Jules Verne
FACE AU DRAPEAU
(Chapitre XI-XIV)
Illustrations de L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Pendant cinq semaines.
a situation est nette. Ker Karraje sait qui je suis… Il me connaissait, lorsqu’il a fait procéder au double enlèvement de Thomas Roch et de son gardien.
Comment cet homme y est-il arrivé, comment a-t-il appris ce que j’avais pu cacher à tout le personnel de Healthful-House, comment a-t-il su qu’un ingénieur français remplissait les fonctions de surveillant près de Thomas Roch?… J’ignore de quelle façon cela s’est fait, mais cela est.
Évidemment, cet homme possédait des moyens d’informations qui devaient lui coûter cher, mais dont il a tiré grand profit. Un personnage de cette trempe ne regarde pas à l’argent, d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’atteindre son but.
Et désormais, c’est ce Ker Karraje, ou plutôt son complice l’ingénieur Serkö, qui va me remplacer dans les fonctions que je remplissais près de l’inventeur Thomas Roch. Ses efforts réussiront-ils mieux que les miens?… Dieu veuille qu’il n’en soit rien, et que ce malheur soit épargné au monde civilisé!
Je n’ai pas répondu à la dernière phrase de Ker Karraje. Elle m’a produit l’effet d’une balle tirée à bout portant. Je ne suis pas tombé, cependant, comme s’y attendait peut-être le. prétendu comte d’Artigas.
Non! mon regard est allé droit au sien, qui ne s’est pas abaissé et dont jaillissait des étincelles. J’avais croisé les bras, à son exemple. Et pourtant, il était le maître de ma vie… Il suffisait d’un signe pour qu’un coup de revolver m’étendît à ses pieds. Puis, mon corps, précipité dans ce lagon, aurait été emporté à travers le tunnel au large de Back-Cup…
Après cette scène, on m’a laissé libre comme avant. Aucune mesure n’est prise contre moi. Je puis circuler entre les piliers jusqu’aux extrêmes limites de la caverne, qui, – cela n’est que trop évident, – ne possède pas d’autre issue que le tunnel.
Lorsque j’eus regagné mon alvéole à l’extrémité de Bee-Hive, en proie aux mille réflexions que me suggère cette situation nouvelle, je me dis:
«Si Ker Karraje sait que je suis l’ingénieur Simon Hart, qu’il ne sache jamais, du moins, que je connais l’exact gisement de cet îlot de Back-Cup.».
Quant au projet de confier Thomas Roch à mes soins, j’imagine que le comte d’Artigas ne l’a jamais eu sérieusement, puisque mon identité lui était révélée. Je le regrette dans une certaine mesure, car il est indubitable que l’inventeur sera l’objet de sollicitations pressantes, que l’ingénieur Serkö va employer tous les moyens pour obtenir la composition de l’explosif et du déflagrateur dont il saura faire un si détestable usage au cours de ses futures pirateries… Oui! mieux vaudrait que je fusse resté le gardien de Thomas Roch… ici comme à Healthful-House.
Durant les quinze jours qui suivent, je n’ai pas aperçu une seule fois mon ancien pensionnaire. Personne, je le répète, ne m’a gêné dans mes promenades quotidiennes. De la partie matérielle de l’existence je n’ai aucunement à me préoccuper. Mes repas viennent avec une régularité réglementaire de la cuisine du comte d’Artigas, – nom et titre dont je ne me suis pas déshabitué et que parfois je lui donne encore. Que sur la question de nourriture je ne sois pas difficile, d’accord;. mais il serait injuste néanmoins de formuler la moindre plainte à ce sujet. L’alimentation ne laisse rien à désirer, grâce aux approvisionnements renouvelés à chaque voyage de l’Ebba.
Il est heureux aussi que la possibilité d’écrire ne m’ait jamais manqué pendant ces longues heures de désœuvrement. J’ai donc pu consigner sur mon carnet les plus menus faits depuis l’enlèvement de Healthful-House et tenir mes notes jour par jour. Je continuerai ce travail tant que la plume ne me sera pas arrachée des mains. Peut-être servira-t-il dans l’avenir à dévoiler les mystères de Back-Cup.
– Du 5 au 25 juillet. – Deux semaines d’écoulées, et aucune tentative, pour me rapprocher de Thomas Roch n’a pu réussir. Il est évident que des mesures sont prises pour le soustraire à mon influence, si inefficace qu’elle ait été jusqu’alors. Mon seul espoir est que le comte d’Artigas, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade perdront leur temps et leurs peines à vouloir s’approprier les secrets de l’inventeur.
Trois ou quatre fois, – à ma connaissance du moins, – Thomas Roch et l’ingénieur Serkö se sont promenés ensemble, en faisant le tour du lagon. Autant que j’ai pu en juger, le premier semblait écouter avec une certaine attention ce que lui disait le second. Celui-ci lui a fait visiter toute la caverne, l’a conduit à la fabrique d’énergie électrique, lui a montré en détail la machinerie du tug… Visiblement l’état mental de Thomas Roch s’est amélioré depuis son départ de Healthful-House.
C’est dans l’habitation de Ker Karraje que Thomas Roch occupe une chambre à part. Je ne mets pas en doute qu’il ne soit journellement circonvenu, surtout par l’ingénieur Serkö. A l’offre de lui payer son engin du prix exorbitant qu’il demande, – et. se rend-il compte de la valeur de l’argent? – aura-t-il la force de résister?… Ces misérables peuvent l’éblouir de tant d’or, provenant des rapines accumulées durant tant d’années!… En l’état d’esprit où il se trouve, ne se laissera-t-il pas aller à communiquer la composition de son Fulgurateur?… Il suffirait alors de rapporter à Back-Cup les substances nécessaires, et Thomas Roch aura tout le loisir de se livrer à ses combinaisons chimiques. Quant aux engins, quoi de plus facile que d’en commander un certain nombre dans une usine du continent, d’en ordonner la fabrication par pièces séparées, de manière à ne point éveiller les soupçons?… Et ce que peut devenir un tel agent de destruction entre les mains de ces pirates, mes cheveux se dressent rien que d’y penser!
Ces intolérables appréhensions ne me laissent plus une heure de répit, elles me rongent, ma santé s’en ressent. Bien qu’un air pur emplisse l’intérieur de Back-Cup, je suis parfois pris d’étouffements. Il me semble que ces épaisses parois m’écrasent de tout leur poids. Et puis, je me sens séparé du reste du monde, – comme en dehors de notre globe, – ne sachant rien de ce qui se passe dans les pays d’outre-mer!… Ah! à travers cette ouverture à la voûte qui s’évide au-dessus du lagon, s’il était possible de s’enfuir… de se sauver par la cime de l’îlot… de redescendre à sa base!…
Dans la matinée du 25 juillet, je rencontre enfin Thomas Roch. Il est seul sur la rive opposée, et je me demande même, puisque je ne les ai pas vus depuis la veille, si Ker Karraje, l’ingénieur Serkö et le capitaine Spade ne sont pas partis pour quelque «expédition» au large de Back-Cup…
Je me dirige vers Thomas Roch et, avant qu’il ait pu m’apercevoir, je l’examine avec attention.
Sa physionomie sérieuse, pensive, n’est plus celle d’un fou. Il marche à pas lents, les yeux baissés, ne regardant pas autour de lui, et porte sous son bras une planchette tendue d’une feuille de papier où sont dessinés différentes épures.
Soudain, sa tête se relève vers moi, il s’avance d’un pas et me reconnaît:
«Ah! toi… Gaydon!… s’écrie-t-il. Je t’ai donc échappé!… Je suis libre!»
Il peut se croire libre, en effet, – plus libre à Back-Cup qu’il ne l’était à Healthful-House. Mais ma présence est de nature à lui rappeler de mauvais souvenirs et va peut-être déterminer une crise, car il m’interpelle avec une extraordinaire animation.
«Oui… toi… Gaydon!… Ne m’approche pas… ne m’approche pas!… Tu voudrais me reprendre… me ramener au cabanon… Jamais!… Ici j’ai des amis pour me défendre!… Ils sont puissants, ils sont riches!…Le comte d’Artigas est mon commanditaire!… L’ingénieur Serkö est mon associé!… Nous allons exploiter mon invention!… C’est ici que nous fabriquerons le Fulgurateur Roch… Va-t’en!… Va-t’en!…»
Thomas Roch est en proie à une véritable fureur. En même temps que sa voix s’élève, ses bras s’agitent, et il tire de sa poche des paquets de dollars-papier et de bank-notes. Puis, des pièces d’or anglaises, françaises, américaines, allemandes, s’échappent de ses doigts. Et d’où lui vient tout cet argent, si ce n’est de Ker Karraje, et pour prix du secret qu’il a vendu?…
Cependant, au bruit de cette pénible scène, accourent quelques hommes qui nous observaient à courte distance. Ils saisissent Thomas Roch, ils le contiennent, ils l’entraînent. D’ailleurs, dès que je suis hors de sa vue, il se laisse faire, il retrouve le calme du corps et de l’esprit.
– 27 juillet. – A deux jours de là, en descendant vers la berge, aux premières heures du matin, je me suis avancé jusqu’à l’extrémité de la petite jetée de pierre.
Le tug n’est plus à son mouillage habituel le long des roches, et n’apparaît en aucun point du lagon. Du reste, Ker Karraje et l’ingénieur Serkö n’étaient pas partis, comme je le supposais, car je les ai aperçus dans la soirée d’hier.
Mais, aujourd’hui, il y a tout lieu de croire qu’ils se sont embarqués à bord du tug avec le capitaine Spade et son équipage, qu’ils ont rejoint la goélette dans la crique de l’îlot, et que l’Ebba, à cette heure, est en cours de navigation.
S’agit-il de quelque coup de piraterie?… c’est possible. Toutefois il est également possible que Ker Karraje, redevenu le comte d’Artigas à bord de son yacht de plaisance, ait voulu rallier quelque point du littoral, afin de se procurer les substances nécessaires à la préparation du Fulgurateur Roch…
Ah! si j’avais eu la possibilité de me cacher à bord du tug, de me glisser dans la cale de l’Ebba, d’y demeurer caché jusqu’à l’arrivée au port!… Alors, peut-être, eussé-je pu m’échapper… délivrer le monde de cette bande de pirates!
On voit à quelles pensées je m’abandonne obstinément… fuir… fuir à tout prix ce repaire!… Mais la fuite n’est possible que par le tunnel avec le bateau sous-marin!… N’est-ce pas folie que d’y songer?… Oui!… folie… Et pourtant, quel autre moyen de s’évader de Back-Cup?
Tandis que je me livre à ces réflexions, voici que les eaux du lagon s’entr’ouvrent à vingt mètres de la jetée pour livrer passage au tug. Presque aussitôt, son panneau se rabat, le mécanicien Gibson et les hommes montent sur la plate-forme. D’autres accourent sur les roches afin de recevoir une amarre. On la saisit, on hale dessus, et l’appareil vient reprendre son mouillage.
Donc, cette fois, la goélette navigue sans l’aide de son remorqueur, lequel n’est sorti que pour mettre Ker Karraje et ses compagnons à bord de l’Ebba et la dégager des passes de l’îlot.
Cela me confirme dans l’idée que ce voyage n’a d’autre objet que de gagner un des ports américains, où le comte d’Artigas pourra se procurer les matières qui composent l’explosif et commander les engins à quelque usine. Puis, au jour fixé pour son retour, le tug repassera le tunnel, rejoindra la goélette, et Ker Karraje rentrera à Back-Cup…
Décidément, les desseins de ce malfaiteur sont en cours d’exécution, et cela marche plus vite que je ne le supposais!
– 3 août. – Aujourd’hui s’est produit un incident dont le lagon a été le théâtre, – incident très curieux, et qui doit être extrêmement rare.
Vers trois heures de l’après-midi, un vif bouillonnement trouble les eaux pendant une minute, cesse pendant deux ou trois, et recommence dans la partie centrale du lagon.
Une quinzaine de pirates dont l’attention est attirée par ce phénomène assez inexplicable, sont descendus sur la berge, non sans donner des marques d’étonnement auquel se mêle un certain effroi, – à ce qu’il me semble.
Ce n’est point le tug qui cause cette agitation des eaux, puisqu’il est amarré près de la jetée. Quant à supposer qu’un autre appareil submersible serait parvenu à s’introduire par le tunnel, cela paraît, à tout le moins, invraisemblable.
Presque aussitôt, des cris retentissent sur la rive opposée. D’autres hommes s’adressent aux premiers en un langage inintelligible, et, à la suite d’un échange de dix à douze phrases rauques, ceux-ci retournent en toute hâte du côté de Bee-Hive.
Ont-ils donc aperçu quelque monstre marin engagé sous les eaux du lagon?… Vont-ils chercher des armes pour l’attaquer, des engins de pêche pour en opérer la capture?…
J’ai deviné, et, un instant plus tard, je les vois revenir sur les berges, armés de fusils à balles explosives et de harpons munis de longues lignes.
C’est, en effet, une baleine, – de l’espèce de ces cachalots si nombreux aux Bermudes, – qui, après avoir traversé le tunnel, se débat maintenant dans les profondeurs du lagon. Puisque l’animal a été contraint de chercher un refuge à l’intérieur de Back-Cup, dois-je en conclure qu’il était poursuivi, que des baleiniers lui donnaient la chasse?…
Quelques minutes s’écoulent avant que le cétacé remonte à la surface du lagon. On entrevoit sa masse énorme, luisante et verdâtre, évoluer comme s’il luttait contre un redoutable ennemi. Lorsqu’il reparaît, deux colonnes liquides jaillissent à grand bruit de ses évents.
«Si c’est par nécessité d’échapper à la chasse de baleiniers que cet animal s’est jeté à travers le tunnel, me dis-je alors, c’est qu’il y a un navire à proximité de Back-Cup… peut-être à quelques encablures du littoral… C’est que ses embarcations ont suivi les passes de l’ouest jusqu’au pied de l’îlot… Et ne pouvoir communiquer avec elles!…»
Et quand cela serait, est-ce qu’il m’est possible de les rejoindre à travers ces parois de Back-Cup?…
Au surplus, je ne tarde pas à être fixé sur la cause qui a provoqué l’apparition du cachalot. Il ne s’agit point de pêcheurs acharnés à sa poursuite, mais d’une bande de requins, – de ces formidables squales qui infectent les parages des Bermudes. Je les distingue sans peine entre deux eaux. Au nombre de cinq ou six, ils se retournent sur le flanc, ouvrant leurs énormes mâchoires hérissées de dents comme une étrille est hérissée de pointes. Ils se précipitent sur la baleine qui ne peut se défendre qu’en les assommant à coup de queue. Elle a déjà reçu de larges blessures, et les eaux se teignent de colorations rougeâtres, tandis qu’elle plonge, remonte, émerge, sans parvenir à éviter les morsures des squales.
Et, pourtant, ce ne seront pas ces voraces animaux qui sortiront vainqueurs de la lutte. Cette proie va leur échapper, car l’homme, avec ses engins, est plus puissant qu’eux. Il y a là, sur les berges, nombre des compagnons de Ker Karraje, qui ne valent pas mieux que ces requins, car pirates ou tigres de mer, c’est tout un!… Ils vont essayer de capturer le cachalot, et cet animal sera de bonne prise pour les gens de Back-Cup!…
En ce moment, la baleine se rapproche de la jetée, sur laquelle sont postés le Malais du comte d’Artigas et plusieurs autres des plus robustes.
Ledit Malais est armé d’un harpon auquel se rattache une longue corde. Il le brandit d’un bras vigoureux et le lance avec autant de force que d’adresse. Grièvement atteinte sous sa nageoire gauche, la baleine s’enfonce d’un coup brusque, escortée des squales qui s’immergent à sa suite. La corde du harpon se déroule sur une longueur de cinquante à soixante mètres. Il n’y a plus qu’à haler dessus, et l’animal reviendra du fond pour exhaler son dernier souffle à la surface.
C’est ce qu’exécutent le Malais et ses camarades, sans y mettre trop de hâte, de manière à ne point arracher le harpon des flancs de la baleine, qui ne tarde pas à reparaître près de la paroi où s’ouvre l’orifice du tunnel.
Frappé à mort, l’énorme mammifère se démène dans une agonie furieuse, lançant des gerbes de vapeurs, des colonnes d’air et d’eau mélangées d’un flux de sang. Et alors, d’un terrible coup, il envoie un des squales tout pantelant sur les roches.
Par suite de la secousse, le harpon s’est détaché de son flanc et le cachalot plonge encore. Quand il revient une dernière fois, c’est pour battre les eaux d’un revers de queue si formidable qu’une forte dépression se produit, laissant voir en partie l’entrée du tunnel.
Les requins se précipitent sur leur proie; mais une grêle de balles frappe les uns et met en fuite les autres.
La bande des squales a-t-elle pu retrouver l’orifice, sortir de Back-Cup, regagner le large?… C’est probable. Néanmoins, pendant quelques jours, mieux vaudra, par prudence, ne point se baigner dans les eaux du lagon. Quant à la baleine, deux hommes se sont embarqués dans le canot pour aller l’amarrer. Puis, lorsqu’elle a été halée vers la jetée, elle est dépecée par le Malais, qui ne semble pas novice en ce genre de travail.
Finalement, ce que je connais avec exactitude, c’est l’endroit précis où débouche le tunnel, à travers la paroi de l’ouest… Cet orifice se trouve à trois mètres seulement au-dessous de la berge. Il est vrai, à quoi cela peut-il me servir.
– 7 août. – Voici douze jours que le comte d’Artigas, l’ingénieur Serkö et le capitaine Spade ont pris la mer. Rien ne fait encore présager que le retour de la goélette soit prochain. Cependant j’ai remarqué que le tug se tient prêt à appareiller comme le serait un steamer resté sous vapeur, et ses piles sont toujours tenues en tension par le mécanicien Gibson. Si la goélette Ebba ne craint pas de gagner en plein jour les ports des États-Unis, il est probable qu’elle choisira de préférence le soir pour s’engager dans le chenal de Back-Cup. Aussi je pense que Ker Karraje et ses compagnons reviendront la nuit.
– 10 août. – Hier soir, vers huit heures, comme je le prévoyais, le tug a plongé et franchi le tunnel juste à temps pour aller donner la remorque à l’Ebba à travers la passe, et il a ramené ses passagers avec son équipage.
En sortant, ce matin, j’aperçois Thomas Roch et l’ingénieur Serkö qui s’entretiennent en descendant vers le lagon. De quoi ils parlent tous deux, on le devine. Je stationne à une vingtaine de pas, ce qui me permet d’observer mon ex-pensionnaire.
Ses yeux brillent, son front s’éclaircit, sa physionomie se transforme, tandis que l’ingénieur Serkö répond à ses questions. C’est à peine s’il peut rester en place. Aussi se hâte-t-il de gagner la jetée.
L’ingénieur Serkö le suit, et tous deux s’arrêtent sur la berge, près du tug.
L’équipage, occupé au déchargement de la cargaison, vient de déposer entre les roches dix caisses de moyenne grandeur.
Le couvercle de ces caisses porte en lettres rouges une marque particulière, – des initiales que Thomas Roch regarde avec attention.
L’ingénieur Serkö donne ordre alors que les caisses, dont la contenance peut être évaluée à un hectolitre chacune, soient transportées dans les magasins de la rive gauche. Ce transport est immédiatement effectué avec le canot.
A mon avis, ces caisses doivent renfermer les substances dont la combinaison ou le mélange produisent l’explosif et le déflagrateur… Quant aux engins, ils ont dû être commandés à quelque usine du continent. Lorsque leur fabrication sera terminée, la goélette les ira chercher et les rapportera à Back-Cup…
Ainsi, cette fois, l’Ebba n’est point revenue avec des marchandises volées, elle ne s’est pas rendue coupable de nouveaux actes de piraterie. Mais de quelle puissance terrible va être armé Ker Karraje pour l’offensive et la défensive sur mer! A en croire Thomas Roch, son Fulgurateur n’est-il pas capable d’anéantir d’un seul coup le sphéroïde terrestre?… Et qui sait s’il ne le tentera pas un jour?…
Les conseils de l’ingénieur Serkö.
homas Roch, qui s’est mis à l’œuvre, reste de longues heures à l’intérieur d’un hangar de la rive gauche, dont on a fait son laboratoire. Personne n’y entre que lui. Veut-il donc travailler seul à ses préparations, sans en indiquer les formules?… Cela est assez vraisemblable. Quant aux dispositions qu’exige l’emploi du Fulgurateur Roch, j’ai lieu de croire qu’elles sont extrêmement simples. En effet, ce genre de projectile ne nécessite ni canon, ni mortier, ni tube de lancement comme le boulet Zalinski. Par cela même qu’il est autopropulsif, il porte en lui sa puissance de projection, et tout navire qui passerait dans une certaine zone risquerait d’être anéanti, rien que par l’effroyable trouble des couches atmosphériques. Que pourra-t-on contre Ker Karraje, s’il dispose jamais d’un pareil engin de destruction?…
– Du 11 au 17 août. – Pendant cette semaine. le travail de Thomas Roch s’est poursuivi sans interruption. Chaque matin, l’inventeur se rend à son laboratoire, et il n’en revient qu’à la nuit tombante. Tenter de le rejoindre, de lui parler, je ne l’essaie même pas. Quoiqu’il soit toujours indifférent à ce qui ne se rapporte pas à son œuvre, il paraît être en complète possession de lui-même. Et pourquoi ne jouirait-il pas de sa pleine cérébralité?… N’est-il pas arrivé à l’entière satisfaction de son génie?… Ses plans, conçus de longue date, n’est-il pas en train de les exécuter?…
– Nuit du 17 au 18 août. – A une heure du matin, des détonations, qui viennent de l’extérieur, m’ont réveillé en sursaut.
«Est-ce une attaque contre Back-Cup?… me suis-je demandé. Aurait-on suspecté les allures de la goélette du comte d’Artigas, et serait-elle pourchassée à l’entrée des passes?… Essaie-t-on de détruire l’îlot à coups de canon? Justice va-t-elle être enfin faite de ces malfaiteurs, avant que Thomas Roch ait achevé la fabrication de son explosif, avant que les engins aient été rapportés à Back-Cup?…»
A plusieurs reprises, ces détonations, très violentes, éclatent presque à des intervalles réguliers. Et l’idée me vient que, si la goélette Ebba est anéantie, toute communication avec le continent étant impossible, le ravitaillement de l’îlot ne pourra plus s’effectuer…
Il est vrai, le tug suffirait à transporter le comte d’Artigas sur quelque point du littoral américain, et l’argent ne lui manquerait pas pour faire construire un autre navire de plaisance… N’importe!… Le ciel soit loué, s’il permet que Back-Cup soit détruit avant que Ker Karraje ait à sa disposition le Fulgurateur Roch!…
Le lendemain, dès la première heure, je me précipite hors de ma cellule…
Rien de nouveau aux abords de Bee-Hive.
Les hommes vaquent à leurs travaux habituels. Le tug est à son mouillage. J’aperçois Thomas Roch qui se rend à son laboratoire, Ker Karraje et l’ingénieur Serkö arpentent tranquillement la berge du lagon. On n’a point attaqué l’îlot pendant la nuit… Pourtant le bruit de détonations rapprochées m’a tiré de mon sommeil…
En ce moment, Ker Karraje remonte vers sa demeure, et l’ingénieur Serkö se dirige vers moi, l’air souriant, la physionomie moqueuse, comme à l’ordinaire.
«Eh bien, monsieur Simon Hart, me dit-il, vous faites-vous enfin à notre existence en ce milieu si tranquille?… Appréciez-vous comme ils le méritent les avantages de notre grotte enchantée?… Avez-vous renoncé à l’espoir de recouvrer votre liberté un jour ou l’autre… de fuir cette ravissante spélonque… et de quitter, ajoute-t-il en fredonnant la vieille romance française:
… ces lieux charmants
Où mon âme ravie
Aimait à contempler Sylvie…»
A quoi bon me mettre en colère contre ce railleur?… Aussi, ai-je répondu avec calme.
«Non, monsieur, je n’y ai pas renoncé et je compte toujours que l’on me rendra la liberté…
– Quoi! monsieur Hart, nous séparer d’un homme que nous estimons tous, – et moi d’un confrère, qui a peut-être surpris, à travers les incohérences de Thomas Roch, une partie de ses secrets… Ce n’est pas sérieux!…»
Ah! c’est pour cette raison qu’ils tiennent à me garder dans leur prison de Back-Cup?…
On suppose que l’invention de Thomas Roch m’est en partie connue… On espère m’obliger à parler si Thomas Roch se refuse à le faire… Et voilà pourquoi j’ai été enlevé avec lui… pourquoi on ne m’a pas envoyé au fond du lagon, une pierre au cou!… Cela est bon à savoir!
Et alors, aux derniers mots de l’ingénieur Serkö, je réponds par ceux-ci:
«Très sérieux, ai-je affirmé.
– Eh bien, reprend mon interlocuteur, si j’avais l’honneur d’être l’ingénieur Simon Hart, je me tiendrais le raisonnement suivant: Étant données, d’une part, la personnalité de Ker Karraje, les raisons qui l’ont incité à choisir une retraite aussi mystérieuse que cette caverne, la nécessité que ladite caverne échappe à toute tentative de découverte, non seulement dans l’intérêt du comte d’Artigas, mais dans celui de ses compagnons…
– De ses complices, si vous le voulez bien…
– De ses complices, soit!… Et, d’autre part, étant donné que vous connaissez le vrai nom du comte d’Artigas et en quel mystérieux coffre-fort sont renfermées nos richesses…
– Richesses volées et souillées de sang, monsieur Serkö!
– Soit encore!… Vous devez comprendre que cette question de liberté ne puisse jamais être résolue à votre convenance.»
Inutile de discuter dans ces conditions. Aussi, j’aiguille la conversation sur mon autre voie.
«Pourrais-je savoir, ai-je demandé, comment vous avez appris que le surveillant Gaydon était l’ingénieur Simon Hart?…
– Il n’y a aucun inconvénient à vous l’apprendre, mon cher collègue… C’est un peu l’effet du hasard… Nous avions certaines relations avec l’usine à laquelle vous étiez attaché, et que vous avez quittée un jour dans des conditions assez singulières… Or, au cours d’une visite que j’ai faite à Healthful-House, quelques mois avant le comte d’Artigas, je vous ai vu… reconnu…
– Vous?…
– Moi-même, et, de ce moment-là, je me suis bien promis de vous avoir pour compagnon de voyage à bord de l’Ebba…»
Il ne me revenait pas à la mémoire d’avoir jamais rencontré ce Serkö à Healthful-House; mais il est probable qu’il disait la vérité.
«Et j’espère, pensai-je, que cette fantaisie vous coûtera cher, un jour ou l’autre!»
Puis, brusquement:
«Si je ne me trompe, dis-je, vous avez pu décider Thomas Roch à vous livrer le secret de son Fulgurateur?…
– Oui, monsieur Hart, contre des millions… Oh! les millions ne nous coûtent que la peine de les prendre!… Aussi nous lui en avons bourré les poches!
– Et à quoi lui serviront-ils, ces millions, s’il n’est pas libre de les emporter, d’en jouir au dehors?…
– Voilà ce qui ne l’inquiète guère, monsieur Hart!… L’avenir n’est point pour préoccuper cet homme de génie!… N’est-il pas tout au présent?… Tandis que, là-bas, en Amérique, on fabrique les engins d’après ses plans, il s’occupe ici de manipuler les substances chimiques dont il est abondamment pourvu. Hé, Hé!… fameux, cet engin autopropulsif, qui entretient lui-même sa vitesse et l’accélère jusqu’à l’arrivée au but, grâce aux propriétés d’une certaine poudre à combustion progressive!… C’est là une invention qui amènera un changement radical dans l’art de la guerre…
– Défensive, monsieur Serkö?…
– Et offensive, monsieur Hart.
– Naturellement,» répondis-je.
Et serrant l’ingénieur Serkö, j’ajoutai:
«Ainsi… ce que personne encore n’avait pu obtenir de Roch…
– Nous l’avons obtenu sans grande difficulté…
– En le payant…
– D’un prix invraisemblable… et, de plus, en faisant vibrer une corde très sensible chez cet homme…
– Quelle corde?…
– Celle de la vengeance!…
– La vengeance? Et contre qui?…
– Contre tous ceux qui se sont faits ses ennemis, en le décourageant, en le rebutant, en le chassant, en le contraignant à mendier de pays en pays le prix d’une invention d’une si incontestable supériorité! Maintenant toute idée de patriotisme est éteinte dans son âme! Il n’a plus qu’une pensée, un désir féroce: se venger de ceux qui l’ont méconnu… et même de l’humanité tout entière!… Vraiment, vos gouvernements de l’Europe et de l’Amérique, monsieur Hart, sont injustifiables de n’avoir pas voulu payer à sa valeur le Fulgurateur Roch!»
Et l’ingénieur Serkö me décrit avec enthousiasme les divers avantages du nouvel explosif, incontestablement supérieur, me dit-il, à celui que l’on tire du nitro-méthane, en substituant un atome de sodium à l’un des trois atomes d’hydrogène, et dont on parlait beaucoup à cette époque.
«Et quel effet destructif! ajoute-t-il. Il est analogue à celui du boulet Zalinski, mais cent fois plus considérable, et ne nécessite aucun appareil de lancement, puisqu’il vole pour ainsi dire de ses propres ailes à travers l’espace!».
J’écoutais avec l’espoir de surprendre une partie du secret. Non… l’ingénieur Serkö n’en a pas dit plus qu’il ne voulait…
«Est-ce que Thomas Roch, demandai-je, vous a fait connaître la composition de son explosif?…
– Oui, monsieur Hart, – ne vous déplaise – et bientôt nous en posséderons des quantités considérables, qui seront emmagasinées en lieu sûr.
– Et n’y a-t-il pas un danger… danger de tous les instants, à entasser de telles masses de cette substance?… Qu’un accident se produise, et l’explosion détruirait l’îlot de…»
Encore une fois, le nom de Back-Cup fut sur le point de m’échapper. Connaître à la fois l’identité de Ker Karraje et le gisement de la caverne, peut-être trouverait-on Simon Hart mieux informé qu’il ne convenait.
Heureusement, l’ingénieur Serkö n’a point remarqué ma réticence, et il me répond en disant:
«Nous n’avons rien à craindre, L’explosif de Thomas Roch ne peut s’enflammer qu’au moyen d’un déflagrateur spécial. Ni le choc ni le feu ne le feraient exploser.
– Et Thomas Roch vous a également vendu le secret de ce déflagrateur?…
– Pas encore, monsieur Hart, répond l’ingénieur Serkö, mais le marché ne tardera pas à se conclure! Donc, je vous le répète, aucun danger, et vous pouvez dormir en parfaite tranquillité!… Mille et mille diables! nous n’avons point envie de sauter avec notre caverne et nos trésors! Encore quelques années de bonnes affaires, nous en partagerons les profits, et ils seront assez considérables pour que la part attribuée à chacun lui constitue une honnête fortune dont il pourra jouir à sa guise… après liquidation de la société Ker Karraje and Co. J’ajoute que, si nous sommes à l’abri d’une explosion, nous ne redoutons pas davantage une dénonciation… que vous seriez seul en mesure de faire, mon cher monsieur Hart! Aussi je vous conseille d’en prendre votre parti, de vous résigner en homme pratique, de patienter jusqu’à la liquidation de la société… Ce jour-là, on verra ce que notre sécurité exigera en ce qui vous concerne!»
Convenons-en, ces paroles ne sont rien moins que rassurantes. Il est vrai, nous verrons d’ici là. Ce que je retiens de cette conversation, c’est que si Thomas Roch a vendu son explosif à la société Ker Karraje and Co, il a du moins gardé le secret du déflagrateur, sans lequel l’explosif n’a pas plus de valeur que la poussière des grandes routes.
Cependant, avant de terminer cet entretien, je crois devoir présenter à l’ingénieur Serkö une observation, très naturelle, après tout.
«Monsieur, lui dis-je, vous connaissez actuellement la composition de l’explosif du Fulgurateur Roch, bien. En somme, a-t-il réellement la puissance destructive que son inventeur lui attribue?… L’a-t-on jamais essayé?… N’avez-vous pas acheté un composé aussi inerte qu’une pincée de tabac?…
– Peut-être êtes-vous plus fixé à cet égard que vous ne voulez le paraître, monsieur Hart. Néanmoins, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à notre affaire, et soyez entièrement rassuré. L’autre nuit, nous avons fait une série d’expériences décisives. Rien qu’avec quelques grammes de cette substance, d’énormes quartiers de roches de notre littoral ont été réduits en une poussière impalpable.»
L’explication s’appliquait évidemment aux détonations que j’avais entendues.
«Ainsi, mon cher collègue, continue l’ingénieur Serkö, je puis vous affirmer que nous n’éprouverons aucun déboire. Les effets de cet explosif dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Il serait assez puissant, avec une charge de plusieurs milliers de tonnes, pour démolir notre sphéroïde et en disperser les morceaux à travers l’espace comme ceux de cette planète éclatée entre Mars et Jupiter. Tenez pour certain qu’il est capable d’anéantir n’importe quel navire à une distance qui défie les plus longues trajectoires des projectiles actuels, et sur une zone dangereuse d’un bon mille… Le point faible de l’invention est encore dans le réglage du tir, lequel exige un temps assez long pour être modifié…»
L’ingénieur Serkö s’arrête, comme un homme qui n’en veut pas dire davantage, et il ajoute:
«Donc, je finis ainsi que j’ai commencé, monsieur Hart. Résignez-vous!… Acceptez cette nouvelle expérience sans arrière-pensée!… Rangez-vous aux tranquilles délices de cette vie souterraine!… On y conserve sa santé, lorsqu’elle est bonne, on l’y rétablit, quand elle est compromise… C’est ce qui est arrivé pour votre compatriote!… Résignez-vous à votre sort… C’est le plus sage parti que vous puissiez prendre!»
Et, là-dessus, ce donneur de bons conseils me quitte, après m’avoir salué d’un geste amical, en homme dont les obligeantes intentions méritent d’être appréciées. Mais, que d’ironie dans ses paroles, dans ses regards, dans son attitude, et me sera-t-il jamais permis de m’en venger?…
Dans tous les cas, j’ai retenu de cet entretien que le réglage du tir est assez compliqué. Il est donc probable que cette zone d’un mille où les effets du Fulgurateur Roch sont terribles, n’est pas facilement modifiable, et que, au-delà comme en deçà de cette zone, un bâtiment est à l’abri de ses effets… si je pouvais en informer les intéressés!…
– 20 août. – Pendant deux jours aucun incident à reproduire. J’ai poussé mes promenades quotidiennes jusqu’aux extrêmes limites de Back-Cup. Le soir, lorsque les lampes électriques illuminent la longue perspective des arceaux, je ne puis me défendre d’une impression quasi-religieuse à contempler les merveilles naturelles de cette caverne, devenue ma prison. D’ailleurs, je n’ai jamais perdu l’espoir de découvrir à travers les parois, quelque fissure ignorée des pirates, par laquelle il me serait possible de fuir!… Il est vrai, une fois dehors, il me faudrait attendre qu’un navire passât en vue… Mon évasion serait vite connue à Bee-Hive… Je ne tarderais pas à être repris… à moins que… j’y pense… le canot… le canot de l’Ebba, qui est amarré au fond de la crique… si je parvenais à m en emparer… à sortir des passes… à me diriger vers Saint-Georges ou Hamilton…»
Dans la soirée, – il était neuf heures environ, – je suis allé m’étendre sur un tapis de sable, au pied de l’un des piliers, une centaine de mètres à l’est du lagon. Peu d’instants après, des pas d’abord, des voix ensuite, se sont fait entendre à courte distance.
Blotti de mon mieux derrière la base rocheuse du pilier, je prête une oreille attentive…
Ces voix, je les reconnais. Ce sont celles de Ker Karraje et de l’ingénieur Serkö. Ces deux hommes se sont arrêtés et causent en anglais, – langue qui est généralement employée à Back-Cup. Il me sera donc possible de comprendre cc qu’ils disent.
Précisément, il est question de Thomas Roch, ou plutôt de son Fulgurateur.
«Dans huit jours, dit Ker Karraje, je compte prendre la mer avec l’Ebba, et je rapporterai les diverses pièces, qui doivent être achevées dans l’usine de la Virginie…
– Et lorsqu’elles seront en notre possession, répondit l’ingénieur Serkö, je m’occuperai d’en opérer ici le montage et d’établir les châssis de lancement. Mais, auparavant, il est nécessaire de procéder à un travail qui me paraît indispensable…
– Et qui consistera?… demande Ker Karraje.
– A percer la paroi de l’îlot.
– La percer?…
– Oh! rien qu’un couloir assez étroit pour ne donner passage qu’à un seul homme, une sorte de boyau facile à obstruer, et dont l’orifice extérieur sera dissimulé au milieu des roches.
– A quoi bon, Serkö?…
– J’ai souvent réfléchi à l’utilité d’avoir une communication avec le dehors autrement que par le tunnel sous-marin… On ne sait ce qui peut arriver dans l’avenir…
Mais ces parois sont si épaisses et d’une substance si dure… fait observer Ker Karraje.
– Avec quelques grains de l’explosif Roch, répond l’ingénieur Serkö, je me charge de réduire la roche en si fine poussière qu’il n’y aura plus qu’à souffler dessus!».
On comprend de quel intérêt devait être pour moi ce sujet de conversation.
Voici qu‘il était question d’ouvrir une communication, autre que le tunnel, entre l’intérieur et l’extérieur de Back-Cup… Qui sait s’il ne se présenterait pas quelque chance?…
Or, au moment où je me faisais cette réflexion, Ker Karraje répondait:
«C’est entendu, Serkö, et s’il était nécessaire un jour de défendre Back-Cup, empêcher qu’aucun navire pût en approcher… Il faudrait, il est vrai, que notre retraite eût été découverte, soit par hasard… soit par suite d’une dénonciation…
– Nous n’avons à craindre, répond l’ingénieur Serkö, ni hasard ni dénonciation…
– De la part d’un de nos compagnons, non, sans doute, mais de la part de ce Simon Hart…
– Lui! s’écrie l’ingénieur Serkö. C’est qu’alors il serait parvenu à s’échapper… et l’on ne s’échappe pas de Back-Cup!… D’ailleurs, je l’avoue, ce brave homme m’intéresse… C’est un collègue, après tout, et j’ai toujours le soupçon qu’il en sait plus qu’il ne dit sur l’invention de Thomas Roch… Je le chapitrerai de telle sorte que nous finirons par nous entendre, par causer physique, mécanique, balistique, comme une paire d’amis…
– N’importe! reprend ce généreux et sensible comte d’Artigas. Lorsque nous serons en possession du secret tout entier, mieux vaudra se débarrasser de…
– Nous avons le temps, Ker Karraje…
– Si Dieu vous le laisse, misérables!.…» ai-je pensé, en comprimant mon cœur qui battait avec violence.
Et pourtant, sans une prochaine intervention de la Providence, que pourrais-je espérer?…
La conversation change alors de cours, et Ker Karraje de faire cette observation:
«Maintenant que nous connaissons la composition de l’exposif, Serkö, il faut à tout prix que Thomas Roch nous livre celle du déflagrateur…
– C’est indispensable, réplique l’ingénieur Serkö, et je m’applique à l’y décider. Par malheur, Thomas Roch refuse de discuter là-dessus. D’ailleurs, il a déjà fabriqué quelques gouttes de ce déflagrateur qui ont servi à essayer l’explosif, et il nous en fournira lorsqu’il s’agira de percer le couloir…
– Mais… pour nos expéditions en mer… demanda Ker Karraje.
– Patience… nous finirons par avoir entre nos mains toutes les foudres de son Fulgurateur…
– Es-tu sûr Serkö?…
– Sûr… en y mettant le prix, Ker Karraje.»
L’entretien se termina sur ces mots, puis les deux hommes s’éloignent, sans m’avoir aperçu – très heureusement. Si l’ingénieur Serkö a pris quelque peu la défense d’un collègue, le comte d’Artigas me paraît animé d’intentions moins bienveillantes à mon égard. Au moindre soupçon, on m’enverrait dans le lagon, et, si je franchissais le tunnel, ce ne serait qu’à l’état de cadavre, emporté par la mer descendante.
– 21 août. – Le lendemain, l’ingénieur Serkö est venu reconnaître en quel endroit il conviendrait d’effectuer le percement du couloir, de manière qu’au dehors on ne pût soupçonner son existence. Après de minutieuses recherches, il est décidé que le percement s’effectuera dans la paroi du nord, à dix mètres avant les premières cellules de Bee-Hive.
J’ai hâte que ce couloir soit achevé. Qui sait s’il ne servira pas à ma fuite?… Ah! Si j’avais su nager, peut-être aurais-je déjà tenté de m’évader par le tunnel, puisque je connais exactement la place de son orifice. En effet, lors de la lutte dont le lagon a été le théâtre, quand les eaux se sont dénivelées sous le dernier coup de queue de la baleine, la partie supérieure de cet orifice s’est un instant dégagée. Je l’ai vu. Eh bien… est-ce qu’il ne découvre pas dans les grandes marées?… Aux époques de pleine et de nouvelle lune, alors que la mer atteint son maximum de dépression au-dessous du niveau moyen, il est possible que… je m’en assurerai!
A quoi cette constatation pourra me servir, je l’ignore, mais je ne dois rien négliger pour m’en fuir de Back-Cup.
– 29 août. – Ce matin, j’assiste au départ du tug. Il s’agit sans doute de ce voyage à l’un des ports d’Amérique afin de prendre livraison des engins qui doivent être fabriqués.
Le comte d’Artigas s’entretient quelques instants avec l’ingénieur Serkö, qui, paraît-il, ne doit point l’accompagner, et auquel il me semble faire certaines recommandations dont je pourrais bien être l’objet. Puis, après avoir mis le pied sur la plate-forme de l’appareil, il descend à l’intérieur, suivi du capitaine Spade et de l’équipage de l’Ebba. Dès que son panneau est refermé, le tug s’enfonce sous les eaux, dont un léger bouillonnement trouble un instant la surface.
Les heures se passent, la journée s’achève. Puisque le tug n’est pas revenu à son poste, j’en conclus qu’il va remorquer la goélette pendant ce voyage… peut-être aussi détruire les navires qui croisent sur ces parages?…
Cependant, il est probable que l’absence de la goélette sera de courte durée, car une huitaine de jours doivent suffire pour l’aller et le retour.
Du reste, l’Ebba a la chance d’être favorisée par le temps, si j’en juge par le calme de l’atmosphère qui règne à l’intérieur de la caverne. Nous sommes, d’ailleurs, dans la belle saison, étant donné la latitude des Bermudes.
Ah! si je pouvais trouver une issue à travers les parois de ma prison!…
À Dieu vat!…
u 29 août au 10 septembre. – Treize jours se sont écoulés, et l’Ebba n’est pas encore de retour. N’est-elle donc pas directement allée à la côte américaine?… S’est-elle attardée à quelques pirateries au large de Back-Cup?… Il me semble, cependant, que Ker Karraje ne devrait se préoccuper que de rapporter les engins. Il est vrai, peut-être l’usine de la Virginie n’avait-elle pas achevé leur fabrication?…
Au surplus, l’ingénieur Serkö ne me paraît pas autrement pris d’impatience. Il me fait toujours l’accueil que l’on sait, avec son air bon enfant, auquel je n’ai point lieu de me fier, et pour cause. Il affecte de s’informer de mon état de santé, m’engage à la plus complète résignation, m’appelle Ali-Baba, m’assure qu’il n’existe pas à la surface de la terre un lieu plus enchanteur que cette caverne des Mille et une Nuits, que j’y suis nourri, chauffé, logé, habillé, sans avoir à payer ni impôt ni taxe, et que, même à Monaco, les habitants de cette heureuse principauté ne jouissent pas d’une existence plus exempte de soucis…
Quelquefois, devant ce verbiage ironique, je sens la rougeur me monter au visage. La tentation me vient de sauter à la gorge de cet impitoyable railleur, de l’étrangler en un tour de main… On me tuera après… Et qu’importe?… Ne vaut-il pas mieux finir ainsi que d’être condamné à vivre des années et des années dans cet infâme milieu de Back-Cup?…
Toutefois, la raison retrouve son empire et, finalement, je me borne à hausser les épaules.
Quant à Thomas Roch, c’est à peine si je l’ai aperçu pendant les premiers jours qui ont suivi le départ de l’Ebba. Enfermé dans son laboratoire, il s’occupe sans cesse de ses manipulations multiples. A supposer qu’il utilise toutes les substances mises à sa disposition, il aura de quoi faire sauter Back-Cup et les Bermudes avec!
Je me rattache toujours à l’espoir qu’il ne consentira jamais à livrer la composition du déflagrateur, et que les efforts de l’ingénieur Serkö n’aboutiront point à lui acheter ce dernier secret… Cet espoir ne sera-t-il pas déçu?…
– 13 septembre. – Aujourd’hui, de mes yeux, j’ai pu constater la puissance de l’explosif et observer, en même temps, de quelle façon s’emploie le déflagrateur.
Dans la matinée, les hommes ont commencé le percement de la paroi à l’endroit préalablement choisi pour établir la communication avec la base extérieure de l’îlot.
Sous la direction de l’ingénieur, les travailleurs ont débuté en attaquant le pied de la muraille, dont le calcaire, extrêmement dur, pourrait être comparé au granit. C’est avec le pic, manié par des bras vigoureux, que furent portés les premiers coups. A n’employer que cet instrument, le travail eût été long et très pénible, puisque la paroi ne mesure pas moins de vingt à vingt-cinq mètres d’épaisseur en cette partie du soubassement de Back-Cup. Mais, grâce au Fulgurateur Roch, il sera possible d’achever ce travail en un assez court délai.
Ce que j’ai vu est bien pour me stupéfier. Le désagrégement de la paroi que le pic n’entamait pas sans grande dépense de force, s’est opéré avec une facilité vraiment extraordinaire.
Oui! quelques grammes de cet explosif suffisent à broyer la masse rocheuse, à l’émietter, à la réduire en une poussière presque impalpable que le moindre souffle disperse comme une vapeur! Oui! – je le répète, – cinq à dix grammes, dont l’explosion produit une excavation d’un mètre cube, avec un bruit sec que l’on peut comparer à la détonation d’une pièce d’artillerie, due au formidable ébranlement des couches d’air.
La première fois qu’on s’est servi de cet explosif, bien qu’il fût employé à une si minuscule dose, plusieurs des hommes, qui se trouvaient trop rapprochés de la paroi, furent renversés. Deux se relevèrent blessés grièvement, et l’ingénieur Serkö lui-même, qui avait été rejeté à quelques pas, ne s’en tira pas sans de rudes contusions.
Voici comment on opère avec cette substance, dont la force brisante dépasse tout ce qu’on a inventé jusqu’à ce jour.
Un trou, long de cinq centimètres sur une section de dix millimètres, est préalablement percé en sens oblique dans la roche. Quelques grammes de l’explosif y sont introduits, et il n’est même pas nécessaire d’obstruer le trou au moyen d’une bourre.
Alors intervient Thomas Roch. Sa main tient un petit étui de verre, contenant un liquide bleuâtre, d’apparence huileuse, et très prompt à se coaguler dès qu’il subit le contact de l’air. Il en verse une goutte à l’orifice du trou, puis se retire sans trop de hâte. Il faut, en effet, un certain temps, trente-cinq secondes environ, – pour que la combinaison du déflagrateur et de l’explosif se produise. Et alors, quand elle est faite, la puissance de désagrégement est telle, – j’y insiste, – qu’on peut la croire illimitée, et, en tous cas, des milliers de fois supérieure à celle des centaines d’explosifs actuellement connus.
Dans ces conditions, on le conçoit, le percement de cette épaisse et dure paroi sera achevé en une huitaine de jours.
– 19 septembre. – Depuis quelque temps, j’ai observé que le phénomène du flux et du reflux, qui se manifeste très sensiblement à travers le tunnel sous-marin, produit des courants en sens contraire, deux fois par vingt-quatre heures. Il n’est donc pas douteux qu’un objet flottant, jeté à la surface du lagon, serait entraîné au-dehors par le jusant, si l’orifice du tunnel découvrait à sa partie supérieure. Or, ce découvrement n’arrive-t-il pas au plus bas étage des marées d’équinoxe?… Je vais pouvoir m’en assurer, puisque nous sommes précisément à cette époque. Après-demain, c’est le 21 septembre, et aujourd’hui, 19, j’ai déjà vu se dessiner le sommet de la courbure au-dessus de l’eau à mer basse.
Eh bien, si je ne puis moi-même tenter le passage du tunnel, est-ce qu’une bouteille, jetée à la surface du lagon, n’aurait pas quelque chance de passer pendant les dernières minutes du jusant?… Et pourquoi un hasard – hasard ultra-providentiel, j’en conviens, – ne ferait-il pas que cette bouteille fût recueillie par un navire au large de Back-Cup?… Pourquoi même les courants ne la jetteraient-ils pas sur une des plages des Bermudes?… Et si cette bouteille contenait une notice…
Telle est l’idée qui me travaille l’esprit. Puis les objections se présentent, – celle-ci entre autres: c’est qu’une bouteille risque de se briser soit en traversant le tunnel, soit en heurtant les récifs extérieurs avant d’avoir atteint le large… Oui… mais si elle était remplacée par un baril, hermétiquement fermé, un tonnelet semblable à ceux qui soutiennent les filets de pêche, ce baril ne serait pas exposé au mêmes chances de bris que la fragile bouteille et pourrait gagner la pleine mer…
– 20 septembre. – Ce soir, je suis entré inaperçu dans l’un des magasins où sont entassés divers objets provenant du pillage des navires, et j’ai pu me procurer un tonnelet très convenable pour ma tentative.
Après avoir caché ce tonnelet sous mon vêtement, je retourne à Bee-Hive et je rentre dans ma cellule. Puis, sans perdre un instant, je me mets à l’œuvre.
Papier, encre, plume, rien ne me manque, puisque voilà trois mois que j’ai pu prendre les notes quotidiennes. qui sont consignées en ce récit.
Je trace sur une feuille les lignes suivantes.
«Depuis le 19 juin, après un double enlèvement opéré le 15 du même mois, Thomas Roch et son gardien Gaydon, ou plutôt l’ingénieur français Simon Hart, qui occupaient le pavillon 17, à Healthful-House, près de New-Berne, Caroline du Nord, États-Unis d’Amérique, ont été conduits à bord de la goélette Ebba, appartenant au comte d’Artigas. Tous deux, actuellement, sont enfermés à l’intérieur d’une caverne, qui sert de retraite au susdit comte d’Artigas, de son vrai nom Ker Karraje, le pirate qui exerçait autrefois sur les parages de l’Ouest-Pacifique, et à la centaine d’hommes dont se compose la bande de ce redoutable malfaiteur. Lorsqu’il aura en sa possession le Fulgurateur Roch, d’une puissance pour ainsi dire sans limites, Ker Karraje pourra continuer ses actes de piraterie dans des conditions où l’impunité de ses crimes lui sera plus assurée.
«Ainsi, il est urgent que les États intéressés détruisent son repaire dans le plus bref délai.
«La caverne où s’est réfugié le pirate Ker Karraje est ménagée à l’intérieur de l’îlot de Back-Cup, qui est à tort considéré comme un volcan en éruption, situé à l’extrémité ouest de l’archipel des Bermudes, défendu par des récifs à l’est, il est d’abord franc au sud, à l’ouest et au nord.
«Quant à la communication entre le dehors et le dedans, elle n’est encore possible que par un tunnel, qui s’ouvre à quelques mètres au-dessous de la surface moyenne des eaux, au fond d’une étroite passe à l’ouest. Aussi, pour pénétrer à l’intérieur de Back-Cup, est-il nécessaire d’avoir un appareil sous-marin – du moins tant que ne sera pas achevé le couloir que l’on est en train de percer dans la partie nord-ouest.
«Le pirate Ker Karraje dispose d’un appareil de ce genre, – celui-là même que le comte d’Artigas avait fait construire et qui est censé avoir péri, pendant ses expériences, dans la baie de Charleston. Ce tug s’emploie, non seulement aux entrées et aux sorties par le tunnel, mais aussi à remorquer la goélette comme à attaquer les navires de commerce qui fréquentent les parages des Bermudes.
«Cette goélette, l’Ebba, bien connue sur le littoral de l’Ouest-Amérique, a pour unique port d’attache une petite crique, abritée derrière un entassement de roches, invisible du large, et située à l’ouest de l’îlot.
«Ce qu’il convient de faire, avant d’opérer un débarquement sur Back-Cup et de préférence sur la partie de l’ouest, où s’étaient installés autrefois les pêcheurs bermudiens, c’est d’ouvrir une brèche dans sa paroi avec les plus puissants projectiles à la mélinite. Après le débarquement, cette brèche permettra de pénétrer à l’intérieur de Back-Cup.
«Il faut aussi prévoir le cas où le Fulgurateur Roch serait en mesure de fonctionner. Il serait possible que Ker Karraje, surpris par une attaque, cherchât à l’employer pour défendre Back-Cup. Qu’on le sache bien, si sa puissance destructive dépasse tout ce qu’on a imaginé jusqu’à ce jour, elle ne s’étend que sur une zone de dix-sept à dix-huit cents mètres. Quant à la distance de cette zone dangereuse, elle est variable; mais le réglage du tir une fois établi est très long à modifier, et un navire qui aurait dépassé la dite zone pourrait s’approcher impunément de l’îlot.
«Ce document est écrit aujourd’hui, 20 septembre, huit heures du soir, et signé de mon nom.
«Ingénieur SIMON HART.»
Tel est le libellé de la notice que je viens de rédiger. Elle dit tout ce qu’il y avait à dire au sujet de l’îlot, dont le gisement exact est porté sur les cartes modernes, comme au sujet de la défense de Back-Cup, que Ker Karraje tentera peut-être d’organiser, et de l’importance qu’il y a d’agir sans retard. J’y ai joint un plan de la caverne, indiquant sa configuration interne, l’emplacement du lagon, les dispositions de Bee-Hive, les places qu’occupent l’habitation de Ker Karraje, ma cellule, le laboratoire de Thomas Roch. Mais il faut que cette notice soit recueillie, et le sera-t-elle jamais?…
Enfin, après avoir enveloppé ce document d’un fort morceau de toile goudronnée, je le place dans le tonnelet, cerclé de fer, qui mesure environ quinze centimètres de long sur huit centimètres de large. Il est parfaitement étanche, ainsi que je m’en suis assuré, et en état de résister aux chocs, soit pendant la traversée du tunnel, soit contre les récifs du dehors.
Il est vrai, au lieu d’arriver en mains sûres, ne court-il pas le risque d’être lancé par le reflux sur les roches de l’îlot, d’être trouvé par l’équipage de l’Ebba, lorsque la goélette se rend au fond de la crique?… Si ce document tombe en la possession de Ker Karraje, signé de mon nom, révélant le sien, je n’aurai plus à me préoccuper des moyens de fuir Back-Cup, et mon sort sera vite réglé…
La nuit est venue. On devine si je l’ai attendue avec une fiévreuse impatience! D’après mes calculs, basés sur des observations précédentes, l’étale de la mer basse doit se produire à huit heures quarante-cinq, et, à ce moment, la partie supérieure de l’orifice découvrira de cinquante centimètres à peu près. La hauteur entre la surface des eaux et la voûte du tunnel sera plus que suffisante pour le passage du tonnelet. Je compte, d’ailleurs, l’envoyer une demi-heure avant l’étale, afin que le jusant. qui se propagera encore du dedans au dehors, puisse l’entraîner.
Vers huit heures, au milieu de la pénombre, je quitte ma cellule. Personne sur les berges. Je me dirige vers la paroi dans laquelle est percé le tunnel. A la clarté de la dernière lampe électrique allumée de ce côté, je vois l’orifice arrondir son arc supérieur au-dessus des eaux, et le courant prendre cette direction.
Après être descendu sur les roches jusqu’au niveau du lagon, je lance le tonnelet, qui renferme la précieuse notice, et, avec elle, tout mon espoir.
«A Dieu vat, ai-je répété, à Dieu vat!» comme disent nos marins français.
Le petit baril, d’abord stationnaire, revient vers la berge sous l’action d’un remous. Il me faut le repousser avec force, afin que le reflux le saisisse…
C’est fait, et, en moins de vingt secondes, il a disparu à travers le tunnel…
Oui!… A Dieu vat!… Quel le Ciel te conduise, mon petit tonnelet!… Qu’il protège tous ceux que Ker Karraje menace, et puisse cette bande de pirates ne pas échapper aux châtiments de la justice humaine!
Le Sword aux prises avec le tug.
oute cette nuit sans sommeil, j’ai suivi ce tonnelet par la pensée. Que de fois il m’a semblé le voir se heurter aux roches, accoster la crique, s’arrêter dans quelque excavation… Une sueur froide me courait de la tête aux pieds… Enfin, le tunnel est franchi… le tonnelet s’engage à travers la passe… le jusant le conduit en pleine mer… Grand Dieu! si le flot allait le ramener à l’entrée, puis à l’intérieur de Back-Cup… si, le jour venu, je l’apercevais…
Levé dès les premières lueurs de l’aube, je m’achemine vers la grève…
Là, je regarde… Aucun objet ne flotte sur tes eaux tranquilles du lagon.
Les jours suivants, on a continué le travail de percement du couloir dans les conditions que l’on sait. L’ingénieur Serkö fait sauter la dernière roche à quatre heures de l’après-midi du 23 septembre. La communication est établie, – rien qu’un étroit boyau, où il faut se courber, mais cela suffit. A l’extérieur, son orifice se perd au milieu des éboulis du littoral, et il serait facile de l’obstruer, si cette mesure devenait nécessaire.
Il va sans dire qu’à partir de ce jour, ce couloir va être sévèrement gardé. Personne, sans autorisation, ne pourra y passer ni pour pénétrer dans la caverne ni pour en sortir… Donc, impossible de s’échapper par là…
– 25 septembre. – Aujourd’hui, dans la matinée, le tug est remonté des profondeurs du lagon à sa surface. Le comte d’Artigas, le capitaine Spade, l’équipage de la goélette, accostent la jetée. Ou procède au débarquement des marchandises rapportées par l’Ebba. J’aperçois un certain nombre de ballots pour le ravitaillement de Back-Cup, des caisses de viandes et de conserves, des fûts de vin et d’eau-de-vie, – en outre plusieurs colis destinés à Thomas Roch. En même temps, les hommes mettent à terre les diverses pièces des engins qui affectent la forme discoïde.
Thomas Roch assiste à cette opération. Son œil brille d’un feu extraordinaire. Après avoir saisi une de ces pièces, il l’examine, il hoche la tête en signe de satisfaction. J’observe que sa joie n’éclate point en propos incohérents, qu’il n’a plus rien en lui de l’ancien pensionnaire de Healthful-House. J’en viens même à me demander si cette folie partielle, que l’on croyait incurable, n’est pas radicalement guérie?
Enfin Thomas Roch s’embarque dans le canot affecté au service du lagon, et l’ingénieur Serkö l’accompagne a son laboratoire. En une heure, toute la cargaison du tug a été transportée sur l’autre rive.
Quant à Ker Karraje, il n’a échangé que quelques mots avec l’ingénieur Serkö. Plus tard, tous deux se sont rencontrés dans l’après-midi, et ont conversé longuement en se promenant devant Bee-Hive.
L’entretien terminé, ils se dirigent vers le couloir, et y pénètrent, suivis du capitaine Spade. Que ne puis-je m’y introduire derrière eux!… Que ne puis-je aller respirer, ne fût-ce qu’un instant, cet air vivifiant de l’Atlantique, dont Back-Cup ne reçoit, pour ainsi dire, que les souffles épuisés!…
– Du 26 septembre au 10 octobre. – Quinze jours viennent de s’écouler. Sous la direction de l’ingénieur Serkö et de Thomas Roch, on a travaillé à l’ajustement des engins. Puis, on s’est occupé du montage des supports de lancement. Ce sont de simples chevalets, munis d’augets, dont l’inclinaison est variable, et qu’il sera facile d’installer à bord de l’Ebba ou même sur la plate-forme du tug maintenu à fleur d’eau.
Ainsi donc, Ker Karraje va être maître des océans rien qu’avec sa goélette!… Aucun navire de guerre ne pourra traverser la zone dangereuse et l’Ebba se tiendra hors de portée de ses projectiles!… Ah! si du moins ma notice avait été recueillie… si l’on connaissait ce repaire de Back-Cup!… On saurait bien, sinon le détruire, du moins empêcher son ravitaillement!…
– 20 octobre – A mon extrême surprise, ce matin, je n’ai plus aperçu le tug à son poste habituel. Je me rappelle que, la veille, on a renouvelé les éléments de ses piles; mais je pensais que c’était pour les avoir en état. S’il est parti, à présent que le nouveau couloir est praticable c’est qu’il s’agit de quelque expédition sur ces parages. En effet, rien ne manque plus à Back-Cup des pièces et substances nécessaires à Thomas Roch.
Cependant nous voici dans la saison de l’équinoxe. La mer des Bermudes est troublée par de fréquentes tempêtes. Les rafales s’y déchaînent avec une effroyable turbulence. Cela se sent aux violents coups d’air, qui s’engouffrent par le cratère de Back-Cup, aux tourbillonnantes vapeurs mêlées de pluie dont s’emplit la vaste caverne, et aussi à l’agitation des eaux du lagon, qui balayent de leurs embruns les roches des berges.
Mais est-il certain que la goélette ait quitté la crique de Back-Cup?… N’est-elle pas d’un trop faible gabarit, – même avec l’aide de son remorqueur, – pour affronter des mers si mauvaises?…
D’autre part, comment admettre que le tug, bien qu’il ne doive rien craindre de la houle, puisqu’il retrouve les eaux calmes à quelques mètres au-dessous de leur surface, ait entrepris un voyage sans accompagner la goélette?…
Je ne sais à quelle cause attribuer ce départ de l’appareil sous-marin, – départ qui va se prolonger, car il n’est pas revenu dans la journée.
Cette fois, l’ingénieur Serkö est resté à Back-Cup. Seuls, Ker Karraje. le capitaine Spade, les équipages du tug et de l’Ebba ont quitté l’îlot…
L’existence se continue dans son habituelle et affadissante monotonie, au milieu de cette colonie d’emmurés. Je passe des heures entières au fond de mon alvéole, méditant, espérant, désespérant, me rattachant, par un lien qui s’affaiblit chaque jour, à ce tonnelet abandonné au caprice des courants – et rédigeant ces notes, qui ne me survivront probablement pas…
Thomas Roch est constamment occupé dans son laboratoire – à la fabrication de son déflagrateur, je pense. Je suis toujours féru de cette idée qu’il ne voudra vendre à aucun prix la composition de ce liquide… Mais je sais aussi qu’il n’hésiterait pas à mettre son invention au service de Ker Karraje.
Je rencontre souvent l’ingénieur Serkö, alors que mes promenades m’amènent aux environs de Bee-Hive. Cet homme se montre chaque fois dispose à s’entretenir avec moi… sur le ton d’une impertinente légèreté, il est vrai.
Nous causons de choses et d’autres, – rarement de ma situation, à propos de laquelle il est inutile de récriminer, ce qui m’attirerait de nouvelles railleries…
– 22 octobre. – Aujourd’hui, j’ai cru devoir demander à l’ingénieur Serkö si la goélette avait repris la mer avec le tug.
«Oui, monsieur Simon Hart, répondit-il, et, quoique le temps soit détestable au large, de vrais coups de chien, n’ayez point de crainte pour notre chère Ebba!…
– Est-ce que son absence doit se prolonger?…
– Nous l’attendons sous quarante-huit heures… C’est le dernier voyage que le comte d’Artigas s’est décidé à entreprendre avant que les tempêtes de l’hiver aient rendu ces parages absolument impraticables.
– Voyage d’agrément… ou d’affaires?…» ai-je répliqué.
L’ingénieur Serkö me répond en souriant:
«Voyage d’affaires, monsieur Hart, voyage d’affaires! A l’heure qu’il est, nos engins sont achevés, et, le beau temps revenu, nous n’aurons plus qu’à reprendre l’offensive…
– Contre de malheureux navires…
– Aussi malheureux… que richement chargés!
– Actes de piraterie, dont l’impunité ne vous sera pas toujours assurée, je l’espère! me suis-je écrié.
– Calmez-vous, mon cher collège, calmez-vous!… Vous le savez du reste, personne ne découvrira jamais notre retraite de Back-Cup, personne ne pourra jamais en dévoiler le secret!… Et d’ailleurs, avec ces engins d’un si facile maniement et d’une puissance si terrible, il nous serait facile d’anéantir tout navire qui passerait dans un certain rayon de l’îlot…
– A la condition, ai-je dit, que Thomas Roch vous ait vendu la composition du déflagrateur comme il vous a vendu celle de son Fulgurateur…
– Cela est fait, monsieur Hart, et je dois vous enlever toute inquiétude à cet égard.»
De cette réponse catégorique, j’aurais dû conclure que le malheur est consommé, si, à l’intonation hésitante de sa voix, je n’avais senti une fois de plus qu’il ne fallait pas s’en rapporter aux paroles de l’ingénieur Serkö.
– 25 octobre. – L’effrayante aventure à laquelle je viens d’être mêlé, et comment n’y ai-je pas laissé la vie!… C’est miracle que je puisse aujourd’hui reprendre le cours de ces notes interrompu pendant quarante-huit heures!… Avec un peu plus de bonne chance, j’eusse été délivré!… Je serais présentement dans un des ports des Bermudes, Saint-Georges ou Hamilton… Les mystères de Back-Cup seraient dévoilés… La goélette signalée à toutes les nations, ne pourrait se montrer dans aucun port, et le ravitaillement de Back-Cup deviendrait impossible… Les bandits de Ker Karraje seraient condamnés à y mourir de faim!…
Voici ce qui s’est passé…
Le soir du 23 octobre, vers huit heures, j’avais quitté ma cellule dans un indéfinissable état de nervosité, comme si j’eusse éprouvé le pressentiment de quelque événement grave et prochain. En vain avais-je voulu demander un peu de calme au sommeil. Désespérant de dormir, j’étais sorti.
Au dehors de Back-Cup, il devait faire très mauvais temps. Les rafales pénétraient à travers le cratère, et soulevaient une sorte de houle à la surface du lagon.
Je me dirigeai du côté de la berge de Bee-Hive.
Personne à cette heure. Température assez basse, atmosphère humide. Tous les frelons de la ruche étaient blottis au fond de leurs alvéoles.
Un homme gardait l’orifice du couloir, bien que, par surcroît de précaution, ce couloir fût obstrué à son issue sur le littoral. De la place qu’il occupait, cet homme ne pouvait apercevoir les berges. Au surplus, je ne vis que deux lampes allumées au-dessus de la rive droite et de la rive gauche du lagon, en sorte qu’une profonde obscurité régnait sous la forêt de piliers.
J’allais ainsi au milieu de l’ombre, lorsque quelqu’un vint à passer près de moi.
Je reconnus Thomas Roch.
Thomas Roch marchait lentement, absorbé dans ses réflexions comme d’habitude, l’imagination toujours tendue, l’esprit toujours en travail.
Ne s’offrait-il pas là une occasion favorable de lui parler, de l’instruire de ce que vraisemblablement il ne savait pas… Il ignore… il doit ignorer en quelles mains est tombée sa personne… Il ne peut se douter que le comte d’Artigas n’est autre que le pirate Ker Karraje… Il ne soupçonne pas à quel bandit il a livré une partie de son invention…Il faut lui apprendre que des millions qui l’ont payée il n’aura jamais la jouissance… Pas plus que moi, il n’aura la liberté de quitter cette prison de Back-Cup… Oui!… Je ferai appel à ses sentiments d’humanité, aux malheurs dont il sera responsable, s’il ne garde pas ses derniers secrets…
J’en étais là de mes réflexions, lorsque je me sentis vivement saisir par derrière.
Deux hommes me tenaient les bras, et un troisième se dressa devant moi.
Je voulus appeler.
«Pas un cri! me dit cet homme qui ‘exprimait en anglais. N’êtes-vous pas Simon Hart?…
– Comment savez-vous?…
– Je vous ai vu sortir de votre cellule…
– Qui êtes-vous donc?…
– Le lieutenant Davon, de la marine britannique, officier à bord du Standard en station aux Bermudes.»
Il me fut impossible de répondre, tant j’étais suffoqué par l’émotion.
«Nous venons vous arracher des mains de Ker Karraje, et enlever avec vous l’inventeur français Thomas Roch… ajoute le lieutenant Davon.
– Thomas Roch?… ai-je balbutié.
– Oui… Le document, signé de votre nom, a été recueilli sur une grève de Saint-Georges…
– Dans un tonnelet, lieutenant Davon… un tonnelet que j’ai lancé sur les eaux de ce lagon…
– Et qui contenait, répondit l’officier, la notice par laquelle nous avons appris que l’îlot de Back-Cup servait de refuge à Ker Karraje et à sa bande… Ker Karraje, ce faux comte d’Artigas, l’auteur du double enlèvement de Healthful-House…
– Ah! lieutenant Davon…
– Maintenant, pas un instant à perdre… Il faut profiter de l’obscurité…
– Un seul mot, lieutenant Davon… Comment avez-vous pu pénétrer à l’intérieur de Back-Cup?…
– Au moyen du bateau sous-marin le Sword qui, depuis six mois, était en expérience à Saint-Georges…
– Un bateau sous-marin?…
– Oui… Il nous attend au pied de ces roches.
– Là… là!… ai-je répété.
– Monsieur Hart, où est le tug de Ker Karraje?
– Parti depuis trois semaines…
– Ker Karraje n’est pas à Back-Cup?…
– Non, mais nous l’attendons d’un jour et même d’une heure à l’autre…
– Qu’importe! répondit le lieutenant Davon. Ce n’est pas de Ker Karraje qu’il s’agit… c’est de Thomas Roch, que nous avons mission d’enlever… avec vous, monsieur Hart… Le Sword ne quittera pas le lagon, sans que vous soyez tous deux à bord!… S’il ne reparaissait pas à Saint-Georges, cela signifierait que j’aurais échoué… et on recommencerait…
– Où est le Sword lieutenant?…
– De ce coté… dans l’ombre de la grève, où l’on ne peut l’apercevoir. Grâce à vos indications, mon équipage et moi, nous avons reconnu l’entrée du tunnel sous-marin. Le Sword l’a heureusement franchi… Il y a dix minutes qu’il est remonté à la surface du lagon… Deux de mes hommes m’ont accompagné sur cette berge… Je vous ai vu sortir de la cellule indiquée sur votre plan… Savez-vous où est à présent Thomas Roch?…
– A quelques pas d’ici… Il vient de passer et se dirigeait vers son laboratoire…
– Dieu soit béni, monsieur Hart!
– Qu’il le soit, lieutenant Davon!».
Le lieutenant, les deux hommes et moi, nous prîmes le sentier qui contourne le lagon. A peine fûmes-nous éloignés d’une dizaine de mètres que j’aperçus Thomas Roch. Se jeter sur lui, le bâillonner avant qu’il eût pu pousser un cri, l’attacher avant qu’il eût pu faire un mouvement, le transporter à l’endroit où était amarré le Sword cela s’accomplit en moins d’une minute.
Ce Sword était une embarcation submersible d’une douzaine de tonneaux seulement, – par conséquent de dimensions et de puissance très inférieures à celles du tug. Deux dynamos, actionnées par des accumulateurs, qui avaient été chargés douze heures avant dans le port de Saint-Georges, imprimaient le mouvement à son hélice. Mais, quel qu’il fût, ce Sword devait suffire à nous sortir de notre prison, à nous rendre la liberté, – cette liberté à laquelle je ne croyais plus!… Enfin Thomas Roch allait être arraché des mains de Ker Karraje et de l’ingénieur Serkö… Ces coquins ne pourraient utiliser son invention… Et rien n’empêcherait des navires d’approcher de l’îlot, d’opérer un débarquement, de forcer l’entrée du couloir, de s’emparer des pirates…
Nous n’avions rencontré personne pendant que les deux hommes transportaient Thomas Roch. Nous sommes descendus tous à l’intérieur du Sword… le panneau supérieur s’est fermé… les compartiments à eau se sont remplis… le Sword s’est immergé… Nous étions sauvés…
Le Sword, divisé en trois sections par des cloisons étanches, était aménagé de la sorte. La première section, contenant les accumulateurs et la machinerie, s’étendait depuis le maître-bau jusqu’à l’arrière. La seconde, celle du pilote, occupait le milieu de l’embarcation, surmontée d’un périscope à verres lenticulaires, d’où partaient les rayons d’un fanal électrique qui permettait de se diriger sous les eaux. La troisième était à l’avant, et c’est là que Thomas Roch et moi nous avions été renfermés.
Il va sans dire que mon compagnon, s’il avait été délivré du bâillon qui l’étouffait, n’était pas dégagé de ses liens, et je doutais qu’il eût conscience de ce qui se passait…
Mais nous avions hâte de partir, avec l’espoir d’être à Saint-Georges cette nuit même, si aucun obstacle ne nous arrêtait…
Après avoir poussé la porte de la cloison, je rejoignis le lieutenant Davon dans le second compartiment, près de l’homme préposé à la manœuvre du gouvernait. Dans le compartiment de l’arrière, trois autres hommes, y compris le mécanicien, attendaient les ordres du lieutenant pour mettre le propulseur en mouvement.
«Lieutenant Davon, dis-je alors, je pense qu’il n’y a aucun inconvénient à laisser Thomas Roch seul… si je puis vous être utile pour gagner l’orifice du tunnel…
– Oui… restez près de moi, monsieur Hart.»
Il était alors huit heures trente-sept – exactement. Les rayons électriques, projetés à travers le périscope, éclairaient d’une vague lueur les couches dans lesquelles se maintenait le Sword. A partir de la berge près de laquelle il stationnait, il serait nécessaire de traverser le lagon sur toute sa longueur. Trouver l’orifice du tunnel serait certainement une difficulté, non insurmontable. Dût-on longer l’accore des rives, il était impossible qu’on ne le découvrît pas, même en un temps relativement court. Puis, le tunnel franchi à petite vitesse, en évitant de heurter ses parois, le Sword remonterait à la surface de la mer et ferait route sur Saint-Georges.
– A quelle profondeur sommes-nous?… demandai-je au lieutenant.
– A quatre mètres cinquante.
– Il n’est pas nécessaire de s’immerger davantage, répondis-je. D’après ce que j’ai observé pendant la grande marée d’équinoxe, nous devons être dans l’axe du tunnel.
– All right!» répondit le lieutenant.
Oui! All right, et il me semblait que la Providence prononçait ces mots par la bouche de l’officier… De fait, elle n’aurait pu choisir un meilleur agent de ses volontés.
J’ai regardé le lieutenant à la lueur du fanal. C’est un homme de trente ans, froid, flegmatique, la physionomie résolue, – l’officier anglais dans toute son impassibilité native, – pas plus ému qu’il ne l’eût été à bord du Standard, opérant avec un extraordinaire sang-froid, je dirais même avec la précision d’une machine.
«En traversant le tunnel, me dit-il, j’ai estimé sa longueur à une quarantaine de mètres…
– Oui… d’une extrémité à l’autre, lieutenant Davon… une quarantaine de mètres.».
Et, en effet, ce chiffre devait être exact, puisque le couloir percé au niveau du littoral ne mesurait que trente mètres environ.
Ordre fut donné au mécanicien d’actionner l’hélice. Le Sword avança avec une extrême lenteur, par crainte de collision contre la berge.
Parfois il s’en approchait assez pour qu’une masse noirâtre s’estompât au fond du fuseau lumineux projeté par le fanal. Un coup de barre rectifiait alors la direction. Mais si la conduite d’un bateau sous-marin est déjà difficile en pleine mer, combien davantage sous les eaux de ce lagon!
Après cinq minutes de marche, le Sword, dont la plongée était maintenue entre quatre et cinq mètres, n’avait pas encore atteint l’orifice du tunnel.
En ce moment, je dis:
«Lieutenant Davon, peut-être serait-il sage de revenir à la surface, afin de mieux reconnaître la paroi où se trouve l’orifice?…
– C’est mon avis, monsieur Hart, si vous pouvez l’indiquer exactement…
– Je le puis.
– Bien.»
Par prudence, le courant du fanal fut interrompu, le milieu liquide redevint obscur. Sur l’ordre qu’il reçut, le mécanicien mit les pompes en fonction, et le Sword délesté, remonta peu à peu à la surface du lagon.
Je restai à ma place, afin de relever la position à travers les lentilles du périscope.
Enfin le Sword arrêta son mouvement ascensionnel, émergeant d’un pied au plus.
De ce côté, éclairé par la lampe de la berge, je reconnus la paroi de Bee-Hive.
«Votre avis?… me demande le lieutenant Davon.
– Nous sommes trop au nord… L’orifice est dans l’ouest de la caverne.
– Il n’y a personne sur les berges?…
– Personne.
– C’est au mieux, monsieur Hart. Nous allons rester à fleur d’eau. Puis, lorsque le Sword, sur votre indication, sera devant la paroi, il se laissera couler…»
C’était le meilleur parti à prendre, et le pilote mit le Sword dans l’axe même du tunnel, après l’avoir éloigné de la berge dont il l’avait trop rapproché. La barre fut redressée légèrement, et, poussé par son hélice, l’appareil se mit en bonne direction.
Lorsque nous n’étions plus qu’à une dizaine de mètres, je commandai de stopper. Dès que le courant fut interrompu, le Sword s’arrêta, ouvrit ses prises d’eau, remplit ses réservoirs, s’enfonça avec lenteur.
Alors le fanal du périscope fut remis en activité, et, désignant dans la partie sombre de la paroi une sorte de cercle noir qui ne réfléchissait pas les rayons du fanal.
Là… là… le tunnel!» m’écriai-je.
N’était-ce pas la porte par laquelle j’allais m’échapper de cette prison?…
N’était-ce pas la liberté qui m’attendait au large?…
Le Sword se mut en douceur vers l’orifice…
Ah!… l’horrible malchance, et comment avais-je pu résister à ce coup?… Comment mon cœur ne s’était-il pas brisé?…
Une vague lueur apparaissait à travers les profondeurs du tunnel, moins de vingt mètres en avant. Cette lumière, qui s’avançait sur nous, ne pouvait être que la lumière projetée par le look-out du bateau sous-marin de Ker Karraje.
«Le tug!… ai-je crié. Lieutenant… voici le tug qui rentre à Back-Cup!…
– Machine arrière!» ordonna le lieutenant Davon.
Et le Sword recula au moment où il allait s’engager à travers le tunnel.
Peut-être une chance nous restait-elle d’échapper, car d’une main rapide, le lieutenant avait éteint notre fanal, et il était possible que ni le capitaine Spade ni aucun de ses compagnons n’eussent aperçu le Sword… Peut-être, en s’écartant, livrerait-il passage au tug… Peut-être sa masse obscure se confondrait-elle avec les basses couches du lagon… Peut-être le tug passerait-il sans le voir?… Lorsqu’il aurait regagné son poste de mouillage, le Sword se remettrait en direction… et donnerait dans l’orifice…
L’hélice du Sword tournant à contre, nous avons rebroussé vers la berge du coté sud… Encore quelques instants, et le Sword n’aurait plus qu’à stopper…
Non… Le capitaine Spade avait reconnu la présence d’un bateau sous-marin, prêt à s’engager à travers le tunnel, et il se disposait à le poursuivre sous les eaux du lagon… Que pourrait cette fréle embarcation lorsqu’elle serait attaquée par le puissant appareil de Ker Karraje?…
Le lieutenant Davon me dit alors:
«Retournez dans le compartiment où se trouve Thomas Roch, monsieur Hart… Fermez la porte, tandis que je vais fermer celle du compartiment de l’arrière… si nous sommes abordés, il est possible que, grâce à ses cloisons, le Sword se soutienne entre deux eaux…»
Après avoir serré la main du lieutenant, dont le sang-froid ne se démentait pas devant ce danger, je regagnai l’avant près de Thomas Roch… Je refermai la porte, et j’attendis dans une obscurité complète.
Alors j’eus le sentiment ou plutôt l’impression des manœuvres que faisait le Sword pour échapper au tug, ses portées, ses girations, ses plongées. Tantôt il évoluait brusquement afin d’éviter un choc; tantôt il remontait à la surface, ou s’immergeait jusqu’aux extrêmes profondeurs du lagon. S’imagine-t-on cette lutte des deux appareils sous ces eaux troublées, évoluant comme deux monstres marins d’inégale puissance?
Quelques minutes s’écoulèrent… Je me demandais si la poursuite n’était pas suspendue, si le Sword n’avait pas enfin pu s’élancer à travers le tunnel…
Une collision se produisit. Il ne sembla pas que ce choc eût été très violent… Mais je ne pus me faire illusion, – c’était bien le Sword qui venait d’être abordé par sa hanche de tribord… Peut-être, cependant, sa coque de tôle avait-elle résisté?… Et même, dans le cas contraire, peut-être l’eau n’avait-elle envahi qu’un des compartiments?…
Presque aussitôt un second choc repoussa le Sword avec une extrême violence, cette fois. Il fut comme soulevé par l’éperon du tug, contre lequel il se scia, pour ainsi dire, en se rabattant. Puis, je sentis qu’il se redressait, l’avant en haut, et qu’il coulait à pic sous la surcharge d’eau dont s’était rempli le compartiment de l’arrière…
Brusquement, sans avoir pu nous retenir aux parois, Thomas Roch et moi, nous fûmes culbutés l’un sur l’autre… Enfin, après un dernier heurt qui provoqua un bruit de tôles déchirées, le Sword ragua le fond et devint immobile…
A partir de ce moment, que s’était-il passé?… Je ne savais, ayant perdu connaissance.
Depuis, je viens d’apprendre que des heures, – de longues heures – s’étaient écoulées. Tout ce qui me revient à la mémoire c’est que ma dernière pensée avait été:
«Si je meurs, du moins Thomas Roch et son secret meurent avec moi… et les pirates de Back-Cup n’échapperont pas au châtiment de leurs crimes!»