Jules Verne
Famille-sans-nom
(Chapitre IV-VI)
82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Les huit jours qui suivent
aison-Close avait donc offert un abri – précaire, sans doute – à M. et à Mlle de Vaudreuil. Tous deux se trouvaient sous le toit de la «Famille-Sans-Nom», près de la femme et du fils du traître. S’ils ignoraient encore quels liens rattachaient à Simon Morgaz cette vieille femme et ce jeune homme qui risquaient leur vie en leur donnant asile, Bridget et Jean ne le savaient que trop! Et, ce qu’ils redoutaient surtout, c’était qu’un hasard ne vînt l’apprendre à leurs hôtes!
Vers le matin de ce jour, – 26 novembre, – M. de Vaudreuil reprit quelque peu connaissance. La voix de sa fille l’avait réveillé de sa torpeur. Il ouvrit les yeux.
«Clary!… murmura-t-il.
– Mon père… c’est moi! répondit Clary. Je suis ici, avec vous!… Je ne vous quitterai plus!»
Jean se tenait au pied du lit, dans l’ombre, comme s’il eût cherché à ne point être vu. Le regard du blessé s’arrêta sur lui, et ses lèvres laissèrent échapper ces mots:
«Jean!… Ah!… je me souviens!…»
Puis, apercevant Bridget qui se penchait à son chevet, il sembla demander quelle était cette femme.
«C’est ma mère, répondit Jean. Vous êtes dans la maison de ma mère, monsieur de Vaudreuil… Ses soins et ceux de votre fille ne vous manqueront pas…
– Leurs soins!… répéta M. de Vaudreuil d’une voix faible. Oui… le souvenir me revient!… Blessé… vaincu!… Mes compagnons en fuite… morts, qui sait?… Ah! mon pauvre pays… mon pauvre pays… plus asservi que jamais!»
M. de Vaudreuil laissa retomber sa tête, et ses yeux se refermèrent.
«Mon père!» s’écria Clary en s’agenouillant.
Elle lui avait pris la main, elle sentait une légère pression répondre à la sienne.
Jean dit alors:
«Il serait nécessaire qu’un médecin vint à Maison-Close. Où en trouver? À qui s’adresser dans la campagne occupée par les royaux?… À Montréal?… Oui, là seulement ce serait possible! Indiquez-moi le médecin dans lequel vous avez confiance, et j’irai à Montréal…
– À Montréal?… répondit Bridget.
– Il le faut, ma mère! La vie de M. de Vaudreuil vaut que je risque la mienne…
– Ce n’est pas pour toi que je crains, Jean. Mais, en allant à Montréal, tu peux être épié, et, si l’on soupçonne que M. de Vaudreuil est ici, il est perdu.
– Perdu! murmura Clary.
– Et ne l’est-il pas plus sûrement encore si les soins lui manquent! répondit Jean.
– Si sa blessure est mortelle, dit Bridget, personne ne peut la guérir. Si elle ne l’est pas, Dieu fera que sa fille et moi, nous le sauverons. Cette blessure provient d’un coup de sabre qui n’a fait que déchirer les chairs. M. de Vaudreuil est surtout affaibli par la perte de son sang. Il suffira, je l’espère, de panser sa plaie, d’y maintenir des compresses d’eau froide, pour amener une cicatrisation que nous obtiendrons peu à peu. Crois-moi, mon fils, M. de Vaudreuil est relativement en sûreté ici, et, tant qu’on pourra l’éviter, il est nécessaire que personne ne connaisse le lieu de sa retraite!»
Bridget parlait avec une assurance qui eut pour premier effet de rendre à Clary un peu d’espoir. Ce qu’il fallait avant tout, c’était que personne ne fût introduit dans Maison-Close. La vie de Jean-Sans-Nom en dépendait, et plus encore la vie de M. de Vaudreuil. En effet, à la moindre alerte, si Jean pouvait s’enfuir, se jeter à travers les forêts du comté, gagner la frontière américaine, c’était interdit à M. de Vaudreuil.
Au reste, dès ce premier jour, l’état du blessé allait justifier la confiance qu’il avait inspirée à Bridget. Depuis que l’hémorragie avait été arrêtée, M. de Vaudreuil était, sinon plus faible, du moins en possession de toute sa connaissance. Ce dont il avait besoin d’abord, c’était de calme moral, et il l’aurait maintenant que sa fille se trouvait près de lui; c’était de repos, et il semblait qu’il lui fût assuré à Maison-Close.
En effet, les soldats de Witherall ne devaient pas tarder à quitter Saint-Charles pour parcourir le comté, et la bourgade serait délivrée de leur présence.
Bridget prit donc certaines dispositions, afin d’installer plus commodément ses hôtes dans son étroite demeure. M. de Vaudreuil occupait la chambre réservée à Joann ou à Jean, quand ils venaient passer une nuit à Maison-Close. L’autre chambre, celle de Bridget, devint celle de Clary. Toutes deux veilleraient alternativement au chevet du malade.
Quant à Jean, il n’y avait pas à s’inquiéter de lui ni de son frère, pour le cas où, à la suite des derniers événements, l’abbé Joann se hasarderait à venir voir sa mère. Un coin dans Maison-Close, il ne leur en fallait pas davantage.
Au surplus, Jean ne comptait pas rester à Saint-Charles. Dès qu’il serait tranquillisé sur l’état de M. de Vaudreuil, dès qu’il aurait pu s’entretenir avec lui des éventualités qu’il prévoyait, il reprendrait sa tâche. La défaite de Saint-Charles ne pouvait avoir définitivement consommé la ruine des patriotes. Jean-Sans-Nom saurait les entraîner à la revanche.
La journée du 26 s’écoula paisiblement. Bridget put même, sans éveiller les soupçons, quitter Maison-Close, ainsi qu’elle en avait habitude, afin de se procurer des provisions supplémentaires, et aussi quelque potion calmante. Depuis que la bourgade avait été évacuée, plusieurs maisons s’étaient rouvertes. Mais quel désastre, quelles ruines, surtout dans le haut quartier incendié et dévasté, du côté du camp, là où la défense avait été poussée jusqu’à l’héroïsme! Une centaine de patriotes avaient versé leur sang dans ce funeste combat, la plupart tués ou blessés mortellement. En outre, une quarantaine de prisonniers avaient été faits. L’aspect était lamentable, à la suite des excès commis par cette soldatesque déchaînée que son chef essayait vainement de retenir.
Heureusement – et c’est la nouvelle que Bridget rapporta à Maison-Close – la colonne prenait ses dispositions pour partir.
Pendant cette journée, M. de Vaudreuil, dont la situation ne s’aggrava point, put reposer quelques heures. Son sommeil fut assez paisible. Plus de délire, plus de ces paroles incohérentes par lesquelles il demandait sa fille. Il avait conscience que Clary était près de lui, à l’abri des dangers auxquels l’eussent exposée la rentrée des loyalistes à Saint-Denis.
Tandis qu’il sommeillait, Jean dut faire à la jeune fille le récit des événements de la veille. Elle apprit tout ce qui s’était passé depuis que son père l’avaient laissée dans la maison du juge Froment, pour rejoindre ses compagnons à Saint-Charles; comment les patriotes s’étaient battus jusqu’au dernier homme; dans quelles circonstances, enfin, M. de Vaudreuil avait été emporté hors de la mêlée et conduit à Maison-Close.
Clary écoutait, le cœur oppressé, les yeux humides, se raidissant contre le désespoir. Le malheur, semblait-il, les rapprochait plus étroitement, Jean et elle. Tous deux sentaient combien ils étaient liés l’un à l’autre.
À plusieurs reprises, Jean se leva, profondément troublé, ayant horreur de lui-même, voulant fuir cette intimité que la situation actuelle rendait plus dangereuse encore. Après les quelques jours passés près de Clary à la villa Montcalm, il avait compté sur les événements qui se préparaient pour se donner tout entier à sa tâche. Et c’étaient ces événements qui avaient amené la jeune fille dans la maison de sa mère, en même temps qu’ils la contraignaient à s’y réfugier près d’elle!
Bridget eut bientôt reconnu la nature des sentiments qu’éprouvait son fils. L’effroi qu’elle en conçut fut égal à celui de Jean. Lui!… le fils de Simon Morgaz!… Mais l’énergique femme ne laissa rien voir de ses angoisses. Et pourtant, que de souffrances elle prévoyait pour l’avenir.
Le lendemain, M. de Vaudreuil fut instruit du départ des soldats de Witherall. Se sentant moins faible, il voulut interroger Jean au sujet des conséquences de la défaite de Saint-Charles. Qu’étaient devenus ses compagnons Vincent Hodge, Farran, Clerc, Sébastien Gramont, le fermier Harcher et ses cinq fils, qui avaient si vaillamment combattu dans la journée du 25?
Bridget, Clary et Jean vinrent s’asseoir près du lit de M. de Vaudreuil.
À la demande qu’il fit, Jean répondit en le priant de ne point se fatiguer par des interrogations réitérées.
«Je vais vous apprendre ce que je sais de vos amis, dit-il. Après avoir lutté jusqu’à la dernière heure, ils n’ont été accablés que par le nombre. Un de mes braves compagnons de Chipogan, ce pauvre Rémy Harcher, a été tué presque au début de l’action, sans que j’aie pu le secourir. Puis, Michel et Jacques, blessés à leur tour, ont dû quitter le champ de bataille, emportés par leur père et leurs deux autres frères. Où se sont-ils enfuis, lorsque la résistance est devenue impossible? je l’ignore, mais j’espère qu’ils ont pu atteindre la frontière américaine. Le député Gramont, fait prisonnier, doit être maintenant dans les prisons de Montréal, et nous savons le sort que lui réservent les juges de lord Gosford. Pour MM. Farran et Clerc, je pense qu’ils se sont soustraits aux poursuites des cavaliers royaux. Étaient-ils sains et saufs? Je ne saurais l’affirmer. Quant à Vincent Hodge, il m’est impossible de dire…
– Vincent Hodge a pu se dérober à ce massacre! répondit Clary. À la nuit tombante, il errait autour de Saint-Charles, vous cherchant, mon père. Mme Bridget et moi, nous l’avons rencontré sur la route. C’est grâce à lui que nous avons échappé aux violences de soldats ivres qui nous insultaient, et nous réfugier à Maison-Close. Sans doute, il est maintenant en sûreté dans quelque village des États-Unis.
– C’est un noble cœur, un vaillant patriote! dit Jean. Ce qu’il a fait pour Mlle de Vaudreuil et pour ma mère, il l’a fait pour moi au plus fort de la bataille! Il m’a sauvé la vie, et peut-être, eût-il mieux valu me laisser mourir!… Je n’aurais pas survécu à la défaite des Fils de la Liberté.
– Jean, dit la jeune fille, en êtes-vous donc à désespérer de notre cause?
– Mon fils désespérer!… répondit vivement Bridget. Je ne le croirai jamais…
– Non, ma mère! s’écria Jean. Après la victoire de Saint-Denis, l’insurrection allait s’étendre dans toute la vallée du Saint-Laurent. Après la défaite de Saint-Charles, c’est une campagne à reprendre, et je la reprendrai. Les réformistes ne sont pas encore vaincus. Déjà, ils doivent s’être réorganisés pour résister aux colonnes de sir John Colborne! Je n’ai que trop tardé à les rejoindre… Je partirai cette nuit.
– Où irez-vous Jean? demanda M. de Vaudreuil.
– À Saint-Denis, d’abord. Là, j’espère retrouver les principaux chefs avec lesquels nous avions repoussé si heureusement les soldats de Gore…
– Pars donc, Jean! dit Bridget en jetant sur son fils un regard pénétrant. Oui, pars!… Ta place n’est pas ici!… Elle est là-bas, au premier rang…
– Oui, Jean, partez! reprit Clary. Il faut rejoindre vos compagnons, reparaître à leur tête!… Que les loyalistes sachent bien que Jean-Sans-Nom n’est pas mort…»
Clary n’en put dire davantage.
M. de Vaudreuil, à demi soulevé, prit la main de Jean, et, lui aussi, répéta:
«Partez, Jean! Laissez-moi aux soins de votre mère et de ma fille! Si vous revoyez mes amis, dites-leur qu’ils me retrouveront parmi eux, dès que j’aurai la force de quitter cette demeure! – Mais, ajouta-t-il d’une voix qui indiquait son extrême faiblesse, si vous pouvez nous tenir au courant de ce qui se prépare… s’il vous est possible de revenir à Maison-Close! Ah Jean!… J’ai tant besoin de savoir… ce que sont devenus tous ceux qui me sont chers… et que je ne reverrai jamais peut-être!
– Vous le saurez, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean. Reposez-vous maintenant!… Oubliez… jusqu’au moment où il faudra combattre!»
En effet, dans l’état où se trouvait le blessé, il importait que toute émotion lui fût épargnée. Il venait de s’assoupir, et cet assoupissement se prolongea jusqu’au milieu de la nuit. Aussi son sommeil durait-il encore, lorsque Jean quitta Maison-Close vers onze heures du soir, après avoir dit adieu à Clary, après avoir embrassé sa mère, dont l’énergie ne se démentit pas au moment où elle se sépara de son fils.
Au reste, les circonstances n’étaient plus les mêmes que deux jours avant, alors que Bridget empêchait Jean de se rendre à Saint-Denis. Depuis le départ de Witherall, les dangers étaient infiniment moindres. Saint-Denis était tranquille comme Saint-Charles. Depuis la défaite des réformistes dans la journée du 25, le gouvernement temporisait. Il y avait même lieu de s’étonner qu’il ne cherchât point à compléter sa victoire en lançant ses colonnes contre les vainqueurs du 23. Sir John Colborne n’était point homme à reculer, cependant, devant les représailles que provoquerait un retour offensif, et le colonel Gore devait avoir hâte de venger sa défaite.
Quoi qu’il en soit, à Saint-Charles et, par conséquent, à Maison-Close, on n’entendit parler de rien. La confiance était quelque peu revenue aux habitants de la bourgade. Après s’être dispersés au loin, la plupart avaient réintégré leurs maisons, et travaillaient déjà à réparer les désastres de l’incendie et du pillage. Dans les rares sorties que faisait Bridget, si elle n’interrogeait pas, elle écoutait, puis, elle tenait au courant M. et Mlle de Vaudreuil. Aucune grave nouvelle ne circulait dans le pays, aucune menaçante approche n’était signalée sur la route de Montréal.
Durant les trois jours qui suivirent, cette tranquillité ne fut troublée, ni dans le comté de Saint-Hyacinthe, ni dans les comtés voisins. Le gouvernement considérait-il la rébellion comme définitivement enrayée par l’écrasement de Saint-Charles? On pouvait le croire. Songeait-il seulement à poursuivre les chefs de l’opposition, qui avaient donné le signal de la révolte? C’était assez probable. Mais, ce que personne n’aurait pu admettre, c’était que les réformistes eussent renoncé à continuer la lutte, qu’ils se reconnussent définitivement vaincus, qu’il ne leur restât plus qu’à se soumettre! Non! Et à Maison-Close comme en tout le Canada, on s’attendait à quelque nouvelle prise d’armes.
L’état de M. de Vaudreuil ne cessait de s’améliorer, grâce aux soins de Bridget et de Clary. Si sa faiblesse était toujours grande, la cicatrisation de la blessure commençait à se faire. Par malheur, la convalescence serait longue, et l’époque était encore éloignée à laquelle M. de Vaudreuil serait assez rétabli pour quitter son lit. Vers la fin du troisième jour, il put prendre un peu de nourriture. La fièvre, qui le dévorait au début, avait disparu presque entièrement. Il n’y avait plus rien de grave à redouter, si aucune complication ne se produisait.
En ces longues heures inoccupées, Bridget et Clary, assises au chevet de M. de Vaudreuil, lui rapportaient tout ce qui se disait au dehors. Le nom de Jean revenait incessamment dans leur conversation. Avait-il pu rejoindre ses compagnons à Saint-Denis? Laisserait-il sans nouvelles les hôtes de Maison-Close?
Et, tandis que Clary restait muette, les yeux baissés, sa pensée au loin, M. de Vaudreuil s’abandonnait à faire l’éloge du jeune patriote, qui symbolisait la cause nationale. Oui! Mme Bridget devait être fière d’avoir un tel fils!
Bridget, courbant la tête, ne répondait pas, ou, si elle répondait, c’était pour dire que Jean n’avait fait que son devoir, rien de plus.
On ne sera pas surpris que Clary eût ressenti une vive amitié, presque un amour filial pour Bridget, ni que son cœur se fût étroitement uni au sien. Il lui paraissait naturel de l’appeler «ma mère!». Et pourtant, lorsqu’elle voulait lui prendre les mains, il semblait que Bridget cherchait à les retirer. Quand Clary embrassait Bridget, Bridget détournait brusquement la tête. Qu’y avait-il dont la jeune fille ne pouvait se rendre compte? Ce qu’elle eût voulu connaître, c’était le passé de cette famille qui n’avait même plus de nom! Mais Bridget restait impénétrable à ce sujet. La situation de ces deux femmes était donc celle-ci: d’un côté, abandon et affection quasi-filiale; de l’autre, extrême réserve, et parfois éloignement inexplicable de la vieille mère pour la jeune fille.
Dans la soirée du 2 décembre, Saint-Charles fut alarmé par quelques nouvelles inquiétantes, – si inquiétantes même que Bridget, qui les avait recueillies de part et d’autre dans la bourgade, ne voulut point les faire connaître à M. de Vaudreuil. Clary l’approuva, car il était inutile de troubler le calme dont son père avait si grand besoin encore.
Ce que l’on disait, c’était que les royaux venaient de battre à nouveau les patriotes.
En effet, le gouvernement n’avait pas voulu se contenter d’avoir vaincu l’insurrection à Saint-Charles. Il lui fallait encore venger l’échec que le colonel Gore avait subi à Saint-Denis. S’il y réussissait, il n’aurait plus rien à craindre des réformistes, traqués par les agents de Gilbert Argall, et réduits à se disperser à travers les paroisses du district. Il ne resterait plus qu’à frapper de peines terribles les chefs du parti insurrectionnel, détenus dans les prison de Québec et de Montréal.
Deux pièces de canon, cinq compagnies d’infanterie, un escadron de cavalerie, avaient été mis sous les ordres du colonel Gore, qui était parti avec ces forces, très supérieures à celles des patriotes, et était arrivé à Saint-Denis dans la journée du 1er décembre.
La nouvelle de cette expédition, vaguement répandue d’abord, était parvenue le soir même à Saint-Charles. Quelques habitants, qui revenaient des champs, ne tardèrent pas à les confirmer. C’est dans ces conditions que Bridget en fut instruite, et, tout en les cachant à M. de Vaudreuil, elle n’avait pas hésité à les communiquer à Clary.
On imagine aisément ce que dut être l’inquiétude, ce que furent les angoisses de ces deux femmes.
C’était à Saint-Denis que Jean avait été retrouver ses compagnons d’armes, afin de réorganiser l’insurrection. Seraient-ils assez nombreux, assez bien armées, pour résister aux royaux, ce n’était pas probable. Et alors, les loyalistes, une fois entrés dans la voie des représailles, ne les poursuivraient-ils pas à outrance? N’en viendraient-ils pas à opérer des perquisitions dans les bourgades et les villages des comtés plus particulièrement compromis lors du dernier soulèvement? Saint-Charles, spécialement, ne serait-il pas soumis à des mesures de police, dont les conséquences pourraient être si graves? Le mystère de Maison-Close ne serait-il pas enfin pénétré? Que deviendrait alors M. de Vaudreuil, cloué sur son lit, et qu’il était impossible de transporter au delà de la frontière?
Dans quelles transes Bridget et Clary passèrent cette soirée! Déjà arrivaient des nouvelles de Saint-Denis, et elles étaient désespérantes.
En effet, le colonel Gore avait trouvé la bourgade abandonnée de ses défenseurs. Devant les chances d’une lutte si inégale, ceux-ci s’étaient décidés à battre en retraite. Quant aux habitants, ils avaient quitté leurs maisons, se sauvant au milieu des bois, traversant le Richelieu, cherchant un abri dans les paroisses voisines. Et alors, ce qui s’était passé, lorsque Saint-Denis avait été livré aux excès des soldats, si les fugitifs ne le savaient pas, il n’était que trop facile de l’imaginer.
La nuit venue, Bridget et Clary vinrent au chevet de M. de Vaudreuil. À diverses reprises, il fallut lui expliquer pourquoi les rues de Saint-Charles, si paisibles depuis quelques jours, s’emplissaient de rumeurs. Clary s’ingéniait à donner à ces bruits une cause qui ne pût alarmer son père. Puis, sa pensée se reportant au delà, elle se demandait si la cause de l’indépendance n’avait pas reçu un dernier coup dont elle ne pourrait se relever, si Jean et ses compagnons n’avaient pas été forcés de reculer jusqu’à la frontière, si quelques-uns d’entre eux n’étaient pas tombés au pouvoir des royaux… Et lui, Jean, avait-il pu s’enfuir? Ou plutôt, ne chercherait-il pas à regagner Maison-Close?
Clary en avait le pressentiment, et, alors, il serait impossible de cacher à M. de Vaudreuil la défaite des patriotes.
Peut-être Bridget le craignait-elle aussi? Et, toutes deux, absorbées dans la même pensée, se comprenant sans échanger une parole, restaient silencieuses.
Vers onze heures et demie, trois coups furent frappés à la porte de Maison-Close.
«Lui!» s’écria la jeune fille.
Bridget avait reconnu le signal. C’était bien un de ses fils, qui était là.
Elle eut alors l’idée que ce devait être Joann qu’elle n’avait pas revu depuis plus de deux mois. Mais Clary ne s’y était pas trompée, et répétait:
«C’est lui!… lui… Jean!»
Dès que la porte eut été ouverte, Jean parut et franchit rapidement le seuil.
Perquisitions
peine la porte fut-elle refermée, que, l’oreille contre le vantail, Jean écouta les bruits du dehors. De la main, il avait fait signe à sa mère et à Clary de ne pas dire un mot, de ne pas faire un mouvement.
Et Bridget qui allait s’écrier: «Pourquoi es-tu revenu, mon fils?» Bridget se tut.
À l’extérieur, on entendait aller et venir sur la route. Des propos étaient échangés entre une demi-douzaine d’hommes, qui avaient fait halte à la hauteur de Maison-Close.
«Par où est-il passé?
– Il n’a pu s’arrêter ici!
– Il se sera caché dans quelque maison du haut!
– Ce qui est certain, c’est qu’il nous a échappé!
– Et, pourtant, il n’avait pas sur nous cent pas d’avance!
– Avoir manqué Jean-Sans-Nom!
– Et les six mille piastres que vaut sa tête!»
En entendant la voix de l’homme qui venait de prononcer ces derniers mots, Bridget eut un tressaillement involontaire. Il lui sembla qu’elle connaissait cette voix, sans pouvoir retrouver dans son souvenir…
Mais Jean l’avait reconnu, cet homme acharné à sa poursuite! C’était Rip! Et, s’il n’en voulut rien dire à sa mère, c’est que c’eût été lui rappeler l’horrible passé qui se rattachait à ce nom!
Cependant le silence s’était fait. Les agents venaient de remonter la route, sans avoir soupçonné que Jean eût pu se réfugier à Maison-Close.
Alors, Jean se retourna vers sa mère et Clary, immobiles dans l’ombre du couloir.
À cet instant, avant que Bridget eût interrogé son fils, la voix de M. de Vaudreuil se fit entendre. Il avait compris que Jean était de retour, et il disait:
«Jean!… C’est vous?…»
Jean, Clary et Bridget durent aussitôt rentrer dans la chambre de M. de Vaudreuil, et, profondément troublés, vinrent se placer près de son lit.
«J’ai la force de tout apprendre, dit M. de Vaudreuil, et je veux tout savoir!
– Vous saurez tout,» répondit Jean.
Et il fit le récit suivant, que Clary et Bridget écoutèrent sans l’interrompre.
«L’autre nuit, deux heures après avoir quitté Maison-Close, je suis arrivé à Saint-Denis. Là, j’ai retrouvé quelques-uns des patriotes, qui avaient survécu au désastre, Marchessault, Nelson, Cartier, Vincent Hodge, Farran, Clerc, les avaient rejoints. Ils s’occupaient de la défense. La population ne demandait qu’à les soutenir. Mais, hier, nous apprîmes que Colborne avait fait partir de Sorel une colonne de réguliers et de volontaires, pour piller et incendier la bourgade. Cette colonne arriva dans la soirée. En vain voulûmes-nous lui opposer quelque résistance. Elle pénétra dans Saint-Denis que les habitants durent abandonner. Plus de cinquante maisons ont été détruites par les flammes. Alors mes compagnons ont dû fuir pour ne point être égorgés par ces bourreaux, et gagner du côté de la frontière, où Papineau et autres attendaient à Plattsburg, à Rouse’s Point, à Swanton. Et maintenant, les soldats de Witherall et de Gore vont envahir les comtés au sud du Saint-Laurent, brûlant et dévastant, réduisant les enfants et les femmes à la mendicité, ne leur épargnant ni les mauvais traitements ni les affronts de toutes sortes, et l’on pourra suivre leurs traces à la lueur des incendies!… Voilà ce qui s’est passé, monsieur de Vaudreuil, et pourtant, je ne désespère pas, je ne veux pas désespérer de notre cause!»
Un douloureux silence suivit le récit que Jean venait de faire. M. de Vaudreuil s’était laissé retomber sur son chevet.
Bridget prit la parole, et, s’adressant à son fils qu’elle regardait en face:
«Pourquoi es-tu ici? dit-elle. Pourquoi n’es-tu pas où sont tes compagnons?
– Parce que j’ai lieu de craindre que les royaux reviennent à Saint-Charles, que des perquisitions y soient faites, que l’incendie achève de dévorer ce qui reste de…
– Et peux-tu l’empêcher, Jean?
– Non, ma mère!
– Eh bien, je le répète, pourquoi es-tu ici?
– Parce que j’ai voulu voir s’il ne serait pas possible que M. de Vaudreuil quittât Maison-Close, qui ne sera pas plus épargnée que les autres habitations…
– Ce n’est pas possible!… répondit Bridget.
– Je resterai donc, ma mère, et je me ferai tuer en vous défendant…
– C’est pour le pays qu’il faut mourir, Jean, non pour nous! répondit M. de Vaudreuil. Votre place est là où sont les chefs des patriotes…
– Là où est aussi la vôtre, monsieur de Vaudreuil! répliqua Jean. Écoutez-moi. Vous ne pouvez demeurer dans cette maison, où vous serez bientôt découvert. Cette nuit, un demi-mille avant d’arriver à Saint-Charles, j’ai été poursuivi par une escouade d’agents de police. Il n’est pas douteux que ces hommes m’aient reconnu, puisque vous les avez entendus prononcer mon nom. On fouillera toute la bourgade, et, lors même que je n’y serais plus, Maison-Close n’échappera pas aux perquisitions. C’est vous que les agents trouveront, monsieur de Vaudreuil, c’est vous qu’ils arracheront d’ici, et vous n’avez pas de grâce à espérer!
– Qu’importe, Jean, répondit M. de Vaudreuil, qu’importe si vous avez pu vous réunir à nos amis sur la frontière!
– Écoutez-moi, vous dis-je! reprit Jean. Tout ce qu’il faudra faire pour notre cause, je le ferai. Maintenant, il s’agit de vous, monsieur de Vaudreuil. Peut-être n’est-il pas impossible que vous puissiez gagner les États-Unis. Une fois hors du comté de Saint-Hyacinthe, vous seriez en sûreté, et il ne resterait plus que quelques milles pour atteindre le territoire américain. Que vous n’ayez pas la force de vous traîner jusque-là, même si je suis là pour vous soutenir, soit! Mais, étendu dans une charrette, couché sur une litière de paille comme vous l’êtes dans ce lit, n’êtes-vous pas en état de supporter ce voyage? Eh bien, que ma mère se procure cette charrette, sous un prétexte quelconque, – celui de fuir après tant d’autres, de quitter Saint-Charles, – ou du moins, qu’elle l’essaye! Et, la nuit prochaine, votre fille et vous, ma mère et moi, nous quitterons cette demeure, et nous pourrons être hors d’atteinte, avant que les massacreurs de Gore ne soient venus faire de Saint-Charles ce qu’ils ont fait de Saint-Denis, un monceau de ruines!»
Le projet de Jean valait d’être pris en considération. À quelques milles au sud du comté, M. de Vaudreuil trouverait la sécurité que ne pouvait lui assurer Maison-Close, si les royaux envahissaient la bourgade et perquisitionnaient chez les habitants. Ce qui n’était que trop certain, c’est que Jean-Sans-Nom avait été signalé aux hommes de Rip. S’il leur avait échappé, ceux-ci devaient croire qu’il s’était réfugié dans quelque maison de Saint-Charles. Et, alors, tous les efforts ne seraient-ils pas faits pour découvrir le lieu de sa retraite? La situation était donc menaçante. À tout prix, il fallait que, non seulement Jean, mais M. de Vaudreuil et sa fille eussent quitté Maison-Close.
La fuite n’était pas impraticable, à la condition que Bridget pût se procurer une charrette, et que M. de Vaudreuil fût en état de supporter le transport pendant quelques heures. En admettant qu’il fût trop faible pour être conduit jusqu’à la frontière, il était assuré de trouver asile dans n’importe quelle ferme du comté de Saint-Hyacinthe.
En résumé, il y avait nécessité d’abandonner Saint-Charles, puisque la police y faisait des recherches.
Jean n’eut pas de peine à convaincre M. de Vaudreuil et sa fille. Bridget approuva. Malheureusement, on ne devait pas songer à partir cette nuit même. Le jour venu, Bridget chercherait à se procurer un véhicule quelconque. Ainsi, à la nuit prochaine l’exécution du projet.
Le jour vint. Bridget avait pensé que mieux valait agir ouvertement. Nul ne trouverait singulier qu’elle se fût décidée à fuir le théâtre de l’insurrection. Nombre d’habitants l’avaient déjà fait, et, de sa part, cette résolution ne pourrait surprendre personne.
Tout d’abord, son intention avait été de ne point accompagner M. de Vaudreuil, Clary et Jean. Mais son fils lui fit aisément comprendre que, le départ une fois annoncé, si ses voisins la revoyaient encore à Saint-Charles, ils soupçonneraient que la charrette louée avait dû servir à quelque patriote caché dans Maison-Close, que les agents de la police finiraient par l’apprendre, qu’ils s’en prendraient à elle, et que, dans son intérêt comme dans celui de M. et Mlle de Vaudreuil, il ne fallait point fournir le motif de procéder à une enquête.
Bridget dut se rendre à ces très sérieuses raisons. Lorsque la période de troubles serait achevée, elle reviendrait à Saint-Charles, et finirait sa misérable vie au fond de cette maison, dont elle avait espéré ne jamais sortir!
Ces questions définitivement résolues, Bridget s’occupa de se procurer un moyen de transport. Ne fût-ce qu’une charrette, elle suffisait pour atteindre le comté de Laprairie, que les colonnes royales ne menaçaient pas encore, Bridget quitta donc sa maison dès le matin. Elle était munie de l’argent nécessaire à la location, ou plutôt à l’acquisition du véhicule, – argent qui lui avait été remis par M. de Vaudreuil.
Pendant son absence, Jean et Clary ne s’éloignèrent pas de la chambre de M. de Vaudreuil. Celui-ci avait retrouvé toute son énergie. Devant l’effort qu’il aurait à faire pour supporter ce voyage, il sentait que la force physique ne lui ferait pas défaut. Déjà même, une sorte de réaction avait modifié son état. Malgré sa faiblesse, très grande encore, il était prêt à se lever, prêt à se rendre de son lit à la route, lorsque le moment serait venu de quitter Maison-Close. Il répondait de lui, – au moins pour quelques heures. Après, il en serait ce qu’il plairait à Dieu. Mais, peu importait, s’il avait pu revoir ses compagnons, s’il avait assuré la sécurité de sa fille, si Jean-Sans-Nom était au milieu des Franco-Canadiens, résolus à une lutte suprême.
Oui, ce départ s’imposait. En effet, si M. de Vaudreuil ne devait pas survivre à ses blessures, que deviendrait sa fille à Maison-Close, seule au monde, n’ayant plus que cette vieille femme pour appui? Sur la frontière, à Swanton, à Plattsburg, il retrouverait ses frères d’armes, ses amis les plus dévoués. Et, parmi eux, il en était un dont M. de Vaudreuil approuvait les sentiments. Il savait que Vincent Hodge aimait Clary, et Clary ne refuserait pas de devenir la femme de celui qui venait de risquer sa vie pour la sauver. À quel plus généreux, à quel plus ardent patriote eût-elle pu confier son avenir? Il était digne d’elle, elle était digne de lui.
Dieu aidant, M. de Vaudreuil aurait la force d’atteindre son but. Il ne succomberait pas avant d’avoir mis le pied sur le territoire américain, où les survivants du parti réformiste attendaient le moment de reprendre les armes.
Telles étaient les pensées qui surexcitaient M. de Vaudreuil, tandis que Jean et Clary, assis à son chevet, n’échangeaient que de rares paroles.
Entre temps, Jean se levait, s’approchait de celle des fenêtres qui s’ouvrait sur la route et dont les volets étaient fermés. De là, il écoutait si quelque bruit ne troublait pas la route aux environs de la bourgade.
Bridget revint à Maison-Close après une absence de deux heures. Elle avait dû s’adresser à plusieurs habitants pour l’acquisition d’une voiture et d’un cheval. Ainsi que cela était convenu, elle n’avait point dissimulé son intention de quitter Saint-Charles, – ce dont personne n’avait été surpris. Le propriétaire d’une ferme voisine, Luc Archambaut, avait consenti à lui céder pour un bon prix une charrette, qui devait être amenée, toute attelée, vers neuf heures du soir, à la porte de Maison-Close.
M. de Vaudreuil éprouva un soulagement véritable, lorsqu’il apprit que Bridget avait réussi.
«À neuf heures, nous partirons, dit-il, et je me lèverai pour aller prendre place…
– Non, monsieur de Vaudreuil, répondit Jean, ne vous fatiguez pas inutilement. Je vous porterai dans cette charrette, sur laquelle nous aurons étendu une bonne litière de paille, et par-dessus un des matelas de votre lit. Puis, nous irons à petits pas, afin d’éviter les secousses, et j’espère que vous pourrez supporter le voyage. Mais, comme la température est assez basse, ayez la précaution de bien vous couvrir. Quant à craindre quelque mauvaise rencontre sur la route… Tu n’as rien appris de nouveau, ma mère?
– Non, répondit Bridget. Cependant on s’attend toujours à une seconde visite des royaux.
– Et ces hommes de police, qui m’ont poursuivi jusqu’à Saint-Charles?…
– Je n’en ai vu aucun, et il est probable qu’ils se sont lancés sur une fausse piste.
– Mais ils peuvent revenir… dit Clary.
– Aussi, partirons-nous dès que la charrette sera devant la porte, répondit M. de Vaudreuil.
– À neuf heures, dit Bridget.
– Tu es sûre de l’homme qui te l’a vendue, ma mère?
– Oui! C’est un honnête fermier, et ce qu’il s’est engagé à faire, il le fera!»
En attendant, M. de Vaudreuil voulu se réconforter un peu. Bridget, aidée de Clary, eut vite préparé le frugal déjeuner, qui fut pris en commun.
Les heures s’écoulèrent sans incidents. Nul trouble au dehors. De temps à autre, Bridget entr’ouvrait la porte et jetait un rapide regard à droite et à gauche. Il faisait un froid assez vif. La teinte grisâtre du ciel indiquait le calme absolu de l’atmosphère. Il est vrai, si le vent venait à s’établir au sud-ouest, si les vapeurs se résolvaient en neige, cela rendrait très pénible le transport de M. de Vaudreuil, – au moins jusqu’aux limites du comté.
Malgré cela, toutes les chances semblaient être pour que le voyage s’accomplit dans des conditions supportables, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, une première alerte se produisit à Saint-Charles.
Des sons, éloignés encore, se faisaient entendre vers le haut de la bourgade.
Jean ouvrit la porte et prêta l’oreille… Il ne put retenir un geste de colère.
«Des trompettes! s’écria-t-il. Une colonne qui se dirige sur Saint-Charles, sans doute?…
– Que faire? demanda Clary.
– Attendre, répondit Bridget. Peut-être ces soldats ne feront-ils que traverser la bourgade?…»
Jean secoua la tête.
Et pourtant, puisque M. de Vaudreuil était dans l’impossibilité de partir en plein jour, il fallait attendre, ainsi que l’avait dit Bridget, à moins que Jean ne se décidât à fuir…
En effet, s’il quittait Maison-Close à l’instant, s’il se jetait à travers les bois contigus à la route, n’aurait-il pas le temps de se mettre en sûreté, avant que Saint-Charles eût été occupé par les royaux? Mais c’eût été abandonner M. et Mlle de Vaudreuil, alors qu’ils étaient exposés aux plus graves périls. Jean n’y songea même pas. Et, cependant, comment pourrait-il les défendre, si leur retraite était découverte?
D’ailleurs, l’occupation allait être très rapidement opérée. C’était une partie de la colonne de Witherall, envoyée à la poursuite des patriotes du comté, qui, après s’être rabattue le long du Richelieu, revenait bivaquer à Saint-Charles.
De Maison-Close, on entendait la sonnerie des clairons qui se rapprochait.
Cette sonnerie se tut enfin. Les troupes étaient arrivées à l’extrémité de la bourgade.
Bridget dit alors:
«Tout n’est pas perdu. La route est libre du côté de Laprairie. La nuit venue, il se peut qu’elle le soit encore. Nous ne devons rien changer à nos projets. Ma maison n’est pas de celles qui attireront les pillards. Elle est isolée, et il est possible qu’elle échappe à leur visite!»
On pouvait l’espérer.
Oui! bien d’autres habitations ne manquaient pas, où les excès des soldats de sir John Colborne trouveraient à s’exercer avec plus de profit. Et puis, en ces premiers jours de décembre, la nuit ne tarderait pas à venir, et, il ne serait peut-être pas impossible de quitter Maison-Close, sans éveiller l’attention.
Les préparatifs de départ ne furent donc pas suspendus. Il s’agissait d’être en mesure pour le moment où la charrette se présenterait devant la porte. Que la route fût libre pendant une heure, et, à trois milles de là, si l’état de M. de Vaudreuil l’exigeait, les fugitifs iraient demander asile dans l’une des fermes du comté.
La nuit arriva sans nouvelle alerte. Quelques détachements de volontaires, qui s’étaient portés jusqu’au bas de la grande route, étaient revenus sur leurs pas. Maison-Close ne semblait point avoir attiré leurs regards. Quant au gros de la colonne, il était cantonné aux alentours du camp de Saint-Charles. Il se faisait là un assourdissant tumulte, qui ne présageait rien de bon pour la sécurité des habitants.
Vers les six heures, Bridget voulut que Jean et Clary prissent leur part du dîner qu’elle venait de préparer. M. de Vaudreuil mangea à peine. Surexcité par les dangers de la situation, par la nécessité d’y faire face, il attendait impatiemment le moment de se mettre en route.
Un peu avant sept heures, on heurta légèrement à la porte. Était-ce le fermier qui, devançant le moment convenu, amenait la charrette? En tout cas, ce ne pouvait être une main ennemie qui frappait avec cette réserve.
Jean et Clary se retirèrent dans la chambre de M. de Vaudreuil dont ils laissèrent la porte entrebâillée.
Bridget gagna l’extrémité du couloir et ouvrit, après avoir reconnu la voix de Luc Archambaut.
L’honnête fermier venait prévenir Mme Bridget qu’il lui était impossible de tenir son engagement, et il lui rapportait le prix de cette charrette, dont il ne pouvait opérer la livraison.
En effet, les soldats occupaient sa ferme, comme les fermes environnantes.
Quant à la bourgade, elle était cernée, et, alors même que la charrette eût été mise à sa disposition, Mme Bridget n’aurait pu en faire usage.
Il fallait attendre, bon gré mal gré, que Saint-Charles fût définitivement évacué.
Jean et Clary, de la chambre où ils se tenaient immobiles, entendaient ce que disait Luc Archambaut. M. de Vaudreuil également.
Le fermier ajouta que Mme Bridget n’avait rien à craindre pour Maison-Close, que si les habits-rouges étaient revenus à Saint-Charles, ce n’était que pour prêter main-forte à la police, laquelle commençait à pratiquer des perquisitions chez les habitants… Et pourquoi?… Parce que, d’après certains bruits, Jean-Sans-Nom avait dû se réfugier dans la bourgade, où tous les moyens seraient employés pour le découvrir.
En entendant le fermier prononcer le nom de son fils, Bridget ne fit pas un mouvement qui pût la trahir.
Luc Archambaut se retira alors, et Bridget, rentrant dans la chambre, dit:
«Jean, fuis! à l’instant!
– Il le faut! répéta M. de Vaudreuil.
– Fuir sans vous? répondit Jean.
– Vous n’avez pas le droit de nous sacrifier votre existence! reprit Clary. Avant nous, il y a le pays…
– Je ne partirai pas! dit Jean. Je ne vous laisserai pas exposés aux brutalités de ces misérables!…
– Et que pourriez-vous faire, Jean?
– Je ne sais, mais je ne partirai pas!»
La résolution de Jean était si formelle que M. de Vaudreuil n’essaya plus de la combattre.
D’ailleurs – on le reconnaîtra – une fuite, tentée dans ces conditions, n’eût offert que de faibles chances. La bourgade était cernée, d’après le dire de Luc Archambaut, la route surveillée par les soldats, la campagne battue par des détachements de cavalerie. Jean, déjà signalé, ne parviendrait pas à s’échapper. Peut-être valait-il mieux qu’il restât à Maison-Close?
Toutefois, ce n’était pas à ce sentiment qu’il avait obéi en prenant cette résolution. Abandonner sa mère, M. et Mlle de Vaudreuil, il ne l’aurait pu.
Cette décision étant définitive, les trois chambres de Maison-Close, le grenier qui les surmontait, offriraient-ils quelque cachette, où ses hôtes parviendraient à se blottir, de manière à se soustraire aux perquisitions des agents?
Jean n’eut pas le temps de s’en assurer.
Presque aussitôt de rudes coups vinrent ébranler la porte extérieurement.
La petite cour était occupée par une demi-douzaine d’hommes de police.
«Ouvrez! cria-t-on du dehors, pendant que les coups redoublaient. Ouvrez, ou nous allons enfoncer…»
La porte de la chambre de M. de Vaudreuil fut vivement refermée par Jean et Clary qui se jetèrent dans la chambre de Bridget, d’où ils pouvaient mieux entendre.
Au moment où Bridget s’avançait dans le couloir, la porte de Maison-Close vola en éclats.
Le couloir s’éclaira vivement à la lueur de torches que tenaient les agents.
«Que voulez-vous? demanda Bridget à l’un d’eux.
– Fouiller votre maison! répondit cet homme. Si Jean-Sans-Nom s’y est réfugié, nous l’y prendrons d’abord, et nous la brûlerons ensuite!
– Jean-Sans-Nom n’est point ici, répondit Bridget d’un ton calme, et je ne sais…»
Soudain, le chef de l’escouade s’avança vivement vers la vieille femme.
C’était Rip, dont la voix l’avait frappée au moment où son fils était rentré à Maison-Close, – Rip qui, en le provoquant, avait entraîné Simon Morgaz au plus abominable des crimes.
Bridget, épouvantée, le reconnut.
«Eh! s’écria Rip, très surpris, c’est madame Bridget!… C’est la femme de ce brave Simon Morgaz!»
En entendant le nom de son père, Jean recula jusqu’au fond de la chambre.
Bridget, foudroyée par cette effroyable révélation, n’avait pas la force de répondre.
«Eh oui!… madame Morgaz! reprit Rip. En vérité, je vous croyais morte!… Qui se serait attendu à vous retrouver dans cette bourgade, après douze ans!»
Bridget se taisait toujours.
«Allons, mes amis, ajouta Rip, en se retournant vers ses hommes, rien à faire ici! Une brave femme, Bridget Morgaz!… Ce n’est pas elle qui cacherait un rebelle!… Venez et continuons nos recherches! Puisque Jean-Sans-Nom est à Saint-Charles, ni Dieu ni diable ne nous empêcheront de le prendre!»
Et Rip, suivi de son escouade, eut bientôt disparu par le haut de la route.
Mais le secret de Bridget et de son fils était maintenant dévoilé. Si M. de Vaudreuil n’avait rien pu entendre, Clary n’avait pas perdu une seule des paroles de Rip.
Jean-Sans-Nom était le fils de Simon Morgaz!
Et, dans un premier mouvement d’horreur, Clary, s’enfuyant de la chambre de Bridget, comme affolée, se réfugia dans celle de son père.
Jean et Bridget étaient seuls.
Maintenant, Clary savait tout.
À la pensée de se retrouver devant elle, devant M. de Vaudreuil, devant l’ami de ces patriotes dont la trahison de Simon Morgaz avait fait tomber les têtes, Jean crut qu’il allait devenir fou.
«Ma mère, s’écria-t-il, je ne resterai pas un instant ici!… M. et Mlle de Vaudreuil n’ont plus besoin de moi pour les défendre!… Ils seront en sûreté dans la maison d’un Morgaz!… Adieu…
– Mon fils… mon fils?… murmura Bridget… Ah! malheureux!… Crois-tu que je ne t’aie pas deviné!… Toi!… le fils de… tu aimes Clary de Vaudreuil!
– Oui, ma mère, mais je mourrai avant de le lui avoir jamais dit!»
Et Jean s’élança hors de Maison-Close.
Maître Nick à Walhatta
près l’affaire de Chipogan, après l’échec des agents et des volontaires, Thomas Harcher et ses fils aînés, qui avaient dû chercher refuge hors du territoire canadien, étaient revenus prendre part à la bataille de Saint-Charles. À la suite de cette funeste défaite, qui avait coûté la vie à Rémy, Thomas, Pierre, Michel, Tony et Jacques avaient pu rejoindre les réformistes à Saint-Albans, sur la frontière américaine.
En ce qui concerne le notaire Nick, on sait aussi qu’il s’était bien gardé de reparaître à Montréal. Comment eût-il expliqué son attitude à Chipogan? Quelle que fût la considération dont il jouissait, Gilbert Argall n’aurait pas hésité à le poursuivre pour rébellion envers les représentants de l’autorité. Les portes de la prison de Montréal se fussent certainement refermées sur lui, et, en sa compagnie, Lionel aurait eu tout le loisir de s’abandonner à ses inspirations poétiques intra muros.
Maître Nick avait donc pris le seul parti que commandaient les circonstances: suivre les Mahogannis à Walhatta, et attendre, sous le toit de ses ancêtres, que l’apaisement des esprits lui permit de rompre avec son rôle de chef de tribu pour rentrer modestement dans son étude.
Lionel, il est vrai, ne l’entendait pas ainsi. Le jeune poète comptait bien que le notaire briserait définitivement ses panonceaux de la place du marché Bon-Secours, et perpétuerait chez les Hurons l’illustre nom des Sagamores.
C’était à deux lieues de la ferme de Chipogan, au village de Walhatta, que maître Nick s’était installé depuis plusieurs semaines. Là, une vie nouvelle avait commencé pour le placide tabellion. Si Lionel fut enthousiasmé de la réception que les hommes, les vieillards, les femmes, les enfants, firent à son patron, ce n’est pas assez de le dire, il aurait fallu le voir. Les coups de fusil qui l’accueillirent, les hommages qui lui furent rendus, les palabres qui se tinrent en son honneur, les discours emphatiques qui lui furent adressés, les réponses qu’il dut faire dans le langage imagé de la phraséologie du Far-West, cela était bien pour flatter la vanité humaine. Toutefois, l’excellent homme regrettait amèrement la malencontreuse affaire dans laquelle il s’était involontairement engagé. Et, si Lionel préférait à l’odeur de l’étude et des parchemins le grand air des Prairies, si l’éloquence des guerriers mahoganniens lui semblait supérieure au jargon de la basoche, maître Nick ne partageait point son avis.
De là, entre son clerc et lui, des discussions qui n’allaient à rien moins qu’à les brouiller l’un avec l’autre.
Et, par-dessus tout, maître Nick craignait que cela ne fût point fini. Il voyait déjà les Hurons entraînés à prendre fait et cause pour les patriotes. Et pourrait-il leur résister, s’ils voulaient les rejoindre, si Jean-Sans-Nom les appelait à son aide, si Thomas Harcher et les siens venaient réclamer son concours à Walhatta? Déjà gravement compromis, que serait-ce lorsqu’il marcherait à la tête d’une peuplade de sauvages contre les autorités anglo-canadiennes? Comment pourrait-il espérer de jamais reprendre à Montréal ses fonctions de notaire?
Et pourtant, il se disait que le temps est un grand arrangeur des choses. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis l’échauffourée de Chipogan, et, comme elle se réduisait à un simple acte de résistance à la police, on la laisserait très probablement en oubli. D’ailleurs, le mouvement insurrectionnel n’avait pas encore éclaté. Rien n’indiquait qu’il fût imminent. Donc, si la tranquillité continuait à régner en Canada, les autorités se montreraient tolérantes, et maître Nick pourrait sans risque revenir à Montréal.
Mais, cet espoir, Lionel comptait bien qu’il ne se réaliserait pas. Reprendre son emploi à l’étude, grossoyer six heures sur dix?… Plutôt devenir coureur des bois ou chasseur d’abeilles! Permettre à son patron d’abandonner la haute situation qu’il occupait chez les Mahogannis?… jamais! Il n’y avait plus de maître Nick. C’était le descendant légitime de l’antique race des Sagamores! Les Hurons ne lui laisseraient pas échanger la hache du guerrier pour la plume du tabellion!
Depuis son arrivée à Walhatta, maître Nick avait dû résider dans le wigwam, d’où son prédécesseur était parti pour aller rejoindre ses ancêtres au sein des Prairies bienheureuses. Lionel eût donné tous les édifices de Montréal, hôtels ou palais, pour cette inconfortable case, où jeunes gens et jeunes femmes de la tribu, il est vrai, s’empressaient à servir son maître. Lui aussi avait bonne part de leur dévouement. Les Mahogannis le considéraient comme le bras droit du grand chef. Et, en effet, lorsque celui-ci était forcé de prendre la parole devant le feu du conseil, Lionel ne pouvait se retenir d’accompagner de ses gestes passionnés les discours de Nicolas Sagamore.
Il s’ensuit que le jeune clerc aurait été le plus heureux des mortels, si son maître ne se fût obstinément refusé jusqu’alors à réaliser le plus cher de ses vœux. Et de fait, maître Nick n’avait point encore revêtu le costume des Mahogannis. Or, Lionel ne désirait rien tant que de le voir habillé du vêtement huron, mocassins aux pieds, plumes dressées au sommet de la tête, manteau bariolé sur les épaules. Maintes fois, il avait touché cette corde – sans succès. Cependant il ne se rebutait pas devant le mauvais accueil fait à sa proposition.
«Il y viendra! se répétait-il. Je ne le laisserai pas régner sous l’habit d’un notaire! Avec sa longue redingote, son gilet de velours et sa cravate blanche, de quoi a-t-il l’air, je vous prie? Il n’a pas encore dépouillé le vieil homme, il le dépouillera! Lorsqu’il ouvre la bouche devant l’assemblée des notables de sa tribu, je crois toujours qu’il va dire: «Par-devant maître Nick et son collègue!…» Cela ne peut durer! J’entends qu’il prenne le vêtement des guerriers indigènes, et, s’il faut une occasion pour l’y décider, je saurai bien la faire naître!»
Et c’est alors qu’il vint à l’esprit de Lionel une idée très simple. Dans les pourparlers qu’il eut avec les principaux notables de Walhatta, il s’assura que ceux-ci ne voyaient pas, sans un vif désappointement, le descendant des Sagamores vêtu à l’européenne. Sous l’inspiration du jeune clerc, les Mahogannis décidèrent donc de procéder solennellement à l’intronisation de leur nouveau chef, et arrêtèrent le programme d’une cérémonie, à laquelle seraient conviées les peuplades voisines. Il y aurait pétarades, divertissements, festins, et maître Nick ne pourrait présider sans avoir revêtu le costume national.
C’était dans la dernière quinzaine du mois de novembre que cette résolution avait été définitivement adoptée. Le festival étant fixé au 23 du même mois, les préparatifs durent être commencés sans retard, afin de lui donner un éclat extraordinaire.
Or, si le rôle de maître Nick se fût borné à recevoir, au jour indiqué, les hommages de son peuple, on aurait pu garder le secret sur cette cérémonie et lui en faire la surprise. Mais, comme il devait y figurer dans l’attitude et sous l’habit d’un chef huron, le jeune clerc fut obligé de le prévenir.
Et c’est à ce propos, le 22 novembre, que Lionel eut avec lui une conversation dans laquelle la question fut traitée à fond au grand déplaisir de maître Nick.
Tout d’abord, lorsque celui-ci apprit que la tribu préparait une fête en son honneur, il commença par l’envoyer au diable, en compagnie de son clerc.
«Que Nicolas Sagamore daigne se fier aux conseils d’un Visage-Pâle, lui répondit Lionel.
– De quel Visage-Pâle parles-tu? demanda maître Nick, qui ne comprenait pas.
– De votre serviteur, grand chef.
– Eh bien, prends garde que, de ton visage pâle, je ne fasse un visage rouge avec une bonne taloche!»
Lionel ne voulut pas même prêter attention à la menace et continua de plus belle:
«Que Nicolas Sagamore n’oublie pas que je lui suis profondément dévoué! S’il devenait jamais prisonnier des Sioux, des Oneidas, des Iroquois et autres sauvages, s’il était attaché au poteau du supplice, c’est moi qui viendrais le défendre contre les insultes et les griffes des vieilles femmes, et, après sa mort, c’est moi qui déposerais dans sa tombe son calumet et sa hache de guerre!»
Maître Nick résolut de laisser parler Lionel à sa fantaisie, ayant le projet bien arrêté de terminer l’entretien d’une façon dont ses oreilles porteraient longtemps la marque.
Aussi se borna-t-il à répondre:
«Ainsi il s’agit de me rendre aux vœux des Mahogannis?…
– À leurs vœux!
– Eh bien, soit! Et, s’il faut en passer par là, j’assisterai à cette fête.
– Vous n’auriez pu vous y refuser, puisque le sang des Sagamores coule dans vos veines.
– Sang de Sagamores mélangé de sang de notaire!» grommela maître Nick.
C’est alors que Lionel aborda le point délicat.
«C’est entendu, dit-il, le grand chef présidera cette cérémonie. Seulement, pour s’y présenter dans la tenue conforme à son rang, il conviendra qu’il laisse une touffe de cheveux s’allonger en pointe sur le sommet de son crâne!
– Et pourquoi?
– Par respect pour les traditions.
– Quoi!… les traditions veulent?…
– Oui! Et d’ailleurs, si le chef des Mahogannis tombe jamais sur le sentier de la guerre, ne faut-il pas que son ennemi puisse brandir sa tête en signe de victoire?
– Vraiment! répondit maître Nick. Il faut que mon ennemi puisse brandir ma tête… en la tenant par cette mèche de cheveux, sans doute?
– C’est la mode indienne, et pas un guerrier ne se refuserait à la suivre. Toute autre coiffure jurerait avec le costume que Nicolas Sagamore revêtira le jour de la cérémonie.
– Ah! je revêtirai…
– On y travaille, en ce moment, à cet habit de gala. Il sera magnifique, la casaque de peau de daim, les mocassins en cuir d’orignal, le manteau que portait le prédécesseur de Nicolas Sagamore, sans compter les peintures de la face…
– Il y a aussi les peintures de la face?
– En attendant que les plus habiles artistes de la tribu aient procédé au tatouage des bras et du torse…
– Continue, Lionel, répondit maître Nick, les dents serrées, tu m’intéresses infiniment! Les peintures de la face, la mèche de cheveux, les mocassins en cuir d’orignal, le tatouage du torse!… Tu n’oublies rien?
– Rien, répondit le jeune clerc, et lorsque le grand chef se montrera à ses guerriers, drapé dans ce costume qui fera valoir ses avantages, je ne doute pas que les Indiennes se disputent la faveur de partager son wigwam…
– Quoi! les Indiennes se disputeront la faveur?…
– Et l’honneur d’assurer une longue descendance à l’élu du Grand-Esprit!
– Ainsi il sera convenable que j’épouse une Huronne? demanda maître Nick.
– En pourrait-il être autrement pour l’avenir des Mahogannis? Aussi ont-ils déjà fait choix d’une sqwaw de haute naissance, qui se consacrera au bonheur du grand chef…
– Et me diras-tu quelle est cette princesse à peau rouge, qui se consacrera?…
– Oh! parfaitement! répondit Lionel. Elle est digne de la lignée des Sagamores!
– Et c’est?…
– C’est la veuve du prédécesseur…»
Il fut heureux pour les joues du jeune clerc qu’il les tînt alors à une distance respectueuse de maître Nick, car celui-ci lui détacha une maîtresse gifle. Mais elle n’arriva point à son adresse, Lionel ayant prudemment calculé la distance, et son patron dut se contenter de lui dire:
«Écoute, Lionel, si jamais tu reviens sur ce sujet, je t’allongerai les oreilles d’une telle longueur que tu n’auras plus rien à envier au baudet de David La Gamme!»
Sur cette comparaison, qui lui rappelait l’un des héros du Dernier des Mohicans de Cooper, Lionel, sa communication achevée, se retira sagement. Quant à maître Nick, il était non moins irrité contre son clerc que contre les notables de la tribu. Lui imposer le costume mahogannien pour la cérémonie! Le contraindre à se coiffer, à se vêtir, à se peindre, à se tatouer, comme l’avaient fait ses ancêtres!
Et pourtant, le très ennuyé maître Nick pourrait-il se dérober aux exigences de ses fonctions?
Oserait-il se présenter aux regards des guerriers dans cet accoutrement civil, avec cet habit de notaire qui est bien le plus pacifique de tous ceux que la tradition impose aux hommes de loi? Cela ne laissait pas de le tourmenter, à mesure que s’approchait le grand jour.
Sur ces entrefaites – heureusement pour l’héritier des Sagamores – de graves événements se produisirent, qui firent diversion aux projets des Mahogannis.
Le 23, une importante nouvelle parvint à Walhatta. Les patriotes de Saint-Denis – ainsi que cela a été raconté – avaient repoussé les royaux, commandés par le colonel Gore.
Cette nouvelle provoqua de nombreuses démonstrations de joie chez les Hurons. On a déjà vu, à la ferme de Chipogan, que leurs sympathies étaient acquises à la cause de l’indépendance, et il n’eût fallu qu’une occasion pour qu’ils se joignissent aux Franco-Canadiens.
Ce n’était pas cette victoire – maître Nick le comprenait bien – qui pourrait engager les guerriers de sa tribu à suspendre les préparatifs de la fête en son honneur. Au contraire, ils ne la célébreraient qu’avec plus d’enthousiasme, et leur chef n’échapperait point aux honneurs du couronnement.
Mais, trois jours plus tard, aux bonnes nouvelles succédèrent les mauvaises. Après la victoire de Saint-Denis, la défaite de Saint-Charles!
En apprenant à quelles sanglantes représailles s’étaient livrés les loyalistes, quels avaient été leurs excès, pillage, incendies, meurtres, ruine de deux bourgades, les Mahogannis ne purent contenir leur indignation. De là à se lever en masse pour venir au secours des patriotes, il n’y avait qu’un pas, et maître Nick put craindre qu’il fût aussitôt franchi.
C’est alors que le notaire, déjà quelque peu compromis vis-à-vis des autorités de Montréal, se demanda s’il n’allait pas l’être tout à fait. Serait-il donc contraint de se mettre à la tête de ses guerriers, de faire cause commune avec l’insurrection? En tout cas, il ne pouvait plus être question de cérémonies en ces circonstances. Mais, de quelle façon il accueillit Lionel, lorsque son jeune clerc vint lui déclarer que l’heure était venue de déterrer le tomahawk et de le brandir sur les sentiers de la guerre!
À partir de ce jour, l’unique souci de maître Nick fut de calmer ses belliqueux sujets. Lorsque ceux-ci accouraient pour le haranguer, afin qu’il se déclarât contre les oppresseurs, il s’ingéniait à ne répondre ni oui ni non. Il convenait, disait-il, de ne point agir sans mûres réflexions, de voir quelles seraient les conséquences de la défaite de Saint-Charles… Peut-être les comtés étaient-ils déjà envahis par les royaux?… Et puis, on ne savait rien de ce que préparaient les réformistes, actuellement dispersés… En quel endroit s’étaient-ils réfugiés?… Où les rejoindre?… N’avaient-ils point abandonné la partie, en attendant une meilleure occasion de la reprendre?… Les principaux chefs n’étaient-ils pas au pouvoir des bureaucrates et détenus dans les prisons de Montréal?…
C’étaient là d’assez bonnes raisons que maître Nick donnait à ses impatients prétoriens. Ceux-ci, il est vrai, ne les admettaient pas sans conteste. La colère les emporterait un jour ou l’autre, et leur chef serait tout naturellement forcé de les suivre. Peut-être eut-il l’idée de fausser compagnie à sa tribu. En vérité, c’était difficile, et on le surveillait plus qu’il ne l’imaginait.
Et puis, en quel pays aurait-il mené sa vie errante? Cela lui répugnait de quitter le Canada, son pays d’origine. Quant à se cacher en quelque village des comtés, où, très certainement, les agents de Gilbert Argall devaient être en éveil, c’eût été risquer de tomber entre leurs mains.
D’ailleurs, maître Nick ignorait ce qu’étaient devenus les principaux chefs de l’insurrection. Bien que quelques Mahogannis eussent remonté jusqu’aux rives du Richelieu et du Saint-Laurent, ils n’avaient pu se renseigner à ce sujet. Même à la ferme de Chipogan, Catherine Harcher ne savait rien de ce qui concernait Thomas et ses fils, rien de M. et de Mlle de Vaudreuil, rien de Jean-Sans-Nom, rien de ce qui s’était passé à Maison-Close, après l’affaire de Saint-Charles.
Il fallait donc laisser aller les choses, et cela n’était point pour déplaire à maître Nick. Gagner du temps, et, avec le temps, voir un certain apaisement se produire, c’est à cela que tendaient tous ses vœux.
Et, à cet égard, nouveau désaccord entre lui et son jeune clerc, qui exécrait les loyalistes. Ces dernières informations l’avaient accablé. Il n’était plus question de plaisanter, maintenant! Il ne jouait plus du sentier de la guerre, ni de la hache à déterrer, ni du sang des Sagamores, ni de tout son étalage habituel de métaphores indiennes! Il ne songeait qu’à la cause nationale, si compromise! Cet héroïque Jean-Sans-Nom, qu’était-il devenu? Avait-il succombé à Saint-Charles? Non! La nouvelle de sa mort eût circulé, et les autorités n’auraient rien négligé pour la répandre. On l’eût apprise à Chipogan comme à Walhatta. Et pourtant, s’il avait survécu, où était-il actuellement? Lionel aurait risqué sa vie pour le savoir.
Plusieurs jours s’écoulèrent. Rien de changé dans la situation. Les patriotes se préparaient-ils à reprendre l’offensive? Une ou deux fois, le bruit en arriva jusqu’au village des Mahogannis, mais il ne se confirma pas. D’ailleurs, par ordre de lord Gosford, les recherches se poursuivaient dans les comtés de Montréal et de Laprairie. De nombreux détachements occupaient les deux rives du Richelieu. D’incessantes perquisitions tenaient en alerte les habitants des bourgades et des fermes. Sir John Colborne avait ses colonnes prêtes à se porter en n’importe quel endroit où flotterait le drapeau de la rébellion. Si les patriotes se hasardaient à franchir la frontière américaine, ils se heurteraient à des forces considérables.
Le 5 décembre, Lionel, qui était allé aux informations du côté de Chambly, apprit que la loi martiale venait d’être proclamée dans le district de Montréal. En même temps, le gouverneur général offrait une récompense de quatre mille piastres à quiconque livrerait le député Papineau. D’autres primes étaient aussi allouées pour la capture des chefs – entre autres, M. de Vaudreuil et Vincent Hodge. On disait également qu’un certain nombre de réformistes étaient détenus dans les prisons de Montréal et de Québec, que leur procès s’instruirait suivant les formes militaires, et que l’échafaud politique ne tarderait pas à faire de nouvelles victimes.
Ces faits étaient graves. Aux mesures décrétées contre eux, les Fils de la Liberté répondraient-ils par une dernière prise d’armes? Ne se décourageraient-ils pas, au contraire, devant cette impitoyable répression? C’était l’avis de maître Nick. Il savait que les insurrections, lorsqu’elles ne réussissent pas dès le début, ont peu de chances de réussir ensuite.
Il est vrai, ce n’était pas l’avis des guerriers mahoganniens, ni celui de Lionel.
«Non! répétait-il au notaire, non! La cause n’est pas perdue, et tant que Jean-Sans-Nom vivra, ne désespérerons point de reconquérir notre indépendance!»
Dans la journée du 7, un incident se produisit, qui allait replacer maître Nick aux prises avec des difficultés, dont il se croyait à peu près sorti, en surexcitant jusqu’au paroxysme les instincts belliqueux des Hurons.
Depuis quelques jours, on avait signalé dans les diverses paroisses du territoire la présence de l’abbé Joann. Le jeune prêtre parcourait le comté de Laprairie, prêchant la levée en masse de la population franco-canadienne. Ses discours enflammés luttaient, non sans peine, contre le découragement dont quelques-uns des patriotes étaient atteints depuis la défaite de Saint-Charles. Mais l’abbé Joann ne s’abandonnait pas. Il allait droit son chemin, il adjurait ses concitoyens d’être prêts à reprendre les armes, dès que leurs chefs reparaîtraient dans le district.
Son frère, cependant, n’était plus là. Il ne savait ce qu’il était devenu. Avant de reprendre le cours de ses prédications, il s’était rendu à Maison-Close, pour embrasser sa mère, pour avoir des nouvelles de Jean…
Maison-Close ne s’était point ouverte devant lui.
Joann s’était mis à la recherche de son frère. Lui aussi ne pouvait croire qu’il eût succombé, car la nouvelle de sa mort aurait eu un énorme retentissement. Il se disait donc que Jean reparaîtrait à la tête de ses compagnons.
Et alors, les efforts du jeune prêtre tendirent à soulever les Indiens, particulièrement les guerriers d’origine huronne, qui ne demandaient qu’à intervenir. C’est dans ces conditions que l’abbé Joann arriva chez les Mahogannis. Il fallut bien que maître Nick lui fit bon accueil. Il n’aurait pu résister à l’entraînement de sa tribu.
«Allons! se disait-il en secouant la tête, il est impossible de fuir sa destinée! Si je ne sais comment la race des Sagamores a commencé, je sais trop bien comment elle finira!… Ce sera devant la cour martiale!»
En effet, les Hurons étaient prêts à se mettre en campagne, et Lionel n’avait pas peu contribué à les y exciter.
Dès son arrivée à Walhatta, le jeune clerc s’était montré l’un des plus chaleureux partisans de l’abbé Joann. Non seulement il retrouvait en lui toute l’ardeur de son propre patriotisme, mais il avait été singulièrement frappé de la ressemblance qui existait entre le jeune prêtre et Jean-Sans-Nom: presque les mêmes yeux, le même regard de flamme, presque la même voix et les mêmes gestes. Il croyait revoir son héros sous l’habit du prêtre, il croyait l’entendre… Était-ce une illusion des sens? Il n’aurait pu le dire.
Depuis deux jours, l’abbé Joann était au milieu des Mahogannis, et ceux-ci ne demandaient qu’à rejoindre les patriotes, qui avaient concentré leurs forces à une quarantaine de lieues, vers le sud-ouest, dans l’île Navy, l’une des îles du Niagara.
Maître Nick se voyait donc condamné à suivre les guerriers de sa tribu.
Et, de fait, les préparatifs étaient achevés à Walhatta. Dès qu’ils auraient quitté leur village, les Mahogannis traverseraient les comtés limitrophes, soulèveraient les peuplades de race indienne, gagneraient les rives du lac Ontario, et, poussant jusqu’au Niagara, se mêleraient aux derniers partisans de la cause nationale.
Une nouvelle vint enrayer ce mouvement, – momentanément du moins.
Dans la soirée du 9 décembre, un des Hurons, revenu de Montréal, rapporta que Jean-Sans-Nom, arrêté par les agents de Gilbert Argall sur la frontière de l’Ontario, venait d’être enfermé au fort Frontenac.
On imagine l’effet que produisit cette nouvelle. Jean-Sans-Nom était au pouvoir des royaux.
Les Mahogannis furent atterrés, et que l’on juge de l’émotion qu’ils ressentirent, lorsque l’abbé Joann, en apprenant l’arrestation de Jean s’écria:
«Mon frère!…»
Puis:
«Je l’arracherai à la mort! dit-il.
– Laissez-moi partir avec vous!… dit Lionel.
– Viens, mon enfant!» répondit l’abbé Joann.