Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

L’étoile du Sud

Les pays des diamants

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

60 dessins et une carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

etoile_02.jpg (35866 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

Trahison.

 

ue s’était-il donc passé au camp pendant l’absence de Cyprien et de ses deux compagnons? Il eût été difficile de le dire, tant que le jeune Cafre n’aurait pas reparu.

On attendit donc Bardik, on l’appela, on le chercha de tous côtés. Aucune trace de lui ne put être découverte. Le déjeuner, qu’il avait commencé à préparer, resté auprès du foyer éteint, semblait indiquer que sa disparition remontait seulement à deux ou trois heures.

Cyprien en était réduit aux conjectures sur ce qui avait pu la provoquer, mais, ces conjectures, rien ne venait les éclaircir. Que le jeune Cafre eût été attaqué par une bête féroce, cela n’était pas probable: il n’y avait pas un seul indice de lutte sanglante ou même de désordre aux alentours. Qu’il eût déserté pour retourner à son pays, comme les Cafres le font souvent, c’était moins vraisemblable encore de la part d’un garçon si dévoué, et le jeune ingénieur se refusa absolument à accepter cette hypothèse, mise en avant par Annibal Pantalacci.

Bref, après une demi-journée de recherches, le jeune Cafre n’avait pas été retrouvé, et sa disparition resta un fait absolument inexplicable.

Annibal Pantalacci et Cyprien tinrent donc conseil. Après discussion, ils convinrent d’attendre jusqu’au lendemain matin avant de lever le camp. Peut-être, dans cet intervalle, Bardik reviendrait-il, s’il s’était simplement égaré à la poursuite de quelque pièce de gibier, qui avait pu exciter sa convoitise de chasseur.

Mais, en se rappelant la visite qu’un parti de Cafres avait faite à l’un des derniers campements, en tenant compte des questions posées à Bardik et à Lî, de la crainte qu’ils avaient exprimée de voir des étrangers, des espions peut-être, s’aventurer sur le pays de Tonaïa, on pouvait se demander, non sans raison, si Bardik, tombé entre les mains de ces indigènes, n’avait pas été emmené jusque dans leur capitale.

La journée s’acheva tristement et la soirée fut plus lugubre encore. Un vent de malheur semblait souffler sur l’expédition. Annibal Pantalacci était farouche et muet. Ses deux complices Friedel et James Hilton, étaient morts, et maintenant il restait seul en face de son jeune rival, mais plus que jamais décidé à se débarrasser d’un prétendant dont il ne voulait pas plus dans l’affaire du diamant que dans l’affaire du mariage. Et pour lui, ce n’étaient vraiment là que des affaires.

Quant à Cyprien, – auquel Lî avait raconté tout ce qu’il avait entendu à propos de la soustraction des cartouches, – il lui fallait veiller nuit et jour, maintenant, sur son compagnon de voyage. Le Chinois, il est vrai, comptait bien prendre à sa charge une partie de cette tâche.

Cyprien et Annibal Pantalacci passèrent la soirée à fumer auprès du feu, silencieusement, et se retirèrent sous la bâche du wagon, sans même échanger un bonsoir. C’était au tour de Lî de veiller près du feu allumé pour écarter les bêtes féroces.

Le lendemain, au point du jour, le jeune Cafre n’était pas de retour au campement.

Cyprien aurait volontiers attendu vingt-quatre heures encore pour donner à son serviteur une dernière chance de revenir, mais le Napolitain insista pour partir à l’instant.

«On peut fort bien se passer de Bardik, disait-il, et se retarder, c’est s’exposer à ne plus pouvoir rejoindre Matakit!»

Cyprien se rendit, et le Chinois se mit en devoir de rassembler les bœufs pour le départ.

Nouvelle déconvenue et des plus graves. Les bœufs, eux non plus, ne se retrouvaient pas. La veille au soir, ils étaient encore couchés dans les hautes herbes autour du campement!… Maintenant, il était impossible d’en apercevoir même un seul.

Et c’est alors que l’on put mesurer l’étendue de la perte que l’expédition avait faite en la personne de Bardik! Si cet intelligent serviteur eût été présent à son poste, il n’aurait pas manqué, lui qui connaissait les habitudes de la race bovine de l’Afrique australe, d’attacher à des arbres ou à des piquets ces bêtes qui s’étaient reposées tout un jour. D’ordinaire, en arrivant aux haltes, après une longue journée de marche, la précaution était inutile: les bœufs, exténués de fatigue, ne songeaient alors qu’à paître aux environs du wagon, puis ils se couchaient pour la nuit et ne s’écartaient guère au réveil de plus d’une centaine de mètres. Mais il n’en était pas de même, après une journée de repos et de bombance.

Évidemment, le premier soin de ces animaux, en se réveillant, avait été de chercher des herbes plus délicates que celles dont ils s’étaient rassasiés la veille. En humeur de vagabondage, ils s’étaient écartés peu à peu, avaient perdu de vue le campement, et, entraînés alors par cet instinct qui les rappelle à l’étable, il est probable qu’ils avaient, l’un suivant l’autre, tout simplement repris le chemin du Transvaal.

C’est là un désastre qui, pour n’être pas rare dans ces expéditions de la basse Afrique, n’en est pas moins des plus graves, car, sans attelage, le wagon devient inutile, et le wagon, pour le voyageur africain c’est à la fois la maison, le magasin, la forteresse.

Grand fut donc le désappointement de Cyprien et d’Annibal Pantalacci, quand, après une course acharnée de deux ou trois heures sur les traces des bœufs, ils durent reconnaître qu’il fallait renoncer à tout espoir de les rattraper.

La situation était singulièrement aggravée, et, une fois encore, il fallut tenir conseil.

Or, il n’y avait guère qu’une solution pratique à cette conjoncture: abandonner le wagon, se charger d’autant de provisions de bouche et de munitions qu’on pourrait en emporter, et continuer le voyage à cheval. Si l’on était favorisé par les circonstances, peut-être pourrait-on trouver promptement à négocier avec un chef cafre l’achat d’un nouvel attelage de bœufs contre un fusil ou des cartouches. Quant à Lî, il prendrait le cheval de James Hilton, qui, on le sait, n’avait plus de maître.

On se mit donc en devoir d’abattre des branches épineuses, de manière à en recouvrir le wagon pour qu’il fût caché sous une sorte de buisson artificiel. Puis, chacun se chargea de tout ce qu’il put loger dans ses poches et dans son sac, en fait de linge, de boîtes de conserves et de munitions. A son grand regret, le Chinois dut renoncer à emporter sa caisse rouge, qui était trop lourde; mais il fut impossible de le décider à abandonner sa corde qu’il roula autour de ses reins, sous sa blouse, comme une ceinture.

Ces préparatifs terminés, après un dernier regard à cette vallée, dans laquelle s’étaient produits des événements si tragiques, les trois cavaliers reprirent le chemin des hauteurs. Ce chemin, comme tous ceux du pays, était simplement un sentier battu par les fauves, qui suivent presque toujours, pour se rendre à leurs abreuvoirs, la voie la plus directe.

Il était midi passé, et, sous un soleil brûlant, Cyprien, Annibal Pantalacci et Lî marchèrent d’un bon pas jusqu’au soir; puis, lors qu’ils furent campés dans une gorge profonde, sous l’abri d’un grand rocher, autour d’un bon feu de bois sec, ils se dirent qu’après tout la perte du wagon n’était pas irréparable.

Pendant deux jours encore, ils avancèrent ainsi, sans se douter qu’ils étaient sur les traces de celui qu’ils cherchaient. En effet, le soir du second jour, un peu avant le coucher du soleil, comme ils se dirigeaient au petit pas vers un bouquet d’arbres sous lequel ils devaient passer la nuit. Lî poussa tout à coup une exclamation gutturale.

«Hugh!» fit-il, en désignant du doigt un petit point noir, qui se mouvait à l’horizon dans les dernières lueurs du crépuscule.

Le regard de Cyprien et d’Annibal Pantalacci suivit naturellement la direction indiquée par le doigt du Chinois.

etoile_43.jpg (188386 bytes)

«Un voyageur! s’écria le Napolitain.

– C’est Matakit lui même! reprit Cyprien, qui s’était empressé de porter sa lorgnette à ses yeux. Je distingue fort bien sa carriole et son autruche!… C’est lui!»

Et il passa la lorgnette à Pantalacci, qui put se convaincre à son tour de l’exactitude du fait.

«A quelle distance pensez-vous qu’il soit de nous, en ce moment? demanda Cyprien.

– A sept à huit milles au moins, mais peut-être à dix, répondit le Napolitain.

Alors, il nous faut renoncer à l’espoir de le rejoindre aujourd’hui, avant de faire halte?

– Assurément, répondit Annibal Pantalacci. Dans une demi-heure, il fera nuit close, et il n’y aura plus à songer à faire un pas dans cette direction!

– Bon! demain, nous sommes sûrs de l’atteindre, en partant de bonne heure!

– C’est tout à fait mon avis.»

Les cavaliers étaient alors arrivés au bouquet d’arbres, et ils mirent pied à terre. Selon leur habitude constante, ils commencèrent d’abord par s’occuper des chevaux qu’ils bouchonnèrent et pansèrent avec soin, avant de les attacher à des piquets pour les laisser paître. Pendant ce temps, le Chinois s’occupait d’allumer le feu.

La nuit se fit pendant ces préparatifs. Le dîner fut peut-être un peu plus gai ce soir-là qu’il n’avait été depuis trois jours. Mais à peine eût-il été dépêché, que les trois voyageurs, se roulant dans leurs couvertures, auprès du feu dûment alimenté pour toute la nuit, la têtz sur leurs selles, se préparèrent à dormir. Il importait de pouvoir être sur pied avant le jour, afin de brûler l’étape et de rejoindre Matakit.

Cyprien et le Chinois furent bientôt parfaitement endormis, – ce qui n’était peut-être pas très prudent de leur part.

Il n’en était pas de même du Napolitain. Pendant deux ou trois heures, il s’agita sous sa couverture, comme un homme obsédé de quelque idée fixe. Une tentation criminelle s’emparait encore de lui.

Enfin, n’y tenant plus, il se leva dans le plus grand silence, se rapprocha des chevaux, sella le sien; puis, détachant Templar avec celui du Chinois, et les tirant par leur longe, il les emmena en laisse. L’herbe fine, dont le sol était tapissé, étouffait complètement le bruit des pas des trois animaux, qui se laissaient faire avec une résignation stupide, tout ahuris de ce réveil subit. Annibal Pantalacci les fit alors descendre jusqu’au fond du vallon, au flanc duquel avait été établi le lieu de halte, les attacha à un arbre et revint au campement. Ni l’un ni l’autre des deux dormeurs n’avait bougé.

Le Napolitain rassembla alors sa couverture, son rifle, ses munitions et quelques provisions de bouche; puis, froidement, délibérément, il abandonna ses deux compagnons au milieu de ce désert.

L’idée qui l’avait obsédé depuis le coucher du soleil, c’est qu’en emmenant les deux chevaux, il allait mettre Cyprien et Lî hors d’état d’atteindre Matakit. C’était donc s’assurer la victoire. Le caractère odieux de cette trahison, la lâcheté qu’il y avait à dépouiller ainsi des compagnons, dont il n’avait jamais reçu que de bons offices, rien n’arrêta ce misérable. Il se mit en selle, et, tirant après lui les deux bêtes qui s’ébrouaient bruyamment à l’endroit où il les avait laissées, il s’éloigna au trot, sous la clarté de la lune, dont le disque apparaissait au-dessus des collines.

Cyprien et Lî dormaient toujours. A trois heures du matin seulement, le Chinois ouvrit les yeux et contempla les étoiles qui pâlissaient à l’horizon de l’est.

«Il est temps de faire le café!» se dit-il.

Et, sans plus tarder, rejetant la couverture dont il était enveloppé, il se remit sur pieds et procéda à sa toilette matinale qu’il ne négligeait pas plus au désert qu’à la ville.

«Où est donc Pantalacci?» se demanda-t-il tout à coup.

L’aube commençait à poindre, et les objets devenaient moins indistincts autour du campement.

«Les chevaux ne sont pas là, non plus! se dit Lî. Est-ce que ce brave camarade aurait…»

Et, soupçonnant ce qui s’était passé, il courut vers les piquets auxquels il avait vu les chevaux attachés la veille au soir, fit le tour du campement et s’assura, en un clin d’œil, que tout le bagage du Napolitain avait disparu avec lui.

L’affaire était claire.

Un homme de race blanche n’aurait probablement pas résisté au besoin tout naturel de réveiller Cyprien pour lui communiquer sur l’heure cette nouvelle fort grave. Mais le Chinois était un homme de race jaune et pensait que, lorsqu’il s’agit d’annoncer un malheur, rien ne presse. Il se mit donc tranquillement à faire son café.

«C’est encore assez aimable, à ce coquin, de nous avoir laissé nos provisions!» se répétait-il.

Le café, bien et dûment passé dans une poche de toile qu’il avait fabriquée à cet effet, Lî en remplit deux coupes, taillées dans la coque d’un oeuf d’autruche, qu’il portait habituellement suspendues à sa boutonnière; puis, il s’approcha de Cyprien qui dormait toujours.

«Voici votre café tout prêt, petit père,» lui dit-il poliment en le touchant à l’épaule.

Cyprien ouvrit un œil, s’étira les membres, sourit au Chinois, se mit sur son séant et avala la liqueur fumante.

Alors, seulement, il remarqua l’absence du Napolitain, dont la place était vide.

«Où est donc Pantalacci? demanda-t-il.

– Parti, petit père! répondit Lî du ton le plus naturel, comme s’il se fut agi d’une chose convenue.

– Comment?… parti?

– Oui, petit père, avec les trois chevaux!»

Cyprien se débarrassa de sa couverture et jeta autour de lui un regard qui lui apprit tout.

Mais il avait l’âme trop fière pour rien témoigner de son inquiétude et de son indignation.

«Fort bien, dit-il, mais que ce misérable ne s’imagine pas qu’il aura le dernier mot!»

Cyprien fit cinq ou six pas de long en large, absorbé dans ses pensées, réfléchissant au parti qu’il convenait de prendre.

«Il faut partir sur l’heure! dit-il au Chinois. Nous allons laisser ici cette selle, cette bride, tout ce qui serait encombrant ou trop lourd, et n’emporter que les fusils et les vivres qui nous restent! En marchant bien, nous pouvons aller presque aussi vite, et peut-être prendre des voies plus directes!»

Lî s’empressa d’obéir. En quelques minutes, les couvertures furent roulées, les sacs mis à l’épaule: puis, tout ce qu’on était obligé d’abandonner en cet endroit, fut réuni en tas sous un épais amas de broussailles, et on se mit aussitôt en route.

Cyprien avait eu raison de dire qu’à certains égards, il serait peut-être plus commode d’aller à pied. Il put ainsi prendre par le plus court, en franchissant des croupes abruptes qu’aucun cheval n’aurait été capable d’escalader, mais au prix de quelles fatigues!

Il était environ une heure après midi, lorsque tous deux parvinrent sur le versant nord de la chaîne qu’ils suivaient depuis trois jours. Aux termes des renseignements fournis par Lopèpe, on ne devait plus être loin de la capitale de Tonaïa. Malheureusement, les indications étaient si vagues sur la route à suivre, et les idées de distance si confuses dans la langue betchouana, qu’il était assez difficile de savoir, à l’avance, s’il faudrait deux ou cinq journées de marche pour y arriver.

Comme Cyprien et Lî descendaient le talus de la première vallée, qui s’était ouverte devant eux, après avoir franchi la ligne de faîte, celui-ci fit entendre un petit rire sec. Puis:

«Des girafes!» dit-il.

Cyprien, regardant à ses pieds, aperçut en effet une vingtaine de ces animaux, occupés à paître au fond de la vallée. Rien de plus gracieux à voir, de loin, que leurs longs cous, dressés comme des mâts, ou allongés comme de longs serpents dans l’herbe, à trois ou quatre mètres de leurs corps mouchetés de taches jaunâtres.

«On pourrait prendre une de ces girafes et s’en servir pour remplacer Templar, fit observer Lî.

– Monter une girafe! Eh! qui a jamais vu faire pareille chose, s’écria Cyprien.

– Je ne sais si on l’a jamais vu, mais il ne tient qu’à vous de le voir, répliqua le Chinois, si vous voulez seulement me laisser l’essayer!»

Cyprien, qui ne commençait jamais par regarder comme impossible ce qui était simplement nouveau pour lui, se déclara prêt à aider Lî dans son entreprise.

«Nous nous trouvons sous le vent des girafes, dit le Chinois, ce qui est fort heureux, car elles ont le nez très fin et nous auraient déjà sentis! Donc, si vous voulez bien les tourner sur la droite, puis les effrayer d’un coup de fusil, de façon à les rabattre de mon côté, il n’en faut pas davantage, et je me charge du reste!»

Cyprien s’empressa de déposer à terre tout ce qui aurait pu gêner ses mouvements, et, armé de son fusil, il se mit en mesure d’exécuter la manœuvre indiquée par son serviteur.

Celui-ci ne perdit pas de temps. Il descendit en courant le raide talus de la vallée jusqu’à ce qu’il fut arrivé près d’un sentier battu qui en occupait le fond. Ce devait être évidemment le chemin des girafes, à en juger par les innombrables empreintes qu’y avaient laissées leurs sabots. Là, le Chinois prit position derrière un gros arbre, déroula la longue corde qui ne le quittait jamais, et, la coupant en deux, il en forma deux longueurs de trente mètres. Puis, après avoir lesté un des bouts de chacune de ces cordes avec un gros caillou, – ce qui en fit un excellent lasso, – il attacha fortement l’autre bout aux basses branches de l’arbre. Enfin, lorsqu’il eut pris soin de rouler sur son bras gauche l’extrémité libre de ces deux engins, il s’abrita derrière le tronc et attendit.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’un coup de feu retentissait à quelque distance. Aussitôt, un piétinement rapide, dont le bruit, pareil à celui d’un escadron de cavalerie, grossissait de seconde en seconde, annonça que les girafes détalaient comme Lî l’avait prévu. Elles venaient droit sur lui, en suivant leur sentier, mais sans soupçonner la présence d’un ennemi qui se trouvait sous le vent.

Ces girafes étaient vraiment superbes, avec leurs naseaux au vent, leurs petites têtes effarées, leurs langues pendantes. Quant à Lî, il ne s’inquiétait guère de les regarder. Son poste avait été judicieusement choisi près d’une sorte d’étranglement du chemin, où ces animaux ne pouvaient passer qu’à deux de front, et il n’avait qu’à attendre.

etoile_44.jpg (230527 bytes)

Il en laissa d’abord défiler trois ou quatre; puis, avisant l’une d’elles, qui était d’une taille extraordinaire, il lança son premier lasso. La corde siffla, s’enroula autour du cou de la bête, qui fit quelques pas encore ; mais soudain la corde se tendit, lui serra le larynx, et elle s’arrêta.

Le Chinois n’avait pas perdu son temps à la regarder faire. A peine avait-il vu son premier lasso arriver au but que, prenant en main le second, il venait de le jeter sur une autre girafe.

Le coup ne fut pas moins heureux. Tout cela s’était passé en moins d’une demi-minute. Déjà le troupeau épouvanté s’était dispersé en toutes directions; mais les deux girafes, à demi étranglées et pantelantes, restaient prisonnières.

«Arrivez donc, petit père!» cria le Chinois à Cyprien, qui accourait vers lui, peu confiant dans la manœuvre.

Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Il y avait là deux superbes bêtes, grandes, fortes, bien en chair, le jarret fin, la croupe luisante. Mais Cyprien avait beau les regarder et les admirer, l’idée de s’en servir comme d’une monture ne lui paraissait guère réalisable.

«En effet, comment se tenir sur une échine pareille, qui descend vers l’arrière-train avec une inclinaison de soixante centimètres, au moins? disait-il en riant.

– Mais en se mettant à cheval sur les épaules et non pas sur les flancs de la bête, répondit Lî. D’ailleurs, est-il bien difficile de placer une couverture roulée sous l’arrière de la selle?

– Nous n’avons pas de selle.

– J’irai chercher la vôtre tout à l’heure.

– Et quelle bride mettre à ces bouches-là?

– C’est ce que vous allez voir.»

Le Chinois avait réponse à tout, et, avec lui, les actes suivaient de près les paroles.

L’heure du dîner n’était pas arrivée que déjà, avec une partie de sa corde, il avait fait deux licous très forts, dont il coiffa les girafes. Les pauvres bêtes étaient si ahuries de leur mésaventure, et d’ailleurs d’un tempérament si doux, qu’elles n’opposèrent aucune résistance. D’autres bouts de cordes devaient servir de rênes.

Ces préparatifs terminés, rien ne fut plus aisé que de conduire en laisse les deux captives. Cyprien et Lî, revenant sur leurs pas, retournèrent alors au campement de la veille pour y reprendre la selle et les objets qu’ils avaient dû abandonner.

La soirée s’acheva à compléter ces arrangements. Le Chinois était véritablement d’une merveilleuse adresse. Non seulement il eut bientôt modifié la selle de Cyprien, de telle sorte qu’elle pouvait se poser horizontalement sur le dos de l’une des girafes, mais il se fabriqua pour lui-même une selle de branchages; puis, par surcroît de précaution, il passa la moitié de la nuit à briser les velléités de résistance des deux girafes en les montant successivement et en leur démontrant, par des arguments péremptoires, qu’il fallait lui obéir.

 

 

Chapitre XVII

Un steeple-chase africain.

 

’aspect des deux cavaliers, lorsqu’ils effectuèrent leur départ le lendemain matin, ne laissait pas d’être assez hétéroclite. Il est douteux que Cyprien eût aimé à se montrer en pareil équipage aux yeux de miss Watkins dans la grande rue du camp de Vandergaart. Mais à la guerre comme à la guerre. On était au désert, et les girafes ne devaient pas être une monture beaucoup plus bizarre qu’un dromadaire. Leur allure avait même quelque analogie avec celle de ces «vaisseaux du désert.» Elle était horriblement dure, et affectée d’un véritable tangage, lequel eut d’abord pour effet de causer aux deux compagnons de route un léger mal de mer.

Mais, en deux ou trois heures, Cyprien et le Chinois se trouvèrent suffisamment acclimatés. Or, comme les girafes marchaient d’un bon pas et se montraient fort dociles, après quelques tentatives de révolte qui furent aussitôt réprimées, tout était pour le mieux.

Il s’agissait maintenant de regagner, à force d’activité, tout le temps perdu dans les trois à quatre dernières journées du voyage. Matakit devait avoir fait du chemin à cette heure! Annibal Pantalacci ne l’avait-il pas rejoint déjà? Quoi qu’il en pût être, Cyprien était bien résolu à ne rien négliger pour arriver à son but.

Trois jours de marche avaient amené les cavaliers, ou, pour mieux dire, les «girafiers» en pays de plaine. Ils suivaient maintenant la rive droite d’un cours d’eau assez sinueux, qui coulait précisément dans la direction du nord, – sans doute un des affluents secondaires du Zambèze. Les girafes, décidément domptées, de plus, affaiblies par de longues étapes non moins que par la diète à laquelle Lî les soumettait systématiquement, se laissaient guider avec une entière facilité. Cyprien pouvait, maintenant, abandonner les longues rênes de corde de sa monture et la diriger rien que par la seule pression des genoux.

Aussi, débarrassé de cette préoccupation, prenait-il un véritable plaisir, au sortir des régions sauvages et désertes qu’il venait récemment de franchir, à reconnaître de tous côtés les traces d’une civilisation déjà avancée. C’étaient, de distance en distance, des champs de manioc ou de taro, très régulièrement aménagés, arrosés par un système de bambous ajustés bout à bout, qui apportaient l’eau de la rivière, des chemins larges et bien battus, – enfin un air général de prospérité; puis, sur les collines qui bordaient l’horizon, des huttes blanches, en forme de ruches, abritant une population très clairsemée.

Pourtant, on sentait qu’on était encore à la limite du désert, ne fût-ce qu’au nombre extraordinaire d’animaux sauvages, ruminants ou autres, qui peuplaient cette plaine. Çà et là, des essaims innombrables de volatiles, de toute taille et de toute espèce, obscurcissaient l’air. On voyait des compagnies de gazelles ou d’antilopes qui traversaient la route; parfois, un hippopotame monstrueux élevait sa tête hors de la rivière, ronflait bruyamment et replongeait sous les eaux avec un fracas de cataracte.

Tout entier à ce spectacle, Cyprien s’attendait assez peu à celui que le hasard lui réservait à l’un des tournants de la petite colline qu’il suivait avec son compagnon.

Ce n’était rien moins qu’Annibal Pantalacci, toujours à cheval, et pourchassant bride abattue Matakit en personne. Un mille au plus les séparait l’un de l’autre, mais quatre milles au moins les séparaient encore de Cyprien et du Chinois.

Par ce soleil éclatant dont les rayons tombaient presque à pic, dans cette plaine nue inondée de lumière éblouissante, à travers cette atmosphère nettoyée par une violente brise d’est qui régnait alors, il n’y avait pas le moindre doute à conserver.

Tous deux furent si ravis de cette découverte que leur premier mouvement fut de la célébrer par une véritable fantasia arabe. Cyprien poussa un hurrah joyeux, Lî un «hugh!» qui avait la même signification. Puis, ils mirent leurs girafes au grand trot.

Évidemment, Matakit avait aperçu le Napolitain, qui commençait à gagner sur lui; mais il ne pouvait voir son ancien maître et son camarade du Kopje, encore trop éloignés à la lisière de la plaine.

Aussi le jeune Cafre, à la vue de ce Pantalacci, qui n’était point homme à lui faire quartier, qui, sans nulle explication, le tuerait comme un chien, pressait-il le plus qu’il pouvait sa carriole traînée par l’autruche. La rapide bête dévorait l’espace, comme on dit. Elle le dévorait même si bien qu’elle buta tout à coup contre une grosse pierre. Il y eut une si violente secousse, que l’essieu de la carriole, fatigué par ce long et pénible voyage, cassa net. Aussitôt l’une des roues s’échappant de son axe, Matakit et son véhicule, l’un portant l’autre, s’étalèrent au beau milieu du chemin.

Le malheureux Cafre fut horriblement endommagé par sa chute. Mais la terreur qui le possédait résista même à un pareil choc, ou plutôt elle ne fit que redoubler. Bien convaincu que c’en était fait de lui, s’il se laissait rejoindre par ce cruel Napolitain, il se releva au plus vite, détela d’un tour de main son autruche, et, s’élançant à califourchon sur elle, il la remit au galop.

etoile_45.jpg (191337 bytes)

Alors commença un steeple-chase vertigineux, et tel que le monde n’en a jamais vu depuis les spectacles du cirque romain, où les courses d’autruches et de girafes faisaient souvent partie du programme.

En effet, pendant qu’Annibal Pantalacci poursuivait Matakit, Cyprien et Lî se lançaient sur les traces de l’un et de l’autre. N’avaient-ils pas intérêt à s’emparer de tous les deux, du jeune Cafre, pour en finir avec cette question du diamant volé, du misérable Napolitain, pour le châtier comme il méritait de l’être?

Aussi les girafes, lancées à fond de train par leurs cavaliers, qui avaient vu l’accident, allaient-elles presque aussi vite que des chevaux pur sang, leurs longs cous tendus en avant, la bouche ouverte, les oreilles renversées, éperonnées, cravachées, forcées a fournir toute la vitesse qu’elles pouvaient développer.

Quant à l’autruche de Matakit, sa rapidité tenait du prodige. Il n’y a pas de vainqueur du Derby ou du Grand Prix de Paris qui eût pu lutter avec elle. Ses courtes ailes, inutiles pour voler, lui servaient pourtant à accélérer sa course. Tout cela était si emporté, qu’en moins de quelques minutes, le jeune Cafre avait déjà regagné une distance considérable sur celui qui le poursuivait.

Ah! Matakit avait bien choisi sa monture, en prenant une autruche! Si, seulement, il pouvait se maintenir à une pareille allure pendant un quart d’heure, il était définitivement hors d’atteinte et sauvé des griffes du Napolitain.

Annibal Pantalacci comprenait bien que le moindre retard allait lui faire perdre tout son avantage. Déjà la distance s’accroissait entre le fugitif et lui. Au delà du champ de maïs, à travers lequel s’effectuait cette chasse, un épais fourré de lentisques et de figuiers d’Inde, secoué par le vent de brise, allongeait sa bordure sombre à perte de vue. Si Matakit l’atteignait, il serait impossible de l’y retrouver, puisqu’on ne pourrait plus l’apercevoir.

Tout en galopant, Cyprien et le Chinois suivaient cette lutte avec un intérêt qui se comprendra de reste. Ils étaient enfin arrivés au pied de la colline, ils couraient à travers champs, mais trois milles les séparaient encore soit du chasseur soit du chassé.

Ils purent voir, cependant, que le Napolitain, par un effort inouï, avait regagné quelque peu sur le fuyard. Soit que l’autruche fût épuisée, soit qu’elle se fût blessée contre une souche ou une roche, sa vitesse s’était singulièrement ralentie. Annibal Pantalacci ne fut bien tôt plus qu’à trois cents pieds du Cafre.

Mais Matakit venait enfin d’atteindre la lisière du fourré; puis, il y disparaissait soudain, et, au même moment, Annibal Pantalacci, violemment désarçonné, roulait sur le sol, pendant que son cheval s’échappait à travers la campagne.

«Matakit nous échappe! s’écria Lî.

– Oui, mais ce coquin de Pantalacci est à nous!» répondit Cyprien.

Et tous deux pressèrent l’allure de leurs girafes.

Une demi-heure après, ayant franchi presque entièrement le champ de maïs, ils n’étaient plus qu’à cinq cents pas de l’endroit où le Napolitain venait de choir. La question pour eux était de savoir si Annibal Pantalacci avait pu se relever et gagner le fourré de lentisques, ou s’il gisait sur le sol, grièvement blessé dans sa chute, – mort peut-être!

Le misérable était toujours là. A cent pas de lui, Cyprien et Lî s’arrêtèrent. Voici ce qui s’était passé.

Le Napolitain, tout à l’ardeur de sa poursuite, n’avait pas aperçu un gigantesque filet, tendu par les Cafres, pour prendre les oiseaux qui font à leurs récoltes une guerre incessante. Or, c’est dans ce filet qu’Annibal Pantalacci venait de s’empêtrer.

Et ce n’était pas là un filet de petite dimension! Celui-là mesurait au moins cinquante mètres de côté et recouvrait déjà plusieurs milliers d’oiseaux de toute espèce, de toute taille, de tout plumage, et entre autres, une demi-douzaine de ces énormes gypaètes, d’une envergure d’un mètre cinquante, qui ne dédaignent pas les régions de l’Afrique australe.

La chute du Napolitain, au milieu de ce monde de volatiles, les mit naturellement en grande rumeur.

Annibal Pantalacci, d’abord un peu étourdi de sa chute, avait essayé presque aussitôt de se relever. Mais ses pieds, ses jambes, ses mains, s’étaient si bien pris dans les mailles du filet, qu’il ne put pas parvenir du premier coup à s’en dégager.

Il n’y avait pas de temps à perdre, pourtant. Aussi donnait-il des secousses terribles, tirant de toutes ses forces sur le filet, le sou levant, l’arrachant aux piquets qui le maintenaient au sol, tandis que les oiseaux, grands et petits, faisaient le même travail pour s’enfuir.

Mais plus le Napolitain luttait, plus il s’embarrassait dans les solides mailles de l’immense nasse.

Cependant, une humiliation suprême lui était réservée. Une des girafes venait de le rejoindre, et celui qui la montait, n’était autre que le Chinois. Lî s’était jeté à terre, et avec sa malice froide, pensant que le meilleur moyen de s’assurer du prisonnier était de l’enfermer définitivement dans le filet, il n’avait rien de plus pressé que de détacher le côté qui se trouvait vers lui avec l’intention d’en rabattre les mailles les unes sur les autres.

C’est à cet instant que se produisit soudain un coup de théâtre des plus inattendus.

En ce moment, le vent se mit à souiller avec une extrême furie, courbant tous les arbres du voisinage, comme si quelque effroyable trombe eût passé au ras du sol.

Or, Annibal Pantalacci, dans ses efforts désespérés, avait déjà arraché un bon nombre de piquets qui retenaient le filet par son appendice inférieur.

Se voyant alors sous le coup d’une capture imminente, il se livra à des secousses plus acharnées que jamais.

Soudain, dans un violent assaut de la tourmente, le filet fut arraché. Les derniers liens, qui retenaient au sol cet immense réseau de cordes, furent rompus, et la colonie emplumée qu’il emprisonnait prit son vol avec un vacarme assourdissant. Les petits oiseaux parvinrent à s’échapper; mais les grands volatiles, les serres empêtrées dans les mailles, au moment où leurs vastes ailes redevinrent libres, manoeuvrèrent avec un ensemble formidable. Toutes ces rames aériennes réunies, tous ces muscles pectoraux, dont les mouvements étaient simultanéités, formaient, aidés par la furie de la bourrasque, une puissance si colossale, que cent kilogrammes ne lui pesaient pas plus qu’une plume.

Aussi, le filet, ramené, roulé, embriquemaillé sur lui-même, donnant ainsi prise aux assauts du vent, se trouva-t-il subitement enlevé, avec Annibal Pantalacci, pris par les pieds et par les mains, à vingt-cinq ou trente mètres du sol.

Cyprien arrivait à ce moment, et il ne put qu’assister à cet enlèvement de son ennemi vers la région des nuages.

A ce moment, la gent empennée des gypaètes, épuisée par ce premier effort, tendit visiblement à retomber en décrivant une longue parabole. En trois secondes, elle arriva à la bordure de lentisques et de figuiers d’Inde, qui s’étendait à l’ouest des champs de maïs. Puis, après en avoir rasé la cime, à trois ou quatre mètres du sol, elle se releva une dernière fois dans les airs.

Cyprien et Lî regardaient avec terreur le malheureux suspendu à ce filet, qui cette fois, fut porté à plus de cent cinquante pieds de hauteur, grâce au prodigieux effort de ces gigantesques volatiles, aidés de la tourmente.

etoile_46.jpg (204546 bytes)

Soudain, quelques mailles crevèrent sous les efforts du Napolitain. On le vit, un instant suspendu par les mains, essayer de se reprendre aux cordes du filet… Mais ses mains s’ouvrirent, il lâcha prise, tomba comme une masse, et se brisa sur le sol.

Le filet, dégagé de ce poids, fit un dernier bond dans l’espace, et se détacha quelques milles plus loin, pendant que les gypaètes regagnaient les hautes zones de l’espace.

Lorsque Cyprien accourut pour lui porter secours, son ennemi était mort… mort dans ces conditions horribles!

Et, maintenant, il restait seul de ces quatre rivaux qui s’étaient lancés pour atteindre le même but à travers les plaines du Transvaal.

 

 

Chapitre XVIII

L’autruche qui parle.

 

yprien et Lî, après cette épouvantable catastrophe, n’eurent plus qu’une idée: fuir le lieu où elle venait de s’accomplir.

Ils se déterminèrent donc à longer le fourré vers le nord, marchèrent pendant plus d’une heure et finirent par arriver au lit d’un torrent presque à sec, qui, faisant brèche dans le massif de lentisques et de figuiers d’Inde, permettait de le tourner.

Là, une surprise nouvelle les attendait. Ce torrent se déversait dans un lac assez vaste, au bord duquel s’élevait une bordure de végétation luxuriante, qui jusqu’à ce moment l’avait masqué à la vue.

Cyprien aurait bien voulu revenir sur ses pas en longeant les bords du lac; mais la rive en était si escarpée, par places, qu’il dut bientôt renoncer à ce projet. D’autre part, retourner en arrière par le chemin qu’il venait de suivre, lui ôtait tout espoir de retrouver Matakit. Cependant, sur la rive opposée du lac, s’élevaient des collines, qui se reliaient par une série d’ondulations à des montagnes assez hautes. Cyprien pensa qu’en arrivant à leur cime, il aurait plus de chances d’obtenir une vue d’ensemble et par suite d’arrêter un plan.

Lî et lui se remirent donc en marche afin de contourner le lac. L’absence de tout chemin rendait cette opération très pénible, à rai son surtout de la nécessité où ils étaient parfois de tirer les deux girafes par la bride. Aussi mirent-ils plus de trois heures à franchir une distance de sept à huit kilomètres à vol d’oiseau.

Enfin, lorsqu’ils furent arrivés, en tournant le lac, à peu près au niveau de leur point de départ sur la rive opposée, la nuit allait venir. Harassés de fatigue, ils se décidèrent à camper en cet endroit. Mais, avec le peu de ressources dont ils disposaient, cette installation ne pouvait être bien confortable. Cependant, Lî s’en occupa avec son zèle habituel; puis, cela fait, il rejoignit son maître.

«Petit père, lui dit il de sa voix caressante et réconfortante aussi, je vous vois bien fatigué! Nos provisions sont épuisées presque entièrement! Laissez-moi aller à la recherche de quelque village, où l’on ne me refusera pas de nous venir en aide.

– Me quitter, Lî? s’écria tout d’abord Cyprien.

– Il le faut, petit père! répondit le Chinois. Je prendrai une des girafes, et j’irai du côté du nord!… La capitale de ce Tonaïa, dont nous a parlé Lopèpe, ne peut être éloignée maintenant, et je m’arrangerai pour que l’on vous y fasse un bon accueil. Puis, alors, nous reviendrons vers le Griqualand, où vous n’aurez plus rien à craindre de ces misérables, qui ont tous trois succombé dans cette expédition!»

Le jeune ingénieur réfléchissait à la proposition que lui faisait le dévoué Chinois. Il comprenait, d’une part, que, si le Cafre pouvait être retrouvé, c’était surtout dans cette région où on l’avait entrevu la veille et qu’il importait de ne pas la quitter. D’autre part, il fallait bien refaire des ressources maintenant insuffisantes. Cyprien se décida donc, quoique à grand regret, à se séparer de Lî, et il fut convenu qu’il l’attendrait, en cet endroit, pendant quarante-huit heures. En quarante-huit heures, le Chinois, monté sur sa rapide girafe, pouvait avoir fait bien du chemin à travers cette région, et être revenu au campement.

Cela convenu, Lî ne voulut pas perdre un instant. Quant à la question de repos, il s’en préoccupait peu! Il saurait bien se passer de sommeil! Il dit donc adieu à Cyprien, en lui baisant la main, reprit sa girafe, sauta dessus et disparut dans la nuit.

Pour la première fois depuis son départ de Vandergaart-Kopje, Cyprien se trouvait seul en plein désert. Il se sentait profondément attristé et ne put s’empêcher, quand il se fut roulé dans sa couverture, de s’abandonner aux plus lugubres pronostics. Isolé, presque à bout de vivres et de munitions, qu’allait-il devenir dans ce pays inconnu, à plusieurs centaines de lieues de toute région civilisée? Rejoindre Matakit, c’était maintenant une chance bien faible! Ne pouvait-il pas se trouver à un demi-kilomètre de lui, sans qu’il en eût le moindre soupçon? Décidément, cette expédition était désastreuse et n’avait été marquée que par des événements tragiques! Presque chaque centaine de milles, faite en avant, avait coûté la vie à un de ses membres! Un seul restait maintenant… lui…! Était-il donc destiné à finir misérablement comme les autres?

Telles étaient les tristes réflexions de Cyprien, qui parvint cependant à s’endormir.

La fraîcheur du matin et le repos qu’il venait de goûter donnèrent un tour plus confiant à ses pensées, lorsqu’il se réveilla. En attendant le retour du Chinois, il résolut de faire l’ascension de la haute colline, au pied de laquelle il s’était arrêté. Il pourrait ainsi explorer du regard une plus vaste étendue de pays et peut-être arriver, au moyen de sa lorgnette, à découvrir quelque trace de Matakit. Mais, pour le faire, il devenait indispensable de se séparer de sa girafe, aucun naturaliste n’ayant jamais classé ces quadrupèdes dans la famille des grimpeurs.

Cyprien commença donc par la débarrasser du licou si ingénieusement fabriqué par Lî; puis, il l’attacha par le jarret à un arbre, entouré d’une herbe épaisse et drue, en lui laissant une longueur de corde suffisante pour qu’elle pût paître tout à son aise. Et en vérité, si l’on ajoutait la mesure de son cou à celle de la corde, le rayon d’action de cette gracieuse bête ne laissait pas d’être fort étendu.

Ces préparatifs achevés, Cyprien mit son fusil sur une épaule, sa couverture sur l’autre, et, après avoir dit adieu d’une tape amicale à sa girafe, il commença l’ascension de la montagne.

Cette ascension fut longue et pénible. Toute la journée se passa à gravir des pentes abruptes, à tourner des roches ou des pics infranchissables, à recommencer par l’est ou par le sud une tentative infructueusement tentée par le nord ou par l’ouest.

A la nuit, Cyprien n’était encore qu’à mi-côte, et il dut remettre au lendemain la suite de son ascension.

Reparti au point du jour, après s’être assuré, en regardant bien, que Lî n’était point revenu au campement, il arriva enfin vers onze heures du matin au sommet de la montagne.

Une cruelle déception l’y attendait. Le ciel s’était couvert de nuages. D’épais brouillards flottaient sur les flancs inférieurs. Ce fut en vain que Cyprien essaya d’en percer le rideau pour sonder du regard les vallées voisines. Tout le pays disparaissait sous un amoncellement de vapeurs informes, qui ne laissaient rien distinguer au-dessous d’elles.

Cyprien s’obstina, attendit, espérant toujours qu’une éclaircie viendrait lui rendre les vastes horizons qu’il espérait embrasser: ce fut inutilement. A mesure que la journée s’avançait, les nuages semblaient croître en épaisseur, et, comme la nuit venait, le temps tourna décidément à la pluie.

Le jeune ingénieur se trouva donc surpris par ce prosaïque météore, précisément au sommet d’un plateau dénudé, qui ne possédait pas un seul arbre, pas une roche susceptible de servir d’abri. Rien que le sol chauve et desséché, et tout autour, la nuit grandissante, accompagnée d’une petite pluie fine, qui, peu à peu, pénétrait tout, couverture, vêtements et perçait jusqu’à la peau.

La situation devenait critique, et pourtant il fallait l’accepter. Effectuer la descente dans de pareilles conditions eût été folie. Cyprien prit donc son parti de se laisser tremper jusqu’aux os, comptant se sécher, le lendemain, d’un bon rayon de soleil.

Le premier moment d’émotion passé, cette pluie, – douche rafraîchissante qui reposait de la sécheresse des jours précédents, Cyprien, pour se consoler de sa mésaventure, se dit qu’elle n’avait rien de désagréable, mais une de ses conséquences les plus pénibles fut de l’obliger à manger son dîner, sinon tout cru, du moins tout froid. Allumer du feu ou simplement faire flamber une allumette par un temps pareil, il n’y devait pas songer. Il se contenta donc d’ouvrir une boîte d’endaubage et de la dévorer sous cette forme élémentaire.

Une ou deux heures plus tard, engourdi par la fraîcheur de la pluie, le jeune ingénieur réussit à s’endormir, la tête sur une grosse pierre recouverte de sa couverture ruisselante. Quand il s’éveilla avec le jour, il était en proie à une fièvre ardente.

Comprenant qu’il était perdu, s’il lui fallait recevoir plus longtemps une pareille douche, – car la pluie ne cessait de tomber à torrents, – Cyprien fit un effort, se dressa sur ses pieds, et, appuyé sur son fusil comme sur une canne, il commença à redescendre la montagne.

etoile_47.jpg (212623 bytes)

Comment arriva-t-il au bas? C’est ce qu’il aurait été lui-même fort embarrassé de dire. Tantôt roulant sur les talus détrempés, tantôt se laissant glisser le long des roches humides, meurtri, haletant, aveuglé, brisé par la fièvre, il parvint pourtant à continuer sa route, et il arriva vers le milieu du jour au campement où il avait laissé sa girafe.

L’animal était parti, impatienté sans doute par la solitude et peut-être pressé par la faim, car l’herbe était absolument tondue dans tout le cercle dont sa corde formait le rayon. Aussi avait-il fini par s’attaquer au lien qui le retenait, et, après l’avoir rongé, il était redevenu libre.

Cyprien aurait plus vivement senti ce nouveau coup de la mauvaise fortune, s’il eût été dans son état normal; mais la lassitude extrême et l’accablement ne lui en laissèrent pas la force. En arrivant, il ne put que se jeter sur son havresac imperméable, qu’il retrouva heureusement, passer des vêtements secs, puis tomber, écrasé de fatigue, sous l’abri d’un baobab qui ombrageait le campement.

Alors commença pour lui une période bizarre de demi-sommeil, de fièvre, de délire, où toutes les notions se confondaient, où le temps, l’espace, les distances n’avaient plus de réalité. Faisait-il nuit ou jour, soleil ou pluie? Était-il là depuis douze heures ou depuis soixante? Vivait-il encore ou bien était-il mort? Il n’en savait plus rien. Les rêves gracieux et les cauchemars effroyables se succédaient sans relâche sur le théâtre de son imagination. Paris, l’École des Mines, le foyer paternel, la ferme du Vandergaart-Kopje, miss Watkins, Annibal Pantalacci, Hilton, Friedel et des légions d’éléphants, Matakit et des vols d’oiseaux, répandus sur un ciel sans limites, tous les souvenirs, toutes les sensations, toutes les antipathies, toutes les tendresses, se heurtaient en son cerveau comme dans une bataille incohérente. A ces créations de la fièvre venaient parfois s’ajouter des impressions extérieures. Ce qui fut surtout horrible, c’est qu’au milieu d’une tempête d’aboiements de chacals, de miaulements de chats-tigres, de ricanements d’hyènes, le malade inconscient poursuivit laborieusement le roman de son délire et crut entendre un coup de fusil qui fut suivi d’un grand silence. Puis, l’infernal concert reprit de plus belle pour se prolonger jusqu’au jour.

Sans doute, pendant ce mirage, Cyprien serait passé, sans en avoir le sentiment, de la fièvre au repos éternel, si l’événement le plus bizarre, le plus extravagant, en apparence, n’était venu se mettre a la traverse du cours naturel des choses.

Le matin venu, il ne pleuvait plus, et le soleil était déjà assez élevé sur l’horizon. Cyprien venait d’ouvrir les yeux. Il regardait, mais sans curiosité, une autruche de grande taille, qui, après s’être approchée de lui, vint s’arrêter à deux ou trois pas.

«Serait-ce l’autruche de Matakit?» se demanda-t-il, suivant toujours son idée fixe.

Ce fut l’échassier en personne qui se chargea de lui répondre, et, qui plus est, de lui répondre en bon français.

«Je ne me trompe pas!… Cyprien Méré!… Mon pauvre camarade, que diable fais-tu par ici?»

Une autruche qui parlait français, une autruche qui savait son nom, il y avait certainement là de quoi étonner une intelligence ordinaire et de sens rassis. Eh bien, Cyprien ne fut nullement choqué de ce phénomène invraisemblable et le trouva tout naturel. Il en avait vu bien d’autres, en rêve, pendant la nuit précédente! Cela lui parut tout simplement la conséquence de son détraquement mental.

«Vous n’êtes pas polie, madame l’autruche! répondit-il. De quel droit me tutoyez vous?»

Il parlait de ce ton sec, saccadé, particulier aux fiévreux, qui ne peut laisser aucun doute sur leur état, – ce dont l’autruche parut vivement émue.

etoile_48.jpg (230681 bytes)

«Cyprien!… mon ami!… Tu es malade et tout seul dans ce désert!» s’écria-t-elle en se jetant à genoux auprès de lui.

Ceci était un phénomène physiologique non moins anormal que le don de la parole chez les échassiers, car la génuflexion est un mouvement qui leur est ordinairement interdit par la nature. Mais Cyprien, au milieu de sa fièvre, persistait à ne pas s’étonner. Il trouva même tout simple que l’autruche prit, sous son aileron gauche, une gourde de cuir pleine d’une eau fraîche, coupée de cognac, et lui en mît le goulot aux lèvres.

La seule chose qui commença à le surprendre, c’est lorsque l’étrange animal se releva pour jeter à terre une sorte de carapace, couverte de marabouts, qui semblait être son plumage naturel, puis un long cou surmonté d’une tête d’oiseau. Et alors, dépouillée de ces ornements d’emprunt, l’autruche se montra à lui sous les traits d’un grand gaillard, solide, vigoureux, qui n’était autre que Pharamond Barthès, grand chasseur devant Dieu et devant les hommes.

«Eh! oui! c’est moi! s’écria Pharamond. N’as-tu donc pas reconnu ma voix aux premiers mots que je t’ai dits?… Tu es étonné de mon accoutrement?… C’est une ruse de guerre que j’ai empruntée aux Cafres pour pouvoir approcher des vraies autruches et les tirer plus facilement à la sagaie!… Mais parlons de toi, mon pauvre ami!… Comment te trouves-tu ici, malade et abandonné?… C’est par le plus grand hasard que je t’ai aperçu, en flânant de ce côté, et j’ignorais même que tu fusses dans ce pays!»

Cyprien, n’étant guère en état de causer, ne put donner à son ami que des indications très sommaires sur son propre compte. D’ailleurs, Pharamond Barthès, comprenant de son côté que ce qui pressait le plus c’était de procurer au malade les secours qui lui avaient manqué jusqu’alors, se mit en devoir de le traiter du mieux qu’il lui fut possible.

Son expérience du désert était déjà longue, à ce hardi chasseur, et il avait appris des Cafres une méthode de traitement d’une efficacité extrême pour la fièvre paludéenne, dont était atteint son pauvre camarade.

Donc, Pharamond Barthès commença par creuser dans le sol une sorte de fosse qu’il remplit de bois, après avoir ménagé une bouche d’appel pour permettre à l’air extérieur de s’y introduire. Ce bois, lorsqu’il eut été allumé et consumé, eut bientôt transformé la fosse en un véritable four. Pharamond Barthès y coucha Cyprien, après l’avoir enveloppé avec soin, de manière à ne lui laisser que la tête à l’air. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’une transpiration abondante se manifestait déjà, – transpiration que le docteur improvisé eut soin d’activer à l’aide de cinq à six tasses d’une tisane qu’il fit avec des herbes à lui connues.

Cyprien ne tarda pas à s’endormir dans cette étuve et d’un bienfaisant sommeil.

Au coucher du soleil, lorsqu’il rouvrit les yeux, le malade se sentait si manifestement soulagé qu’il demanda à dîner. Son ingénieux ami avait réponse à tout: il lui servit immédiatement un excellent potage qu’il avait composé avec les produits les plus délicats de sa chasse et quelques racines de diverses sortes. Une aile d’outarde rôtie, une tasse d’eau additionnée de cognac, complétèrent ce repas, qui rendit quelque force à Cyprien et acheva de dégager son cerveau des fumées qui l’obscurcissaient.

Une heure environ après ce dîner de convalescence, Pharamond Barthès, ayant convenablement dîné, lui aussi, était assis auprès du jeune ingénieur, et il lui contait comment il s’était trouvé là, tout seul, dans cet étrange équipage.

«Tu sais, lui dit-il, de quoi je suis capable pour tâter d’une chasse nouvelle! Or, j’ai abattu, depuis six mois, tant d’éléphants, de zèbres, de girafes, de lions et autres pièces de tout poil et de toute plume, – sans oublier un aigle-cannibale qui est l’orgueil de ma collection, – que la fantaisie m’a pris, il y a quelques jours, de varier mes plaisirs cynégétiques! Jusqu’ici, je ne voyageais qu’escorté de mes Bassoutos, – une trentaine de gaillards résolus, que je paie à raison d’un sachet de grains de verre par mois, et qui se jetteraient au feu pour leur seigneur et maître. Mais j’ai reçu dernièrement l’hospitalité chez Tonaïa, le grand chef de ce pays-ci, et, en vue d’obtenir de lui le droit de chasse sur ses terres, – droit dont il est aussi jaloux qu’un lord écossais, – j’ai consenti à lui prêter mes Bassoutos, avec quatre fusils, pour une expédition qu’il méditait contre un de ses voisins. Cet armement l’a tout simplement rendu invincible, et il a remporté sur son ennemi le triomphe le plus signalé. De là une amitié profonde, scellée par l’échange du sang c’est-à-dire que nous nous sommes mutuellement sucé une piqûre faite à l’avant-bras! Aussi désormais, entre Tonaïa et moi, c’est à la vie, à la mort! Certain de ne plus être inquiété désormais dans toute l’étendue de ses possessions, avant hier, je suis parti pour chasser le tigre et l’autruche. En fait de tigre, j’ai eu le plaisir d’en abattre un la nuit dernière, et je serais même surpris que tu n’eusses pas entendu le vacarme qui a préludé à cet exploit. Figure-toi que j’avais planté une tente-abri auprès de la carcasse d’un buffle tué d’hier, dans l’espoir assez fondé de voir arriver au milieu de la nuit le tigre de mes rêves! En effet, le gaillard n’a pas manqué de venir au rendez-vous attiré par l’odeur de la chair fraîche; mais le malheur a voulu que deux ou trois cents chacals, hyènes et chats-tigres eussent eu la même idée que lui! De là, un concert des plus discordants qui a dû arriver jusqu’à toi!

– Je crois bien que je l’ai entendu! répondit Cyprien. J’ai même cru qu’il se donnait en mon honneur!

– Point du tout, mon brave ami! s’écria Pharamond Barthès. C’était en l’honneur d’une carcasse de buffle, au fond de cette vallée que tu vois s’ouvrir sur la droite. Lorsque le jour, est arrivé, il ne restait plus que les os de l’énorme ruminant! Je te montrerai cela! C’est un joli travail d’anatomie!… Tu verras aussi mon tigre, la plus belle bête que j’aie abattue depuis que je viens chasser en Afrique! Je l’ai déjà dépouillé, et sa fourrure est en train de sécher sur un arbre!

– Mais pourquoi ce singulier déguisement que tu portais ce matin? demanda Cyprien?

– C’était un costume d’autruche. Ainsi que je te l’ai dit, les Cafres emploient fréquemment cette ruse pour approcher ces échassiers, qui sont très défiants et fort difficiles à tirer sans cela!… Tu me répondras que j’ai mon excellent rifle!… C’est vrai, mais que veux tu? La fantaisie m’a pris de chasser à la mode cafre, et c’est ce qui m’a procuré l’avantage de te rencontrer fort à propos, n’est-ce pas?

– Fort à propos, en vérité, Pharamond!… Je crois bien que, sans toi, je ne serais plus de ce monde!» répondit Cyprien en serrant cordialement la main de son ami.

Il était maintenant hors de son étuve, et douillettement couché sur un lit de feuilles que son compagnon lui avait accommodé au pied du baobab.

Le brave garçon ne s’en tint pas là. Il voulut aller chercher dans la vallée voisine la tente-abri qu’il emportait toujours en expédition, et, un quart d’heure après, il l’avait plantée au-dessus de son cher malade.

«Et maintenant, dit-il, voyons ton histoire, ami Cyprien, si toutefois cela ne doit pas te fatiguer trop de me la raconter!»

Cyprien se sentait assez fort pour satisfaire la curiosité bien naturelle de Pharamond Barthès. Assez sommairement, d’ailleurs, il lui raconta les événements qui s’étaient passés en Griqualand, pourquoi il avait quitté ce pays à la poursuite de Matakit et de son diamant, quels avaient été les principaux faits de son expédition, la triple mort d’Annibal Pantalacci, de Friedel et de James Hilton, la disparition de Bardik, et enfin comment il attendait son serviteur Lî, qui devait venir le rejoindre au campement.

Pharamond Barthès écoutait avec une extrême attention. Interrogé sur ce point, s’il avait rencontré un jeune Cafre, dont Cyprien lui donnait le signalement et qui était celui de Bardik, il répondit négativement.

«Mais, ajouta-t-il, j’ai trouvé un certain cheval abandonné, qui pourrait bien être le tien!»

Et tout d’une haleine, il raconta à Cyprien dans quelles circonstances ce cheval était tombé entre ses mains.

«Il y a tout justement deux jours, dit-il, je chassais avec trois de mes Bassoutos dans les montagnes du sud, lorsque je vois tout à coup déboucher d’un chemin creux un excellent cheval gris, tout nu, sauf un licou et une longe qu’il traînait après lui. Cet animal paraissait évidemment très indécis sur ce qu’il avait à faire; mais je l’ai appelé, je lui ai montré une poignée de sucre, et il est venu à moi! Voilà donc ledit cheval prisonnier, – une excellente bête, pleine de courage et de feu, «salée» comme un jambon…

– C’est le mien!… C’est Templar! s’écria Cyprien.

– Eh bien mon ami, Templar est à toi, répondit Pharamond Barthès, et je me ferai un véritable plaisir de te le rendre! Allons, bonsoir, rendors-toi maintenant! Demain, dès l’aube, nous quitterons ce lieu de délices!»

Puis, joignant l’exemple au principe, Pharamond Barthès se roula dans sa couverture et s’endormit auprès de Cyprien.

Le lendemain, le Chinois rentrait précisément au campement avec quelques provisions. Aussi, avant que Cyprien ne se fût réveillé, Pharamond Barthès, après l’avoir mis au courant de tout, le chargea-t-il de veiller sur son maître, pendant qu’il allait chercher le cheval dont la perte avait été si sensible au jeune ingénieur.

 

 

Chapitre XIX

La grotte merveilleuse.

 

’était bien Templar que Cyprien vit devant lui, le lendemain matin, lorsqu’il se réveilla. L’entrevue fut des plus affectueuses. On aurait dit que le cheval avait presque autant de plaisir que le cavalier à retrouver son fidèle compagnon de voyage.

Cyprien se sentit assez fort, après déjeuner, pour se mettre en selle et partir immédiatement. En conséquence, Pharamond Barthès plaça tous les bagages sur la croupe de Templar, prit l’animal par la bride, et l’on se mit en route pour la capitale de Tonaïa.

Chemin faisant, Cyprien racontait à son ami, et plus en détail, les principaux incidents de l’expédition depuis son départ du Griqualand. Quand il fut arrivé à la dernière disparition de Matakit, dont il donna le signalement, Pharamond Barthès se mit à rire:

«Ah! par exemple! dit-il, voilà encore du nouveau, et je crois bien que je vais pouvoir te donner des nouvelles de ton voleur sinon de ton diamant!

– Que veux-tu dire? demanda Cyprien, très surpris.

– Ceci, répliqua Pharamond Barthès, c’est que mes Bassoutos ont amené prisonnier, il y a à peine vingt-quatre heures, un jeune Cafre, errant dans le pays, et qu’ils ont livré, pieds et poings liés, à mon ami Tonaïa. Je crois bien que celui-ci, lui aurait fait un mauvais parti, car, il a grand peur des espions, et le Cafre, appartenant évidemment à une race ennemie de la sienne, ne pouvait être accusé que d’espionnage! Mais jusqu’ici, on lui a laissé la vie sauve! Par bonheur pour le pauvre diable, il s’est trouvé qu’il savait quelques tours de passe-passe et pouvait prétendre au rang de devin…

– Eh! Je ne doute plus maintenant que ce ne soit Matakit! s’écria Cyprien.

– Eh bien! il peut se vanter de l’avoir échappée belle, répondit le chasseur! Tonaïa a inventé pour ses ennemis toute une variété de supplices, qui ne laissent rien à désirer! Mais, je te le répète, tu peux être sans inquiétude sur ton ancien serviteur! Il est protégé par sa qualité de devin, et nous le retrouverons, ce soir même, en bonne santé!»

Il est inutile d’insister sur ce point que cette nouvelle devait particulièrement satisfaire Cyprien. Très certainement son but était atteint, et il ne doutait pas que Matakit, s’il avait encore en sa possession le diamant de John Watkins, ne consentît à le rendre.

Les deux amis continuèrent à deviser ainsi, pendant toute la journée, en traversant la plaine que Cyprien avait parcourue à dos de girafe, quelques jours auparavant.

Le soir même, la capitale de Tonaïa se montra, à demi disposée en amphithéâtre sur une ondulation que formait l’horizon dans le nord. C’était une véritable ville de dix à quinze mille habitants, avec des rues bien tracées des cases spacieuses et presque élégantes, ayant l’aspect de la prospérité et de l’aisance. Le palais du roi, entouré de hautes palissades et gardé par des guerriers noirs, armés de lances, occupait à lui seul un quart de la superficie totale de la cité.

etoile_49.jpg (198477 bytes)

Pharamond Barthès n’eut qu’à se montrer pour que toutes les barrières s’abaissassent devant lui, et il fut immédiatement conduit avec Cyprien, à travers une série de vastes cours, jusqu’à la salle de cérémonie, où se tenait «l’invincible conquérant» au milieu d’une nombreuse assistance, à laquelle ne manquaient ni les officiers, ni les gardes.

Tonaïa pouvait avoir une quarantaine d’années. Il était grand et fort. Coiffé avec soin d’une sorte de diadème de dents de sanglier, son costume se composait pour le surplus d’une tunique rouge, sans manches, et d’un tablier de même couleur, richement brodé en perles de verre. Il portait aux bras et aux jambes de nombreux bracelets de cuivre. Sa physionomie était intelligente et fine, mais astucieuse et dure.

Il fit grand accueil à Pharamond Barthès, qu’il n’avait pas vu depuis quelques jours, et, par déférence, à Cyprien, l’ami de son fidèle allié.

«Les amis de nos amis sont nos amis,» dit-il comme l’eût fait un simple bourgeois du Marais.

Et, en apprenant que son nouvel hôte était souffrant, Tonaïa s’empressa de lui faire donner une des meilleures chambres de son palais et de lui faire servir un excellent souper.

Sur l’avis de Pharamond Barthès, on n’aborda pas tout de suite la question Matakit, qui fut réservée pour le lendemain.

Le jour suivant, en effet, Cyprien, décidément revenu à la santé, était en mesure de reparaître devant le roi. Toute la cour fut donc assemblée dans la grande salle du palais. Tonaïa et ses deux hôtes se tenaient au milieu du cercle. Aussitôt Pharamond Barthès aborda la négociation dans la langue du pays qu’il parlait assez couramment.

«Mes Bassoutos t’ont amené récemment un jeune Cafre qu’ils avaient fait prisonnier, dit il au roi. Or, ce jeune Cafre se trouve être le serviteur de mon compagnon, le grand mage Cyprien Méré, qui vient demander à ta générosité de le lui rendre. C’est pourquoi, moi, son ami et le tien, j’ose appuyer sa juste requête.»

Dès les premiers mots, Tonaïa avait cru devoir prendre un air diplomatique.

«Le grand sage blanc est le bien venu! répondit-il. Mais qu’offrait-il pour la rançon de mon prisonnier?

– Un excellent fusil, dix fois dix cartouches et un sachet de perles de verre», répondit Pharamond Barthès.

Un murmure flatteur courut dans l’auditoire, vivement impressionné de la splendeur de cette offre. Seul, Tonaïa, toujours très diplomate, feignit de ne pas être ébloui.

«Tonaïa est un grand prince, reprit-il en se redressant sur son escabeau royal, et les Dieux le protègent! Il y a un mois, ils lui ont envoyé Pharamond Barthès avec de braves guerriers et des fusils pour l’aider à vaincre ses adversaires! C’est pourquoi, si Pharamond Barthès y tient, ce serviteur sera rendu sain et sauf à son maître!

– Et où est il en ce moment? demanda le chasseur.

– Dans la grotte sacrée, où il est gardé nuit et jour!» répondit Tonaïa avec cette emphase de circonstance, qui convenait à l’un des plus puissants souverains de la Cafrerie.

Pharamond Barthès se hâta de résumer ces réponses à Cyprien, et demanda au roi la faveur d’aller avec son compagnon chercher le prisonnier dans ladite grotte.

A ces mots, il se fit un murmure désapprobateur dans toute l’assemblée. La prétention de ces Européens paraissait exorbitante. Jamais, sous aucun prétexte, un étranger n’avait été admis dans cette grotte mystérieuse. Une tradition respectée déclarait que, le jour où les blancs en connaîtraient le secret, l’empire de Tonaïa tomberait en poussière.

Mais le roi n’aimait pas que sa cour se mêlât de préjuger aucune de ses décisions. Aussi, ce murmure l’amena-t-il, par un caprice de tyranneau, à accorder ce qu’il aurait très probablement refusé, sans cette explosion du sentiment général.

«Tonaïa a fait l’échange du sang avec son allié Pharamond Barthès, répondit-il d’un ton péremptoire, et il n’a plus rien à lui cacher! Ton ami et toi, savez-vous garder un serment?»

Pharamond Barthès fit un signe affirmatif.

«Eh bien! reprit le roi nègre, jurez de ne toucher à rien de ce que vous verrez dans cette grotte!… Jurez de vous conduire en toute occasion, lorsque vous en serez sortis, comme si vous n’en aviez jamais connu l’existence!… Jurez de ne jamais chercher à y pénétrer de nouveau, ni même de tenter d’en reconnaître l’entrée!… Jurez enfin de ne jamais dire à personne ce que vous aurez vu!»

Pharamond Barthès et Cyprien, la main étendue, répétèrent mot pour mot la formule du serment qui leur était imposé.

Aussitôt, Tonaïa ayant donné quelques ordres à voix basse, toute la cour se leva, et les guerriers se formèrent sur deux rangs. Quelques serviteurs apportèrent des pièces de fines toiles, qui servirent à bander les yeux des deux étrangers; puis, le roi en personne se plaça entre eux au fond d’un grand palanquin de paille que quelques douzaines de Cafres chargèrent sur leurs épaules, et le cortège se mit en marche.

Le voyage fut assez long, – deux heures de route au moins. En se rendant compte de la nature des secousses qu’éprouvait le palanquin, Pharamond Barthès et Cyprien crurent bientôt reconnaître qu’ils étaient transportés dans un district montagneux.

etoile_50.jpg (216588 bytes)

Puis une grande fraîcheur de l’air et l’écho sonore des pas de l’escorte, répercuté par des murailles très rapprochées l’une de l’autre, indiquèrent qu’on avait pénétré dans un souterrain. Enfin, des bouffées de fumée résineuse, dont l’odeur leur arriva au visage, firent comprendre aux deux amis qu’on avait allumé des torches pour éclairer le cortège.

La marche dura pendant un quart d’heure encore; après quoi le palanquin fut déposé à terre. Tonaïa en fit descendre ses hôtes et ordonna que les bandeaux leur fussent ôtés.

Sous le coup de cet éblouissement qui résulte d’un retour subit à la lumière, après une suspension prolongée des fonctions visuelles, Pharamond Barthès et Cyprien se crurent tout d’abord en proie à une sorte d’hallucination extatique, tant le spectacle qui s’offrit à leurs yeux était à la fois splendide et inattendu.

Tous deux se trouvaient au centre d’une grotte immense. Le sol en était couvert d’un sable fin tout pailleté d’or. Sa voûte, aussi haute que celle d’une cathédrale gothique, se perdait dans des profondeurs insondables au regard. Les parois de cette substruction naturelle étaient tapissées de stalactites, d’une variété de tons et d’une richesse inouïes, sur lequel le reflet des torches jetait des feux d’arc-en-ciel, mêlés à des embrasements de fournaises, à des radiations d’aurores boréales. Les couleurs les plus chatoyantes, les formes les plus bizarres, les tailles les plus imprévues, caractérisaient ces cristallisations innombrables. Ce n’étaient pas, comme dans la plupart des grottes, de simples arrangements de quartz en larmes, se reproduisant avec une uniformité pleine de monotonie. Ici la nature, donnant libre carrière à sa fantaisie, semblait s’être complue à épuiser toutes les combinaisons de teintes et d’effets, auxquelles se prête si merveilleusement la vitrification de ses richesses minérales.

Rochers d’améthyste, murailles de sardoine, banquises de rubis, aiguilles d’émeraude, colonnades de saphirs, profondes et élancées comme des forêts de sapins, icebergs d’aigues-marines, girandoles de turquoises, miroirs d’opales, affleurements de gypse rose et de lapis-lazuli aux veines d’or, – tout ce que le règne cristallin peut offrir de plus précieux, de plus rare, de plus limpide, de plus éblouissant, avait servi de matériaux à cette surprenante architecture. Bien plus encore, toutes les formes, même celles du règne végétal, semblaient avoir été mises à contribution dans ce travail en dehors des conceptions humaines. Des tapis de mousses minérales, aussi veloutées que le plus fin gazon, des arborisations cristallines, chargées de fleurs et de fruits de pierreries, rappelaient par places ces jardins féeriques que reproduisent avec tant de naïveté les enluminures japonaises. Plus loin, un lac artificiel, formé d’un diamant de vingt mètres de long, enchâssé dans le sable, semblait une arène toute prête pour les ébats des patineurs. Des palais aériens de calcédoine, des kiosques et des clochetons de béryl ou de topaze, s’entassaient d’étage en étage jusqu’au point où l’œil, lassé de tant de splendeurs, se refusait à les suivre. Enfin, la décomposition des rayons lumineux à travers ces milliers de prismes, les feux d’artifices d’étincelles qui éclataient de toutes parts et retombaient en gerbe, constituaient la plus étonnante symphonie de lumière et de couleur dont le regard de l’homme pût être ébloui.

Cyprien Méré n’en doutait plus, maintenant. Il se trouvait transporté dans un de ces réservoirs mystérieux, dont il avait depuis si longtemps soupçonné l’existence, au fond desquels la nature avare a pu thésauriser et cristalliser en bloc ces gemmes précieuses qu’elle ne cède à l’homme, dans les placers les plus favorisés, que par débris isolés et fragmentaires. Un instant, tenté de mettre en doute la réalité de ce qu’il avait sous les yeux, il lui avait suffi, en passant près d’un énorme banc de cristal, de l’avoir frotté avec la bague qu’il portait au doigt pour s’être assuré qu’il résistait à la rayure. C’était donc bien du diamant, du rubis, du saphir que renfermait cette immense crypte, et en masses si prodigieuses, que leur valeur, au prix que les hommes mettent à ces substances minérales, devait échapper à tout calcul!

Seuls, les nombres astronomiques auraient pu en donner une approximation, difficilement appréciable, d’ailleurs. En effet, il y avait là, enfouis sous la terre, ignorés et improductifs, pour des trillions et des quatrillions de milliards de valeur!

Tonaïa se doutait-il de la prodigieuse richesse qu’il avait ainsi à sa disposition? c’est peu probable, car Pharamond Barthès, peu ferré en ces matières, ne paraissait pas lui-même soupçonner un seul instant que ces merveilleux cristaux fussent des pierres fines. Sans doute, le roi nègre se croyait simplement le maître et le gardien d’une grotte particulièrement curieuse, dont un oracle ou quelque autre superstition traditionnelle l’empêchait de livrer le secret.

Ce qui sembla confirmer cette opinion, c’est la remarque que fit bientôt Cyprien du grand nombre d’ossements humains, entassés par places dans certains coins de la caverne. Était-elle donc le lieu de sépulture de la tribu, ou bien, – supposition plus horrible et pourtant vraisemblable, – avait-elle servi, servait-elle encore à célébrer quelques affreux mystères dans lesquels on versait le sang humain, peut-être dans un intérêt de cannibalisme?

C’était vers cette dernière opinion qu’inclinait Pharamond Barthès, et il le dit à voix basse à son ami.

«Tonaïa m’a pourtant affirmé que, depuis son avènement, jamais pareille cérémonie n’a eu lieu! ajouta-t-il. Mais, je l’avoue, le spectacle de ces ossements ébranle singulièrement ma confiance!»

Il en montrait un énorme tas, qui semblait récemment formé, et sur lesquels on voyait des marques évidentes de cuisson.

Cette impression ne devait être que trop pleinement confirmée, quelques instants plus tard.

Le roi et ses deux hôtes venaient d’arriver au fond de la grotte, devant l’ouverture d’un enfoncement comparable à une de ces chapelles latérales, qui sont ménagées sur les bas côtés des basiliques. Derrière la grille de bois de fer qui en fermait l’entrée, un prisonnier était enfermé dans une cage de bois, tout juste assez large pour lui permettre de s’y tenir accroupi, destiné, – ce n’était que trop visible, – à être engraissé pour quelque repas prochain.

etoile_51.jpg (222146 bytes)

C’était Matakit.

«Vous!… vous!… petit père! s’écria l’infortuné Cafre, dès qu’il aperçut et reconnut Cyprien. Ah! emmenez-moi!… Délivrez-moi!… J’aime encore mieux retourner en Griqualand, dussé-je y être pendu, que de rester dans cette cage à poulets, en attendant l’horrible supplice que le cruel Tonaïa me réserve avant de me dévorer!»

 

Ceci fut dit d’une voix si lamentable que Cyprien se sentit tout ému en entendant le pauvre diable.

«Soit, Matakit! lui répondit-il. Je puis obtenir ta liberté, mais tu ne sortiras de cette cage que lorsque tu auras restitué le diamant…

– Le diamant, petit père! s’écria Matakit. Le diamant!… Je ne l’ai pas!… Je ne l’ai jamais eu!… Je vous le jure… Je vous le jure!»

Il disait cela avec un tel accent de vérité que Cyprien comprit bien qu’il ne pouvait plus mettre sa probité en doute. On le sait, d’ailleurs, il avait toujours eu beaucoup de peine à croire que Matakit fût l’auteur d’un pareil vol.

«Mais alors, lui demanda-t-il, si ce n’est pas toi qui as volé ce diamant, pourquoi as-tu pris la fuite?

– Pourquoi petit père? répondit Matakit. Mais parce que, lorsque mes camarades ont eu subi l’épreuve de baguette, on a dit que le voleur ne pouvait être que moi, que j’avais agi de ruse pour dérouter les soupçons! Or, au Griqualand, lorsqu’il s’agit d’un Cafre, vous le savez bien, on l’a encore plus vite condamné et pendu qu’interrogé!… Alors, la peur m’a pris, et j’ai fui comme un coupable à travers le Transvaal!

– Ce que dit là ce pauvre diable me parait être la vérité, fit observer Pharamond Barthès.

– Je n’en doute plus, répondit Cyprien, et peut-être n’a-t-il pas eu tort de se soustraire à la justice du Griqualand!»

Puis, s’adressant à Matakit:

«Eh bien, non, lui dit-il, je ne doute pas que tu ne sois innocent du vol dont on t’accuse! Mais, au Vandergaart-Kopje, on ne nous croira peut-être pas, lorsque nous affirmerons ton innocence! Veux tu donc courir la chance d’y revenir?

– Oui!… Tout risquer… pour ne pas rester plus longtemps ici! s’écria Matakit, qui semblait en proie à la plus vive terreur.

– Nous allons négocier cette affaire-là, répondit Cyprien, et voilà mon ami Pharamond Barthès qui s’en occupe!»

Et, de fait, le chasseur, qui ne perdait pas de temps, se trouvait déjà en grande conférence avec Tonaïa.

«Parle franc!… Que te faut-il en échange de ton prisonnier?» demanda-t-il au roi nègre.

Celui-ci réfléchit un instant et finit par dire:

«Il me faut quatre fusils, dix fois dix cartouches pour chaque arme et quatre sachets de perles de verre. – Ce n’est pas trop, n’est-ce pas?

– C’est vingt fois trop, mais Pharamond Barthès est ton ami, et il fera tout pour t’être agréable!»

A son tour, il s’arrêta un instant et reprit:

«Écoute-moi, Tonaïa. Tu auras les quatre fusils, les quatre cents cartouches et les quatre sachets de perles. Mais, à ton tour, tu nous fourniras un attelage de bœufs pour ramener tout ce monde à travers le Transvaal, avec les vivres nécessaires et une escorte d’honneur.

– Affaire conclue!» répondit Tonaïa d’un ton de satisfaction complète.

Puis, il ajouta d’une voix confidentielle, en se penchant à l’oreille de Pharamond:

«Les bœufs sont tout trouvés!… Ce sont ceux de ces gens-là que mes hommes ont rencontrés en train de retourner à l’étable et qu’ils ont amenés à mon kraal!… C’était de bonne guerre, n’est-ce pas?»

Le prisonnier fut aussitôt délivré; et, après un dernier coup d’œil donné aux splendeurs de la grotte, Cyprien, Pharamond Barthès, Matakit, s’étant laissés docilement bander les yeux, revinrent au palais de Tonaïa, où un grand festin fut donné pour célébrer la conclusion du traité.

Enfin, il fut convenu que Matakit ne reparaîtrait pas immédiatement au Vandergaart-Kopje, qu’il resterait aux environs et ne rentrerait au service du jeune ingénieur, que lorsque celui-ci serait sûr qu’il pourrait le faire sans danger. On le verra bien, ce n’était point là une précaution inutile.

Le lendemain, Pharamond Barthès, Cyprien, Lî et Matakit repartaient avec une bonne escorte pour le Griqualand. Mais, il n’y avait plus à se faire illusion, maintenant! L’Étoile du Sud était irrémédiablement perdue, et Mr. Watkins ne pourrait pas l’envoyer briller à la tour de Londres au milieu des plus beaux joyaux de l’Angleterre!

 

 

Chapitre XX

Le retour.

 

amais John Watkins n’avait été d’aussi méchante humeur que depuis le départ des quatre prétendants, lancés à la poursuite de Matakit. Chaque jour, chaque semaine qui s’écoulait, semblaient lui ajouter un travers de plus en diminuant les chances qu’il croyait avoir de recouvrer le précieux diamant. Et puis, ses commensaux ordinaires lui manquaient, James Hilton, Friedel, Annibal Pantalacci, Cyprien lui-même, qu’il était habitué à voir assidus près de lui. Il se rabattait donc sur sa cruche de gin, et, il faut bien le dire, les suppléments alcooliques qu’il s’administrait n’étaient pas précisément faits pour adoucir son caractère!

En outre, à la ferme, on avait lieu d’être absolument inquiet sur le sort des survivants de l’expédition. En effet, Bardik, qui avait été enlevé par un parti de Cafres, – ainsi que l’avaient supposé ses compagnons, – était parvenu à s’échapper, quelques jours après. De retour en Griqualand, il avait appris à Mr. Watkins la mort de James Hilton et celle de Friedel. C’était de bien mauvais augure pour les survivants de l’expédition, Cyprien Méré, Annibal Pantalacci et le Chinois.

Aussi Alice était-elle fort malheureuse. Elle ne chantait plus, et son piano restait invariablement muet. C’est à peine si ses autruches l’intéressaient encore. Dada, elle-même, n’avait plus le don de la faire sourire par sa voracité, et avalait impunément, sans qu’on cherchât à l’en empêcher, les objets les plus hétéroclites.

Miss Watkins était maintenant prise de deux craintes, qui grandissaient peu à peu dans son imagination: la première, que Cyprien ne revînt jamais de cette expédition maudite; la seconde qu’Annibal Pantalacci, le plus abhorré de ses trois prétendants, ne rapportât l’Étoile du Sud, en réclamant le prix de son succès. L’idée qu’elle pourrait être condamnée à devenir la femme de ce Napolitain, méchant et fourbe, lui inspirait un dégoût invincible, – surtout depuis qu’elle avait pu voir de près et apprécier un homme vraiment supérieur, tel que Cyprien Méré. Elle y pensait le jour, elle en rêvait la nuit, et ses joues fraîches pâlissaient, ses yeux bleus se voilaient d’un nuage de plus en plus sombre.

Or, il y avait déjà trois mois qu’elle attendait ainsi dans le silence et le chagrin. Ce soir-là, elle s’était assise sous l’abat-jour de la lampe, auprès de son père, qui s’était lourdement assoupi près de la cruche de gin. La tête penchée sur un ouvrage de tapisserie qu’elle avait entrepris pour suppléer à la musique négligée, elle songeait tristement.

Un coup discret, frappé à la porte, vint tout à coup interrompre sa longue rêverie.

«Entrez, dit-elle, assez surprise et se demandant qui pouvait venir à pareille heure.

etoile_52.jpg (214561 bytes)

– Ce n’est que moi, miss Watkins!» répondit une voix qui la fit tressaillir – la voix de Cyprien.

Et c’était bien lui qui revenait, pâle, amaigri, hâlé, avec une grande barbe qu’on ne lui connaissait pas, des vêtements usés par les longues marches, mais toujours alerte, toujours courtois, toujours les yeux riants et la bouche souriante.

Alice s’était levée en poussant un cri d’étonnement et de joie. D’une main, elle essayait de contenir les battements de son cœur; puis, elle tendait l’autre au jeune ingénieur, qui la serrait dans les siennes, lorsque Mr. Watkins, sortant de son assoupissement, ouvrit les yeux et demanda ce qu’il y avait de neuf.

Il fallut deux ou trois bonnes minutes au fermier pour se rendre compte de la réalité. Mais, à peine une lueur d’intelligence lui fut-elle revenue, qu’un cri – le cri du cœur – lui échappa.

«Et le diamant?»

Le diamant, hélas! n’était pas de retour.

Cyprien conta rapidement alors les diverses péripéties de l’expédition. Il dit la mort de Friedel, celle d’Annibal Pantalacci et de James Hilton, la poursuite de Matakit et sa captivité chez Tonaïa, – sans parler de son retour en Griqualand, – mais il fit connaître les motifs de certitude qu’il rapportait de la pleine innocence du jeune Cafre. Il n’oublia pas de rendre hommage au dévouement de Bardik et de Lî, à l’amitié de Pharamond Barthès, de rappeler tout ce qu’il devait au brave chasseur et comment, grâce à lui, il avait pu revenir avec ses deux serviteurs d’un voyage si meurtrier pour ses autres compagnons. Sous le coup de l’émotion que ce récit tragique lui inspirait à lui même, il jeta volontairement un voile sur les torts et les pensées criminelles de ses rivaux, ne voulant plus voir en eux que les victimes d’une entreprise tentée en commun. De tout ce qui était arrivé, il ne réserva que ce qu’il avait juré de garder secret, c’est-à-dire l’existence de la grotte merveilleuse et de ses richesses minérales, auprès desquelles tous les diamants du Griqualand n’étaient plus que des graviers sans valeur.

etoile_53.jpg (194403 bytes)

«Tonaïa, dit-il en finissant, a ponctuellement tenu ses engagements. Deux jours après mon arrivée dans sa capitale, tout était prêt pour notre retour, les provisions de bouche, les attelages et l’escorte. Sous le commandement du roi en personne, environ trois cents noirs, chargés de farine et de viandes fumées, nous ont accompagnés jusqu’au campement, où avait été abandonné le wagon que nous avons retrouvé en bon état, sous l’amas de broussailles dont il avait été recouvert. Nous avons alors pris congé de notre hôte, après lui avoir donné cinq fusils au lieu des quatre sur lesquels il comptait, – ce qui en fait le potentat le plus redoutable de toute la région comprise entre le cours du Limpopo et celui du Zambèze!

– Mais votre voyage de retour à partir du campement?… demanda miss Watkins.

– Notre voyage de retour a été lent, quoique facile et dénué d’accidents, répondit Cyprien. L’escorte ne nous a quittés qu’à la frontière du Transvaal, où Pharamond Barthès et ses Bassoutos se sont séparés de nous pour se rendre à Durban. Enfin, après quarante jours de marche à travers le Veld, nous voici, ni plus ni moins avancés qu’au départ!

– Mais enfin, pourquoi Matakit s’est-il ainsi enfui? demanda Mr. Watkins, qui avait écouté ce récit avec un vif intérêt, sans manifester d’ailleurs une émotion exagérée au sujet des trois hommes qui ne devaient plus revenir.

– Matakit fuyait, parce qu’il avait la maladie de la peur! répliqua le jeune ingénieur.

– N’y a-t-il donc pas de justice au Griqualand? répondit le fermier en levant les épaules.

– Oh! Justice trop souvent sommaire, monsieur Watkins, et, en vérité, je ne peux pas trop blâmer le pauvre diable, accusé à tort, d’avoir voulu se soustraire à la première émotion causée par l’inexplicable disparition du diamant!

– Ni moi! ajouta Alice.

– En tout cas, je vous le répète, il n’était pas coupable, et je compte bien qu’on le laissera désormais tranquille!

– Hum! fit John Watkins, sans paraître bien convaincu de la validité de cette affirmation. Ne croyez-vous pas plutôt que ce rusé de Matakit n’a feint la terreur que pour se mettre hors de la portée des gens de police?

– Non!… il est innocent!… Ma conviction à cet égard est absolue, dit Cyprien un peu sèchement, et je l’ai achetée, je pense, assez cher!

– Oh! vous pouvez garder votre opinion! s’écria John Watkins. Moi, je garde la mienne!»

Alice vit que la discussion menaçait de dégénérer en dispute, et elle s’empressa d’opérer une diversion.

«A propos, monsieur Cyprien Méré, dit-elle, savez-vous que, pendant votre absence, votre claim est devenu excellent et que votre associé Thomas Steel est en train de devenir un des plus riches parmi les plus riches mineurs du Kopje?

– Ma foi non! répondit franchement Cyprien. Ma première visite a été pour vous, miss Watkins, et je ne sais rien de ce qui s’est passé pendant mon absence!

– Peut-être même n’avez-vous pas dîné? s’écria Alice avec l’instinct d’une parfaite petite ménagère qu’elle était.

– Je l’avoue! répondit Cyprien en rougissant, quoiqu’il n’y eût vraiment pas de quoi.

– Oh! mais vous ne pouvez pas vous en aller ainsi sans manger, monsieur Méré!… Un convalescent… après un voyage si pénible!… Pensez donc qu’il est onze heures du soir!»

Et, sans écouter ses protestations, elle courut à l’office, revint avec un plateau couvert d’un linge blanc, de quelques assiettes de viandes froides et d’une belle tarte aux pêches qu’elle avait faite elle-même.

Le couvert fut bientôt mis devant Cyprien, tout confus. Et, comme il semblait hésiter à porter le couteau dans un superbe «biltong,» sorte de conserve d’autruche:

«Faut-il vous le découper?» dit miss Watkins en le regardant avec son plus frais sourire.

Bientôt le fermier, mis en appétit par ce déploiement gastronomique, réclama à son tour une assiette et une tranche de biltong. Alice n’eut garde de le faire attendre, et, uniquement pour tenir compagnie à ces messieurs, comme elle disait, elle se mit à grignoter des amandes.

Ce souper improvisé fut charmant. Jamais le jeune ingénieur ne s’était senti en si triomphant appétit. Il revint trois fois à la tarte aux pêches, but deux verres de vin de Constance, et couronna ses exploits en consentant à goûter le gin de Mr. Watkins, – lequel d’ailleurs ne tarda pas à se rendormir tout à fait.

«Et qu’avez-vous fait depuis trois mois? demanda Cyprien à Alice. Je crains bien que vous n’ayez oublié toute votre chimie!

– Non, monsieur, c’est ce qui vous trompe! répondit miss Watkins d’un petit ton de reproche. Je l’ai beaucoup étudiée, au contraire, et même je me suis permis d’aller faire quelques expériences dans votre laboratoire. Oh! Je n’ai rien cassé, soyez tranquille, et j’ai tout remis en ordre! J’aime beaucoup la chimie, décidément. et, pour être franche, je ne comprends pas que vous puissiez renoncer à une si belle science pour vous faire mineur ou coureur de Veld!

– Mais, cruelle miss Watkins, vous savez bien pourquoi j’ai renoncé à la chimie!

– Je n’en sais rien du tout, répondit Alice en rougissant, et je trouve que c’est très mal! A votre place, j’essaierais encore de faire du diamant! C’est bien plus élégant que d’en chercher sous terre!

– Est-ce un ordre que vous me donnez? demanda Cyprien d’une voix qui tremblait un peu.

– Oh! non, répondit miss Watkins en souriant, tout au plus une prière!… Ah! monsieur Méré, reprit-elle, comme pour corriger le ton léger de ses paroles, si vous saviez comme j’ai été malheureuse de vous savoir exposé à toutes les fatigues, à tous les périls que vous venez de courir! Je n’en connaissais pas le détail, mais je crois bien que j’en devinais l’ensemble! Un homme tel que vous, me disais-je, si savant, si fortement préparé à accomplir de beaux travaux, à faire de grandes découvertes, est-ce lui qui devrait être exposé à périr misérablement dans le désert, d’une morsure de serpent ou d’un coup de griffe de tigre, sans aucun profit pour la science et pour l’humanité?… Mais, c’est un crime de l’avoir laissé partir!… Et comme j’avais raison!… car enfin, n’est-ce pas presque un miracle que vous nous soyez revenu? et sans votre ami, monsieur Pharamond Barthès, que le ciel bénisse…»

Elle n’acheva pas, mais deux grosses larmes, qui lui vinrent aux yeux, complétèrent sa pensée.

Cyprien, lui aussi, était profondément ému.

«Voilà deux larmes qui sont plus précieuses pour moi que tous les diamants du monde, et qui me feraient oublier bien d’autres fatigues!» dit-il simplement.

Il y eut un silence que la jeune fille rompit, avec son tact ordinaire, en remettant la causerie sur ses essais chimiques.

Il était minuit passé, lorsque Cyprien se décida à rentrer chez lui, où l’attendait un paquet de lettres de France, soigneusement rangées par miss Watkins sur sa table de travail.

Ces lettres, ainsi qu’il arrive après une longue absence, il osait à peine les ouvrir. Si elles allaient lui apporter la nouvelle de quelque malheur!… Son père, sa mère, sa petite soeur Jeanne!… Tant de choses avaient pu se produire dans ces trois mois!…

Le jeune ingénieur, après avoir constaté par une lecture rapide que ces lettres ne lui faisaient parvenir que des motifs de satisfaction et de joie, eut un profond soupir de soulagement. Tous les siens étaient bien portants. Du ministère, on lui adressait les éloges les plus chaleureux au sujet de sa belle théorie des formations adamantines. Il pouvait prolonger d’un semestre son séjour en Griqualand, s’il le jugeait utile au bien de la science. Tout était donc pour le mieux, et Cyprien s’endormit, ce soir là, le cœur plus léger qu’il ne l’avait eu depuis bien longtemps.

La matinée du lendemain se passa à visiter ses amis, spécialement Thomas Steel, qui avait effectivement fait d’excellentes trouvailles sur le claim commun. Le brave Lancashireman n’en accueillit pas moins son associé avec la plus grande cordialité. Cyprien convint avec lui que Bardik et Lî reprendraient leurs travaux, comme devant. Il se réservait, s’ils étaient heureux dans leurs recherches, de leur assurer une part, afin de leur constituer bientôt un petit capital.

Quant à lui, il était bien décidé à ne plus tenter la fortune de la mine, qui lui avait toujours été si défavorable, et, suivant le voeu d’Alice, il résolut de reprendre une fois encore ses recherches chimiques.

Sa conversation avec la jeune fille n’avait fait que confirmer ses propres réflexions. Il s’était dit depuis longtemps que la véritable voie pour lui n’était pas dans un travail de manœuvre ni dans des expéditions d’aventurier. Trop loyal et trop fidèle à sa parole pour songer un seul instant à abuser de la confiance de Tonaïa, à profiter de la connaissance qu’il avait maintenant d’une immense caverne remplie de formations cristallines, il trouva dans cette certitude expérimentale une confirmation trop précieuse de sa théorie sur les gemmes pour ne pas y puiser une nouvelle ardeur de recherches.

Cyprien reprit donc tout naturellement sa vie de laboratoire, mais il ne voulut pas abandonner la voie où il avait réussi déjà, et se décida à recommencer ses premières investigations.

A cela, il avait une raison, et une raison des plus sérieuses, ainsi qu’on en peut juger.

En effet, depuis que le diamant artificiel devait être considéré comme irrémédiablement perdu, Mr. Watkins, qui avait eu l’idée de consentir au mariage de Cyprien et d’Alice, n’en parlait plus du tout. Or, il était probable que, si le jeune ingénieur parvenait à refaire une autre gemme d’une valeur extraordinaire, se chiffrant par plusieurs millions, le fermier pourrait bien en revenir à ses idées d’autrefois.

De là, cette résolution de se mettre à l’ouvrage sans retard, et Cyprien ne s’en cacha pas vis-à-vis des mineurs du Vandergaart-Kopje, – pas assez peut-être.

Après s’être procuré un nouveau tube de grande résistance, il reprit donc ses travaux dans les mêmes conditions.

«Et pourtant, ce qui me manque pour obtenir le carbone cristallisé, c’est-à-dire le diamant, disait-il à Alice, c’est un dissolvant approprié, qui, par l’évaporation ou le refroidissement, laisse cristalliser le carbone. On a trouvé ce dissolvant pour l’alumine dans le sulfure de carbone. Donc, il s’agit de le rechercher, par analogie, pour le carbone ou même pour les corps similaires, tels que le bore et la silice.»

Cependant, bien qu’il ne fût pas en possession de ce dissolvant, Cyprien poussait activement son œuvre. A défaut de Matakit, qui ne s’était pas encore montré au camp, par prudence, c’était Bardik qui était chargé de maintenir le feu nuit et jour. Cette tâche, il la remplissait avec autant de zèle que son prédécesseur.

Entre temps, et prévoyant qu’après cette prolongation de son séjour en Griqualand, il serait peut-être obligé de repartir pour l’Europe, Cyprien voulut s’acquitter d’un travail mentionné dans son programme et qu’il n’avait encore pu accomplir: c’était de déterminer l’orientation exacte d’une certaine dépression de terrain, située vers le nord-est de la plaine, – dépression qu’il soupçonnait avoir servi de goulot d’écoulement pour les eaux, à l’époque reculée où s’étaient élaborées les formations adamantines du district.

etoile_54.jpg (183890 bytes)

Donc, cinq ou six jours après son retour du Transvaal, il s’occupait de cette détermination avec la précision qu’il apportait en toutes choses. Or, depuis une heure déjà, il posait des jalons et relevait des points de repère sur un plan fort détaillé qu’il s’était procuré à Kimberley, et, chose singulière, toujours il trouvait dans ses chiffres une grosse cause d’erreur ou tout au moins de désaccord avec ce plan. A la fin, il ne lui fut plus possible de se refuser à l’évidence: le plan était mal orienté; les longitudes, et les latitudes en étaient fautives.

Cyprien venait de se servir, à midi précis, d’un excellent chronomètre, réglé sur l’Observatoire de Paris, pour déterminer la longitude du lieu. Or, étant parfaitement sûr de l’infaillibilité de sa boussole et de son compas de déclinaison, il ne pouvait hésiter à constater que la carte, sur laquelle il contrôlait ses relevés, était complètement erronée par suite d’une importante faute d’orientation.

En effet, le nord de cette carte, indiqué, selon l’usage britannique, par une flèche en sautoir, se trouvait au nord-nord-ouest vrai, ou peu s’en fallait. Par suite, toutes les indications de la carte étaient nécessairement entachées d’une erreur proportionnelle.

«Je vois ce que c’est! s’écria tout à coup le jeune ingénieur. Les ânes bâtés qui ont dressé ce chef-d’œuvre ont tout simplement négligé de tenir compte de la variation magnétique de l’aiguille aimantée!1 Et elle n’est pas ici de moins de vingt-neuf degrés ouest!… Il s’ensuit que toutes leurs indications de latitude et de longitude, pour être exactes, devraient décrire un arc de vingt-neuf degrés, dans la direction de l’ouest à l’est, autour du centre de la carte!… Il faut croire que l’Angleterre n’avait pas envoyé, pour faire ces relevés, ses géomètres les plus habiles!»

Et il riait tout seul de cette bévue!

«Bon! Errare humanum est! reprit-il. Que celui-là jette la première pierre à ces braves arpenteurs, qui ne s’est jamais trompé dans sa vie, ne fût-ce qu’une seule fois!»

Cependant, Cyprien n’avait aucune raison de tenir secrète cette rectification qu’il y avait lieu de faire pour l’orientation des terrains adamantifères du district. Aussi, ce jour même, en revenant à la ferme, ayant rencontré Jacobus Vandergaart, il lui en parla.

«Il est assez curieux, ajouta-t-il, qu’une aussi grosse erreur géodésique, qui affecte tous les plans du district, n’ait pas encore été signalée! Elle représente une correction des plus importantes à opérer sur toutes les cartes du pays.»

Le vieux lapidaire regardait Cyprien d’un air singulier.

«Dites-vous vrai? s’écria-t-il vivement.

– Certes!

– Et vous seriez prêt à attester le fait en cour de justice?

– Devant dix cours, s’il le fallait!

– Et il ne sera pas possible de contester votre dire?

– Évidemment non, puisqu’il me suffira d’énoncer la cause de l’erreur. Elle est, parbleu, assez palpable! L’omission de la déclinaison magnétique dans les calculs de relèvement!»

Jacobus Vandergaart se retira sans rien dire, et Cyprien eut bientôt oublié avec quelle singulière attention il avait accueilli ce fait qu’une erreur géodésique entachait tous les plans du district.

Mais, deux ou trois jours plus tard, lorsque Cyprien vint pour rendre visite au vieux lapidaire, il trouva porte close.

Sur l’ardoise, suspendue au loquet, on lisait ces mots, récemment tracés à la craie:

«Absent pour affaires.»

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 Historique.