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Jules Verne

 

La Chasse au météore

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

illustrations par George Roux, planches en chromotypographie

Collection Hetzel, 1908

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre XIII

Dans lequel on voit, comme l’a prévu le juge Proth, 
surgir le troisième larron, bientôt suivi d’un quatrième.

 

ieux vaut renoncer à peindre la profonde douleur de la famille Hudelson et le désespoir de Francis Gordon. Assurément celui-ci n’aurait pas hésité à rompre avec son oncle, à se passer de son agrément, à braver sa colère et ses inévitables conséquences. Mais ce qu’il pouvait contre Mr Dean Forsyth, il ne le pouvait pas contre Mr Hudelson. En vain Mrs Hudelson avait-elle essayé d’obtenir le consentement de son mari et de le faire revenir sur sa décision: ni ses supplications, ni ses reproches ne firent fléchir l’entêté docteur. Loo, la petite Loo elle-même, s’était vue impitoyablement repoussée malgré ses prières, ses cajoleries et ses larmes impuissantes.

Désormais, on ne pourrait même plus recommencer ces tentatives, puisque l’oncle et le père, définitivement frappés de folie, étaient partis pour de lointains pays.

Combien pourtant ce double départ était inutile! Combien inutile le divorce dont les affirmations des deux astronomes avaient été la cause déterminante pour Mr Seth Stanfort et pour Mrs Arcadia Walker! Si ces quatre personnages s’étaient imposé seulement vingt-quatre heures de réflexion supplémentaire, leur conduite eût été certainement toute différente.

Dès le lendemain matin, en effet, les journaux de Whaston et d’ailleurs publièrent, sous la signature de J. B. K. Lowenthal, directeur de l’Observatoire de Boston, une note qui modifiait grandement la situation. Pas tendre pour les deux gloires whastoniennes, cette note, que l’on trouvera ci-dessous reproduite in extenso.

«Une communication, faite, ces jours derniers, par deuxamateurs de la ville de Whaston, a fortement ému le public. Il nous appartient de remettre les choses au point.

«On nous permettra auparavant de déplorer que des communications de cette gravité soient faites à la légère, sans avoir été au préalable soumises au contrôle de savants véritables. Ces savants ne manquent pas. Leur science, garantie par brevets et diplômes, s’exerce dans un grand nombre d’observatoires officiels.

«Il est très glorieux, sans doute, d’apercevoir le premier un corps céleste qui a la complaisance de traverser le champ d’une lunette braquée vers le ciel. Mais ce hasard favorable n’a pas la vertu de transformer du coup de simples amateurs en mathématiciens de profession. Si, méconnaissant cette vérité de bon sens, on aborde inconsidérément des problèmes qui exigent une spéciale compétence, on s’expose à commettre des erreurs dans le genre de celle qu’il est de notre devoir de redresser.

«Il est bien exact que le bolide dont toute la terre s’occupe en ce moment a éprouvé une perturbation. MM. Forsyth et Hudelson ont eu le grand tort de se contenter d’une seule observation et de baser sur cette donnée incomplète des calculs qui, d’ailleurs, sont faux. En tenant compte seulement du trouble qu’ils ont pu constater le soir du 11 ou le matin du 12 mai, on arriverait, en effet, à des résultats entièrement différents des leurs. Mais il y a plus. Le trouble dans la marche du bolide n’a ni commencé ni fini le 11 ni le 12 mai. La première perturbation remonte au 10 mai, et il s’en produit encore à l’heure actuelle.

«Cette perturbation ou plutôt ces perturbations successives ont eu comme résultat, d’une part, de rapprocher le bolide de la surface de la terre et, d’autre part, de faire dévier sa trajectoire. A la date du 17 mai, la distance du bolide avait décru de 78 kilomètres environ, et la déviation de sa trajectoire atteignait près de 55 minutes d’arc.

«Cette double modification de l’état de choses antérieur n’a pas été réalisée en une seule fois. Elle est au contraire le total de changements très petits qui n’ont cessé de s’ajouter les uns aux autres depuis le 10 de ce mois.

«Il a été jusqu’ici impossible de découvrir la raison du trouble que le bolide a éprouvé. Rien dans le ciel ne paraît être de nature à l’expliquer. Les recherches continuent sur ce point, et il n’y a pas lieu de mettre en doute qu’elles n’aboutissent à bref délai.

«Quoi qu’il en soit à cet égard, il est au moins prématuré d’annoncer la chute de cet astéroïde, et a fortiori de fixer l’endroit et la date de cette chute. Évidemment, si la cause inconnue qui influence le bolide continue à agir dans le même sens, il finira par tomber, mais rien n’autorise jusqu’ici à affirmer qu’il en sera ainsi. Actuellement, sa vitesse relative a nécessairement augmenté, puisqu’il décrit une orbite plus petite. Il n’aurait donc aucune tendance à tomber, dans le cas où la force qui le sollicite cesserait de lui être appliquée.

«Dans l’hypothèse contraire, les perturbations constatées à chaque passage du météore ayant été jusqu’à ce jour inégales, et leurs variations d’intensité semblant n’obéir à aucune loi, on ne saurait, tout en pronostiquant la chute, en préciser le lieu ni la date.

«En résumé, nous conclurons ainsi qu’il suit: La chute du bolide paraît probable; elle n’est pas certaine. Dans tous les cas, elle n’est pas imminente.

«Nous conseillons donc le calme, en présence d’une éventualité qui demeure hypothétique et dont la réalisation peut au surplus ne conduire à aucun résultat pratique. Nous aurons soin, d’ailleurs, à l’avenir, de tenir le public au courant par des notes quotidiennes qui relateront au jour le jour la marche des événements.»

Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker eurent-ils connaissance des conclusions de J. B. K. Lowenthal? Ce point est demeuré obscur. En ce qui concerne Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, c’est à Saint-Louis, dans l’État de Missouri, pour le premier, et à New-York, pour le second, qu’ils reçurent le camouflet à eux adressé par le directeur de l’Observatoire de Boston. Ils en rougirent comme d’un véritable soufflet.

Quelque cruelle que fût leur humiliation, il n’y avait qu’à s’incliner. On ne discute pas avec un savant comme J.B.K. Lowenthal. Mr Forsyth et Mr Hudelson revinrent donc l’oreille basse à Whaston, celui-là faisant le sacrifice de son billet payé jusqu’à San-Francisco, celui-ci abandonnant à une compagnie rapace le prix de sa cabine déjà retenue jusqu’à Buenos-Aires.

De retour à leurs domiciles respectifs, ils montèrent impatiemment, l’un à sa tour, l’autre à son donjon. Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour reconnaître que J.B.K. Lowenthal avait raison, puisqu’ils eurent beaucoup de peine à retrouver leur bolide vagabond et qu’ils ne l’aperçurent pas aurendez-vous que leurs calculs, décidément inexacts, lui assignaient.

Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne tardèrent pas à ressentir les effets de leur pénible erreur. Qu’étaient-ils devenus, ces cortèges qui les avaient triomphalement conduits à la gare? Visiblement la faveur publique s’était retirée d’eux. Qu’il leur fut douloureux, après avoir savouré à longs traits la popularité, d’être soudain privés de ce breuvage enivrant!

Mais un souci plus grave s’imposa bientôt à leur attention. Ainsi que le juge John Proth l’avait prédit à mots couverts, un troisième compétiteur se dressait en face d’eux. Ce fut d’abord un bruit sourd qui courut dans la foule, puis, en quelques heures, ce bruit sourd devint nouvelle officielle, annoncée à son de trompe urbi et orbi.

Difficile à combattre, ce troisième larron, qui réunissait en sa personne tout l’univers civilisé. Si Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient pas été aveuglés à ce point par la passion, ils eussent dès l’origine prévu son intervention. Au lieu de s’intenter réciproquement un procès ridicule, ils se seraient dit que les divers gouvernements du monde s’occuperaient nécessairement de ces milliers de milliards, dont l’apport subit pouvait être la cause de la plus terrible révolution financière. Ce raisonnement si naturel et si simple, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne l’avaient cependant pas fait, et l’annonce de la réunion d’une Conférence Internationale les atteignit comme un coup de foudre.

Ils coururent aux informations. La nouvelle était exacte. Même on désignait déjà les membres de la future Conférence qui se réunirait à Washington, à une date que la longueur du voyage de certains délégués rendait malheureusement plus éloignée qu’il n’eût été désirable. Toutefois, pressés par les circonstances, les gouvernements avaient décidé que, sans attendre les délégués, il serait tenu à Washington des réunions préparatoires entre les divers diplomates accrédités auprès du gouvernement américain. Les délégués extraordinaires arriveraient pendant que se poursuivraient ces réunions préparatoires, au cours desquelles on déblayerait le terrain, si bien que la conférence définitivement constituée aurait, dès sa première séance, un programme bien défini.

On ne s’attend pas à trouver ici la liste des États susceptibles de faire partie de la Conférence. Ainsi qu’il a été dit, cette liste comprendrait la totalité de l’univers civilisé. Aucun empire, aucun royaume, aucune république, aucune principauté nes’étaient désintéressés de la question en litige, et tous avaient désigné un délégué, depuis la Russie et la Chine, représentées respectivement par M. Ivan Saratoff, de Riga, et par Son Excellence Li-Mao-Tchi, de Canton, jusqu’aux Républiques de San-Marin et d’Andorre dont MM. Beveragi et Ramontcho défendraient fermement les intérêts.

Toutes les ambitions étaient permises, tous les espoirs étaient légitimes, puisque nul ne savait encore où le météore tomberait, en admettant qu’il dût effectivement tomber.

La première réunion préparatoire eut lieu le 25 mai, à Washington. Elle débuta par régler ne varietur la question Forsyth-Hudelson, ce qui ne demanda pas plus de cinq minutes. Ces messieurs, qui avaient fait le voyage tout exprès, insistèrent vainement pour être entendus. Ils furent éconduits comme de misérables intrus. On juge de leur fureur quand ils revinrent à Whaston. Mais la vérité force à dire que leurs récriminations restèrent sans écho. Dans la Presse, qui, si longtemps, les avait couverts de fleurs, il ne se trouva pas un seul journal pour prendre leur défense. Ah! on leur avait donné à satiété de «l’honorable citoyen de Whaston», de «l’ingénieux astronome», du «mathématicien aussi éminent que modeste»! Letton était changé maintenant.

«Que venaient faire à Washington ces deux fantoches?… Ils avaient été les premiers à signaler le météore?… Et puis après?… Est-ce que cette circonstance fortuite leur donnait des droits quelconques:?… Étaient-ils pour quelque chose dans sa chute?… En vérité, il n’y avait même pas lieu de discuter d’aussi ridicules prétentions!» Voilà comment s’exprimait la Presse à présent. Sic transit gloria mundi!

Cette question réglée, les travaux sérieux commencèrent.

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Tout d’abord plusieurs séances furent consacrées à dresser la liste des États souverains auxquels serait reconnu le droit de participer à la Conférence. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas de représentant attitré à Washington. Il s’agissait de réserver le principe de leur collaboration pour le jour où la Conférence entamerait la discussion sur le fond. L’établissement de cette liste n’alla pas tout seul et les discussions atteignirent un degré de vivacité qui promettait pour l’avenir. La Hongrie et la Finlande, par exemple, émirent la prétention d’être directement représentées, prétention contre laquelle s’élevèrent vivement les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg. D’autre part, la France et la Turquie entamèrent, à propos de la Tunisie, une violente discussion que l’intervention personnelle du Bey vintencore compliquer. Le Japon, de son côté, éprouva de grands ennuis au sujet de la Corée. Bref, la plupart des nations se heurtant à des difficultés analogues, on n’avait encore abouti à aucune solution après sept séances consécutives, quand, le 1er juin, un incident inattendu vint jeter le trouble dans les esprits.

Ainsi qu’il l’avait promis, J.B.K. Lowenthal donnait régulièrement chaque jour des nouvelles du bolide, sous forme de courtes notes communiquées à la Presse. Ces notes n’avaient, jusqu’alors, rien offert de particulièrement spécial. Elles se contentaient d’informer l’Univers que la marche du météore continuait à subir des changements très petits, dont l’ensemble rendait la chute de plus en plus probable, sans qu’il fût toutefois possible de la considérer encore comme certaine.

Mais la note publiée le 1er juin fut notablement différente de celles qui l’avaient précédée. C’était à croire, vraiment, que le trouble du bolide avait quelque chose de contagieux, tant J.B.K. Lowenthal se montrait troublé à son tour.

«Ce n’est pas sans une réelle émotion, disait-il ce jour-là, que nous portons à la connaissance du public les phénomènes étranges dont nous avons été témoin, faits qui ne tendent à rien moins qu’à saper les bases sur lesquelles repose la Science astronomique, c’est-à-dire la Science elle-même, puisque les connaissances humaines forment un tout dont les parties sont solidaires. Toutefois, pour inexpliqués et inexplicables que soient ces phénomènes, nous n’en pouvons méconnaître le caractère d’irréfragable certitude.

«Nos communications antérieures ont informé le public que la marche du bolide de Whaston a éprouvé des perturbations successives et ininterrompues dont il a été impossible jusqu’ici de déterminer la cause ni la loi. Ce fait ne laissait pas d’être très anormal. L’astronome, en effet, lit dans le ciel comme dans un livre, et rien ne s’y passe, d’ordinaire, qu’il ne l’ait prévu ou qu’il ne puisse, à tout le moins, en prédire les résultats. C’est ainsi que des éclipses, annoncées des centaines d’années à l’avance, se produisent à la seconde fixée, comme obéissant à l’ordre de l’être périssable dont la prescience les a vues dans les brumes de l’avenir, et qui, à l’instant où sa prédiction se réalise, est endormi depuis des siècles dans le sommeil éternel.

«Cependant, si les perturbations observées étaient anormales, elles n’étaient pas contraires aux données de la Science, et si leur cause demeurait inconnue, nous pouvions en accuser l’imperfection de nos méthodes d’analyse.

«Aujourd’hui il n’en est plus de même. Depuis avant-hier, 30 mai, la marche du bolide a subi de nouveaux troubles, et ceux-ci sont en contradiction absolue avec nos connaissances théoriques les mieux assises. C’est dire que nous devons perdre l’espoir d’en trouver jamais une explication satisfaisante, les principes qui avaient force d’axiomes et sur lesquels reposent nos calculs n’étant pas applicables dans l’espèce.

«Le moins habile des observateurs a pu aisément remarquer que, lors de son second passage, dans l’après-midi du 30 mai, le bolide, au lieu de continuer à se rapprocher de la terre, comme il le faisait sans interruption depuis le 10 mai, s’en était éloigné sensiblement au contraire. D’autre part, l’inclinaison de son orbite, qui depuis vingt jours tendait à devenir de plus en plus Nord-Est-Sud-Ouest, avait tout à coup cessé de s’accentuer.

«Ce brusque phénomène avait déjà quelque chose d’incompréhensible, lorsque, hier, 31 mai, au quatrième passage du météore après le lever du soleil, on fut obligé de constater que son orbite était redevenue presque exactement Nord-Sud, tandis que sa distance de la terre était, depuis la veille, demeurée sans changement.

«Telle est la situation actuelle. La Science est impuissante à expliquer des faits qui auraient tous les caractères de l’incohérence, si rien pouvait être incohérent dans la nature.

«Nous avions dit, lors de notre première note, que la chute, encore incertaine, devait du moins être considérée comme probable. Nous n’osons même plus maintenant être aussi affirmatif et nous préférons nous borner à confesser modestement notre ignorance.»

Un anarchiste eût jeté une bombe au milieu de la huitième réunion préparatoire qu’il n’eût pas obtenu un effet comparable à celui de cette note signée J.B.K. Lowenthal. On se disputait les journaux qui la reproduisaient en l’encadrant de commentaires bourrés de points d’exclamation. L’après-midi tout entière se passa en conversations et en échanges de vues assez nerveux, au grand dommage des laborieux travaux de la Conférence.

Les jours suivants, ce fut pis encore. Les notes de J.B.K. Lowenthal se succédaient, en effet, plus surprenantes les unes que les autres. Au milieu du ballet si merveilleusement réglé des astres, le bolide semblait danser un véritable cancan, un fantaisiste cavalier seul sans règle ni mesure. Tantôt son orbite s’inclinait de trois degrés dans l’Est et tantôt elle se redressaitde quatre dans l’Ouest. Si, à un de ses passages, il paraissait s’être quelque peu rapproché de la terre, il s’en était éloigné de plusieurs kilomètres au passage suivant. C’était à devenir fou.

Cette folie gagnait peu à peu la Conférence Internationale. Incertains de l’utilité pratique de leur discussion, les diplomates travaillaient avec mollesse et sans ferme volonté d’aboutir.

Le temps s’écoulait pourtant. Des divers points du monde, les délégués de toutes les nations accouraient à toute vapeur vers l’Amérique et vers Washington. Beaucoup d’entre eux étaient déjà arrivés, et bientôt leur nombre serait suffisant pour qu’ils pussent se constituer régulièrement sans attendre leurs collègues plus éloignés. Allaient-ils donc trouver un problème intact, dont même le premier point n’aurait pas été élucidé?

Les membres de la réunion préparatoire se piquèrent d’honneur, et, au prix d’un travail acharné, ils parvinrent, en huit séances supplémentaires, à cataloguer les États dont les délégués seraient admis aux séances. Le nombre en fut fixé à cinquante-deux, soit vingt-cinq pour l’Europe, six pour l’Asie, quatre pour l’Afrique, et dix-sept pour l’Amérique. Ils comprenaient douze empires, douze royaumes héréditaires, vingt-deux républiques, et six principautés. Ces cinquante-deux empires, monarchies, républiques et principautés, soit par eux-mêmes, soit par leurs vassaux et colonies, étaient donc reconnus comme seuls propriétaires du globe.

Il était temps que les réunions préparatoires aboutissent à cette conclusion. Les délégués des cinquante-deux États admis à participer aux délibérations, étaient en grande majorité à Washington et il en arrivait tous les jours.

La Conférence Internationale se réunit pour la première fois le 10 juin, à deux heures de l’après-midi, sous la présidence du doyen d’âge, qui se trouva être M. Soliès, professeur d’océanographie et délégué de la Principauté de Monaco. On procéda immédiatement à la constitution du bureau définitif.

Au premier tour de scrutin, la présidence fut attribuée, par déférence pour le pays où l’on était reçu, à M. Harvey, jurisconsulte éminent qui représentait les États-Unis.

La vice-présidence fut plus disputée. Elle échut finalement à la Russie, en la personne de M. Saratoff.

Les délégués français, anglais et japonais furent ensuite désignés comme secrétaires.

Ces formalités accomplies, le Président prononça une allocution très courtoise et fort applaudie, puis il annonça que l’on allait procéder à la nomination de trois sous-commissions,qui auraient comme mandat de rechercher la meilleure méthode de travail au triple point de vue démographique, financier et juridique.

Le vote venait de commencer, quand un huissier monta au fauteuil présidentiel et remit un télégramme à M. Harvey.

M. Harvey lut ce télégramme et, à mesure qu’il le lisait, son visage exprimait un étonnement grandissant. Après un instant de réflexion, toutefois, il haussa dédaigneusement les épaules, ce qui ne l’empêcha pas, après un autre moment de réflexion, de faire résonner la cloche, afin d’attirer l’attention de ses collègues.

Quand le silence se fut rétabli:

«Messieurs, dit M. Harvey, je crois devoir porter à votre connaissance que je viens de recevoir ce télégramme. Je ne mets pas en doute qu’il ne soit l’œuvre d’un mauvais plaisant ou d’un fou. Il me paraît, cependant, plus régulier de vous en donner lecture. Le télégramme, d’ailleurs non signé, est ainsi conçu:

«Monsieur le Président,

«J’ai l’honneur d’informer la Conférence Internationale que le bolide, qui doit faire l’objet de ses discussions, n’est pas res nullius, attendu qu’il est ma propriété personnelle.

«La Conférence Internationale n’a donc aucune raison d’être, et, si elle persistait à siéger, ses travaux sont d’avance frappés de stérilité.

«C’est par ma volonté que le bolide se rapproche de terre, c’est chez moi qu’il tombera: c’est donc à moi qu’il appartient.»

– Et ce télégramme n’est pas signé? demanda le délégué anglais.

– Il ne l’est pas.

– Dans ces conditions, il n’y a pas lieu d’en tenir compte, déclara le représentant de l’empire d’Allemagne.

– C’est mon opinion, approuva le Président, et je crois répondre au sentiment unanime de mes collègues en classant purement et simplement ce document dans les archives de la Conférence… C’est bien votre avis, Messieurs?… Il n’y a pas d’opposition?… Messieurs, la séance continue.»

 

 

Chapitre XIV

Dans lequel la Vve Thibaut, en s’attaquant inconsidérément aux plus hauts problèmes
de la mécanique céleste, cause de graves soucis au banquier Robert Lecœur.

 

e bons esprits soutiennent que le progrès des mœurs amènera peu à peu la disparition des sinécures. Nous les croirons sur parole. En tout cas, on en comptait au moins une à l’époque des singuliers événements qui sont ici relatés.

Cette sinécure était la propriété de Mme Vve Thibaut, ancienne bouchère, préposée aux soins du ménage chez M. Zéphyrin Xirdal.

Le service de la Vve Thibaut consistait uniquement, en effet, à faire la chambre de ce savant déséquilibré. Or, le mobilier de cette chambre étant réduit à sa plus simple expression, son entretien ne pouvait être comparé à un treizième travail d’Hercule. Quant au surplus du logement, il échappait en grande partie à sa compétence. Dans la seconde pièce, notamment, défense absolue lui avait été notifiée de toucher, sous aucun prétexte, aux amas de papier qui en garnissaient le pourtour, et le va-et-vient de son balai devait, de convention expresse, se limiter à un petit carré central où le parquet apparaissait à nu.

La Vve Thibaut, qui avait un penchant naturel pour le bon ordre et pour la propreté, souffrait de voir le chaos dont ce carré de parquet était entouré, comme un îlot par la mer immense, et elle était dévorée du perpétuel désir de procéder à un rangement général. Une fois, se trouvant seule au logis, elle s’était enhardie à l’entreprendre. Mais Zéphyrin Xirdal, rentré à l’improviste, avait manifesté une telle fureur, sa figure si bonasse d’ordinaire avait exprimé une telle férocité, que la Vve Thibaut en était restée pendant huit jours agitéed’un tremblement nerveux. Depuis lors, elle ne s’était plus risquée à la moindre incursion sur le territoire soustrait à sa juridiction.

Des multiples entraves qui brisaient l’essor de ses talents professionnels, il résultait que la Vve Thibaut n’avait à peu près rien à faire. Cela ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de passer chaque jour deux heures chez son bourgeois, – c’est ainsi qu’elle désignait Zéphyrin Xirdal, avec une politesse qu’elle estimait raffinée, – sur lesquelles sept quarts d’heure étaient consacrés à une conversation, ou plus exactement à un monologue de bon goût.

A ses nombreuses qualités, la Vve Thibaut joignait, en effet, une étonnante facilité d’élocution. Certains soutenaient qu’elle était bavarde à un point phénoménal. Mais c’était là pure malveillance. Elle aimait parler, voilà tout.

Ce n’est pas qu’elle se mît en frais d’imagination. En général, la distinction de la famille qui la comptait parmi ses membres, formait le thème de ses premiers discours. Entamant ensuite le chapitre de ses malheurs, elle expliquait par quel funeste concours de circonstances une bouchère peut être transformée en servante. Peu importait que l’on connût cette navrante histoire. La Vve Thibaut éprouvait toujours le même agrément à la raconter. Ce sujet épuisé, elle discourait sur les diverses personnes qu’elle servait ou qu’elle avait servies. Aux opinions, aux habitudes, aux façons d’être de ces personnes, elle comparait celles de Zéphyrin Xirdal, et distribuait avec impartialité le blâme et l’éloge.

Son maître, sans jamais répondre, faisait montre d’une patience inaltérable. Il est vrai que, perdu dans ses rêves, il n’entendait pas ce verbiage. Et cela, à tout prendre, diminue beaucoup son mérite. Quoi qu’il en soit, les choses allaient très bien ainsi depuis de longues années, celle-là parlant toujours, celui-ci n’écoutant jamais, tous deux, au demeurant, fort satisfaits l’un de l’autre.

Le 30 mai, la Vve Thibaut, ainsi qu’elle le faisait chaque jour, entra à neuf heures du matin chez Zéphyrin Xirdal. Ce savant étant parti la veille avec son ami Marcel Leroux, le logement était vide.

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La Vve Thibaut ne s’en étonna pas outre mesure. Une longue série de fugues antérieures rendait normales pour elle ces disparitions soudaines. Ennuyée seulement d’être privée d’auditoire, elle fit le ménage comme de coutume. La chambre terminée, elle pénétra dans l’autre pièce, qu’elle intitulaitpompeusement cabinet de travail. Là, par exemple, elle eut une émotion.

Un objet insolite, une sorte de caisse noirâtre, diminuait notablement la superficie légitime du carré de parquet réservé à son balai. Que signifiait cela? Résolue à ne pas tolérer une telle atteinte à ses droits, la Vve Thibaut déplaça l’objet d’une main ferme, puis vaqua paisiblement à sa besogne habituelle.

Un peu dure d’oreille, elle n’entendit pas le ronronnement qui s’échappait de la caisse, et, pareillement, si faible était la lueur bleuâtre du réflecteur métallique, qu’elle demeura inaperçue par son regard distrait. A un certain moment, cependant, un fait singulier attira nécessairement son attention. Comme elle passait devant le réflecteur métallique, une poussée irrésistible la fit choir sur le carreau. Le soir, en se déshabillant, elle eut la surprise de constater qu’une forte contusion, un superbe noir, illustrait sa hanche droite, ce qui lui parut fort étrange, puisqu’elle était tombée sur le côté gauche. Le hasard ne l’ayant plus amenée de nouveau dans l’axe du réflecteur, le phénomène ne se reproduisit plus, et c’est pourquoi elle ne songea pas à établir le moindre rapport entre son accident et la caisse déplacée par sa main téméraire. Elle supposa avoir fait un faux pas et n’y pensa plus.

La Vve Thibaut, fortement pénétrée du sentiment de ses devoirs, ne manqua pas, le balayage terminé, de remettre la caisse en place. Elle fit même de son mieux, c’est une justice à lui rendre, pour la disposer exactement comme elle l’avait trouvée. Si elle n’y réussit qu’à peu près, il convient de l’en excuser, et ce n’est nullement de propos délibéré qu’elle envoya le petit cylindre de poussières tourbillonnantes dans une direction quelque peu différente de sa direction antérieure.

Les jours suivants, la Vve Thibaut procéda de même, car pourquoi changerait-on ses habitudes, quand elles sont vertueuses et louables?

Toutefois, il faut reconnaître que, l’accoutumance aidant, la caisse noirâtre perdit progressivement beaucoup de son importance à ses yeux et qu’elle apporta un soin décroissant à la remettre dans sa position première, après le balayage quotidien. Sans doute, elle ne manqua jamais de traîner cette caisse devant la fenêtre, puisque c’est là que M. Xirdal avait jugé bon de la placer, mais le réflecteur métallique ouvrit son orifice dans des directions de plus en plus variées. Un jour, c’était un peu à gauche qu’il projetait le cylindre de poussières, un autre jour, c’était un peu à droite. La Vve Thibaut n’yentendait pas malice et ne se doutait guère des cruelles angoisses que sa collaboration fantaisiste infligeait à J.B.K. Lowenthal. Une fois même, ayant par inadvertance fait tourner le réflecteur sur son pivot, elle ne vit pas le plus petit inconvénient à ce qu’il bâillât directement vers le plafond.

C’est ainsi braquée vers le zénith que Zéphyrin Xirdal retrouva sa machine, en rentrant chez lui le 10 juin, au début de l’après-midi.

Son séjour à la mer s’était passé de la manière la plus agréable, et peut-être l’aurait-il prolongé davantage, si, une douzaine de jours après son arrivée, il n’avait eu la singulière fantaisie de changer de linge. Ce caprice l’ayant mis dans la nécessité de recourir à son paquet, il y trouva, à son extrême surprise, vingt-sept bocaux au goulot évasé. Zéphyrin Xirdal ouvrit de grands yeux. Que venaient faire là ces vingt-sept bocaux? Mais bientôt la chaîne des souvenirs se renoua, et il se rappela son projet de pile électrique, projet si passionnant et si parfaitement oublié.

Après s’être administré, à titre de châtiment, quelques solides coups de poing, il s’empressa d’empaqueter à nouveau ses vingt-sept bocaux, et, plantant là l’ami Marcel Leroux, de sauter dans un train, qui le ramena directement à Paris.

Il aurait pu arriver que Zéphyrin Xirdal perdît de vue, en cours de route, le motif urgent qu’il avait de rentrer. Cela n’aurait rien eu de bien extraordinaire. Un incident lui rafraîchit la mémoire, comme il mettait le pied sur le quai de la gare Saint-Lazare.

Il avait apporté tant de soin à refaire le paquet des vingt-sept bocaux, que celui-ci creva tout à coup à cet instant précis et vida sur l’asphalte son contenu, qui se brisa en produisant un terrible vacarme. Deux cents personnes se retournèrent, croyant à un attentat anarchiste. Elles n’aperçurent que Zéphyrin Xirdal contemplant le désastre d’un air ahuri.

Ce désastre avait, du moins, l’avantage de rappeler au propriétaire des bocaux défunts dans quel but il était céans à Paris. Celui-ci, avant de regagner son domicile, passa donc chez le marchand de produits chimiques, où il acquit vingt-sept autres bocaux tout neufs, et chez le menuisier, où l’armature commandée l’attendait vainement depuis dix jours.

C’est chargé de ces divers colis que, tout vibrant du désir de commencer ses expériences, il ouvrit sa porte en grande hâte. Mais il demeura cloué sur le seuil, en apercevant sa machine, dont le réflecteur bâillait vers le zénith.

Zéphyrin Xirdal fut aussitôt assailli par un flot de souvenirs, et tel fut l’excès de son trouble, que ses mains sans force laissèrent échapper leurs fardeaux. Ceux-ci, obéissant sur-le-champ aux lois de la pesanteur, n’hésitèrent pas à se diriger en droite ligne vers le centre de la terre. Nul doute qu’ils ne fussent arrivés à destination, s’ils n’avaient été malencontreusement arrêtés par le carreau, sur lequel le chevalet se cassa en deux morceaux, tandis que les vingt-sept bocaux se fracassaient à grand bruit. Cela faisait cinquante-quatre bocaux en moins d’une heure. De ce train-là, Zéphyrin Xirdal ne serait pas long à solder son compte de banque si scandaleusement créditeur.

Ce remarquable casseur de verre ne s’était même pas aperçu de l’hécatombe. Immobile sur le pas de sa porte, il considérait sa machine d’un air songeur.

«Ça, c’est de la Vve Thibaut, crachée,» dit-il, en se décidant à entrer, ce qui, à tout le moins, prouvait l’excellence de son flair.

En relevant les yeux, il découvrit dans le plafond, et, au-dessus du plafond, dans le toit, un petit trou situé exactement dans l’axe du réflecteur métallique, au foyer duquel l’ampoule continuait à valser éperdument. Ce trou, gros comme un crayon, avait des bords aussi nets que s’il eût été découpé à l’emporte-pièce.

Un large sourire fendit la bouche de Zéphyrin Xirdal, qui commençait décidément à s’amuser.

«Ah bien!… Ah bien!…» murmura-t-il.

Cependant, il convenait d’intervenir. Se penchant sur la machine, il en interrompit le fonctionnement. Le ronronnement cessa aussitôt, la lueur bleuâtre s’éteignit, l’ampoule redevint peu à peu immobile.

«Ah bien!… Ah bien!… répéta Zéphyrin Xirdal, il doit s’en passer de belles!»

D’une main impatiente, il fit sauter la bande des journaux empilés sur la table et lut, les unes après les autres, les notes par lesquelles J.B.K. Lowenthal faisait connaître au monde les incohérentes fantaisies du bolide de Whaston. Zéphyrin Xirdal se tordit littéralement de rire.

La lecture de certains numéros lui fit, par contre, froncer les sourcils. A quoi rimait cette Conférence Internationale, dont la première séance, succédant à quelques réunions préparatoires, était annoncée précisément pour le jour même? Quel besoin d’attribuer la propriété du bolide? N’appartenait-il pas de droità celui qui l’attirait vers la terre et sans lequel il aurait éternellement sillonné l’espace?

Mais Zéphyrin Xirdal réfléchit que personne n’était au courant de son intervention. Il convenait donc de la révéler, afin que la Conférence Internationale ne perdît pas son temps à des travaux frappés d’avance de stérilité.

Repoussant du pied les débris des vingt-sept bocaux, il courut au bureau de poste le plus proche, d’où il expédia la dépêche que M. Harvey devait lire du haut du fauteuil présidentiel. Ce n’est vraiment la faute de personne, si, par une distraction bien étonnante chez un homme aussi peu distrait, il oublia de la signer de son nom.

Cela fait, Zéphyrin Xirdal remonta chez lui, se renseigna dans une revue scientifique sur les allées et venues du météore, puis, exhumant une seconde fois sa lunette, il prit une excellente observation qui servit de base à de nouveaux calculs.

Vers le milieu de la nuit, tout étant parfaitement résolu, il remit sa machine en marche et déversa dans l’espace l’énergie radiante avec une intensité et dans une direction convenables, puis, la machine arrêtée une demi-heure plus tard, il se coucha paisiblement et dormit du sommeil du juste.

Depuis deux jours Zéphyrin Xirdal poursuivait son expérience, et il venait d’interrompre le fonctionnement de sa machine pour la troisième fois de l’après-midi, quand on frappa à sa porte. En allant ouvrir, il se trouva en face du banquier Robert Lecœur.

«Enfin! te voici! s’écria celui-ci en franchissant le seuil.

– Comme vous voyez, dit Zéphyrin Xirdal.

– Ce n’est pas malheureux! répliqua M. Lecœur. Voilà je ne sais combien de fois que je monte pour rien tes six étages. Où diable étais-tu?…

– Je m’étais absenté, répondit Xirdal en rougissant légèrement malgré lui.

– Absenté!… se récria M. Lecœur d’une voix indignée. Absenté!… Mais c’est abominable!… On ne met pas les gens dans une pareille inquiétude.»

Zéphyrin Xirdal regarda son parrain avec étonnement. Certes, il savait pouvoir compter sur son affection. Mais à ce point!…

«Ah ça, mais, mon oncle, qu’est-ce que ça peut vous faire? demanda-t-il.

– Ce que ça peut me faire? répéta le banquier. Tu ignores, malheureux, que toute ma fortune repose sur ta tête.

– Comprends pas, fit Zéphyrin Xirdal en s’asseyant sur la table et en offrant son unique siège au visiteur.

– Quand tu es venu me faire part de tes projets fantastiques, reprit M. Lecœur, tu as fini par me convaincre, je l’avoue.

– Dame!… approuva Xirdal.

– J’ai donc carrément ponté sur ta chance, et j’ai pris en Bourse une forte position à la baisse.

– A la baisse?…

– Oui, je me suis porté vendeur.

– Vendeur de quoi?

– De mines d’or. Tu comprends que, si le bolide tombe, les mines baisseront, et que…

– Baisseront?… Comprends de moins en moins, interrompit Xirdal. Je ne vois pas quelle influence ma machine peut avoir sur le niveau d’une mine.

– D’une mine, sans doute, reconnut M. Lecœur. Sur celui de ses actions, c’est différent.

– Soit! concéda Xirdal sans insister. Vous avez donc vendu des actions de mines d’or. Ça n’est pas bien grave. Ça prouve simplement que vous en avez.

– Je n’en ai pas une seule, au contraire.

– Bah!… fit Xirdal abasourdi. Vendre ce qu’on n’a pas, c’est rudement malin. Je ne suis pas de cette force-là, moi.

– C’est ce qu’on appelle la spéculation à terme, mon cher Zéphyrin, expliqua le banquier. Quand il faudra livrer les titres j’en achèterai, voilà tout.

– Alors, quel avantage?… Vendre pour acheter, ça ne paraît pas très ingénieux, à première vue.

– C’est ce qui te trompe, puisqu’à ce moment les actions de mines seront moins chères.

– Et pourquoi seraient-elles moins chères?

– Parce que le bolide jettera dans la circulation plus d’or que la terre n’en contient à l’heure actuelle. La valeur de l’or diminuera donc au moins de moitié, et c’est pourquoi les actions de mines d’or tomberont à rien ou presque rien. As-tu compris maintenant?

– Certes, dit Xirdal sans conviction.

– Tout d’abord, reprit le banquier, je me suis applaudi de t’avoir fait confiance. Les troubles remarqués dans la marche du bolide, sa chute annoncée comme certaine ont provoquéune première baisse de vingt-cinq pour cent sur les mines. Tout à fait emballé, persuadé que la baisse s’accentuerait énormément j’ai augmenté ma position dans des proportions considérables.

– C’est-à-dire?…

– C’est-à-dire que j’ai vendu une quantité de mines d’or beaucoup plus grande.

– Toujours sans les avoir?…

– Bien entendu… Tu dois donc t’imaginer mes angoisses en constatant ce qui se passe: toi disparu, le bolide arrêté dans sa chute et battant la campagne aux quatre coins du ciel. Résultat: les mines ont remonté, et je perds des sommes énormes… Que veux-tu que je pense de tout ça?»

Zéphyrin Xirdal considérait son parrain avec curiosité. Jamais il n’avait vu cet homme froid secoué par une telle émotion.

«Je n’ai pas très bien saisi votre combinaison, dit-il enfin. C’est trop fort pour moi, ces histoires-là. J’ai cru comprendre, cependant, qu’il vous serait agréable de voir le bolide tomber. Eh bien! soyez tranquille, il tombera.

– Tu me l’affirmes?

– Je vous l’affirme.

– Formellement?

– Formellement… Mais, vous, de votre côté, avez-vous acheté mon terrain?

– Sans doute, répondit M. Lecœur. Nous sommes en règle. J’ai en poche les titres de propriété.

– Alors, tout va bien, approuva Zéphyrin Xirdal. Je peux même vous annoncer que mon expérience sera terminée le 5 juillet prochain. Ce jour-là, je quitterai Paris, et j’irai à la rencontre du bolide.

– Qui tombera?

– Qui tombera.

– Je partirai avec toi! s’écria M. Lecœur enthousiasmé.

– Si ça vous chante!…» dit Zéphyrin Xirdal.

Fut-ce le sentiment de sa responsabilité à l’égard de M. Robert Lecœur, fut-ce seulement l’intérêt scientifique qui l’avait repris tout entier, toujours est-il qu’une influence favorable l’empêcha de faire de nouvelles sottises. L’expérience commencée fut méthodiquement poursuivie, et la mystérieuse machine bourdonna, jusqu’au 5 juillet, un peu plus de quatorze fois par vingt-quatre heures.

De temps à autre, Zéphyrin Xirdal prenait une observationastronomique du météore. Il put ainsi s’assurer que tout se passait sans anicroche et conformément à ses prévisions.

Dans la matinée du 5 juillet, il braqua une dernière fois son objectif vers le ciel.

«Ça y est, dit-il en s’écartant de l’instrument. Maintenant, on peut laisser courir.»

Aussitôt, il s’occupa de ses colis.

Sa machine, avec quelques ampoules de rechange et sa lunette d’abord. Il les emmaillota avec beaucoup d’habileté et les protégea par des étuis capitonnés contre les hasards du voyage. Ce fut ensuite le tour de ses bagages personnels.

Une difficulté sérieuse faillit l’arrêter dès le premier pas. Comment emballer les objets qu’il convenait d’emporter? Une malle? Zéphyrin Xirdal n’en avait jamais eu. Une valise, alors?…

Après de profondes réflexions, il se souvint qu’il devait posséder une valise, en effet. Et la preuve qu’il la possédait réellement, c’est qu’il la trouva, non sans de laborieuses recherches, au fond d’un cabinet noir, où s’entassait un fouillis de débris, excréta de sa vie domestique au milieu duquel le plus savant des antiquaires aurait été bien empêché de se reconnaître.

Cette valise, que Zéphyrin Xirdal attira à la lumière du jour, avait été jadis recouverte de toile. Cela n’était pas contestable, puisque quelques lambeaux de ce tissu adhéraient encore à son squelette de carton. Quant à des courroies, leur existence antérieure était probable, mais non certaine, car il n’en subsistait aucune trace. Zéphyrin Xirdal ouvrit cette valise au milieu de la chambre et resta longtemps rêveur devant le vide de ses flancs béants. Qu’allait-il mettre là-dedans?

«Rien que le nécessaire, s’affirmait-il à lui-même. Il y a donc lieu d’agir méthodiquement et d’opérer une sélection raisonnée.»

C’est en vertu de ce principe qu’il commença par y déposer trois chaussures. Il devait plus tard beaucoup regretter que, de ces trois chaussures, l’une fût, par un hasard malheureux, une bottine à boutons, une autre un soulier à lacet, et la troisième une pantoufle. Mais, pour le moment tout au moins, cela ne présentait pas d’inconvénient, et un bon coin de la valise était déjà rempli. C’était toujours ça!

Les trois chaussures emballées, Zéphyrin Xirdal très fatigué s’essuya le front. Après quoi, il recommença à réfléchir.

Le résultat de ses réflexions fut qu’il prit une vagueconscience de son infériorité au point de vue spécial de l’art de l’emballage. C’est pourquoi, désespérant d’arriver à rien de bon par la méthode classique, il résolut de s’en fier à l’inspiration.

Il puisa donc à pleines mains dans ses tiroirs et dans le tas de vêtements qui représentait sa garde-robe. En peu d’instants, un amoncellement d’objets hétéroclites remplirent à déborder le côté de la valise dans lequel ils étaient jetés. Possible que l’autre compartiment fût vide, mais Zéphyrin Xirdal n’en savait rien. Aussi fut-il dans la nécessité de bourrer sa cargaison d’un talon impérieux, jusqu’à suffisant accord entre le contenant et le contenu.

La valise fut alors cerclée d’une forte corde liée par une série de nœuds tellement compliqués que leur auteur devait être ultérieurement dans l’incapacité de les défaire; après quoi celui-ci contempla son œuvre avec une assez vaniteuse satisfaction.

Restait maintenant à se rendre à la gare. Quelle que fût son intrépidité de marcheur, Zéphyrin Xirdal ne pouvait songer à y transporter à pied sa machine, sa lunette et sa valise. Voilà qui était embarrassant!

Il est à supposer qu’il eût fini par découvrir qu’il existait des fiacres à Paris. Mais cet effort intellectuel lui fut épargné. M. Robert Lecœur se montra sur le seuil.

«Eh bien, demanda-t-il, es-tu prêt, Zéphyrin?

– Je vous attendais, vous voyez, répondit avec candeur Xirdal, qui avait profondément oublié que son parrain dût partir avec lui.

– En route, alors, dit M. Lecœur. Combien de colis?

– Trois: ma machine, ma lunette et ma valise.

– Donne-m’en un, et prends les deux autres. Ma voiture est en bas.

– Quelle bonne idée!» admira Zéphyrin Xirdal, en refermant sa porte derrière lui.

 

 

Chapitre XV

Où J.B.K. Lowenthal désigne le gagnant du gros lot.

 

epuis qu’ils avaient commis l’erreur vertement relevée par J. B. K. Lowenthal, première mésaventure suivie de l’échec humiliant de leur tentative auprès de la Conférence Internationale, la vie manquait de gaîté pour Mr Dean Forsyth et pour le docteur Sydney Hudelson. Oubliés, passés au rang de citoyens quelconques et négligeables, ils ne pouvaient digérer l’indifférence du public, eux qui avaient connu les ivresses de la gloire.

Dans leurs entretiens avec leurs derniers fidèles, ils s’élevaient avec violence contre l’aveuglement de la foule et défendaient leur cause à grand renfort d’arguments. S’ils avaient commis une erreur, était-il juste de leur en faire grief? Leur sévère critique, le savant J. B. K. Lowenthal lui-même, ne s’était-il pas trompé également, et n’avait-il pas dû, en fin de compte, proclamer son impuissance? Que fallait-il en conclure, sinon que leur bolide était exceptionnel, anormal? Dans ces conditions, une erreur n’était-elle pas des plus naturelles et des plus excusables?

«Certes!» approuvaient les derniers fidèles.

Quant à la Conférence Internationale, pouvait-on imaginer rien de plus inique que son déni de justice? Qu’elle prit les précautions voulues pour sauvegarder le bon ordre financier du monde, soit! Mais comment osait-on nier les droits de l’inventeur du météore? Le bolide ne serait-il pas resté ignoré, et, s’il devait tomber finalement sur la terre, sa chute aurait-elle été prévue, sans cet inventeur qui l’avait signalé à l’attention universelle?

«Et, cet inventeur, c’est moi!» affirmait énergiquement Mr Dean Forsyth.

«C’est moi!» affirmait de son côté le docteur Sydney Hudelson avec une non moindre énergie.

«Certes!» approuvaient derechef les derniers fidèles.

Quelque réconfort que leur approbation apportât aux deux astronomes, elle ne pouvait remplacer les acclamations enthousiastes de la foule. Toutefois, comme il était matériellement impossible de convaincre tous les passants les uns après les autres, force leur était bien de se contenter du modeste encens d’admirateurs très raréfiés.

Les déboires éprouvés ne diminuaient pas leur ardeur, au contraire. Plus on contestait leurs droits sur le bolide, plus ils s’acharnaient à les revendiquer; moins on paraissait prendre au sérieux leur prétention, plus chacun d’eux s’obstinait à affirmer sa qualité de propriétaire unique et exclusif.

Dans un tel état d’esprit, une réconciliation eût été impossible. Aussi, n’y songeait-on pas. Loin de là, chaque jour semblait séparer davantage les deux malheureux fiancés.

MM. Forsyth et Hudelson annonçaient hautement leur intention de protester jusqu’à leur dernier souffle contre la spoliation dont ils s’estimaient victimes et d’épuiser tous les degrés de juridiction. On aurait ainsi un merveilleux spectacle! Mr Forsyth, d’une part, le docteur Hudelson, de l’autre, et, contre eux, le reste du monde. Voilà qui serait un procès grandiose!… si l’on parvenait toutefois à trouver le tribunal compétent.

En attendant, les deux anciens amis transformés en haineux adversaires ne sortaient plus de leurs maisons respectives. Farouches et solitaires, ils passaient leur vie sur la plate-forme de la tour ou sur celle du donjon. De là, il leur était possible de surveiller le météore qui avait ravi leur bon sens et de s’assurer, plusieurs fois par jour, qu’il continuait à tracer sa courbe lumineuse dans les profondeurs du firmament. Ils ne descendaient que rarement de ces hauteurs, où, du moins, ils étaient à l’abri de leur entourage immédiat, dont l’hostilité déclarée ajoutait une amertume aux amertumes dont ils se jugeaient abreuvés.

Francis Gordon, retenu par mille souvenirs d’enfance, n’avait pas abandonné la maison d’Elisabeth street, mais il n’adressait plus la parole à son oncle. On déjeunait, on dînait sans prononcer un seul mot. Mitz elle-même ne desserrant plus les dents et ne donnant plus cours à son éloquence savoureuse, la maison était silencieuse et triste comme un cloître.

Chez le docteur Hudelson, les rapports familiaux n’étaientpas plus agréables. Loo boudait impitoyablement malgré les coups d’œil suppliants de son père; Jenny pleurait intarissablement malgré les exhortations de sa mère. Quant à celle-ci, elle se contentait de soupirer, en espérant du temps un remède à une situation dont le ridicule le disputait à l’odieux.

Mrs Hudelson avait raison, puisque le temps, dit-on, arrange tout. Il faut cependant reconnaître qu’il ne paraissait pas très pressé, cette fois, d’améliorer les affaires de ces deux malheureuses familles. Si Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne restaient pas insensibles à la réprobation qui les entourait chez eux, cette réprobation ne leur causait pas, en effet, un chagrin comparable à celui qu’ils eussent éprouvé en d’autres circonstances. Leur idée fixe les cuirassait d’indifférence contre une émotion qui n’avait pas leur bolide pour objet. Ah! ce bolide!… A lui tout l’amour de leur cœur, toutes les pensées de leur cerveau, toutes les aspirations de leur être!

Avec quelle passion ils lisaient les notes quotidiennes de J.B.K. Lowenthal et les comptes rendus des séances de la Conférence Internationale! Là étaient leurs ennemis communs, et contre eux ils étaient enfin unis dans une haine égale et pareille.

Aussi, bien vive avait été leur satisfaction d’apprendre à quelles difficultés s’étaient heurtées les réunions préparatoires, et plus vive fut-elle encore, quand ils connurent avec quelle lenteur, par quelles voies tortueuses, la Conférence Internationale définitivement constituée s’acheminait vers un accord, qui demeurait problématique et incertain.

Pour employer une expression du langage familier, il y avait, en effet, du tirage à Washington.

Dès sa seconde séance, la Conférence Internationale avait donné l’impression qu’elle ne mènerait pas sans peine ses importants travaux à bonne fin. Malgré l’étude approfondie faite dans le sein des sous-commissions, l’entente parut, dès le début, des plus difficiles à réaliser.

La première proposition ferme qui se fit jour fut de laisser la propriété du bolide au pays qui le recevrait du ciel. C’était ramener la question à une loterie où il n’y aurait eu qu’un seul lot, et quel gros lot!

Cette proposition, faite par la Russie et soutenue par l’Angleterre et par la Chine, États aux vastes territoires, provoqua ce qu’on appelle des «mouvements divers» en style parlementaire. Très indécis, les autres États. On dut suspendre la séance. Il y eut des conciliabules, des intrigues de couloir…Finalement, afin de reculer tout au moins un vote embarrassant, une motion d’ajournement, déposée par la Suisse, réunit la majorité des suffrages.

On ne discuterait donc cette solution que s’il était impossible de s’entendre sur un partage équitable.

Mais comment, en pareille matière, acquérir la notion de ce qui est équitable et de ce qui ne l’est pas? Problème éminemment délicat. Sans qu’une opinion précise à cet égard parvînt à se dégager de la discussion, la Conférence Internationale accumula vainement les séances, dont plusieurs furent tumultueuses à ce point que M. Harvey dut se couvrir et quitter le fauteuil présidentiel.

Si ce geste avait été suffisant jusqu’ici pour calmer l’effervescence de l’Assemblée, en serait-il toujours ainsi? A en juger par la surexcitation des esprits, par la violence des expressions échangées, on pouvait en douter. En vérité, l’énervement général était tel qu’il y avait lieu de prévoir le jour où il faudrait recourir à la force armée, ce qui serait fort dommageable à la majesté des États souverains représentés à la Conférence.

Pourtant, un pareil scandale était dans la logique des choses. Il n’y avait pas de raison pour que l’affolement se calmât. Au contraire, il irait vraisemblablement s’exaspérant de jour en jour, puisque de jour en jour, d’après les notes quotidiennes de J.B.K. Lowenthal, la chute du bolide devait être considérée comme de plus en plus probable.

Après une dizaine de communiqués fort émus, qui relataient à la fois l’ahurissante sarabande du météore et le désespoir de son observateur, celui-ci semblait s’être ressaisi. Tout à coup, dans la nuit du 11 au 12 juin, il avait retrouvé la paix de l’âme, en constatant que le météore, cessant ses pérégrinations fantaisistes, était de nouveau sollicité par une force régulière et constante, qui, pour être inconnue, n’en était plus pour cela contraire à toute raison. Dès cet instant, J.B.K. Lowenthal, se réservant de rechercher plus tard pourquoi ce corps céleste avait été pendant dix jours comme frappé de folie, était revenu à la sérénité qui est l’apanage naturel du mathématicien.

Par lui, l’univers avait été informé sans tarder de ce retour à la normale, et, depuis ce jour-là, ses notes quotidiennes avaient toujours enregistré une perturbation lente du météore, dont l’orbite avait recommencé à s’incliner vers le Nord-Est-Sud-Ouest, et dont la distance à la terre diminuait suivant une progression, dont J. B. K. Lowenthal n’était pas, toutefois,parvenu à déterminer la loi. La probabilité de chute devenait donc de plus en plus grande. Si ce n’était pas une certitude, elle y confinait un peu plus tous les jours.

Quel puissant motif pour la Conférence Internationale de hâter l’achèvement de ses travaux!

Le savant directeur de l’observatoire de Boston, dans ses dernières notes échelonnées du 5 au 14 juillet, se montrait encore plus audacieux dans ses pronostics. Il annonçait en même temps, à mots chaque jour moins couverts, qu’une modification nouvelle et très importante était survenue dans la marche du bolide, et que, selon toute vraisemblance, le public pourrait être bientôt renseigné sur les conséquences qu’il convenait d’en déduire.

C’est précisément à cette date du 14 juillet que la Conférence Internationale arriva au fond d’une impasse. Toutes les combinaisons discutées ayant été successivement repoussées, la matière manquait maintenant à la discussion. Les délégués se regardèrent avec embarras. Par quel bout reprendre une question déjà attaquée sous toutes ses faces sans résultat?

Repoussée dès les premières séances, la répartition des milliards météoriques entre tous les États proportionnellement à leur surface territoriale. Et pourtant, cette combinaison respectait l’équité qu’on proclamait rechercher, les nations à grande superficie ayant plus de besoins et faisant, d’autre part, en consentant au partage, le sacrifice de leurs chances plus nombreuses, ce qui méritait compensation. Cela n’avait pas empêché cette méthode d’être finalement rejetée devant l’opposition invincible des pays à population dense.

Ceux-ci proposèrent aussitôt d’effectuer la répartition, non pas en raison du nombre de kilomètres carrés, mais en raison du nombre des habitants. Ce système, qui avait aussi quelque chose d’équitable, puisqu’il était conforme au grand principe de l’égalité des droits entre les humains, fut combattu par la Russie, le Brésil, la République Argentine et par plusieurs autres contrées à population clairsemée. Le président Harvey, partisan convaincu de la doctrine de Monroë, ne put faire autrement que de se ranger à l’avis exprimé par deux Républiques d’Amérique, et son influence décida du vote. Vingt abstentions et dix-neuf voix hostiles firent pencher la balance du côté de la négative.

Des gouvernements à finances embarrassées, qu’il vaut mieux ne pas désigner plus explicitement, suggérèrent alors qu’il serait équitable de répartir l’or tombé du ciel de tellemanière que le sort de tous les habitants de la planète fût autant que possible équilibré. On objecta immédiatement que ce système, avec ses allures socialistes, constituerait une prime à la paresse et qu’il conduirait à une répartition si compliquée qu’on devait la considérer comme pratiquement irréalisable. Cela n’empêcha pas d’autres orateurs de vouloir compliquer encore, en soutenant, par voie d’amendements, qu’il convenait de tenir compte des trois facteurs: superficie, population et richesse, en attribuant à chacun d’eux un coefficient conforme à l’équité.

L’équité! On n’avait que ce mot-là à la bouche. Il est moins certain qu’elle fût au fond des cœurs, et c’est pourquoi sans doute, tous espérant du temps un avantage quelconque, ces solutions furent rejetées comme les précédentes.

Ce dernier vote fut acquis le 14 juillet, et c’est alors que les délégués se regardèrent avec embarras. On se trouvait en face du néant.

La Russie et la Chine estimèrent le moment opportun pour exhumer la proposition enterrée au début sous une motion d’ajournement, en adoucissant toutefois ce qu’elle avait de trop rigoureux. Ces deux États proposèrent donc que la propriété des milliards célestes fût attribuée à celle des nations dont le territoire serait choisi par le sort, à charge pour elle de verser aux autres pays une indemnité calculée à raison de mille francs par citoyen.

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Peut-être, tant était grande la lassitude, cette solution transactionnelle aurait-elle été votée le soir même, si l’on ne s’était heurté à l’obstruction de la République du Val d’Andorre. Son représentant, M. Ramontcho, entama un interminable discours, qui durerait peut-être encore, si le Président, constatant le vide absolu des banquettes, n’avait pris le parti de lever la séance et de remettre au lendemain la suite de la discussion.

Si la République du Val d’Andorre, dont les préférences étaient acquises à un mode de répartition basé uniquement sur le chiffre de la population, avait cru faire acte de bonne politique en empêchant le vote immédiat sur la proposition de la Russie, la République du Val d’Andorre s’était lourdement trompée. Alors que cette proposition lui assurait encore, dans tous les cas, d’appréciables avantages, elle risquait fort maintenant de ne pas recevoir un centime, fâcheux résultat sur lequel ne comptait pas M. Ramontcho, qui avait perdu là une belle occasion de se taire.

Dès la matinée du lendemain, 15 juillet, il allait se produire, en effet, un événement de nature à discréditer les travaux de la Conférence Internationale et à en compromettre définitivement le succès. S’il avait été possible, tant qu’on était dans l’ignorance du lieu où tomberait le bolide, de discuter tous les modes possibles de répartition, pouvait-on continuer la discussion alors que cette ignorance avait pris fin? N’aurait-on pas eu mauvaise grâce à demander le partage, après le tirage de la loterie, au bénéficiaire du gros lot?

Une chose était certaine, en tout cas, c’est qu’un tel partage ne pourrait plus se faire à l’amiable. Jamais le pays favorisé par le sort n’y consentirait bénévolement. Jamais, désormais, on ne verrait reprendre séance et participer aux travaux de la Conférence Internationale M. de Schnack, délégué du Groenland, l’heureux gagnant à qui, dans sa note quotidienne, J.B.K. Lowenthal attribuait, ce matin-là, les milliards errants.

«Depuis une dizaine de jours, écrivait le savant directeur de l’Observatoire de Boston, nous avons parlé à plusieurs reprises d’un changement important survenu dans la marche du météore. Nous y reviendrons aujourd’hui avec plus de précision, le temps écoulé nous ayant convaincu du caractère définitif de ce changement, et le calcul nous permettant d’en déterminer les conséquences.

«Le changement consiste uniquement en ceci, que, depuis le 5 juillet, la force qui sollicitait le bolide a cessé de se manifester. A partir de ce jour, il n’a plus été constaté la moindre déviation de l’orbite, et le bolide ne s’est rapproché de la terre que dans la mesure stricte qui lui est imposée par les conditions dans lesquelles il se meut. Il en est aujourd’hui distant de cinquante kilomètres environ.

«Si l’influence qui agissait sur le bolide avait disparu quelques jours plus tôt, celui-ci aurait pu, en vertu de la force centrifuge, s’éloigner de notre planète jusqu’à une distance voisine de sa distance primitive. Désormais, il n’en est plus ainsi. La vitesse du météore, réduite par le frottement sur les couches plus denses de l’atmosphère, n’est que précisément suffisante pour le maintenir sur sa trajectoire actuelle. Il s’y maintiendrait donc éternellement, si la cause à laquelle est dû son ralentissement, c’est-à-dire la résistance de l’air, était supprimée. Mais, cette cause étant permanente, on peut considérer comme certain que le bolide tombera.

«Il y a plus. La résistance de l’air étant un phénomène parfaitement étudié et connu, il est possible de tracer dèsaujourd’hui la courbe de chute du météore. Sous réserves de complications inattendues, dont les faits antérieurs nous empêchent de rejeter l’hypothèse, on est dès à présent en état d’affirmer ce qui suit:

«l° Le bolide tombera.

«2° La chute s’effectuera le 19 août entre deux heures et onze heures du matin.

«3° Elle aura lieu dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville d’Upernivik, capitale du Groenland.»

Si le banquier Robert Lecœur était en situation d’avoir connaissance de cette note de J.B.K. Lowenthal, il eut lieu d’être content. En effet, à peine la nouvelle fut-elle répandue, qu’il y eut un effondrement sur tous les marchés, et c’est des quatre cinquièmes de leur valeur que tombèrent les actions des exploitations aurifères de l’Ancien et du Nouveau Continent.

 

 

Chapitre XVI

Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de cette occasion d’aller au Groenland
 et d’assister a la chute de l’extraordinaire météore.

 

e 27 juillet, dans la matinée, une foule nombreuse assistait au départ du steamer Mozik, qui allait quitter Charleston, le grand port de la Caroline du Sud. Telle était l’affluence des curieux désireux de se rendre au Groenland que, depuis plusieurs jours, il n’y avait plus une seule cabine disponible à bord de ce navire de quinze cents tonneaux, bien qu’il ne fût pas le seul à être frété pour cette destination. Nombre d’autres paquebots de différentes nationalités se disposaient à remonter l’Atlantique jusqu’au détroit de Davis et jusqu’à la mer de Baffin, au-delà des limites du Cercle Polaire Arctique.

Cette affluence n’a rien qui doive surprendre dans l’état de surexcitation où se trouvaient les esprits, depuis la communication retentissante de J.B.K. Lowenthal.

Ce savant astronome ne pouvait s’être trompé. Après avoir si durement morigéné MM. Forsyth et Hudelson, il ne se serait pas exposé à encourir les mêmes reproches. Dans des circonstances si exceptionnelles, parler à la légère aurait été inexcusable, et cela l’eût voué à l’indignation publique, il le savait.

On devait donc tenir ses conclusions pour certaines. Ce n’était ni dans les inabordables contrées polaires, ni dans les abîmes des océans, d’où aucun effort humain n’eût pu le retirer, que devait tomber le bolide. Non, c’était sur le sol du Groenland qu’il viendrait s’écraser.

C’était cette vaste région, jadis dépendante du Danemark, et à laquelle ce royaume avait généreusement accordé l’indépendance quelques années avant l’apparition du météore, que lafortune allait favoriser, de préférence à tous les autres États de l’univers.

Il est vrai, immense est cette contrée, dont on ne saurait dire si elle est continent ou île. Il aurait pu arriver que la sphère d’or s’abattît sur un point très éloigné du littoral, à des centaines de lieues vers l’intérieur, et les difficultés eussent été grandes, dans ce cas, pour l’atteindre. Bien entendu, cela va de soi, on aurait vaincu ces difficultés, on aurait bravé les froids arctiques et les tempêtes de neige, et l’on se serait, au besoin, élevé jusqu’au pôle même, à la poursuite de ces milliers de milliards.

Il était, toutefois, fort heureux que l’on ne fût pas obligé à de tels efforts et que le lieu de la chute eût pu être désigné avec autant de précision. Le Groenland suffisait à tout le monde et nul n’enviait la gloire un peu trop froide des Parry, des Nansen, ou autres navigateurs des latitudes hyperboréennes.

Si le lecteur eût pris passage sur le Mozik, au milieu de centaines de passagers, parmi lesquels on comptait quelques femmes, il eût remarqué cinq voyageurs qui ne lui sont pas inconnus. Leur présence, ou tout au moins la présence de quatre de ces passagers, ne l’aurait pas autrement surpris.

L’un était Mr Dean Forsyth qui, en compagnie d’Omicron, voguait loin de la tour d’Elisabeth street; un autre était Mr Sydney Hudelson qui avait quitté le donjon de Moriss street.

Aussitôt que des compagnies de transport bien avisées eurent organisé ces voyages au Groenland, les deux rivaux n’avaient pas hésité à prendre leur billet d’aller et retour. Au besoin, ils eussent affrété chacun un navire à destination d’Upernivik. Évidemment, ils n’avaient pas l’intention de mettre la main sur le bloc d’or, de se l’approprier et de le rapporter à Whaston. Cependant, ils entendaient se trouver là au moment de la chute.

Qui sait, après tout, si le Gouvernement groenlandais, entré en possession du bolide, ne leur attribuerait pas une part de ces milliards tombé du ciel?…

Il va de soi que, à bord du Mozik, Mr Forsyth et le docteur s’étaient soigneusement abstenus de choisir des cabines voisines. Au cours de cette navigation, comme à Whaston, il n’y aurait pas entre eux le moindre rapport.

Mrs Hudelson ne s’était pas opposée au départ de son mari, pas plus que la vieille Mitz n’avait dissuadé son maître d’entreprendre ce voyage. Toutefois, le docteur s’était vu en butte à de si pressantes sollicitations de sa fille aînée qu’il avait fini, le sentiment du chagrin qu’il lui avait causé par son obstination l’incitant d’ailleurs à la faiblesse et à l’indulgence, par consentir à l’emmener. Jenny accompagnait donc son père.

En insistant comme elle l’avait fait, la jeune fille poursuivait un but. Séparée de Francis Gordon depuis les scènes violentes qui avaient définitivement brouillé les deux familles, elle supposait que celui-ci accompagnerait son oncle. Dans ce cas, ce serait encore un bonheur pour les deux fiancés que de vivre si près l’un de l’autre, sans compter que les occasions de se parler et de se joindre ne leur manqueraient sans doute pas au cours du voyage.

L’événement prouva qu’elle avait justement raisonné. Francis Gordon s’était en effet résolu à accompagner son oncle. Assurément, pendant l’absence du docteur, il n’aurait pas voulu transgresser ses ordres formels en se présentant à la maison de Moriss street. Mieux valait donc qu’il prît part au voyage, comme le faisait Omicron, pour s’interposer, le cas échéant, entre les deux adversaires et pour profiter de toute circonstance qui pourrait modifier cette déplorable situation. Peut-être se détendrait-elle d’elle-même, après la chute du bolide, soit qu’il fût devenu propriété de la nation groenlandaise, soit qu’il eût été se perdre dans les profondeurs de l’océan Arctique. J. B. K. Lowenthal, après tout, n’était qu’un homme et, comme tel, sujet à l’erreur. Le Groenland n’est-il pas situé entre deux mers? Il suffirait donc d’une déviation provoquée par quelque circonstance atmosphérique, pour que l’objet de tant de convoitises échappât à l’avidité humaine.

Un personnage que ce dénouement n’eût pas satisfait, c’était M. Ewald de Schnack, le délégué du Groenland à la Commission Internationale, lequel se trouvait présentement au nombre des passagers du Mozik. Son pays allait tout simplement devenir l’État le plus riche du monde. Pour loger tant de trillions, les coffres du Gouvernement ne seraient, ni assez grands, ni assez nombreux. Heureuse nation, où n’existerait plus aucun impôt d’aucune sorte et où serait supprimée l’indigence! Étant donnée la sagesse de la race Scandinave, nul doute que cette énorme masse d’or ne serait écoulée qu’avec une extrême prudence. Il y avait donc lieu d’espérer que le marché monétaire ne subirait pas un trop grand trouble du fait de cette pluie dont Jupiter inonda la belle Danaé, s’il faut en croire les récits mythologiques.

M. de Schnack allait être le héros du bord. Les personnalitésde Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson s’effaçaient devant celle du représentant du Groenland, et c’était dans une haine commune que les deux rivaux se rencontraient envers ce représentant d’un État qui ne leur laissait aucune part – fût-ce seulement une part de vanité – dans leur immortelle découverte.

La traversée de Charleston à la capitale groenlandaise peut être estimée à trois mille trois cents milles, soit plus de six mille kilomètres. Elle devait durer une quinzaine de jours, y compris une relâche à Boston, où le Mozik se réapprovisionnerait de charbon. Quant aux vivres, il en emportait pour plusieurs mois, ainsi que les autres navires ayant même destination, car, par suite de l’affluence des curieux, il eût été impossible d’assurer leur existence à Upernivik.

Le Mozik remonta d’abord vers le Nord, en vue de la côte orientale des États-Unis. Mais, le lendemain du départ, le cap Hatteras, extrême pointe de la Caroline du Nord, laissé en arrière, il mit le cap plus au large.

Au mois de juillet, le ciel est généralement beau dans ces parages de l’Atlantique, et, tant que la brise soufflait de l’Ouest, le steamer, couvert par la côte, glissait sur une mer calme. Parfois, malheureusement, le vent venait du large, et alors roulis et tangage produisaient leurs effets accoutumés.

Si M. de Schnack avait un cœur solide de trillionnaire, il n’en était pas ainsi de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson.

C’était leur début en navigation, et ils payaient largement leur tribut au dieu Neptune. Mais pas un instant ils n’en venaient à regretter de s’être lancés dans une semblable aventure.

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Il est inutile de dire si ces indispositions, qui les réduisaient à l’impuissance, étaient mises à profit par les deux fiancés. Eux ne donnaient point prise au mal de mer. Aussi rattrapaient-ils le temps perdu, pendant que père et oncle geignaient lamentablement sous les coups écœurants de la perfide Amphitrite. Ils ne se quittaient que pour prodiguer leurs soins aux deux malades. Toutefois, ce n’est pas sans quelque raffinement de malice qu’ils s’étaient réparti le travail. Tandis que Jenny offrait ses consolations à Mr Dean Forsyth, c’est du docteur Hudelson que Francis Gordon relevait le courage chancelant.

Lorsque la houle était moins forte, Jenny et lui conduisaient hors de leurs cabines les deux malheureux astronomes, ils les amenaient au grand air surle spardeck, ils les asseyaientchacun sur un fauteuil, pas très loin l’un de l’autre, en ayant soin de diminuer graduellement cette distance.

«Comment allez-vous? disait Jenny en ramenant une couverture sur les jambes de Mr Forsyth.

– J’ai bien mal!» soupirait le malade sans même savoir qui lui parlait.

Et, en accotant le docteur contre des coussins bien disposés:

«Comment cela va-t-il, Mr Hudelson?» répétait Francis d’un ton affable, comme s’il n’eût jamais été congédié de la maison de Moriss street.

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Les deux rivaux restaient là quelques heures, n’ayant qu’une vague conscience de leur voisinage. Pour leur rendre un peu de vie, il fallait que M. de Schnack vînt à passer près d’eux, solide sur ses jambes, sûr de lui comme un gabier qui se rit de la houle, la tête haute de l’homme qui n’a que des rêves d’or, qui voit tout en or. Un mourant éclair passait alors dans les yeux de Mr Forsyth et de Mr Hudelson, qui trouvaient la force de bégayer pour eux-mêmes de haineuses invectives.

«Ce détrousseur de bolides!» murmurait Mr Forsyth.

«Ce voleur de météores!» murmurait Mr Hudelson.

M. de Schnack n’y prenait pas garde; il ne consentait même pas à remarquer leur présence à bord. Il allait et venait dédaigneusement avec l’aplomb d’un homme qui va trouver dans son pays plus d’argent qu’il n’en faudrait pour rembourser cent fois la dette publique du monde entier.

Cependant, la navigation se poursuivait dans des conditions assez heureuses en somme. Il était à croire que d’autres navires, partis des ports de la côte est, remontaient au Nord, en se dirigeant vers le détroit de David, et que d’autres encore, ayant même destination, traversaient en ce moment l’Atlantique.

Le Mozik passa au large de New-York sans s’arrêter, et, cap au Nord-Est, continua sa route vers Boston. Dans la matinée du 30 juillet il vint relâcher devant cette capitale de l’État de Massachusetts. Une journée serait suffisante pour remplir ses soutes, car ce n’est pas au Groenland qu’il aurait pu renouveler son combustible.

Si la traversée n’avait pas été mauvaise, la plupart des passagers cependant venaient d’être éprouvés par le mal de mer. Cinq ou six d’entre eux estimèrent que cela suffisait, et, renonçant au voyage, débarquèrent à Boston. Assurément, ce n’étaient ni Mr Dean Forsyth, ni le docteur Hudelson. Dussent-ils, sous les coups de roulis et de tangage, en arriver à leurdernier souffle, du moins le rendraient-ils en face du météore, objet de leurs vœux passionnés.

Le débarquement de ces quelques passagers moins endurants laissa libres plusieurs des cabines du Mozik. Elles ne manquèrent pas d’amateurs qui en profitèrent pour prendre passage à Boston.

Parmi ceux-ci, on aurait pu remarquer un gentleman de belle allure, qui s’était présenté des premiers pour s’assurer l’une des cabines vacantes. Ce gentleman n’était autre que Mr Seth Stanfort, l’époux de Mrs Arcadia Walker, marié, puis divorcé, dans les conditions que l’on sait, par devant le juge Proth de Whaston.

Après la séparation, qui remontait déjà à plus de deux mois. Mr Seth Stanfort était rentré à Boston. Toujours possédé du goût des voyages, et la note de J.B.K. Lowenthal le forçant à renoncer à celui du Japon, il avait visité les principales villes du Canada: Québec, Toronto, Montréal, Ottawa. Cherchait-il à oublier son ancienne femme? Cela semblait peu probable. Les deux époux s’étaient plu d’abord, ils s’étaient déplu ensuite. Un divorce, aussi original que leur mariage, les avait séparés l’un de l’autre. Tout était dit. Ils ne se reverraient jamais sans doute, ou, s’ils se revoyaient, peut-être ne se reconnaîtraient-ils pas.

Mr Seth Stanfort venait d’arriver à Toronto, la capitale actuelle du Dominion, lorsqu’il eut connaissance de la sensationnelle communication de J.B.K. Lowenthal. Quand bien même la chute aurait dû s’effectuer à quelques milliers de lieues, dans les régions les plus reculées de l’Asie ou de l’Afrique, il aurait fait l’impossible pour s’y rendre. Ce n’est point que ce phénomène météorique l’intéressât autrement, mais assister à un spectacle qui ne compterait qu’un nombre relativement restreint de spectateurs, voir ce que des millions d’êtres humains ne verraient pas, cela était bien pour tenter un aventureux gentleman, grand amateur de déplacements, et auquel sa fortune permettait les plus fantaisistes voyages.

Or, il ne s’agissait pas de partir pour les antipodes. Le théâtre de cette féerie astronomique se trouvait à la porte du Canada.

Mr Seth Stanfort prit donc le premier train qui partait pour Québec, puis, de là, celui qui courait vers Boston à travers les plaines du Dominion et de la Nouvelle-Angleterre.

Quarante-huit heures après l’embarquement de ce gentleman, le Mozik, sans perdre la terre de vue, passa au large dePortsmouth, puis de Portland, à portée des sémaphores. Peut-être étaient-ils en mesure de donner des nouvelles du bolide, que l’on pouvait maintenant apercevoir à l’œil nu lorsque le ciel se dégageait.

Les sémaphores restèrent muets et celui d’Halifax ne fut pas plus loquace, lorsque le steamer se trouva par le travers de ce grand port de la Nouvelle-Ecosse.

Combien les voyageurs durent regretter que la baie de Fundy, entre la Nouvelle-Ecosse et le Nouveau-Brunswich, n’offrît pas d’issue vers l’Est ni vers le Nord! Ils n’auraient pas eu à supporter la houle violente qui les assaillit jusqu’à l’île du Cap Breton. Innombrables étaient les malades, parmi lesquels, malgré les soins de Jenny et de Francis, Mr Forsyth et Mr Hudelson continuaient à se faire remarquer.

Le commandant du Mozik eut pitié de ses passagers si mal en point. Il s’engagea dans le golfe du Saint-Laurent, pour regagner la haute mer par le détroit de Belle-Ile, à l’abri du littoral de Terre-Neuve. Il alla ensuite chercher la côte occidentale du Groenland, en traversant le détroit de Davis dans toute sa largeur. On eut dès lors une navigation plus calme.

Le cap Confort fut signalé dans la matinée du 7 août. La terre groenlandaise se termine un peu plus dans l’Est, au cap Farewel, contre lequel viennent se briser les lames de l’océan Atlantique septentrional. Et avec quelle furie, ils ne le savent que trop les courageux pêcheurs du banc de Terre-Neuve et de l’Islande!

Par bonheur, il n’était point question de remonter le long de la côte est du Groenland. Cette côte est à peu près inabordable. Elle n’offre aucun port de relâche aux bâtiments et les houles de la haute mer la battent de plein fouet. Au contraire, dans le détroit de Davis, les abris ne manquent pas. Soit au fond des fjords, soit derrière les îles, on peut aisément trouver un refuge, et, sauf lorsque les vents du Sud donnent directement, la navigation s’effectue dans des conditions favorables.

La traversée se continua, en effet, sans que les passagers eussent trop à se plaindre.

Cette partie de la côte groënlandaise, depuis le cap Farewel jusqu’à l’île Disko, est généralement bordée par des falaises de roches primitives, d’une altitude considérable, qui arrêtent les vents du large. Même pendant la période hivernale, ce littoral est moins obstrué par les glaces que les courants du pôle amènent de l’océan Boréal.Ce fut dans ces conditions que le Mozik battit de sa rapide hélice les eaux de la baie Gilbert. Il vint relâcher quelques heures à Godthaab où le cuisinier du bord put se procurer du poisson frais en grande quantité. N’est-ce pas, en effet, de la mer que les peuplades groenlandaises tirent leur principale nourriture? Puis il passa successivement à l’ouvert des ports de Holsteinborg et de Christianshaab. Ces bourgades, dont la seconde se dissimule au fond de la baie Disko, sont tellement enfermées dans leurs murailles de roches qu’on ne peut en soupçonner l’existence. Elles constituent d’utiles retraites pour les nombreux pêcheurs qui sillonnent le détroit de Davis et y pourchassent baleines, narvals, morses et phoques, en s’élevant parfois jusqu’aux dernières limites de la mer de Baffin.

L’île Disko, que le steamer atteignit dès les premières heures du 9 août, est la plus importante de toutes celles dont le chapelet s’égrène le long du littoral groenlandais. Cette île aux falaises basaltiques possède un chef-lieu, Godhavn, bâti sur sa côte méridionale. Cette station se compose, non de maisons en pierre, mais de maisons en bois, avec des murs de poutres à peine équarries enduites d’une épaisse couche de goudron qui s’oppose à la pénétration de l’air. Francis Gordon et Seth Stanfort, en leur qualité de passagers que n’hypnotisait pas le météore, furent vivement impressionnés par cette bourgade noirâtre que relevait ça et là la teinte rouge des toitures et des fenêtres. Que devait être la vie pendant les hivers de ce climat? On les eût bien étonnés en leur assurant qu’elle était à peu près celle des familles de Stockholm ou de Copenhague. Certaines maisons, bien que peu meublées, n’y sont point dépourvues de confortable. Elles ont salon, salle à manger, bibliothèque même, car la «haute société», si l’on peut s’exprimer de la sorte, danoise d’origine, n’est pas dépourvue de lettres. L’autorité y est représentée par un délégué du gouvernement dont le siège est à Upernivik.

C’est dans le port de cette ville que le Mozik, après avoir laissé en arrière l’île Disko, vint mouiller le 10 août vers six heures du soir.

 

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