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Jules Verne

 

clovis dardentor

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

45 illustrations par L. Benett

dont 6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation, 1896

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

Dans lequel Clovis Dardentor revient du château de Bellver 
plus vite qu’il n’y est allé.

 

l était quatre heures et demie. Restait donc assez de temps pour prolonger l’excursion jusqu’à ce castillo, dont le guide avait vanté l’heureuse situation, pour en visiter l’intérieur, pour monter à la plate-forme de sa grande tour, pour prendre une vue du littoral autour de la baie de Palma.

En effet, une voiture peut faire le trajet en moins de quarante minutes, si son attelage ne flâne pas sur ces chemins montueux. Cela, d’ailleurs, n’est qu’une question de douros, et il serait facile de la résoudre au mieux des intérêts des trois excursionnistes que le capitaine Bugarach n’attendrait pas, s’ils étaient en retard. Le Perpignanais en savait quelque chose.

Précisément, à cette porte de Jésus, stationnaient une demi-douzaine de galeras, qui ne demandaient qu’à s’élancer sur la route extra-urbaine au galop de leurs fringantes mules. Telle est l’habitude de ces voitures de construction légère, bien roulantes, qui, en palier, en pente comme en rampe, ne connaissent que l’allure du galop.

Le guide avisa l’un de ces véhicules, dont Clovis Dardentor, – il s’y connaissait, – jugea l’attelage fort convenable. Souvent il conduisait dans les rues de Perpignan, et n’en eût pas été à son coup d’essai, s’il lui avait fallu faire office de cocher.

Mais l’occasion ne se présentait pas de mettre ses talents de sportman à profit et il y avait lieu de laisser au cocher en titre les rênes de la galera.

Dans ces conditions, il était évident que le trajet s’opérerait sans dommage, et Jean Taconnat verrait s’envoler ses espérances «d’adoption traumatique», comme disait Marcel Lornans.

«Ainsi, messieurs, demanda le guide, cette galera paraît vous suffire?…

– De tout point, répondit Marcel Lornans, et si M. Dardentor veut y prendre place…

– A l’instant, mes jeunes amis. A vous l’honneur, monsieur Marcel.

– Après vous, monsieur Dardentor.

– Je n’en ferai rien.»

Ne voulant point allonger cet échange de politesses, Marcel Lornans se décida.

«Et vous, monsieur Taconnat, dit Clovis Dardentor. Mais qu’avez-vous donc!… Quel air préoccupé… Qu’est devenue votre bonne humeur habituelle?…

– Moi… monsieur Dardentor?… Je n’ai rien… je vous assure… rien…

– Vous n’imaginez pas qu’il puisse nous arriver un accident avec ce véhicule?…

– Un accident, monsieur Dardentor! répliqua Jean Taconnat, qui haussa les épaules. Et pourquoi arriverait-il un accident?… Je ne crois pas aux accidents!

– Ni moi non plus, jeune homme, et je vous garantis que notre galera ne chavirera point en route…

– Et d’ailleurs, ajouta Jean Taconnat, si elle chavirait, encore conviendrait-il que ce fût dans une rivière, un lac, un étang, une cuvette… ou ça ne compterait pas.

– Comment… ça ne compterait pas! Elle est forte, celle-là!… s’écria M. Dardentor, en ouvrant de grands yeux.

– Je veux dire, reprit Jean Taconnat, que le texte du code est formel… Il faut… Enfin, je m’entends!»

Et Marcel Lornans de rire aux explications embarrassées de son cousin, en quête de paternité adoptive.

«Ça ne compterait pas… ça ne compterait pas!… répétait le Perpignanais. Vrai, c’est une des meilleures reparties que j’aie jamais entendues!… Allons, en route!»

Jean Taconnat monta près de son cousin et prit place sur la seconde banquette. M. Clovis Dardentor s’assit devant, à côté du cocher, et le guide, invité à le suivre, s’accrocha par-derrière au marchepied de la voiture.

La porte de Jésus fut franchie d’une roue rapide, et, de cet endroit, les touristes aperçurent le castillo de Bellver, carrément campé sur sa verdoyante colline.

Ce n’était pas la rase campagne que la galera allait traverser en sortant de l’enceinte. On doit suivre d’abord le Terreno, sorte de faubourg de la capitale baléarienne. C’est à juste titre que ce faubourg est considéré comme une station balnéaire à proximité de Palma, dont les cottages élégants et les jolies alquerias s’abritent sous le frais ombrage des arbres, plus particulièrement de vieux figuiers fantaisistement contournés par l’âge.

Cet ensemble de maisons blanches est disposé sur une éminence dont la base rocheuse est bordée des frémissantes écumes du ressac. Après avoir laissé en arrière ce gracieux Terreno, Clovis Dardentor et les deux Parisiens purent, en se retournant, embrasser du regard la ville de Palma, sa baie azurée jusqu’aux extrêmes limites de la haute mer, les festons capricieux de son littoral.

La galera chemina alors le long d’une route ascendante, perdue sous les profondeurs d’une forêt de pins d’Alep, qui entoure le village et tapisse la colline couronnée par les murs du castillo de Bellver.

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Mais, en s’élevant, que d’échappées à la surface de la campagne! Les maisons éparses tranchent sur la teinte des palmiers, des orangers, des grenadiers, des figuiers, des câpriers, des oliviers. Clovis Dardentor, toujours expansif, ne ménageait point ses phrases admiratives, bien qu’il dût être familiarisé avec les paysages similaires du Midi de la France. Il est vrai, en ce qui concerne les oliviers, jamais il n’en avait vu de plus déjetés, plus grimaçants, plus gibbeux, plus bossues de nodosités, et d’une taille à les classer parmi les géants de l’espèce. Puis ces chaumières des paysans, des «pagesés», entourées de champs à légumes, s’épanouissant hors des buissons de myrtes et de cytises, encorbeillées de fleurs à profusion, entre autres ces «lagrymas» au nom poétique et triste, combien elles réjouissaient les yeux, grâce à leurs toits en auvents, égayés des grappes de piment rouge par centaines!

Jusqu’alors le parcours s’était effectué à souhait, et les passagers de la galera n’avaient pas eu à s’écrier:

«Que diable sommes-nous venus faire dans cette galère?»

Non! La galère ne marchait pas à l’aide d’une double rangée de rames sur le perfide élément. A travers cette campagne, aucune agression de pirates barbaresques ne la menaçait. Elle avait heureusement navigué sur cette route moins capricieuse que la mer, et il était cinq heures, lorsqu’elle arriva à bon port, – autrement dit devant le pont du castillo de Bellver.

Si ce château fort a été édifié en cette position, c’est qu’il était destiné à défendre la baie et la ville de Palma. Aussi, avec ses douves profondes, ses épaisses murailles de pierre, la tour qui le domine, offre-t-il cet aspect militaire, commun aux forteresses du moyen âge.

Quatre tourelles flanquent son enceinte circulaire, à l’intérieur de laquelle se superposent deux étages d’un double style roman et gothique. En dehors de cette enceinte se dresse la «Tour de l’homenaje», – de l’hommage, en bon français, – et dont on ne saurait méconnaître l’aspect féodal.

C’est à la plate-forme de ce donjon que Clovis Dardentor, Marcel Lornans et Jean Taconnat allaient monter, afin de prendre une vue générale de la campagne et de la ville, – vue plus complète qu’ils ne l’auraient eue de l’une des flèches de la cathédrale.

La galera resta devant le pont de pierre jeté sur la douve, et le cocher eut ordre d’attendre les visiteurs, qui pénétrèrent dans le castillo avec le guide.

Leur visite ne pouvait être longue. En réalité, il s’agissait moins de fouiller les coins et recoins de cette vieille bâtisse que de promener un regard sur son lointain horizon.

Aussi, après avoir entrevu les chambres basses au niveau de la cour, Clovis Dardentor crut-il devoir dire:

«Eh bien! grimpons-nous là-haut, jeunes gens?

– Quand vous voudrez, répondit Marcel Lornans, mais ne nous y attardons pas. Quelle aventure, si M. Dardentor, après avoir manqué une première fois le départ de l’Argèlès

– Le manquait une seconde! répliqua notre Perpignanais. Et ce serait d’autant plus impardonnable que je ne trouverais pas à Palma une chaloupe à vapeur pour courir après le paquebot!… Et que deviendrait ce pauvre Désirandelle?»

On se dirigea donc vers la Tour de l’homenaje, élevée en dehors de l’enceinte, et que deux ponts raccordent au castillo.

Cette tour, ronde et massive, d’un ton chaud de pierres cuites, a pour base le fond d’un fossé. Sa partie sud-ouest est percée d’une porte rougeâtre, à la hauteur de la crête du fossé. Au-dessus se dessinent une fenêtre en plein cintre, dominée elle-même par deux étroites meurtrières, puis les consoles qui supportent le parapet de la plate-forme supérieure.

A la suite du guide, Clovis Dardentor et ses compagnons prirent un escalier en colimaçon, ménagé dans l’épaisseur de la muraille, faiblement éclairé par les meurtrières. Enfin, après une ascension assez raide, ils débouchèrent sur la plate-forme.

A vrai dire, le guide ne pouvait être accusé d’exagération. De cette hauteur, la vue était magnifique, et telle que voici:

Au pied du castillo, s’abaisse la colline, revêtue de son noir manteau de pins d’Alep. Au-delà se groupe le charmant faubourg de Terreno. Plus bas, s’arrondit la baie toute bleue, tachetée de petits points blancs qu’on eût crus des oiseaux de mer et qui ne sont que des voiles de tartanes. Plus loin, se développe la ville en amphithéâtre, sa cathédrale, ses palais, ses églises, ensemble éclatant, baigné dans cette atmosphère lumineuse que le soleil crible de rayons dorés, lorsqu’il décline vers l’horizon. Enfin, au large, resplendit la mer immense, avec ça et là des navires déployant leur blanche voilure, des steamers balayant le ciel de leur longue queue fuligineuse. Rien de Minorque dans l’est, rien d’Ivitza dans le sud-ouest, mais, au sud, l’îlot abrupt de Cabrera, où tant de soldats français périrent misérablement pendant les guerres du premier Empire.

De cette tour du castillo de Bellver, la partie occidentale de l’île donne une idée de ce qu’est Majorque, la seule de l’archipel à posséder de véritables sierras plantées de chênes verts et de micocouliers, au-dessus desquelles pointent des aiguilles porphyritiques, dioritiques ou calcaires. Du reste, la plaine n’en est pas moins semée de tumescences qui portent le nom de «puys» aux Baléares comme en France, et l’on n’en trouverait pas une qui ne fût couronnée d’un château, d’une église ou d’un ermitage en ruine. Ajoutez que partout sinuent des torrents tumultueux, et, au dire du guide, leur nombre dépasse deux cents dans l’île.

«Deux cents occasions pour M. Dardentor d’y tomber, pensa Jean Taconnat, et vous verrez qu’il n’y tombera pas!»

Ce qu’on apercevait de très moderne, par exemple, c’était le chemin de fer qui dessert la partie centrale de Majorque. Il va de Palma à Alcudia par les districts de Santa-Maria et de Benisalem, et il est question de jeter de nouveaux embranchements à travers les vallées capricieuses de la chaîne qui dresse le plus haut de ses pics à mille mètres d’altitude.

Suivant son habitude, Clovis Dardentor s’enthousiasmait à contempler ce merveilleux spectacle. Marcel Lornans et Jean Taconnat, d’ailleurs, partageaient cette admiration très justifiée. Il était vraiment dommage que la halte au château de Bellver ne pût se prolonger, qu’il ne fût pas possible d’y revenir, que la relâche de l’Argèlès dût prendre fin dans quelques heures.

«Oui! déclara le Perpignanais, il faudrait séjourner ici des semaines… des mois…

– Eh! répondit le guide, très fourni d’anecdotes, c’est précisément ce qui est arrivé à l’un de vos compatriotes, messieurs, un peu malgré lui, par exemple…

– Qui se nommait?… demanda Marcel Lornans.

– François Arago.

– Arago… Arago… s’écria Clovis Dardentor, l’une des gloires de la France savante!»

Effectivement, l’illustre astronome était venu en 1808 aux Baléares, dans le but de compléter la mesure d’un arc du méridien entre Dunkerque et Formentera. Suspecté par la population majorquaine, menacé même de mort, il fut emprisonné dans le château de Bellver pendant deux mois. Et combien de temps eût duré son emprisonnement, s’il n’avait réussi à s’échapper par une des fenêtres du castillo, puis à fréter une barque qui le conduisit à Alger.

«Arago, répétait Clovis Dardentor, Arago, le célèbre enfant d’Estagel, le glorieux fils de l’arrondissement de mon Perpignan, de mes Pyrénées-Orientales!»

Cependant l’heure pressait de quitter cette plate-forme d’où, comme de la nacelle d’un aérostat, on dominait ce pays incomparable. Clovis Dardentor ne pouvait s’arracher à ce spectacle. Il allait, venait, se penchait sur le parapet de la tour.

«Eh! prenez garde, lui cria Jean Taconnat, en le retenant par le collet de son veston.

– Prendre garde?…

– Sans doute… un peu plus, vous alliez tomber!… A quoi bon nous causer cette frayeur…»

Frayeur très légitime, car si le digne homme eût culbuté par-dessus le parapet, Jean Taconnat n’aurait pu qu’assister, sans être en mesure de lui porter secours, à la chute de son père adoptif dans les profondeurs de la douve.

En somme, ce qu’il y avait de regrettable, c’était que le temps, trop parcimonieusement compté, ne permît pas d’organiser la complète exploration de cette admirable Majorque. Il ne suffit pas d’avoir parcouru les divers quartiers de sa capitale, il faut visiter les autres villes, et quelles plus dignes d’attirer les touristes, Soller, Ynca, Pollensa, Manacor, Valldmosa! Et ces grottes naturelles d’Artá et du Drach, considérées comme les plus belles du monde, avec leurs lacs légendaires, leurs chapelles à stalactites, leurs bains aux eaux limpides et fraîches, leur théâtre, leur enfer, – dénominations fantaisistes si l’on veut, mais que méritent les merveilles de ces immensités souterraines!

Et que dire de Miramar, l’incomparable domaine de l’archiduc Louis-Salvator, des forêts millénaires dont ce prince savant et artiste a voulu respecter les antiques futaies, et de son château édifié sur une terrasse qui surplombe le littoral au milieu d’un site enchanteur, et de l’«hospederia», cette hôtellerie entretenue aux frais de Son Altesse, ouverte à tous ceux qui passent, qui leur offre le lit et la table pendant deux jours à titre gratuit, et où même ceux qui le désirent essaient vainement de reconnaître par une gratification aux gens de l’archiduc ce généreux accueil!

Et n’est-elle pas à visiter aussi, cette chartreuse de Valldmosa, maintenant déserte, silencieuse, abandonnée, dans laquelle George Sand et Chopin vécurent toute une saison – ce qui nous a valu ces belles inspirations du grand artiste et du grand romancier, le récit d’Un Hiver à Majorque et l’étrange roman de Spiridion!

C’est là ce que narrait le guide, au cours de sa faconde intarissable, en phrases stéréotypées depuis longtemps dans son cerveau de cicérone. Qu’on ne soit donc pas surpris si Clovis Dardentor exprimait ses regrets de quitter cette oasis méditerranéenne, s’il se promettait de revenir aux Baléares, en compagnie de ses jeunes et nouveaux amis, pour peu qu’ils en eussent jamais le loisir…

«Il est six heures, fit observer Jean Taconnat.

– Et s’il est six heures, ajouta Marcel Lornans, nous ne pouvons différer davantage notre départ. Il reste encore à parcourir un quartier de Palma avant de rentrer à bord…

– Partons donc!» répondit Clovis Dardentor d’une voix soupirante.

Un dernier regard fut jeté à ces multiples paysages de la côte occidentale, à ce soleil dont le disque déclinant se balançait au-dessus de l’horizon et dorait de ses rayons obliques les blanches villas de Terreno.

Clovis Dardentor, Marcel Lornans et Jean Taconnat s’engagèrent dans l’étroite vis, qui se tordait à travers le mur, franchirent le pont, rentrèrent dans la cour et sortirent par la poterne.

La galera attendait à l’endroit où on l’avait laissée, le cocher flânant le long de la douve.

Le guide l’ayant appelé, il rejoignit de ce pas calme et géométrique, – le pas de ces mortels privilégiés qui ne mettent aucune hâte à rien en ce pays bienheureux dans lequel l’existence n’exige jamais que l’on soit pressé.

M. Dardentor monta le premier dans le véhicule, avant que le cocher fût venu prendre place sur la banquette de devant.

Mais ne voilà-t-il pas à l’instant où Marcel Lornans et Jean Taconnat allaient s’élancer sur le marchepied, que la galera s’ébranle d’un coup brusque et les oblige à reculer rapidement pour éviter le choc de l’essieu.

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Le cocher s’est vite jeté à la tête de l’attelage, afin de le maintenir. Impossible! Les mules se cabrent, renversent l’homme, et c’est miracle qu’il ne soit pas écrasé par la roue de la voiture qui part à fond de train.

Cris simultanés du cocher et du guide. Tous deux se précipitent sur le sentier de Bellver que la galera dévale au grand galop, avec le risque ou de choir dans les précipices latéraux, ou de s’éventrer contre les sapins de la sombre futaie.

«Monsieur Dardentor… Monsieur Dardentor! clamait Marcel Lornans de toute la force de ses poumons. Il va se tuer!… Courons, Jean, courons!

– Oui, répondit Jean Taconnat et, pourtant, si cette occasion ne doit pas compter…»

Quoiqu’il en fût de cette occasion, il fallait la prendre aux chevaux… aux chevaux, pourrait-on dire, s’il ne s’agissait de mules. Mais, mules ou chevaux, l’attelage détalait avec une rapidité qui laissait peu d’espoir de le rattraper.

Enfin, le cocher, le cicérone, les deux jeunes gens, quelques paysans joints à eux, s’étaient lancés à leur maximum de vitesse.

Cependant Clovis Dardentor, que son sang-froid n’abandonnait jamais en n’importe quelle circonstance, avait saisi les guides d’une main vigoureuse, et, tirant à lui, essayait de maîtriser l’attelage. C’eût été vouloir retenir un projectile à l’instant où il s’échappe de la bouche à feu, et, pour les passants qui l’essayèrent, c’était vouloir arrêter ledit projectile au passage.

Le chemin fut descendu follement, le torrent traversé rageusement. Clovis Dardentor, toujours en possession de lui-même, ayant pu maintenir sa galera en droite ligne, se disait que cet emballement finirait sans doute devant l’enceinte bastionnée, que le véhicule n’en franchirait pas l’une des portes. Quant à lâcher les guides, à sauter hors du véhicule, il savait trop à quoi l’on s’expose, et que mieux vaut rester dans sa machine, dût-elle verser, les quatre roues en l’air, ou se briser contre un obstacle.

Et ces maudites mules irrésistiblement emportées, et d’un train que, de mémoire de Baléarien, on n’avait jamais vu à Majorque ni en aucune des îles de l’archipel!

Après Terreno, la galera suivit la muraille extérieure, se livrant à une série de zigzags des plus regrettables, capricant comme une chèvre, sursautant comme un kangourou, passant devant les portes de l’enceinte jusqu’au moment où elle atteignit la puerta Pintada, à l’angle nord-est de la ville.

Il faut admettre que les deux mules connaissaient particulièrement cette porte, car elles la franchirent sans la moindre hésitation. On peut tenir pour certain qu’elles n’obéissaient alors ni à la voix ni à la main de Clovis Dardentor. C’étaient elles qui dirigeaient la galera, s’excitant de plus belle, au triple galop, sans prendre garde aux passants qui hurlaient, se rejetaient sous les portes, se dispersaient à travers les rues avoisinantes. Les malicieuses bêtes avaient l’air de se dire à l’oreille: «Nous irons ainsi tant qu’il nous plaira, et, à moins qu’elle ne chavire, vogue la galera!»

Et au milieu du dédale qui s’enchevêtre en ce coin de ville, – un véritable labyrinthe, – l’attelage surexcité se lança avec une ardeur redoublante.

A l’intérieur des maisons, au fond des boutiques, les gens s’époumonaient à crier. Des têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Le quartier s’agitait comme autrefois, à quelques siècles de là, lorsque retentissait le cri: «Voilà les Maures!… Voilà les Maures!» Et comment ne se produisit-il pas d’accident dans ces rues étroites, tortueuses, qui aboutissent à la calle des Capuchinos!

Clovis Dardentor essayait de manœuvrer, cependant. Afin de modérer cette galopade insensée, il tirait sur les guides au risque de les rompre ou de se démancher les bras. En réalité, c’étaient bien les guides qui tiraient sur lui, menaçant de l’extraire de la voiture dans des conditions assez fâcheuses.

«Ah! les coquines, quel train d’enfer! se disait-il. Je ne vois aucune raison pour qu’elles s’arrêtent, tant qu’elles auront quatre jambes chacune!… Et ça descend… ça descend!»

Ça descendait, en effet, et même depuis le castillo de Bellver, et cela descendait jusqu’au port, où la galera ferait peut-être un plongeon dans les eaux de la baie, – ce qui calmerait certainement son attelage.

Bref, elle prit à droite, elle prit à gauche, elle déboucha sur la plaza de Olivar, dont elle fit le tour, comme les antiques chars romains sur la piste du Colisée, et, pourtant, il n’y avait ni concurrence à battre, ni prix à remporter!

En vain, sur cette place, trois ou quatre agents de la ville se jetèrent-ils sur les mules, qui luttaient d’émulation!… En vain voulurent-ils prévenir une catastrophe impossible à éviter… Leur dévouement fut inefficace. L’un, renversé, ne se releva pas sans blessures; les autres durent lâcher prise. Bref, la galera continua à dévaler avec une rapidité croissante, comme si elle eût été soumise aux lois de la chute des corps.

Il y eut lieu de croire, néanmoins, que cet emballement allait finir, – de façon désastreuse, il est vrai, – lorsque l’attelage enfila la calle de Olivar.

En effet, vers le milieu de cette rue très en pente, est ménagé un escalier d’une quinzaine de marches, et si rue n’est point carrossable, c’est bien celle-là.

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Les clameurs redoublèrent alors, auxquelles se joignirent les aboiements des chiens. Bah! si violentes qu’elles fussent, les mules ne s’inquiétaient guère de quelques marches! Et voici les roues de la galera qui s’engagent sur l’escalier, cahotant la caisse à la disloquer, à mettre le véhicule en pièces…

Eh bien non! elles ne se rompirent pas. L’avant-train resta fixé à l’arrière-train malgré ces chocs multipliés, la caisse résista, les brancards résistèrent, et les deux mains de Clovis Dardentor ne lâchèrent point les guides pendant cette dégringolade extraordinaire!

Et derrière la galera s’amassait une foule de plus en plus nombreuse, dans laquelle Marcel Lornans, Jean Taconnat, le cicérone, le cocher, toujours en arrière, ne figuraient pas encore.

Après la calle de Olivar, ce fut la calle de San Miguel, à laquelle succède la plaza de Abastos, où l’une des mules, après être tombée, se releva saine et sauve, puis la calle de la Plateria, puis la plaza de Sainte-Eulalie.

«Il est évident, se dit Clovis Dardentor, que la galera ira ainsi jusqu’à ce que le terrain lui manque, et je ne vois guère que la baie de Palma où il puisse lui manquer définitivement!»

Sur la place Sainte-Eulalie s’élève l’église dédiée à cette martyre, qui est, pour les Baléariens, l’objet d’une vénération particulière. Il n’y avait pas longtemps, ladite église servait même de lieu d’asile, et les malfaiteurs qui parvenaient à s’y réfugier échappaient aux griffes de la police.

Cette fois, ce ne fut pas un malfaiteur que sa bonne chance y entraîna, ce fut Clovis Dardentor, inébranlable sur la banquette de son véhicule.

Oui! à ce moment, le magnifique portail de Sainte-Eulalie était grand ouvert. Les fidèles remplissaient l’église. On y faisait l’office du salut, qui touchait à sa fin, et l’officiant, retourné vers la pieuse assemblée, levait les mains pour lui donner la bénédiction.

Quel tumulte, quel remuement de foule, quels cris d’épouvanté, lorsque la galera bondit et rebondit sur les dalles de la nef médiane! Mais aussi, quel prodigieux effet, lorsque l’attelage s’abattit enfin devant les degrés de l’autel, à l’instant où le prêtre prononçait:

«Et spiritu sancto!…»

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Amen!» répondit une voix sonore.

C’était la voix du Perpignanais, lequel venait de recevoir une bénédiction bien méritée.

De croire au miracle, après ce dénouement inattendu, cela ne saurait surprendre en ces pays si profondément religieux, et il ne serait pas étonnant que l’on célébrât désormais, chaque année, à cette date du 28 avril, dans l’église de Sainte-Eulalie, la fête de Santa Calera de Salud.

Une heure plus tard, Marcel Lornans et Jean Taconnat avaient rejoint Clovis Dardentor près d’une fonda de la calle de Miramar, où ce maître homme alla se reposer de ses émotions et de ses fatigues. Et encore ne faut-il point parler d’émotions, lorsqu’il s’agit d’un caractère de si forte trempe.

«Monsieur Dardentor! s’écria Jean Taconnat.

– Ah! mes jeunes amis, répondit le héros du jour, voilà une course de voiture qui m’a un brin secoue

– Vous êtes sain et sauf?… demanda Marcel Lornans.

– Oui… au complet, et je crois même que je ne me suis jamais mieux porté!… A votre santé, messieurs!»

Et les deux jeunes gens durent vider quelques verres de cet excellent vin de Benisalem, dont la renommée dépasse l’archipel des Baléares.

Puis, dès que Jean Taconnat put prendre son cousin à part:

«Une occasion manquée! dit-il.

– Mais non, Jean!

– Mais si, Marcel, car, enfin, si j’avais sauvé M. Dardentor, si j’avais arrêté sa galera, bien que je ne l’eusse tiré ni des flots, ni des flammes, ni d’un combat, tu ne me feras pas croire que…

– Belle thèse à plaider devant un tribunal civil!» se contenta de répondre Marcel Lornans.

Bref, à huit heures du soir, tous les débarqués de l’Argèlès étaient de retour à bord.

Pas un n’était en retard, cette fois, ni MM. Désirandelle père et fils, ni M. Eustache Oriental.

Quant à cet astronome, avait-il donc passé son temps à observer le soleil sur l’horizon des Baléares? Personne ne l’eût pu dire. En tout cas, il rapportait divers paquets renfermant des produits comestibles spéciaux à ces îles, des «encimadas», sorte de gâteaux feuilletés dans lesquels le beurre est remplacé par la graisse et qui n’en sont pas moins savoureux, et aussi une demi-douzaine de «tourds», poissons très recherchés des pêcheurs du cap Formentor, et que le maître d’hôtel reçut ordre de faire apprêter avec un soin particulier pour son usage.

En vérité, ce président de la Société astronomique de Montélimar se servait plus de sa bouche que de ses yeux – du moins depuis le départ de France.

Vers huit heures et demie furent larguées les amarres, et l’Argèlès quitta le port de Palma, sans que le capitaine Bugarach eût accordé à ses passagers la nuit complète dans la cité majorquaine. Et c’est pourquoi Clovis Dardentor n’entendit point la voix des «serenos» et leurs chants nocturnes, ni les refrains des «habaneras» et des «jotas» nationales, accompagnés des grincements mélodieux de la guitare, dont les patios des maisons baléariennes s’emplissent jusqu’au lever du jour.

 

 

Chapitre VIII

Dans lequel la famille Désirandelle vient prendre contact 
avec la famille Elissane.

 

ujourd’hui, nous retarderons le dîner jusqu’à huit heures, dit Mme Elissane. M. et Mme Désirandelle avec leur fils, et très probablement ce M. Dardentor, cela fera quatre couverts.

– Oui, madame, répondit la femme de chambre.

– Nos amis auront grand besoin de se refaire, Manuela, et je crains bien que cette pauvre Mme Désirandelle ait eu à souffrir d’une si pénible traversée. Veille à ce que sa chambre soit prête, car il est possible qu’elle préfère se coucher en arrivant.

– C’est entendu, madame.

– Où est ma fille?…

– A l’office, madame, où elle prépare le dessert.»

Manuela, au service de Mme Elissane depuis son installation, était une de ces Espagnoles parmi lesquelles se recrute principalement le personnel domestique des familles oranaises.

Mme Elissane habitait une assez jolie maison dans cette rue du Vieux-Château, où les habitations ont conservé une physionomie mi-espagnole, mi-mauresque. Un petit jardin y montrait ses deux corbeilles de volubilis, sa pelouse encore verte à ce début de la saison chaude, quelques arbres – entre autres ces «bella-ombra» au nom de bon augure, dont la promenade de l’Étang possède de si beaux spécimens.

La maison, comprenant un rez-de-chaussée et un étage, était suffisante pour que la famille Désirandelle y trouvât une confortable hospitalité. Ni les chambres ni les égards ne lui manqueraient pendant son séjour à Oran.

C’est déjà une fort belle ville, cette capitale de la province. Elle est agréablement située entre les talus d’un ravin, au fond duquel l’oued Rehhi promène ses eaux vives, que recouvre en partie la chaussée du boulevard Oudinot. Coupée par les fortifications du Château-Neuf, elle apparaît, comme toutes ces cités, ancienne d’un côté, nouvelle de l’autre. L’ancienne, la vieille ville espagnole, avec sa kasbah, ses maisons étagées, son port, située à l’ouest, a conservé d’antiques remparts. A l’est, la nouvelle, avec ses maisons juives et mauresques, est défendue par une muraille crénelée depuis le château jusqu’au fort Saint-André.

Cette cité, la Goubaran des Arabes, que bâtirent au dixième siècle les Maures de l’Andalousie, est dominée par une assez haute montagne dont le fort La Moune occupe le flanc abrupt. Cinq fois plus étendue qu’à l’époque de sa fondation, sa superficie n’est pas inférieure à soixante-douze hectares, et plusieurs rues, tracées en dehors de ses murs, se prolongent de deux kilomètres vers la mer. En poursuivant sa promenade au-delà de la ceinture des forts, dans la direction du nord et de l’est, un touriste atteindrait des annexes de création récente, tels les faubourgs de Gambetta et de Noiseux-Eckmühl.

On rencontrerait malaisément une ville algérienne où la diversité des types soit plus intéressante à étudier. Parmi ses quarante-sept mille habitants, on ne reconnaît que dix-sept mille Français et juifs naturalisés, en face de dix-huit mille étrangers, la plupart Espagnols, puis des Italiens, des Anglais, des Anglo-Maltais. Ajoutez-y environ quatre mille Arabes, agglomérés au sud de la ville, dans le faubourg des Djalis, appelé aussi le village nègre, d’où l’on tire les balayeurs de la rue et les portefaix du port; divisez ce mélange de races en vingt-sept mille fidèles de la religion catholique, sept mille adeptes de la religion israélite, un millier de croyants de la religion musulmane, et vous aurez, à ce point de vue, le départ à peu près exact de cette population hybride de la capitale oranaise.

Quant au climat de la province, il est généralement dur, sec, brûlant. Le vent y soulève des tourbillons de poussière. En ce qui concerne la ville, l’arrosage quotidien, entre les mains de la municipalité, devrait être plus régulier et plus abondant qu’il ne l’est entre les mains du maire céleste.

Telle est la ville où M. Elissane s’était retiré, après avoir fait le commerce à Perpignan pendant une quinzaine d’années et avec assez de bonheur pour avoir acquis une douzaine de mille livres de rentes, lesquelles n’avaient point diminué sous la prudente administration de sa veuve.

Mme Elissane, alors âgée de quarante-quatre ans, n’avait jamais dû être aussi jolie que l’était sa fille, ni aussi gracieuse, ni aussi charmante. Femme positive à un rare degré, pesant ses paroles comme son sucre, elle présentait le type bien connu du comptable féminin, chiffrant les sentiments, tenant son existence en partie double à la manière de ses livres, en balançant le doit et l’avoir avec le perpétuel souci que son compte courant fût toujours créditeur. On connaît ces figures aux traits arrêtés, dont les courbes sont dures, les bosses frontales proéminentes, le regard aigu, la bouche sévère, – tout ce qui, chez le sexe réputé faible, indique des habitudes de concentration et d’opiniâtreté. Mme Elissane avait organisé sa maison très correctement, sans dépenses oiseuses. Elle faisait des économies qu’elle savait employer en placements sûrs et fructueux. Cependant elle n’y regardait pas, lorsqu’il s’agissait de sa fille sur laquelle reposaient toutes ses affections. Vêtue presque de façon monacale, elle voulait que Louise fût élégante, et elle ne négligeait rien à cet égard. Au fond, c’était au bonheur de son enfant que tendaient ses seuls désirs, et elle ne doutait pas que ce bonheur ne fût assuré, grâce à l’union projetée avec la famille Désirandelle. La douzaine de mille francs de rentes qu’Agathocle aurait un jour, joints à la fortune dont Louise hériterait après sa mère, c’est là une base métallique que nombre de gens trouvent suffisamment solide pour y établir un avenir de tout repos.

Louise, toutefois, se rappelait à peine ce qu’était Agathocle. Mais sa mère l’avait élevée dans cette idée qu’elle deviendrait un jour Mme Désirandelle jeune. En somme, cela lui paraissait assez naturel, à la condition que ce fiancé lui plût, et pourquoi n’aurait-il pas tout ce qu’il faut pour plaire?

Après avoir donné ses derniers ordres, Mme Elissane passa dans le salon où sa fille vint la rejoindre.

«Ton dessert est prêt, mon enfant?… demanda-t-elle.

– Oui, mère.

– Il est fâcheux que le paquebot arrive un peu tard, presque à la tombée de la nuit!… Sois habillée pour six heures, Louise, mets ta robe à petits carreaux, et nous descendrons au port, où l’on aura peut-être signalé l’Agathoclès…»

Mme Elissane, se trompant de nom, ajoutait un accent grave à un e qui n’en devait pas avoir.

«Tu veux dire l’Argèlès, répondit Louise en riant. Et puis, il ne s’appelle point Agathoclès, mais Agathocle, mon prétendu!…

– Bon!… répliqua Mme Elissane, Argèlès… Agathocle… Cela n’a point d’importance! Tu peux être certaine qu’il ne se trompera pas, lui, en prononçant le nom de Louise…

– Est-ce bien sûr?… répondit la jeune fille un peu railleuse. M. Agathocle ne me connaît guère, et j’avoue que je ne le connais pas davantage…

– Oh! nous vous laisserons tout le temps de faire connaissance avant de rien décider…

– C’est trop juste!

– D’ailleurs, je suis sûre que tu lui plairas, mon enfant, et il y a tout lieu de penser qu’il saura te plaire… Mme Désirandelle en fait un éloge!… Et alors nous arrêterons les conditions du mariage…

– Et le compte sera balancé, mère?

– Oui, moqueuse, à ton profit!… Ah! n’oublions pas que leur ami, M. Clovis Dardentor, accompagne les Désirandelle… tu sais, ce riche Perpignanais dont ils sont si fiers, et, à les en croire, le meilleur homme qui soit au monde. M. et Mme Désirandelle n’ayant pas l’habitude de la navigation, il a bien voulu les piloter jusqu’à Oran. C’est très bien de sa part, et nous lui ferons bon accueil, Louise…

– Tout l’accueil qu’il mérite, et même s’il avait l’idée de demander ma main… Mais non, j’oublie que je dois être… que je serai Mme Agathocle… un beau nom, quoique un peu de l’Antiquité grecque!

– Voyons, Louise, sois donc sérieuse!»

Sérieuse, elle l’était, cette jeune fille, et d’humeur gaie et charmante. Et ce n’est point parce qu’il en est toujours ainsi de l’héroïne d’un roman. Non, elle l’était, en réalité, dans l’épanouissement de sa vingtième année, sa nature franche, sa physionomie vive et mobile, ses yeux veloutés et brillants dont la prunelle s’ouvrait sur un iris azuré, sa chevelure d’un blond foncé si abondante, sa démarche gracieuse, – disons même soyeuse, pour employer une épithète que Pierre Loti – avant d’être académicien – n’a pas craint d’appliquer au vol de l’hirondelle.

Ce léger coup de crayon suffit à peindre Louise Elissane, et, le lecteur s’en aperçoit, elle ne laissait pas de contraster quelque peu avec le benêt qu’on lui expédiait de Cette en même temps que les autres colis de l’Argèlès.

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Lorsque l’heure fut arrivée, après que le dernier coup d’œil de la maîtresse de maison eut été donné aux chambres de la famille Désirandelle, Mme Elissane appela sa fille, et toutes deux se dirigèrent du côté du port. Elles voulurent s’arrêter d’abord dans le jardin en amphithéâtre qui domine la rade. De cet endroit, la vue s’étend largement jusqu’à la pleine mer. Le ciel était magnifique, l’horizon d’une pureté parfaite. Déjà le soleil déclinait vers la pointe de Mers-el-Kébir, – ce Portus divinus des Anciens, dans lequel cuirassés et croiseurs peuvent trouver un excellent abri contre les fréquentes bourrasques de l’ouest.

Quelques voiles blanches se détachaient vers le nord. De lointaines fumées indiquaient les steamers de ces nombreuses lignes qui desservent la Méditerranée et rallient volontiers la terre africaine. Deux ou trois de ces paquebots étaient sans doute à destination d’Oran, et l’un d’eux ne se trouvait pas à plus de trois milles. Était-ce l’Argèlès, impatiemment attendu, du moins par la mère si ce n’est par sa fille. Car, enfin, Louise ne le connaissait pas, ce garçon que chaque tour d’hélice rapprochait d’elle, et peut-être aurait-il mieux valu que l’Argèlès eût fait machine en arrière…

«Il va être six heures et demie, observa Mme Elissane. Descendons.

– Je te suis, mère», répondit Louise.

Et par cette large rue qui aboutit au quai, la mère et la fille descendirent vers le bassin où les paquebots prennent d’ordinaire leur mouillage.

A l’un des officiers de port qui se promenait au quai, Mme Elissane demanda si l’Argèlès était signalé.

«Oui, madame, répondit l’officier, et dans une demi-heure il entrera.»

Mme Elissane et sa fille contournèrent le port, dont les hauteurs vers le nord leur cachaient maintenant la vue du large.

Vingt minutes plus tard, des coups de sifflet prolongés retentirent. Le paquebot doublait le môle à l’extrémité de cette jetée, longue d’un kilomètre, qui s’amorce au pied du fort de La Moune, et, après quelques évolutions, il vint prendre son poste, l’arrière au quai.

Dès que la communication fut établie, Mme Elissane et Louise montèrent à bord. Les bras de la première s’ouvrirent pour serrer Mme Désirandelle, remise dès son entrée au port, puis M. Désirandelle, puis Agathocle Désirandelle, tandis que Louise se tenait sur une réserve que comprendront toutes les jeunes filles.

«Eh bien! et moi, chère et excellente dame?… Est-ce que nous ne nous sommes pas connus autrefois à Perpignan?… Je me rappelle bien Mme Elissane et Mlle Louise aussi… un peu grandie, par exemple!… Ah ça! n’y aurait-il pas un baiser et même deux pour ce bon garçon de Dardentor?…»

Si Patrice avait espéré que, dans l’entrevue de début, son maître apporterait la réserve d’un homme du monde, il dut être cruellement déçu par cette familière entrée de jeu. Il se retira donc, sévère mais juste, au moment où les lèvres de Clovis Dardentor claquaient sur les joues sèches de Mme Elissane comme la baguette sur la peau du tambour.

Il va de soi que Louise n’avait pas évité l’étreinte du ménage Désirandelle. Toutefois, et si sans-gêne qu’il fût, M. Dardentor n’alla point jusqu’à gratifier la jeune fille de baisers paternels, qu’elle eût sans doute acceptés de bonne grâce.

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Quant au jeune Agathocle, après s’être avancé vers Louise, il l’avait honorée d’un salut mécanique auquel sa tête seule prit part, grâce au jeu des muscles du cou, et il recula sans prononcer une parole.

La jeune fille ne put retenir une moue dédaigneuse dont Clovis Dardentor ne s’aperçut pas, mais qui n’échappa ni à Marcel Lornans ni à Jean Taconnat.

«Eh! fit le premier, je ne m’attendais pas à voir une si jolie personne!

– Jolie, en effet, ajouta le second.

– Et elle épouserait ce nigaud?… dit Marcel Lornans.

– Elle! s’écria Jean Taconnat. Dieu me pardonne, si je n’aimerais pas mieux, pour l’en empêcher, trahir le serment que j’ai fait de ne jamais me marier!»

Oui! Jean Taconnat avait fait ce serment-là – il le disait du moins. Après tout, c’est de son âge, et cela vaut ce que valent tant d’autres qu’on ne tient guère. Observons, d’ailleurs, que Marcel Lornans, lui, n’avait rien juré de semblable. Qu’importait! L’un et l’autre étaient venus à Oran avec l’intention de s’engager au 7e chasseurs d’Afrique, non pour épouser Mlle Louise Elissane.

Mentionnons, afin de n’y plus revenir, que la traversée de l’Argèlès entre Palma et Oran s’était accomplie dans des conditions de bien-être extraordinaires. Une mer d’huile, comme on dit, à faire croire que toutes les huiles de la Provence avaient été «filées» à sa surface, une brise du nord-est qui prenait le paquebot par sa hanche de bâbord, et avait permis de l’appuyer de sa trinquette, de ses focs et de sa brigantine. Pas une lame n’avait déferlé pendant ces vingt-trois heures de navigation. Aussi, depuis le départ de Palma, la presque totalité des voyageurs avait repris place à la table commune, et, en fin de compte, la compagnie maritime eût été mal venue à se plaindre de ce nombre inusité de convives.

Quant à M. Oriental, il va sans dire que les tourds, accommodés à la mode napolitaine, lui avaient paru délicieux, et qu’il s’était régalé des encimadas avec la sensualité d’un gourmet professionnel.

On s’expliquera ainsi que tout le monde fût arrivé en bonne santé à Oran, même Mme Désirandelle, si éprouvée jusqu’à l’archipel des Baléares.

Toutefois, bien qu’il eût reconquis son aplomb physique et moral pendant cette seconde partie du voyage, M. Désirandelle n’avait pas lié connaissance avec les deux Parisiens. Ces jeunes gens le laissaient indifférent. Il les estimait très inférieurs à son fils Agathocle, malgré leur esprit, qui lui paraissait de mauvais goût. Libre à Dardentor de trouver leur commerce agréable, leur conversation amusante. A son avis, cela prendrait fin au mouillage de l’Argèlès.

On l’imagine, M. Désirandelle ne songea donc point à présenter les deux cousins à Mme Elissane non plus qu’à sa fille. Mais, avec le sans-façon du Méridional et l’habitude qu’il avait de suivre son premier mouvement, Clovis Dardentor, lui, n’hésita point.

«M. Marcel Lornans et M. Jean Taconnat, de Paris, dit-il, deux jeunes amis pour lesquels j’éprouve une vive sympathie qu’ils me rendent, et j’ai l’espoir que notre amitié durera plus que cette trop courte traversée.»

Quel contraste chez ce Perpignanais! Voilà des sentiments exprimés dans une bonne langue. Il était regrettable que Patrice n’eût pas été là pour l’entendre.

Les deux jeunes gens s’inclinèrent devant Mme Elissane qui leur rendit un salut discret.

«Madame, dit Marcel Lornans, nous sommes très sensibles à cette attention de M. Dardentor… Nous avons pu l’apprécier comme il le méritait… Nous croyons aussi à la durée d’une amitié…

– Paternelle de sa part et filiale de la nôtre!» ajouta Jean Taconnat.

Mme Désirandelle, ennuyée de toutes ces politesses, regardait son fils, lequel n’avait pas encore desserré les lèvres. Du reste, Mme Elissane, qui aurait peut-être dû dire à ces jeunes Parisiens qu’elle les recevrait avec plaisir pendant leur séjour à Oran, ne le fit pas, – ce dont la mère d’Agathocle lui sut gré in petto. Dans leur instinct maternel, ces deux dames ne se disaient-elles pas que mieux valait garder une prudente réserve à l’égard de ces étrangers.

Mme Elissane prévint alors M. Dardentor que son couvert était mis, chez elle, et qu’elle serait heureuse de l’avoir à dîner dès ce premier jour avec la famille Désirandelle.

«Le temps de me faire conduire à l’hôtel, répondit le Perpignanais, d’y fabriquer un bout de toilette, de changer mon veston et mon béret de marin pour une tenue plus convenable, et j’irai manger votre soupe, chère madame!»

Ceci convenu, Clovis Dardentor, Jean Taconnat et Marcel Lornans prirent congé du capitaine Bugarach et du docteur Bruno. Si jamais ils devaient se rembarquer sur l’Argèlès, ce serait une vive satisfaction pour eux d’y retrouver cet aimable docteur et cet attentionné commandant. Ceux-ci répondirent qu’ils avaient rarement rencontré des passagers plus agréables, et l’on se sépara très satisfaits les uns des autres.

M. Eustache Oriental avait déjà mis pied sur le sol africain, sa longue-vue au dos dans un étui de cuir, son sac de voyage à la main, et il suivait un commissionnaire porteur d’une lourde valise. Comme il s’était toujours tenu à l’écart pendant la traversée, personne ne s’inquiéta de le saluer à son départ.

Clovis Dardentor et les Parisiens débarquèrent, laissant la famille Désirandelle s’occuper du transport de ses bagages à la maison de la rue du Vieux-Château. Puis, montant dans la même voiture, chargée de leurs valises, ils se dirigèrent vers un excellent hôtel de la place de la République que le docteur Bruno leur avait spécialement recommandé. Là, au premier étage, un salon, une chambre, un cabinet réservé à Patrice, furent mis à la disposition de Clovis Dardentor. Marcel Lornans et Jean Taconnat retinrent deux chambres à l’étage au-dessus, avec fenêtres ouvrant sur la place.

Or, il se trouva que M. Oriental avait également fait choix de cet hôtel. Aussi, lorsque ses compagnons de traversée y arrivèrent, l’aperçurent-ils installé dans la salle à manger, méditant le menu du repas qu’il allait se faire servir.

«Singulier astronome! observa Jean Taconnat. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ne commande pas pour son dîner une omelette aux étoiles brouillées ou un canard aux petites planètes!»

Bref, une demi-heure après, Clovis Dardentor quittait sa chambre, dans une toilette soignée dont Patrice avait surveillé les moindres détails.

Dès qu’il rencontra les deux cousins à la porte du hall:

«Eh bien! mes jeunes amis, s’écria-t-il, nous nous sommes amenés à Oran!…

– Amenés est le mot, répondit Jean Taconnat.

– Ah ça! j’espère bien que vous ne songez pas à vous engager dès aujourd’hui au 7e chasseurs…

– Eh! monsieur Dardentor, cela ne saurait tarder, répondit Marcel Lornans.

– Vous êtes donc bien pressés d’endosser la veste bleue, d’enfiler le pantalon rouge à basane, de coiffer la calotte d’ordonnance…

– Quand on a pris un parti…

– Bon… bon!… Attendez au moins que nous ayons visité ensemble la ville et ses environs. A demain…

– A demain!» dit Jean Taconnat.

Et Clovis Dardentor se fit conduire chez Mme Elissane.

«Oui, comme dit cet aimable homme, nous voici à Oran! répéta Marcel Lornans.

– Et lorsqu’on est quelque part, ajouta Jean Taconnat, la question est de savoir ce qu’on va y faire…

– Il me semble, Jean, que cette question est depuis longtemps résolue… Notre engagement à signer…

– Sans doute, Marcel… mais…

– Comment?… est-ce que tu songerais toujours à l’article 345 du code civil?…

– Quel est cet article?…

– Celui qui traite des conditions de l’adoption…

– Si cet article est l’article 345, répondit Jean Taconnat, oui… je songe à l’article 345. L’occasion qui ne s’est pas présentée à Palma peut se présenter à Oran…

– Avec une chance de moins, dit Marcel Lornans en riant. Tu n’as plus de flots à ta disposition, mon pauvre Jean, et te voilà réduit aux combats ou aux flammes! Par exemple, si, cette nuit, le feu prend à l’hôtel, je te préviens que je chercherai à te sauver d’abord, et à me sauver ensuite…

– C’est d’un véritable ami, Marcel.

– Quant à M. Dardentor, il me paraît homme à se sauver tout seul. Il possède un sang-froid de première qualité… nous en savons quelque chose.

– D’accord, Marcel, et il en a donné la preuve lorsqu’il est entré à Sainte-Eulalie pour y recevoir la bénédiction. Cependant, s’il ne se doutait pas d’un danger… s’il était surpris par le feu… s’il ne pouvait être secouru que du dehors…

– Ainsi, Jean, tu n’abandonnes pas l’idée que M. Dardentor devienne notre père adoptif?…

– Parfaitement… notre père adoptif!

– Soit!… Tu n’entends pas renoncer…

– Jamais!

– Alors, je ne plaisanterai plus à ce sujet, Jean, mais à une condition…

– Laquelle?…

– C’est que tu vas en finir avec ton air sombre et préoccupé, retrouver ta belle et bonne humeur d’autrefois, prendre les choses en riant…

– Convenu, Marcel… en riant, si je parviens à sauver M. Dardentor d’un des dangers prévus par le Code, en riant, si l’occasion ne s’offre pas de l’en tirer, en riant, si je réussis, en riant, si j’échoue, en riant partout et toujours!

– A la bonne heure, voilà que tu es redevenu fantaisiste!… Quant à notre engagement…

– Rien ne presse, Marcel, et, avant d’aller au bureau du sous-intendant, je demande un délai…

– Et quel délai?…

– Un délai d’une quinzaine de jours! Que diable! Lorsqu’on va s’enrôler pour la vie, on peut bien s’octroyer quinze jours de bonne liberté…

– Accordée, la quinzaine, Jean, et, d’ici là, si tu ne t’es pas procuré un père dans la personne de M. Dardentor…

– Moi ou toi, Marcel…

– Ou moi… je veux bien… nous irons coiffer la calotte à gros gland…

– C’est entendu, Marcel.

– Mais tu seras gai, Jean?…

– Gai comme le plus pinsonnant des pinsons!»

 

 

Chapitre IX

Dans lequel le délai s’écoule sans résultat
ni pour Marcel Lornans ni pour Jean Taconnat.

 

n coq n’est pas plus joyeux aux premières lueurs de l’aube que ne l’était Jean Taconnat lorsqu’il sauta hors de son lit en réveillant Marcel Lornans par ses roulades matinales. Quinze jours, il avait quinze jours devant lui pour transformer en leur père adoptif ce brave homme doublé d’un bi-millionnaire.

Il était certain, d’ailleurs, que Clovis Dardentor ne quitterait pas Oran avant que n’eût été célébré le mariage d’Agathocle Désirandelle et de Louise Elissane. Ne devait-il pas servir de témoin au fils de ses vieux amis de Perpignan? Or, à tout le moins, de quatre à cinq semaines s’écouleraient jusqu’à l’accomplissement de cette cérémonie nuptiale… si elle s’accomplissait… Mais, à vrai dire, s’accomplirait-elle?…

Ce «si» et ce «mais» voltigeaient volontiers à travers le cerveau de Marcel Lornans. Il lui semblait invraisemblable que ce garçon devînt le mari de cette adorable jeune fille, car, si peu qu’il l’eût aperçue sur le pont de l’Argèlès, il trouvait que c’eût été manquer à ses devoirs que de ne pas l’adorer. Que M. et Mme Désirandelle vissent dans leur Agathocle un époux parfaitement convenable pour Louise, cela s’explique. De tout temps, un père et une mère ont été doués d’un «coup de rétine» spécial, comme dirait M. Dardentor, à l’égard de leur progéniture. Mais il était inadmissible que – tôt plutôt que tard – le Perpignanais ne se rendît pas compte de la nullité d’Agathocle et ne reconnût que deux êtres si différents n’étaient point faits l’un pour l’autre.

A huit heures et demie, M. Dardentor et les Parisiens se rencontrèrent dans la salle à manger de l’hôtel, devant la table du premier déjeuner.

Clovis Dardentor se sentait de joyeuse humeur. Il avait bien dîné la veille, il avait bien dormi la nuit. Avec un excellent estomac, un excellent sommeil, une conscience tranquille, si l’on n’est pas sûr du lendemain, pourra-t-on jamais l’être?

«Jeunes gens, dit M. Dardentor, en trempant sa brioche dans une tasse de chocolat meniérien de qualité extra-supérieure, nous ne nous sommes pas vus depuis hier au soir, et cette séparation m’a paru longue.

– Vous nous êtes apparu en rêve, monsieur Dardentor, répliqua Jean Taconnat, la tête entourée d’un nimbe…

– Un saint, quoi!

– Quelque chose comme le patron des Pyrénées-Orientales!

– Ah! ah! monsieur Jean, vous avez donc repigé votre gaieté naturelle?…

– Repigé… comme vous dites, affirma Marcel Lornans, mais il est exposé à la reperdre.

– Et pourquoi?…

– Parce qu’il va falloir nous séparer de nouveau, monsieur Dardentor, aller, vous, d’un côté, nous, d’un autre…

– Comment… nous séparer?…

– Sans doute, puisque la famille Désirandelle réclamera votre personne…

– Eh! là-bas… pas de ça, Lisette! En voilà une pommée!… Je ne permets point que l’on m’accapare de la sorte! Que de temps en temps j’accepte de casser une croûte chez Mme Elissane, soit! mais que l’on me tienne en laisse, jamais! L’avant-midi et l’après-midi, je me les réserve, et j’espère que nous les emploierons à courir la ville de conserve… la ville et ses alentours…

– A la bonne heure, monsieur Dardentor! s’exclama Jean Taconnat. Je voudrais ne pas vous quitter d’une semelle…

– Ni d’une semelle ni d’une semaine! riposta notre Perpignanais en s’esclaffant. J’aime la jeunesse, moi, et il me semble que je me suis débarrassé de la moitié de mon âge, lorsque je suis avec des amis de moitié plus jeunes que moi! Et pourtant… tout bien compté, je serais aisément votre père à tous deux…

– Ah! monsieur Dardentor! s’écria Jean Taconnat, qui ne put retenir ce cri du cœur.

– Restons donc ensemble, jeunes gens! Ce sera trop tôt de se séparer les paumes, lorsque je partirai d’Oran pour aller… ma foi, je ne sais où…

– Après le mariage?… observa Marcel Lornans.

– Quel mariage?…

– Celui du fils Désirandelle…

– C’est juste… Je n’y pensais déjà plus… Hein! quelle belle jeune fille, Mlle Louise Elissane!

– Nous l’avons trouvée telle, dès son arrivée à bord de l’Argèlès… ajouta Marcel Lornans.

– Et moi aussi, mes amis. Mais, depuis que je l’ai contemplée chez sa mère, si gracieuse, si attentionnée, si… enfin si… elle a gagné cent pour cent dans mon esprit! En vérité, ce roublard d’Agathocle ne sera point à plaindre…

– S’il plaît à Mlle Elissane, crut devoir insinuer Marcel Lornans.

– Sans doute, mais il plaira, ce garçon!… Tous deux se sont connus dès leur naissance…

– Et même avant! dit Jean Taconnat.

– Agathocle est une bonne nature, en somme, peut-être un peu… un peu…

– Un peu… beaucoup… dit Marcel Lornans.

– Et même pas du tout…» dit Jean Taconnat.

Et il murmura à part lui:

«Pas du tout ce qui convient à Mlle Elissane!»

Toutefois il ne crut pas l’heure venue d’affirmer cette opinion devant M. Dardentor, qui reprit sa phrase:

«Oui… il est un peu… j’en conviens… Bon! il se dégourdira… comme une marmotte après l’hiver…

– Et n’en restera pas moins marmotte! ne put retenir Marcel Lornans.

– De l’indulgence, jeunes gens, de l’indulgence! reprit M. Dardentor. Si Agathocle vivait seulement avec des Parisiens comme vous, il serait dépantouflé avant deux mois!… Vous devriez lui donner des leçons…

– Des leçons d’esprit… à cent sols le cachet! s’écria Jean Taconnat. Ce serait vouloir lui voler son argent…»

M. Dardentor ne consentait point à se rendre. Que le fils Désirandelle fût fin comme une lame de plomb, il s’en doutait, à vrai dire. Mais il ajouta:

«Riez… riez, messieurs! Vous oubliez que l’amour, s’il ôte de l’esprit aux plus malins, en donne aux plus bêtes… et il en comblera le jeune…

– Gagathocle!» acheva Jean Taconnat.

Ma foi, M. Dardentor ne put s’empêcher d’éclater de rire à cette calembredaine.

Puis, Marcel Lornans reparla de Mme Elissane. Il demanda quelques renseignements sur la vie qu’elle menait à Oran. Comment M. Dardentor avait-il trouvé sa maison?…

«Jolie habitation, répondit celui-ci, jolie cage, animée par la présence d’un charmant oiseau. Vous y viendrez…

– S’il n’y a pas indiscrétion… observa Marcel Lornans.

– Présentés par moi, cela ira tout seul. Pas aujourd’hui, pourtant… Il faut laisser Agathocle prendre pied… Nous verrons demain… Maintenant ne nous occupons que de promenades. La ville… son port… ses monuments…

– Et notre engagement?… dit Marcel Lornans.

– Ce n’est pas aujourd’hui que vous allez y ficher votre paraphe, ni demain… ni après-demain!… Attendez au moins jusqu’après la noce…

– Ce serait peut-être attendre que nous ayons l’âge d’être mis à la retraite…

– Non… non!… Ça ne traînera pas!»

Quel déballage d’expressions qui eussent choqué les délicatesses de Patrice! «Donc, reprit M. Dardentor, qu’il ne soit plus question d’engagement…

– Rassurez-vous, dit Jean Taconnat. Nous nous sommes offert un sursis de quinze jours! D’ici là, si notre situation ne s’est pas modifiée… si des intérêts nouveaux…

– Bien, mes amis… ne discutons point! s’écria Clovis Dardentor. Vous vous êtes réservé quinze jours… je les prends et vous en donne reçu!… Vous m’appartiendrez pendant cette période… Vrai, je ne me suis embarqué sur l’Argèlès que parce que je savais vous y trouver… à bord…

– Et encore avez-vous manqué le départ, monsieur Dardentor!» répliqua Jean Taconnat.

Au comble de la bonne humeur, notre Perpignanais se leva de table et passa dans le hall.

Patrice était là.

«Monsieur a-t-il des ordres à me donner?…

– Des ordres… non, mais je te donne «campo» toute la journée! Campe-toi ça dans la cervelle, et ne rapplique qu’au coup de dix heures!»

Moue dédaigneuse de Patrice, qui ne sut aucunement gré à son maître de ce congé accordé en de pareils termes.

«Ainsi, monsieur ne désire pas que je l’accompagne?…

– Ce que je désire, Patrice, c’est ne point t’avoir sur mes talons, et je te prie de me tourner les tiens!

– Monsieur me permettra peut-être de lui faire une recommandation…

– Oui… si tu disparais après l’avoir faite.

– Eh bien! le conseil dont Monsieur voudra bien tenir compte, c’est de ne plus monter dans une voiture avant que le cocher soit sur son siège… Cela pourrait ne pas finir par une bénédiction, mais par une culbute…

– Retourne au diable!»

Et Clovis Dardentor descendit le perron de l’hôtel, entre les deux Parisiens.

«Un bon type de domestique que vous avez là! dit Marcel Lornans. Quelle correction… quelle distinction…

– Et quel raseur avec ses manières! Mais c’est un garçon honnête, qui se flanquerait dans le feu pour me sauver…

– Il ne serait pas le seul, monsieur Dardentor», s’écria Jean Taconnat, qui, le cas échéant, eût tenté de souffler à Patrice ce rôle de sauveteur.

Pendant cette matinée, Clovis Dardentor et les deux cousins déambulèrent le long des quais de la basse ville. Le port d’Oran a été conquis sur la mer. Une longue jetée le couvre, et des jetées transversales le divisent en bassins, – le tout sur une superficie de vingt-quatre hectares.

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Si les deux jeunes cousins ne prirent point grand goût au mouvement commercial, qui donne à Oran le premier rang entre les villes algériennes, l’ancien industriel de Perpignan témoigna d’un vif intérêt. Le chargement des alfas, qui sont l’objet d’une exploitation considérable, et que fournissent en abondance de vastes territoires du sud de la province, l’expédition des bestiaux, des céréales, des sucres bruts, rembarquement des minerais tirés de la région montagneuse, cela était pour plaire à M. Dardentor.

«Pour sûr, disait-il, je passerais des journées au milieu du brouhaha de ces affaires! Je me retrouve ici comme autrefois dans mes magasins encombrés de futailles! Il n’est pas possible qu’Oran puisse rien offrir de plus curieux…

– Si ce n’est ses monuments, sa cathédrale, ses mosquées, répondit Marcel Lornans.

– Eh! fit Jean Taconnat, qui voulait flatter les intérêts de son père en expectative, je ne serais pas éloigné de penser comme M. Dardentor! Ce va-et-vient est des plus intéressants, ces navires qui entrent et sortent, ces camions chargés de marchandises, ces légions de porte-faix au type arabe… A l’intérieur de la ville, il y a certainement des édifices à voir et nous les verrons. Mais ce port, la mer qui remplit ces bassins, cette eau azurée où se reflètent les mâtures…»

Marcel Lornans lui lança un regard moqueur.

«Bravo! s’écria M. Dardentor. Voyez-vous! quand il n’y a pas d’eau dans un paysage, il me semble qu’il lui manque je ne sais quoi! Je possède plusieurs toiles de maîtres dans ma maison de la place de la Loge, et toujours de l’eau au premier plan… Sans cela, je n’achèterais pas…

– Eh! vous êtes connaisseur, monsieur Dardentor! répondit Marcel Lornans. Aussi, allons-nous chercher des endroits où il y ait de l’eau… Tenez-vous à ce qu’elle soit douce?…

– Peu m’importe, puisqu’il ne s’agit pas de la boire!

– Et toi, Jean?…

– Pas davantage… pour ce que je voudrais en faire! répondit Jean Taconnat en regardant son ami.

– Eh bien! reprit Marcel Lornans, nous trouverons de l’eau ailleurs que dans le port, et, d’après le Joanne, il y a le torrent du Rehhi, qui est en partie recouvert par le boulevard Oudinot.»

Enfin, quoi qu’en eût Marcel Lornans, cette matinée fut employée à courir les quais du port. Aussi la visite avait-elle été complète, lorsque M. Dardentor et les deux Parisiens revinrent déjeuner à l’hôtel. Après deux heures consacrées à la sieste et à la lecture des journaux, Clovis Dardentor se fit ce raisonnement qu’il communiqua à ses jeunes amis:

«Mieux vaudrait remettre à demain la promenade dans l’intérieur de la ville.

– Et pourquoi?… demanda Marcel Lornans.

– Parce que les Désirandelle pourraient la trouver mauvaise si je les lâchais dans les grands prix! D’un cran, passe, mais de deux!»

Patrice n’étant pas là, M. Dardentor avait beau jeu pour dire les choses «comme elles lui venaient».

«Mais, interrogea Jean Taconnat, ne devez-vous pas dîner chez Mme Elissane?…

– Oui… aujourd’hui encore. A partir de demain, par exemple, on se baladera jusqu’au soir… Au revoir donc.»

Et Clovis Dardentor prit d’un pas relevé la direction de la rue du Vieux-Château.

«Lorsque je ne suis pas à ses côtés, affirma Jean Taconnat, je crains toujours qu’il ne lui arrive malheur…

– Bonne âme!» répondit Marcel Lornans.

Insister sur ce fait que M. Dardentor fut reçu avec un vif plaisir dans la maison de Mme Elissane, que Louise, attirée instinctivement vers cet excellent homme, lui témoigna grande amitié, ce serait perdre son temps en phrases inutiles.

Quant au fils Désirandelle, il n’était pas là… il n’était jamais là. A rester dans la maison, il préférait muser au dehors, ce garçon. Il ne revenait qu’à l’heure des repas. Bien qu’il prît place à table, à droite de Louise Elissane, c’est à peine s’il lui adressait la parole. A vrai dire, M. Dardentor, assis près d’elle, n’était pas homme à laisser languir la conversation. Il parla de tout, de son département, de sa ville natale, de son voyage à bord de l’Argèlès, de ses aventures à Palma, de sa galera emballée, de son entrée superbe dans l’église de Sainte-Eulalie, de ses jeunes compagnons de traversée, dont il fit le plus grand éloge – de ses jeunes amis de vingt ans, bien qu’il ne les connût que depuis trois jours, et cela l’obligeait à dater cette amitié de l’année qui suivit leur naissance.

Le résultat fut que Louise Elissane éprouvait un secret désir de voir ces deux Parisiens admis dans la maison de sa mère, et elle ne put retenir un léger signe approbateur lorsque M. Dardentor proposa de les y amener.

«Je vous les présenterai, madame Elissane, dit-il, je vous les présenterai dès demain… Des jeunes gens très bien… très bien… et que vous ne regretterez pas d’avoir reçus!»

Peut-être Mme Désirandelle trouva-t-elle cette proposition du Perpignanais au moins inopportune. Cependant Mme Elissane ne crut pouvoir faire autrement que d’y acquiescer. Elle n’avait rien à refuser à M. Dardentor.

«Rien à me refuser! s’écria celui-ci. Ah! je vous prends au mot, chère madame. D’ailleurs, je ne demande jamais que des choses raisonnables… à moi-même comme aux autres… et on peut me les accorder comme je me les accorde… Interrogez là-dessus l’ami Désirandelle.

– Sans doute… répondit sans trop de conviction le père d’Agathocle.

– C’est convenu, reprit M. Dardentor, MM. Marcel Lornans et Jean Taconnat viendront passer la soirée de demain chez Mme Elissane. – A propos, Désirandelle, êtes-vous des nôtres pour visiter la ville, entre neuf heures et midi?…

– Vous m’excuserez, Dardentor… Je désire ne point quitter ces dames et tenir compagnie à notre chère Louise…

– A votre aise… à votre aise!… Je comprends cela!… Ah! mademoiselle Louise, comme on vous aime déjà dans cette excellente famille où vous allez entrer!… Eh bien, Agathocle, tu ne dis rien, mon garçon?… Faut-il que je me mette en frais à ta place?… Ah ça! est-ce que tu ne trouves pas Mlle Louise charmante?…»

Agathocle crut spirituel de répondre que s’il ne disait pas tout haut ce qu’il pensait, c’est qu’il pensait que mieux vaudrait le dire tout bas, – enfin une phrase entortillée, qui ne signifiait rien, et il n’en fût pas sorti si M. Dardentor ne l’y eût aidé.

Et Louise Elissane, qui ne cherchait guère à cacher le désenchantement que ce nigaud lui procurait, regardait M. Dardentor de ses beaux yeux déconcertés, tandis que Mme Désirandelle disait pour encourager son fils:

«Est-il gentil?»

Et M. Désirandelle amplifiant:

«Et comme il l’aime!»

Évidemment, Clovis Dardentor se défendait de rien voir. A son avis, le mariage étant décidé, c’était comme s’il eût été fait, et il ne lui venait pas à l’esprit qu’il pût ne pas se faire.

Le lendemain, toujours frais, jovial, rayonnant, dispos, Clovis Dardentor se rencontra devant la tasse de chocolat avec les deux Parisiens.

Et, tout d’abord, il leur apprit qu’ils devaient passer la soirée ensemble chez Mme Elissane.

«Une excellente idée que vous avez eue là de nous présenter, répondit Marcel Lornans. Pendant notre séjour de garnison, nous aurons au moins une maison agréable…

– Agréable… très agréable! répondit Clovis Dardentor. Il est vrai, après le mariage de Mlle Louise…

– C’est juste, dit Marcel Lornans, il y a le mariage…

– Auquel vous serez invités, mes jeunes amis…

– Monsieur Dardentor, répondit Jean Taconnat, vous nous comblez… Je ne sais comment nous pourrons jamais reconnaître… Vous nous traitez…

– Comme mes enfants!… Eh bien! est-ce que mon âge ne me permettrait pas d’être votre père?…

– Ah! monsieur Dardentor, monsieur Dardentor!» s’écria Jean Taconnat d’une voix qui disait tant de choses.

La journée entière fut employée à parcourir la ville. Ce trio de touristes arpenta ses principales promenades, la promenade de Turin, plantée de beaux arbres, le boulevard Oudinot et sa double rangée de bella-ombra, la place de la Carrière, celles du Théâtre, d’Orléans, de Nemours.

On eut l’occasion d’observer les divers types de la population oranaise, très mélangée de soldats et d’officiers, dont un certain nombre portaient l’uniforme du 7e chasseurs d’Afrique.

«Fort élégant, cet uniforme, répétait M. Dardentor. La veste soutachée vous ira comme un gant, et vous ferez votre chemin en belle tenue! Eh! je vous vois déjà brillants officiers, destinés à quelque beau mariage!… C’est décidément un superbe métier, ce métier de soldat… quand on a le goût, et puisque vous avez le goût…

– C’est dans le sang! répliqua Jean Taconnat. Nous tenons cela de nos aïeux, braves commerçants de la rue Saint-Denis, dont nous avons hérité les instincts militaires!»

Puis, on rencontrait des Juifs, en costume marocain, des Juives à robes de soie brodées d’or, puis des Maures, promenant leur insouciante flânerie sur les trottoirs ensoleillés, enfin des Français et des Françaises.

Clovis Dardentor, cela va de soi, se proclamait enchanté de tout ce qu’il voyait. Mais peut-être sentait-il l’intérêt s’accroître notablement, lorsque les hasards de l’excursion l’amenaient devant quelque établissement industriel, tannerie, vermicellerie, fonderie, fabrique de tabac.

En effet – pourquoi ne point l’avouer – son admiration se contint dans des limites modérées en présence des monuments de la ville, la cathédrale qui fut réédifiée en 1839, ses trois nefs en plein cintre, la Préfecture, la banque, le théâtre, édifices modernes d’ailleurs.

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Quant aux deux jeunes gens, ils accordèrent une sérieuse attention à l’église Saint-André, une ancienne mosquée rectangulaire, dont les voûtes reposent sur les arcs en fer à cheval de l’architecture mauresque, et que surmonte un minaret élégant. Cette église leur parut moins curieuse, toutefois, que la mosquée du pacha, dont le porche en forme de «koubba» est très admiré des artistes. Peut-être aussi se fussent-ils attardés devant la mosquée de Sidi-el-Hâouri et ses trois étages d’arcatures, si Clovis Dardentor n’eût fait observer que le temps pressait.

En sortant, Marcel Lornans aperçut au balcon du minaret un personnage dont la longue-vue parcourait l’horizon.

«Tiens… M. Oriental! dit-il.

– Quoi… ce dénicheur d’étoiles… ce recenseur de planètes! s’écria notre Perpignanais.

– Lui-même… et il lorgne…

– S’il lorgne, ce n’est pas lui! affirma Jean Taconnat. Du moment qu’il ne mange pas, il n’est plus M. Oriental!»

C’était bien le président de la Société astronomique de Montélimar, qui suivait l’astre radieux dans sa course diurne.

Enfin, MM. Dardentor, Marcel Lornans et Jean Taconnat avaient grand besoin de repos, lorsqu’ils rentrèrent à l’hôtel pour l’heure du dîner.

Patrice, profitant, sans en abuser, des loisirs que lui laissait son maître, s’était déplacé méthodiquement le long des rues, ne se croyant pas obligé à tout voir en un seul jour, et enrichissant sa mémoire de précieux souvenirs.

Aussi se permit-il un blâme à l’égard de M. Dardentor qui, selon lui, n’apportait pas une suffisante modération dans ses actes et risquait de se fatiguer outre mesure. Il obtint pour toute réponse que la fatigue n’avait pas prise sur un natif des Pyrénées-Orientales, lequel l’envoya coucher.

C’est ce que fit Patrice, vers huit heures, non point métaphoriquement, mais matériellement, après avoir charmé les gens de l’office autant par ses reparties que par ses manières.

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A cette heure-là, M. Dardentor et les deux cousins arrivaient à la maison de la rue du Vieux-Château. Les familles Elissane et Désirandelle se trouvaient au salon. Sur la présentation que fit Clovis Dardentor, Marcel Lornans et Jean Taconnat reçurent un aimable accueil.

La soirée fut ce que sont toutes ces soirées bourgeoises – une occasion de causer, de prendre une tasse de thé, de faire un peu de musique. Louise Elissane jouait du piano avec infiniment de goût, avec un véritable sens des choses d’art. Or, – voyez le hasard! – Marcel Lornans «possédait» – pour employer le verbe en usage – une fort jolie voix. Aussi le jeune homme et la jeune fille purent-ils exécuter quelques morceaux d’une partition nouvelle.

Clovis Dardentor adorait la musique et apportait à l’écouter cette ferveur inconsciente des gens qui n’y comprennent pas grand-chose. Il suffit que cela leur entre par une oreille et leur sorte par l’autre, et il n’est pas démontré que leur cerveau en soit impressionné. Néanmoins, notre Perpignanais s’en donna de complimenter, d’applaudir, «de bravissimer» avec sa fulguration méridionale.

«Deux talents qui se marient joliment!» conclut-il.

Sourire de la jeune pianiste, léger embarras du jeune chanteur, froncement de sourcils de M. et Mme Désirandelle. En vérité, leur ami n’était pas heureux dans le choix de ses expressions, et sa phrase, si bien tournée que l’eût pu trouver Patrice, détonnait en cette circonstance.

En effet, chez Agathocle, il n’y avait rien à marier, ni talent, ni esprit, ni sa personne – pas même, pensait Jean Taconnat, pour un simple mariage de convenance.

La conversation porta aussi sur la promenade que M. Dardentor et les deux Parisiens avaient faite à travers la ville. Louise Elissane, fort instruite, répondit, sans pédanterie, à quelques questions qui lui furent posées: l’occupation des Arabes pendant trois siècles, la prise de possession d’Oran par la France il y avait quelque soixante ans, son commerce qui lui assigne le premier rang parmi les cités algériennes.

«Mais, ajouta la jeune fille, notre ville n’a pas été toujours heureuse, et son histoire est féconde en calamités. Après les attaques musulmanes, les sinistres naturels. Ainsi, le tremblement de terre de 1790 l’a presque entièrement détruite…»

Jean Taconnat prêta l’oreille:

«Et, continua la jeune fille, à la suite des incendies que ce sinistre occasionna, elle fut mise à sac par les Turcs et les Arabes. Sa tranquillité ne date que de la domination française.»

Et Jean Taconnat de penser:

«Tremblements de terre… incendies… attaques!… Allons, j’arrive cent ans trop tard!» – Est-ce que des secousses se font encore sentir, mademoiselle?… demanda-t-il.

– Non, monsieur, répondit Mme Elissane.

– C’est fâcheux…

– Comment… fâcheux! s’écria M. Désirandelle. Voilà qu’il vous faut des tremblements de terre, monsieur… des cataclysmes de ce genre, monsieur…

– Ne parlons plus de cela, déclara sèchement Mme Désirandelle, car le mal de mer finirait par me reprendre. Nous sommes en terre ferme, et c’est bien assez du roulis des bateaux sans que les villes s’en mêlent!»

Marcel Lornans ne put s’empêcher de sourire à cette réflexion de la bonne dame.

«Je regrette d’avoir rappelé ces souvenirs, dit alors Louise Elissane, puisque Mme Désirandelle est si impressionnable…

– Oh! ma chère enfant, répondit M. Désirandelle, ne vous reprochez pas…

– Et, d’abord, s’écria M. Dardentor, s’il survenait un tremblement de terre… je saurais bien le mater!… Un pied ici, un autre là… comme le colosse de Rhodes!… Rien ne bougerait…»

Le Perpignanais, les jambes écartées, faisait craquer le parquet sous ses bottes, prêt à lutter contre toute commotion du sol africain. Et de sa bouche largement ouverte sortit un rire si sonore, que tout le monde prit part à son hilarité.

L’heure de se retirer étant venue, on ne se sépara pas sans avoir donné rendez-vous aux deux familles pour le lendemain, afin de visiter la kasbah. Et Marcel Lornans, tout songeur, se répétait en rentrant à l’hôtel qu’un engagement au 7e chasseurs, ce n’était peut-être pas l’idéal du bonheur ici-bas…

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Le lendemain, dans la matinée, les familles Elissane et Désirandelle, M. Dardentor et les deux Parisiens parcouraient les sinuosités de la vieille kasbah oranaise, – maintenant une vulgaire caserne, qui communique par deux portes avec la ville. Puis, la promenade fut poussée jusqu’au village nègre des Djalis, considéré à juste titre comme l’une des curiosités d’Oran. Et, pendant cette excursion, le hasard, – oh! le hasard seulement, – fit que Louise Elissane s’était volontiers entretenue avec Marcel Lornans, au vif mécontentement de Mme Désirandelle.

Le soir, il y eut dîner offert «à toute la compagnie», par Clovis Dardentor. Un repas magnifique, dont les divers services furent dirigés par les soins de Patrice, fort entendu en matière épulatoire. Mlle Elissane plut particulièrement à ce gentleman de la livrée, qui reconnut en elle une personne d’une rare distinction.

Plusieurs jours s’écoulèrent, et, cependant, la situation respective des hôtes de la maison du Vieux-Château ne tendait point à se modifier.

Maintes fois Mme Elissane avait pressenti sa fille au sujet d’Agathocle. En femme positive, elle lui faisait valoir les avantages présentés par les deux familles. Louise évitait de répondre aux instances de sa mère, laquelle, à son tour, ne savait que répondre aux instances de Mme Désirandelle.

Et ce n’était pas faute que celle-ci s’ingéniât à éperonner son fils.

«Sois donc plus empressé! lui répétait-elle dix fois par jour. On a soin de vous laisser ensemble, Louise et toi, et je suis sûre que tu restes là, regardant à travers les vitres au lieu de tourner quelque compliment…

– Si… je tourne…

– Oui… tu tournes et retournes ta langue… et tu ne prononces pas dix paroles en dix minutes…

– Dix minutes… c’est long!

– Mais songe donc à ton avenir, mon fils! reprenait la mère désolée, en lui secouant la manche de son veston. C’est un mariage qui devrait aller tout seul, puisque les deux familles sont d’accord, et il n’est pas même à moitié entamé…

– Si… puisque j’ai donné mon consentement… répondait naïvement Agathocle.

– Non… puisque Louise n’a pas donné le sien!» répliquait Mme Désirandelle.

Et les choses n’avançaient pas, et M. Dardentor, lorsqu’il s’en mêlait, ne parvenait pas à tirer une étincelle de ce garçon.

«Un caillou mouillé au lieu d’un silex toujours prêt à faire feu! pensait-il. Pourtant, il suffirait d’une occasion… Il est vrai… dans cette maison si paisible…»

Bref, on piétinait sur place. Or, ce n’est pas en marquant le pas que l’on monte à l’assaut. En outre, le stock des distractions quotidiennes commençait à s’épuiser. La ville avait été visitée jusque dans ses extrêmes faubourgs. A présent, M. Dardentor en savait autant que l’érudit président de la Société de géographie d’Oran, laquelle est la plus importante de la région algérienne. Et, en même temps que désespéraient les Désirandelle, désespérait non moins Jean Taconnat, au milieu de cette cité bien assise, dont le sol inébranlable lui-même jouissait d’un repos absolu, ne laissait «rien à faire».

Par bonheur, Clovis Dardentor eut une idée, – une idée telle qu’on pouvait l’attendre d’un pareil homme.

La Compagnie des Chemins de fer algériens venait d’afficher un voyage circulaire, à prix réduits, dans le sud de la province oranaise. Il y avait de quoi tenter les plus casaniers. On partait par une ligne, on reviendrait par une autre. Entre les deux, cent lieues à traverser en pays superbe. Ce serait l’affaire d’une quinzaine de jours curieusement employés.

Sur les affiches multicolores de la Compagnie s’étalait une carte de la région que traversait une grosse ligne rouge en zigzag. Par chemin de fer on allait à Tlélat, à Saint-Denis du Sig, à Perregaux, à Mascara, à Saïda, point terminus. De là, par voitures ou en caravane, on visitait Daya, Magenta, Sebdou, Tlemcen, Lamoricière, Sidi-bel-Abbès. Enfin, par chemin de fer, on revenait de Sidi-bel-Abbès à Oran.

Eh bien, voilà le voyage auquel s’attacha Clovis Dardentor avec la passion qui caractérisait les moindres actes de cet homme extraordinaire. Ce projet, il n’éprouva aucune difficulté à le faire adopter par les Désirandelle. Les hasards du cheminement, la vie en commun, les petits services à rendre, que d’occasions dont Agathocle saurait profiter pour plaire à cette charmante Louise!

Peut-être Mme Elissane se fit-elle un peu prier. Ce déplacement l’effrayait, et puis ceci, et puis cela. Mais essayez donc de résister à M. Dardentor. L’excellente dame n’avait-elle pas dit qu’on ne pouvait rien lui refuser, et il le lui rappela au moment opportun. Enfin son argumentation fut décisive. Pendant cette excursion, Agathocle se révélerait sous un nouveau jour. Mlle Louise l’apprécierait à sa valeur, et le mariage serait conclu au retour.

«Et, demanda Mme Elissane, est-ce que MM. Lornans et Taconnat seront du voyage?…

– Non, par malheur! répondit M. Dardentor. Dans quelques jours ils doivent s’engager, et cela les retarderait trop.»

Mme Elissane parut satisfaite.

Mais, après celui de sa mère, il fallut obtenir le consentement de la jeune fille.

M. Dardentor eut fort à faire. Elle répugnait visiblement à ce voyage pendant lequel elle serait en contact permanent avec la famille Désirandelle. Au moins, à Oran, les absences d’Agathocle étaient fréquentes. On ne le voyait guère qu’aux heures des repas, – les seules pendant lesquelles il ouvrît sérieusement la bouche, et ce n’était pas pour causer. En wagon, en voiture, en caravane, il serait là, toujours là… Cette perspective n’était pas de nature à récréer Louise Elissane. Ce garçon ne pouvait que lui déplaire, et peut-être elle eût été sage en déclarant à sa mère qu’elle ne l’épouserait jamais. Mais elle connaissait cette femme résolue, tenace, peu disposée à abandonner ses projets. A vrai dire, cela vaudrait mieux si la bonne dame arrivait à reconnaître elle-même la nullité du prétendu…

M. Dardentor déploya une éloquence irrésistible. Il était de bonne foi, d’ailleurs, en s’imaginant que ce voyage fournirait à l’héritier des Désirandelle quelque occasion de se produire à son avantage, et il espérait que le vœu de ses vieux amis finirait par se réaliser. Ce serait un tel chagrin pour eux s’ils échouaient! Bien que cela ne fût pas pour toucher la jeune fille, il obtint finalement qu’elle s’occuperait des préparatifs de départ.

«Vous m’en remercierez plus tard, lui répétait-il, vous m’en remercierez!»

Patrice, mis au courant, ne cacha point à son maître que ce voyage n’avait pas son entière approbation. Il faisait des réserves… Il y aurait sans doute d’autres touristes… on ne savait qui… et… de vivre en commun… cette promiscuité…

Son maître lui enjoignit de se tenir prêt à boucler les valises le soir du 10 mai, dans quarante-huit heures.

Lorsque M. Dardentor fit connaître aux deux jeunes gens la résolution prise par les familles Elissane et Désirandelle ainsi que par lui-même, il s’empressa de leur exprimer tous ses regrets, – oh! très vifs… très sincères! – de ce qu’ils ne pussent l’accompagner. C’eût été complet et charmant de «caravaner» ensemble, – ce fut son mot, – pendant quelques semaines à travers la province oranaise!

Marcel Lornans et Jean Taconnat offrirent leurs regrets non moins sincères et non moins vifs. Mais, depuis une dizaine de jours qu’ils étaient arrivés à Oran, pouvaient-ils tarder davantage à régulariser leur situation…

Et néanmoins, le lendemain soir, la veille du départ projeté, après avoir pris congé de M. Dardentor, voici que les deux cousins échangèrent ces demandes et ces réponses:

«Dis donc, Jean?…

– Qu’y a-t-il, Marcel?…

– Est-ce qu’un retard de deux semaines…

– Durerait plus de quinze jours?… Non, Marcel, je ne crois pas du moins… même en Algérie!…

– Si nous partions avec M. Dardentor?…

– Partir, Marcel! Et c’est toi qui me fais cette proposition… toi qui ne m’as donné qu’une quinzaine pour mes expériences de sauvetage?…

– Oui… Jean… parce que… ici… à Oran… cette ville si peu remuante… tu ne pouvais réussir… Tandis que… ce voyage circulaire… Qui sait?… des occasions…

– Hé! hé! Marcel, cela peut se rencontrer… L’eau… le feu… le combat surtout… Et c’est bien pour me procurer ces occasions que tu as cette idée?…

– Uniquement! répondit Marcel Lornans.

– Farceur!» répondit Jean Taconnat.

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