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Jules Verne

 

Les tribulations d’un Chinois en Chine

 

(Chapitre XV-XVIII)

 

 

Dessins par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Recréation

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Chapitre XV

Qui réserve certainement une surprise a Kin-Fo et peut-être au lecteur.

 

ien ne s’opposait plus au mariage du riche Kin-Fo, de Shang-Haï, avec l’aimable Lé-ou, de Péking. Dans six jours seulement expirait le délai accordé à Wang pour accomplir sa promesse; mais l’infortuné philosophe avait payé de sa vie sa fuite inexplicable. Il n’y avait plus rien à craindre désormais. Le mariage pouvait donc se faire. Il fut décidé et fixé à ce vingt-cinquième jour de juin dont Kin-Fo avait voulu faire le dernier de son existence!

La jeune femme connut alors toute la situation. Elle sut par quelles phases diverses venait de passer celui qui, refusant une première fois de la faire misérable, et une seconde fois de la faire veuve, lui revenait, libre enfin de la faire heureuse.

Mais Lé-ou, en apprenant la mort du philosophe, ne put retenir quelques larmes. Elle le connaissait, elle l’aimait, il avait été le premier confident de ses sentiments pour Kin-Fo.

«Pauvre Wang! dit-elle. Il manquera bien à notre mariage!

– Oui! pauvre Wang, répondit Kin-Fo, qui regrettait, lui aussi, ce compagnon de sa jeunesse, cet ami de vingt ans. – Et pourtant, ajouta-t-il, il m’aurait frappé comme il avait juré de le faire!

– Non, non! dit Lé-ou en secouant sa jolie tête, et peut-être n’a-t-il cherché la mort dans les flots du Peï-ho que pour ne pas accomplir cette affreuse promesse!»

Hélas! cette hypothèse n’était que trop admissible, que Wang avait voulu se noyer pour échapper à l’obligation de remplir son mandat! A cet égard, Kin-Fo pensait ce que pensait la jeune femme, et il y avait là deux cœurs desquels l’image du philosophe ne s’effacerait jamais.

Il va sans dire qu’à la suite de la catastrophe du, pont de Palikao, les gazettes chinoises cessèrent de reproduire les avis ridicules de l’honorable William J. Bidulph, si bien que la gênante célébrité de Kin-Fo s’évanouit aussi vite qu’elle s’était faite.

Et maintenant, qu’allaient devenir Craig et Fry? Ils étaient bien chargés de défendre les intérêts de la Centenaire jusqu’au 30 juin, c’est-à-dire pendant dix jours encore, mais, en vérité, Kin-Fo n’avait plus besoin de leurs services. Était-il à craindre que Wang attentât à sa personne? Non, puisqu’il n’existait plus. Pouvaient-ils redouter que leur client portât sur lui-même une main criminelle? Pas davantage. Kin-Fo ne demandait maintenant qu’à vivre, à bien vivre, et le plus longtemps possible. Donc, l’incessante surveillance de Fry-Craig n’avait plus de raison d’être.

Mais, après tout, c’étaient de braves gens, ces deux originaux. Si leur dévouement ne s’adressait, en somme, qu’au client de la Centenaire, il n’en avait pas moins été très sérieux et de tous les instants. Kin-Fo les pria donc d’assister aux fêtes de son mariage, et ils acceptèrent.

«D’ailleurs, fit observer plaisamment Fry à Craig, un mariage est quelquefois un suicide!

– On donne sa vie tout en la gardant», répondit Craig avec un sourire aimable.

Dès le lendemain, Nan avait été remplacée dans la maison de l’avenue Cha-Coua par un personnel plus convenable. Une tante de la jeune femme, Mme Lutalou, était venue près d’elle et devait lui tenir lieu de mère jusqu’à la célébration du mariage. Mme Lutalou, femme d’un mandarin de quatrième rang, deuxième classe, à bouton bleu, ancien lecteur impérial et membre de l’Académie des Han-Lin, possédait toutes les qualités physiques et morales exigées pour remplir dignement ces importantes fonctions.

Quant à Kin-Fo, il comptait bien quitter Péking après son mariage, n’étant point de ces Célestials qui aiment le voisinage des cours. Il ne serait véritablement heureux que lorsqu’il verrait sa jeune femme installée dans le riche yamen de Shang-Haï.

Kin-Fo avait donc dû choisir un appartement provisoire, et il avait trouvé ce qu’il lui fallait au Tiène-Fou-Tang, le «Temple du Bonheur Céleste», hôtel et restaurant très confortable, situé près du boulevard de Tiène-Men, entre les deux villes tartare et chinoise. Là furent également logés Craig et Fry, qui, par habitude, ne pouvaient se décider à quitter leur client. En ce qui concerne Soun, il avait repris son service, toujours maugréant, mais en ayant bien soin de regarder s’il ne se trouvait pas en présence de quelque indiscret phonographe. L’aventure de Nan le rendait quelque peu prudent.

Kin-Fo avait eu le plaisir de retrouver à Péking deux de ses amis de Canton, le négociant Yin-Pang et le lettré Houal. D’autre part, il connaissait quelques fonctionnaires et commerçants de la capitale, et tous se firent un devoir de l’assister dans ces grandes circonstances.

Il était vraiment heureux, maintenant, l’indifférent d’autrefois, l’impassible élève du philosophe Wang! Deux mois de soucis, d’inquiétudes, de tracas, toute cette période mouvementée de son existence avait suffi à lui faire apprécier ce qu’est, ce que doit être, ce que peut être le bonheur ici-bas. Oui! le sage philosophe avait raison! Que n’était-il là pour constater une fois de plus l’excellence de sa doctrine!

Kin-Fo passait près de la jeune femme tout le temps qu’il ne consacrait pas aux préparatifs de la cérémonie. Lé-ou était heureuse du moment que son ami était près d’elle. Qu’avait-il besoin de mettre à contribution les plus riches magasins de la capitale pour la combler de cadeaux magnifiques? Elle ne songeait qu’à lui, et se, répétait les sages maximes de la célèbre Pan-Hoei-Pan:

«Si une femme a un mari selon son cœur, c’est pour toute sa vie!

«La femme doit avoir un respect sans bornes pour celui dont elle porte le nom et une attention continuelle sur elle même.

«La femme doit être dans la maison comme une pure ombre et un simple écho.

«L’époux est le ciel de l’épouse.»

Cependant, les préparatifs de cette fête du mariage, que Kin-Fo voulait splendide, avançaient.

Déjà les trente paires de souliers brodés qu’exige le trousseau d’une Chinoise, étaient rangées dans l’habitation de l’avenue de Cha-Coua. Les confiseries de la maison Sinuyane, confitures, fruits secs, pralines, sucres d’orge, sirops de prunelles, oranges, gingembres et pamplemousses, les superbes étoffes de soie, les joyaux de pierres précieuses et d’or finement ciselé, bagues, bracelets, étuis à ongles, aiguilles de tête, etc., toutes les fantaisies charmantes de la bijouterie pékinoise s’entassaient dans le boudoir de Lé-ou.

En cet étrange Empire du Milieu, lorsqu’une jeune fille se marie, elle n’apporte aucune dot. Elle est véritablement achetée par les parents du mari ou par le mari lui-même, et, à défaut de frères, elle ne peut hériter d’une partie de la fortune paternelle que si son père en fait l’expresse déclaration. Ces conditions sont ordinairement réglées par des intermédiaires qu’on appelle «mei-jin», et le mariage n’est décidé que lorsque tout est bien convenu à cet égard.

La jeune fiancée est alors présentée aux parents du mari. Celui-ci ne la voit pas. Il ne la verra qu’au moment où elle arrivera en chaise fermée à la maison conjugale. A cet instant, on remet à l’époux la clef de la chaise. Il en ouvre la porte. Si sa fiancée lui agrée, il lui tend la main; si elle ne lui plaît pas, il referme brusquement la porte, et tout est rompu, à la condition d’abandonner les arrhes aux parents de la jeune fille.

Rien de pareil ne pouvait advenir dans le mariage de Kin-Fo. Il connaissait la jeune femme, il n’avait à l’acheter de personne. Cela simplifiait beaucoup les choses.

Le 25 juin arriva enfin. Tout était prêt.

Depuis trois jours, suivant l’usage, la maison de Lé-ou restait illuminée à l’intérieur. Pendant trois nuits, Mme Lutalou, qui représentait la famille de la future, avait dû s’abstenir de tout sommeil, – une façon de se montrer triste au moment où la fiancée va quitter le toit paternel. Si Kin-Fo avait encore eu ses parents, sa propre maison se fût également éclairée en signe de deuil, «parce que le mariage du fils est censé devoir être regardé comme une image de la mort du père, et que le fils alors semble lui succéder», dit le Hao-Khiéou-Tchouen.

Mais, si ces us ne pouvaient s’appliquer à l’union de deux époux absolument libres de leurs personnes, il en était d’autres dont on avait dû tenir compte.

Ainsi, aucune des formalités astrologiques n’avait été négligée. Les horoscopes, tirés suivant toutes les règles, marquaient une parfaite compatibilité de destinées et d’humeur. L’époque de l’année, l’âge de la lune se montraient favorables. jamais mariage ne s’était présenté sous de plus rassurants auspices.

La réception de la mariée devait se faire à huit heures du soir à l’hôtel du «Bonheur Céleste», c’est-à-dire que l’épouse allait être conduite en grande pompe au domicile de l’époux. En Chine, il n’y a comparution ni devant un magistrat civil, ni devant un prêtre, bonze, lama ou autre.

A sept heures, Kin-Fo, toujours accompagné de Craig et Fry, qui rayonnaient comme les témoins d’une noce européenne, recevait ses amis au seuil de son appartement.

Quel assaut de politesses! Ces notables personnages avaient été invités sur papier rouge, en quelques lignes de caractères microscopiques: «M. Kin-Fo, de Shang-Haï, salue humblement monsieur… et le prie plus humblement encore… d’assister à l’humble cérémonie…» etc.

Tous étaient venus pour honorer les époux, et prendre leur part du magnifique festin réservé aux hommes, tandis que les dames se réuniraient à une table spécialement servie pour elles.

Il y avait là le négociant Yin-Pang et le lettré Houal. Puis, c’étaient quelques mandarins qui portaient à leur chapeau officiel le globule rouge, gros comme un œuf de pigeon, indiquant qu’ils appartenaient aux trois premiers ordres. D’autres, de catégorie inférieure, n’avaient que des boutons bleu opaque ou blanc opaque. La plupart étaient des fonctionnaires civils, d’origine chinoise, ainsi que devaient être les amis d’un Shanghaïen hostile à la race tartare. Tous, en beaux habits, en robes éclatantes, coiffures de fêtes, formaient un éblouissant cortège.

Kin-Fo – ainsi le voulait la politesse – les attendait à l’entrée même de l’hôtel. Dès qu’ils furent arrivés, il les conduisit au salon de réception, après les avoir priés par deux fois de vouloir bien passer devant lui, à chacune des portes que leur ouvraient des domestiques en grande livrée. Il les appelait par leur «noble nom», il leur demandait des nouvelles de leur «noble santé», il s’informait de leurs «nobles familles». Enfin, un minutieux observateur de la civilité puérile et honnête n’aurait pas eu à signaler la plus légère incorrection dans son attitude.

Craig et Fry admiraient ces politesses; mais, tout en admirant, ils ne perdaient pas de vue leur irréprochable client.

Une même idée leur était venue, à tous les deux. Si, par impossible, Wang n’avait pas péri, comme on le croyait, dans les eaux du fleuve?… S’il venait se mêler à ces groupes d’invités?… La vingt-quatrième heure du vingt-cinquième jour de juin – l’heure extrême – n’avait pas sonné encore! La main du Taï-ping n’était pas désarmée! Si, au dernier moment?…

Non! cela n’était pas vraisemblable, mais enfin, c’était possible. Aussi, par un reste de prudence, Craig et Fry regardaient-ils soigneusement tout ce monde… En fin de compte, ils ne virent aucune figure suspecte.

Pendant ce temps, la future quittait sa maison de l’avenue de Cha-Coua, et prenait place dans un palanquin fermé.

Si Kin-Fo n’avait pas voulu prendre le costume de mandarin que tout fiancé a droit de revêtir – par honneur pour cette institution du mariage que les anciens législateurs tenaient en grande estime – Lé-ou s’était conformée aux règlements de la haute société. Avec sa toilette, toute rouge, faite d’une admirable étoffe de soie brodée, elle resplendissait. Sa figure se dérobait, pour ainsi dire, sous un voile de perles fines, qui semblaient s’égoutter du riche diadème dont le cercle d’or bordait son front. Des pierreries et des fleurs artificielles du meilleur goût constellaient sa chevelure et ses longues nattes noires. Kin-Fo ne pouvait manquer de la trouver plus charmante encore, lorsqu’elle descendrait du palanquin que sa main allait bientôt ouvrir.

Le cortège se mit en route. Il tourna le carrefour pour prendre la Grande-Avenue et suivre le boulevard de Tiène-Men. Sans doute, il eût été plus magnifique, s’il se fût agi d’un enterrement au lieu d’une noce, mais, en somme, cela méritait que les passants s’arrêtassent pour le voir passer.

Des amies, des compagnes de Lé-ou suivaient le palanquin, portant en grande pompe les différentes pièces du trousseau. Une vingtaine de musiciens marchaient en avant avec grand fracas d’instruments de cuivre, entre lesquels éclatait le gong sonore. Autour du palanquin s’agitait une foule de porteurs de torches et de lanternes aux mille couleurs. La future restait toujours cachée aux yeux de la foule. Les premiers regards, auxquels la réservait l’étiquette, devaient être ceux de son époux.

Ce fut dans ces conditions, et au milieu d’un bruyant concours de populaire, que le cortège arriva, vers huit heures du soir, à l’hôtel du «Bonheur Céleste».

Kin-Fo se tenait devant l’entrée richement décorée. Il attendait l’arrivée du palanquin pour en ouvrir la porte. Cela fait, il aiderait sa future à descendre, et il la conduirait dans l’appartement réservé, où tous deux salueraient quatre fois le ciel. Puis, tous deux se rendraient au repas nuptial. La future ferait quatre génuflexions devant son mari. Celui-ci, à son tour, en ferait deux devant elle. Ils répandraient deux ou trois gouttes de vin sous forme de libations. Ils offriraient quelques aliments aux esprits intermédiaires. Alors, on leur apporterait deux coupes pleines. Ils les videraient à demi, et, mélangeant ce qui resterait dans une seule coupe, ils y boiraient l’un après l’autre. L’union serait consacrée.

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Le palanquin était arrivé. Kin-Fo s’avança. Un maître de cérémonies lui remit la clef. Il la prit, ouvrit la porte, et tendit la main à la jolie Lé-ou, tout émue. La future descendit légèrement et traversa le groupe des invités, qui s’inclinèrent respectueusement en élevant la main à la hauteur de la poitrine.

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Au moment où la jeune femme allait franchir la porte de l’hôtel, un signal fut donné. D’énormes cerfs-volants lumineux s’élevèrent dans l’espace et balancèrent au souffle de la brise leurs images multicolores de dragons, de phénix et autres emblèmes du mariage. Des pigeons éoliens, munis d’un petit appareil sonore, fixé à leur queue, s’envolèrent et remplirent l’espace d’une harmonie céleste. Des fusées aux mille couleurs partirent en sifflant, et de leur éblouissant bouquet s’échappa une pluie d’or.

Soudain, un bruit lointain se fit entendre sur le boulevard de Tiène-Men. C’étaient des cris auxquels se mêlaient les sons clairs d’une trompette. Puis, un silence se faisait, et le bruit reprenait après quelques instants.

Tout ce brouhaha se rapprochait et eut bientôt atteint la rue où le cortège s’était arrêté.

Kin-Fo écoutait. Ses amis, indécis, attendaient que la jeune femme entrât dans l’hôtel.

Mais, presque aussitôt, la rue se remplit d’une agitation singulière. Les éclats de la trompette redoublèrent en se rapprochant.

«Qu’est-ce donc?» demanda Kin-Fo.

Les traits de Lé-ou s’étaient altérés. Un secret pressentiment accélérait les battements de son cœur.

Tout à coup, la foule fit irruption dans la rue. Elle entourait un héraut à la livrée impériale, qu’escortaient plusieurs tipaos.

Et ce héraut, au milieu du silence général, jeta ces seuls mots, auxquels répondit un sourd murmure:

«Mort de l’impératrice douairière!

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Interdiction! Interdiction!»

Kin-Fo avait compris. C’était un coup qui le frappait directement. Il ne put retenir un geste de colère!

Le deuil impérial venait d’être décrété pour la mort de la veuve du dernier empereur. Pendant un délai que fixerait la loi, interdiction à quiconque de se raser la tête, interdiction de donner des fêtes publiques et des représentations théâtrales, interdiction aux tribunaux de rendre la justice, interdiction de procéder à la célébration des mariages!

Lé-ou, désolée, mais courageuse, pour ne pas ajouter à la peine de son fiancé, faisait contre fortune bon cœur. Elle avait pris la main de son cher Kin-Fo:

«Attendons», lui dit-elle d’une voix qui s’efforçait de cacher sa vive émotion.

Et le palanquin repartit avec la jeune femme pour sa maison de l’avenue de Cha-Coua, et les réjouissances furent suspendues, les tables desservies, les orchestres renvoyés, et les amis du désolé Kin-Fo se séparèrent, après lui avoir fait leurs compliments de condoléance.

C’est qu’il ne fallait pas se risquer à enfreindre cet impérieux décret d’interdiction!

Décidément, la mauvaise chance continuait à poursuivre Kin-Fo. Encore une occasion qui lui était donnée de mettre à profit les leçons de philosophie qu’il avait reçues de son ancien maître!

Kin-Fo était resté seul avec Craig et Fry dans cet appartement désert de l’hôtel du «Bonheur Céleste», dont le nom lui semblait maintenant un amer sarcasme. Le délai d’interdiction pouvait être prolongé suivant le bon plaisir du Fils du Ciel! Et lui qui avait compté retourner immédiatement à Shang-Haï, pour installer sa jeune femme en ce riche yamen, devenu le sien, et recommencer une nouvelle vie dans ces conditions nouvelles!…

Une heure après, un domestique entrait et lui remettait une lettre, qu’un messager venait d’apporter à l’instant.

Kin-Fo, dès qu’il eut reconnu l’écriture de l’adresse, ne put retenir un cri.

La lettre était de Wang, et voici ce qu’elle contenait:

«Ami, je ne suis pas mort, mais, quand tu recevras cette lettre, j’aurai cessé de vivre!

«Je meurs parce que je n’ai pas le courage de tenir ma promesse; mais, sois tranquille, j’ai pourvu à tout. «Lao-Shen, un chef des Taï-ping, mon ancien compagnon, a ta lettre! Il aura la main et le cœur plus fermes que moi pour accomplir l’horrible mission que tu m’avais fait accepter. A lui reviendra donc le capital assuré sur ta tête, que je lui ai délégué, et qu’il touchera, lorsque tu ne seras plus!…

«Adieu! Je te précède dans la mort! A bientôt, ami! Adieu!

«WANG!»

 

 

 

Chapitre XVI

Dans lequel Kin-Fo, toujours célibataire, recommence a courir de plus belle.

 

elle était maintenant la situation faite à Kin-Fo, plus grave mille fois qu’elle ne l’avait jamais été!

Ainsi donc, Wang, malgré la parole donnée, avait senti sa volonté se paralyser, lorsqu’il s’était agi de frapper son ancien élève! Ainsi Wang ne savait rien du changement survenu dans la fortune de Kin-Fo, puisque sa lettre ne le disait pas! Ainsi Wang avait chargé un autre de tenir sa promesse, et quel autre! un Taï-ping redoutable entre tous, qui, lui, n’éprouverait aucun scrupule à accomplir un simple meurtre, dont on ne pourrait même le rendre responsable! La lettre de Kin-Fo ne lui assurait-elle pas l’impunité, et, la délégation de Wang, un capital de cinquante mille dollars!

«Ah! mais je commence à en avoir assez!» s’écria Kin-Fo dans un premier mouvement de colère.

Craig et Fry avaient pris connaissance de la missive de Wang.

«Votre lettre, demandèrent-ils à Kin-Fo, ne porte donc pas le 25 juin comme extrême date?

– Eh non! répondit-il. Wang devait et ne pouvait la dater que du jour de ma mort! Maintenant, ce Lao-Shen peut agir quand il lui plaira, sans être limité par le temps!

– Oh! firent Fry-Craig, il a intérêt à s’exécuter à bref délai.

– Pourquoi?…

– Afin que le capital assuré sur votre tête soit couvert par la police et ne lui échappe pas!»

L’argument était sans réplique.

«Soit, répondit Kin-Fo. Toujours est-il que je ne dois pas perdre une heure pour reprendre ma lettre, dussé-je la payer des cinquante mille dollars garantis à ce Lao-Shen!

– Juste, dit Craig.

– Vrai! ajouta Fry.

– Je partirai donc! On doit savoir où est maintenant ce chef Taï-ping! Il ne sera peut-être pas introuvable comme Wang!»

En parlant ainsi, Kin-Fo ne pouvait tenir en place. Il allait et venait. Cette série de coups de massue, qui s’abattaient sur lui, le mettaient dans un état de surexcitation peu ordinaire.

«Je pars! dit-il! je vais à la recherche de Lao-Shen! Quant à vous, messieurs, faites ce qu’il vous conviendra.

– Monsieur, répondit Fry-Craig, les intérêts de la Centenaire sont plus menacés qu’ils ne l’ont jamais été! Vous abandonner dans ces circonstances serait manquer à notre devoir. Nous ne vous quitterons pas!»

Il n’y avait pas une heure à perdre. Mais, avant tout, il s’agissait de savoir au juste ce que c’était que ce Lao-Shen, et en quel endroit précis il résidait. Or, sa notoriété était telle, que cela ne fut pas difficile.

En effet, cet ancien compagnon de Wang dans le mouvement insurrectionnel des Mang-Tchao, s’était retiré au nord de la Chine, au-delà de la Grande Muraille, vers la partie voisine du golfe de Léao-Tong, qui n’est qu’une annexe du golfe de Pé-Tché-Li. Si le gouvernement impérial n’avait pas encore traité avec lui, comme il l’avait déjà fait avec quelques autres chefs de rebelles qu’il n’avait pu réduire, il le laissait du moins opérer tranquillement sur ces territoires situés au-delà des frontières chinoises, où Lao-Shen, résigné à un rôle plus modeste, faisait le métier d’écumeur de grands chemins! Ah! Wang avait bien choisi l’homme qu’il fallait! Celui-là serait sans scrupules et un coup de poignard de plus ou de moins n’était pas pour inquiéter sa conscience!

Kin-Fo et les deux agents obtinrent donc de très complets renseignements sur le Taï-ping, et apprirent qu’il avait été signalé dernièrement aux environs de Fou-Ning, petit port sur le golfe de Léao-Tong. C’est donc là qu’ils résolurent de se rendre sans plus tarder.

Tout d’abord, Lé-ou fut informée de ce qui venait de se passer. Ses angoisses redoublèrent! Des larmes noyèrent ses beaux yeux. Elle voulut dissuader Kin-Fo de partir! Ne courrait-il pas au-devant d’un inévitable danger? Ne valait-il pas mieux attendre, s’éloigner, quitter le Céleste Empire, au besoin, se réfugier dans quelque partie du monde où ce farouche Lao-Shen ne pourrait l’atteindre?

Mais Kin-Fo fit comprendre à la jeune femme que, de vivre sous cette incessante menace, à la merci d’un pareil coquin, à qui sa mort vaudrait une fortune il n’en pourrait supporter la perspective! Non! Il fallait en finir une fois pour toutes. Kin-Fo et ses fidèles acolytes partiraient le jour même, ils arriveraient jusqu’au Taï-ping, ils rachèteraient à prix d’or la déplorable lettre, et ils seraient de retour à Péking avant même que le décret d’interdiction eût été levé.

«Chère petite sœur, dit Kin-Fo, j’en suis à moins regretter, maintenant, que notre mariage ait été remis de quelques jours! S’il était fait, quelle situation pour vous!

– S’il était fait, répondit Lé-ou, j’aurais le droit et le devoir de vous suivre, et je vous suivrais!

– Non! dit Kin-Fo. J’aimerais mieux mille morts que de, vous exposer à un seul péril!… Adieu, Lé-ou, adieu!…»

Et Kin-Fo, les yeux humides, s’arracha des bras de la jeune femme, qui voulait le retenir.

Le jour même, Kin-Fo, Craig et Fry, suivis de Soun, auquel la malchance ne laissait plus un instant de repos, quittaient Péking et se rendaient à Tong-Tchéou. Ce fut l’affaire d’une heure.

Ce qui avait été décidé, le voici:

Le voyage par terre, à travers une province peu sûre, offrait des difficultés très sérieuses.

S’il ne s’était agi que de gagner la Grande Muraille, dans le nord de la capitale, quels que fussent les dangers accumulés sur ce parcours de cent soixante lis,1 il aurait bien fallu les affronter. Mais ce n’était pas dans le Nord, c’était dans l’Est que se trouvait le port de Fou-Ning. A s’y rendre par mer, on gagnerait temps et sécurité. En quatre ou cinq jours, Kin-Fo et ses compagnons pouvaient l’avoir atteint, et alors ils aviseraient.

Mais trouverait-on un navire en partance pour Fou-Ning? C’est ce dont il convenait de s’assurer, avant toutes choses, chez les agents maritimes de Tong-Tchéou.

En cette occasion, le hasard servit Kin-Fo, que la mauvaise fortune accablait sans relâche. Un bâtiment, en charge pour Fou-Ning, attendait à l’embouchure du Peï-ho.

Prendre un de ces rapides steamboats qui desservent le fleuve, descendre jusqu’à son estuaire, s’embarquer sur le navire en question, il n’y avait pas autre chose à faire.

Craig et Fry ne demandèrent qu’une heure pour leurs préparatifs, et, cette heure, ils l’employèrent à acheter tous les appareils de sauvetage connus, depuis la primitive ceinture de liège jusqu’aux insubmersibles vêtements du capitaine Boyton. Kin-Fo valait toujours deux cent mille dollars. Il s’en allait sur mer, sans avoir à payer de surprimes, puisqu’il avait assuré tous les risques. Or, une catastrophe, pouvait arriver. Il fallait tout prévoir, et, en effet, tout fut prévu.

Donc, le 26 juin, à midi, Kin-Fo, Craig-Fry et Soun s’embarquaient sur le Peï-tang, et descendaient le cours du Peï-ho. Les sinuosités de ce fleuve sont si capricieuses, que son parcours est précisément le double d’une ligne droite qui joindrait Tong-Tchéou à son embouchure; mais il est canalisé, et navigable, par conséquent, pour des navires d’assez fort tonnage. Aussi, le mouvement maritime y est-il considérable, et beaucoup plus important que celui de la grande route, qui court presque parallèlement à lui.

Le Peï-tang descendait rapidement entre les balises du chenal, battant de ses aubes les eaux jaunâtres du fleuve, et troublant de son remous les nombreux canaux d’irrigation des deux rives. La haute tour d’une pagode au delà de Tong-Tchéou fut bientôt dépassée et disparut à l’angle d’un tournant assez brusque.

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A cette hauteur, le Peï-ho n’était pas encore large. Il coulait, ici entre des dunes sablonneuses, là le long des petits hameaux agricoles, au milieu d’un paysage assez boisé, que coupaient des vergers et des haies vives. Plusieurs bourgades importantes parurent, Matao, Hé-Si-Vou, Nane-Tsaë, Yang-Tsoune, où les marées se font encore sentir.

Tien-Tsin se montra bientôt. Là, il y eut perte de temps, car il fallut faire ouvrir le pont de l’Est, qui réunit les deux rives du fleuve, et circuler, non sans peine, au milieu des centaines de navires dont le port est encombré. Cela ne se fit pas sans grandes clameurs, et coûta à plus d’une barque les amarres qui la retenaient dans le courant. On les coupait, d’ailleurs, sans aucun souci du dommage qui pouvait en résulter. De là une confusion, un embarras de bateaux en dérive, qui aurait donne fort à faire aux maîtres de port, s’il y avait eu des maîtres de port à Tien-Tsin.

Pendant toute cette navigation, dire que Craig et Fry, plus sévères que jamais, ne quittaient pas leur client d’une semelle, ce ne serait vraiment pas dire assez.

Il ne s’agissait plus du philosophe Wang, avec lequel un accommodement eût été facile, si l’on avait pu le prévenir, mais bien de Lao-Shen, ce Taï-ping qu’ils ne connaissaient pas, ce qui le rendait bien autrement redoutable. Puisqu’on allait à lui, on aurait pu se croire en sûreté; mais qui prouvait qu’il ne s’était pas déjà mis en route pour rejoindre sa victime! Et alors comment l’éviter, comment le prévenir? Craig et Fry voyaient un assassin dans chaque passager du Peï-tang! Ils ne mangeaient plus, ils ne dormaient plus, ils ne vivaient plus!

Si Kin-Fo, Craig et Fry étaient très sérieusement inquiets, Soun, pour sa part, ne laissait pas d’être horriblement anxieux. La seule pensée d’aller sur mer lui faisait déjà mal au cœur. Il pâlissait à mesure que le Peï-tang se rapprochait du golfe de Pé-Tché-Li. Son nez se pinçait, sa bouche se contractait, et, cependant, les eaux calmes du fleuve n’imprimaient encore aucune secousse au steamboat.

Que serait-ce donc, lorsque Soun aurait à supporter les courtes lames d’une étroite mer, ces lames qui rendent les coups de tangage plus vifs et plus fréquents!

«Vous n’avez jamais navigué? lui demanda Craig.

– Jamais!

– Cela ne va pas? lui demanda Fry.

– Non!

– Je vous engage à redresser la tête, ajouta Craig.

– La tête?…

– Et à ne pas ouvrir la bouche… ajouta Fry.

– La bouche?…»

Là-dessus, Soun fit comprendre aux deux agents qu’il aimait mieux ne pas parler, et il alla s’installer au centre du bateau, non sans avoir jeté sur le fleuve, très élargi déjà, ce regard mélancolique des personnes prédestinées à l’épreuve, un peu ridicule, du mal de mer.

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Le paysage s’était alors modifié dans cette vallée que suivait le fleuve. La rive droite, plus accore, contrastait, par sa berge surélevée, avec la rive gauche, dont la longue grève écumait sous un léger ressac. Au-delà s’étendaient de vastes champs de sorgho, de maïs, de blé, de millet. Ainsi que dans toute la Chine – une mère de famille qui a tant de millions d’enfants à nourrir – il n’y avait pas une portion cultivable de terrain qui fût négligée. Partout des canaux d’irrigation ou des appareils de bambous, sortes de norias rudimentaires, puisaient et répandaient l’eau à profusion. Çà et là, auprès des villages en torchis jaunâtre, se dressaient quelques bouquets d’arbres, entre autres de vieux pommiers, qui n’auraient point déparé une plaine normande. Sur les berges, allaient et venaient de nombreux pêcheurs, auxquels des cormorans servaient de chiens de chasse, ou, mieux, de chiens de pêche. Ces volatiles plongeaient sur un signe de leur maître, et rapportaient les poissons qu’ils n’avaient pu avaler, grâce à un anneau qui leur étranglait à demi le cou. Puis c’étaient des canards, des corneilles, des corbeaux, des pies, des éperviers, que le hennissement du steamboat faisait lever du milieu des hautes herbes.

Si la grande route au long du fleuve, se montrait maintenant déserte, le mouvement maritime du Peï-ho ne diminuait pas. Que de bateaux de toute espèce à remonter ou descendre son cours! Jonques de guerre avec leur batterie barbette, dont la toiture formait une courbe très concave de l’avant à l’arrière, manœuvrées par un double étage d’avirons ou par des aubes mues à main d’homme; jonques de douanes à deux mâts, à voiles de chaloupes, que tendaient des tangons transversaux, et ornées en poupe et en proue de têtes ou de queues de fantastiques chimères; jonques de commerce, d’un assez fort tonnage, vastes coques qui, chargées des plus précieux produits du Céleste Empire, ne craignent pas d’affronter les coups de typhon dans les mers voisines; jonques de voyageurs, marchant à l’aviron ou à la cordelle, suivant les heures de la marée, et faites pour les gens qui ont du temps à perdre; jonques de mandarins, petits yachts de plaisance, que remorquent leurs canots; sampans de toutes formes, voilés de nattes de jonc, et dont les plus petits, dirigés par de jeunes femmes, l’aviron au poing et l’enfant au dos, méritent bien leur nom, qui signifie: trois planches; enfin, trains de bois, véritables villages flottants, avec cabanes, vergers plantés d’arbres, semés de légumes, immenses radeaux, faits avec quelque forêt de la Mantchourie, que les bûcherons ont abattue tout entière!

Cependant, les bourgades devenaient plus rares. On n’en compte qu’une vingtaine entre Tien-Tsin et Takou, à l’embouchure du fleuve. Sur les rives fumaient en gros tourbillons quelques fours à briques, dont les vapeurs salissaient l’air en se mêlant à celles du steamboat. Le soir arrivait, précédé du crépuscule de juin, qui se prolonge sous cette latitude. Bientôt, une succession de dunes blanches, symétriquement disposées et d’un dessin uniforme, s’estompèrent dans la pénombre. C’étaient des «mulons» de sel, recueilli dans les salines avoisinantes. Là s’ouvrait, entre des terrains arides, l’estuaire du Peï-ho, triste paysage, dit M. de Beauvoir, qui est tout sable, tout sel, tout poussière et tout cendre.

Le lendemain, 27 juin, avant le lever du soleil, le Peï-tang arrivait au port de Takou, presque à la bouche du fleuve.

En cet endroit, sur les deux rives, s’élèvent les forts du Nord et du Sud, maintenant ruinés, qui furent pris par l’armée anglo-française, en 1860. Là s’était faite la glorieuse attaque du général Collineau, le 24 août de la même année; là, les canonnières avaient forcé l’entrée du fleuve; là, s’étend une étroite bande de territoire, à peine occupée, qui porte le nom de concession française; là, se voit encore le monument funéraire sous lequel sont couchés les officiers et les soldats morts dans ces combats mémorables.

Le Peï-tang ne devait pas dépasser la barre. Tous les passagers durent donc débarquer à Takou. C’est une ville assez importante déjà, dont le développement sera considérable, si les mandarins laissent jamais établir une voie ferrée qui la relie à Tien-Tsin.

Le navire en charge pour Fou-Ning devait mettre à la voile le jour même. Kin-Fo et ses compagnons n’avaient pas une heure à perdre. Ils firent donc accoster un sampan, et, un quart d’heure après, ils étaient à bord de la Sam-Yep.

 

 

 

Chapitre XVII

Dans lequel la valeur marchande de Kin-Fo est encore une fois compromise.

 

uit jours auparavant, un navire américain était, venu mouiller au port de Takou. Frété par la sixième compagnie chîno-californienne, il avait été chargé au compte de l’agence Fouk-Ting-Tong, qui est installée dans le cimetière de Laurel-Hill, de San-Francisco.

C’est là que les Célestials, morts en Amérique, attendent le jour du rapatriement, fidèles à leur religion, qui leur ordonne de reposer dans la terre natale.

Ce bâtiment, à destination de Canton, avait pris, sur l’autorisation écrite de l’agence, un chargement de deux cent cinquante cercueils, dont soixante-quinze devaient être débarqués à Takou pour être réexpédiés aux provinces du nord.

Le transbordement de cette partie de la cargaison s’était fait du navire américain au navire chinois, et, ce matin même, 27 juin, celui-ci appareillait pour le port de Fou-Ning.

C’était sur ce bâtiment que Kin-Fo et ses compagnons avaient pris passage. Ils ne l’eussent pas choisi, sans doute; mais, faute d’autres navires en partance pour le golfe de Léao-Tong, ils durent s’y embarquer. Il ne s’agissait, d’ailleurs, que d’une traversée de deux ou trois jours au plus, et très facile à cette époque de l’année.

La Sam-Yep était une jonque de mer, jaugeant environ trois cents tonneaux.

Il en est de mille et au-dessus, avec un tirant d’eau de six pieds seulement, qui leur permet de franchir la barre des fleuves du Céleste Empire. Trop larges pour leur longueur, avec un bau du quart de la quille, elles marchent mal, si ce n’est au plus près, parait-il, mais elles virent sur place, en pivotant comme une toupie, ce qui leur donne avantage sur des bâtiments plus fins de lignes. Le safran de leur énorme gouvernail est percé de trous, système très préconisé en Chine, dont l’effet parait assez contestable. Quoi qu’il en soit, ces vastes navires affrontent volontiers les mers riveraines. On cite même une de ces jonques, qui, nolisée par une maison de Canton, vint, sous le commandement d’un capitaine américain, apporter à San-Francisco une cargaison de thé et de porcelaines. Il est donc prouvé que ces bâtiments peuvent bien tenir la mer, et les hommes compétents sont d’accord sur ce point, que les Chinois font des marins excellents.

 La Sam-Yep, de construction moderne, presque droite de l’avant à l’arrière, rappelait par son gabarit la forme des coques européennes. Ni clouée ni chevillée, faite de bambous cousus, calfatée d’étoupe et de résine du Cambodje, elle était si étanche, qu’elle ne possédait pas même de pompe de cale. Sa légèreté la faisait flotter sur l’eau comme un morceau de liège. Une ancre, fabriquée d’un bois très dur, un gréement en fibres de palmier, d’une flexibilité remarquable, des voiles souples, qui se manœuvraient du pont, se fermant ou s’ouvrant à la façon d’un éventail, deux mâts disposés comme le grand mât et le mât de misaine d’un lougre, pas de tape-cul, pas de focs, telle était cette jonque, bien comprise, en somme, et bien appareillée pour les besoins du petit cabotage.

Certes, personne, à voir la Sam-Yep, n’eût deviné que ses affréteurs l’avaient transformée, cette fois, en un énorme corbillard.

En effet, aux caisses de thé, aux ballots de soieries, aux pacotilles de parfumeries chinoises, s’était substituée la cargaison que l’on sait. Mais la jonque n’avait rien perdu de ses vives couleurs. A ses deux rouffles de l’avant et de l’arrière se balançaient oriflammes et houppes multicolores. Sur sa proue s’ouvrait un gros œil flamboyant, qui lui donnait l’aspect de quelque gigantesque animal marin. A la pomme de ses mâts, la brise déroulait l’éclatante étamine du pavillon chinois. Deux caronades allongeaient au-dessus du bastingage leurs gueules luisantes, qui réfléchissaient comme un miroir les rayons solaires. Utiles engins dans ces mers encore infestées de pirates! Tout cet ensemble était gai, pimpant, agréable au regard. Après tout, n’était-ce pas un rapatriement qu’opérait la Sam-Yep, – un rapatriement de cadavres, il est vrai, mais de cadavres satisfaits!

Ni Kin-Fo ni Soun ne pouvaient éprouver la moindre répugnance à naviguer dans ces conditions. Ils étaient trop Chinois pour cela. Craig et Fry, semblables à leurs compatriotes américains, qui n’aiment pas à transporter ce genre de cargaison, eussent sans doute préféré tout autre navire de commerce, mais ils n’avaient pas eu le choix.

Un capitaine et six hommes, composant l’équipage de la jonque, suffisaient aux manœuvres très simples de la voilure. La boussole, dit-on, à été inventée en Chine. Cela est possible, mais les caboteurs ne s’en servent jamais et naviguent au juger. C’est bien ce qu’allait faire le capitaine Yin, commandant la Sam-Yep, qui comptait, d’ailleurs, ne point perdre de vue le littoral du golfe.

Ce capitaine Yin, un petit homme à figure riante, vif et loquace, était la démonstration vivante de cet insoluble problème du mouvement perpétuel. Il ne pouvait tenir en place. Il abondait en gestes. Ses bras, ses mains, ses yeux parlaient encore plus que sa langue, qui, cependant, ne se reposait jamais derrière ses dents blanches. Il bousculait ses hommes, il les interpellait, il les injuriait; mais, en somme, bon marin, très pratique de ces côtes, et manœuvrant sa jonque comme s’il l’eût tenue entre les doigts. Le haut prix que Kin-Fo payait pour ses compagnons et lui n’était pas pour altérer son humeur joviale. Des passagers qui venaient de verser cent cinquante taëls2 pour une traversée de soixante heures, quelle aubaine, surtout s’ils ne se montraient pas plus exigeants pour le confort et la nourriture que leurs compagnons de voyage, emboîtés dans la cale!

Kin-Fo, Craig et Fry avaient été logés, tant bien que mal, sous le rouffle de l’arrière, Soun dans celui de l’avant.

Les deux agents, toujours en défiance, s’étaient livrés à un minutieux examen de l’équipage et du capitaine. Ils ne trouvèrent rien de suspect dans l’attitude de ces braves gens. Supposer qu’ils pouvaient être d’accord avec Lao-Shen, c’était hors de toute vraisemblance, puisque le hasard seul avait mis cette jonque à la disposition de leur client, et comment le hasard eût-il été le complice du trop fameux Taï-ping! La traversée, sauf les dangers de mer, devait donc interrompre pour quelques jours leurs quotidiennes inquiétudes. Aussi laissèrent-ils Kin-Fo plus à lui-même.

Celui-ci, du reste, n’en fut pas fâché. Il s’isola dans sa cabine et s’abandonna à «philosopher» tout à son aise. Pauvre homme, qui n’avait pas su apprécier son bonheur, ni comprendre ce que valait cette existence, exempte de soucis, dans le yamen de Shang-Haï, et que le travail aurait pu transformer! Qu’il rentrât dans la possession de sa lettre, et l’on verrait si la leçon lui aurait profité, si le fou serait devenu sage!

Mais, cette lettre lui serait-elle enfin restituée! Oui, sans aucun doute, puisqu’il mettrait le prix à sa restitution. Ce ne pouvait être pour ce Lao-Shen qu’une question d’argent! Toutefois, il fallait le surprendre et ne point être surpris! Grosse difficulté. Lao-Shen devait se tenir au courant de tout ce que faisait Kin-Fo; Kin-Fo ne savait rien de ce que faisait Lao-Shen. De là, danger très sérieux, dès que le client de Craig-Fry aurait débarqué dans la province qu’exploitait le Taï-ping. Tout était donc là: le prévenir. Très évidemment, Lao-Shen aimerait mieux toucher cinquante mille dollars de Kin-Fo vivant que cinquante mille dollars de Kin-Fo mort. Cela lui épargnerait un voyage à Shang-Haï et une visite aux bureaux de la Centenaire, qui n’auraient peut-être pas été sans danger pour lui, quelle que fût la longanimité du gouvernement à son égard.

Ainsi songeait le bien métamorphosé Kin-Fo, et l’on peut croire que l’aimable jeune veuve de Péking prenait une grande place dans ses projets d’avenir!

Pendant ce temps, à quoi réfléchissait Soun?

Soun ne réfléchissait pas. Soun restait étendu dans le rouffle, payant son tribut aux divinités malfaisantes du golfe de Pé-Tché-Li. Il ne parvenait à rassembler quelques idées que pour maudire, et son maître, et le philosophe Wang, et le bandit Lao-Shen! Son cœur était stupide! Ai ai ya! ses idées stupides, ses sentiments stupides! Il ne pensait plus ni au thé ni au riz! Ai ai ya! Quel vent l’avait poussé là, par erreur! Il avait eu mille fois, dix mille fois tort d’entrer au service d’un homme qui s’en allait sur mer! Il donnerait volontiers ce qui lui restait de queue pour ne pas être là! Il aimerait mieux se raser la tête, se faire bonze! Un chien jaune! c’était un chien jaune, qui lui dévorait le foie et les entrailles! Ai ai ya!

Cependant, sous la poussée d’un joli vent du sud, la Sam-Yep longeait à trois ou quatre milles les basses grèves du littoral, qui courait alors est et ouest. Elle passa devant Peh-Tang, à l’embouchure du fleuve de ce nom, non loin de l’endroit où les armées européennes opérèrent leur débarquement, puis devant Shan-Tung, devant Tschiang-Ho, aux bouches du Tau, devant Haï-Vé-Tsé.

Cette partie du golfe commençait à devenir déserte. Le mouvement maritime, assez important à l’estuaire du Peï-ho, ne rayonnait pas à vingt milles au-delà. Quelques jonques de commerce, faisant le petit cabotage, une douzaine de barques de pêche, exploitant les eaux poissonneuses de la côte et les madragues du rivage, au large l’horizon absolument vide, tel était l’aspect de cette portion de mer.

Craig et Fry observèrent que les bateaux pêcheurs, même ceux dont la capacité ne dépassait pas cinq ou six tonneaux, étaient armés d’un ou deux petits canons.

A la remarque qu’ils en firent au capitaine Yin, celui-ci répondit, en se frottant les mains:

«Il faut bien faire peur aux pirates!

– Des pirates dans cette partie du golfe de Pé-Tché-Li! s’écria Craig, non sans quelque surprise.

– Pourquoi pas! répondit Yin. Ici comme partout! Ces braves gens ne manquent pas dans les mers de Chine!»

Et le digne capitaine riait en montrant la double rangée de ses dents éclatantes.

«Vous ne semblez pas trop les redouter? lui fit observer Fry.

– N’ai-je pas mes deux caronades, deux gaillardes qui parlent haut, quand on les approche de trop près!

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– Sont-elles chargées? demanda Craig.

– Ordinairement.

– Et maintenant?…

– Non.

– Pourquoi? demanda Fry.

– Parce que je n’ai pas de poudre à bord, répondit tranquillement le capitaine Yin.

– Alors, à quoi bon des caronades? dirent Craig-Fry, peu satisfaits de la réponse.

– A quoi bon! s’écria le capitaine. Eh! pour défendre une cargaison, quand elle en vaut la peine, lorsque ma jonque est bondée jusqu’aux écoutilles de thé ou d’opium! Mais, aujourd’hui, avec son chargement!…

– Et comment des pirates, dit Craig, sauraient-ils si votre jonque vaut ou non la peine d’être attaquée?

– Vous craignez donc bien la visite de ces braves gens? répondit le capitaine, qui pirouetta en haussant les épaules.

– Mais oui, dit Fry.

– Vous n’avez seulement pas de pacotille à bord!

– Soit, ajouta Craig, mais nous avons des raisons particulières pour ne point désirer leur visite!

– Eh bien, soyez sans inquiétude! répondit le capitaine. Les pirates, si nous en rencontrons, ne donneront pas la chasse à notre jonque!

– Et pourquoi?

– Parce qu’ils sauront d’avance à quoi s’en tenir sur la nature de sa cargaison, dès qu’ils l’auront en vue.»

Et le capitaine Yin montrait un pavillon blanc que la brise déployait à mi-mât de la jonque.

«Pavillon blanc en berne! Pavillon de deuil! Ces braves gens ne se dérangeraient pas pour piller un chargement de cercueils!

– Ils peuvent croire que vous naviguer sous pavillon de deuil, par prudence, fit observer Craig, et venir à bord vérifier…

– S’ils viennent, nous les recevrons, répondit le capitaine Yin, et, quand ils nous auront rendu visite, ils s’en iront comme ils seront venus!»

Craig-Fry n’insistèrent pas, mais ils partageaient médiocrement l’inaltérable quiétude du capitaine. La capture d’une jonque de trois cents tonneaux, même sur lest, offrait assez de profit aux «braves gens» dont parlait Yin pour qu’ils voulussent tenter le coup. Quoi qu’il en soit, il fallait maintenant se résigner et espérer que la traversée s’accomplirait heureusement.

D’ailleurs, le capitaine n’avait rien négligé pour s’assurer les chances favorables. Au moment d’appareiller, un coq avait été sacrifié en l’honneur des divinités de la mer. Au mât de misaine pendaient encore les plumes du malheureux gallinacé. Quelques gouttes de son sang, répandues sur le pont, une petite coupe de vin, jetée par-dessus le bord, avaient complété ce sacrifice propitiatoire. Ainsi consacrée, que pouvait craindre la jonque Sam-Yep, sous le commandement du digne capitaine Yin?

On doit croire, cependant, que les capricieuses divinités n’étaient pas satisfaites. Soit que le coq fût trop maigre, soit que le vin n’eût pas été puisé aux meilleurs clos de Chao-Chigne, un terrible coup de vent fondit sur la jonque. Rien n’avait pu le faire prévoir, pendant cette journée, nette, claire, bien balayée par une jolie brise. Le plus perspicace des marins n’aurait pas senti qu’il se préparait quelque «coup de chien».

Vers huit heures du soir, la Sam-Yep, tout dessus, se disposait à doubler le cap, que dessine le littoral en remontant vers le nord-est. Au-delà, elle n’aurait plus qu’à courir grand largue, allure très favorable à sa marche. Le capitaine Yin comptait donc, sans trop présumer de ses forces, avoir atteint sous vingt-quatre heures les atterrages de Fou-Ning.

Ainsi, Kin-Fo voyait approcher l’heure du mouillage, non sans quelque mouvement d’une impatience qui devenait féroce chez Soun. Quant à Fry-Craig, ils faisaient cette remarque: c’est que si dans trois jours leur client avait retiré des mains de Lao-Shen la lettre qui compromettait son existence, ce serait à l’instant même où la Centenaire n’aurait plus à s’inquiéter de lui. En effet, sa police ne le couvrait que jusqu’au 30 juin, à minuit, puisqu’il n’avait opéré qu’un premier versement de deux mois entre les mains de l’honorable William J. Bidulph. Et alors:

«All… dit Fry.

– Right!» ajouta Craig.

Vers le soir, au moment où la jonque arrivait à l’entrée du golfe de Léao-Tong, le vent sauta brusquement au nord-est; puis, passant par le nord, deux heures après, il soufflait du nord-ouest.

Si le capitaine Yin avait eu un baromètre à bord, il aurait pu constater que la colonne mercurielle venait de perdre quatre à cinq millimètres presque subitement. Or, cette rapide raréfaction de l’air présageait un typhon3 peu éloigné, dont le mouvement allégeait déjà les couches atmosphériques. D’autre part, si le capitaine Yin eût connu les observations de l’Anglais Paddington et de l’Américain Maury, il aurait essayé de changer sa direction et de gouverner au nord-est, dans l’espoir d’atteindre une aire moins dangereuse. hors du centre d’attraction de la tempête tournante.

Mais le capitaine Yin ne faisait jamais usage du baromètre, il ignorait la loi des cyclones. D’ailleurs, n’avait-il pas sacrifié un coq, et ce sacrifice ne devait-il pas le mettre à l’abri de toute éventualité?

Néanmoins, c’était un bon marin, ce superstitieux Chinois, et il le prouva dans ces circonstances. Par instinct, il manœuvra comme l’aurait, pu faire un capitaine européen.

Ce typhon n’était qu’un petit cyclone, doué par conséquent d’une très grande vitesse de rotation et d’un mouvement de translation qui dépassait cent kilomètres à l’heure. Il poussa donc la Sam-Yep vers l’est, circonstance heureuse en somme, puisque, à courir ainsi, la jonque s’élevait d’une côte qui n’offrait aucun abri, et sur laquelle elle se fût immanquablement perdue en peu de temps.

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A onze heures du soir, la tempête atteignit son maximum d’intensité. Le capitaine Yin, bien secondé par son équipage, manœuvrait en véritable homme de mer. Il ne riait plus, mais il avait gardé tout son sang-froid. Sa main, solidement fixée à la barre, dirigeait le léger navire, qui s’élevait à la lame comme une mauve.

Kin-Fo avait quitté le rouffle de l’arrière. Accroché au bastingage, il regardait le ciel avec ses nuages diffus, déloquetés par l’ouragan, qui traînaient sur les eaux leurs haillons de vapeurs. Il contemplait la mer, toute blanche dans cette nuit noire, et dont le typhon, par une aspiration gigantesque, soulevait les eaux au-dessus de leur niveau normal. Le danger ne l’étonnait ni ne l’effrayait. Cela faisait partie de la série d’émotions que lui réservait la malechance, acharnée contre sa personne. Une traversée de soixante heures, sans tempête, en plein été, c’était bon pour les heureux du jour, et il n’était plus de ces heureux-là!

Craig et Fry se sentaient beaucoup plus inquiets, toujours en raison de la valeur marchande de leur client. Certes, leur vie valait celle de Kin-Fo. Eux morts avec lui, ils n’auraient plus à se préoccuper des intérêts de la Centenaire. Mais ces agents consciencieux s’oubliaient et ne songeaient qu’à faire leur devoir. Périr, bien! Avec Kin-Fo, soit! mais après le 30 juin, minuit! Sauver un million, voilà ce que voulaient Craig-Fry! Voilà ce que pensaient Fry-Craig!

Quant à Soun, il ne se doutait pas que la jonque fût en perdition, ou plutôt, pour lui, on se trouvait en perdition du moment qu’on s’aventurait sur le perfide élément, même par le plus beau temps du monde. Ah! les passagers de la cale n’étaient pas à plaindre! Ai ai ya! Ils ne sentaient ni roulis ni tangage! Ai ai ya! Et l’infortuné Soun se demandait si, à leur place, il n’aurait pas eu le mal de mer!

Pendant trois heures, la jonque fut extrêmement compromise. Un faux coup de barre l’aurait perdue, car la mer eût déferlé sur le pont. Si elle ne pouvait pas plus chavirer qu’une baille, elle pouvait, du moins, s’emplir et couler. Quant à la maintenir dans une direction constante, au milieu de lames fouettées par le tourbillon du cyclone, il n’y fallait pas songer. Quant à estimer la route parcourue et suivie, il n’y fallait pas prétendre.

Cependant, un heureux hasard fit que la Sam-Yep atteignit, sans avaries graves, le centre de ce gigantesque disque atmosphérique, qui couvrait une aire de cent kilomètres. Là se trouvait un espace de deux à trois milles, mer calme, vent à peine sensible. C’était comme un lac paisible au milieu d’un océan démonté.

Ce fut le salut de la jonque, que l’ouragan avait poussée là, à sec de toile. Vers trois heures du matin, la fureur du cyclone tombait comme par enchantement, et les eaux furieuses tendaient à s’apaiser autour de ce petit lac central.

Mais, lorsque le jour vint, la Sam-Yep eût vainement cherché quelque terre à l’horizon. Plus une côte en vue. Les eaux du golfe, reculées jusqu’à la ligne circulaire du ciel, l’entouraient de toutes parts.

 

 

 

Chapitre XVIII

Où Craig et Fry, poussés par la curiosité, visitent la cale de la «Sam-Yep».

 

ù sommes-nous, capitaine Yin? demanda Kin-Fo lorsque tout péril fut passé.

– Je ne puis le savoir au juste, répondit le capitaine, dont la figure était redevenue joviale.

– Dans le golfe de Pé-Tché-Li?

– Peut-être.

– Ou dans le golfe de Léao-Tong?

– Cela est possible.

– Mais où aborderons-nous?

– Où le vent nous poussera!

– Et quand?

– Il m’est impossible de le dire.

– Un vrai Chinois est toujours orienté, monsieur le capitaine, reprit Kin-Fo d’assez mauvaise humeur, en citant un dicton très à la mode dans l’Empire du Milieu.

– Sur terre, oui! répondit le capitaine Yin. Sur mer, non!»

Et sa bouche de se fendre jusqu’à ses oreilles.

«Il n’y a pas matière à rire, dit Kin-Fo.

– Ni à pleurer», répliqua le capitaine.

La vérité est que, si la situation n’avait rien d’alarmant, il était impossible au capitaine Yin de dire où se trouvait la Sam-Yep. Sa direction pendant la tempête tournante, comment l’eût-il relevée, sans boussole et sous l’action d’un vent dispersé sur les trois quarts du compas? La jonque, ses voiles serrées échappant presque entièrement à l’influence du gouvernail, avait été le jouet de l’ouragan. Ce n’était donc pas sans raison que les réponses du capitaine avaient été si incertaines. Seulement, il aurait pu les produire avec moins de jovialité.

Cependant, tout compte fait, qu’elle eût été entraînée dans le golfe de Léao-Tong ou rejetée dans le golfe de Pé-Tché-Li, la Sam-Yep ne pouvait hésiter à mettre le cap au nord-ouest. La terre devait nécessairement se trouver dans cette direction. Question de distance, voilà tout.

Le capitaine Yin eût donc hissé ses voiles et marché dans le sens du soleil, qui brillait alors d’un vif éclat, si cette manœuvre eût été possible en ce moment.

Elle ne l’était pas.

En effet, calme plat après le typhon, pas un courant dans les couches atmosphériques, pas un souffle de vent. Une mer sans rides, à peine gonflée par les ondulations d’une large houle, simple balancement, auquel manque le mouvement de translation. La jonque s’élevait et s’abaissait sous une force régulière, qui ne la déplaçait pas. Une vapeur chaude pesait sur les eaux, et le ciel, si profondément troublé, pendant la nuit, semblait maintenant impropre à une lutte des éléments.

C’était un de ces calmes «blancs», dont la durée échappe à toute appréciation.

«Très bien! se dit Kin-Fo. Après la tempête, qui nous a entraînés au large, le défaut de vent qui nous empêche de revenir vers la terre!»

Puis, s’adressant au capitaine:

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«Que peut durer ce calme? demanda-t-il.

– Dans cette saison, monsieur! Eh! qui pourrait le savoir? répondit le capitaine.

– Des heures ou des jours?

– Des jours ou des semaines! répliqua Yin avec un sourire de parfaite résignation, qui faillit mettre son passager en fureur.

– Des semaines! s’écria Kin-Fo. Est-ce que vous croyez que je puis attendre des semaines!

– Il le faudra bien, à moins que nous ne traînions notre jonque à la remorque!

– Au diable votre jonque, et tous ceux qu’elle porte, et moi le premier, qui ai eu la mauvaise idée de prendre passage à son bord!

– Monsieur, répondit le capitaine Yin, voulez-vous que je vous donne deux bons conseils?

– Donnez!

– Le premier, c’est d’aller tranquillement dormir, comme je vais le faire, ce qui sera sage, après toute une nuit passée sur le pont.

– Et le second? demanda Kin-Fo, que le calme du capitaine exaspérait autant que le calme de la mer.

– Le second? répondit Yin, c’est d’imiter mes passagers de la cale. Ceux-là ne se plaignent jamais et prennent le temps comme il vient.»

Sur cette philosophique observation, digne de Wang en personne, le capitaine regagna sa cabine, laissant deux ou trois hommes de l’équipage étendus sur le pont.

Pendant un quart d’heure, Kin-Fo se promena de l’avant à l’arrière, les bras croisés, ses doigts battant les trilles de l’impatience. Puis, jetant un dernier regard à cette morne immensité, dont la jonque occupait le centre, il haussa les épaules, et rentra dans le rouffle, sans avoir même adressé la parole à Fry-Craig.

Les deux agents, cependant, étaient là, appuyés sur la lisse, et, suivant leur habitude, causaient sympathiquement, sans parler. Ils avaient entendu les demandes de Kin-Fo, les réponses du capitaine, mais sans prendre part à la conversation. A quoi leur eût servi de s’y mêler, et pourquoi, surtout, se seraient-ils, plaints de ces retards, qui mettaient leur client de si mauvaise humeur?

En effet, ce qu’ils perdaient en temps, ils le gagnaient en sécurité. Puisque Kin-Fo ne courait aucun danger à bord et que la main de Lao-Shen ne pouvait l’y atteindre, que pouvaient-ils demander de mieux?

En outre, le terme après lequel leur responsabilité serait dégagée approchait. Quarante heures encore, et toute l’armée des Taï-ping se serait ruée sur l’ex-client de la Centenaire, qu’ils n’auraient pas risqué un cheveu pour le défendre. Très pratiques, ces Américains! Dévoués à Kin-Fo tant qu’il valait deux cent mille dollars! Absolument indifférents à ce qui lui arriverait, quand il ne vaudrait plus une sapèque!

Craig et Fry, ayant ainsi raisonné, déjeunèrent de fort bon appétit. Leurs provisions étaient d’excellente qualité. Ils mangèrent du même plat, à la même assiette, la même quantité de bouchées de pain et de morceaux de viande froide. Ils burent le même nombre de verres d’un excellent vin de Chao-Chigne, à la santé de l’honorable William J. Bidulph. Ils fumèrent la même demi-douzaine de cigares, et prouvèrent une fois de plus qu’on peut être «Siamois» de goûts et d’habitudes, si on ne l’est pas de naissance.

Braves Yankees, qui croyaient être au bout de leurs peines!

La journée s’écoula sans incidents, sans accidents. Toujours même calme de l’atmosphère, même aspect «flou» du ciel. Rien qui fit prévoir un changement dans l’état météorologique. Les eaux de la mer s’étaient immobilisées comme elles d’un lac.

Vers quatre heures, Soun reparut sur le pont, chancelant, titubant, semblable à un homme ivre, bien que de sa vie il n’eût jamais moins bu que pendant ces derniers jours.

Après avoir été violette au début, puis indigo, puis bleue, puis verte, sa face, maintenant, tendait à redevenir jaune. Une fois à terre, lorsqu’elle serait orangée, sa couleur habituelle, et qu’un mouvement de colère la rendrait rouge, elle aurait passé successivement et dans leur ordre naturel par toute la gamme des couleurs du spectre solaire.

Soun se traîna vers les deux agents, les yeux à demi fermés, sans oser regarder au-delà des bastingages de la Sam-Yep.

«Arrivés?… demanda-t-il.

– Non, répondit Fry.

– Arrivons?…

– Non, répondit Craig.

Ai ai ya!» fit Soun.

Et, désespéré, n’ayant pas la force d’en dire plus long, il alla s’étendre au pied du grand mât, agité de soubresauts convulsifs, qui remuaient sa natte écourtée comme une petite queue de chien.

Cependant, et d’après les ordres du capitaine Yin, les panneaux du pont avaient été ouverts, afin d’aérer la cale. Bonne précaution, et d’un homme entendu. Le soleil aurait vite fait d’absorber l’humidité que deux ou trois lames, embarquées pendant le typhon, avaient introduite à l’intérieur de la jonque.

Craig-Fry, en se promenant sur le pont, s’étaient arrêtés plusieurs fois devant le grand panneau. Un sentiment de curiosité les poussa bientôt à visiter cette cale funéraire. Ils descendirent donc par l’épontille entaillée, qui y donnait accès.

Le soleil dessinait alors un grand trapèze de lumière à l’aplomb même du grand panneau; mais la partie avant et arrière de la cale restait dans une obscurité profonde. Cependant, les yeux de Craig-Fry se firent bientôt à ces ténèbres, et ils purent observer l’arrimage de cette cargaison spéciale de la Sam-Yep.

La cale n’était point divisée, ainsi que cela se l’ait dans la plupart des jonques de commerce, par des cloisons transversales. Elle demeurait donc libre de bout en bout; entièrement réservée au chargement, quel qu’il fût, car les rouffles du pont suffisaient au logement de l’équipage.

De chaque côté de cette cale, propre comme l’antichambre d’un cénotaphe, s’étageaient les soixante-quinze cercueils à destination de Fou-Ning. Solidement arrimés, ils ne pouvaient ni se déplacer aux coups de roulis et de tangage, ni compromettre en aucune façon la sécurité de la jonque.

Une coursive, laissée libre entre la double rangée de bières, permettait d’aller d’une extrémité à l’autre de la cale, tantôt en pleine lumière à l’ouvert des deux panneaux, tantôt dans une obscurité relative.

Craig et Fry, silencieux comme s’ils eussent été dans un mausolée, s’engagèrent à travers cette coursive.

Ils regardaient, non sans quelque curiosité.

Là étaient des cercueils de toutes formes, de toutes dimensions, les uns riches, les autres pauvres. De ces émigrants, que les nécessités de la vie avaient entraînés au-delà du Pacifique, ceux-là avaient fait fortune aux placers californiens, aux mines de la Névada ou du Colorado, en petit nombre, hélas! Les autres, arrivés misérables, s’en retournaient tels. Mais tous revenaient au pays natal, égaux dans la mort. Une dizaine de bières en bois précieux, ornées avec toute la fantaisie du luxe chinois, les autres simplement faites de quatre planches, grossièrement ajustées et peintes en jaune, telle était la cargaison du navire. Riche ou pauvre, chaque cercueil portait un nom que Fry-Craig purent lire en passant: Lien-Fou de Yun-Ping-Fu, Nan-Loou de Fou-Ning, Shen-Kin de Lin-Kia, Luang de Ku-Li-Koa, etc. Il n’y avait pas de confusion possible. Chaque cadavre, soigneusement étiqueté, serait expédié à son adresse, et irait attendre dans les vergers, au milieu des champs, à la surface des plaines, l’heure de la sépulture définitive.

«Bien compris! dit Fry.

– Bien tenu!» répondit Craig.

Ils n’auraient pas parlé autrement des magasins d’un marchand et des docks d’un consignataire de San-Francisco ou de New York!

Craig et Fry, arrivés à l’extrémité de la cale, vers l’avant, dans la partie la plus obscure, s’étaient arrêtés et regardaient la coursive, nettement dessinée comme une allée de cimetière.

Leur exploration achevée, ils s’apprêtaient à revenir sur le pont, lorsqu’un léger bruit se fit entendre, qui attira leur attention.

«Quelque rat! dit Craig.

– Quelque rat!» répondit Fry.

Mauvaise cargaison pour ces rongeurs! Un chargement de millet, de riz ou de maïs, eût mieux fait leur affaire!

Cependant, le bruit continuait. Il se produisait à hauteur d’homme, sur tribord, et, conséquemment, à la rangée supérieure des bières. Si ce n’était un grattement de dents, ce ne pouvait être qu’un grattement de griffes ou d’ongles?

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«Frrr! Frrr!» firent Craig et Fry.

Le bruit ne cessa pas.

Les deux agents, se rapprochant, écoutèrent en retenant leur respiration. Très certainement, ce grattement se produisait à l’intérieur de l’un des cercueils.

«Est-ce qu’ils auraient mis dans une de ces boîtes quelque Chinois en léthargie? … dit Craig.

– Et qui se réveillerait, après une traversée de cinq semaines?» répondit Fry.

Les deux agents posèrent la main sur la bière suspecte et constatèrent, à ne pouvoir se tromper, qu’un mouvement se faisait dans l’intérieur.

«Diable! dit Craig.

– Diable!» dit Fry.

La même idée leur était naturellement venue à tous deux que quelque prochain danger menaçait leur client.

Aussitôt, retirant peu à peu la main, ils sentirent que le couvercle du cercueil se soulevait avec précaution.

Craig et Fry, en gens que rien ne saurait surprendre, restèrent immobiles, et, puisqu’ils ne pouvaient voir dans cette profonde obscurité, ils écoutèrent, non sans anxiété.

«Est-ce toi, Couo?» dit une voix, que contenait un sentiment d’excessive prudence.

Presque en même temps, de l’une des bières de bâbord, qui s’entrouvrit, une autre voix murmura:

«Est-ce toi, Fâ-Kien?»

Et ces quelques paroles furent rapidement échangées:

«C’est pour cette nuit.

– Pour cette nuit.

– Avant que la lune ne se lève?

– A la deuxième veille.

– Et nos compagnons?

– Ils sont prévenus.

– Trente-six heures de cercueil, j’en ai assez!

– J’en ai trop!

– Enfin, Lao-Shen l’a voulu!

– Silence!»

Au nom du célèbre Taï-ping, Craig-Fry, si maîtres d’eux-mêmes qu’ils fussent, n’avaient pu retenir un léger mouvement.

Soudain, les couvercles étaient retombés sur les boîtes oblongues. Un silence absolu régnait dans la cale de la Sam-Yep.

Fry et Craig, rampant sur les genoux, regagnèrent lapartie de la coursive éclairée par le grand panneau, et remontèrent les entailles de l’épontille. Un instant après, ils s’arrêtaient à l’arrière du rouffle, là où personne ne pouvait les entendre.

«Morts qui parlent… dit Craig.

– Ne sont pas morts!» répondit Fry.

Un nom leur avait tout révélé, le nom de Lao-Shen!

Ainsi donc, des compagnons de ce redoutable Taï-ping s’étaient glissés à bord. Pouvait-on douter que ce fût avec la complicité du capitaine Yin, de son équipage, des chargeurs du port de Takou, qui avaient embarqué la funèbre cargaison? Non! Après avoir été débarqués du navire américain, qui les ramenait de San-Francisco, les cercueils étaient restés dans un dock pendant deux nuits et deux jours. Une dizaine, une vingtaine, plus peut-être, de ces pirates affiliés à la bande de Lao-Shen, violant les cercueils, les avaient vidés de leurs cadavres, afin d’en prendre la place. Mais, pour tenter ce coup, sous l’inspiration de leur chef, ils avaient donc su que Kin-Fo allait s’embarquer sur la Sam-Yep? Or, comment avaient-ils pu l’apprendre?

Point absolument obscur, qu’il était inopportun, d’ailleurs, de vouloir éclaircir en ce moment.

Ce qui était certain, c’est que des Chinois de la pire espèce se trouvaient à bord de la jonque depuis le départ de Takou, c’est que le nom de Lao-Shen venait d’être prononcé par l’un deux, c’est que la vie de Kin-Fo était directement et prochainement menacée!

Cette nuit même, cette nuit du 28 an 29 juin, allait coûter deux cent mille dollars à la Centenaire, qui, cinquante-quatre heures plus tard, la police n’étant pas renouvelée, n’aurait plus rien eu à payer aux ayants-droit de son ruineux client!

Ce serait ne pas connaître Fry et Craig que d’imaginer qu’ils perdirent la tête en ces graves conjonctures. Leur parti fut pris immédiatement: il fallait obliger Kin-Fo à quitter la jonque avant l’heure de la deuxième veille, et fuir avec lui.

Mais comment s’échapper? S’emparer de l’unique embarcation du bord? Impossible. C’était une lourde pirogue qui exigeait les efforts de tout l’équipage pour être hissée du pont et mise à la mer Or, le capitaine Yin et ses complices ne s’y seraient pas prêtés. Donc, nécessité d’agir autrement, quels que fussent les dangers à courir.

Il était alors sept heures du soir. Le capitaine, enfermé dans sa cabine, n’avait pas reparu. Il attendait évidemment l’heure convenue avec les compagnons de Lao-Shen.

«Pas un instant à perdre!» dirent Fry-Craig.

Non! pas un! Les deux agents n’auraient pas été plus menacés sur un brûlot, entraîné au large, mèche allumée.

La jonque semblait alors abandonnée à la dérive. Un seul matelot dormait à l’avant.

Craig et Fry poussèrent la porte du rouffle de l’arrière, et arrivèrent près de Kin-Fo.

Kin-Fo dormait.

La pression d’une main l’éveilla.

«Que me veut-on?» dit-il.

En quelques mots, Kin-Fo fut mis au courant de la situation. Le courage et le sang-froid ne l’abandonnèrent pas.

«Jetons tous ces faux cadavres à la mer!» s’écria-t-il.

Une crâne idée, mais absolument inexécutable, étant donné la complicité du capitaine Yin et de ses passagers de la cale.

«Que faire alors? demanda-t-il.

– Revêtir ceci!» répondirent Fry-Craig.

Ce disant, ils ouvrirent un des colis embarqués à Tong-Tchéou et présentèrent à leur client un de ces merveilleux appareils nautiques, inventés par le capitaine Boyton.

Le colis contenait encore trois autres appareils avec les différents ustensiles qui les complétaient et en faisaient des engins de sauvetage de premier ordre.

«Soit, dit Kin-Fo. Allez chercher Soun!»

Un instant après, Fry ramenait Soun, complètement hébété. Il fallut l’habiller. Il se laissa faire, machinalement, ne manifestant sa pensée que par des ai ai ya! à fendre l’âme!

A huit heures, Kin-Fo et ses compagnons étaient prêts. On eût dit quatre phoques des mers glaciales se disposant à faire un plongeon. Il faut dire, toutefois, que le phoque Soun n’eût donné qu’une idée peu avantageuse de la souplesse étonnante de ces mammifères marins, tant il était flasque et mollasse dans son vêtement insubmersible.

Déjà la nuit commençait à se faire vers l’est. La jonque flottait au milieu d’un absolu silence à la calme surface des eaux.

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Craig et Fry poussèrent un des sabords qui fermaient les fenêtres du rouffle à l’arrière, et dont la baie s’ouvrait au-dessus du couronnement de la jonque. Soun, enlevé sans plus de façon, fut glissé à travers le sabord et lancé à la mer. Kin-Fo le suivit aussitôt, Puis, Craig et Fry, saisissant les apparaux qui leur étaient nécessaires, se précipitèrent à la suite.

Personne ne pouvait se douter que les passagers de la Sam-Yep venaient de quitter le bord!

 

 

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1 Quarante lieues

2 1200 francs environ.

3 Les tempêtes tournantes s’appellent «tornados» sur la côte O. de l’Afrique, et «typhon» dans la mers de Chine. Leur nom scientifique est «cyclones».