Jules Verne
la jangada
Huit cent lieues sur l'Amazone
(Chapitre I-IV)
82 dessinsde Leon Benett et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Un capitaine des bois.
«Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkfndrxujugiocytdxvk
sbxhhuypohdvyrymhuhpuydkjoxphetozsletnpmvffovp
dpajxhyynojyggaymeqynfuqlnmvlyfgsuzmqiztlbqgyug
sqeubvnrcredgruzblrmxyuhqhpzdrrgcrohepqxufivvrp
lphonthvddqfhqsntzhhhnfepmqkyuuexktogzgkyuumfv
ijdqdpzjqsykrplxhxqrymvklohhhotozvdksppsuvjhd.»
L’homme qui tenait à la main le document, dont ce bizarre assemblage de lettres formait le dernier alinéa, resta quelques instants pensif, après l’avoir attentivement relu.
Le document comptait une centaine de ces lignes, qui n’étaient pas même divisées par mots. Il semblait avoir été écrit depuis des années, et, sur la feuille d’épais papier que couvraient ces hiéroglyphes, le temps avait déjà mis sa patine jaunâtre.
Mais, suivant quelle loi ces lettres avaient-elles été réunies? Seul, cet homme eût pu le dire. En effet, il en est de ces langages chiffrés comme des serrures des coffres-forts modernes: ils se défendent de la même façon. Les combinaisons qu’ils présentent se comptent par milliards, et la vie d’un calculateur ne suffirait pas à les énoncer. Il faut le «mot» pour ouvrir le coffre de sûreté; il faut le «chiffre» pour lire un cryptogramme de ce genre. Aussi, on le verra, celui-ci devait résister aux tentatives les plus ingénieuses, et cela, dans des circonstances de la plus haute gravité.
L’homme qui venait de relire ce document n’était qu’un simple capitaine des bois.
Au Brésil, on désigne sous cette appellation «capitães do mato», les agents employés à la recherche des nègres marrons. C’est une institution qui date de 1722. À cette époque, les idées anti-esclavagistes ne s’étaient fait jour que dans l’esprit de quelques philanthropes. Plus d’un siècle devait se passer encore avant que les peuples civilisés les eussent admises et appliquées. Il semble, cependant, que ce soit un droit, le premier des droits naturels pour l’homme, que celui d’être libre, de s’appartenir, et, pourtant, des milliers d’années s’étaient écoulées avant que la généreuse pensée vînt à quelques nations d’oser le proclamer.
En 1852, – année dans laquelle va se dérouler cette histoire, – il y avait encore des esclaves au Brésil, et, conséquemment, des capitaines des bois pour leur donner la chasse. Certaines raisons d’économie politique avaient retardé l’heure de l’émancipation générale; mais, déjà, le noir avait le droit de se racheter, déjà les enfants qui naissaient de lui naissaient libres. Le jour n’était donc plus éloigné où ce magnifique pays, dans lequel tiendraient les trois quarts de l’Europe, ne compterait plus un seul esclave parmi ses dix millions d’habitants.
En réalité, la fonction de capitaine des bois était destinée à disparaître dans un temps prochain, et, à cette époque, les bénéfices produits par la capture des fugitifs étaient sensiblement diminués. Or, si, pendant la longue période où les profits du métier furent assez rémunérateurs, les capitaines des bois formaient un monde d’aventuriers, le plus ordinairement composé d’affranchis, de déserteurs, qui méritaient peu d’estime, il va de soi qu’à l’heure actuelle ces chasseurs d’esclaves ne devaient plus appartenir qu’au rebut de la société, et, très probablement, l’homme au document ne déparait pas la peu recommandable milice des «capitães do mato».
Ce Torrès, – ainsi se nommait-il, – n’était ni un métis, ni un Indien, ni un noir, comme la plupart de ses camarades: c’était un blanc d’origine brésilienne, ayant reçu un peu plus d’instruction que n’en comportait sa situation présente. En effet, il ne fallait voir en lui qu’un de ces déclassés, comme il s’en rencontre tant dans les lointaines contrées du Nouveau Monde, et, à une époque où la loi brésilienne excluait encore de certains emplois les mulâtres ou autres sang-mêlé, si cette exclusion l’eût atteint, ce n’eût pas été pour son origine, mais pour cause d’indignité personnelle.
En ce moment, d’ailleurs, Torrès n’était plus au Brésil. Il avait tout récemment passé la frontière, et, depuis quelques jours, il errait dans ces forêts du Pérou, au milieu desquelles se développe le cours du Haut-Amazone.
Torrès était un homme de trente ans environ, bien constitué, sur qui les fatigues d’une existence assez problématique ne semblaient pas avoir eu prise, grâce à un tempérament exceptionnel, à une santé de fer.
De taille moyenne, large d’épaules, les traits réguliers, la démarche assurée, le visage très hâlé par l’air brûlant des tropiques, il portait une épaisse barbe noire. Ses yeux, perdus sous des sourcils rapprochés, jetaient ce regard vif, mais sec, des natures impudentes. Même au temps où le climat ne l’avait pas encore bronzée, sa face, loin de rougir facilement, devait plutôt se contracter sous l’influence des passions mauvaises.
Torrès était vêtu à la mode fort rudimentaire du coureur des bois. Ses vêtements témoignaient d’un assez long usage: sur sa tête, il portait un chapeau de cuir à larges bords, posé de travers; sur ses reins, une culotte de grosse laine, se perdant sous la tige d’épaisses bottes, qui formaient la partie la plus solide de ce costume; un «puncho» déteint, jaunâtre, ne laissant voir ni ce qu’était la veste, ni ce qu’avait été le gilet, qui lui couvraient la poitrine.
Mais, si Torrès était un capitaine des bois, il était évident qu’il n’exerçait plus ce métier, du moins dans les conditions où il se trouvait actuellement. Cela se voyait à l’insuffisance de ses moyens de défense ou d’attaque pour la poursuite des noirs. Pas d’arme à feu: ni fusil, ni revolver. À la ceinture, seulement, un de ces engins qui tiennent plus du sabre que du couteau de chasse et qu’on appelle une «manchetta». En outre, Torrès était muni d’une «enchada», sorte de houe, plus spécialement employée à la poursuite des tatous et des agoutis, qui abondent dans les forêts du Haut-Amazone, où les fauves sont généralement peu à craindre.
En tout cas, ce jour-là, 4 mai 1852, il fallait que cet aventurier fût singulièrement absorbé dans la lecture du document sur lequel ses yeux étaient fixés, ou que, très habitué à errer dans ces bois du Sud-Amérique, il fût bien indifférent à leurs splendeurs. En effet, rien ne pouvait le distraire de son occupation: ni ce cri prolongé des singes hurleurs, que M. Saint-Hilaire a justement comparé au bruit de la cognée du bûcheron, s’abattant sur les branches d’arbres; – ni le tintement sec des anneaux du crotale, serpent peu agressif, il est vrai, mais excessivement venimeux; – ni la voix criarde du crapaud cornu, auquel appartient le prix de hideur dans la classe des reptiles; – ni même le coassement à la fois sonore et grave de la grenouille mugissante, qui, si elle ne peut prétendre à dépasser le bœuf en grosseur, l’égale par l’éclat de ses beuglements.
Torrès n’entendait rien de tous ces vacarmes, qui sont comme la voix complexe des forêts du Nouveau Monde. Couché au pied d’un arbre magnifique, il n’en était même plus à admirer la haute ramure de ce «pao ferro» ou bois de fer, à sombre écorce, serré de grain, dur comme le métal qu’il remplace dans l’arme ou l’outil de l’Indien sauvage. Non! Abstrait dans sa pensée, le capitaine des bois tournait et retournait entre ses doigts le singulier document. Avec le chiffre dont il avait le secret, il restituait à chaque lettre sa valeur véritable; il lisait, il contrôlait le sens de ces lignes incompréhensibles pour tout autre que pour lui, et alors il souriait d’un mauvais sourire.
Puis, il se laissa aller à murmurer à mi-voix ces quelques phrases que personne ne pouvait entendre en cet endroit désert de la forêt péruvienne, et que personne n’aurait su comprendre, d’ailleurs:
«Oui, dit-il, voilà une centaine de lignes, bien nettement écrites, qui ont pour quelqu’un que je sais une importance dont il ne peut se douter! Ce quelqu’un est riche! C’est une question de vie ou de mort pour lui, et partout cela se paye cher!»
Et regardant le document d’un œil avide:
«À un conto de reis seulement pour chacun des mots de cette dernière phrase, cela ferait une somme1! C’est qu’elle a son prix, cette phrase! Elle résume le document tout entier! Elle donne leurs vrais noms aux vrais personnages! Mais, avant de s’essayer à la comprendre, il faudrait commencer par déterminer le nombre de mots qu’elle contient, et l’eût-on fait, son sens véritable échapperait encore!»
Et, ce disant, Torrès se mit à compter mentalement.
«Il y a là cinquante-huit mots! s’écria-t-il, ce qui ferait cinquante-huit contos2! Rien qu’avec cela on pourrait vivre au Brésil, en Amérique, partout où l’on voudrait, et même vivre à ne rien faire! Et que serait-ce donc si tous les mots de ce document m’étaient payés à ce prix! Il faudrait alors compter par centaines de contos! Ah! mille diables! J’ai là toute une fortune à réaliser, ou je ne suis que le dernier des sots!»
Il semblait que les mains de Torrès, palpant l’énorme somme, se refermaient déjà sur des rouleaux d’or.
Brusquement, sa pensée prit alors un nouveau cours.
«Enfin! s’écria-t-il, je touche au but, et je ne regretterai pas les fatigues de ce voyage, qui m’a conduit des bords de l’Atlantique au cours du Haut-Amazone! Cet homme pouvait avoir quitté l’Amérique, il pouvait être au-delà des mers, et alors, comment aurais-je pu l’atteindre? Mais non! Il est là, et, en montant à la cime de l’un de ces arbres, je pourrais apercevoir le toit de l’habitation où il demeure avec toute sa famille!»
Puis, saisissant le papier et l’agitant avec un geste fébrile:
«Avant demain, dit-il, je serai en sa présence! Avant demain, il saura que son honneur, sa vie sont renfermés dans ces lignes! Et lorsqu’il voudra en connaître le chiffre qui lui permette de les lire, eh bien, il le payera, ce chiffre! Il le payera, si je veux, de toute sa fortune, comme il le payerait de tout son sang! Ah! mille diables! Le digne compagnon de la milice qui m’a remis ce document précieux, qui m’en a donné le secret, qui m’a dit où je trouverais son ancien collègue et le nom sous lequel il se cache depuis tant d’années, ce digne compagnon ne se doutait guère qu’il faisait ma fortune!»
Torrès regarda une dernière fois le papier jauni, et, après l’avoir plié avec soin, il le serra dans un solide étui de cuivre, qui lui servait aussi de porte-monnaie.
En vérité, si toute la fortune de Torrès était contenue dans cet étui, grand comme un porte-cigare, en aucun pays du monde il n’eût passé pour riche. Il avait bien là un peu de toutes les monnaies d’or des États environnants: deux doubles condors des États-Unis de Colombie, valant chacun cent francs environ, des bolivars vénézuéliens pour une somme égale, des sols péruviens pour le double, quelques escudos chiliens pour cinquante francs au plus, et d’autres minimes pièces. Mais tout cela ne faisait qu’une somme ronde de cinq cents francs, et encore Torrès eût-il été très embarrassé de dire où et comment il l’avait acquise.
Ce qui était certain, c’est que, depuis quelques mois, après avoir abandonné brusquement ce métier de capitaine des bois qu’il exerçait dans la province du Para, Torrès avait remonté le bassin de l’Amazone et passé la frontière pour entrer sur le territoire péruvien.
À cet aventurier, d’ailleurs, il n’avait fallu que peu de choses pour vivre. Quelles dépenses lui étaient nécessaires? Rien pour son logement, rien pour son habillement. La forêt lui procurait sa nourriture qu’il préparait sans frais, à la mode des coureurs de bois. Il lui suffisait de quelques reis pour son tabac qu’il achetait dans les missions ou dans les villages, autant pour l’eau-de-vie de sa gourde. Avec peu, il pouvait aller loin.
Lorsque le papier eut été serré dans l’étui de métal, dont le couvercle se fermait hermétiquement, Torrès, au lieu de le replacer dans la poche de la vareuse que recouvrait son poncho, crut mieux faire, par excès de précaution, en le déposant, près de lui, dans le creux d’une racine de l’arbre au pied duquel il était étendu.
C’était une imprudence qui faillit lui coûter cher!
Il faisait très chaud. Le temps était lourd. Si l’église de la bourgade la plus voisine eût possédé une horloge, cette horloge aurait alors sonné deux heures après midi, et, avec le vent qui portait, Torrès l’eût entendue, car il n’en était pas à plus de deux milles.
Mais l’heure lui était indifférente, sans doute. Habitué à se guider sur la hauteur, plus ou moins bien calculée, du soleil au-dessus de l’horizon, un aventurier ne saurait apporter l’exactitude militaire dans les divers actes de la vie. Il déjeune ou dîne quand il lui plaît ou lorsqu’il le peut. Il dort où et quand le sommeil le prend. Si la table n’est pas toujours mise, le lit est toujours fait au pied d’un arbre, dans l’épaisseur d’un fourré, en pleine forêt. Torrès n’était pas autrement difficile sur les questions de confort. D’ailleurs, s’il avait marché une grande partie de la matinée, il venait de manger quelque peu, et le besoin de dormir se faisait maintenant sentir. Or, deux ou trois heures de repos le mettraient en état de reprendre sa route. Il se coucha donc sur l’herbe le plus confortablement qu’il put, en attendant le sommeil.
Cependant Torrès n’était pas de ces gens qui s’endorment sans s’être préparés à cette opération par certains préliminaires. Il avait l’habitude d’abord d’avaler quelques gorgées de forte liqueur, puis, cela fait, de fumer une pipe. L’eau-de-vie surexcite le cerveau, et la fumée du tabac se mélange bien à la fumée des rêves. Du moins, c’était son opinion.
Torrès commença donc par appliquer à ses lèvres une gourde qu’il portait à son côté. Elle contenait cette liqueur connue généralement sous le nom de «chica» au Pérou, et plus particulièrement sous celui de «caysuma» sur le Haut-Amazone. C’est le produit d’une distillation légère de la racine de manioc doux, dont on a provoqué la fermentation, et à laquelle le capitaine des bois, en homme dont le palais est à demi blasé, croyait devoir ajouter une bonne dose de tafia.
Lorsque Torrès eut bu quelques gorgées de cette liqueur, il agita la gourde, et il constata, non sans regrets, qu’elle était à peu près vide.
«À renouveler!» dit-il simplement.
Puis, tirant une courte pipe en racine, il la bourra de ce tabac âcre et grossier du Brésil, dont les feuilles appartenaient à cet antique «pétun» rapporté en France par Nicot, auquel on doit la vulgarisation de la plus productive et de la plus répandue des solanées.
Ce tabac n’avait rien de commun avec le scaferlati de premier choix que produisent les manufactures françaises, mais Torrès n’était pas plus difficile sur ce point que sur bien d’autres. Il battit le briquet, enflamma un peu de cette substance visqueuse, connue sous le nom d’«amadou de fourmis», que sécrètent certains hyménoptères, et il alluma sa pipe.
À la dixième aspiration, ses yeux se fermaient, la pipe lui échappait des doigts, et il s’endormait, ou plutôt il tombait dans une sorte de torpeur qui n’était pas du vrai sommeil.
Voleur et volé.
orrès dormait depuis une demi-heure environ, lorsqu’un bruit se fit entendre sous les arbres. C’était un bruit de pas légers, comme si quelque visiteur eût marché pieds nus, en prenant certaines précautions pour ne pas être entendu. Se mettre en garde contre toute approche suspecte aurait été le premier soin de l’aventurier, si ses yeux eussent été ouverts en ce moment. Mais ce n’était pas là de quoi l’éveiller, et celui qui s’avançait put arriver en sa présence, à dix pas de l’arbre, sans avoir été aperçu.
Ce n’était point un homme, c’était un «guariba».
De tous ces singes à queue prenante qui hantent les forêts du Haut-Amazone, sahuis aux formes gracieuses, sajous cornus, monos à poils gris, sagouins qui ont l’air de porter un masque sur leur face grimaçante, le guariba est sans contredit le plus original. D’humeur sociable, peu farouche, très différent en cela du «mucura» féroce et infect, il a le goût de l’association et marche le plus ordinairement en troupe. C’est lui dont la présence se signale au loin par ce concert de voix monotones, qui ressemble aux prières psalmodiées des chantres. Mais, si la nature ne l’a pas créé méchant, il ne faut pas qu’on l’attaque sans précaution. En tout cas, ainsi qu’on va le voir, un voyageur endormi ne laisse pas d’être exposé, lorsqu’un guariba le surprend dans cette situation et hors d’état de se défendre.
Ce singe, qui porte aussi le nom de «barbado» au Brésil, était de grande taille. La souplesse et la vigueur de ses membres devaient faire de lui un vigoureux animal, aussi apte à lutter sur le sol qu’à sauter de branche en branche à la cime des géants de la forêt.
Mais, alors, celui-ci s’avançait à petits pas, prudemment. Il jetait des regards à droite et à gauche, en agitant rapidement sa queue. À ces représentants de la race simienne, la nature ne s’est pas contentée de donner quatre mains, – ce qui en fait des quadrumanes –, elle s’est montrée plus généreuse, et ils en ont véritablement cinq, puisque l’extrémité de leur appendice caudal possède une parfaite faculté de préhension.
Le guariba s’approcha sans bruit, brandissant un solide bâton, qui, manœuvré par son bras vigoureux, pouvait devenir une arme redoutable. Depuis quelques minutes, il avait dû apercevoir l’homme couché au pied de l’arbre, mais l’immobilité du dormeur l’engagea, sans doute, à venir le voir de plus près. Il s’avança donc, non sans quelque hésitation, et s’arrêta enfin à trois pas de lui.
Sur sa face barbue s’ébaucha une grimace qui découvrit ses dents acérées, d’une blancheur d’ivoire, et son bâton s’agita d’une façon peu rassurante pour le capitaine des bois.
Très certainement la vue de Torrès n’inspirait pas à ce guariba des idées bienveillantes. Avait-il donc des raisons particulières d’en vouloir à cet échantillon de la race humaine que le hasard lui livrait sans défense? Peut-être! On sait combien certains animaux gardent la mémoire des mauvais traitements qu’ils ont reçus, et il était possible que celui-ci eût quelque rancune en réserve contre les coureurs des bois.
En effet, pour les Indiens surtout, le singe est un gibier dont il convient de faire le plus grand cas, et, à quelque espèce qu’il appartienne, ils lui donnent la chasse avec toute l’ardeur d’un Nemrod, non seulement pour le plaisir de le chasser, mais aussi pour le plaisir de le manger.
Quoi qu’il en soit, si le guariba ne parut pas disposé à intervertir les rôles cette fois, s’il n’alla pas jusqu’à oublier que la nature n’a fait de lui qu’un simple herbivore en songeant à dévorer le capitaine des bois, il sembla du moins très décidé à détruire un de ses ennemis naturels.
Aussi, après l’avoir regardé pendant quelques instants, le guariba commença à faire le tour de l’arbre. Il marchait lentement, retenant son souffle, mais se rapprochant de plus en plus. Son attitude était menaçante, sa physionomie féroce. Assommer d’un seul coup cet homme immobile, rien ne devait lui être plus aisé, et, en ce moment, il est certain que la vie de Torrès ne tenait plus qu’à un fil.
En effet, le guariba s’arrêta une seconde fois tout près de l’arbre, il se plaça de côté, de manière à dominer la tête du dormeur, et il leva son bâton pour l’en frapper.
Mais, si Torrès avait été imprudent en déposant près de lui, dans le creux d’une racine, l’étui qui contenait son document et sa fortune, ce fut cette imprudence cependant qui lui sauva la vie.
Un rayon de soleil, se glissant entre les branches, vint frapper l’étui, dont le métal poli s’alluma comme un miroir. Le singe, avec cette frivolité particulière à son espèce, fut immédiatement distrait. Ses idées – si tant est qu’un animal puisse avoir des idées –, prirent aussitôt un autre cours. Il se baissa, ramassa l’étui, recula de quelques pas, et, l’élevant à la hauteur de ses yeux, il le regarda, non sans surprise, en le faisant miroiter. Peut-être fut-il encore plus étonné, lorsqu’il entendit résonner les pièces d’or que cet étui contenait. Cette musique l’enchanta. Ce fut comme un hochet aux mains d’un enfant. Puis, il le porta à sa bouche, et ses dents grincèrent sur le métal, mais ne cherchèrent point à l’entamer.
Sans doute, le guariba crut avoir trouvé là quelque fruit d’une nouvelle espèce, une sorte d’énorme amande toute brillante, avec un noyau qui jouait librement dans sa coque. Mais, s’il comprit bientôt son erreur, il ne pensa pas que ce fût une raison pour jeter cet étui. Au contraire, il le serra plus étroitement dans sa main gauche, et laissa choir son bâton, qui, en tombant, brisa une branche sèche.
À ce bruit, Torrès se réveilla, et, avec la prestesse des gens toujours aux aguets, chez lesquels le passage de l’état de sommeil à l’état de veille s’opère sans transition, il fut aussitôt debout.
En un instant, Torrès avait reconnu à qui il avait affaire.
«Un guariba!» s’écria-t-il.
Et sa main saisissant la manchetta déposée près de lui, il se mit en état de défense.
Le singe, effrayé, s’était aussitôt reculé, et, moins brave devant un homme éveillé que devant un homme endormi, après une rapide gambade, il se glissa sous les arbres.
«Il était temps! s’écria Torrès. Le coquin m’aurait assommé sans plus de cérémonie!»
Soudain, entre les mains du singe, qui s’était arrêté à vingt pas et le regardait avec force grimaces, comme s’il eût voulu le narguer, il aperçut son précieux étui.
«Le gueux! s’écria-t-il encore. S’il ne m’a pas tué, il a presque fait pis! Il m’a volé!»
La pensée que l’étui contenait son argent ne fut cependant pas pour le préoccuper tout d’abord. Mais ce qui le fit bondir, c’est l’idée que l’étui renfermait ce document, dont la perte, irréparable pour lui, entraînerait celle de toutes ses espérances.
«Mille diables!» s’écria-t-il.
Et cette fois, voulant, coûte que coûte, reprendre son étui, Torrès s’élança à la poursuite du guariba.
Il ne se dissimulait pas que d’atteindre cet agile animal ce n’était pas facile. Sur le sol, il s’enfuirait trop vite; dans les branches, il s’enfuirait trop haut. Un coup de fusil bien ajusté aurait seul pu l’arrêter dans sa course ou dans son vol; mais Torrès ne possédait aucune arme à feu. Son sabre-poignard et sa houe n’auraient eu raison du guariba qu’à la condition de pouvoir l’en frapper.
Il devint bientôt évident que le singe ne pourrait être atteint que par surprise. De là, nécessité pour Torrès de ruser avec le malicieux animal. S’arrêter, se cacher derrière quelque tronc d’arbre, disparaître sous un fourré, inciter le guariba, soit à s’arrêter, soit à revenir sur ses pas, il n’y avait pas autre chose à tenter. C’est ce que fit Torrès, et la poursuite commença dans ces conditions; mais, lorsque le capitaine des bois disparaissait, le singe attendait patiemment qu’il reparût, et, à ce manège, Torrès se fatiguait sans résultat.
«Damné guariba! s’écria-t-il bientôt. Je n’en viendrai jamais à bout, et il peut me reconduire ainsi jusqu’à la frontière brésilienne! Si encore il lâchait mon étui! Mais non! Le tintement des pièces d’or l’amuse! Ah! voleur! si je parviens à t’empoigner!…»
Et Torrès de reprendre sa poursuite, et le singe de détaler avec une nouvelle ardeur!
Une heure se passa dans ces conditions, sans amener aucun résultat. Torrès y mettait un entêtement bien naturel. Comment, sans ce document, pourrait-il battre monnaie?
La colère prenait alors Torrès. Il jurait, il frappait la terre du pied, il menaçait le guariba. La taquine bête ne lui répondait que par un ricanement bien fait pour le mettre hors de lui.
Et alors Torrès se remettait à le poursuivre. Il courait à perdre haleine, s’embarrassant dans ces hautes herbes, ces épaisses broussailles, ces lianes entrelacées, à travers lesquelles le guariba passait comme un coureur de steeple-chase. De grosses racines cachées sous les herbes barraient parfois les sentiers. Il buttait, il se relevait. Enfin il se surprit à crier: «À moi! à moi! au voleur!» comme s’il eût pu se faire entendre.
Bientôt, à bout de forces, et la respiration lui manquant, il fut obligé de s’arrêter.
«Mille diables! dit-il, quand je poursuivais les nègres marrons à travers les halliers, ils me donnaient moins de peine! Mais je l’attraperai, ce singe maudit; j’irai, oui! j’irai, tant que mes jambes pourront me porter, et nous verrons!…»
Le guariba était resté immobile, en voyant que l’aventurier avait cessé de le poursuivre. Il se reposait, lui aussi, bien qu’il fût loin d’être arrivé à ce degré d’épuisement qui interdisait tout mouvement à Torrès.
Il resta ainsi pendant dix minutes, grignotant deux ou trois racines qu’il venait d’arracher à fleur de terre, et il faisait de temps en temps tinter l’étui à son oreille.
Torrès, exaspéré, lui jeta des pierres qui l’atteignirent, mais sans lui faire grand mal à cette distance.
Il fallait pourtant prendre un parti. D’une part, continuer à poursuivre le singe avec si peu de chances de pouvoir l’atteindre, cela devenait insensé; de l’autre, accepter pour définitive cette réplique du hasard à toutes ses combinaisons, être non seulement vaincu, mais déçu et mystifié par un sot animal, c’était désespérant.
Et cependant, Torrès devait le reconnaître, lorsque la nuit serait venue, le voleur disparaîtrait sans peine, et lui, le volé, serait embarrassé même de retrouver son chemin à travers cette épaisse forêt. En effet, la poursuite l’avait entraîné à plusieurs milles des berges du fleuve, et il lui serait déjà malaisé d’y revenir.
Torrès hésita, il tâcha de résumer ses idées avec sang-froid, et, finalement, après avoir proféré une dernière imprécation, il allait abandonner toute idée de rentrer en possession de son étui, quand, songeant encore, en dépit de sa volonté, à ce document, à tout cet avenir échafaudé sur l’usage qu’il en comptait faire, il se dit qu’il se devait de tenter un dernier effort.
Il se releva donc.
Le guariba se releva aussi.
Il fit quelques pas en avant.
Le singe en fit autant en arrière; mais, cette fois, au lieu de s’enfoncer plus profondément dans la forêt, il s’arrêta au pied d’un énorme ficus, – cet arbre dont les échantillons variés sont si nombreux dans tout le bassin du Haut-Amazone.
Saisir le tronc de ses quatre mains, grimper avec l’agilité d’un clown qui serait un singe, s’accrocher avec sa queue prenante aux premières branches étendues horizontalement à quarante pieds au-dessus du sol, puis se hisser à la cime de l’arbre, jusqu’au point où ses derniers rameaux fléchissaient sous lui, ce ne fut qu’un jeu pour l’agile guariba et l’affaire de quelques instants.
Là, installé tout à son aise, il continua son repas interrompu en cueillant les fruits qui se trouvaient à la portée de sa main. Certes, Torrès aurait eu, lui aussi, grand besoin de boire et de manger, mais impossible! Sa musette était plate, sa gourde était vide!
Cependant, au lieu de revenir sur ses pas, il se dirigea vers l’arbre, bien que la situation prise par le singe fût encore plus défavorable pour lui. Il ne pouvait songer un instant à grimper aux branches de ce ficus, que son voleur aurait eu vite fait d’abandonner pour un autre.
Et toujours l’insaisissable étui de résonner à son oreille!
Aussi, dans sa fureur, dans sa folie, Torrès apostropha-t-il le guariba. Dire de quelle série d’invectives il le gratifia, serait impossible. N’alla-t-il pas jusqu’à le traiter, non seulement de métis, ce qui est déjà une grave injure dans la bouche d’un Brésilien de race blanche, mais encore de «curiboca», c’est-à-dire de métis, de nègre et d’Indien! Or, de toutes les insultes qu’un homme puisse adresser à un autre, il n’en est certainement pas de plus cruelle sous cette latitude équatoriale.
Mais le singe, qui n’était qu’un simple quadrumane, se moquait de tout ce qui eût révolté un représentant de l’espèce humaine.
Alors Torrès recommença à lui jeter des pierres, des morceaux de racines, tout ce qui pouvait lui servir de projectiles. Avait-il donc l’espoir de blesser grièvement le singe? Non! Il ne savait plus ce qu’il faisait. À vrai dire, la rage de son impuissance lui ôtait toute raison. Peut-être espéra-t-il un instant que, dans un mouvement que ferait le guariba pour passer d’une branche à une autre, l’étui lui échapperait, voire même que, pour ne pas demeurer en reste avec son agresseur, il s’aviserait de le lui lancer à la tête! Mais non! Le singe tenait à conserver l’étui, et tout en le serrant d’une main, il lui en restait encore trois pour se mouvoir.
Torrès, désespéré, allait définitivement abandonner la partie et revenir vers l’Amazone, lorsqu’un bruit de voix se fit entendre. Oui! un bruit de voix humaines.
On parlait à une vingtaine de pas de l’endroit où s’était arrêté le capitaine des bois.
Le premier soin de Torrès fut de se cacher dans un épais fourré. En homme prudent, il ne voulait pas se montrer, sans savoir au moins à qui il pouvait avoir affaire.
Palpitant, très intrigué, l’oreille tendue, il attendait, lorsque tout à coup retentit la détonation d’une arme à feu.
Un cri lui succéda, et le singe, mortellement frappé tomba lourdement sur le sol, tenant toujours l’étui de Torrès.
«Par le diable! s’écria celui-ci, voilà pourtant une balle qui est arrivée à propos!»
Et cette fois, sans s’inquiéter d’être vu, il sortait du fourré, lorsque deux jeunes gens apparurent sous les arbres.
C’étaient des Brésiliens, vêtus en chasseurs, bottes de cuir, chapeau léger de fibres de palmier, veste ou plutôt vareuse, serrée à la ceinture et plus commode que le puncho national. À leurs traits, à leur teint, on eût facilement reconnu qu’ils étaient de sang portugais.
Chacun d’eux était armé d’un de ces longs fusils de fabrication espagnole, qui rappellent un peu les armes arabes, fusils à longue portée, d’une assez grande justesse, et que les habitués de ces forêts du Haut-Amazone manœuvrent avec succès.
Ce qui venait de se passer en était la preuve. À une distance oblique de plus de quatre-vingts pas, le quadrumane avait été frappé d’une balle en pleine tête.
En outre, les deux jeunes gens portaient à la ceinture une sorte de couteau-poignard, qui a nom «foca» au Brésil, et dont les chasseurs n’hésitent pas à se servir pour attaquer l’onça et autres fauves, sinon très redoutables, du moins assez nombreux dans ces forêts.
Évidemment Torrès n’avait rien à craindre de cette rencontre, et il continua de courir vers le corps du singe.
Mais les jeunes gens, qui s’avançaient dans la même direction, avaient moins de chemin à faire, et, s’étant rapprochés de quelques pas, ils se trouvèrent en face de Torrès.
Celui-ci avait recouvré sa présence d’esprit.
«Grand merci messieurs, leur dit-il gaiement en soulevant le bord de son chapeau. Vous venez de me rendre, en tuant ce méchant animal, un grand service!»
Les chasseurs se regardèrent d’abord, ne comprenant pas ce qui leur valait ces remerciements.
Torrès, en quelques mots, les mit au courant de la situation.
«Vous croyez n’avoir tué qu’un singe, leur dit-il, et, en réalité, vous avez tué un voleur!
– Si nous vous avons été utiles, répondit le plus jeune des deux, c’est, à coup sûr, sans nous en douter; mais nous n’en sommes pas moins très heureux de vous avoir été bons à quelque chose.»
Et, ayant fait quelques pas en arrière, il se pencha sur le guariba; puis, non sans effort, il retira l’étui de sa main encore crispée.
«Voilà sans doute, dit-il, ce qui vous appartient, monsieur?
– C’est cela même», répondit Torrès, qui prit vivement l’étui, et ne put retenir un énorme soupir de soulagement.
«Qui dois-je remercier, messieurs, dit-il, pour le service qui vient de m’être rendu?
– Mon ami Manoel, médecin aide-major dans l’armée brésilienne, répondit le jeune homme.
– Si c’est moi qui ai tiré ce singe, fit observer Manoel, c’est toi qui me l’as fait voir, mon cher Benito.
– Dans ce cas, messieurs, répliqua Torrès, c’est à vous deux que j’ai cette obligation, aussi bien à monsieur Manoel qu’à monsieur…?
– Benito Garral», répondit Manoel.
Il fallut au capitaine des bois une grande force sur lui-même pour ne pas tressaillir en entendant ce nom, et surtout lorsque le jeune homme ajouta obligeamment:
«La ferme de mon père, Joam Garral, n’est qu’à trois milles d’ici3. S’il vous plaît, monsieur…?
– Torrès, répondit l’aventurier.
– S’il vous plaît d’y venir, monsieur Torrès, vous y serez hospitalièrement reçu.
– Je ne sais si je le puis! répondit Torrès, qui, surpris par cette rencontre très inattendue, hésitait à prendre un parti. Je crains en vérité de ne pouvoir accepter votre offre!… L’incident que je viens de vous raconter m’a fait perdre du temps!… Il faut que je retourne promptement vers l’Amazone… que je compte descendre jusqu’au Para…
– Eh bien, monsieur Torrès, reprit Benito, il est probable que nous nous reverrons sur son parcours, car, avant un mois, mon père et toute sa famille auront pris le même chemin que vous.
– Ah! dit assez vivement Torrès, votre père songe à repasser la frontière brésilienne?…
– Oui, pour un voyage de quelques mois, répondit Benito. Du moins, nous espérons l’y décider. – N’est-ce pas, Manoel?»
Manoel fit un signe de tête affirmatif.
«Eh bien, messieurs, répondit Torrès, il est en effet possible que nous nous retrouvions en route. Mais je ne puis, malgré mon regret, accepter votre offre en ce moment. Je vous en remercie néanmoins et me considère comme deux fois votre obligé.»
Cela dit, Torrès salua les jeunes gens, qui lui rendirent son salut et reprirent le chemin de la ferme.
Quant à lui, il les regarda s’éloigner. Puis, lorsqu’il les eut perdus de vue:
«Ah! il va repasser la frontière! dit-il d’une voix sourde. Qu’il la repasse donc, et il sera encore plus à ma merci! Bon voyage, Joam Garral!»
Et, ces paroles prononcées, le capitaine des bois, se dirigeant vers le sud, de manière à regagner la rive gauche du fleuve par le plus court, disparut dans l’épaisse forêt.
La famille Garral.
e village d’Iquitos est situé près de la rive gauche de l’Amazone, à peu près sur le soixante-quatorzième méridien, dans cette partie du grand fleuve qui porte encore le nom de Marânon, et dont le lit sépare le Pérou de la République de l’Équateur, à cinquante-cinq lieues vers l’ouest de la frontière brésilienne.
Iquitos a été fondé par les missionnaires, comme toutes ces agglomérations de cases, hameaux ou bourgades, qui se rencontrent dans le bassin de l’Amazone. Jusqu’à la dix-septième année de ce siècle, les Indiens Iquitos, qui en formèrent un moment l’unique population, s’étaient reportés à l’intérieur de la province, assez loin du fleuve. Mais, un jour, les sources de leur territoire se tarissent sous l’influence d’une éruption volcanique, et ils sont dans la nécessité de venir se fixer sur la gauche du Marânon. La race s’altéra bientôt par suite des alliances qui furent contractées avec les Indiens riverains, Ticunas ou Omaguas, et, aujourd’hui, Iquitos ne compte plus qu’une population mélangée, à laquelle il convient d’ajouter quelques Espagnols et deux ou trois familles de métis.
Une quarantaine de huttes, assez misérables, que leur toit de chaume rend à peine dignes du nom de chaumières, voilà tout le village, très pittoresquement groupé, d’ailleurs, sur une esplanade qui domine d’une soixantaine de pieds les rives du fleuve. Un escalier, fait de troncs transversaux, y accède, et il se dérobe aux yeux du voyageur, tant que celui-ci n’a pas gravi cet escalier, car le recul lui manque. Mais une fois sur la hauteur, on se trouve devant une enceinte peu défensive d’arbustes variés et de plantes arborescentes, rattachées par des cordons de lianes, que dépassent çà et là des têtes de bananiers et de palmiers de la plus élégante espèce.
À cette époque, – et sans doute la mode tardera longtemps à modifier leur costume primitif –, les Indiens d’Iquitos allaient à peu près nus. Seuls les Espagnols et les métis, fort dédaigneux envers leurs co-citadins indigènes, s’habillaient d’une simple chemise, d’un léger pantalon de cotonnade, et se coiffaient d’un chapeau de paille. Tous vivaient assez misérablement dans ce village, d’ailleurs, frayant peu ensemble, et, s’ils se réunissaient parfois, ce n’était qu’aux heures où la cloche de la Mission les appelait à la case délabrée qui servait d’église.
Mais, si l’existence était à l’état presque rudimentaire au village d’Iquitos comme dans la plupart des hameaux du Haut-Amazone, il n’aurait pas fallu faire une lieue, en descendant le fleuve, pour rencontrer sur la même rive un riche établissement où se trouvaient réunis tous les éléments d’une vie confortable.
C’était la ferme de Joam Garral, vers laquelle revenaient les deux jeunes gens, après leur rencontre avec le capitaine des bois.
Là, sur un coude du fleuve, au confluent du rio Nanay, large de cinq cents pieds, s’était fondée, il y a bien des années, cette ferme, cette métairie, ou, pour employer l’expression du pays, cette «fazenda», alors en pleine prospérité. Au nord, le Nanay la bordait de sa rive droite sur un espace d’un petit mille, et c’était sur une longueur égale, à l’est, qu’elle se faisait riveraine du grand fleuve. À l’ouest, de petits cours d’eau, tributaires du Nanay, et quelques lagunes de médiocre étendue la séparaient de la savane et des campines, réservées au pacage des bestiaux.
C’était là que Joam Garral, en 1826, – vingt-six ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire –, fut accueilli par le propriétaire de la fazenda.
Ce Portugais, nommé Magalhaës, n’avait d’autre industrie que celle d’exploiter les bois du pays, et son établissement, récemment fondé, n’occupait alors qu’un demi-mille sur la rive du fleuve.
Là, Magalhaës, hospitalier comme tous ces Portugais de vieille race, vivait avec sa fille Yaquita, qui, depuis la mort, de sa mère, avait pris la direction du ménage. Magalhaës était un bon travailleur, dur à la fatigue, mais l’instruction lui faisait défaut. S’il s’entendait à conduire les quelques esclaves qu’il possédait et la douzaine d’Indiens dont il louait les services, il se montrait moins apte aux diverses opérations extérieures de son commerce. Aussi, faute de savoir, l’établissement d’Iquitos ne prospérait-il pas, et les affaires du négociant portugais étaient-elles quelque peu embarrassées.
Ce fut dans ces circonstances que Joam Garral, qui avait alors vingt-deux ans, se trouva un jour en présence de Magalhaës. Il était arrivé dans le pays à bout de forces et de ressources. Magalhaës l’avait trouvé à demi mort de faim et de fatigue dans la forêt voisine. C’était un brave cœur, ce Portugais. Il ne demanda pas à cet inconnu d’où il venait, mais ce dont il avait besoin. La mine noble et fière de Joam Garral, malgré son épuisement, l’avait touché. Il le recueillit, le remit sur pied et lui offrit, pour quelques jours d’abord, une hospitalité qui devait durer sa vie entière.
Voilà donc dans quelles conditions Joam Garral fut introduit à la ferme d’Iquitos.
Brésilien de naissance, Joam Garral était sans famille, sans fortune. Des chagrins, disait-il, l’avaient forcé à s’expatrier, en abandonnant tout esprit de retour. Il demanda à son hôte la permission de ne pas s’expliquer sur ses malheurs passés, – malheurs aussi graves qu’immérités. Ce qu’il cherchait, ce qu’il voulait, c’était une vie nouvelle, une vie de travail. Il allait un peu à l’aventure, avec la pensée de se fixer dans quelque fazenda de l’intérieur. Il était instruit, intelligent. Il y avait dans toute sa prestance cet on ne sait quoi qui annonce l’homme sincère, dont l’esprit est net et rectiligne. Magalhaës, tout à fait séduit, lui offrit de rester à la ferme, où il était en mesure d’apporter ce qui manquait au digne fermier.
Joam Garral accepta sans hésiter. Son intention avait été d’entrer tout d’abord dans un «seringal», exploitation de caoutchouc, où un bon ouvrier gagnait, à cette époque, cinq ou six piastres4 par jour, et pouvait espérer devenir patron, pour peu que la chance le favorisât; mais Magalhaës lui fit justement observer que, si la paye était forte, on ne trouvait de travail dans les seringals qu’au moment de la récolte, c’est-à-dire pendant quelques mois seulement, ce qui ne pouvait constituer une position stable, telle que le jeune homme devait la désirer.
Le Portugais avait raison. Joam Garral le comprit, et il entra résolument au service de la fazenda, décidé à lui consacrer toutes ses forces.
Magalhaës n’eut pas à se repentir de sa bonne action. Ses affaires se rétablirent. Son commerce de bois, qui, par l’Amazone, s’étendait jusqu’au Para, prit bientôt, sous l’impulsion de Joam Garral, une extension considérable. La fazenda ne tarda pas à grandir à proportion et se développa sur la rive du fleuve jusqu’à l’embouchure du Nanay. De l’habitation, on fit une demeure charmante, élevée d’un étage, entourée d’une véranda, à demi cachée sous de beaux arbres, des mimosas, des figuiers-sycomores, des bauhinias, des paullinias, dont le tronc disparaissait sous un réseau de granadilles, de bromélias à fleurs écarlates et de lianes capricieuses.
Au loin, derrière des buissons géants, sous des massifs de plantes arborescentes, se cachait tout l’ensemble des constructions où demeurait le personnel de la fazenda, les communs, les cases des noirs, les carbets des Indiens. De la rive du fleuve, bordée de roseaux et de végétaux aquatiques, on ne voyait donc que la maison forestière.
Une vaste campine, laborieusement défrichée le long des lagunes, offrit d’excellents pâturages. Les bestiaux y abondèrent. Ce fut une nouvelle source de gros bénéfices dans ces riches contrées, où un troupeau double en quatre ans, tout en donnant dix pour cent d’intérêts, rien que par la vente de la chair et des peaux des bêtes abattues pour la consommation des éleveurs. Quelques «sitios» ou plantations de manioc et de café furent fondés sur des parties de bois mises en coupe. Des champs de cannes à sucre exigèrent bientôt la construction d’un moulin pour l’écrasement des tiges saccharifères, destinées à la fabrication de la mélasse, du tafia et du rhum. Bref, dix ans après l’arrivée de Joam Garral à la ferme d’Iquitos, la fazenda était devenue l’un des plus riches établissements du Haut-Amazone. Grâce à la bonne direction imprimée par le jeune commis aux travaux du dedans et aux affaires du dehors, sa prospérité s’accroissait de jour en jour.
Le Portugais n’avait pas attendu si longtemps pour reconnaître ce qu’il devait à Joam Garral. Afin de le récompenser suivant son mérite, il l’avait d’abord intéressé dans les bénéfices de son exploitation; puis, quatre ans après son arrivée, il en avait fait son associé au même titre que lui-même et à parties égales entre eux deux.
Mais il rêvait mieux encore. Yaquita, sa fille, avait su comme lui reconnaître dans ce jeune homme silencieux, doux aux autres, dur à lui-même, de sérieuses qualités de cœur et d’esprit. Elle l’aimait; mais, bien que de son côté Joam ne fût pas resté insensible aux mérites et à la beauté de cette vaillante fille, soit fierté, soit réserve, il ne semblait pas songer à la demander en mariage.
Un grave incident hâta la solution.
Magalhaës, un jour, en dirigeant une coupe, fut mortellement blessé par la chute d’un arbre. Rapporté presque sans mouvement à la ferme et se sentant perdu, il releva Yaquita qui pleurait à son côté, il lui prit la main, il la mit dans celle de Joam Garral en lui faisant jurer de la prendre pour femme.
«Tu as refait ma fortune, dit-il, et je ne mourrai tranquille que si, par cette union, je sens l’avenir de ma fille assuré!
– Je puis rester son serviteur dévoué, son frère, son protecteur, sans être son époux, avait d’abord répondu Joam Garral. Je vous dois tout, Magalhaës, je ne l’oublierai jamais, et le prix dont vous voulez payer mes efforts dépasse leur mérite!»
Le vieillard avait insisté. La mort ne lui permettait pas d’attendre, il exigea une promesse, qui lui fut faite.
Yaquita avait vingt-deux ans alors, Joam en avait vingt-six. Tous deux s’aimaient, et ils se marièrent quelques heures avant la mort de Magalhaës, qui eut encore la force de bénir leur union.
Ce fut par suite de ces circonstances qu’en 1830 Joam Garral devint le nouveau fazender d’Iquitos, à l’extrême satisfaction de tous ceux qui composaient le personnel de la ferme.
La prospérité de l’établissement ne pouvait que s’accroître de ces deux intelligences réunies en un seul cœur.
Un an après son mariage, Yaquita donna un fils à son mari, et deux ans après, une fille. Benito et Minha, les petits-enfants du vieux Portugais, devaient être dignes de leur grand-père, les enfants, dignes de Joam et Yaquita.
La jeune fille devint charmante. Elle ne quitta point la fazenda. Élevée dans ce milieu pur et sain, au milieu de cette belle nature des régions tropicales, l’éducation que lui donna sa mère, l’instruction qu’elle reçut de son père, lui suffirent. Qu’aurait-elle été apprendre de plus dans un couvent de Manao ou de Bélem? Où aurait-elle trouvé de meilleurs exemples de toutes les vertus privées? Son esprit et son cœur se seraient-ils plus délicatement formés loin de la maison paternelle? Si la destinée ne lui réservait pas de succéder à sa mère dans l’administration de la fazenda, elle saurait être à la hauteur de n’importe quelle situation à venir.
Quant à Benito, ce fut autre chose. Son père voulut avec raison qu’il reçût une éducation aussi solide et aussi complète qu’on la donnait alors dans les grandes villes du Brésil. Déjà, le riche fazender n’avait rien à se refuser pour son fils. Benito possédait d’heureuses dispositions, un cerveau ouvert, une intelligence vive, des qualités de cœur égales à celles de son esprit. À l’âge de douze ans, il fut envoyé au Para, à Bélem, et là, sous la direction d’excellents professeurs, il trouva les éléments d’une éducation qui devait en faire plus tard un homme distingué. Rien dans les lettres, ni dans les sciences, ni dans les arts, ne lui fut étranger. Il s’instruisit comme si la fortune de son père ne lui eût pas permis de rester oisif. Il n’était pas de ceux qui s’imaginent que la richesse dispense du travail, mais de ces vaillants esprits, fermes et droits, qui croient que nul ne doit se soustraire à cette obligation naturelle, s’il veut être digne du nom d’homme.
Pendant les premières années de son séjour à Bélem, Benito avait fait la connaissance de Manoel Valdez. Ce jeune homme, fils d’un négociant du Para, faisait ses études dans la même institution que Benito. La conformité de leurs caractères, de leurs goûts, ne tarda pas à les unir d’une étroite amitié, et ils devinrent deux inséparables compagnons.
Manoel, né en 1832, était d’un an l’aîné de Benito. Il n’avait plus que sa mère, qui vivait de la modeste fortune que lui avait laissée son mari. Aussi, Manoel, lorsque ses premières études furent achevées, suivit-il des cours de médecine. Il avait un goût passionné pour cette noble profession, et son intention était d’entrer dans le service militaire vers lequel il se sentait attiré.
À l’époque où l’on vient de le rencontrer avec son ami Benito, Manoel Valdez avait déjà obtenu son premier grade, et il était venu prendre quelques mois de congé à la fazenda, où il avait l’habitude de passer ses vacances. Ce jeune homme de bonne mine, à la physionomie distinguée, d’une certaine fierté native qui lui seyait bien, c’était un fils de plus que Joam et Yaquita comptaient dans la maison. Mais, si cette qualité de fils en faisait le frère de Benito, ce titre lui eût paru insuffisant près de Minha, et bientôt il devait s’attacher à la jeune fille par un lien plus étroit que celui qui unit un frère à une sœur.
En l’année 1852, – dont quatre mois étaient déjà écoulés au début de cette histoire, – Joam Garral était âgé de quarante-huit ans. Sous un climat dévorant qui use si vite, il avait su, par sa sobriété, la réserve de ses goûts, la convenance de sa vie, toute de travail, résister là où d’autres se courbent avant l’heure. Ses cheveux qu’il portait courts, sa barbe qu’il portait entière, grisonnaient déjà et lui donnaient l’aspect d’un puritain. L’honnêteté proverbiale des négociants et des fazenders brésiliens était peinte sur sa physionomie, dont la droiture était le caractère saillant. Bien que de tempérament calme, on sentait en lui comme un feu intérieur que la volonté savait dominer. La netteté de son regard indiquait une force vivace, à laquelle il ne devait jamais s’adresser en vain, lorsqu’il s’agissait de payer de sa personne.
Et cependant, chez cet homme calme, à circulation forte, auquel tout semblait avoir réussi dans la vie, on pouvait remarquer comme un fond de tristesse, que la tendresse même de Yaquita n’avait pu vaincre.
Pourquoi ce juste, respecté de tous, placé dans toutes les conditions qui doivent assurer le bonheur, n’en avait-il pas l’expansion rayonnante? Pourquoi semblait-il ne pouvoir être heureux que par les autres, non par lui-même? Fallait-il attribuer cette disposition à quelque secrète douleur? C’était là un motif de constante préoccupation pour sa femme.
Yaquita avait alors quarante-quatre ans. Dans ce pays tropical, où ses pareilles sont déjà vieilles à trente, elle aussi avait su résister aux dissolvantes influences du climat. Ses traits, un peu durcis mais beaux encore, conservaient ce fier dessin du type portugais, dans lequel la noblesse du visage s’unit si naturellement à la dignité de l’âme.
Benito et Minha répondaient par une affection sans bornes et de toutes les heures à l’amour que leurs parents avaient pour eux.
Benito, âgé de vingt et un ans alors, vif, courageux, sympathique, tout en dehors, contrastait en cela avec son ami Manoel, plus sérieux, plus réfléchi. Ç’avaient été une grande joie pour Benito, après toute une année passée à Bélem, si loin de la fazenda, d’être revenu avec son jeune ami dans la maison paternelle; d’avoir revu son père, sa mère, sa sœur; de s’être retrouvé, chasseur déterminé qu’il était, au milieu de ces forêts superbes du Haut-Amazone, dont l’homme, pendant de longs siècles encore, ne pénétrera pas tous les secrets.
Minha avait alors vingt ans. C’était une charmante jeune fille, brune avec de grands yeux bleus, de ces yeux qui s’ouvrent sur l’âme. De taille moyenne, bien faite, une grâce vivante, elle rappelait le beau type de Yaquita. Un peu plus sérieuse que son frère, bonne, charitable, bienveillante, elle était aimée de tous. À ce sujet, on pouvait interroger sans crainte les plus infimes serviteurs de la fazenda. Par exemple, il n’eût pas fallu demander à l’ami de son frère, à Manoel Valdez, «comment il la trouvait»! Il était trop intéressé dans la question et n’aurait pas répondu sans quelque partialité.
Le dessin de la famille Garral ne serait pas achevé, il lui manquerait quelques traits, s’il n’était parlé du nombreux personnel de la fazenda.
Au premier rang, il convient de nommer une vieille négresse de soixante ans, Cybèle, libre par la volonté de son maître, esclave par son affection pour lui et les siens, et qui avait été la nourrice de Yaquita. Elle était de la famille. Elle tutoyait la fille et la mère. Toute la vie de cette bonne créature s’était passée dans ces champs, au milieu de ces forêts, sur cette rive du fleuve, qui bornaient l’horizon de la ferme. Venue enfant à Iquitos, à l’époque où la traite des noirs se faisait encore, elle n’avait jamais quitté ce village, elle s’y était mariée, et, veuve de bonne heure, ayant perdu son unique fils, elle était restée au service de Magalhaës. De l’Amazone, elle ne connaissait que ce qui en coulait devant ses yeux.
Avec elle, et plus spécialement attachée au service de Minha, il y avait une jolie et rieuse mulâtresse, de l’âge de la jeune fille, et qui lui était toute dévouée. Elle se nommait Lina. C’était une de ces gentilles créatures, un peu gâtées, auxquelles on passe une grande familiarité, mais qui, en revanche, adorent leurs maîtresses. Vive, remuante, caressante, câline, tout lui était permis dans la maison.
Quant aux serviteurs, on en comptait de deux sortes: les Indiens, au nombre d’une centaine, employés à gages pour les travaux de la fazenda, et les noirs, en nombre double, qui n’était pas libres encore, mais dont les enfants ne naissaient plus esclaves. Joam Garral avait précédé dans cette voie le gouvernement brésilien. En ce pays, d’ailleurs, plus qu’en tout autre, les nègres venus du Benguela, du Congo, de la Côte d’Or, ont toujours été traités avec douceur, et ce n’était pas à la fazenda d’Iquitos qu’il eût fallu chercher ces tristes exemples de cruauté, si fréquents sur les plantations étrangères.
Hésitations.
anoel aimait la sœur de son ami Benito, et la jeune fille répondait à son affection. Tous deux avaient pu s’apprécier: ils étaient vraiment dignes l’un de l’autre.
Lorsqu’il ne lui fut plus permis de se tromper aux sentiments qu’il éprouvait pour Minha, Manoel s’en était tout d’abord ouvert à Benito.
«Ami Manoel, avait aussitôt répondu l’enthousiaste jeune homme, tu as joliment raison de vouloir épouser ma sœur! Laisse-moi agir! Je vais commencer par en parler à notre mère, et je crois pouvoir te promettre que son consentement ne se fera pas attendre!»
Une demi-heure après, c’était fait. Benito n’avait rien eu à apprendre à sa mère: la bonne Yaquita avait lu avant eux dans le cœur des deux jeunes gens.
Dix minutes après, Benito était en face de Minha. Il faut en convenir, il n’eut pas là non plus à faire de grands frais d’éloquence. Aux premiers mots, la tête de l’aimable enfant se pencha sur l’épaule de son frère, et cet aveu «Que je suis contente!» était sorti de son cœur.
La réponse précédait presque la question: elle était claire. Benito n’en demanda pas davantage.
Quant au consentement de Joam Garral, il ne pouvait être l’objet d’un doute. Mais, si Yaquita et ses enfants ne lui parlèrent pas aussitôt de ce projet d’union, c’est qu’avec l’affaire du mariage, ils voulaient traiter en même temps une question qui pouvait bien être plus difficile à résoudre: c’était celle de l’endroit où ce mariage serait célébré.
En effet, où se ferait-il? Dans cette modeste chaumière du village, qui servait d’église? Pourquoi pas? puisque là, Joam et Yaquita avaient reçu la bénédiction nuptiale du padre Passanha, qui était alors le curé de la paroisse d’Iquitos. À cette époque, comme à l’époque actuelle, au Brésil, l’acte civil se confondait avec l’acte religieux, et les registres de la Mission suffisaient à constater la régularité d’une situation qu’aucun officier de l’état civil n’avait été chargé d’établir.
Ce serait très probablement le désir de Joam Garral, que le mariage se fît au village d’Iquitos, en grande cérémonie, avec le concours de tout le personnel de la fazenda; mais, si telle était sa pensée, il allait subir une vigoureuse attaque à ce sujet.
«Manoel, avait dit la jeune fille à son fiancé, si j’étais consultée, ce ne serait pas ici, c’est au Para que nous nous marierions. Madame Valdez est souffrante, elle ne peut se transporter à Iquitos, et je ne voudrais pas devenir sa fille sans être connue d’elle et sans la connaître. Ma mère pense comme moi sur tout cela. Aussi voudrions-nous décider mon père à nous conduire à Bélem, près de celle dont la maison doit être bientôt la mienne! Nous approuvez-vous?»
À cette proposition, Manoel avait répondu en pressant la main de Minha. C’était, à lui aussi, son plus cher désir que sa mère assistât à la cérémonie de son mariage. Benito avait approuvé ce projet sans réserve, et il ne s’agissait plus que de décider Joam Garral.
Et si, ce jour-là, les deux jeunes gens étaient allés chasser dans la forêt, c’était afin de laisser Yaquita seule avec son mari.
Tous deux, dans l’après-midi, se trouvaient donc dans la grande salle de l’habitation.
Joam Garral, qui venait de rentrer, était à demi étendu sur un divan de bambous finement tressés, lorsque Yaquita, un peu émue, vint se placer près de lui.
Apprendre à Joam quels étaient les sentiments de Manoel pour sa fille, ce n’était pas ce qui la préoccupait. Le bonheur de Minha ne pouvait qu’être assuré par ce mariage, et Joam serait heureux d’ouvrir ses bras à ce nouveau fils, dont il connaissait et appréciait les sérieuses qualités. Mais décider son mari à quitter la fazenda, Yaquita sentait bien que cela allait être une grosse question.
En effet, depuis que Joam Garral, jeune encore, était arrivé dans ce pays, il ne s’en était jamais absenté, pas même un jour. Bien que la vue de l’Amazone, avec ses eaux doucement entraînées vers l’est, invitât à suivre son cours, bien que Joam envoyât chaque année des trains de bois à Manao, à Bélem, au littoral du Para, bien qu’il eût vu, tous les ans, Benito partir, après les vacances, pour retourner à ses études, jamais la pensée ne semblait lui être venue de l’accompagner.
Les produits de la ferme, ceux des forêts, aussi bien que ceux de la campine, le fazender les livrait sur place. On eût dit que l’horizon qui bornait cet Éden dans lequel se concentrait sa vie, il ne voulait le franchir ni de la pensée ni du regard.
Il suivait de là que si, depuis vingt-cinq ans, Joam Garral n’avait point passé la frontière brésilienne, sa femme et sa fille en étaient encore à mettre le pied sur le sol brésilien. Et pourtant, l’envie de connaître quelque peu ce beau pays, dont Benito leur parlait souvent, ne leur manquait pas! Deux ou trois fois, Yaquita avait pressenti son mari à cet égard. Mais elle avait vu que la pensée de quitter la fazenda, ne fût-ce que pour quelques semaines, amenait sur son front un redoublement de tristesse. Ses yeux se voilaient alors, et, d’un ton de doux reproche:
«Pourquoi quitter notre maison? Ne sommes-nous pas heureux ici?» répondait-il.
Et Yaquita, devant cet homme dont la bonté active, dont l’inaltérable tendresse la rendaient si heureuse, n’osait pas insister.
Cette fois, cependant, il y avait une raison sérieuse à faire valoir. Le mariage de Minha était une occasion toute naturelle de conduire la jeune fille à Bélem, où elle devait résider avec son mari.
Là, elle verrait, elle apprendrait à aimer la mère de Manoel Valdez. Comment Joam Garral pourrait-il hésiter devant un désir si légitime? Comment, d’autre part, n’eût-il pas compris son désir, à elle aussi, de connaître celle qui allait être la seconde mère de son enfant, et comment ne le partagerait-il pas?
Yaquita avait pris la main de son mari, et de cette voix caressante, qui avait été toute la musique de sa vie, à ce rude travailleur:
«Joam, dit-elle, je viens te parler d’un projet dont nous désirons ardemment la réalisation, et qui te rendra aussi heureux que nous le sommes, nos enfants et moi.
– De quoi s’agit-il, Yaquita? demanda Joam.
– Manoel aime notre fille, il est aimé d’elle, et dans cette union ils trouveront le bonheur…»
Aux premiers mots de Yaquita, Joam Garral s’était levé, sans avoir pu maîtriser ce brusque mouvement. Ses yeux s’étaient baissés ensuite, et il semblait vouloir éviter le regard de sa femme.
«Qu’as-tu, Joam? demanda-t-elle.
– Minha?… se marier?… murmurait Joam.
– Mon ami, reprit Yaquita, le cœur serré, as-tu donc quelque objection à faire à ce mariage? Depuis longtemps déjà, n’avais-tu pas remarqué les sentiments de Manoel pour notre fille?
– Oui!… Et depuis un an!…
Puis, Joam s’était rassis sans achever sa pensée. Par un effort de sa volonté, il était redevenu maître de lui-même. L’inexplicable impression qui s’était faite en lui s’était dissipée. Peu à peu, ses yeux revinrent chercher les yeux de Yaquita, et il resta pensif en la regardant.
Yaquita lui prit la main.
«Mon Joam, dit-elle, me serais-je donc trompée? N’avais-tu pas la pensée que ce mariage se ferait un jour, et qu’il assurerait à notre fille toutes les conditions du bonheur?
– Oui… répondit Joam… toutes!… Assurément!… Cependant, Yaquita, ce mariage… ce mariage dans notre idée à tous… quand se ferait-il?… Prochainement?
– Il se ferait à l’époque que tu choisirais, Joam.
– Et il s’accomplirait ici… à Iquitos?»
Cette demande allait amener Yaquita à traiter la seconde question qui lui tenait au cœur. Elle ne le fit pas, cependant, sans une hésitation bien compréhensible.
«Joam, dit-elle, après un instant de silence, écoute-moi bien! J’ai, au sujet de la célébration de ce mariage, à te faire une proposition que tu approuveras, je l’espère. Deux ou trois fois déjà depuis vingt ans, je t’ai proposé de nous conduire, ma fille et moi, jusque dans ces provinces du Bas-Amazone et du Para, que nous n’avons jamais visitées. Les soins de la fazenda, les travaux qui réclamaient ta présence ici ne t’ont pas permis de satisfaire notre désir. T’absenter, ne fût-ce que quelques jours, cela pouvait alors nuire à tes affaires. Mais maintenant, elles ont réussi au-delà de tous nos rêves, et, si l’heure du repos n’est pas encore venue pour toi, tu pourrais du moins maintenant distraire quelques semaines de tes travaux!»
Joam Garral ne répondit pas; mais Yaquita sentit sa main frémir dans la sienne, comme sous le choc d’une impression douloureuse. Toutefois, un demi-sourire se dessina sur les lèvres de son mari: c’était comme une invitation muette à sa femme d’achever ce qu’elle avait à dire.
«Joam, reprit-elle, voici une occasion qui ne se représentera plus dans toute notre existence. Minha va se marier au loin, elle va nous quitter! C’est le premier chagrin que notre fille nous aura causé, et mon cœur se serre, quand je songe à cette séparation si prochaine! Eh bien, je serais contente de pouvoir l’accompagner jusqu’à Bélem! Ne te paraît-il pas convenable, d’ailleurs, que nous connaissions la mère de son mari, celle qui va me remplacer auprès d’elle, celle à qui nous allons la confier? J’ajoute que Minha ne voudrait pas causer à madame Valdez ce chagrin de se marier loin d’elle. À l’époque de notre union, mon Joam, si ta mère avait vécu, n’aurais-tu pas aimé à te marier sous ses yeux!»
Joam Garral, à ces paroles de Yaquita, fit encore un mouvement qu’il ne put réprimer.
«Mon ami, reprit Yaquita, avec Minha, avec nos deux fils, Benito et Manoel, avec toi, ah! que j’aimerais à voir notre Brésil, à descendre ce beau fleuve, jusqu’à ces dernières provinces du littoral qu’il traverse! Il me semble que là-bas, la séparation serait ensuite moins cruelle! Au retour, par la pensée, je pourrais revoir ma fille dans l’habitation où l’attend sa seconde mère! Je ne la chercherais pas dans l’inconnu! Je me croirais moins étrangère aux actes de sa vie!»
Cette fois, Joam avait les yeux fixés sur sa femme, et il la regarda longuement, sans rien répondre encore.
Que se passait-il en lui? Pourquoi cette hésitation à satisfaire une demande si juste en elle-même, à dire un «oui» qui paraissait devoir faire un si vif plaisir à tous les siens? Le soin de ses affaires ne pouvait plus être une raison suffisante! Quelques semaines d’absence ne les compromettraient en aucune façon! Son intendant saurait, en effet, sans dommage, le remplacer à la fazenda! Et cependant il hésitait toujours!
Yaquita avait pris dans ses deux mains la main de son mari, et elle la serrait plus tendrement.
«Mon Joam, dit-elle, ce n’est pas à un caprice que je te prie de céder. Non! J’ai longtemps réfléchi à la proposition que je viens de te faire, et si tu consens, ce sera la réalisation de mon plus cher désir. Nos enfants connaissent la démarche que je fais près de toi en ce moment. Minha, Benito, Manoel te demandent ce bonheur, que nous les accompagnions tous les deux! J’ajoute que nous aimerions à célébrer ce mariage à Bélem plutôt qu’à Iquitos. Cela serait utile à notre fille, à son établissement, à la situation qu’elle doit prendre à Bélem, qu’on la vît arriver avec les siens, et elle paraîtrait moins étrangère dans cette ville où doit s’écouler la plus grande partie de son existence!»
Joam Garral s’était accoudé. Il cacha un instant son visage dans ses mains, comme un homme qui sent le besoin de se recueillir avant de répondre. Il y avait évidemment en lui une hésitation contre laquelle il voulait réagir, un trouble même que sa femme sentait bien, mais qu’elle ne pouvait s’expliquer. Un combat secret se livrait sous ce front pensif. Yaquita, inquiète, se reprochait presque d’avoir touché cette question. En tout cas, elle se résignerait à ce que Joam déciderait. Si ce départ lui coûtait trop, elle ferait taire ses désirs; elle ne parlerait plus jamais de quitter la fazenda; jamais elle ne demanderait la raison de ce refus inexplicable.
Quelques minutes s’écoulèrent. Joam Garral s’était levé. Il était allé, sans se retourner, jusqu’à la porte. Là, il semblait jeter un dernier regard sur cette belle nature, sur ce coin du monde, où, tout le bonheur de sa vie, il avait su l’enfermer depuis vingt ans.
Puis, il revint à pas lents vers sa femme. Sa physionomie avait pris une nouvelle expression, celle d’un homme qui vient de s’arrêter à une décision suprême, et dont les irrésolutions ont cessé.
«Tu as raison! dit-il d’une voix ferme à Yaquita. Ce voyage est nécessaire! Quand veux-tu que nous partions?
– Ah! Joam, mon Joam! s’écria Yaquita, toute à sa joie, merci pour moi!… Merci pour eux!»
Et des larmes d’attendrissement lui vinrent aux yeux, pendant que son mari la pressait sur son cœur.
En ce moment, des voix joyeuses se firent entendre au dehors, à la porte de l’habitation.
Manoel et Benito, un instant après, apparaissaient sur le seuil, presque en même temps que Minha, qui venait de quitter sa chambre.
«Votre père consent, mes enfants! s’écria Yaquita. Nous partirons tous pour Bélem!»
Joam Garral, le visage grave, sans prononcer une parole, reçut les caresses de son fils, les baisers de sa fille.
«Et à quelle date, mon père, demanda Benito, voulez-vous que se célèbre le mariage?
– La date?… répondit Joam… la date? Nous verrons!… Nous la fixerons à Bélem!
– Que je suis contente! que je suis contente! répétait Minha, comme au jour où elle avait connu la demande de Manoel. Nous allons donc voir l’Amazone, dans toute sa gloire, sur tout son parcours à travers les provinces brésiliennes! Ah! père, merci!»
Et la jeune enthousiaste, dont l’imagination prenait déjà son vol, s’adressant à son frère et à Manoel:
«Allons à la bibliothèque, dit-elle! Prenons tous les livres, toutes les cartes qui peuvent nous faire connaître ce bassin magnifique! Il ne s’agit pas de voyager en aveugles! Je veux tout voir et tout savoir de ce roi des fleuves de la terre!»
1 1 000 reis valent environ 3 francs de monnaie française, et un conto de reis vaut 3 000 francs.
2 174 000 francs.
3 Les mesures itinéraires au Brésil sont le petit mille, qui vaut 2 060 mètres, et la lieue commune ou grand mille, qui vaut 6 180 mètres.
4 Environ 30 francs, paye qui s’élevait autrefois à 100 francs.