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Jules Verne

 

Famille-sans-nom

 

(Chapitre X-XII)

 

 

82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre X

La ferme de Chipogan

 

a ferme de Chipogan, située à sept lieues du bourg de Laprairie, dans le comté de ce nom, occupait un léger renflement du sol sur la rive droite d’un petit cours d’eau, tributaire du Saint-Laurent. M. de Vaudreuil possédait là, sur une superficie de quatre à cinq cents acres, une assez belle propriété de rapport, régie par le fermier Thomas Harcher.

En avant de la ferme, du côté du rio, s’étendaient de vastes champs, un damier de prairies verdoyantes, entourées de ces haies à claire-voie, connues dans le Royaume-Uni sous le nom de «fewces». C’était le triomphe du dessin régulier – saxon ou américain – dans toute sa rigueur géométrique. Des carrés, puis des carrés de barrières encadraient ces belles cultures, qui prospéraient, grâce aux riches éléments d’un humus noirâtre, dont la couche, épaisse de trois à quatre pieds, repose le plus généralement sur un lit de glaise. Telle est à peu près la composition du sol canadien jusqu’aux premières rampes des Laurentides.

Entre ces carrés, cultivés avec un soin minutieux, poussaient diverses sortes de ces céréales que le cultivateur récolte dans les campagnes de la moyenne Europe, le blé, le maïs, le riz, le chanvre, le houblon, le tabac, etc. Là foisonnait aussi ce riz sauvage, improprement appelé «folle avoine», qui se multipliait dans les champs à demi noyés sur les bords du petit cours d’eau, et dont le grain bouilli donne un excellent potage.

Des pâturages, fournis d’une herbe grasse, se développaient en arrière de la ferme jusqu’à la lisière de hautes futaies, massées sur une légère ondulation du sol, et qui s’en allaient à perte de vue. Ces pâtures suffisaient amplement à l’alimentation des animaux domestiques que nourrissait la ferme de Chipogan, et dont Thomas Harcher eût pu prendre à cheptel une quantité plus considérable encore, tels que taureaux, vaches, bœufs, moutons, porcs, sans compter ces chevaux de la vigoureuse race canadienne, si recherchée par les éleveurs américains.

Aux alentours de la ferme, les forêts n’étaient pas de moindre importance. Elles couvraient autrefois tous les territoires limitrophes du Saint-Laurent, à partir de son estuaire jusqu’à la vaste région des lacs. Mais, depuis de longues années, que d’éclaircies y ont été pratiquées par le bras de l’homme! Que d’arbres superbes, dont la cime se balance parfois à cent cinquante pieds dans les airs, tombent encore sous ces milliers de haches, troublant le silence des bois immenses où pullulent les mésanges, les piverts, les aodes, les rossignols, les alouettes, les oiseaux de paradis aux plumes étincelantes, et aussi les charmants canaris, qui sont muets dans les provinces canadiennes! Les «lumbermen», les bûcherons, font là une fructueuse mais regrettable besogne, en jetant bas chênes, érables, frênes, châtaigniers, trembles, bouleaux, ormes, noyers, charmes, pins et sapins, lesquels, sciés ou équarris, vont former ces chapelets de cages qui descendent le cours du fleuve. Si, vers la fin du dix-huitième siècle, l’un des plus fameux héros de Cooper, Nathaniel Bumpoo, dit Œil-de-Faucon, Longue-Carabine ou Bas-de-Cuir, gémissait déjà sur ces massacres d’arbres, ne dirait-il pas de ces impitoyables dévastateurs ce qu’on dit des fermiers qui épuisent la fécondité terrestre par des pratiques vicieuses: ils ont assassiné le sol!

Il convient de faire observer, cependant, que ce reproche n’aurait pu s’appliquer au gérant de la ferme de Chipogan. Thomas Harcher était trop habile de son métier, il était servi par un personnel trop intelligent, il prenait avec trop d’honnêteté les intérêts de son maître pour mériter jamais cette qualification d’assassin. Sa ferme passait à juste titre pour un modèle d’exploitation agronomique, à une époque où les vieilles routines faisaient encore loi, comme si l’agriculture canadienne eut été de deux cents ans en arrière.

La ferme de Chipogan était donc l’une des mieux aménagées du district de Montréal. Les méthodes d’assolement empêchaient les terres de s’y appauvrir. On ne se contentait pas de les y laisser se reposer à l’état de jachères. On y variait les cultures – ce qui donnait des résultats excellents. Quant aux arbres fruitiers, dont un large potager renfermait ces espèces diverses qui prospèrent en Europe, ils étaient taillés, émondés, soignés avec entente. Tous y donnaient de beaux fruits, à l’exception peut-être de l’abricotier et du pêcher, qui réussissent mieux dans le sud de la province de l’Ontario que dans l’est de la province de Québec. Mais les autres faisaient honneur au fermier, plus particulièrement ces pommiers qui produisent ce genre de pommes à pulpe rouge et transparente, connues sous le nom de «fameuses». Quant aux légumes, aux choux rouges, aux citrouilles, aux melons, aux patates, aux bleuets – nom de ces myrtilles des bois, dont les graines noirâtres emplissent les assiettes de dessert – on en récoltait de quoi alimenter deux fois par semaine le marché de Laprairie. En somme, avec les centaines de minots de blé et autres céréales, récoltés à Chipogan, le rendement des fruits et légumes, l’exploitation de quelques acres de forêts, cette ferme de Chipogan assurait à M. de Vaudreuil une part importante de ses revenus. Et, grâce aux soins de Thomas Harcher et de sa famille, il n’était pas à craindre que ces terres, soumises à un surmenage agricole, finissent par s’épuiser et se changer en arides savanes envahies par le fouillis des broussailles.

Du reste, le climat canadien est favorable à la culture. Au lieu de pluie, c’est la neige qui tombe de la fin de novembre à la fin de mars, et protège le tapis vert des prairies. En somme, ce froid vif et sec est préférable aux averses continues. Il laisse les chemins praticables pour les travaux du sol. Nulle part, dans la zone tempérée, ne se rencontre une pareille rapidité de végétation, puisque les blés, semés en mars, sont mûrs en août, et que les foins se font en juin et juillet. Aussi, à cette époque, comme à l’époque actuelle, s’il y a un avenir assuré en Canada, est-ce surtout celui des cultivateurs.

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Les bâtiments de la ferme étaient agglomérés dans une enceinte de palissades, hautes d’une douzaine de pieds. Une seule porte, solidement encastrée dans ses montants de pierre, y donnait accès. Excellente précaution au temps peu reculé où les attaques des indigènes étaient à craindre. Maintenant les Indiens vivent en bonne intelligence avec la population des campagnes. Et même, à deux lieues dans l’est, au village de Walhatta, prospérait la tribu huronne des Mahogannis, qui rendaient parfois visite à Thomas Harcher, afin d’échanger les produits de leurs chasses contre les produits de la ferme.

Le principal bâtiment se composait d’une large construction à deux étages, un quadrilatère régulier, comprenant le nombre de chambres nécessaires au logement de la famille Harcher. Une vaste salle occupait la plus grande partie du rez-de-chaussée, entre la cuisine et l’office d’un côté, et, de l’autre, l’appartement spécialement réservé au fermier, à sa femme et aux plus jeunes de ses enfants.

En retour, sur la cour ménagée devant l’habitation, et, par derrière, sur le jardin potager, les communs faisaient équerre en s’appuyant aux palissades de l’enceinte. Là s’élevaient les écuries, les étables, les remises, les magasins. Puis, c’étaient les basses-cours, où pullulaient ces lapins d’Amérique, dont la peau, divisée en lanières tissées, sert à la confection d’une étoffe extrêmement chaude, et ces poules de prairie, ces phasianelles, qui se multiplient plus abondamment à l’état domestique qu’à l’état sauvage.

La grande salle du rez-de-chaussée était simplement, mais confortablement garnie de meubles de fabrication américaine. C’est là que la famille déjeunait, dînait, passait les soirées. Agréable lieu de réunion pour les Harcher de tout âge, qui aimaient à se retrouver ensemble, lorsque les occupations quotidiennes avaient pris fin. Aussi on ne s’étonnera pas qu’une bibliothèque de livres usuels y tint la première place, et que la seconde fût occupée par un piano, sur lequel, chaque dimanche, filles ou garçons jouaient avec entrain les valses et quadrilles français qu’ils dansaient tour à tour.

L’exploitation de cette terre exigeait évidemment un assez nombreux personnel. Mais Thomas Harcher l’avait trouvé dans sa propre famille. Et, de fait, à la ferme de Chipogan, il n’y avait pas un seul serviteur à gages.

Thomas Harcher avait cinquante ans à cette époque. Acadien d’origine française, il descendait de ces hardis pêcheurs qui colonisèrent la Nouvelle-Écosse un siècle avant. C’était le type parfait du cultivateur canadien, de celui qui s’appelle, non le paysan mais «l’habitant» dans les campagnes du Nord-Amérique. De haute taille, les épaules larges, le torse puissant, les membres vigoureux, la tête forte, les cheveux à peine grisonnants, le regard vif, les dents bien plantées, la bouche grande comme il convient au travailleur dont la besogne exige une copieuse nourriture, enfin une aimable et franche physionomie, qui lui valait de solides amitiés dans les paroisses voisines, tel se montrait le fermier de Chipogan. En même temps, bon patriote, implacable ennemi des Anglo-Saxons, toujours prêt à faire son devoir et à payer de sa personne.

Thomas Harcher eût vainement cherché dans la vallée du Saint-Laurent une meilleure compagne que sa femme Catherine. Elle était âgée de quarante-cinq ans, forte comme son mari, comme lui restée jeune de corps et d’esprit, peut-être un peu rude de visage et d’allure, mais bonne dans sa rudesse, ayant du courage à la besogne, enfin «la mère» comme il était «le père» dans toute l’acception du mot. À eux deux, un beau couple, et de si vaillante santé, qu’ils promettaient de compter un jour parmi les nombreux centenaires, dont la longévité fait honneur au climat canadien.

Peut-être aurait-on pu faire un reproche à Catherine Harcher; mais, ce reproche, les femmes du pays l’eussent toutes mérité, pour peu que l’on ajoutât foi aux commentaires de l’opinion publique. En effet, si les Canadiennes sont bonnes ménagères, c’est à la condition que leurs maris fassent le ménage, dressent le lit, mettent la table, plument les poulets, traient les vaches, battent le beurre, pèlent les patates, allument le feu, lavent la vaisselle, habillent les enfants, balaient les chambres, frottent les meubles, coulent la lessive, etc. Cependant Catherine ne poussait pas à l’extrême cet esprit de domination, qui rend l’époux esclave de sa femme dans la plupart des habitations de la colonie. Non! Pour être juste, il y a lieu de reconnaître qu’elle prenait sa part du travail quotidien. Néanmoins, Thomas Harcher se soumettait volontiers à ses volontés comme à ses caprices. Aussi, quelle belle famille lui avait donnée Catherine, depuis Pierre, patron du Champlain, son premier né, jusqu’au dernier bébé, âgé de quelques semaines seulement, et qu’on s’apprêtait à baptiser en ce jour.

En Canada, on le sait, la fécondité des mariages est véritablement extraordinaire. Les familles de douze et quinze enfants y sont communes. Celles où l’on compte vingt enfants n’y sont point rares. Au delà de vingt-cinq, on en cite encore. Ce ne sont plus des familles, ce sont des tribus, qui se développent sous l’influence de mœurs patriarcales.

Si Ismaël Busch, le vieux pionnier de Fenimore Cooper, l’un des personnages du roman de la Prairie, pouvait montrer avec orgueil les sept fils, sans compter les filles, issus de son mariage avec la robuste Esther, de quel sentiment de supériorité l’eût accablé Thomas Harcher, père de vingt-six enfants, vivants et bien vivants, à la ferme de Chipogan!

Quinze fils et onze filles, de tout âge, depuis trois semaines jusqu’à trente ans. Sur les quinze fils, quatre mariés. Sur les onze filles, deux en puissance de maris. Et, de ces mariages, dix-sept petits-fils – ce qui, en y ajoutant le père et la mère, faisait un total de cinquante-deux membres, en ligne directe, de la famille Harcher.

Les cinq premiers nés, on les connaît. C’étaient ceux qui composaient l’équipage du Champlain, les dévoués compagnons de Jean. Inutile de perdre son temps à énumérer les noms des autres enfants, ou à préciser d’un trait l’originalité de leur caractère. Garçons, filles, beaux-frères et belles-filles, ne quittaient jamais la ferme. Ils y travaillaient, sous la direction du chef. Les uns étaient employés aux champs, et l’ouvrage ne leur manquait guère. Les autres, occupés à l’exploitation des bois, faisaient le métier de «lumbermen», et ils avaient de la besogne. Deux ou trois des plus âgés chassaient dans les forêts voisines de Chipogan, et n’étaient point gênés de fournir le gibier nécessaire à l’immense table de famille. Sur ces territoires, en effet, abondent toujours les orignaux, les caribous – sortes de rennes de grande taille – les bisons, les daims, les chevreuils, les élans, sans parler de la diversité du petit gibier de poil ou de plume, plongeons, oies sauvages, canards, bécasses, bécassines, perdrix, cailles et pluviers.

Quant à Pierre Harcher et à ses frères, Rémy, Michel, Tony et Jacques, à l’époque où le froid les obligeait d’abandonner les eaux du Saint-Laurent, ils venaient hiverner à la ferme et se faisaient chasseurs de fourrures. On les citait parmi les plus intrépides squatters, les plus infatigables coureurs des bois, et ils approvisionnaient de peaux plus ou moins précieuses les marchés de Montréal et de Québec. En ce temps, les ours noirs, les lynx, les chats sauvages, les martres, les carcajous, les visons, les renards, les castors, les hermines, les loutres, les rats musqués, n’avaient pas encore émigré vers les contrées du nord, et c’était un bon commerce celui de ces pelleteries, alors qu’il n’était point nécessaire d’aller chercher fortune jusque sur les lointaines rives de la baie d’Hudson.

On le comprend, pour loger cette famille de parents, d’enfants et de petits-enfants, ce n’eût pas été trop d’une caserne. Aussi, était-ce bien une véritable caserne, cette bâtisse qui dominait de ses deux étages les communs de la ferme de Chipogan. En outre, il avait fallu garder quelques chambres aux hôtes que Thomas Harcher recevait passagèrement, des amis du comté, des fermiers du voisinage, des «voyageurs», c’est-à-dire ces mariniers qui dirigent les trains de bois par les affluents pour les conduire au grand fleuve. Enfin, il y avait l’appartement réservé à M. de Vaudreuil et à sa fille, lorsqu’ils venaient rendre visite à la famille du fermier.

Et, précisément, M. et Mlle de Vaudreuil venaient d’arriver ce jour-là – 5 octobre. Ce n’était pas seulement des rapports de maître à tenancier qui unissaient M. de Vaudreuil à Thomas Harcher et à tous les siens, c’était une affection réciproque, amitié d’une part, dévouement de l’autre, que rien n’avait jamais démentis depuis tant d’années. Et combien, surtout, ils se sentaient liés par la communauté de leur patriotisme! Le fermier, comme son maître, était dévoué corps et âme à la cause nationale.

Maintenant la famille se trouvait au complet. Depuis trois jours, Pierre et ses frères, après avoir laissé le Champlain désarmé au quai de Laprairie, étaient venus prendre leurs quartiers d’hiver à la ferme. Il n’y manquait que le fils adoptif, et non le moins aimé des hôtes de Chipogan.

Mais, dans la journée, on attendait Jean. Pour que Jean fît défaut à cette fête de famille, il aurait fallu qu’il fût tombé entre les mains des agents de Rip, et la nouvelle de son arrestation serait déjà répandue dans le pays.

C’est que Jean avait à s’acquitter d’un devoir, auquel il tenait autant que Thomas Harcher.

Le temps n’était pas éloigné où le seigneur de la paroisse acceptait d’être le parrain de tous les enfants de ses censitaires – ce qui se chiffrait par quelques centaines de pupilles. M. de Vaudreuil, il est vrai, n’en comptait encore que deux dans la descendance de son fermier. Cette fois, c’était Clary qui devait être marraine de son vingt-sixième enfant, auquel Jean allait servir de parrain. Et la jeune fille était heureuse de ce lien qui les unirait l’un à l’autre pendant ces courts instants.

Du reste, ce n’était pas à propos d’un baptême seulement que la ferme de Chipogan allait se mettre en fête.

Lorsque Thomas Harcher avait reçu ses cinq fils:

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«Mes gars, leur avait-il dit, soyez les bienvenus, car vous arrivez au bon moment.

– Comme toujours, notre père! avait répondu Jacques.

– Non, mieux que toujours. Si, aujourd’hui, nous sommes réunis pour le baptême du dernier bébé, demain, il y a la première communion de Clément et de Cécile, et, après-demain, la noce de votre sœur Rose avec Bernard Miquelon.

– On va bien dans la famille! avait répliqué Tony.

– Oui, pas mal, mes gars, s’était écrié le fermier, et il n’est pas dit que, l’an prochain, je ne vous convoquerai pas pour quelque autre cérémonie de ce genre!»

Et Thomas Harcher riait de son rire sonore, tout empreint de bonne gaieté gauloise, pendant que Catherine embrassait les cinq vigoureux rejetons, qui étaient les premiers nés d’elle.

Le baptême devait se faire à trois heures après midi. Jean avait donc le temps d’arriver à la ferme. Dès qu’il serait là, on s’en irait processionnellement à l’église de la paroisse, distante d’une demi-lieue.

Thomas, sa femme, ses fils, ses filles, ses gendres, ses petits-enfants, avaient revêtu leurs plus beaux habits pour la circonstance, et, très vraisemblablement, ne les quitteraient pas de trois jours. Les filles avaient le corsage blanc et la jupe à couleurs éclatantes, avec les cheveux flottant sur les épaules. Les garçons, ayant dépouillé la veste de travail et le bonnet normand dont ils se coiffent d’habitude, portaient le costume des dimanches, capot d’étoffe noire, ceinture bariolée, souliers plissés en peau de bœuf du pays.

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La veille, après avoir pris le bateau du traversier pour passer le Saint-Laurent en face de Laprairie, M. et Mlle de Vaudreuil avaient trouvé Thomas Harcher, qui les attendait avec son buggie, attelé de deux excellents trotteurs.

Pendant les trois lieues qui restaient à faire pour atteindre la ferme de Chipogan, M. de Vaudreuil s’était empressé de prévenir son fermier qu’il eût à se tenir sur ses gardes. La police ne pouvait ignorer que lui, de Vaudreuil, avait quitté la villa Montcalm, et il était possible qu’il fût l’objet d’une surveillance spéciale.

«Nous y aurons l’œil, notre maître! avait dit Thomas Harcher, chez qui l’emploi de cette locution n’avait rien de servile.

– Jusqu’ici, aucune figure suspecte n’a été vue aux alentours de Chipogan?

– Non, pas un de ces canouaches,1 sous votre respect!

– Et votre fils adoptif, avait demandé Clary de Vaudreuil, est-il arrivé à la ferme?

– Pas encore, notre demoiselle, et cela me cause quelque inquiétude.

– Depuis qu’il s’est séparé de ses compagnons, à Laprairie, on n’a pas eu de ses nouvelles?

– Aucune?»

Or, depuis que M. et Mlle de Vaudreuil étaient installés dans les deux plus belles chambres de l’habitation, cela va sans dire, Jean n’avait pas encore paru. Cependant, tout était préparé pour la cérémonie du baptême, et si le parrain n’arrivait pas cet après-midi, on ne saurait que faire.

Aussi Pierre et deux ou trois autres s’étaient-ils portés d’une bonne lieue sur la route. Mais Jean n’avait point été signalé, et midi venait de sonner à l’horloge de Chipogan.

Thomas et Catherine eurent alors un entretien au sujet de ce retard inexplicable.

«Que ferons-nous, s’il n’arrive pas avant trois heures? demanda le fermier?

– Nous attendrons, répondit simplement Catherine.

– Qu’attendrons-nous?

– Bien sûr, ce ne sera pas l’arrivée d’un vingt-septième enfant! riposta la fermière.

– D’autant plus, répliqua Thomas, que, sans qu’on puisse nous en faire un reproche, il pourrait bien ne jamais venir!

– Plaisantez, monsieur Harcher, plaisantez!…

– Je ne plaisante pas! Mais, enfin, si Jean tardait trop, peut-être faudrait-il se passer de lui?…

– Se passer de lui! s’écria Catherine. Non point, et comme je tiens à ce qu’il soit le parrain de l’un de nos enfants, nous attendrons qu’il se soit montré.

– Pourtant, si on ne le voit pas? répondit Thomas, qui n’entendait pas que le baptême fût indéfiniment reculé. Si quelque affaire l’a mis dans l’impossibilité de venir?…

– Pas de mauvais pronostics, Thomas, répondit Catherine, et un peu de patience, que diable! Si l’on ne baptise pas aujourd’hui, on baptisera demain.

– Bon! Demain, c’est la première communion de Clément et de Cécile, le seizième et la dix-septième!

– Eh bien, après-demain!

– Après-demain, c’est la noce de notre fille Rose avec ce brave Bernard Miquelon!

– Assez là-dessus, Thomas! On fera tout ensemble, s’il le faut. Mais, quand un bébé est en passe d’avoir un parrain comme Jean et une marraine comme mademoiselle Clary, il n’y a pas à se presser pour en aller prendre d’autres!

– Et le curé qui est prévenu!… fit encore observer Thomas à son intraitable moitié.

– J’en fais mon affaire, répliqua Catherine. C’est un excellent homme, notre curé! D’ailleurs, sa dîme ne lui échappera pas, et il ne voudra pas désobliger des clients comme nous!»

Et, de fait, dans toute la paroisse, il était peu de paroissiens qui eussent autant donné d’occupations à leur curé que Thomas et Catherine!

Cependant, à mesure que les heures s’écoulaient, l’inquiétude devenait plus vive. Si la famille Harcher ignorait que son fils adoptif fût le jeune patriote, Jean-Sans-Nom, M. et Mlle de Vaudreuil, le sachant, pouvaient tout craindre pour lui.

Aussi voulurent-ils apprendre de Pierre Harcher dans quelles circonstances Jean s’était séparé de ses frères et de lui en quittant le Champlain.

«C’est au village de Caughnawaga que nous l’avons débarqué, répondit Pierre.

– Quel jour?

– Le 26 septembre, vers cinq heures du soir.

– Il y a donc neuf jours qu’il s’est séparé de vous? fit observer M. de Vaudreuil.

– Oui, neuf jours.

– Et il n’a pas dit ce qu’il allait faire?

– Son intention, répondit Pierre, était de visiter le comté de Chambly, où il n’avait pas encore été pendant toute notre campagne de pêche.

– Oui… c’est une raison, dit M. de Vaudreuil, et pourtant, je regrette qu’il se soit aventuré seul à travers un territoire, où les agents de la police doivent être sur pied.

– Je lui ai proposé de le faire accompagner par Jacques et par Tony, répondit Pierre, mais il a refusé.

– Et quelle est votre idée sur tout cela, Pierre? demanda Mlle de Vaudreuil.

– Mon idée, c’est que Jean avait formé depuis longtemps le projet d’aller à Chambly, tout en se gardant d’en rien dire. Or, comme il avait été convenu que nous débarquerions à Laprairie, et que nous reviendrions tous ensemble à la ferme, après avoir désarmé le Champlain, il ne nous en a informé qu’au moment où nous étions devant Caughnawaga.

– Et, en vous quittant, il a bien pris l’engagement d’être ici pour le baptême?

– Oui, notre demoiselle, répondit Pierre. Il sait qu’il doit tenir le bébé avec vous et que, sans lui, d’ailleurs, la famille Harcher ne serait pas au complet!»

Devant une promesse aussi formelle, il convenait d’attendre patiemment.

Toutefois, si la journée s’achevait sans que Jean eût paru, les craintes ne seraient que trop justifiées. Pour qu’un homme aussi déterminé que lui, ne vint pas au jour dit, c’est que la police se serait emparée de sa personne… Et alors, M. et Mlle de Vaudreuil ne le savaient que trop, il était perdu.

En ce moment, s’ouvrit la porte qui donnait accès dans la grande cour, et un sauvage parut sur le seuil.

Un sauvage, – c’est ainsi, en Canada, qu’on appelle encore les Indiens, même dans les actes officiels, comme on appelle «sauvagesses» leurs femmes qui portent le nom de «squaws» en langue iroquoise ou huronne.

Ce sauvage était précisément un Huron, et de race pure – ce qui se voyait à son visage imberbe, à ses pommettes saillantes et carrées, à ses petits yeux vifs. Sa haute taille, son regard assuré et pénétrant, la couleur de sa peau, la disposition de sa chevelure, en faisaient un type très reconnaissable de la race indigène de l’Ouest de l’Amérique.

Si les Indiens ont conservé leurs mœurs d’autrefois, les coutumes des tribus de l’ancien temps, l’habitude de s’agglomérer dans leurs villages, une prétention tenace à retenir certains privilèges que les autorités ne leur contestent point d’ailleurs, enfin une propension naturelle à vivre à part des «Visages Pâles», ils se sont quelque peu modernisés, cependant – surtout sous le rapport du costume. Ce n’est que dans certaines circonstances qu’ils revêtent encore l’habillement de guerre.

Ce Huron, à peu près vêtu à la mode canadienne, appartenait à la tribu des Mahogannis, qui occupait une bourgade de quatorze à quinze cents feux au nord du comté. Cette tribu, on l’a dit, n’était pas sans avoir des rapports avec la ferme de Chipogan, où le fermier leur faisait toujours bon accueil.

«Eh! que voulez-vous, Huron? s’écria-t-il, lorsque l’Indien se fut avancé et lui eut donné solennellement la poignée de main traditionnelle.

– Thomas Harcher voudra sans doute répondre à la demande que je vais lui faire? répliqua le Huron, avec cette voix gutturale qui est particulière à sa race.

– Et pourquoi pas, répondit le fermier, si ma réponse peut vous intéresser?

– Mon frère m’écoutera donc, et jugera ensuite ce qu’il devra dire!»

Rien qu’à cette forme de langage, dans laquelle le sauvage ne parlait qu’à la troisième personne, à l’air digne de son attitude pour demander, très probablement, un renseignement des plus simple, on eût reconnu le descendant des quatre grandes nations qui possédaient autrefois le territoire du Nord-Amérique. On les divisait alors en Algonquins, en Hurons, en Montagnais, en Iroquois, qui comprenaient ces tribus diverses: Mohawks, Oneidas, Onondagas, Tuscaroras, Delawares, Mohicans, que l’on voit plus particulièrement figurer dans les récits de Fenimore Cooper. Actuellement, il ne reste que des débris épars de ces anciennes races.

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Après avoir pris un temps de silence, l’Indien, donnant à son geste une ampleur caractéristique, reprit la parole.

«Mon frère connaît, nous a-t-on dit, le notaire Nicolas Sagamore, de Montréal?

– J’ai cet honneur, Huron.

– Ne doit-il pas venir à la ferme de Chipogan?

– Cela est vrai.

– Mon frère pourrait-il me faire savoir si Nicolas Sagamore est arrivé?

– Pas encore, répondit Thomas Harcher. Nous ne l’attendons que demain, pour dresser le contrat de mariage de ma fille Rose et de Bernard Miquelon.

– Je remercie mon frère de m’avoir renseigné.

– Est-ce que vous aviez une communication importante à faire à maître Nick?

– Très importante, répondit le Huron. Demain donc, les guerriers de la tribu quitteront notre village de Walhatta et viendront lui rendre visite.

– Vous serez les bien reçus à la ferme de Chipogan,» répondit Thomas Harcher.

Sur quoi, le Huron, tendant de nouveau la main au fermier, se retira gravement.

Il n’était pas parti depuis un quart d’heure, que la porte de la cour se rouvrait. Cette fois, c’était Jean, dont la présence fut accueillie par d’unanimes cris de joie.

Thomas et Catherine Harcher, leurs enfants, leurs petits-enfants, se précipitèrent vers lui, et il fallut un peu de temps pour répondre aux compliments de tout ce monde, si heureux de le revoir. Les poignées de mains, les embrassades, s’échangèrent pendant cinq bonnes minutes.

L’heure pressant, M. de Vaudreuil, Clary et Jean ne purent échanger que quelques mots. D’ailleurs, puisqu’ils devaient passer ensemble trois jours à la ferme, ils auraient tout le loisir de s’entretenir de leurs affaires. Thomas Harcher et sa femme avaient hâte de se rendre à l’église. On n’avait que trop fait attendre le curé. Le parrain et la marraine étaient là. Il fallait partir.

«En route! En route! criait Catherine, qui allait de l’un à l’autre, gourmandant et ordonnant. Allons, mon fils, dit-elle à Jean, le bras à mademoiselle Clary. Et Thomas?… Où donc est Thomas?… Il n’en finit jamais! – Thomas?…

– Me voici, femme!

– C’est toi qui porteras le poupon.

– C’est convenu!

– Et ne le laisse pas tomber!…

– Sois tranquille! J’en ai déjà porté vingt-cinq à monsieur le curé, et j’ai l’habitude…

– C’est bien! répliqua Catherine en lui coupant la parole. En route!»

Le cortège quitta la ferme dans l’ordre suivant: en tête, Thomas, tenant le petit dans ses bras, et Catherine Harcher près de lui, M. de Vaudreuil, sa fille et Jean les suivant; puis, derrière, toute la queue de la famille, comprenant trois générations, où les âges étaient tellement entremêlés que le bébé, qui venait de naître, avait déjà parmi les enfants de ses frères ou sœurs un certain nombre de neveux et de nièces plus âgés que lui.

Le temps était beau; mais, à cette époque de l’année, la température eût été assez basse, s’il ne fût tombé du ciel sans nuage comme une averse de soleil. On passait sous le berceau des arbres, à travers des sentiers sinueux, au bout desquels pointait le clocher de l’église. Un tapis de feuilles sèches couvrait le sol. Tous les jaunes si variés de l’automne se mélangeaient à la cime des châtaigniers, des bouleaux, des chênes, des hêtres, des trembles, dont le squelette branchu se montrait par places, alors que les pins et les sapins restaient encore couronnés de leurs panaches verdâtres.

À mesure que le cortège s’avançait, quelques amis de Thomas Harcher, des fermiers des environs, le rejoignaient en route. La file grossissait à vue d’œil, et on serait bien une centaine, quand on arriverait à l’église.

Il était jusqu’à des étrangers qui, par curiosité ou par désœuvrement, se mettaient de la partie, lorsqu’ils se trouvaient sur le passage du cortège.

Pierre Harcher remarqua même un homme, dont l’attitude lui parut suspecte. Bien évidemment, cet inconnu n’était pas du pays. Pierre ne l’y avait jamais vu, et il lui sembla que cet intrus cherchait à dévisager les gens de la ferme.

Pierre avait raison de se défier de cet homme. C’était un des policiers qui avaient reçu l’ordre de «filer» M. de Vaudreuil depuis son départ de la villa Montcalm. Rip, lancé à la piste de Jean-Sans-Nom, que l’on croyait caché aux environs de Montréal, avait détaché cet agent avec mandat d’observer non seulement M. de Vaudreuil, mais aussi la famille de Thomas Harcher, dont on connaissait les opinions réformistes.

Cependant, en marchant l’un près de l’autre, M. de Vaudreuil, sa fille et Jean s’entretenaient du retard que celui-ci avait éprouvé pour se rendre à la ferme.

«J’ai su par Pierre, dit Clary, que vous l’avez quitté afin d’aller visiter Chambly et les paroisses voisines.

– En effet, répondit Jean.

– Venez-vous directement de Chambly?

– Non, j’ai dû parcourir le comté de Saint-Hyacinthe, d’où je n’ai pu revenir aussitôt que je l’aurais voulu. J’ai été forcé de faire un détour par la frontière.

– Est-ce que les agents étaient sur vos traces? demanda M. de Vaudreuil.

– Oui, répondit Jean, mais j’ai pu, sans trop de peine, les dérouter encore une fois.

– Chaque heure de votre vie est un danger! répondit Mlle de Vaudreuil. Il n’y a pas un instant où vos amis ne tremblent pour vous! Depuis que vous avez quitté la villa Montcalm, nos inquiétudes n’ont pas cessé!

– Aussi, répondit Jean, ai-je hâte d’en finir avec cette existence qu’il me faut disputer continûment, hâte d’agir au grand jour, face à face avec l’ennemi! Oui! il est temps que le combat s’engage, et cela ne tardera pas! Mais, en ce moment, oublions l’avenir pour le présent! C’est ici une sorte de trêve, de halte avant la bataille! Ici, monsieur de Vaudreuil, je ne suis plus que le fils adoptif de cette brave et honnête famille!»

Le cortège était arrivé. C’est à peine si la petite église suffirait à contenir la foule qui avait grossi en route.

Le curé se tenait sur le seuil, près de la modeste vasque de pierre, qui servait aux cérémonies baptismales des innombrables nouveau-nés de la paroisse.

Thomas Harcher présenta, avec une légitime fierté, le vingt-sixième rejeton, issu de son mariage avec la non moins fière Catherine. Clary de Vaudreuil et Jean se placèrent l’un près de l’autre, pendant que le curé faisait les onctions d’usage.

«Et vous le nommez?… demanda-t-il.

– Jean, comme son parrain,» répondit Thomas Harcher, en tendant la main au jeune homme.

Ce qui est à noter, c’est que les anciennes coutumes françaises se retrouvent encore au milieu des villes et des campagnes de la province canadienne. Dans les paroisses rurales, plus particulièrement, c’est la dîme qui entretient le clergé catholique. Elle est du vingt-sixième de tous les fruits et récoltes de la terre. Et – par suite d’une tradition, à la fois touchante et curieuse – ce n’est pas sur les récoltes seulement que se prélève cette dîme du vingt-sixième.

Aussi, Thomas Harcher ne s’étonna-t-il point, lorsque, le baptême achevé, le curé dit à voix haute:

«Cet enfant appartient à l’église, Thomas Harcher. S’il est le filleul du parrain et de la marraine que vous lui avez choisis, c’est aussi mon pupille, à moi! Les enfants ne sont-ils pas comme la récolte de la famille? Eh bien, de même que vous m’auriez donné votre vingt-sixième gerbe de blé, c’est votre vingt-sixième enfant que l’église prélève en ce jour!

– Nous reconnaissons son droit, monsieur le curé, répondit Thomas Harcher, et, ma femme et moi, nous nous y soumettons de bonne grâce!»

L’enfant fut alors porté au presbytère, où il fut triomphalement accueilli.

De par les traditions de la dîme, le petit Jean appartenait à l’église. Comme tel, il serait élevé aux frais de la paroisse.

Et, lorsque le cortège se remit en route pour revenir à la ferme de Chipogan, les cris de joie éclatèrent par centaines en l’honneur de Thomas et de Catherine Harcher.

 

 

Chapitre XI

Le dernier des Sagamores

 

e lendemain, les cérémonies recommencèrent. Nouveau cortège qui se rendit à l’église, dès la première heure. Même recueillement à l’aller, même entrain au retour.

Les jeunes Clément et Cécile Harcher, l’un dans son habit noir, qui en faisait comme un petit homme, l’autre dans son costume blanc, qui en faisait comme une petite fiancée, figuraient parmi les premiers communiants venus des fermes avoisinantes. Si les autres «habitants» n’étaient pas aussi riches en progéniture que Thomas Harcher de Chipogan, ils n’en avaient pas moins un nombre très respectable de rejetons. Le comté de Laprairie était véritablement comblé des bénédictions du Seigneur, et, à cet égard, il eût pu lutter avec les plus fécondes bourgades de la Nouvelle-Écosse.

Ce jour-là, Pierre ne revit plus l’étranger, dont la présence l’avait inquiété la veille. En effet, cet agent était reparti. Avait-il soupçonné quelque chose relativement à Jean-Sans-Nom? Était-il allé faire son rapport au chef de la police de Montréal? On le saurait avant peu, sans doute.

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Lorsque la famille fut rentrée à la ferme, elle n’eut plus qu’à prendre place au déjeuner. Tout était prêt, grâce aux semonces multiples que Thomas Harcher avait reçues de Catherine. Il avait dû s’occuper successivement de la table, de l’office, de la cave, de la cuisine, avec l’aide de ses fils s’entend, qui eurent leur bonne part des gourmades maternelles.

«Il est bon de les y habituer! répétait volontiers Catherine. Cela leur paraîtra plus naturel, lorsqu’ils seront en ménage!»

Excellent apprentissage, en vérité.

Mais, s’il avait fallu tant se démener pour le déjeuner de ce jour, que serait-ce donc pour le repas du lendemain! Une table qui allait être dressée pour une centaine de convives! Oui! tout autant, en comptant les parents du marié et ses amis des environs. Et encore, convient-il de ne pas oublier maître Nick et son second clerc, que l’on attendait le jour même pour la signature du contrat. Une incomparable noce, dans laquelle le fermier Harcher prétendait rivaliser avec le fermier Gamache de cervantesque mémoire!

Mais ce serait l’affaire du lendemain. Aujourd’hui, il ne s’agissait que de faire bon accueil au notaire. L’un des fils Harcher devait aller le chercher à Laprairie pour trois heures sonnant, dans le buggie de famille.

À propos de maître Nick, Catherine avait cru devoir rappeler à son mari que l’excellent homme était grand mangeur en même temps que fine bouche, et elle n’entendait pas – c’était sa manière habituelle d’admonester les gens – elle n’entendait pas que l’honorable tabellion ne fût point servi à souhait.

«Il le sera, répondit le fermier! Tu peux être tranquille, ma bonne Catherine!

– Je ne le suis pas, répondit la matrone, et ne le serai que lorsque tout sera fini! Au dernier moment, il manque toujours quelque chose, et je n’entends pas cela!»

Thomas Harcher s’en alla à sa besogne, répétant:

«L’excellente femme!… Un peu précautionneuse, sans doute! Elle n’entend pas ceci!… Elle n’entend pas cela!… Et je vous prie de croire cependant qu’elle n’est point sourde!»

Cependant, depuis la veille, M. de Vaudreuil et Clary avaient pu longuement entretenir Jean au sujet de son voyage à travers les comtés du bas Canada. De son côté, le jeune patriote avait été mis au courant de ce que le comité de Montcalm avait fait depuis son départ. André Farran, William Clerc et Vincent Hodge étaient revenus fréquemment à la villa, où M. de Vaudreuil avait également reçu la visite de l’avocat Sébastien Gramont. Puis, celui-ci était reparti pour Québec, où il devait retrouver les principaux députés de l’opposition.

Ce jour-là, après le déjeuner, qui avait été servi au retour de l’église, M. de Vaudreuil voulut profiter du buggie pour se rendre à la bourgade. Il aurait le temps de conférer avec le président du comité de Laprairie, et reviendrait en même temps que le notaire pour la signature du contrat.

Mlle de Vaudreuil et Jean l’accompagnèrent sur cette jolie route de Chipogan, ombragée de grands ormes, qui côtoie un petit rio d’eaux courantes, tributaire du Saint-Laurent. Ils avaient pris les devants avec lui, et ne furent rejoints par le buggie qu’à une demi-lieue de la ferme.

M. de Vaudreuil s’installa à côté de Pierre Harcher, et il eut bientôt disparu au trot du rapide attelage.

Jean et Clary revinrent alors sur leurs pas, en remontant à travers les bois ombreux et tranquilles, massés à la lisière du rio. Rien n’y gênait leur marche, ni les buissons, ni les branches, qui, dans les forêts canadiennes, se relèvent au lieu de pendre vers le sol. De temps à autre, la hache d’un lumberman retentissait, en rebondissant sur de vieux troncs d’arbres. Quelques coups de fusil se faisaient aussi entendre au lointain, et parfois un couple de daims apparaissait entre les halliers qu’ils franchissaient d’un bond. Mais chasseurs et bûcherons ne sortaient point de l’épaisseur des futaies, et c’était au milieu d’une profonde solitude que Mlle de Vaudreuil et Jean gagnaient lentement du côté de la ferme.

Tous deux allaient bientôt se séparer!… Où pourraient-ils se revoir, et en quel lieu? Leur cœur se serrait douloureusement à la pensée de ce prochain éloignement.

«Ne comptez-vous pas revenir bientôt à la villa Montcalm? demanda Clary.

– La maison de M. de Vaudreuil doit être particulièrement surveillée, répondit Jean, et, dans son intérêt même, mieux vaut qu’on ignore nos relations.

– Et pourtant, vous ne pouvez songer à chercher un asile à Montréal?

– Non, bien qu’il soit peut-être plus aisé d’échapper aux poursuites au milieu d’une grande ville. Je serais plus en sûreté dans l’habitation de M. Vincent Hodge, de M. Farran ou de M. Clerc qu’à la villa Montcalm…

– Mais non mieux accueilli! répondit la jeune fille.

– Je le sais, et je n’oublierai jamais que, pendant les quelques jours que j’ai passés près de vous, votre père et vous m’avez traité comme un fils, comme un frère!

– Comme nous le devions, répondit Clary. Être unis par le même sentiment de patriotisme n’est-ce pas être unis par le même sang! Il me semble, parfois, que vous avez toujours fait partie de notre famille! Et maintenant, si vous êtes seul au monde…

– Seul au monde, répéta Jean, qui avait baissé la tête. Oui! seul… seul!…

– Eh bien, après le triomphe de la cause, notre maison sera la vôtre! Mais, en attendant, je comprends que vous cherchiez une retraite plus sûre que la villa Montcalm. Vous la trouverez, et, d’ailleurs, quel est le Canadien dont la demeure refuserait de s’ouvrir pour un proscrit…

– Il n’en est pas, je le sais, répondit Jean, et aucun ne serait assez misérable pour me trahir…

– Vous trahir! s’écria Mlle de Vaudreuil. Non!… Le temps des trahisons est passé! Dans tout le Canada, on ne trouverait plus ni un Black, ni un Simon Morgaz!»

Ce nom, prononcé avec horreur, fit monter la rougeur au front du jeune homme, et il dût se détourner pour cacher son trouble. Clary de Vaudreuil ne s’en était point aperçue; mais, lorsque Jean revint près d’elle, son visage exprimait une si visible souffrance qu’elle lui dit, inquiète:

«Mon Dieu!… Qu’avez-vous?…

– Rien… ce n’est rien! répondit Jean. Des palpitations auxquelles je suis parfois sujet!… Il me semble que mon cœur va éclater!… C’est fini maintenant!»

Clary le regarda longuement, comme pour lire jusqu’au fond de sa pensée.

Il reprit alors, afin de changer le cours de cette conversation si torturante pour lui:

«Le plus prudent sera de me réfugier dans un village des comtés voisins, où je resterai en communication avec M. de Vaudreuil et ses amis…

– Sans vous éloigner de Montréal, cependant? fit observer Clary.

– Non, répondit Jean, car, très probablement, c’est dans les paroisses environnantes que l’insurrection éclatera. D’ailleurs, peu importe où j’irai!

– Peut-être, reprit Clary, serait-ce encore la ferme de Chipogan qui vous offrirait le plus sûr abri?…

– Oui… peut-être!…

– Il serait difficile de découvrir votre retraite au milieu de cette nombreuse famille de notre fermier…

– Sans doute, mais si cela arrivait, il en pourrait résulter de graves conséquences pour Thomas Harcher! Il ignore que je suis Jean-Sans-Nom, dont la tête est mise à prix…

– Croyez-vous donc, répondit vivement Clary, que, s’il venait à l’apprendre, il hésiterait…

– Non, certes! reprit Jean. Ses fils et lui sont des patriotes! Je les ai vus à l’épreuve, pendant que nous faisions ensemble notre campagne de propagande. Mais je ne voudrais pas que Thomas Harcher fût victime de son affection pour moi! Et, si la police me trouvait chez lui, elle l’arrêterait!… Eh bien non!… Plutôt me livrer…

– Vous livrer!» murmura Clary d’une voix, qui traduisait douloureusement le déchirement de son âme.

Jean baissa la tête. Il comprenait bien quelle était la nature du sentiment auquel il s’abandonnait comme malgré lui. Il sentait quel lien le serrait de plus en plus à Clary de Vaudreuil. Et pourtant, pouvait-il aimer cette jeune fille! L’amour d’un fils de Simon Morgaz!… Quel opprobre!… Et quelle trahison, aussi, puisqu’il ne lui avait pas dit de quelle famille il sortait!… Non!… il fallait la fuir, ne jamais la revoir!… Et, lorsqu’il fut redevenu maître de lui-même:

«Demain, dit-il, dans la nuit, j’aurai quitté la ferme de Chipogan, et je ne reparaîtrai qu’à l’heure de la lutte!… Je n’aurai plus à me cacher alors!»

La figure de Jean-Sans-Nom, qui s’était animée un instant, reprit son calme habituel.

Clary le regardait avec une indéfinissable impression de tristesse. Elle aurait voulu pénétrer plus avant dans la vie du jeune patriote. Mais comment l’interroger, sans le blesser par quelque question indiscrète?

Cependant, après lui avoir tendu sa main qu’il effleura à peine, elle dit:

«Jean, pardonnez-moi si ma sympathie pour vous me fait peut-être sortir de ma réserve que je devrais garder!… Il y a un mystère dans votre vie… tout un passé de malheurs!… Jean, vous avez beaucoup souffert?…

– Beaucoup!» répondit Jean.

Et, comme si cet aveu lui eût échappé involontairement, il ajouta aussitôt:

«Oui, beaucoup souffert… puisque je n’ai pas encore pu rendre à mon pays le bien qu’il est en droit d’attendre de moi!

– En droit d’attendre… répéta Mlle de Vaudreuil, en droit d’attendre de vous?…

– Oui… de moi, répondit Jean, comme de tous les Canadiens, dont c’est le devoir de se sacrifier pour rendre à leur pays son indépendance!»

La jeune fille avait compris ce qu’il y avait d’angoisses cachées sous cet élan de patriotisme!… Elle aurait voulu les connaître pour les partager, pour les adoucir peut-être!… Mais que pouvait-elle, puisque Jean persistait à se tenir dans des réponses évasives?

Cependant, Clary crut devoir ajouter, sans manquer à la réserve que lui imposait la situation du jeune homme:

«Jean, j’ai l’espoir que la cause nationale triomphera bientôt!… Ce triomphe, elle le devra surtout à votre dévouement, à votre courage, à l’ardeur que vous aurez inspirée à ses partisans! Alors, vous aurez droit à leur reconnaissance…

– Leur reconnaissance, Clary de Vaudreuil? répondit Jean, en s’éloignant d’un mouvement brusque. Non!… jamais!

– Jamais?… Si les Franco-Canadiens que vous aurez rendus libres vous demandent de rester à leur tête…

– Je refuserai.

– Vous ne le pourrez pas!…

– Je refuserai, vous dis-je!» répéta Jean d’un ton si affirmatif que Clary en demeura interdite. Et alors, plus doucement, il reprit:

«Clary de Vaudreuil, nous ne pouvons prévoir l’avenir. J’espère, pourtant, que les événements tourneront à l’avantage de notre cause. Mais, ce qui vaudrait mieux pour moi, ce serait de succomber en la défendant…

– Succomber!… vous!… s’écria la jeune fille, dont les yeux se noyèrent de larmes. Succomber, Jean!… Et vos amis?…

– Des amis!… à moi… des amis!» répondit Jean.

Et son attitude était bien celle d’un misérable que toute une vie d’opprobre aurait mis au ban de l’humanité.

«Jean, reprit Mlle de Vaudreuil, vous avez affreusement souffert autrefois, et vous souffrez toujours! Et, ce qui rend votre situation plus douloureuse, c’est de ne pouvoir… non!… de ne vouloir vous confier à personne… pas même à moi, qui prendrais si volontiers une part de vos peines!… Eh bien… je saurai attendre, et je ne vous demande rien que de croire à mon amitié…

– Votre amitié!…» murmura Jean.

Et il se recula de quelques pas, comme si rien que son amitié eût pu flétrir cette pure jeune fille!

Et pourtant, les seules consolations qui l’eussent aidé à supporter cette horrible existence, n’était-ce pas celles qu’il aurait trouvées dans l’intimité de Clary de Vaudreuil? Pendant le temps passé à la villa Montcalm, son cœur s’était senti pénétré de cette ardente sympathie qu’il lui inspirait et qu’il ressentait pour elle… Mais non! C’était impossible… Le malheureux!… Si jamais Clary apprenait de qui il était le fils, elle le repousserait avec horreur!… Un Morgaz!… Aussi, comme il l’avait dit à sa mère, au cas où Joann et lui survivraient à cette dernière tentative, ils disparaîtraient!… Oui!… Une fois le devoir accompli, la famille déshonorée irait si loin, si loin que l’on n’entendrait plus parler d’elle!

Silencieusement et tristement, Clary et Jean revinrent ensemble à la ferme!

Vers quatre heures, un gros tumulte se produisit devant la porte de la cour. Le buggie rentrait. Signalé de loin par les cris de joie des invités, il ramenait, en même temps que M. de Vaudreuil, maître Nick et son jeune clerc.

Quel accueil on fit à l’aimable notaire de Montréal – l’accueil qu’il méritait, d’ailleurs – tant on était heureux de sa visite à la ferme de Chipogan!

«Monsieur Nick… bonjour, monsieur Nick! s’écrièrent les aînés, tandis que les cadets le serraient dans leurs bras et que les petits lui sautaient aux jambes.

«Oui, mes amis, c’est moi! dit-il en souriant. C’est bien moi et non un autre! Mais du calme! Il n’est pas nécessaire de déchirer mon habit pour vous en assurer!

– Allons, finissez, les enfants! s’écria Catherine.

– Vraiment, reprit le notaire, je suis enchanté de vous voir et de me voir chez mon cher client Thomas Harcher!

– Monsieur Nick, que vous êtes bon de vous être dérangé! répondit le fermier.

– Eh! je serais venu de plus loin, s’il l’avait fallu, même de plus loin que du bout du monde, du soleil, des étoiles… oui, Thomas, des étoiles!…

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– C’est un honneur pour nous, monsieur Nick, dit Catherine, en faisant signe à ses onze filles de faire la révérence.

– Et pour moi un plaisir!… Ah! que vous êtes toujours belle, madame Catherine!… Voyons!… Quand cesserez-vous de rajeunir, s’il vous plaît?

– Jamais!… Jamais! s’écrièrent à la fois les quatorze fils de la fermière.

– Il faut que je vous embrasse, dame Catherine, reprit maître Nick. – Vous permettrez, dit-il au fermier, après avoir fait claquer les joues de sa vigoureuse moitié.

– Tant qu’il vous plaira, répondit Thomas Harcher, et même davantage, si ça vous fait plaisir!

– Allons, à ton tour, Lionel, dit le notaire en s’adressant à son clerc. Embrasse madame Catherine…

– Bien volontiers! répondit Lionel, qui reçut un double baiser en échange du sien.

– Et maintenant, reprit maître Nick, j’espère qu’elle sera gaie, la noce de la charmante Rose, que j’ai fait plus d’une fois sauter sur mes genoux, quand elle était petite! – Où est-elle?

– Me voici, monsieur Nick, répondit Rose, toute florissante de santé et de belle humeur.

– Oui, charmante, en vérité, répéta le notaire, et trop charmante, pour que je ne l’embrasse pas sur ses deux joues, bien dignes du nom qu’elle porte!»

Et c’est ce qu’il fit bel et bien. Mais cette fois, à son grand regret, Lionel ne fut point invité à partager cette aubaine.

«Où est le fiancé? dit alors maître Nick. Est-ce qu’il aurait oublié, par hasard, que c’est aujourd’hui que nous signons le contrat?… Où est-il, le fiancé?

– Me voici, répondit Bernard Miquelon.

– Ah! le joli garçon… l’aimable garçon! s’écria maître Nick. Je l’embrasserais volontiers, lui aussi, pour finir…

– À votre aise, monsieur Nick, répondit le jeune homme, en ouvrant les bras.

– Bon! répondit maître Nick en hochant la tête, j’imagine que Bernard Miquelon aimera beaucoup mieux un baiser de Rose que de moi!… Aussi, Rose, embrasse ton futur mari à ma place et sans tarder!»

Ce que Rose, un peu confuse, fit aux applaudissements de toute la famille.

«Eh! j’y pense, vous devez avoir soif, monsieur Nick, dit Catherine, et votre clerc aussi?

– Très soif, ma bonne Catherine.

– Extrêmement soif, ajouta Lionel.

– Eh bien, Thomas, que fais-tu là à nous regarder? Mais va donc à l’office! Un bon toddy pour monsieur Nick, que diable! et un non moins bon pour son clerc!… Est-ce qu’il faut que je te le répète?»

Non! Une seule fois suffisait, et le fermier, suivi de trois de ses filles, s’empressa de courir vers l’office.

Pendant ce temps, maître Nick, qui venait d’apercevoir Clary de Vaudreuil, s’était approché d’elle.

«Eh bien, ma chère demoiselle, dit-il, à la dernière visite que j’ai faite à la villa Montcalm, nous nous étions donné rendez-vous à la ferme de Chipogan, et je suis heureux…»

La phrase du notaire fut interrompue par une exclamation de Lionel, dont la surprise était bien naturelle. Ne voilà-t-il pas qu’il se trouvait en face du jeune inconnu, qui avait si sympathiquement accueilli ses essais poétiques, quelques semaines avant?

«Mais… c’est monsieur… monsieur…» répétait-il.

M. de Vaudreuil et Clary se regardèrent, saisis d’une vive inquiétude. Comment Lionel connaissait-il Jean? Et, s’il le connaissait, savait-il ce que la famille Harcher ignorait encore, c’est-à-dire que celui auquel la ferme donnait asile fût Jean-Sans-Nom, traqué par les agents de Gilbert Argall?

«En effet… dit à son tour le notaire qui se retourna vers le jeune homme. Je vous reconnais, monsieur!… C’est bien vous qui avez été notre compagnon de route, lorsque mon clerc et moi nous avons pris le stage pour nous rendre, au commencement de septembre, à la villa Montcalm?

– C’est bien moi, oui, monsieur Nick, répondit Jean, et c’est avec grand plaisir, n’en doutez pas, que je vous retrouve à la ferme de Chipogan, ainsi que notre jeune poète…

– Dont la poésie a reçu une mention honorable de la Lyre-Amicale! s’écria le notaire. C’est décidément un nourrisson des Muses que j’ai l’honneur de posséder dans mon étude pour griffonner mes actes!

– Recevez mes compliments, mon jeune ami, dit Jean. Je n’ai point oublié votre charmant refrain:

Naître avec toi, flamme follette,

Mourir avec toi, feu follet!

– Ah! monsieur!» répondit Lionel, très fier des éloges que lui valaient ces vers, restés dans la mémoire d’un véritable connaisseur.

En entendant cet échange d’aménités, M. et Mlle de Vaudreuil furent absolument rassurés sur le compte du jeune proscrit. Maître Nick leur narra alors en quelles circonstances ils s’étaient rencontrés sur la route de Montréal à l’île Jésus, et Jean lui fut présenté comme le fils adoptif de la famille Harcher. L’explication finit par de bonnes poignées de main de part et d’autre.

Cependant Catherine criait d’une voix impérieuse:

«Allons, Thomas!… Allons!… Il n’en finit jamais!… Et ces deux toddys!… Veux-tu donc laisser monsieur Nick et monsieur Lionel mourir de soif?…

– C’est prêt, Catherine, c’est prêt! répondit le fermier. Ne t’impatiente pas!…»

Et Thomas Harcher, apparaissant sur le seuil, invita le notaire à le suivre dans la salle à manger.

Si maître Nick ne se fit point prier, Lionel ne se fit pas prier davantage. Là, prenant place l’un et l’autre à une table garnie de tasses coloriées et de serviettes d’une éclatante blancheur, ils se rafraîchirent de ce toddy – agréable breuvage, composé de genièvre, de sucre, de cannelle, et flanqué de deux rôties croustillantes. Cet en-cas devait permettre d’attendre l’heure du dîner sans trop défaillir.

Puis, chacun s’occupa des derniers préparatifs pour la grande fête du lendemain, dont on parlerait longtemps, sans doute, à la ferme de Chipogan.

Maître Nick, lui, allait de l’un à l’autre. Il avait un mot aimable pour chacun, tandis que M. de Vaudreuil, Clary et Jean s’entretenaient de choses plus sérieuses, en se promenant sous les arbres du jardin.

Vers cinq heures, tous, parents, invités, se réunirent dans la grande salle, pour la signature du contrat de mariage. Il va de soi que maître Nick devait présider cette importante cérémonie, et ce qu’il allait déployer de dignité et de grâce tabellionnesque, on n’aurait pu l’imaginer.

À cette occasion, divers cadeaux de noce furent remis entre les mains des fiancés. Pas un des frères ou des beaux-frères, pas une des sœurs ou des belles-sœurs, qui n’eût fait quelque emplette au profit de Rose Harcher et Bernard Miquelon. Et, tant en bijoux de valeur qu’en ustensiles d’une utilité plus pratique, ces présents devaient amplement suffire pour l’entrée en ménage des jeunes mariés. D’ailleurs, Rose, devenue madame Miquelon, en songeait point à quitter Chipogan. Bernard et les enfants, qui ne lui manqueraient certainement pas, c’était un accroissement de personnel auquel il serait fait bon accueil à la ferme de Thomas Harcher.

Inutile de dire que les plus précieux cadeaux furent offerts par M. et Mlle de Vaudreuil. Pour Bernard Miquelon, une excellente carabine de chasse, qui eût pu rivaliser avec l’arme favorite de Bas-de-Cuir; pour Rose, une parure de cou, qui la fit paraître plus charmante encore. Quant à Jean, il remit à la sœur de ses braves compagnons un coffret, muni de tous ces fins outils de couture, de broderie, de tapisserie, qui ne pouvaient que faire le plus grand plaisir à une bonne ménagère.

Et, à chaque don, les applaudissements d’éclater, les cris de se joindre aux applaudissements! Et, on le peut croire, ils redoublèrent, lorsque maître Nick – solennellement – passa au doigt des fiancés leur anneau de mariage, qu’il avait acheté chez le meilleur joaillier de Montréal, et dont le double cercle d’or portait déjà leurs noms en exergue.

Puis, le contrat fut lu – à haute et intelligible voix, comme on dit en style de notaire. Il y eut quelque attendrissement, lorsque maître Nick fit connaître que M. de Vaudreuil, par amitié pour son fermier Thomas Harcher, pour reconnaître ses bons soins, ajoutait une somme de cinq cents piastres à la dot de la fiancée.

Cinq cents piastres! Quand, un demi-siècle avant, une fiancée, pourvue d’une dot de cinquante francs, passait pour un riche parti dans les provinces canadiennes.

«Maintenant, mes amis, dit maître Nick, nous allons procéder à la signature du contrat – les fiancés d’abord, puis les père et mère, puis M. et Mlle de Vaudreuil, puis…

– Nous signerons tous!» cria-t-on avec un tel entrain que le notaire en fut assourdi.

Et alors, grands et petits, amis et parents, vinrent, chacun son tour, apposer leur paraphe au bas de l’acte, qui assurait l’avenir des jeunes conjoints.

Cela prit du temps! En effet, les passants entraient maintenant dans la ferme, attirés par le joyeux tumulte de l’intérieur. Ils mettaient leur signature sur l’acte, auquel il faudrait ajouter des pages et des pages, si cela continuait. Et pourquoi tout le village et même tout le comté n’aurait-il pas afflué, puisque Thomas Harcher offrait au choix des visiteurs les boissons les plus variées, cok-tails, vight-caps, tom-jerries, hot-scotchs, et surtout des pintes de ce whisky, qui coule aussi naturellement vers les gosiers canadiens que le Saint-Laurent vers l’Atlantique.

Maître Nick se demandait donc si la cérémonie prendrait jamais fin. D’ailleurs, le digne homme, épanoui, ne tarissait pas, disait un mot gai à chacun, tandis que Lionel, passant la plume de l’un à l’autre, faisait observer qu’il faudrait bientôt en prendre une nouvelle, car elle s’usait à cette interminable queue de signatures qui s’allongeait sans cesse.

«Enfin, est-ce tout? demanda maître Nick, après une heure de vacation.

– Pas encore! s’écria Pierre Harcher, qui s’était avancé jusqu’au seuil de la grande porte, afin de voir s’il ne passait plus personne sur la route.

– Et qui vient donc?… cria maître Nick.

– Une troupe de Hurons!

– Qu’ils entrent, qu’ils entrent! répliqua le notaire. Leurs signatures n’en feront pas moins honneur aux fiancés! Quel contrat, mes amis, quel contrat! J’en ai bien dressé des centaines dans ma vie, mais jamais qui aient réuni les noms de tant de braves gens au bas de leur dernière page!»

En ce moment, les sauvages parurent et furent accueillis par de retentissants cris de bienvenue. D’ailleurs, il n’avait point été nécessaire de les inviter à entrer dans la cour. C’est bien là qu’ils venaient, au nombre d’une cinquantaine – hommes et femmes. Et, parmi eux, Thomas Harcher reconnut le Huron qui s’était présenté la veille, pour demander si maître Nick ne se trouvait pas à la ferme de Chipogan.

Pourquoi cette troupe de Mahogannis avait-elle quitté son village de Walhatta? Pourquoi ces Indiens arrivaient-ils en grande cérémonie, afin de rendre visite au notaire de Montréal?

C’était pour un motif de haute importance, ainsi qu’on va bientôt le savoir.

Ces Hurons – et ils ne le font que dans les circonstances solennelles – étaient revêtus de leur costume de guerre. La tête coiffée de plumes multicolores, leurs longs et épais cheveux, descendant jusqu’à l’épaule d’où retombait le manteau de laine bariolée, le torse recouvert d’une casaque en peau de daim, les pieds chaussés de mocassins en cuir d’orignal, tous étaient armés de ces longs fusils qui, depuis bien des années, ont remplacé chez les tribus indiennes l’arc et les flèches de leurs ancêtres. Mais la hache traditionnelle, le tomahawk de guerre, pendait toujours à la courroie d’écorce qui leur ceignait la taille.

En outre – détail qui accentuait plus encore la gravité de la démarche qu’ils venaient faire à la ferme de Chipogan – une couche de peinture toute fraîche enluminait leur visage. Le bleu d’azur, le noir de fumée, le vermillon, accentuaient d’un relief étonnant leur nez aquilin, troué de larges narines, leur bouche grande, meublée de deux rangées de dents courbes et régulières, leurs pommettes saillantes et carrées, leurs yeux petits et vifs, dont l’orbite noir flamboyait comme une braise.

À cette députation de la tribu s’étaient jointes quelques femmes, de Walhatta – sans doute, les plus jeunes et les plus jolies des Mahoganniennes. Ces squaws portaient un corsage d’étoffe brodée, dont les manches découvraient l’avant-bras, une jupe à couleurs éclatantes, des «mitasses» en cuir de caribou, garnies de piquant de hérissons, et lacées sur leurs jambes, de souples mocassins, soutachés de grains de verroterie, dans lesquels s’emprisonnaient leurs pieds, dont une Française eût pu envier la petitesse.

Ces Indiens avaient doublé, si c’est possible, l’air de gravité qui leur est habituel. Ils s’avancèrent cérémonieusement jusqu’au seuil de la grande salle, où se tenaient M. et Mlle de Vaudreuil, le notaire, Thomas et Catherine Harcher, tandis que le reste de l’assistance se massait dans la cour.

Et alors, celui qui paraissait être le chef de la troupe, un Huron de haute taille, âgé d’une cinquantaine d’années, tenant à la main un manteau de fabrication indigène, dit, en s’adressant au fermier d’une voix grave:

«Nicolas Sagamore est-il à la ferme de Chipogan?

– Il y est, répondit Thomas Harcher.

– Et j’ajoute que le voici,» s’écria le notaire, très surpris que sa personne pût être l’objet de cette visite.

Le Huron se retourna vers lui, releva fièrement la tête, et, d’un ton plus imposant encore:

«Le chef de notre tribu, dit-il, vient d’être rappelé par le grand Wacondah, le Mitsimanitou de nos pères. Cinq lunes se sont écoulées depuis qu’il parcourt les heureux territoires de chasse. L’héritier direct de son sang est maintenant Nicolas, le dernier des Sagamores. À lui appartient désormais le droit d’enterrer le tomahawk de paix ou de déterrer la hache de guerre!»

Un profond silence de stupéfaction accueillit cette déclaration si inattendue. Dans le pays, on savait bien que maître Nick était d’origine huronne, qu’il descendait des grands chefs de la tribu des Mahogannis; mais nul n’eût jamais imaginé – et lui moins que personne – que l’ordre d’hérédité pût l’appeler à la tête d’une peuplade indienne.

Et, alors, au milieu du silence que nul n’avait osé interrompre, l’Indien reprit en ces termes:

«À quelle époque mon frère voudra-t-il venir s’asseoir au feu du Grand Conseil de sa tribu, revêtu du manteau traditionnel de ses ancêtres?»

Le porte-parole de la députation ne mettait pas même en doute l’acceptation du notaire de Montréal, et il lui présentait le manteau mahogannien.

Et, comme maître Nick, absolument interloqué, ne se décidait pas à répondre, un cri retentit, auquel cinquante autres se joignirent à la fois:

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«Honneur!… Honneur à Nicolas Sagamore!»

C’était Lionel qui l’avait jeté, ce cri d’enthousiasme! S’il était fier de la haute fortune qui arrivait à son patron, s’il pensait que l’éclat en rejaillirait sur les clercs de son étude et plus spécialement sur lui-même, s’il se réjouissait à l’idée qu’il marcherait désormais aux côtés du grand chef des Mahogannis, ce serait perdre son temps que d’y insister.

Cependant M. de Vaudreuil et sa fille ne pouvaient s’empêcher de sourire, en voyant la mine stupéfaite de maître Nick. Le pauvre homme! Tandis que le fermier, sa femme, ses enfants, ses amis, lui adressaient leurs sincères félicitations, il ne savait auquel entendre.

Alors l’Indien posa de nouveau sa question, qui n’admettait pas d’échappatoire:

«Nicolas Sagamore consent-il à suivre ses frères au wigwam de Walhatta?»

Maître Nick restait bouche béante. Bien entendu, il ne consentirait jamais à se démettre de ses fonctions, pour aller régner sur une tribu huronne. Mais, d’autre part, il ne voulait point blesser par un refus les Indiens de sa race, qui l’appelaient par droit de succession à un tel honneur.

«Mahogannis, dit-il enfin, je ne m’attendais pas… Je suis indigne, vraiment!… Vous comprenez… mes amis… je ne suis ici qu’en qualité de notaire!…»

Il balbutiait, il cherchait ses mots, il ne trouvait rien de net à répondre.

Thomas Harcher lui vint en aide.

«Hurons, dit-il, maître Nick est maître Nick, du moins jusqu’à ce que la cérémonie du mariage soit accomplie. Après, s’il lui convient, il quittera la ferme de Chipogan et sera libre de retourner avec ses frères à Walhatta!

– Oui!… après la noce!» s’écria toute l’assistance, qui tenait à conserver son notaire.

Le Huron remua doucement la tête, et, après avoir pris l’avis de la députation:

«Mon frère ne peut hésiter, dit-il. Le sang des Mahogannis coule dans ses veines et lui impose des droits et des devoirs qu’il ne voudra pas refuser…

– Des droits!… des droits!… Soit! murmura maître Nick. Mais, des devoirs…

– Accepte-t-il? demanda l’Indien.

– S’il accepte!… s’écria Lionel. Je le crois bien! Et, pour témoigner de ses sentiments, il faut qu’il revête à l’instant le manteau royal des Sagamores!…

– Il ne se taira donc pas, l’imbécile!» répétait maître Nick entre ses dents.

Et, volontiers, le pacifique notaire eût calmé d’une taloche l’enthousiasme intempestif de son clerc.

M. de Vaudreuil vit bien que maître Nick ne demandait qu’à gagner du temps. Aussi, s’adressant à l’Indien, il lui dit que, certainement, le descendant des Sagamores ne songeait point à se soustraire aux devoirs que lui imposait sa naissance. Mais, quelques jours, quelques semaines peut-être, étaient nécessaires, afin qu’il pût régler sa situation à Montréal. Il convenait donc de lui donner le temps de mettre ordre à ses affaires.

«Cela est sage, répondit l’Indien, et puisque mon frère accepte, qu’il reçoive en gage de son acceptation le tomahawk du grand chef, appelé par le Wacondah à chasser dans les prairies heureuses, et qu’il le passe à sa ceinture!»

Maître Nick dut prendre l’arme favorite des tribus indiennes, et, tout déconfit, comme il n’avait point de ceinture, il la posa piteusement sur son épaule.

La députation fit alors entendre le «hugh» traditionnel des sauvages du Far-West, sorte d’exclamation approbative, en usage dans le langage indien.

Quant à Lionel, il ne se possédait pas de joie, bien que son patron lui parût particulièrement embarrassé d’une situation qui prêterait à rire dans la confrérie des notaires canadiens. Avec sa nature de poète, il entrevoyait déjà qu’il serait appelé à célébrer les hauts faits des Mahogannis, à mettre en vers lyriques le chant de guerre des Sagamores, avec la crainte, toutefois, de ne pas trouver une rime à tomahawk.

Les Hurons allaient se retirer, tout en regrettant que maître Nick, empêché par ses fonctions, n’eût pas abandonné la ferme pour les suivre, lorsque Catherine eut une idée, dont le notaire ne lui sut aucun gré, sans doute.

«Mahogannis, dit-elle, c’est une fête de mariage qui nous réunit en ce jour à la ferme de Chipogan. Voulez-vous y rester en compagnie de votre nouveau chef? Nous vous offrons l’hospitalité, et, demain, vous prendrez place au festin, dans lequel Nicolas Sagamore occupera le siège d’honneur!»

Un tonnerre d’applaudissements éclata, lorsque Catherine Harcher eut formulé son obligeante proposition, et il se prolongea de plus belle, lorsque les Mahogannis eurent accepté une invitation qui leur était faite de si bon cœur.

Quant à Thomas Harcher, il n’aurait qu’à augmenter la table de noce d’une cinquantaine de couverts – ce qui n’était pas pour l’embarrasser, car la salle était vaste, et même plus que suffisante pour ce surcroît de convives.

Maître Nick dut alors se résigner, puisqu’il ne pouvait faire autrement, et il reçut l’accolade des guerriers de sa tribu qu’il eût volontiers envoyés au diable.

Pendant la soirée, il y eut danses des garçons et des filles, qui s’en donnèrent à toutes «gigues», comme on disait en Canada, surtout dans les rondes à la mode française, accompagnées de ce joyeux refrain:

Dansons à l’entour,

Toure-toure,

Dansons à l’entour!

et aussi dans les «scotch-reels» d’origine écossaise, qui étaient si recherchés au commencement du siècle.

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Et, c’est de cette façon que se termina le deuxième jour de fête à la ferme de Chipogan.

 

 

Chapitre XII

Le festin

 

e grand jour était arrivé – le dernier aussi des cérémonies successives de baptême, de communion et de mariage, qui avaient mis en joie les hôtes de Chipogan. Le mariage de Rose Harcher et de Bernard Miquelon, après avoir été célébré pendant la matinée devant l’officier de l’état civil, le serait ensuite à l’église. Par suite, dans l’après-midi, le repas de noces réunirait les convives dont le nombre s’était considérablement accru dans les circonstances que l’on connaît. Vraiment, il était temps d’en finir, ou le comté de Laprairie et même le district de Montréal eussent pris place à la table hospitalière de Thomas Harcher.

Le lendemain, on se séparerait. M. et Mlle de Vaudreuil retourneraient à la villa Montcalm. Jean quitterait la ferme et ne reparaîtrait sans doute qu’au jour où il viendrait se mettre à la tête du parti réformiste. Quant à ses compagnons du Champlain, ils continueraient le métier de chasseurs, de coureurs des bois, qu’ils exerçaient durant la saison hivernale, en attendant l’heure de rejoindre leur frère adoptif, tandis que la famille reprendrait les travaux habituels de la ferme. Pour les Hurons, ils regagneraient le village de Walhatta, où la tribu comptait faire à Nicolas Sagamore un accueil triomphal, lorsqu’il viendrait fumer pour la première fois le calumet au foyer de ses ancêtres.

On l’a vu, maître Nick avait été aussi peu charmé que possible des hommages dont il était l’objet. Bien décidé, d’ailleurs, à ne point échanger son étude pour le titre de chef de tribu, il en avait causé avec M. de Vaudreuil, avec Thomas Harcher. Et son ahurissement était tel qu’il était difficile de ne point rire quelque peu de l’aventure.

«Vous plaisantez! répétait-il. On voit bien que vous n’avez pas un trône prêt à s’ouvrir sous vos pieds!

– Mon cher Nick, il ne faut pas prendre cela au sérieux! répondait M. de Vaudreuil.

– Et le moyen de le prendre autrement?

– Ces braves gens n’insisteront pas, quand ils auront reconnu que vous ne mettez aucun empressement à vous rendre au wigwam des Mahogannis!

– Ah! vous ne les connaissez guère! s’écriait maître Nick. Eux, ne pas insister! Mais ils me relanceront jusqu’à Montréal!… Ils feront des démonstrations auxquelles je ne pourrai échapper!… Ils assiégeront ma porte!… Et que dira ma vieille Dolly?… Il n’est pas impossible que je finisse par me promener avec des mocassins aux pieds et des plumes sur la tête!»

Et l’excellent homme, qui n’avait guère envie de rire, finissait par partager l’hilarité de ses auditeurs.

Mais, c’était avec son clerc qu’il avait surtout maille à partir. Lionel – par malice – le traitait déjà comme s’il eût accepté la succession du Huron défunt. Il ne l’appelait plus maître Nick! Fi donc! Il ne lui parlait qu’à la troisième personne, en usant du langage emphatique des Indiens. Et, comme il convient à tout guerrier des Prairies, il lui avait donné le choix entre les surnoms de «Corne-d’Orignal» ou de «Lézard Subtil» – ce qui valait bien Œil-de-Faucon ou Longue-Carabine!

Vers onze heures, dans la cour de la ferme, se forma le cortège, qui devait accompagner les jeunes mariés. Ce fut vraiment bien ordonné et digne d’inspirer un jeune poète, si la muse de Lionel ne l’eût entraîné désormais à de plus hautes conceptions.

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En tête marchaient Bernard Miquelon et Rose Harcher, l’un tenant le petit doigt de l’autre, tous deux charmants et rayonnants. Puis, M. et Mlle de Vaudreuil à côté de Jean; après eux, les pères et mères, frères et sœurs des mariés; enfin, maître Nick et son clerc, escortés des membres de la députation huronne. Le notaire n’avait pu se dérober à cet honneur. À l’extrême regret de Lionel, il ne manquait à son patron que le costume indigène, le tatouage du torse et le coloriage de la face pour représenter dignement la lignée des Sagamores.

Les cérémonies s’accomplirent avec toute la pompe que comportait la situation de la famille Harcher dans le pays. Il y eut grandes sonneries de cloches, grand accompagnement de chants et de prières, grandes détonations d’armes à feu. Et, dans ce bruyant concert de coups de fusils, les Hurons firent leur partie avec un à propos et un ensemble, auquel n’eût pas manqué d’applaudir Nathaniel Bumpoo, le célèbre ami des Mohicans.

De là, le cortège revint à la ferme, processionnellement, Rose Miquelon au bras de son mari, cette fois. Aucun incident n’avait troublé cette matinée.

Chacun alors se dispersa à sa fantaisie. Peut-être, maître Nick éprouva-t-il quelque peine, lorsqu’il voulut quitter ses frères mahoganniens pour aller respirer plus à l’aise dans la société de ses amis de race canadienne. Et, plus piteux que jamais, il ne cessait de répéter à M. de Vaudreuil:

«En vérité, je ne sais pas comment je me débarrasserai de ces sauvages!»

Entre temps, si quelqu’un fut occupé, surmené, gourmandé, de midi à trois heures – heure à laquelle devait être servi le repas de noces, conformément aux anciennes coutumes, – ce fut bien Thomas Harcher. Certes, Catherine, ses fils et ses filles s’empressèrent de lui venir en aide! Mais les soins qu’exigeait un festin de cette importance ne lui laissèrent pas une minute de répit.

En effet, ce n’était pas seulement une diversité d’estomacs impérieux qu’il s’agissait de contenter, c’étaient autant de goûts auxquels il fallait satisfaire. Aussi, le menu du repas comprenait-il toute la variété des mets ordinaires et extraordinaires qui composent la cuisine canadienne.

Sur l’immense table – à laquelle cent cinquante convives allaient prendre place, – étaient disposés autant de cuillers et de fourchettes enveloppées d’une serviette blanche, et un gobelet de métal. Pas de couteaux, chacun devant se servir de celui qu’il avait dans sa poche. Pas de pain, non plus, la galette sucrée d’érable étant seule admise dans les repas de noces. Des plats, dont la nomenclature va être indiquée, les uns, froids, figuraient déjà sur la table, tandis que les autres, chauds, seraient servis tour à tour. C’étaient des terrines de soupe bouillante, d’où s’échappait une vapeur parfumée; des variétés de poissons frits ou bouillis, venus des eaux douces du Saint-Laurent et des lacs, truites, saumons, anguilles, brochets, poissons blancs, aloses, touradis et maskinongis; des chapelets de canards, de pigeons, de cailles, de bécasses, de bécassines, et des fricassées d’écureuils; puis, comme pièces de résistance, des dindes, des oies, des outardes, engraissées dans la basse-cour de la ferme, les unes dorées au feu pétillant de leurs rôtissoires, les autres noyées d’une mare de jus aux épices; et encore, des pâtés chauds aux huîtres, des godiveaux de viandes hachées, relevés de gros oignons, des gigots de mouton à l’eau, des échines de sanglier rôties, des sagamites d’origine indigène, des tranches de faon et de daim en grillades; enfin, ces deux merveilles de venaison par excellence, qui devraient attirer en Canada les gourmets des deux mondes, la langue de bison, si recherchée des chasseurs des Prairies, et la bosse dudit ruminant, cuite à l’étouffée dans sa fourrure naturelle, garnie de feuilles odorantes! Que l’on ajoute à cette nomenclature les saucières où tremblotaient des «relishs» de vingt espèces, les montagnes de légumes, mûris aux derniers jours de l’été indien, les pâtisseries de toutes sortes et plus particulièrement des croquecignoles ou beignets, pour la confection desquels les filles de Catherine Harcher jouissaient d’une réputation sans égale, les fruits variés dont le jardin avait fourni toute une récolte, et, de plus, en cent flacons de formes diverses, le cidre, la bière, en attendant le vin, l’eau-de-vie, le rhum, le genièvre, réservés aux libations du dessert.

La vaste salle avait été très artistement décorée en l’honneur de Bernard et de Rose Miquelon. De fraîches guirlandes de feuillages ornaient les murs. Quelques arbustes semblaient avoir poussé tout exprès dans les angles. Des centaines de bouquets de fleurs odorantes ornaient la baie des fenêtres. En même temps, fusils, pistolets, carabines – toutes les armes d’une famille où l’on comptait tant de chasseurs – formaient ça et là d’étincelantes panoplies.

Les jeunes époux occupaient le milieu de la table, disposée en fer à cheval, comme le sont ces chutes du Niagara, qui, à cent cinquante lieues dans le sud-ouest, précipitaient leurs étourdissantes cataractes. Et c’étaient bien des cataractes, qui allaient s’engouffrer dans l’abîme de ces estomacs franco-canadiens!

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De chaque côté des mariés, avaient pris place M. et Mlle de Vaudreuil, Jean et ses compagnons du Champlain. En face, entre Thomas et Catherine Harcher, trônait maître Nick avec les principaux guerriers de sa tribu, désireux de voir, sans doute, comment fonctionnait leur nouveau chef. Et, à cet égard, Nicolas Sagamore se promettait de montrer un appétit digne de sa lignée. Il va sans dire que, contrairement aux traditions et pour cette circonstance exceptionnelle, les enfants avaient été admis à la grande table, entre les parents et les amis, autour desquels circulait une escouade de nègres, spécialement engagés pour ce service.

À cinq heures, le premier assaut avait été donné. À six heures, il y eut une suspension d’armes, non pour enlever les morts, mais pour donner aux vivants le temps de reprendre haleine. Ce fut alors que commencèrent les toasts portés aux jeunes époux, les speechs en l’honneur de la famille Harcher.

Puis vinrent les joyeuses chansons de noce, car, suivant l’ancienne mode, dans toute réunion, à dîner comme à souper, dames et messieurs ont l’habitude de chanter alternativement, surtout de vieux refrains de France.

Enfin Lionel récita un gracieux épithalame, composé tout exprès pour la circonstance.

«Bravo, Lionel, bravo!» s’écria maître Nick, qui avait noyé dans son verre les ennuis de sa souveraineté future.

Au fond, le brave homme était très fier des succès de son jeune poète, et il proposa de boire à la santé du «galant lauréat de la Lyre-Amicale!»

À cette proposition, les verres furent choqués en se levant vers Lionel, heureux et confus à la fois. Aussi, crut-il ne pouvoir mieux répondre qu’en portant ce toast:

«À Nicolas Sagamore! À cette dernière branche du noble tronc auquel le Grand-Esprit a voulu suspendre les destinées de la nation huronne!»

Les applaudissements détonnèrent. Les Mahogannis s’étaient redressés autour de la table, brandissant leurs tomahawks, avec autant de fougue que s’ils eussent été prêts à s’élancer contre les Iroquois, les Mungos ou toute autre tribu ennemie du Far-West. Maître Nick, avec sa bonne figure placide, paraissait bien pacifique pour de si belliqueux guerriers! En vérité, cet étourdi de Lionel aurait mieux fait de se taire.

Lorsque l’effervescence fut calmée, on s’attaqua au second service avec un nouvel entrain.

Du moins, au milieu de ces bruyantes manifestations, Jean, Clary de Vaudreuil et son père avaient eu toute facilité pour s’entretenir à voix basse. C’était dans la soirée qu’ils allaient se séparer. Si M. et Mlle de Vaudreuil ne devaient prendre congé de leurs hôtes que le lendemain, Jean avait résolu de partir dès la nuit venue, afin de chercher une retraite plus sûre hors de la ferme de Chipogan.

«Et pourtant, lui fit observer M. de Vaudreuil, comment la police s’aviserait-elle de chercher Jean-Sans-Nom parmi les membres de la famille de Thomas Harcher?

– Qui sait si ses agents ne sont pas sur mes traces? répondit Jean, comme s’il eût été pris d’un pressentiment. Et, si cela arrivait, lorsque le fermier et ses fils apprendraient qui je suis…

– Ils vous défendraient, répondit vivement Clary, ils se feraient tuer pour vous!

– Je le sais, dit Jean, et alors, pour prix de l’hospitalité qu’ils m’ont donnée, je laisserais après moi la ruine et le malheur! Thomas Harcher et ses enfants, contraints de s’enfuir pour avoir pris ma défense!… Et jusqu’où n’iraient pas les représailles!… Aussi, ai-je hâte d’avoir quitté la ferme!

– Pourquoi ne reviendriez-vous pas secrètement à la villa Montcalm? dit alors M. de Vaudreuil. Les risques que vous voulez épargner à Thomas Harcher, n’est-il pas de mon devoir de m’y exposer, et je suis prêt à le remplir! Dans mon habitation, le secret de votre retraite sera bien gardé!

– Cette proposition, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean, mademoiselle votre fille me l’a déjà faite en votre nom, mais j’ai dû refuser.

– Cependant, reprit M. de Vaudreuil en insistant, ce serait très utile pour les dernières mesures que vous avez à prendre. Vous pourriez chaque jour communiquer avec les membres du comité. À l’heure du soulèvement, Farran, Clerc, Vincent Hodge, moi, nous serions prêts à vous suivre. N’est-il pas probable que le premier mouvement se produira dans le comté de Montréal?

– C’est probable, en effet, répondit Jean, ou tout au moins dans un des comtés voisins, suivant les positions qui seront occupées par les troupes royales.

– Eh bien, dit Clary, pourquoi ne pas accepter la proposition de mon père? Votre intention est-elle donc de parcourir encore les paroisses du district? N’avez-vous point achevé votre campagne de propagande?

– Elle est achevée, répondit Jean; je n’ai plus qu’à donner le signal…

– Qu’attendez-vous donc pour le faire? demanda alors M. de Vaudreuil.

– J’attends une circonstance, qui achèvera d’exaspérer les patriotes contre la tyrannie anglo-saxonne, répliqua Jean, et cette circonstance se présentera prochainement. Ainsi, dans quelques jours, les députés de l’opposition vont refuser au gouverneur général le droit qu’il prétend avoir de disposer des revenus publics, sans l’autorisation de la Chambre. En outre, je sais de source certaine que le Parlement anglais a l’intention d’adopter une loi qui permettrait à lord Gosford de suspendre la constitution de 1791. Dès lors, les Canadiens français ne trouveraient plus aucune garantie dans le régime représentatif attribué à la colonie, et qui, pourtant, leur laisse si peu de liberté d’action! Nos amis, et avec eux les députés libéraux, tenteront de résister à cet excès de pouvoir. Très probablement, lord Gosford, pour mettre un frein aux revendications des réformistes, prendra un arrêté de dissolution, ou tout au moins de prorogation de la Chambre. Ce jour-là, le pays se soulèvera, et nous n’aurons plus qu’à le diriger.

– Vous avez raison, répondit M. de Vaudreuil, il n’est pas douteux qu’une telle provocation de la part des loyalistes amènerait la révolte générale. Mais le Parlement anglais osera-t-il aller jusque-là? Et, si cet attentat contre les droits des Franco-Canadiens se produit, êtes-vous assuré que ce sera bientôt?

– Dans quelques jours, dit Jean. Sébastien Gramont m’en a avisé.

– Et, jusque-là, demanda Clary, comment ferez-vous pour échapper…

– Je saurai dépister les agents.

– Avez-vous donc en vue un refuge?…

– J’en ai un.

– Vous y serez en sûreté?

– Plus que partout ailleurs.

– Loin d’ici?…

– À Saint-Charles, dans le comté de Verchères.

– Soit, dit M. de Vaudreuil. Personne ne peut être meilleur juge que vous de ce qu’exigent les circonstances. Si vous pensez devoir tenir absolument secret le lieu de votre retraite, nous n’insisterons pas. Mais n’oubliez pas qu’à toute heure de jour ou de nuit, la villa Montcalm vous est ouverte.

– Je le sais, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean, et je vous en remercie.»

Il va de soi qu’au milieu des exclamations incessantes des convives, du tumulte croissant de la salle, personne n’avait rien pu entendre de cette conversation, qui avait lieu à voix basse. Parfois, elle avait été interrompue par quelque toast plus bruyant, par une éclatante répartie, par un joyeux refrain à l’adresse des jeunes époux. Et, en ce moment, il semblait qu’elle dût prendre fin, après les dernières paroles échangées entre Jean et M. de Vaudreuil, lorsqu’une question de Clary amena une réponse de nature à surprendre son père et elle-même.

À quel sentiment obéissait la jeune fille en faisant cette question? Était-ce, sinon un soupçon, du moins un regret de ce que Jean parût décidé à se tenir encore dans une certaine réserve? Cela devait être, puisqu’elle lui dit:

«Il y a donc quelque part, pour vous donner asile, une maison plus hospitalière que la nôtre?

– Plus hospitalière?… Non, mais autant, répondit Jean, non sans émotion.

– Et laquelle?…

– La maison de ma mère!»

Jean prononça ces paroles avec un tel sentiment d’affection filiale que Mlle de Vaudreuil en fut profondément attendrie. C’était la première fois que Jean, dont le passé était si mystérieux, faisait une allusion à sa famille. Il n’était donc pas seul au monde, ainsi que ses amis pouvaient le croire. Il avait une mère, qui vivait secrètement dans cette bourgade de Saint-Charles. Sans doute, Jean allait la voir quelquefois. La maison maternelle lui était ouverte, lorsqu’il lui fallait un peu de tranquillité et de repos! Et, actuellement, c’était là qu’il irait attendre l’heure de se jeter dans la lutte!

Clary n’avait rien répondu. Sa pensée l’entraînait vers cette maison lointaine. Ah! quelle joie c’eût été pour elle de connaître la mère du jeune proscrit! Elle en faisait une femme héroïque, comme son fils, une patriote qu’elle aurait aimée, qu’elle aimait déjà. Certainement, elle la verrait un jour. Sa vie n’était-elle pas indissolublement liée désormais à celle de Jean-Sans-Nom, et qui pourrait jamais rompre ce lien? Oui! Au moment de se séparer de lui, pour toujours peut-être, elle sentait la puissance du sentiment qui les rattachait l’un à l’autre!

Cependant, le repas touchait à sa fin, et la gaieté des convives, surexcités par les libations du dessert, se propageait sous mille formes. Des compliments aux mariés partaient des divers côtés de la table. C’était un tumulte des plus joyeux, duquel s’échappaient parfois ces cris:

«Honneur et bonheur aux jeunes époux!

– Vivent Bernard et Rose Miquelon!»

Et l’on portait aussi la santé de M. et de Mlle de Vaudreuil, la santé de Catherine et de Thomas Harcher.

Maître Nick avait grandement fait accueil au repas. S’il n’avait pu conserver la dignité froide d’un Mahoganni, c’est que, véritablement, c’était absolument contraire à sa nature ouverte et communicative. Mais, il faut le dire, les représentants de sa tribu, eux aussi, s’étaient quelque peu départis de leur gravité atavique sous l’influence de la bonne chère et du bon vin. Ils choquaient leurs verres, à la mode française, pour saluer la famille Harcher, dont ils étaient les hôtes d’un jour.

Au dessert, Lionel, qui ne pouvait tenir en place, circulait autour de la table avec un compliment à l’adresse de chaque convive. C’est alors qu’il lui vint à l’idée de s’adresser à maître Nick d’une voix redondante:

«Nicolas Sagamore ne prononcera-t-il pas quelques paroles au nom de la tribu des Mahogannis!»

Dans l’heureuse disposition d’esprit où il se trouvait, maître Nick ne reçut point mal la proposition de son jeune clerc, bien que celui-ci eût employé le langage emphatique des Indiens.

«Tu penses, Lionel?… répondit-il.

– Je pense, grand chef, que l’instant est venu de prendre la parole pour féliciter les jeunes époux!

– Puisque tu crois que c’est l’instant, répondit maître Nick, je vais essayer!»

Et l’excellent homme, se levant, réclama le silence par un geste empreint de dignité huronne.

Le silence se fit aussitôt.

«Jeunes époux, dit-il, un vieil ami de votre famille ne peut vous quitter, sans exprimer sa reconnaissance pour…»

Soudain maître Nick s’arrêta. La phrase commencée resta suspendue à ses lèvres. Ses regards étonnés s’étaient dirigés vers la porte de la grande salle.

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Un homme se tenait sur le seuil, sans que personne eût remarqué son arrivée.

Cet homme, maître Nick venait de le reconnaître, et il s’écriait avec un accent où la surprise se mêlait à l’inquiétude:

«Monsieur Rip!»

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1 Nom de mépris que les Canadiens donnent à certains sauvages de l’ouest.