devînt trop petit en quelques jours.

Mais, parmi tous ces fous, les plus fous étaient, à coup sûr, les auteurs de l’émotion qui secouait la terre.

Jusque-là, ni Mr Dean Forsyth ni le docteur Hudelson n’avaient entrevu pareille éventualité. S’ils avaient réclamé avec tant d’ardeur la priorité de la découverte du bolide, ce n’était pas à cause de sa valeur, de ses milliards dont personne n’aurait jamais rien, non, c’était pour attacher, l’un le nom de Forsyth, l’autre le nom de Hudelson, à ce grand fait astronomique.

La situation changea du tout au tout, après qu’ils eurent constaté, dans la nuit du 11 au 12 mai, le trouble survenu dans la course du météore. Une question plus brûlante que les autres s’imposa aussitôt à leur esprit.

A qui appartiendrait le bolide après sa chute? A qui les trillions du noyau qu’entourait maintenant une étincelante auréole? Celle-ci disparue – et, d’ailleurs, on n’avait que faire d’impalpables rayons, – le noyau serait là. Lui, on ne serait pas embarrassé pour le convertir en monnaie sonnante et trébuchante!…

A qui appartiendrait-il?

«A moi! s’était écrié sans hésiter Mr Dean Forsyth, à moi qui, le premier, ai signalé sa présence sur l’horizon de Whaston!»

«A moi! s’était écrié avec une égale conviction le docteur Hudelson, puisque je suis l’auteur de sa découverte!»

Ces prétentions contradictoires et inconciliables, les deux insensés n’avaient pas manqué de les faire valoir par la voie de la Presse. Pendant deux jours, les journaux de Whaston avaient eu leurs colonnes encombrées par la prose furieuse des deux adversaires. Ceux-ci se jetèrent à la tête les épithètes les plus malsonnantes à propos du bolide inaccessible, qui semblait vraiment se moquer d’eux du haut de ses quatre cents kilomètres.

On conçoit qu’il ne pouvait, dans ces conditions, être question du mariage projeté. Aussi la date du 15 maipassa-t-elle sans que Francis et Jenny eussent cessé d’être fiancés.

Étaient-ils même fondés à se dire fiancés? A son neveu, qui faisait auprès de lui une dernière tentative, Mr Dean Forsyth avait textuellement répondu:

«Je tiens le docteur pour un misérable, et jamais je ne donnerai mon consentement à ton mariage avec la fille d’un Hudelson.»

Et, presque à la même heure, ledit docteur Hudelson coupait court aux lamentations de sa fille en s’écriant en propres termes:

«L’oncle de Francis est un malhonnête homme, et jamais ma fille n’épousera le neveu d’un Forsyth.»

C’était catégorique, et force fut de s’incliner.

L’ascension aérostatique de Walter Vragg avait fourni une nouvelle occasion de se manifester à la haine que les deux astronomes éprouvaient l’un pour l’autre. Dans les lettres que publia avec empressement une Presse avide de scandales, inouïe fut la violence des expressions employées de part et d’autre, ce qui n’était pas fait, on en conviendra, pour améliorer la situation.

Toutefois, s’injurier n’est pas une solution. Lorsqu’on est en désaccord, il n’y a qu’à agir comme tout le monde en pareil cas, et à s’en remettre à la Justice. C’est le meilleur, le seul moyen de terminer un différend.

Les deux antagonistes avaient fini par en convenir.

C’est pourquoi, le 17 mai, une assignation, à comparaître dès le lendemain devant le tribunal de l’estimable Mr John Proth avait été adressée par Mr Dean Forsyth au docteur Hudelson; c’est pourquoi une assignation identique avait été immédiatement envoyée par le docteur Hudelson à Mr Dean Forsyth; c’est pourquoi, enfin, ce matin-là, 18 mai, une foule bruyante et trépidante avait envahi le prétoire.

Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient présents. Réciproquement cités devant le juge, les deux rivaux se trouvaient en face l’un de l’autre.

Plusieurs affaires venaient d’être expédiées au commencement de l’audience et les parties, arrivées en se menaçant du poing, avaient quitté la salle bras dessus, bras dessous, à l’entière satisfaction de Mr Proth. En serait-il ainsi des deux adversaires qui allaient se présenter devant lui?

«L’affaire suivante, ordonna-t-il.

– Forsyth contre Hudelson et Hudelson contre Forsyth, appela le greffier.

– Que ces messieurs s’approchent», dit le juge, en se redressant sur son fauteuil.

Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson s’avancèrent hors des groupes de partisans qui leur faisaient escorte. Ils étaient là, l’un près de l’autre, se toisant du regard, les yeux allumés, les mains crispées, tels deux canons chargés jusqu’à la gueule et dont une étincelle suffirait à provoquer la double détonation.

«De quoi s’agit-il, Messieurs?» demanda le juge Proth, qui savait de reste ce dont il retournait.

Ce fut Mr Dean Forsyth qui prit le premier la parole.

«Je viens faire valoir mes droits…

– Et moi, les miens», interrompit aussitôt Mr. Hudelson.

Ce fut, sans transition, un assourdissant duo, dans lequel on ne chantait ni à la tierce, ni à la sixte, mais, contre toutes les règles de l’harmonie, en perpétuelle dissonance.

Mr Proth frappa son bureau à coups précipités d’un couteau d’ivoire, comme fait de son archet un chef d’orchestre qui veut mettre fin à une cacophonie insupportable.

«De grâce, Messieurs, dit-il, expliquez-vous l’un après l’autre! Me conformant à l’ordre alphabétique, je donne la parole à Mr Forsyth; Mr Hudelson répondra ensuite à loisir.»

Ce fut donc Mr Dean Forsyth qui exposa l’affaire, le premier, tandis que le docteur ne se contenait qu’au prix des plus grands efforts. Il raconta comment, le 16 mars, à sept heures trente-sept minutes vingt secondes du matin, étant en observation dans sa tour d’Elisabeth street, il avait aperçu un bolide traversant le ciel du Nord au Sud, comment il avait suivi ce météore tout le temps qu’il fut visible, et comment enfin, quelques jours plus tard, il avait envoyé une lettre à l’observatoire de Pittsburg pour signaler sa découverte et en établir la priorité.

Le docteur Hudelson, lorsque ce fut son tour de parler, donna forcément une explication identique, si bien que le tribunal, après ces deux plaidoiries, ne devait pas être mieux renseigné qu’auparavant.

Il paraissait l’être, toutefois, suffisamment, puisque Mr Proth ne demanda aucune explication complémentaire. D’un geste onctueux, il réclama simplement le silence et, quand il l’eut obtenu, donna lecture du jugement qu’il avait rédigé pendant que parlaient les deux adversaires.

«Considérant, d’une part, disait ce jugement, que Mr Dean Forsyth déclare avoir découvert un bolide qui traversait l’atmosphère au-dessus de Whaston, le 16 mars à sept heures trente-sept minutes et vingt secondes du matin;

«Considérant, d’autre part, que Mr Sydney Hudelson déclare avoir aperçu le même bolide à la même heure, à la même minute et à la même seconde…

– Oui! Oui! s’écrièrent les partisans du docteur en brandissant frénétiquement leurs poings vers le ciel.

– Non! Non! ripostèrent les partisans de Mr Forsyth en frappant du pied.

– Mais, attendu que l’instance engagée repose sur une question de minutes et de secondes, et qu’elle est d’ordre exclusivement scientifique;

«Attendu qu’il n’existe pas d’article de loi applicable à la priorité d’une découverte astronomique,

«Par ces motifs nous déclarons incompétent et condamnons les deux parties solidairement aux dépens.»

Le magistrat ne pouvait évidemment répondre d’autre façon.

D’ailleurs, – et telle était peut-être l’intention du juge, – les plaideurs étant renvoyés dos à dos, il n’y avait du moins pas à craindre qu’ils se livrassent, dans cette position, à des actes de violence réciproque. C’était un avantage appréciable.

Mais ni les plaideurs, ni leurs partisans n’entendaient que l’affaire finît de la sorte. Si Mr Proth avait espéré s’en tirer par une déclaration d’incompétence, il lui fallut renoncer à cet espoir.

Deux voix dominèrent le murmure unanime qui avait accueilli le prononcé du jugement.

«Je demande la parole, criaient à la fois Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson.

– Bien que je n’aie point à revenir sur ma sentence, répondit le magistrat, de ce ton aimable qu’il n’abandonnait jamais, même dans les circonstances les plus graves, j’accorde volontiers la parole à Mr Dean Forsyth et au docteur Hudelson, à la condition qu’ils consentiront à ne la prendre que l’un après l’autre.»

C’était trop demander aux deux rivaux. C’est ensemble qu’ils répondirent, avec la même volubilité, la même véhémence de langage, celui-ci ne voulant pas être en retard d’un mot, d’une syllabe sur celui-là.

Mr Proth comprit que le plus sage serait de les laisser aller et prêta l’oreille de son mieux. Il parvint ainsi à comprendre lesens de leur nouvelle argumentation. Il ne s’agissait plus d’une question astronomique, mais d’une question d’intérêts, d’une revendication de propriété. En un mot, puisque le bolide devait finir par tomber, à qui appartiendrait-il? Serait-ce à Mr Dean Forsyth? Serait-ce au docteur Hudelson?

«A Mr Forsyth! s’écrièrent les partisans de la tour.

– Au docteur Hudelson!» s’écrièrent les partisans du donjon.

Mr Proth, dont la bonne figure s’éclairait d’un charmant sourire de philosophe, réclama le silence, et l’obtint sur-le-champ, tant l’intérêt de tous était vivement excité.

«Messieurs, dit-il, vous me permettrez, avant tout, de vous donner un conseil. Dans le cas où le bolide tomberait, en effet…

– Il tombera! répétèrent à l’envi les partisans de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson.

– Soit! accorda le magistrat avec une condescendante politesse dont la magistrature ne donne pas toujours l’exemple, même en Amérique. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient et souhaite seulement qu’il ne tombe pas sur les fleurs de mon jardin.»

Quelques sourires coururent dans l’assistance. Mr Proth profita de cette détente pour adresser un regard bienveillant à ses deux justiciables. Hélas! bienveillance inutile. Apprivoiser des tigres altérés de carnage eût été besogne plus facile que réconcilier ces irréconciliables plaideurs.

«Dans ce cas, reprit le paternel magistrat, comme il s’agirait d’un bolide ayant une valeur de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, je vous engagerais à partager!

– Jamais!»

Ce mot si nettement négatif éclata de toutes parts. Jamais Mr Forsyth ni Mr Hudelson ne consentiraient à un partage! Sans doute, cela leur eût fait près de trois trillions à chacun; mais il n’y a pas de trillions qui tiennent devant une question d’amour-propre.

Avec sa connaissance des faiblesses humaines, Mr Proth ne fut pas autrement surpris que son conseil, si sage qu’il fût, eût contre lui l’unanimité de l’assistance. Il ne se déconcerta pas, et attendit de nouveau que le tumulte fût apaisé.

«Puisque toute conciliation est impossible, dit-il, aussitôt qu’il lui fut possible de se faire entendre, le Tribunal va rendre son jugement.»

A ces mots, un profond silence s’établit comme par enchantement, et nul ne se permit d’interrompre Mr Proth, qui dictait d’une voix paisible à son greffier:

«Le Tribunal,

«Ouï les parties en leurs conclusions et plaidoiries;

«Attendu que les allégations produites ont même valeur de part et d’autre et sont appuyées sur les mêmes commencements de preuve:

«Attendu que la découverte d’un météore ne découle pas nécessairement sur ledit un droit de propriété, que la loi est muette à cet égard et que, à défaut de la loi, il n’existe rien d’analogue dans la jurisprudence;

«Que l’exercice de ce prétendu droit de propriété, fût-il fondé, pourrait, en raison des circonstances particulières de la cause, se heurter en fait à d’insurmontables difficultés, et qu’un jugement quelconque risquerait de rester lettre morte, ce qui, au grand dommage des principes sur lesquels repose toute société civilisée, serait de nature à diminuer dans l’esprit public la juste autorité de la chose jugée;

«Qu’il échet, dans une espèce aussi spéciale, d’agir avec prudence et circonspection;

«Attendu enfin que l’instance engagée roule, quelles que soient les affirmations des parties, sur un événement hypothétique qui peut fort bien ne pas se réaliser;

«Que le météore peut, d’ailleurs, tomber au sein des mers qui recouvrent les trois quarts du globe;

«Que, dans l’un et l’autre cas, l’affaire devrait être rayée du rôle, par suite de la disparition de toute matière litigieuse;

«Par ces motifs,

«Remet à statuer après la chute effective et dûment constatée du bolide contesté.

«Un point», dicta Mr Proth, qui se leva en même temps de son fauteuil.

L’audience était terminée.

L’auditoire était resté sous l’impression des sages «attendus» de Mr Proth. Rien d’impossible, en effet, à ce que le bolide tombât au fond des mers où il faudrait renoncer à le repêcher. D’autre part, à quelles «difficultés insurmontables» le juge avait-il fait allusion? Que signifiaient ces paroles mystérieuses?

Tout cela portait à réfléchir, et la réflexion rend d’ordinaire le calme aux esprits surexcités.

Il est à supposer que Mr Dean Forsyth et le docteurHudelson ne réfléchissaient pas, car eux, du moins, ne se calmaient pas, loin de là. Des deux extrémités de la salle, ils se montraient réciproquement le poing en haranguant leurs partisans.

«Je ne qualifierai pas ce jugement, clamait Mr Dean Forsyth, d’une voix de stentor, il est proprement insensé!

– Ce jugement est absurde, criait en même temps à tue-tête Mr Sydney Hudelson.

– Dire que mon bolide ne tombera pas!…

– Douter de la chute de mon bolide!…

– Il tombera où je l’ai annoncé!…

– J’ai fixé le lieu de sa chute!…

– Et puisque je ne puis me faire rendre justice…

– Et puisqu’on m’oppose un déni de justice…

– J’irai défendre mes droits jusqu’au bout, et je pars ce soir même…

– Je soutiendrai mon droit jusqu’à la dernière extrémité, et je me mets en route aujourd’hui même…

– Pour le Japon! hurla Mr Dean Forsyth.

– Pour la Patagonie! hurla pareillement le docteur Hudelson.

– Hurrah!» répondirent d’une seule voix les deux camps adverses.

Lorsque tout le monde fut dehors, la foule se divisa en deux groupes, auxquels se joignirent les curieux qui n’avaient pu trouver place dans la salle d’audience. Ce fut un beau tumulte; cris, provocations, menaces de ces enragés. Et sans doute les voies de fait n’étaient pas loin, car, visiblement, les partisans de Mr Dean demandaient qu’à lyncher Mr Hudelson, et les partisans de, Mr Hudelson étaient friands de lyncher Mr Forsyth, ce qui eût été une façon ultra-américaine de terminer l’affaire…

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Heureusement, les autorités avaient pris leurs précautions. De nombreux policemen intervinrent, avec autant de résolution que d’opportunité, et séparèrent les combattants.

Les adversaires furent à peine écartés les uns des autres, que leur colère un peu superficielle tomba. Comme il leur fallait bien, cependant conserver un prétexte pour faire le plus de vacarme possible, s’ils cessèrent leurs cris contre le chef du parti qui n’avait pas leur préférence, ils continuèrent à en pousser en l’honneur de celui dont ils avaient adopté le drapeau.

«Hurrah pour Dean Forsyth!»

«Hurrah pour Hudelson!»

Ces exclamations se croisaient avec un bruit de tonnerre. Bientôt, elles se fondirent en un seul rugissement:

«A la gare!» hurlaient les deux partis enfin d’accord.

La foule, aussitôt, s’organisa elle-même en deux cortèges qui traversèrent obliquement la place de la Constitution enfin débarrassée du ballon de Walter Vragg. A la tête de l’un des cortèges paradait Mr Dean Forsyth, et le docteur Sydney Hudelson à la tête de l’autre.

Les policemen laissaient faire avec indifférence, toute crainte de troubles étant écartée. Nul danger, en effet, qu’il survînt une collision entre les deux cortèges, dont l’un conduisait triomphalement Mr Dean Forsyth à la gare de l’Ouest, première étape, pour lui, de San Francisco et du Japon, et dont l’autre escortait non moins triomphalement le docteur Sydney Hudelson à la gare de l’Est, terminus de la ligne de New-York où il s’embarquerait pour la Patagonie.

Peu à peu les vociférations décrurent, puis s’éteignirent dans l’éloignement.

Mr John Proth, qui, sur le pas de sa porte, s’était diverti à regarder la foule tumultueuse, songea alors qu’il était l’heure de déjeuner et fit un mouvement pour rentrer chez lui.

A ce moment, il fut abordé par un gentleman et par une dame qui s’étaient avancés jusqu’à lui en suivant le pourtour de la place.

«Un mot, s’il vous plaît, monsieur le juge, dit le gentleman.

– Tout à votre service, Mr et Mrs Stanfort, répondit Mr Proth avec amabilité.

– Monsieur le juge, reprit Mr Stanfort, lorsque nous avons comparu devant vous, il y a deux mois, c’était pour contracter mariage…

– Et je me félicite, déclara Mr Proth, d’avoir pu faire votre connaissance à cette occasion.

– Aujourd’hui, monsieur le juge, ajouta Mr Stanfort, nous nous présentons devant vous pour divorcer.»

Le juge Proth, en homme d’expérience, comprit que ce n’était pas le moment de tenter une conciliation.

«Je ne me félicite pas moins de cette occasion de renouveler connaissance», dit-il sans se démonter.

Les deux comparants s’inclinèrent.

«Veuillez prendre la peine d’entrer, proposa le magistrat.

– Est-ce bien nécessaire?» demanda Mr Seth Stanfort, comme il l’avait fait deux mois auparavant.

Et, comme deux mois auparavant, Mr Proth répondit avec flegme:

«Aucunement.»

Impossible d’être plus accommodant. D’ailleurs, bien qu’ils ne soient pas prononcés, en général, dans des conditions aussi anormales, les divorces n’en sont pas pour cela plus difficiles à obtenir dans la grande république de l’Union.

Il semble que rien ne soit aussi aisé, et l’on se délie plus facilement qu’on ne s’est lié dans cet étonnant pays d’Amérique. En de certains États, il suffit d’établir un domicile fictif, et il n’est pas indispensable de se présenter en personne pour divorcer. Des agences spéciales se chargent de réunir les témoins et de procurer des prête-noms. Elles ont des recruteurs à cet effet et il en existe de célèbres.

Mr et Mrs Stanfort n’avaient pas eu besoin de recourir à de tels subterfuges. C’est au lieu de leur domicile réel, à Richmond, en pleine Virginie, qu’ils avaient fait les démarches et accompli les formalités nécessaires. Et s’ils étaient maintenant à Whaston, c’était par simple fantaisie de rompre leur mariage à l’endroit même où il avait été contracté.

«Vous avez des actes en règle? demanda le magistrat.

– Voici les miens, dit Mrs Stanfort.

– Voici les miens», dit Mr Stanfort.

Mr Proth prit les papiers, les examina, s’assura qu’ils étaient en bonne et due forme. Après quoi, il se contenta de répondre:

«Et voici l’acte de divorce tout imprimé. Il n’y a plus qu’à y inscrire les noms et à signer. Mais je ne sais si nous pourrons ici…

– Permettez-moi de vous proposer ce stylographe perfectionné, intervint Mr Stanfort en tendant l’instrument à Mr Proth.

– Et ce carton qui fera parfaitement office de sous-main, ajouta Mrs Stanfort en enlevant des mains de sa femme de chambre une grande boîte plate qu’elle offrit au magistrat.

– Vous avez réponse à tout», approuva celui-ci, qui commença à remplir les blancs de l’acte imprimé.

Ce travail terminé, il présenta la plume à Mrs Stanfort.

Sans une observation, sans qu’une hésitation fît trembler sa main, Mrs Stanfort signa de son nom: Arcadia Walker.

Avec le même sang-froid, Mr Seth Stanfort signa après elle.

Puis chacun d’eux présentant, comme deux mois plus tôt, un billet de cinq cents dollars:

«Pour honoraires, dit de nouveau Mr Seth Stanfort.

– Pour les pauvres,» répéta Mrs Arcadia Walker.

Sans plus tarder, ils s’inclinèrent devant le magistrat, se saluèrent réciproquement et s’éloignèrent sans retourner la tête, l’un montant vers le faubourg de Wilcox, l’autre dans une direction opposée.

Lorsqu’ils eurent disparu, Mr Proth rentra définitivement chez lui, où le déjeuner l’attendait depuis trop longtemps.

«Savez-vous, Kate, ce que je devrais mettre sur mon enseigne? dit-il à sa vieille servante, tout en fixant sa serviette sous le menton.

– Non, Monsieur.

– Je devrais mettre ceci: «Ici, on se marie à cheval et l’on divorce à pied!»

 

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