Jules Verne
Le Chancellor
Journal du passager J.-R. Kazallon
(Chapitre XXXIV-XLIV)
Illustré par Riou
Bibliothèque d’Éducation et de Recréation,1875
© Andrzej Zydorczak
– 21 décembre. – Cet incident n’a encore eu aucune conséquence, – aujourd’hui, du moins.
Pendant quelques heures, des spares se montrent de nouveau le long du radeau, et on en peut prendre encore un très-grand nombre. On les empile dans une barrique vide, et ce surcroît de provision nous fait espérer que, du moins, la faim ne nous éprouvera pas.
Le soir est venu, sans apporter sa fraîcheur accoutumée. Ordinairement les nuits sont fraîches sous les tropiques, mais celle-ci menace d’être étouffante, Des masses de vapeur roulent pesamment au-dessus des flots. La lune sera nouvelle à une heure trente minutes du matin. Aussi, l’obscurité est-elle profonde, jusqu’au moment où des éclairs de chaleur, d’une éblouissante intensité, viennent illuminer l’horizon. Ce sont de longues et larges décharges électriques, sans forme déterminée, qui embrasent un vaste espace. Mais, de tonnerre, il n’en est pas question, et on peut même dire que le calme de l’atmosphère est effrayant, tant il est absolu.
Pendant deux heures, cherchant dans l’air quelque bouffée moins ardente, miss Herbey, André Letourneur et moi, nous contemplons ces préliminaires de l’orage qui sont comme un coup d’essai de la nature, et nous oublions la situation présente pour admirer ce sublime spectacle d’un combat de nuages électriques. On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. L’âme des plus farouches est sensible à ces grandes scènes, et je vois les matelots regarder attentivement cette incessante déflagration des nues. Sans doute, ils observent d’un œil inquiet ces «épars», ainsi nommés vulgairement, parce qu’ils ne se fixent sur aucun point de l’espace, annonçant une prochaine lutte des éléments. En effet, que deviendrait le radeau au milieu des fureurs du ciel et de la mer?
Jusqu’à minuit, nous restons assis à l’arrière. Ces effluences lumineuses, dont la nuit double la blancheur, répandent sur nous une teinte livide, semblable à cette couleur spectrale que prennent les objets, quand on les éclaire à la flamme de l’alcool imprégné de sel.
«Avez-vous peur de l’orage, miss Herbey? demande André Letourneur à la jeune fille.
– Non, monsieur, répond miss Herbey, et le sentiment que j’éprouve est plutôt celui du respect. N’est-ce pas l’un des plus beaux phénomènes que nous puissions admirer?
– Rien n’est plus vrai, miss Herbey, reprend André Letourneur, surtout quand le tonnerre gronde. L’oreille peut-elle entendre un bruit plus majestueux? Que sont, auprès, les détonations de l’artillerie, ces fracas secs et sans roulements? Le tonnerre emplit l’âme, et c’est plutôt un son qu’un bruit, un son qui s’enfle et décroît comme la note tenue d’un chanteur. Et, pour tout dire, miss Herbey, jamais la voix d’un artiste ne m’a ému comme cette grande et incomparable voix de la nature.
– Une basse profonde, dis-je en riant.
– En effet, répond André, et puissions-nous l’entendre avant peu, car ces éclairs sans bruit sont monotones!
– Y pensez-vous, mon cher André? ai-je répondu. Subissez l’orage, s’il vient, mais ne le désirez pas.
– Bon! l’orage, c’est du vent!
– Et de l’eau, sans doute, ajoute miss Herbey, l’eau qui nous manque!»
Il y aurait beaucoup à répliquer à ces deux jeunes gens, mais je ne veux pas mêler ma triste prose à leur poésie. Ils contemplent l’orage à un point de vue spécial, et, pendant une heure, je les entends qui le poétisent en l’appelant de tous leurs vœux.
Cependant, le firmament s’est caché peu à peu derrière l’épaisseur des nuages. Les astres s’éteignent un à un au zénith, quelque temps après que les constellations zodiacales ont disparu sous les brumes de l’horizon. Les vapeurs noires et lourdes s’arrondissent au-dessus de nos têtes et voilent les dernières étoiles du ciel, à chaque instant, cette masse jette de grandes lueurs blanchâtres, sur lesquelles se découpent de petits nuages grisâtres.
Tout ce réservoir d’électricité, établi dans les hautes régions de l’atmosphère, s’est vidé sans bruit jusqu’alors. Mais l’air étant très-sec, et, par cela même, mauvais conducteur, le fluide ne pourra s’échapper que par des chocs terribles, et il me paraît impossible que l’orage n’éclate pas bientôt avec une violence extrême.
C’est aussi l’avis de Robert Kurtis et du bosseman. Celui-ci n’a pas d’autre guide que son instinct de marin, qui est infaillible. Quant au capitaine, à cet instinct de «weather-wise»,1 il joint les connaissances d’un savant. Il me montre, au-dessus de nous, une épaisseur de nuages que les météorologistes appellent «cloud-ring»,2 et qui se forme presque uniquement dans les régions de la zone torride, saturées de toute la vapeur d’eau que les alizés apportent des divers points de l’Océan.
«Oui, monsieur Kazallon, me dit Robert Kurtis, nous sommes dans la région des orages, car le vent a repoussé notre radeau jusqu’à cette zone, où un observateur, doué d’organes très-sensibles, entendrait continuellement les roulements du tonnerre. Cette remarque a été faite depuis longtemps déjà, et je la crois juste.
– Il me semble, répondis-je en prêtant l’oreille, entendre ces roulements continus dont vous parlez.
– En effet, dit Robert Kurtis, ce sont les premiers grondements de l’orage, qui, avant deux heures, sera dans toute sa violence. Eh bien! nous serons prêts à le recevoir.»
Aucun de nous ne pense à dormir, et ne le pourrait, car l’air est accablant. Les éclairs s’élargissent, ils se développent à l’horizon sur une étendue de cent à cent cinquante degrés, et embrasent successivement toute la périphérie du ciel, tandis qu’une sorte de clarté phosphorescente se dégage de l’atmosphère.
Enfin, les roulements du tonnerre s’accentuent et deviennent plus pénétrants; mais, si l’on peut s’exprimer ainsi, ce sont encore des bruits ronds, sans angles d’éclat, des grondements que l’écho ne nourrit pas encore. On dirait que la voûte céleste est capitonnée par ces nuages, dont l’élasticité étouffe la sonorité des décharges électriques.
La mer jusqu’ici est restée calme, pesante, stagnante même. Cependant, aux larges ondulations qui commencent à la soulever, les marins ne se méprennent pas. Pour eux, la mer est «entrain de se faire»,et il s’est produit quelque tempête au large, dont elle ressent le contre-coup. Le terrible vent n’est pas loin, et, par mesure de prudence, un navire serait déjà à la cape; mais le radeau ne peut manœuvrer, et il sera réduit à fuir devant le temps.
A une heure du matin, un vif éclair, suivi d’une décharge après un intervalle de quelques secondes, indique que l’orage est presque sur nous. L’horizon disparaît soudain dans une brume humide, et on dirait qu’il fond en grand sur le radeau.
Aussitôt, la voix d’un des matelots se fait entendre:
«La rafale! La rafale!»
– Nuit du 21 au 22 décembre. – Le bosseman se précipite vers la drisse qui soutient la voile, et la vergue est amenée aussitôt. Il était temps, car la rafale passe comme un tourbillon. Sans le cri du matelot qui nous a prévenus, nous aurions été renversés et peut-être précipités à la mer. La tente, à l’arrière, a été emportée du coup.
Mais si le radeau n’a rien à craindre directement du vent, s’il est trop ras pour lui donner prise, il a tout à redouter des lames monstrueuses, soulevées par l’ouragan. Ces lames ont été, pendant quelques minutes, aplaties et comme écrasées sous la pression des couches d’air; puis, elles se sont relevées plus furieusement, et leur hauteur s’accroît en raison même de la compression qu’elles viennent de subir.
Aussitôt, le radeau suit les mouvements désordonnés de cette houle, et s’il ne se déplace pas plus qu’elle, un va-et-vient incessant le fait, du moins, osciller d’un bord sur l’autre et d’avant en arrière.
«Amarrez-vous! amarrez-vous!» nous crie le bosseman, en nous jetant des cordes.
Robert Kurtis est venu à notre aide. Bientôt MM. Letourneur, Falsten et moi, nous sommes solidement attachés au bâtis. Nous ne serons emportés que si le bâtis se brise. Miss Herbey s’est liée par le milieu du corps à l’un des montants qui supportaient la tente, et, à la lueur des éclairs, je vois sa figure toujours sereine.
Maintenant la foudre se manifeste, sans discontinuer, par la lumière et le bruit. Nos oreilles et nos yeux en sont pleins. Un coup de tonnerre n’attend pas l’autre, et un éclair n’est pas éteint qu’un éclair lui succède. Au milieu de ces resplendissantes fulgurations, la voûte de vapeurs semble prendre feu tout entière. On dirait aussi que l’Océan est incendié comme le ciel, et je vois plusieurs éclairs ascendants qui, s’élevant de la crête des lames, vont croiser ceux des nues. Une forte odeur sulfureuse se répand dans l’atmosphère, mais jusqu’alors la foudre nous a épargnés et n’a frappé que les flots.
A deux heures du matin, l’orage est dans toute sa fureur. Le vent est passé à l’état d’ouragan, et la houle, qui est épouvantable, menace de disjoindre le radeau. Le charpentier Daoulas, Robert Kurtis, le bosseman, d’autres matelots, s’emploient à le consolider avec des cordes. D’énormes paquets de mer tombent d’aplomb, et ces pesantes douches nous mouillent jusqu’aux os d’une eau presque tiède. M. Letourneur se jette au-devant de ces lames furieuses, comme pour préserver son fils d’un choc trop violent. Miss Herbey est immobile. On dirait une statue de la résignation.
En ce moment, à la rapide lueur des éclairs, j’aperçois de gros nuages, très-étendus et probablement très-profonds, qui ont pris une couleur roussâtre, et un pétillement, semblable à un feu de mousqueterie, retentit dans l’air. C’est un crépitement particulier, produit par une série de décharges électriques, auxquelles les grêlons servent d’intermédiaires entre les nuages opposés. Et, en effet, par suite de la rencontre d’un nuage orageux et d’un courant d’air froid, la grêle s’est formée et tombe avec une extrême violence. Nous sommes mitraillés par ces grêlons, de la grosseur d’une noix, qui frappent la plate-forme avec une sonorité métallique.
Le météore persiste ainsi pendant une demi-heure et contribue à abattre le vent; mais celui-ci, après avoir sauté à tous les points du compas, reprend ensuite avec une incomparable violence. Le mât du radeau, dont les haubans se rompent, est couché en travers, et on se hâte de le dégager de son emplanture, afin qu’il ne se brise pas par le pied. Le gouvernail est démonté d’un coup de mer, et la godille s’en va en dérive sans qu’il soit possible de la retenir. En même temps, les pavois de bâbord sont arrachés, et les lames se précipitent par cette brèche.
Le charpentier et les matelots veulent réparer l’avarie, mais les secousses les en empêchent, et ils roulent les uns sur les autres, lorsque le radeau, enlevé par de monstrueuses lames, s’incline sous un angle de plus de quarante-cinq degrés. Comment ces hommes ne sont-ils pas emportés? Comment les cordes qui nous retiennent ne cassent-elles pas? Comment ne sommes-nous pas tous jetés à la mer? c’est ce qui ne peut s’expliquer. Quant à moi, il me parait impossible que, dans un de ces mouvements désordonnés, le radeau ne soit pas culbuté, et alors, liés à ces planches, nous périrons dans les convulsions de l’asphyxie!
En effet, vers trois heures du matin, au moment où l’ouragan se déchaîne plus violemment que jamais, le radeau, enlevé sur le dos d’une lame, s’est, pour ainsi dire, placé de champ. Des cris d’effroi s’échappent! Nous allons chavirer!… Non… Le radeau s’est maintenu sur la crête de la lame, à une hauteur inconcevable, et sous l’intense lueur des éclairs qui se croisent en tous sens, effarés, épouvantés, nous avons pu dominer du regard cette mer qui écume comme si elle brisait sur des écueils.
Puis, le radeau reprend presque aussitôt sa position horizontale; mais, pendant ce déplacement oblique, les saisines des barriques ont cassé. J’en ai vu une passer par dessus le bord, et l’autre se défoncer en laissant échapper l’eau qu’elle contient.
Des matelots se précipitent pour retenir le second baril qui renferme les conserves de viande sèche. Mais le pied de l’un d’eux se prend entre les planches disjointes de la plate-forme qui se resserrent, et le malheureux pousse des hurlements de douleur.
Je veux courir à lui, je parviens à dénouer les cordes qui me lient… Il est trop tard, et, dans un éclair éblouissant, je vois l’infortuné, dont le pied s’est dégagé, emporté par un coup de mer qui nous couvre en grand. Son camarade a disparu avec lui, sans qu’il ait été possible de leur porter secours.
Quant à moi, le coup de mer m’a étendu sur la plate-forme, et ma tête ayant porté sur l’angle d’un espar, j’ai perdu connaissance.
– 22 décembre. – Le jour est enfin arrivé, et le soleil a paru entre les derniers nuages que la tempête a laissés derrière elle. Cette lutte des éléments n’a duré que quelques heures, mais elle a été effroyable, et l’air et l’eau se sont heurtés avec une violence sans pareille.
Je n’ai pu indiquer que les incidents principaux, car l’évanouissement qui a suivi ma chute ne m’a pas permis d’observer la fin de ce cataclysme. Je sais seulement que, peu de temps après le coup de mer, l’ouragan s’est calmé sous l’action de violentes averses, et que la tension électrique de l’atmosphère s’est amoindrie. La tempête ne s’est donc pas prolongée au delà de la nuit. Mais en ce court espace de temps, que de dommages elle nous a causés, quelles irréparables pertes, et, par suite, que de misères nous attendent! Nous n’avons pas même pu conserver une goutte de ces torrents d’eau qu’elle a versés!
Je suis revenu à moi, grâce aux soins de MM. Letourneur et de miss Herbey, mais c’est à Robert Kurtis que je dois de ne pas avoir été emporté par un second coup de mer.
L’un des deux matelots qui ont péri pendant la tempête est Austin, jeune homme de vingt-huit ans, bon sujet, actif et courageux. Le second, c’est le vieil Irlandais O’Ready, le survivant de tant de naufrages!
Nous ne sommes plus que seize sur le radeau, c’est-à-dire que près de la moitié de ceux qui se sont embarqués à bord du Chancellor a déjà disparu!
Et maintenant, que nous reste-t-il en fait de vivres?
Robert Kurtis a voulu se rendre un compte exact des approvisionnements. En quoi consistent-ils, et combien de temps dureront-ils?
L’eau ne manquera pas encore, car il en reste dans le fond de la barrique brisée environ quatorze gallons,3 et la seconde barrique est intacte. Mais le baril qui contenait la viande sèche et celui dans lequel était le poisson que nous avions pêché ont été emportés tous deux, et de cette réserve il ne reste absolument rien. Quant au biscuit, Robert Kurtis n’estime pas à plus de soixante livres ce qui a pu être sauvé des atteintes de la mer.
Soixante livres de biscuit pour seize, cela fait huit jours de nourriture, à une demi-livre par personne.
Robert Kurtis nous a fait connaître toute la situation. On l’a écouté en silence. En silence aussi s’est écoulée cette journée du 22 novembre. Chacun s’est replié en lui-même, mais il est évident que les mêmes pensées naissent dans l’esprit de tous. Il me semble que l’on se regarde avec des yeux différents et que le spectre de la faim apparaît déjà. Jusqu’ici, nous n’avons pas encore été absolument privés de boire et de manger. Mais, maintenant, la ration d’eau va être nécessairement réduite, et quant à la ration de biscuit…!
A un certain moment, je me suis approché du groupe des matelots, étendus à l’avant, et j’ai entendu Flaypol dire d’un ton ironique:
«Ceux qui doivent mourir feraient bien de mourir tout de suite.
– Oui, répond Owen! Au moins, ils laisseraient leur part aux autres!»
La journée s’est passée dans un abattement général. Chacun a reçu sa demi-livre de biscuit réglementaire. Les uns l’ont dévorée immédiatement avec une sorte de rage, les autres l’ont prudemment ménagée. Il me semble que l’ingénieur Falsten a divisé sa ration en autant de parts qu’il fait habituellement de repas par jour.
Si un seul doit survivre, Falsten sera celui-là.
– Du 23 au 30 décembre. – Après la tempête, le vent a halé le nord-est, et il se maintient à l’état de belle brise. Il faut en profiter, puisqu’il tend à nous rapprocher de la terre. Le mât, rétabli par les soins de Daoulas, est solidement assujetti, la voile est rehissée dans le bout, et le radeau marche vent arrière à raison de deux milles à deux milles et demi par heure.
On s’est occupé aussi de rajuster une godille, qui est faite au moyen d’un espar et d’une large planche. Elle fonctionne tant bien que mal; mais, sous l’allure que le vent imprime au radeau, il n’est pas besoin d’un grand effort pour le maintenir.
La plate-forme est également réparée avec des coins et des cordes, qui en rapprochent les planches disjointes. Les pavois de tribord, enlevés par la lame, sont remplacés et nous couvrent dés atteintes de la mer. En un mot, tout ce qu’il est possible de faire pour consolider cet assemblage de mâts et de vergues a été fait, mais le pire danger n’est pas là.
Avec le ciel pur est revenue cette chaleur tropicale, dont nous avons tant souffert les jours précédents. Aujourd’hui, elle est heureusement tempérée par la brise. La tente ayant été rétablie à l’arrière du radeau, nous y cherchons un abri tour à tour.
Cependant, l’insuffisance de l’alimentation commence à se faire plus sérieusement sentir. On souffre de la faim, visiblement. Les joues sont creuses, les figures amincies. Chez la plupart de nous, le système nerveux central est directement attaqué, et la constriction de l’estomac produit une sensation douloureuse. Si pour tromper cette faim, si pour l’endormir, nous avions quelque narcotique, opium ou tabac, peut-être serait-elle plus tolérable! Non! tout nous manque!
Un seul de nous échappe à cet impérieux besoin. C’est le lieutenant Walter, en proie à une fièvre intense, et que sa fièvre «nourrit»; mais une soif ardente le torture. Miss Herbey, tout en conservant pour le malade une partie de sa ration, a obtenu du capitaine un supplément d’eau; de quart d’heure en quart d’heure, elle imbibe les lèvres du lieutenant. Walter peut à peine prononcer une parole, et du regard il remercie la charitable jeune fille. Pauvre garçon! il est condamné, et les soins les plus persévérants ne le sauveront pas. Lui, du moins, n’aura plus longtemps à souffrir!
Du reste, il semble aujourd’hui avoir conscience de son état, car il m’appelle d’un signe. Je vais m’asseoir près de lui. Il rassemble alors toutes ses forces, et, à mots entrecoupés, il me dit:
«Monsieur Kazallon, en ai-je pour longtemps?»
Si peu que j’hésite à répondre, Walter le remarque.
«La vérité! reprend-il, la vérité tout entière!
– Je ne suis pas médecin, et je ne saurais…
– N’importe! Répondez-moi, je vous en prie!..»
Je regarde longuement le malade, puis, je pose mon oreille contre sa poitrine. Depuis quelques jours, la phthisie a évidemment fait en lui des progrès effrayants. Il est bien certain que l’un de ses poumons ne fonctionne plus, et que l’autre peut à peine suffire aux besoins de la respiration. Walter est en proie à une fièvre qui doit être le signe d’une fin prochaine dans les affections tuberculeuses.
Que puis-je répondre à la question du lieutenant?
Son regard est si interrogateur que je ne sais que faire, et je cherche quelque réponse évasive!
«Mon ami, lui dis-je, aucun de nous, dans la situation où nous sommes, ne peut compter qu’il a longtemps à vivre! Qui sait si, avant huit jours, tous ceux que le radeau porte…?
– Avant huit jours!» murmure le lieutenant, dont le regard ardent se fixe sur moi.
Puis, il tourne la tête et paraît s’assoupir.
Le 24, le 25, le 26 décembre, aucun changement ne s’est produit dans notre situation. Si improbable que cela paraisse, nous nous habituons à ne pas mourir de faim. Les récits de naufrages ont souvent constaté des faits qui concordent avec ceux que j’observe ici. En les lisant, je les trouvais exagérés. Il n’en était rien, et je vois bien que le défaut de nourriture peut être supporté plus longtemps que je ne le pensais. D’ailleurs, à notre demi-livre de biscuit, le capitaine a cru devoir joindre quelques gouttes de brandevin, et ce régime soutient nos forces plus qu’on ne pourrait l’imaginer. Si nous étions pour deux mois, pour un mois, assurés d’une ration pareille! Mais la réserve s’épuise, et chacun peut déjà prévoir le moment où cette maigre alimentation fera complètement défaut.
Il faut donc, a tout prix, demander à la mer un supplément de nourriture, – ce qui maintenant est bien difficile. Cependant, le bosseman et le charpentier fabriquent de nouvelles lignes avec du filin détordu, et ils les arment de clous arrachés aux planches de la plate-forme.
Quand ces engins sont terminés, le bosseman paraît assez satisfait de son ouvrage.
«Ce ne sont pas de fameux hameçons, ces clous, me dit-il, mais enfin ils crocheraient un poisson tout aussi bien qu’un autre, si l’amorce n’y manquait pas! Or, nous n’avons que du biscuit, et cela ne peut tenir. Le premier poisson pris, je ne serais pas gêné d’amorcer avec sa chair vive. Donc, là est la difficulté: prendre le premier poisson!»
Le bosseman a raison, et il est probable que la pêche sera infructueuse. Enfin, il tente l’aventure, les lignes sont mises à la traîne, mais, comme on pouvait le prévoir, aucun poisson ne «mord». Il est évident, du reste, que ces mers sont peu poissonneuses.
Pendant les journées du 28 et du 29, nos tentatives ont vainement continué. Les morceaux de biscuit avec lesquels les lignes sont amorcées se dissolvent dans l’eau, il faut y renoncer. D’ailleurs, c’est dépenser inutilement cette substance, qui forme notre unique nourriture, et nous en sommes déjà à compter les miettes.
Le bosseman, à bout de ressources, imagine alors de crocher un bout d’étoffe au clou des lignes. Miss Herbey lui donne un morceau du châle rouge qui l’enveloppe. Peut-être ce chiffon, brillant sous les eaux, attirera-t-il quelque poisson vorace?
Ce nouvel essai est fait dans la journée de 30. Pendant plusieurs heures, les lignes sont envoyées par le fond, mais, quand on les retire, le chiffon rouge est toujours intact.
Le bosseman est absolument découragé. Encore une ressource qui manque. Que ne donnerait-on pas pour prendre ce premier poisson qui permettrait peut-être d’en pêcher d’autres!
«Il y aurait bien encore un moyen d’amorcer nos lignes, me dit le bosseman à voix basse.
– Lequel? demandai-je.
– Vous le saurez plus tard!» répond le bosseman, en me regardant d’un air singulier.
Que signifient ces paroles de la part d’un homme qui m’a toujours paru très-réservé? J’y ai songé pendant toute la nuit.
– Du 1er au 5 janvier. – Voilà plus de trois mois que nous avons quitté Charleston sur le Chancellor, et voici vingt jours que nous sommes emportés sur ce radeau, à la merci des vents et des courants! Avons-nous gagné dans l’ouest, vers la côte américaine, ou bien la tempête nous a-t-elle rejetés au large de toute terre? il n’est même plus possible de le constater. Pendant le dernier ouragan qui nous a été si funeste, les instruments du capitaine ont été brisés, malgré toutes les précautions prises. Robert Kurtis n’a plus ni compas pour relever la direction suivie, ni sextant pour prendre hauteur. Sommes-nous à proximité ou à plusieurs centaines de milles d’une côte? On ne peut le savoir, mais il est bien à craindre que, toutes les circonstances ayant été contre nous, nous n’en soyons fort éloignés.
Il y a dans cette ignorance absolue de la situation quelque chose de désespérant, sans doute; mais comme l’espoir n’abandonne jamais le cœur de l’homme, nous nous prenons souvent à croire, contre toute raison, que la côte est proche. Aussi, chacun observe-t-il l’horizon et cherche-t-il à relever sur cette ligne si nette une apparence de terre. A cet égard, nos yeux, à nous, passagers, nous trompent sans cesse et rendent notre illusion plus douloureuse. On croit voir… et il n’y a rien! C’est un nuage, c’est un brouillard, c’est une ondulation de la houle. Aucune terre n’est là, aucun navire ne tranche sur ce périmètre grisâtre, où se confondent la mer et le ciel. Le radeau est toujours le centre de cette circonférence déserte.
Le 1er janvier, nous avons mangé notre dernier biscuit, ou, pour mieux dire, nos dernières miettes de biscuit. Le 1er janvier! Quels souvenirs ce jour nous rappelle, et, par comparaison, qu’il nous paraît lamentable! Le renouvellement de l’année, les vœux que ce «premier de l’an» provoque, les épanchements de la famille qu’il amène, l’espoir dont il remplit le cœur, rien de cela n’est plus fait pour nous! Ces mots: «Je vous souhaite une bonne année!» qui ne se disent qu’en souriant, qui de nous oserait les prononcer? Qui de nous oserait espérer un seul jour pour lui-même?
Et cependant, le bosseman s’est approché de moi, et me regardant d’une façon étrange:
«Monsieur Kazallon, m’a-t-il dit, je vous la souhaite heureuse…
– L’année nouvelle?
– Non! la journée qui commence, et c’est déjà bien de l’aplomb de ma part, car il n’y a plus rien à manger sur le radeau!»
Plus rien, on le sait, et cependant, le lendemain, quand arrive l’heure de la distribution quotidienne, cela nous frappe comme d’un coup nouveau. On ne peut croire à cette disette absolue!
Vers le soir, je ressens des tiraillements d’estomac d’une violence extrême. Ils ont provoqué des bâillements douloureux; puis, ils se sont en partie calmés deux heures après.
Le lendemain, 3, je suis fort surpris de ne pas souffrir davantage. Je sens en moi un vide immense, mais cette sensation est au moins aussi morale que physique. Ma tête, lourde et mal équilibrée, me semble ballotter sur mes épaules, et j’éprouve ces vertiges que donne un abîme, quand on se penche au-dessus.
Mais ces symptômes ne nous sont pas communs à tous. Quelques-uns de mes compagnons souffrent terriblement déjà. Entre autres, le charpentier et le bosseman, qui sont grands mangeurs de leur nature. Les tortures leur arrachent des cris involontaires, et ils sont obligés de se serrer avec une corde. Et nous ne sommes qu’au second jour!
Ah! cette demi-livre de biscuit, cette maigre ration qui nous paraissait naguère si insuffisante, comme notre désir la grossit alors, combien elle était énorme, nous semble-t-il, maintenant que nous n’avons plus rien! Ce morceau de biscuit, si on nous le distribuait encore, si on nous en donnait la moitié, le quart seulement, il ferait notre subsistance de plusieurs jours! On ne le mangerait que miette à miette!
Dans une ville assiégée, réduite à la plus complète disette, on peut encore, dans les décombres, dans les ruisseaux, dans les coins, trouver quelque os décharné, quelque racine de rebut, qui trompe un instant la faim! Mais sur ces planches, que les flots ont tant de fois balayées, dont on a déjà fouillé les interstices, dont on a gratté les angles où le vent avait pu chasser quelques rognures, que chercherait-on encore?
Les nuits sont bien longues à passer, – plus longues que les jours! En vain demande-t-on au sommeil un apaisement momentané! Le sommeil, s’il parvient à nous fermer les yeux, n’est plus qu’un assoupissement fiévreux, gros de cauchemars.
Cette nuit, cependant, succombant à la fatigue, à un moment où ma faim s’endormait aussi, j’ai pu reposer pendant quelques heures.
Le lendemain, à six heures, je suis réveillé par des vociférations qui éclatent sur le radeau. Je me relève subitement, et, à l’avant, j’aperçois le nègre Jynxtrop, les matelots Owen, Flaypol, Wilson, Burke, Sandon, groupés dans l’attitude de l’offensive. Ces misérables se sont emparés des outils du charpentier, hache, tille, ciseaux, et ils menacent le capitaine, le bosseman et Daoulas. Je vais immédiatement me joindre à Robert Kurtis et aux siens. Falsten me suit. Nous n’avons que nos couteaux pour armes, mais nous n’en sommes pas moins résolus à nous défendre.
Owen et sa troupe s’avancent sur nous. Ces malheureux sont ivres. Pendant la nuit, ils ont défoncé le baril de brandevin, et ils ont bu à même.
Que veulent-ils?
Owen et le nègre, les moins ivres de la troupe, les excitent à nous massacrer, et ils obéissent à une sorte de fureur alcoolique.
«A bas Kurtis! s’écrient-ils. A la mer, le capitaine! Owen commandant! Owen commandant!»
Le meneur, c’est Owen, auquel le nègre sert de second. La haine de ces deux hommes contre leurs officiers se manifeste, en ce moment, par un coup de force, qui, réussît-il, ne sauverait cependant pas la situation. Mais leurs partisans, incapables de raisonner, et armés quand nous ne le sommes pas, les rendent redoutables.
Robert Kurtis, les voyant s’avancer, marche à eux, et d’une voix forte:
«Bas les armes! crie-t-il.
– Mort au capitaine!» hurle Owen.
Ce misérable excite ses complices du geste, mais Robert Kurtis, écartant la troupe ivre, va droit à lui.
«Que veux-tu? demande-t-il.
– Plus de commandant sur le radeau! répond Owen! Tous égaux ici!»
Brute stupide! Comme si nous n’étions pas tous égaux devant la misère!
«Owen, dit une seconde fois le capitaine, bas les armes!
– Hardi, vous autres!» s’écrie Owen.
Une lutte s’engage. Owen et Wilson se précipitent sur Robert Kurtis, qui pare les coups avec un bout d’espar, tandis que Burke et Flaypol se jettent sur Falsten et sur le bosseman. J’ai devant moi le nègre Jynxtrop, qui, brandissant une tille, cherche à me frapper. J’essaye de l’entourer de mes bras, afin de paralyser ses mouvements, mais la force musculaire de ce coquin est supérieure à la mienne. Après avoir lutté quelques instants, je sens que je vais succomber, quand Jynxtrop roule sur la plate-forme, m’entraînant avec lui. C’est André Letourneur qui l’a saisi par une jambe et l’a jeté bas.
Cette intervention m’a sauvé. Le nègre, en tombant, a lâché son arme, dont je m’empare, et je vais lui briser la tête… La main d’André m’arrête à mon tour.
En effet, les mutins sont alors refoulés à l’avant du radeau. Robert Kurtis, après avoir esquivé les coups que lui porte Owen, vient de saisir une hache, et, levant la main, il frappe.
Mais Owen se jette de côté, et la hache atteint Wilson en pleine poitrine. Le misérable tombe à la renverse, hors du radeau, et disparaît.
«Sauvez-le! sauvez-le! dit le bosseman.
– Il est mort! répond Daoulas.
– Eh! c’est pour cela!…» s’écrie le bosseman, sans achever sa phrase.
Mais la mort de Wilson termine la lutte. Flaypol et Burke, au dernier degré de l’ivresse, sont couchés sans mouvement, et nous nous précipitons sur Jynxtrop, qui est amarré solidement au pied du mât.
Quant à Owen, il a été maîtrisé par le charpentier et le bosseman. Robert Kurtis s’approche alors et lui dit:
«Prie Dieu, car tu vas mourir!
– Vous avez donc bien envie de me manger!» répond Owen avec une insolence sans égale.
Cette atroce réponse lui sauve la vie. Robert Kurtis rejette la hache qu’il a déjà levée sur Owen, et, tout pâle, il va s’asseoir à l’arrière du radeau.
– 5 et 6 janvier. – Cette scène nous a profondément impressionnés. La réponse d’Owen, étant données les circonstances, est faite pour accabler les plus énergiques.
Dès que mon esprit a repris quelque calme, j’ai vivement remercié le jeune Letourneur, dont l’intervention m’a sauvé la vie.
«Vous me remerciez, répond-il, quand vous devriez peut-être me maudire!
– Vous, André!
– Monsieur Kazallon, je n’ai fait que prolonger vos misères!
– Il n’importe, monsieur Letourneur, dit alors miss Herbey, qui s’est approchée, vous avez fait votre devoir!»
Toujours le sentiment du devoir qui soutient cette jeune fille! Elle est amaigrie par les privations; ses vêtements, déteints par l’humidité, déchirés par les chocs, flottent misérablement, mais pas une plainte ne s’échappe de sa bouche, et elle ne se laissera pas abattre.
« Monsieur Kazallon, me demande-t-elle, nous sommes destinés à mourir de faim?
– Oui, miss Herbey, ai-je répondu presque durement.
– Combien de temps peut-on vivre sans manger?
– Plus longtemps qu’on ne le croit! Peut-être de longs, d’interminables jours!
– Les personnes fortement constituées souffrent davantage, n’est-ce pas? dit-elle encore.
– Oui, mais elles meurent plus vite. C’est une compensation!»
Comment ai-je pu répondre ainsi à cette jeune fille? Quoi! je n’ai pas trouvé un mot d’espoir à lui donner! Je lui ai jeté la vérité brutale à la face! Est-ce que tout sentiment d’humanité s’éteint en moi? André Letourneur et son père, qui m’entendent, me regardent à plusieurs reprises avec leurs grands yeux clairs que la faim dilate. Ils se demandent si c’est bien moi qui parle ainsi.
Quelques instants après, quand nous sommes seuls, miss Herbey me dit à voix basse:
«Monsieur Kazallon, voudrez-vous me rendre un service?
– Oui, miss, ai-je répondu avec émotion, cette fois, et prêt à tout faire pour cette jeune fille.
– Si je meurs avant vous, reprend miss Herbey, – et cela peut arriver, quoi que je sois plus faible, – promettez-moi de jeter mon corps à la mer.
– Miss Herbey, j’ai eu tort…
– Non, non, ajoute-t-elle en souriant à demi, vous avez eu raison de me parler ainsi, mais promettez-moi de faire ce que je vous demande. C’est une faiblesse. Je ne crains rien vivante… mais morte… Promettez-moi de me jeter à la mer.»
J’ai promis, Miss Herbey me tend la main, et je sens ses doigts amaigris presser faiblement les miens.
Une nuit s’est encore passée. Par instants, mes souffrances sont tellement atroces que des cris m’échappent; puis, elles se calment, et je reste plongé dans une sorte de stupeur. Quand je reviens à moi, je m’étonne de retrouver mes compagnons encore vivants.
Celui de nous qui paraît supporter le mieux ces privations, c’est le maître d’hôtel Hobbart, dont il a été peu question jusqu’ici. C’est un petit homme, de physionomie ambiguë, au regard caressant, souriant souvent d’un sourire «qui ne meut que ses lèvres», les yeux habituellement fermés à demi, comme s’il voulait dissimuler ses pensées, et dont toute la personne respire la fausseté. C’est un hypocrite, j’en jurerais. Et en effet, si j’ai dit que les privations semblent avoir moins prise sur lui, ce n’est pas qu’il ne se plaigne. Au contraire, il gémit sans cesse, mais je ne sais pourquoi ses gémissements me paraissent affectés. Nous verrons bien. Je surveillerai cet homme, car j’ai sur lui des soupçons qu’il est bon d’éclaircir.
Aujourd’hui, 6 janvier, M. Letourneur me prend à part, et, m’emmenant à l’arrière du radeau, il manifeste l’intention de me faire une «communication secrète». Il désire n’être ni vu ni entendu.
Je me rends à l’angle de bâbord, et, comme le soir commence à se faire, personne ne peut nous voir.
«Monsieur, me dit à voix basse M. Letourneur, André est bien faible! Mon fils meurt de faim! Monsieur, je ne puis voir cela plus longtemps! Non, je ne puis voir cela!»
M. Letourneur me parle d’un ton où je sens de la colère contenue, et son accent a quelque chose de sauvage. Ah! je comprends tout ce que ce père doit souffrir!
«Monsieur, dis-je en lui prenant la main, ne désespérons pas. Quelque navire…
– Monsieur, reprend le père en m’interrompant, je ne viens pas vous demander des consolations banales. Il ne passera pas de navire, vous le savez bien. Non. Il s’agit d’autre chose. – Depuis combien de temps mon fils, vous-même et les autres, n’avez-vous mangé?»
A cette question qui m’étonne, je réponds:
«C’est le 2 janvier que le biscuit a manqué. Nous sommes au 6 janvier. Voilà donc quatre jours que…
–Que vous n’avez mangé! répond M. Letourneur. – Eh bien, moi, il yen a huit!
– Huit jours!
– Oui! j’ai économisé pour mon fils!»
A ces paroles, des pleurs s’échappent de mes yeux. Je saisis les mains de M. Letourneur… Je puis à peine parler. Je le regarde!… Huit jours!
«Monsieur! lui dis-je enfin, que voulez-vous de moi?
– Chut! Pas si haut! Que personne ne nous entende!
– Mais parlez!…
– Je veux…, dit-il en baissant la voix…, je désire que vous offriez à André…
– Mais, vous-même, ne pouvez-vous…?
– Non! non!… Il croirait que je me suis privé pour lui!… Il me refuserait… Non! il faut que cela vienne de vous…
– Monsieur Letourneur!…
– Par pitié! rendez-moi ce service… le plus grand que je puisse vous demander… D’ailleurs… pour votre peine…»
Ce disant, M. Letourneur me prend la main et la caresse doucement.
« Pour votre peine… Oui… vous en mangerez… un peu!…»
Pauvre père! En l’entendant, je tremble comme un enfant! Tout mon être frémit, et mon cœur bat à se rompre! En même temps, je sens que M. Letourneur me glisse dans la main un petit morceau de biscuit.
«Prenez garde qu’on ne vous voie! me dit-il. Les monstres! Ils vous assassineraient! Il n’y en a que pour un jour… mais demain… je vous en remettrai autant!»
L’infortuné se défie de moi! Et peut-être a-t-il raison, car, lorsque je sens ce morceau de biscuit entre mes mains, je suis sur le point de le porter à ma bouche!
J’ai résisté, et que ceux qui me lisent comprennent tout ce que ma plume ne saurait exprimer ici!
La nuit est venue, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes. Je me glisse près d’André Letourneur, et je lui présente ce petit morceau de biscuit, «comme venant de moi.»
Le jeune homme se jette dessus. Puis:
«Et mon père?» dit-il.
Je lui réponds que M. Letourneur a eu sa part… moi, la mienne,… que demain… les jours suivants, je pourrai sans doute lui en donner encore… qu’il prenne!… qu’il prenne!…
André ne m’a pas demandé d’où me venait ce biscuit, et il l’a porté avidement à ses lèvres.
Et ce soir-là, malgré l’offre de M. Letourneur, je n’ai rien mangé!… rien!
– 7 janvier. – Depuis quelques jours, l’eau de mer qui balaye presque incessamment la plate-forme du radeau, des que la houle s’élève, a mis au vif la peau des pieds et des jambes de quelques-uns des matelots. Owen, que le bosseman a tenu attaché à l’avant depuis la scène de la révolte, est dans un état déplorable. Sur notre demande, ses liens lui sont ôtés. Sandon et Burke ont été aussi rongés par le mordant de ces eaux salines, et nous autres, nous n’avons été préservés jusqu’ici que parce que l’arrière du radeau est moins battu par les lames.
Aujourd’hui, le bosseman, en proie à une fureur famélique, s’est jeté sur des chiffons de voiles, sur des bouts de bois. J’entends encore ses dents qui s’incrustent dans ces substances. Le malheureux, poussé par l’horrible faim, cherche à remplir son estomac pour en distendre la muqueuse. Enfin, à force de chercher, il trouve sur l’un des mâts qui supportent la plate-forme une garniture de cuir. Ce cuir, c’est une matière animale, qu’il arrache, qu’il dévore avec une inexprimable avidité, et il semble que l’absorption de cette matière lui procure quelque soulagement. Tous de l’imiter aussitôt. Un chapeau de cuir bouilli, la visière des casquettes, tout ce qui est substance animale est rongé. C’est un instinct bestial qui nous entraîne et que nul ne peut réprimer. Il semble, en cet instant, que nous n’avons plus rien d’humain. Jamais je n’oublierai cette scène!
Si la faim n’a pas été satisfaite, ses tiraillements, du moins, ont été un instant calmés. Mais quelques-uns de nous n’ont pu supporter cette nourriture révoltante, et ils ont été pris de nausées.
Que l’on me pardonne ces détails! Je ne dois rien cacher de ce que les naufragés du Chancellor ont souffert! On saura, par ce récit, tout ce que des êtres humains peuvent supporter de misères morales et physiques! Que ce soit l’enseignement de ce journal! Je dirai tout, et, malheureusement, je pressens que nous n’avons pas encore atteint le maximum de nos épreuves!
Une remarque que j’ai faite pendant cette scène confirme mes soupçons au sujet du maître d’hôtel. Hobbart, tout en continuant ses gémissements, en les exagérant même, n’y a point pris part à l’entendre, il meurt d’inanition, et à le voir, cependant, on le dirait exempt des tortures communes. Cet hypocrite a-t-il donc une réserve secrète à laquelle il puise encore? Je l’ai déjà surveillé, mais je n’ai rien découvert.
La chaleur est toujours forte et même insoutenable, lorsque la brise ne la tempère pas. La ration d’eau est certainement insuffisante, mais la faim tue en nous la soif. Et quand je me dis que le manque d’eau nous ferait plus souffrir encore que le manque de nourriture, je ne puis le croire ou, du moins, l’imaginer en ce moment. Cependant, cette observation a souvent été faite. Dieu veuille ne pas nous réduire à cette nouvelle extrémité!
Heureusement, il reste quelques pintes de l’eau contenue dans la barrique qui s’est à demi brisée pendant la tempête, et la seconde barrique est encore intacte. Bien que notre nombre ait diminué, le capitaine a réduit, malgré certaines réclamations, la ration quotidienne à une demi-pinte4 par personne. Je l’approuve en ceci.
Quant au brandevin, il n’en reste qu’un quart de gallon, qui a été mis en lieu sûr, à l’arrière du radeau.
Aujourd’hui, 7, vers sept heures et demie du soir, l’un de nous a cessé d’exister. Nous ne sommes plus que quatorze! Le lieutenant Walter a expiré entre mes bras, et ni les soins de miss Herbey, ni les miens n’ont rien pu faire… Il ne souffre plus!
Quelques instants avant de mourir, Walter a remercié mis Herbey et moi d’une voix que nous pouvions à peine entendre:
«Monsieur, a- t-il dit en laissant tomber de sa main tremblante une lettre froissée, cette lettre… de ma mère… je n’ai pas la force… C’est la dernière que j’ai reçue!… Elle me dit: «Je t’attends, mon enfant, je veux te revoir!» Non, mère, tu ne me reverras plus! – Monsieur… cette lettre… Placez-la… sur mes lèvres… là! là… Que je meure en la baisant… Ma mère… mon Dieu!…»
J’ai remis la lettre du lieutenant Walter dans sa main déjà froide, et je l’ai posée sur ses lèvres. Son regard s’est animé un instant, et nous avons entendu comme le faible bruit d’un baiser!
Il est mort, le lieutenant Walter! Dieu ait son âme!
– 8 janvier. – Pendant toute la nuit, je suis resté près du corps de l’infortuné, et, à plusieurs reprises, miss Herbey est venue prier pour le mort.
Quand le jour a paru, le cadavre était entièrement refroidi. J’avais hâte… oui! hâte de le jeter à la mer. J’ai demandé à Robert Kurtis de m’aider dans cette triste opération. Lorsque le corps sera enveloppé de ses misérables vêtements, nous le précipiterons dans les flots, et, grâce à son extrême maigreur, j’espère qu’il ne surnagera pas.
Dès l’aube, Robert Kurtis et moi, tout en prenant certaines précautions pour ne pas être vus, nous enlevons des poches du lieutenant quelques objets qui seront remis à sa mère, si l’un de nous survit.
Au moment de ramener sur le cadavre les vêtements qui vont lui servir de linceul, je ne puis retenir un geste d’horreur.
Le pied droit manque, la jambe n’est plus qu’un moignon sanglant!
Quel est l’auteur de cette profanation? J’ai donc succombé à la fatigue pendant cette nuit, et on a profité de mon sommeil pour mutiler ce corps! Mais qui a fait cela?
Robert Kurtis regarde autour de lui, et ses regards sont terribles. Mais tout est comme d’ordinaire à bord, et te silence n’est interrompu que par quelques gémissements. Peut-être nous épie-t-on! Hâtons-nous de jeter ces restes à la mer pour éviter de plus horribles scènes!
Donc, ayant prononcé quelques prières, nous lançons le cadavre dans les flots, et il s’enfonce immédiatement.
«Tonnerre du ciel! On les nourrit bien, les requins!»
Qui a parlé ainsi? Je me retourne. C’est le nègre Jynxtrop.
Le bosseman est près de moi en ce moment.
«Ce pied, lui dis-je, croyez-vous que ces malheureux?…
– Ce pied?… Ah! oui! me répond le bosseman d’un ton singulier. D’ailleurs, c’était leur droit!
– Leur droit! me suis-je écrié.
– Monsieur, me dit le bosseman, mieux vaut manger un mort qu’un vivant!»
A cette réponse, froidement faite, je ne sais que répondre, et je vais m’étendre à l’arrière duc radeau.
Vers onze heures, un incident heureux s’est produit. Le bosseman, qui a mis, depuis le matin, ses lignes à la traîne, a réussi, cette fois. En effet, trois poissons viennent d’être pris. Ce sont trois gades de grande taille, longs de quatre-vingts centimètres, appartenant à cette espèce qui, séchée, est connue sous le nom de «stokfish».
A peine le bosseman a-t-il halé à bord ces trois poissons, que les matelots se jettent dessus. Le capitaine Kurtis, Falsten, moi, nous nous élançons pour les retenir, et l’ordre est bientôt rétabli. C’est peu, trois gades, pour quatorze personnes, mais enfin chacun en a sa part. Les uns dévorent ces poissons crus, on peut même dire vivants, et ce sont les plus nombreux. Robert Kurtis, André Letourneur et miss Herbey ont la force d’attendre. Ils allument, sur un coin du radeau, quelques morceaux de bois et font griller leur portion. Pour mon compte, je n’ai pas eu ce courage, et j’ai mangé cette chair sanglante!
M. Letourneur n’a pas été plus patient que moi et que tant d’autres. Il s’est jeté comme un loup affamé sur sa part de poisson. Ce malheureux homme, qui n’a pas mangé depuis si longtemps, comment vit-il encore? je ne puis le comprendre.
J’ai dit que la joie du bosseman a été grande, lorsqu’il a retiré ses lignes, et cette joie est même allée jusqu’au délire. Il est certain que si la pêche réussit encore, elle peut nous sauver d’une mort horrible.
Je viens donc causer avec le bosseman, et je l’encourage à renouveler sa tentative.
«Oui! me dit-il, oui… sans doute…je recommencerai… je recommencerai!…
– Et pourquoi ne remettez-vous pas vos lignes à la traîne? ai-je demandé.
– Pas maintenant! me répond-il d’une façon évasive. La nuit est plus favorable que le jour pour la pêche du gros poisson, et il faut ménager nos amorces. Stupides que nous sommes, nous n’avons même pas conservé quelques bribes pour amorcer nos lignes!»
C’est vrai, et la faute est peut-être irrémédiable.
«Cependant, lui dis-je, puisque vous avez réussi une première fois, sans amorce…
– J’en avais.
– Une bonne?
– Excellente, monsieur, puisque les poissons ont mordu!»
Je regarde le bosseman, qui me regarde à son tour.
«Vous reste-t-il encore de quoi amorcer vos lignes? ai-je demandé.
– Oui,» répond le bosseman à voix basse, et il me quitte sans ajouter une parole.
Cependant, cette maigre nourriture nous a rendu quelques forces, et avec elles un peu d’espoir. Nous parlons de la pêche du bosseman, et il nous semble impossible qu’il ne réussisse pas une seconde fois. Le sort se lasserait-il enfin de nous éprouver?
Preuve incontestable qu’une détente s’est produite dans nos esprits, c’est que nous revenons à parler du passé. Notre pensée n’est plus fixée uniquement sur ce présent douloureux et sur l’avenir épouvantable qui nous menace. MM. Letourneur, Falsten, le capitaine et moi, nous rappelons les faits qui se sont accomplis depuis le naufrage. Nous revoyons nos compagnons disparus, les détails de l’incendie, l’échouement du navire, le récif de Ham-Rock, la voie d’eau, cette effrayante navigation dans les hunes, le radeau, la tempête, tous ces incidents qui semblent maintenant si éloignés. Oui! Tout cela s’est passé, et nous vivons encore!
Nous vivons! Est-ce que cela peut s’appeler vivre! De vingt-huit, nous ne sommes plus que quatorze, et bientôt nous ne serons que treize, peut-être!
«Un mauvais nombre! dit le jeune Letourneur, mais nous aurons de la peine à trouver un quatorzième!»
Pendant la nuit du 8 au 9, le bosseman a jeté de nouveau ses lignes, à l’arrière du radeau, et il est resté lui-même à les surveiller, sans vouloir confier ce soin à personne.
Le matin, je vais près de lui. Le jour se lève à peine, et de ses yeux ardents il cherche à percer l’obscurité des eaux. Il ne m’a pas vu, il ne m’a même pas entendu venir.
Je lui touche légèrement l’épaule. Il se retourne vers moi.
« Eh bien, bosseman?
– Eh bien, ces maudits requins ont dévoré mes amorces! répond-il d’une voix sourde.
– Il ne vous en reste plus?
– Non! Et savez-vous ce que cela prouve, monsieur? ajoute-t-il en m’étreignant le bras. Cela prouve qu’il ne faut pas faire les choses à demi…»
Je lui mets la main sur la bouche! J’ai compris!…
Pauvre Walter!
– Du 9 au 10 janvier. – Aujourd’hui, nous sommes repris par le calme. Le soleil est ardent, la brise tombe complètement, et pas une ride ne flétrit les longues ondulations de la mer, qui se soulève insensiblement. S’il n’existe pas quelque courant, dont il nous est impossible de constater la direction, le radeau doit être absolument stationnaire.
J’ai dit que la chaleur est intolérable aujourd’hui. Notre soif, par suite, est plus intolérable encore. L’insuffisance d’eau nous fait souffrir cruellement pour la première fois. Je prévois qu’elle causera des tortures plus insupportables que celles de la faim. Déjà, chez la plupart de nous, la bouche, la gorge, le pharynx sont contractés par la sécheresse, les muqueuses se racornissent sous cet air chaud que l’aspiration leur apporte.
Sur mes instances, le capitaine a modifié, pour cette fois, le régime habituel. Il accorde une double ration d’eau, et nous avons pu nous désaltérer, tant bien que mal, quatre fois dans la journée. Je dis «tant bien que mal», car cette eau, conservée dans le fond de la barrique, bien qu’on l’ait couverte d’une toile, est véritablement tiède.
En somme, la journée est mauvaise. Les matelots, sous l’influence de la faim, s’abandonnent de nouveau au désespoir.
La brise ne s’est point levée avec la lune, qui est presque pleine. Cependant, comme les nuits des tropiques sont fraîches, nous éprouvons quelque soulagement; mais, pendant le jour, la température est insoutenable. Il faut bien admettre, en présence d’une élévation si constante, que le radeau a été entraîné considérablement vers le sud.
Quant à la terre, on ne cherche même pas à en avoir connaissance. Il semble que le globe terrestre ne soit plus qu’une sphère liquide. Toujours et partout cet Océan infini!
Le 10, même calme, même température. C’est une pluie de feu que nous verse le ciel, c’est de l’air embrasé que nous respirons. Notre envie de boire est irrésistible, et nous en arrivons à oublier les tourments de la faim, à attendre avec de furieux désirs le moment où Robert Kurtis distribue les quelques gouttes d’eau de notre ration. Ah! boire à satiété, une fois, dussions-nous épuiser notre réserve, et mourir après!
En ce moment, – il est midi, l’un de nos compagnons vient d’être pris da douleurs aiguës qui lui arrachent des cris. C’est le misérable Owen, qui, couché sur l’avant, se tord au milieu de convulsions épouvantables.
Je me traîne près d’Owen. Quelle qu’ait été sa conduite, l’humanité commande de voir s’il est possible de lui apporter quelque soulagement.
Mais voici que le matelot Flaypol pousse un cri. Je me retourne.
Flaypol est debout, monté sur les ailiers du mât, et sa main se dirige à l’est vers un point de l’horizon.
«Navire!» crie-t-il.
Nous sommes tous sur pied. Un silence absolu règne sur le radeau. Owen, retenant ses cris, se redresse comme les autres.
Dans la direction indiquée par Flaypol apparaît un point blanc, en effet. Mais ce point se déplace-t-il? Est-ce une voile? Qu’en pensent ces marins, dont la vue est si perçante?
J’observe Robert Kurtis, qui, les bras croisés, examine le point blanc. Ses joues sont saillantes, toutes les parties de sa face remontent par suite de la contraction de l’orbiculaire, son sourcil se fronce, ses yeux sont à demi fermés, et il met dans son regard toute la puissance de vision dont il est capable. Si ce point blanc est une voile, il ne s’y trompera pas.
Mais il secoue la tête, et ses bras retombent.
Je regarde. Le point blanc n’est plus là. Ce n’est pas un navire, c’est un reflet quelconque, une crête de lame qui a déferlé, – ou, si c’est un navire, le navire a disparu!
De quel abattement est suivi ce moment d’espoir! Tous, nous avons repris notre place accoutumée. Robert Kurtis reste immobile, mais il n’observe plus l’horizon.
Alors les cris d’Owen recommencent avec plus de violence que jamais. Tout son corps est tordu par une horrible douleur, et son aspect est véritablement effrayant. Sa gorge est rétrécie par une contraction spasmodique, sa langue sèche, son abdomen ballonné, son pouls petit, fréquent, irrégulier. Le malheureux éprouve de violents mouvements convulsifs et même des secousses tétaniques. A ces symptômes, il ne peut y avoir le moindre doute: Owen a été empoisonné par un oxyde de cuivre.
Nous n’avons pas les médicaments nécessaires pour neutraliser les effets de ce poison. Cependant, on peut provoquer des vomissements pour évacuer les matières contenues dans l’estomac d’Owen. L’eau tiède doit amener ce résultat. Je demande à Robert Kurtis un peu d’eau. Le capitaine y consent. Le liquide de la première barrique étant épuisé, je vais puiser à la seconde barrique, qui est encore intacte, quand Owen se redresse sur les genoux, et d’une voix qui n’est plus une voix humaine, crie:
«Non! non! non!»
Pourquoi ce non? Je reviens près d’Owen, et je lui explique ce que je veux faire. Plus énergiquement encore, il me répond qu’il ne veut pas boire de cette eau.
J’essaye alors de provoquer les vomissements du malheureux en lui titillant la luette, et bientôt il rend des matières bleuâtres. Il n’est que trop certain qu’Owen a été empoisonné avec un sulfate de cuivre, avec de la couperose, et, quoi que l’on fasse, Owen est perdu!
Mais comment s’est-il empoisonné? Les vomissements lui ont procuré quelque répit. Il peut enfin parler. Le capitaine et moi, nous l’interrogeons…
Je n’essayerai pas de décrire l’impression qu’a produite sur nous la réponse de ce malheureux!
Owen, poussé par une soif atroce, a volé quelques pintes d’eau de la barrique intacte!… L’eau de cette barrique est empoisonnée!
– Du 11 au 14 janvier. – Owen est mort dans la nuit, au milieu de secousses tétaniques qui ont atteint un rare degré de violence.
Il n’est que trop vrai! La barrique empoisonnée a contenu autrefois de la couperose. C’est un fait évident. Maintenant, par quelle fatalité cette barrique a-t-elle été convertie en une pièce à eau, et par quelle fatalité plus déplorable encore l’a-t-on prise pour l’embarquer sur le radeau?… Peu importe. Ce qui est certain, c’est que nous n’avons plus d’eau.
Le corps d’Owen a dû être jeté à la mer, car il est immédiatement tombé en décomposition. Le bosseman n’aurait même pas pu amorcer ses lignes avec des chairs qui n’avaient plus aucune consistance. La mort de ce misérable ne nous aura pas même été utile!
Tous, nous connaissons la situation telle qu’elle est actuellement, et nous restons silencieux. Que pourrions-nous dire? D’ailleurs, le son de nos voix nous est excessivement pénible à entendre. Devenus très-irritables, il vaut mieux que nous ne parlions plus, car le moindre mot, un regard, un geste peuvent suffire à provoquer des rages qu’il serait impossible de contenir. Je ne comprends pas comment nous ne sommes pas fous déjà!
Le 12 janvier, nous n’avons reçu aucune ration d’eau, la dernière goutte ayant été épuisée la veille. Il n’y a pas un nuage au ciel qui puisse donner un peu de pluie, et un thermomètre marquerait cent quatre degrés5 à l’ombre, – s’il y avait de l’ombre sur ce radeau.
Le 13, même situation. L’eau de mer commence à me ronger les pieds jusqu’au vif, mais j’y prends à peine garde. Quant à l’état de ceux qui étaient affligés de ce mal, il n’a pas empiré.
Ah! cette eau qui nous entoure, quand je songe que en l’évaporant ou en la solidifiant, nous la rendrions potable! Réduite en vapeur ou en glace, elle ne contiendrait plus une molécule de sel, et on pourrait la boire! Mais les appareils manquent, et nous ne pouvons les fabriquer.
Aujourd’hui, au risque d’être dévorés par les requins, le bosseman et deux matelots se sont baignés. Ce bain leur procure quelque soulagement et les rafraîchit dans une certaine mesure. Trois de nos compagnons et moi, – qui savons à peine nager, – nous nous sommes affalés au bout dune corde, et nous sommes restés près d’une demi-heure dans la mer. Pendant ce temps, Robert Kurtis surveillait les flots. Fort heureusement, aucun requin ne s’est approché. Malgré nos instances et en dépit de ses souffrances, miss Herbey n’a pas voulu suivre notre exemple.
Le 14, vers onze heures du matin, le capitaine s’approche de moi et me dit bas à l’oreille:
«Ne faites pas un mouvement qui vous trahisse, monsieur Kazallon. Je puis me tromper, et je neveux pas causer à nos compagnons une désillusion nouvelle.»
Je regarde Robert Kurtis.
«Cette fois, me dit-il, je viens réellement d’apercevoir un navire!»
Le capitaine a bien fait de me prévenir, car je n’aurais pas été maître de mon premier mouvement.
«Regardez, ajouta-t-il. Tenez, par bâbord derrière!»
Je me relève, affectant une indifférence qui est loin de moi, et je parcours l’arc de l’horizon indiqué par Robert Kurtis.
Mes yeux ne sont pas les yeux d’un marin, mais, dans une silhouette à peine distincte, je reconnais un bâtiment sous voile.
Presque aussitôt, le bosseman, dont les regards étaient dirigés de ce côté depuis quelques instants, crie:
«Navire!»
La présence du bâtiment signalé ne produit pas immédiatement l’effet auquel on aurait dû s’attendre. Il ne provoque aucune émotion, soit que l’on ne veuille pas y croire, soit que les forces soient épuisées. Aussi personne ne se relève. Mais le bosseman ayant répété à plusieurs reprises: «Navire! navire!» tous les regards se fixent enfin sur l’horizon.
Cette fois, le fait n’est pas niable. Nous le voyons, ce bâtiment inespéré! Nous verra-t-il?
Cependant, les matelots cherchent à reconnaître la forme et la direction da navire, – sa direction surtout.
Robert Kurtis, après avoir observé avec le plus grand soin, dit:
«Ce navire est un brick qui court au plus près, tribord amures. S’il se maintient pendant deux heures dans cette direction, il coupera nécessairement notre route.»
Deux heures! Deux siècles! Mais la direction du bâtiment peut changer d’un moment à l’autre, d’autant plus que, sous cette allure du plus près, il est possible qu’il ne coure des bordées que pour s’élever au vent. Or, s’il en est ainsi, sa bordée terminée, il prendra ses amures à bâbord et s’éloignera. Ah! s’il marchait vent arrière ou même avec du largue dans ses voiles, nous aurions le droit d’espérer!
Il faut donc se faire voir de ce navire! Il faut, à tout prix, qu’il nous aperçoive! Robert Kurtis ordonne d’employer tous les signaux possibles, car le brick est encore à une douzaine de milles dans l’est, et nos cris ne pourraient être entendus. Nous n’avons aucune arme à feu dont les détonations puissent attirer l’attention. Hissons donc un pavillon quelconque en tête du mât, Le châle de miss Herbey est rouge, et c’est la couleur qui tranche le mieux sur les horizons de la mer et du ciel.
Le châle de miss Herbey est hissé, et une légère brise qui ride en ce moment la surface des flots en développe les plis. De temps en temps, il flotte, et nos cœurs sont remplis d’espoir. Quand un homme se noie, on sait avec quelle énergie il s’accroche au moindre objet qui lui donne un point d’appui. Le pavillon, c’est cet objet pour nous!
Pendant une heure, nous avons passé par mille alternatives. Le brick s’est évidemment rapproché du radeau, mais parfois il semble s’arrêter, et l’on se demande s’il ne va pas virer de bord.
Que ce navire marche lentement! Il porte tout dessus, cependant, ses cacatois, se voiles d’étai, et sa coque est presque visible au-dessus de l’horizon. Mais le vent est faible, et s’il vient à mollir encore!… Nous donnerions des années d’existence pour être plus vieux d’une heure!
Le bosseman et le capitaine estiment, vers midi et demi, que le brick est encore à neuf milles du radeau. Il n’a donc gagné que trois milles dans l’espace d’une heure et demie. C’est à peine si la brise qui passe sur nos têtes arrive jusqu’à lui. Il me semble, maintenant, que ses voiles ne s’arrondissent plus, qu’elles pendent le long des mâts. Je regarde, au vent, si quelque brise se lève, mais les flots sont comme assoupis, et le souffle qui nous a donné tant d’espoir expire au large.
Je me suis placé à l’arrière auprès de MM. Letourneur et de miss Herbey, et nos regards vont incessamment du navire au capitaine. Robert Kurtis est immobile, à l’avant, appuyé au mât, le bosseman près de lui. Leurs yeux ne se détournent pas un instant du brick. Nous lisons sur leur figure, qui ne peut rester impassible, toutes les émotions qu’ils éprouvent. Pas un mot n’est prononcé jusqu’au moment où le charpentier Daoulas s’écrie avec un accent impossible à rendre:
«Il vire!»
Toute notre existence est en ce moment dans nos yeux! Nous nous sommes redressés, les uns à genoux, les autres debout. Un juron formidable s’est échappé de la bouche du bosseman. Ce navire est encore à neuf milles de nous, et de cette distance il n’a pu apercevoir nos signaux! Quant au radeau, ce n’est qu’un point dans l’espace, perdu dans une intense irradiation des rayons solaires. On ne peut le voir! On ne l’a pas vu! Le capitaine de ce navire, quel qu’il soit, s’il nous avait aperçus, aurait-il eu cette inhumanité de fuir sans venir à notre secours? Non! c’est inadmissible! Il ne nous a pas vus!
«Du feu! de la fumée! s’écrie alors Robert Kurtis. Brûlons les planches du radeau! Mes amis! mes amis! C’est notre dernière chance d’être vus!»
Quelques planches sont jetées à l’avant, de manière à former un bûcher. On les allume, non sans peine, car elles sont humides, mais cette humidité rendra leur fumée plus épaisse, par conséquent, plus visible. Bientôt une colonne noirâtre monte droit dans l’air. S’il faisait nuit, si l’obscurité arrivait avant que le brick eût disparu, cette flamme serait visible, même à la distance qui nous sépare de lui!
Mais les heures s’écoulent, le feu s’éteint!…
Dans des circonstances pareilles, pour se résigner, pour se soumettre aux volontés divines, il faut sur soi-même une puissance que je n’ai plus! Non! je ne puis avoir confiance en ce Dieu qui rend nos épreuves plus terribles encore en y mêlant des alternatives d’espoir. Je blasphème, comme a blasphémé le bosseman!.. Une main faible s’appuie sur moi, et miss Herbey me montre le ciel!
Mais c’en est trop! Je ne veux plus rien voir, je me glisse sous la voile, je me cache, des sanglots s’échappent de ma poitrine…
Pendant ce temps, le navire a pris d’autres amures; puis, il s’éloigne lentement dans l’est, et, trois heures après, les yeux les plus perçants n’en pourraient découvrir les hautes voiles au-dessus de l’horizon.
– 15 janvier. – Après ce dernier coup, nous n’avons plus qu’à attendre la mort. Elle sera plus ou moins lente, mais elle viendra.
Aujourd’hui, des nuages se sont levés dans l’ouest, et ils ont apporté quelques bouffées de vent. Aussi la température est-elle un peu plus supportable, et, malgré notre état de prostration, nous subissons cette influence, Ma gorge aspire un air moins sec, mais depuis la pêche du bosseman, c’est-à-dire depuis sept jours, nous n’avons pas mangé. Il n’y a plus rien sur le radeau. J’ai donné hier à André Letourneur le dernier morceau de biscuit que son père eût conservé et qu’il m’a remis en pleurant.
Depuis hier, le nègre Jynxtrop a pu se débarrasser de ses liens, et Robert Kurtis n’a point ordonné de le rattacher. A quoi bon, d’ailleurs! Ce misérable et ses complices sont affaiblis par un long jeûne. Que pourraient-ils tenter maintenant?
Aujourd’hui, plusieurs requins de grande taille se montrent, et nous voyons leurs ailerons noirs fendre les eaux avec une extrême rapidité. Je ne puis m’empêcher de les considérer comme des cercueils vivants, qui engloutiront bientôt nos misérables restes. Ils ne m’effrayent plus, ils m’attirent plutôt. Ils s’approchent jusqu’à raser les bords du radeau, et le bras de Flaypol, qui pendait au dehors, a failli être happé par l’un de ces monstres..
Le bosseman, œil fixe et démesurément ouvert, dents serrées qui apparaissent sous ses lèvres relevées, considère ces requins à un point de vue différent du mien. Il veut les dévorer, et non être dévorés par eux. S’il pouvait en prendre un, il ne ferait pas fi de sa chair coriace. Nous, non plus.
Le bosseman va tenter le coup, et puisqu’il n’a pas d’émerillon auquel il puisse fixer une corde, il saura bien en fabriquer un. Robert Kurtis et Daoulas l’ont compris, et ils tiennent conseil, tout en lançant des bouts d’espars ou de cordages, afin de retenir les squales autour du radeau.
Daoulas est allé prendre sa tille de charpentier, dont il compte faire un émérillon. Soit par son tranchant, soit par la pointe opposée, il est possible que cet outil s’accroche entre les mâchoires d’un requin, si celui-ci l’avale. Quant au manche de la tille, qui est en bois, il est fixé à un fort grelin, frappé lui même sur un des montants du radeau.
Nos désirs sont surexcités par ces apprêts. Nous sommes haletants d’impatience. Par tous les moyens possibles, nous provoquons l’attention des requins, qui ne fuiront plus.
L’emérillon est prêt, mais il n’y a rien pour l’amorcer. Le bosseman, qui va et vient sur le radeau, en se parlant à lui-même, furète dans tous les coins et a l’air de chercher un cadavre parmi nous!…
Il faut donc recourir au moyen qu’il a employé déjà, et le fer de la tille est enveloppé d’un lambeau de laine rouge que fournit encore le châle de miss Herbey.
Mais le bosseman ne veut pas agir sans que toutes les précautions aient été prises. L’émérillon est-il solidement attaché? L’amarrage qui fixe la ligne au radeau tiendra-t-il contre les secousses? Le grelin est-il suffisamment solide pour résister? Le bosseman vérifie ces points importants. Cela fait, il laisse glisser son engin sous les flots.
La mer est transparente, et on distinguerait aisément un objet à cent pieds au-dessous de sa surface. Je vois descendre lentement l’émérillon empaqueté dans ce chiffon rouge, dont la couleur tranche nettement sur la masse bleue des eaux.
Passagers et matelots, nous sommes tous penchés au-dessus des pavois, gardant un profond silence, Mais il semblé que les requins, depuis que cet appât a été offert à leur voracité, aient peu à peu disparu. Cependant, ils ne peuvent être éloignés, et toute proie, quelle qu’elle fût, qui tomberait à cette place, serait dévorée en un instant!
Tout à coup, le bosseman fait un signe de la main. Il montre une énorme masse qui se glisse vers le radeau, en effleurant la surface de la mer. C’est un requin, long de douze pieds, qui a quitté les eaux profondes et nage sur nous en droite ligne.
Lorsque l’animal n’est plus qu’à quatre brasses du radeau, le bosseman retire sa ligne doucement, de manière à amener l’émérillon sur son passage, et il imprime au chiffon rouge un léger mouvement qui lui donne l’apparence d’un objet vivant.
Je sens mon cœur battre avec une violence extrême, comme si ma vie allait se jouer sur un coup!
Cependant, le requin s’approche; ses yeux injectés brillent à la surface des flots, et ses mâchoires, ouvertes démesurément, montrent, quand il se retourne à demi, leur palais payé de dents aiguës.
Un cri se fait entendre!… Le requin s’arrête et disparaît dans la profondeur des eaux.
Qui de nous a poussé ce cri, – involontaire sans doute?
En ce moment, le bosseman se relève, pâle de colère.
«Le premier qui parle, dit-il, je le tue!»
Et il se remet à sa besogne.
Après tout, il a raison, le bosseman!
L’émérillon est redescendu; mais, pendant une demi-heure, aucun requin n’apparaît, et il a fallu immerger l’engin par vingt brasses. Cependant, il me semble qu’à cette profondeur les eaux sont troublées, et que ce trouble indique la présence des squales.
En effet, la ligne éprouvé tout d’un coup une secousse violente, et la corde a quitté les mains du bosseman; mais, solidement retenue aux montants du radeau, elle ne s’est point échappée.
Un requin a mordu et s’est ferré lui-même.
«A l’aide, garçons, à l’aide!» s’écrie le bosseman.
Aussitôt, passagers et marins, nous nous mettons tous sur la ligne. Nos forces sont ranimées par l’espoir, mais c’est à peine si elles suffisent, car le monstre se débat violemment. On hale avec ensemble. Peu à peu, les couches supérieures de la mer s’agitent sous l’énergique battement de la queue et des pectorales du requin. En me penchant, j’aperçois l’énorme corps qui se convulsionne au milieu des flots ensanglantés.
«Hardi! hardi!» crie le bosseman.
Enfin, la tête de l’animal émerge. Par ses mâchoires entr’ouvertes, l’émérillon a pénétré jusqu’au fond de son gosier, et il s’est croché là, sans qu’aucune secousse puisse maintenant l’en dégager. Daoulas saisit sa hache pour l’achever dès qu’il sera au niveau de la plate-forme.
A cet instant, un bruit sec se fait entendre. Le requin a refermé violemment ses mâchoires, qui coupent net le manche de la tille, et il disparaît sous les flots.
Un hurlement de désespoir est sorti de nos poitrines!
Le bosseman, Robert Kurtis, Daoulas ont encore essayé de prendre un de ces requins, bien qu’ils n’aient plus d’emérillon, ni d’outils pour en fabriquer. Ils lancent des cordes à nœuds coulants, mais ces lassos glissent sur la peau gluante des squales. Le bosseman va même jusqu’à tenter de les attirer, en laissant sa jambe nue traîner hors du radeau, au risque d’être amputé d’un coup de dent…
Ces infructueux essais cessent enfin, et chacun regagne sa place pour y attendre une mort que rien ne peut plus désormais conjurer.
Mais je ne me suis pas éloigné si vite que je n’aie entendu le bosseman dire à Robert Kurtis:
«Capitaine, quel jour tirerons-nous au sort?»
Robert Kurtis n’a pas répondu, mais la question est posée.
1 Littéralement: devineur du temps.
2 Nuage en forme d’anneau.
3 65 litres.
4 23 centilitres.
5 Il s’agit du thermomètre Fahrenheit, dont 104 degrés valent 40 degrés centigrades.