Jules Verne
la jangada
Huit cent lieues sur l'Amazone
(Chapitre XIII-XVI)
82 dessinsde Leon Benett et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Torrès.
cinq heures du soir, Fragoso était encore là, n’en pouvant plus, et il se demandait s’il ne serait pas obligé de passer la nuit pour satisfaire la foule des expectants.
En ce moment, un étranger arriva sur la place, et, voyant toute cette réunion d’indigènes, il s’avança vers l’auberge.
Pendant quelques instants, cet étranger regarda Fragoso attentivement avec une certaine circonspection. Sans doute, l’examen le satisfit, car il entra dans la loja.
C’était un homme âgé de trente-cinq ans environ. Il portait un assez élégant costume de voyage, qui faisait valoir les agréments de sa personne. Mais sa forte barbe noire, que les ciseaux n’avaient pas dû tailler depuis longtemps, et ses cheveux, un peu longs, réclamaient impérieusement les bons offices d’un coiffeur.
«Bonjour, l’ami, bonjour!» dit-il en frappant légèrement l’épaule de Fragoso.
Fragoso se retourna lorsqu’il entendit ces quelques mots prononcés en pur brésilien, et non plus l’idiome mélangé des indigènes.
«Un compatriote? demanda-t-il, sans cesser de tortiller la boucle rebelle d’une tête mayorunasse.
– Oui, répondit l’étranger, un compatriote, qui aurait besoin de vos services.
– Comment donc! mais à l’instant, dit Fragoso. Dès que je vais avoir «terminé madame»!
Et ce fut fait en deux coups de fer.
Bien que le dernier venu n’eût pas droit à la place vacante, cependant il s’assit sur l’escabeau, sans que cela amenât aucune réclamation de la part des indigènes, dont le tour était ainsi reculé.
Fragoso laissa les fers pour les ciseaux du coiffeur, et, selon l’habitude de ses collègues:
«Que désire monsieur? demanda-t-il.
– Faire tailler ma barbe et mes cheveux, répondit l’étranger.
– À vos souhaits!» dit Fragoso en introduisant le peigne dans l’épaisse chevelure de son client.
Et aussitôt les ciseaux de faire leur office.
«Et vous venez de loin? demanda Fragoso, qui ne pouvait opérer sans grande abondance de paroles.
– Je viens des environs d’Iquitos.
– Tiens, c’est comme moi! s’écria Fragoso. J’ai descendu l’Amazone d’Iquitos à Tabatinga! Et peut-on vous demander votre nom?
– Sans inconvénient, répondit l’étranger. Je me nomme Torrès.»
Lorsque les cheveux de son client eurent été coupés «à la dernière mode», Fragoso commença à tailler sa barbe; mais, à ce moment, comme il le regardait bien en face, il s’arrêta, reprit son opération, puis, enfin:
«Eh! monsieur Torrès, dit-il, est-ce que?… Je crois vous reconnaître!… Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà vus quelque part?
– Je ne pense pas! répondit vivement Torrès.
– Je me trompe alors!» répondit Fragoso.
Et il se mit en mesure d’achever sa besogne.
Un instant après, Torrès reprit la conversation, que cette demande de Fragoso avait interrompue.
«Comment êtes-vous venu d’Iquitos? dit-il.
– D’Iquitos à Tabatinga?
– Oui.
– À bord d’un train de bois, sur lequel m’a donné passage un digne fazender, qui descend l’Amazone avec toute sa famille.
– Ah! vraiment, l’ami! répondit Torrès. C’est une chance, cela, et si votre fazender voulait me prendre…
– Vous avez donc, vous aussi, l’intention de descendre le fleuve?
– Précisément.
– Jusqu’au Para?
– Non, jusqu’à Manao seulement, où j’ai affaire.
– Eh bien, mon hôte est un homme obligeant, et je pense qu’il vous rendrait volontiers ce service.
– Vous le pensez?
– Je dirais même que j’en suis sûr.
– Et comment s’appelle-t-il donc ce fazender? demanda nonchalamment Torrès.
– Joam Garral», répondit Fragoso.
Et, en ce moment, il murmurait à part lui:
«J’ai certainement vu cette figure-là quelque part!»
Torrès n’était pas homme à laisser tomber une conversation qui semblait l’intéresser, et pour cause.
«Ainsi, dit-il, vous pensez que Joam Garral consentirait à me donner passage?
– Je vous répète que je n’en doute pas, répondit Fragoso. Ce qu’il a fait pour un pauvre diable comme moi, il ne refusera pas de le faire pour vous, un compatriote!
– Est-ce qu’il est seul à bord de cette jangada?
– Non, répliqua Fragoso. Je viens de vous dire qu’il voyage avec toute sa famille, – une famille de braves gens, je vous l’assure –, et il est accompagné d’une équipe d’Indiens et de noirs, qui font partie du personnel de la fazenda.
– Il est riche, ce fazender?
– Certainement, répondit Fragoso, très riche. Rien que les bois flottés qui forment la jangada et la cargaison qu’elle porte constituent toute une fortune!
– Ainsi donc, Joam Garral vient de passer la frontière brésilienne avec toute sa famille? reprit Torrès.
– Oui, répondit Fragoso, sa femme, son fils, sa fille et le fiancé de mademoiselle Minha.
– Ah! il a une fille? dit Torrès.
– Une charmante fille.
– Et elle va se marier?…
– Oui, avec un brave jeune homme, répondit Fragoso, un médecin militaire en garnison à Bélem, et qui l’épousera, dès que nous serons arrivés au terme du voyage.
– Bon! dit en souriant Torrès, c’est alors ce qu’on pourrait appeler un voyage de fiançailles!
– Un voyage de fiançailles, de plaisir et d’affaires! répondit Fragoso. Madame Yaquita et sa fille n’ont jamais mis le pied sur le territoire brésilien, et, quant à Joam Garral, c’est la première fois qu’il franchit la frontière, depuis qu’il est entré à la ferme du Vieux Magalhaës.
– Je suppose aussi, demanda Torrès, que la famille est accompagnée de quelques serviteurs?
– Certainement, répondit Fragoso; la vieille Cybèle, depuis cinquante ans dans la ferme, et une jolie mulâtresse, mademoiselle Lina, qui est plutôt la compagne que la suivante de sa jeune maîtresse. Ah! quelle aimable nature! quel cœur et quels yeux! Et des idées à elle sur toutes choses, en particulier sur les lianes…»
Fragoso, lancé sur cette voie, n’aurait pu s’arrêter sans doute, et Lina allait être l’objet de ses déclarations enthousiastes, si Torrès n’eût quitté l’escabeau pour faire place à un autre client.
«Que vous dois-je? demanda-t-il au barbier.
– Rien, répondit Fragoso. Entre compatriotes qui se rencontrent sur la frontière, il ne peut être question de cela!
– Cependant, répondit Torrès, je voudrais…
– Eh bien, nous règlerons plus tard, à bord de la jangada.
– Mais je ne sais, répondit Torrès, si j’oserai demander à Joam Garral de me permettre…
– N’hésitez pas! s’écria Fragoso. Je lui en parlerai, si vous l’aimez mieux, et il se trouvera très heureux de pouvoir vous être utile en cette circonstance.»
En ce moment, Manoel et Benito, qui étaient venus à la ville, après leur dîner, se montrèrent à la porte de la loja, désireux de voir Fragoso dans l’exercice de ses fonctions.
Torrès s’était retourné vers eux, et tout à coup:
«Eh! voilà deux jeunes gens que je connais ou plutôt que je reconnais! s’écria-t-il.
– Vous les reconnaissez? demanda Fragoso, assez surpris.
– Oui, sans doute! Il y a un mois, dans la forêt d’Iquitos, ils m’ont tiré d’un assez grand embarras!
– Mais ce sont précisément Benito Garral et Manoel Valdez.
– Je le sais! Ils m’ont dit leurs noms, mais je ne m’attendais pas à les retrouver ici!»
Torrès, s’avançant alors vers les deux jeunes gens, qui le regardaient sans le reconnaître:
«Vous ne me remettez pas, messieurs? leur demanda-t-il.
– Attendez donc, répondit Benito. Monsieur Torrès, si j’ai bonne mémoire, c’est vous qui, dans la forêt d’Iquitos, aviez quelques difficultés avec un guariba?…
– Moi-même, messieurs! répondit Torrès. Depuis six semaines, j’ai continué à descendre l’Amazone, et je viens de passer la frontière en même temps que vous!
– Enchanté de vous revoir, dit Benito; mais vous n’avez point oublié que je vous avais proposé de venir à la fazenda de mon père?
– Je ne l’ai point oublié, répondit Torrès.
– Et vous auriez bien fait d’accepter mon offre, monsieur! Cela vous eût permis d’attendre notre départ en vous reposant de vos fatigues, puis de descendre avec nous jusqu’à la frontière! Autant de journées de marche d’épargnées!
– En effet, répondit Torrès.
– Notre compatriote ne s’arrête pas à la frontière, dit alors Fragoso. Il va jusqu’à Manao.
– Eh bien, répondit Benito, si vous voulez venir à bord de la jangada, vous y serez bien reçu, et je suis sûr que mon père se fera un devoir de vous y donner passage.
– Volontiers! répondit Torrès, et vous me permettrez de vous remercier d’avance!»
Manoel n’avait point pris part à la conversation. Il laissait l’obligeant Benito faire ses offres de service, et il observait attentivement Torrès, dont la figure ne lui revenait guère. Il y avait, en effet, un manque absolu de franchise dans les yeux de cet homme, dont le regard fuyait sans cesse, comme s’il eût craint de se fixer; mais Manoel garda cette impression pour lui, ne voulant pas nuire à un compatriote qu’il s’agissait d’obliger.
«Messieurs, dit Torrès, si vous le voulez, je suis prêt à vous suivre jusqu’au port.
– Venez!» répondit Benito.
Un quart d’heure après, Torrès était à bord de la jangada. Benito le présentait à Joam Garral, en lui faisant connaître les circonstances dans lesquelles ils s’étaient déjà vus, et il lui demandait passage pour Torrès jusqu’à Manao.
«Je suis heureux, monsieur, de pouvoir vous rendre ce service, répondit Joam Garral.
– Je vous remercie, dit Torrès, qui, au moment de tendre la main à son hôte, se retint comme malgré lui.
– Nous partons demain matin, dès l’aube, ajouta Joam Garral. Vous pouvez donc vous installer à bord…
– Oh! mon installation ne sera pas longue! répondit Torrès. Ma personne et rien de plus.
– Vous êtes chez vous», dit Joam Garral.
Le soir même, Torrès prenait possession d’une cabine près de celle du barbier.
À huit heures seulement, celui-ci, de retour à la jangada, faisait à la jeune mulâtresse le récit de ses exploits, et lui répétait, non sans quelque amour-propre, que la renommée de l’illustre Fragoso venait de s’accroître encore dans le bassin du Haut-Amazone.
En descendant encore.
e lendemain matin, 27 juin, dès l’aube, les amarres étaient larguées, et la jangada continuait à dériver au courant du fleuve.
Un personnage de plus était à bord. En réalité, d’où venait ce Torrès? On ne le savait pas au juste. Où allait-il? À Manao, avait-il dit. Torrès s’était d’ailleurs gardé de rien laisser soupçonner de sa vie passée, ni de la profession qu’il exerçait encore deux mois auparavant, et personne ne pouvait se douter que la jangada eût donné asile à un ancien capitaine des bois. Joam Garral n’avait pas voulu gâter par des questions trop pressantes le service qu’il allait lui rendre.
En le prenant à bord, le fazender avait obéi à un sentiment d’humanité. Au milieu de ces vastes déserts amazoniens, à cette époque surtout où des bateaux à vapeur ne sillonnaient pas encore le cours du fleuve, il était très difficile de trouver des moyens de transport sûrs et rapides. Les embarcations ne donnaient pas un service régulier, et, la plupart du temps, le voyageur en était réduit à cheminer à travers les forêts. Ainsi avait fait et aurait dû continuer de faire Torrès, et c’était pour lui une chance inespérée que d’avoir pu prendre passage à bord de la jangada.
Depuis que Benito avait raconté dans quelles conditions il avait rencontré Torrès, la présentation était faite, et celui-ci pouvait se considérer comme un passager à bord d’un transatlantique, qui était libre de prendre part à la vie commune si cela lui convenait, libre de se tenir à l’écart pour peu qu’il fût d’humeur insociable.
Il fut visible, du moins pendant les premiers jours, que Torrès ne cherchait pas à pénétrer dans l’intimité de la famille Garral. Il se tenait sur une grande réserve, répondant lorsqu’on lui adressait la parole, mais ne provoquant aucune réponse.
S’il paraissait, de préférence, plus expansif avec quelqu’un, c’était avec Fragoso. Ne devait-il pas à ce joyeux compagnon cette idée de prendre passage sur la jangada? Quelquefois il le questionnait sur la situation de la famille Garral à Iquitos, sur les sentiments de la jeune fille pour Manoel Valdez, et encore ne le faisait-il qu’avec une certaine discrétion. Le plus souvent, lorsqu’il ne se promenait pas seul à l’avant de la jangada, il restait dans sa cabine.
Quant aux déjeuners et aux dîners, il les partageait avec Joam Garral et les siens, mais il ne prenait que peu de part à la conversation, et il se retirait dès que le repas était terminé.
Pendant la matinée, la jangada fit route à travers le pittoresque groupe d’îles que contient le vaste estuaire du Javary. Ce tributaire important de l’Amazone promène, dans la direction du sud-ouest, un cours qui, de sa source à son embouchure, ne paraît enrayé par aucun îlot ni par aucun rapide. Cette embouchure mesure environ trois mille pieds de largeur, et s’ouvre à quelques milles au-dessus de l’emplacement qu’occupait autrefois la ville du même nom, dont les Espagnols et les Portugais se disputèrent longtemps la propriété.
Jusqu’au 30 juin matin, il n’y eut rien de particulier à signaler dans le voyage. Parfois, on rencontrait quelques embarcations, qui se glissaient le long des rives, attachées les unes aux autres, de telle sorte qu’un seul indigène suffisait à les conduire toutes. «Navigar de bubina», ainsi disent les gens du pays pour désigner ce genre de navigation, c’est-à-dire naviguer de confiance.
Bientôt furent dépassés l’île Araria, l’archipel des îles Calderon, l’île Capiatu, et bien d’autres, dont les noms ne sont pas encore arrivés à la connaissance des géographes. Le 30 juin, le pilote signalait sur la droite du fleuve le petit village de Jurupari-Tapera, où se fit une halte de deux ou trois heures.
Manoel et Benito allèrent chasser dans les environs et rapportèrent quelques gibiers à plume, qui furent bien reçus à l’office. En même temps, les deux jeunes gens avaient opéré la capture d’un animal dont un naturaliste eût fait plus de cas que n’en fit la cuisinière de la jangada.
C’était un quadrupède de couleur foncée, qui ressemblait quelque peu à un grand terre-neuve.
«Un fourmilier tamanoir! s’écria Benito, en le jetant sur le pont de la jangada.
– Et un magnifique spécimen, qui ne déparerait pas la collection d’un muséum! ajouta Manoel.
– Avez-vous eu quelque peine à vous emparer de ce curieux animal? demanda Minha.
– Mais oui, petite sœur, répondit Benito, et tu n’étais pas là pour demander sa grâce! Ah! ils ont la vie dure, ces chiens-là, et il n’a pas fallu moins de trois balles pour coucher celui-ci sur le flanc!»
Ce tamanoir était superbe, avec sa longue queue, mélangée de crins grisâtres; ce museau en pointe qu’il plonge dans les fourmilières, dont les insectes font sa principale nourriture; ses longues pattes maigres, armées d’ongles aigus, longs de cinq pouces et qui peuvent se refermer comme les doigts d’une main. Mais quelle main, que cette main de tamanoir! Quand elle tient quelque chose, il faut la couper pour lui faire lâcher prise. C’est à ce point que le voyageur Émile Carrey a justement pu dire que «le tigre lui-même périt dans cette étreinte».
Le 2 juillet, dans la matinée, la jangada arrivait au pied de San-Pablo-d’Olivença, après s’être glissée au milieu de nombreuses îles, qui, en toutes saisons, sont couvertes de verdure, ombragées d’arbres magnifiques, et dont les principales avaient nom Jurupari, Rita, Maracanatena et Cururu-Sapo. Plusieurs fois aussi, elle avait dû longer les ouvertures de quelques iguarapès ou petits affluents aux eaux noires.
La coloration de ces eaux est un phénomène assez curieux, et il appartient en propre à un certain nombre de tributaires de l’Amazone, quelle que soit leur importance.
Manoel fit remarquer combien cette nuance était chargée en couleur, puisqu’on la distinguait très nettement à la surface des eaux blanchâtres du fleuve.
«On a tenté d’expliquer cette coloration de diverses manières, dit-il, et je ne crois pas que les plus savants soient arrivés à le faire d’une manière satisfaisante.
– Ces eaux sont véritablement noires avec un magnifique reflet d’or, répondit la jeune fille, en montrant une légère nappe mordorée qui affleurait la jangada.
– Oui, répondit Manoel, et déjà Humboldt avait observé comme vous, ma chère Minha, ce reflet si curieux. Mais, en regardant plus attentivement, on voit que c’est plutôt la couleur de sépia qui domine dans toute cette coloration.
– Bon! s’écria Benito, encore un phénomène sur lequel les savants ne sont pas d’accord!
– Peut-être pourrait-on, à ce sujet, demander leur avis aux caïmans, aux dauphins et aux lamantins, fit observer Fragoso, car ce sont certainement les eaux noires qu’ils choisissent de préférence pour s’y ébattre.
– Il est certain qu’elles attirent plus particulièrement ces animaux, répondit Manoel. Mais pourquoi? On serait fort embarrassé de le dire! En effet, cette coloration est-elle due à ce que ces eaux contiennent en dissolution de l’hydrogène carboné, ou bien à ce qu’elles coulent sur des lits de tourbe, à travers des couches de houille et d’anthracite; ou ne doit-on pas l’attribuer à l’énorme quantité de plantes minuscules qu’elles charrient? Il n’y a rien de certain à cet égard1. En tout cas, excellentes à boire, d’une fraîcheur très enviable sous ce climat, elles sont sans arrière-goût et d’une parfaite innocuité. Prenez un peu de cette eau, ma chère Minha, buvez-en, vous le pouvez sans inconvénient.»
L’eau était limpide et fraîche en effet. Elle aurait pu avantageusement remplacer les eaux de table si employées en Europe. On en recueillit quelques frasques pour l’usage de l’office.
Il a été dit qu’à la date du 2 juillet, dès le matin, la jangada était arrivée à San-Pablo-d’Olivença, où se fabriquent par milliers de ces longs chapelets dont les grains sont formés des écales du «coco de piassaba». C’est là l’objet d’un commerce très suivi. Peut-être paraîtra-t-il singulier que les anciens dominateurs du pays, les Tupinambas, les Tupiniquis, en soient arrivés à faire leur principale occupation de confectionner ces objets du culte catholique. Mais, après tout, pourquoi pas? Ces Indiens ne sont plus les Indiens d’autrefois. Au lieu d’être vêtus du costume national, avec fronteau de plumes d’aras, arc et sarbacanes, n’ont-ils pas adopté le vêtement américain, le pantalon blanc, le puncho de coton tissé par leurs femmes, qui sont devenues très habiles dans cette fabrication?
San-Pablo-d’Olivença, ville assez importante, ne compte pas moins de deux mille habitants, empruntés à toutes les tribus voisines. Maintenant la capitale du Haut-Amazone, elle débuta par n’être qu’une simple Mission, fondée par des carmes portugais, vers 1692, et reprise par des missionnaires jésuites.
Dans le principe, c’était le pays des Omaguas, dont le nom signifiait «têtes plates». Ce nom leur venait de la barbare coutume qu’avaient les mères indigènes de presser entre deux planchettes la tête de leurs nouveau-nés, de manière à leur façonner un crâne oblong, qui était fort à la mode. Mais, comme toutes les modes, celle-ci a changé; les têtes ont repris leur forme naturelle, et on ne retrouverait plus trace de l’ancienne déformation dans le crâne de ces fabricants de chapelets.
Toute la famille, à l’exception de Joam Garral, descendit à terre. Torrès, lui aussi, préféra rester à bord, et ne manifesta aucun désir de visiter San-Pablo-d’Olivença, qu’il ne paraissait pas connaître, cependant.
Décidément, si cet aventurier était taciturne, il faut avouer qu’il n’était pas curieux.
Benito put faire aisément des échanges, de manière à compléter la cargaison de la jangada. Sa famille et lui reçurent un excellent accueil des principales autorités de la ville, le commandant de place et le chef des douanes, que leurs fonctions n’empêchaient aucunement de se livrer au commerce. Ils confièrent même au jeune négociant divers produits du pays, destinés à être vendus pour leur compte, soit à Manao, soit à Bélem.
La ville se composait d’une soixantaine de maisons, disposées sur un plateau qui couronnait la berge du fleuve en cet endroit. Quelques-unes de ces chaumières étaient couvertes en tuiles, ce qui est assez rare dans ces contrées; mais, en revanche, la modeste église, dédiée à saint Pierre et saint Paul, ne s’abritait que sous un toit de paille, qui eût plutôt convenu à l’étable de Bethléem qu’à un édifice consacré au culte dans un des pays les plus catholiques du monde.
Le commandant, son lieutenant et le chef de police acceptèrent de dîner à la table de la famille, et ils furent reçus par Joam Garral avec les égards dus à leur rang.
Pendant le dîner, Torrès se montra plus causeur que d’habitude. Il raconta quelques-unes de ses excursions à l’intérieur du Brésil, en homme qui paraissait connaître le pays.
Mais, tout en parlant de ses voyages, Torrès ne négligea pas de demander au commandant s’il connaissait Manao, si son collègue s’y trouvait en ce moment, si le juge de droit, le premier magistrat de la province, avait l’habitude de s’absenter à cette époque de la saison chaude. Il semblait qu’en faisant cette série de questions, Torrès regardait en dessous Joam Garral. Ce fut même assez indiqué pour que Benito l’observât, non sans quelque étonnement et fit cette remarque, que son père écoutait tout particulièrement les questions assez singulières que posait Torrès.
Le commandant de San-Pablo-d’Olivença assura l’aventurier que les autorités n’étaient point absentes de Manao en ce moment, et il chargea même Joam Garral de leur présenter ses compliments. Selon toute probabilité, la jangada arriverait devant cette ville dans sept semaines au plus tard, du 20 au 25 août.
Les hôtes du fazender prirent congé de la famille Garral vers le soir, et, le lendemain matin, 3 juillet, la jangada recommençait à descendre le cours du fleuve.
À midi, on laissait sur la gauche l’embouchure du Yacurupa. Ce tributaire n’est, à proprement parler, qu’un véritable canal, puisqu’il déverse ses eaux dans l’Iça, qui est lui-même un affluent de gauche de l’Amazone. Phénomène particulier, le fleuve, en de certains endroits, alimente lui-même ses propres affluents.
Vers trois heures après midi, la jangada dépassa l’embouchure du Jandiatuba, qui apporte du sud-ouest ses magnifiques eaux noires, et les jette dans la grande artère par une bouche de quatre cents mètres, après avoir arrosé les territoires des Indiens Culinos.
Nombre d’îles furent longées, Pimaticaira, Caturia, Chico, Motachina; les unes habitées, les autres désertes, mais toutes couvertes d’une végétation superbe, qui forme comme une guirlande ininterrompue de verdure d’un bout de l’Amazone à l’autre.
En descendant toujours.
n était au soir du 5 juillet. L’atmosphère, alourdie depuis la veille, promettait quelques prochains orages. De grandes chauves-souris de couleur roussâtre rasaient à larges coups d’ailes le courant de l’Amazone. Parmi elles on distinguait de ces «perros voladors», d’un brun sombre, clairs au ventre, pour lesquelles Minha et surtout la jeune mulâtresse éprouvaient une répulsion instinctive.
C’étaient là, en effet, de ces horribles vampires qui sucent le sang des bestiaux, et s’attaquent même à l’homme qui s’est imprudemment endormi dans les campines.
«Oh! les vilaines bêtes! s’écria Lina, en se cachant les yeux. Elles me font horreur!
– Et elles sont, en outre, fort redoutables, ajouta la jeune fille. N’est-il pas vrai, Manoel?
– Très redoutables, en effet, répondit le jeune homme. Ces vampires ont un instinct particulier qui les porte à vous saigner aux endroits où le sang peut le plus facilement couler, et principalement derrière l’oreille. Pendant l’opération, ils continuent à battre de l’aile et provoquent ainsi une agréable fraîcheur, qui rend le sommeil du dormeur plus profond. On cite des gens, soumis inconsciemment à cette hémorragie de plusieurs heures, qui ne se sont plus réveillés!
– Ne continuez pas à raconter de pareilles histoires, Manoel, dit Yaquita, ou bien ni Minha ni Lina n’oseront dormir cette nuit!
– Ne craignez rien, répondit Manoel. S’il le faut, nous veillerons sur leur sommeil!
– Silence! dit Benito.
– Qu’y a-t-il donc? demanda Manoel.
– N’entendez-vous pas un bruit singulier de ce côté? reprit Benito en montrant la rive droite.
– En effet, répondit Yaquita.
– D’où provient ce bruit? demanda la jeune fille. On dirait des galets qui roulent sur la plage des îles!
– Bon! je sais ce que c’est! répondit Benito. Demain, au lever du jour, il y aura régal pour ceux qui aiment les œufs de tortue et les petites tortues fraîches!»
Il n’y avait pas à s’y tromper. Ce bruit était produit par d’innombrables chéloniens de toutes tailles que l’opération de la ponte attirait sur les îles.
C’est dans le sable des grèves que ces amphibies viennent choisir l’endroit convenable pour y déposer leurs œufs. L’opération, commencée avec le soleil couchant, serait finie avec l’aube.
À ce moment déjà, la tortue-chef avait quitté le lit du fleuve pour y reconnaître un emplacement favorable. Les autres, réunies par milliers, s’occupaient à creuser avec leurs pattes antérieures une tranchée longue de six cents pieds, large de douze, profonde de six; après y avoir enterré leurs œufs, il ne leur resterait plus qu’à les recouvrir d’une couche de sable, qu’elles battraient avec leurs carapaces, de manière à le tasser.
C’est une grande affaire pour les Indiens riverains de l’Amazone et de ses affluents que cette opération de la ponte. Ils guettent l’arrivée des chéloniens, ils procèdent à l’extraction des œufs au son du tambour, et, de la récolte divisée en trois parts, une appartient aux veilleurs, l’autre aux Indiens, la troisième à l’État, représenté par des capitaines de plage, qui font, en même temps que la police, le recouvrement des droits. À de certaines grèves, que la décroissance des eaux laisse à découvert et qui ont le privilège d’attirer le plus grand nombre de tortues, on a donné le nom de «plages royales». Lorsque la récolte est achevée, c’est fête pour les Indiens, qui se livrent aux jeux, à la danse, aux libations, – fête aussi pour les caïmans du fleuve, qui font ripaille des restes de ces amphibies.
Tortues ou œufs de tortue sont donc l’objet d’un commerce extrêmement considérable dans tout le bassin de l’Amazone. Il est de ces chéloniens que l’on «vire», c’est-à-dire que l’on retourne sur le dos, quand ils reviennent de la ponte, et que l’on conserve vivants, soit qu’on les garde dans des parcs palissadés comme les parcs à poissons, soit qu’on les attache à des pieux par une corde assez longue pour leur permettre d’aller ou de venir sur la terre ou sous l’eau. De cette façon, on peut toujours avoir de la chair fraîche de ces animaux.
On procède autrement avec les petites tortues qui viennent d’éclore. Nul besoin de les parquer ni de les attacher. Leur écaille est molle encore, leur chair extrêmement tendre, et on les mange absolument comme des huîtres, après les avoir fait cuire. Sous cette forme, il s’en consomme des quantités considérables.
Cependant, ce n’est pas là l’usage le plus général que l’on fasse des œufs des chéloniens dans les provinces de l’Amazone et du Para. La fabrication de la «manteigna de tartaruga», c’est-à-dire du beurre de tortue, qui peut être comparé aux meilleurs produits de la Normandie ou de la Bretagne, ne consomme pas moins, chaque année, de deux cent cinquante à trois cents millions d’œufs. Mais les tortues sont innombrables dans les cours d’eau de ce bassin, et c’est par quantités incalculables qu’elles déposent leurs œufs sous le sable des grèves.
Toutefois, par suite de la consommation qu’en font non seulement les indigènes, mais aussi les échassiers de la côte, les urubus de l’air, les caïmans du fleuve, leur nombre s’est assez amoindri pour que chaque petite tortue se paye actuellement d’une pataque2 brésilienne.
Le lendemain, dès l’aube, Benito, Fragoso et quelques Indiens prirent une des pirogues et se rendirent à la grève d’une des grandes îles longées pendant la nuit. Il n’était pas nécessaire que la jangada fît halte. On saurait bien la rejoindre.
Sur la plage se voyaient de petites tumescences, qui indiquaient la place où, cette nuit même, chaque paquet d’œufs avait été déposé dans la tranchée, par groupes de cent soixante à cent quatre-vingt-dix. Ceux-là, il n’était pas question de les extraire. Mais, une première ponte ayant été faite deux mois auparavant, les œufs avaient éclos sous l’action de la chaleur emmagasinée dans les sables, et déjà quelques milliers de petites tortues couraient sur la grève.
Les chasseurs firent donc bonne chasse. La pirogue fut remplie de ces intéressants amphibies, qui arrivèrent juste à point pour l’heure du déjeuner. Le butin fut partagé entre les passagers et le personnel de la jangada, et s’il en restait le soir, il n’en restait plus guère.
Le 7 juillet au matin, on était devant San-José-de-Matura, bourg situé près d’un petit rio empli de longues herbes, et sur les bords duquel la légende prétend que les Indiens à queue ont existé.
Le 8 juillet, dans la matinée, on aperçut le village de San-Antonio, deux ou trois maisonnettes perdues dans les arbres, puis l’embouchure de l’Iça ou Putumayo, qui mesure neuf cents mètres de largeur.
Le Putumayo est l’un des plus importants tributaires de l’Amazone. En cet endroit, au XVIe siècle, des Missions anglaises furent d’abord fondées par les Espagnols, puis détruites par les Portugais, et, à l’heure présente, il n’en reste plus trace. Ce qu’on y retrouve encore, ce sont des représentants de diverses tribus d’Indiens, qui sont aisément reconnaissables à la diversité de leurs tatouages.
L’Iça est un cours d’eau qu’envoient vers l’est les montagnes de Pasto, au nord-est de Quito, à travers les plus belles forêts de cacaoyers sauvages. Navigable sur un parcours de cent quarante lieues pour les bateaux à vapeur qui ne tient pas plus de six pieds, il doit être un jour l’un des principaux chemins fluviaux dans l’ouest de l’Amérique.
Cependant, le mauvais temps était venu. Il ne procédait pas par des pluies continuelles; mais de fréquents orages troublaient déjà l’atmosphère. Ces météores ne pouvaient aucunement gêner la marche de la jangada, qui ne donnait pas prise au vent; sa grande longueur la rendait même insensible à la houle de l’Amazone; mais, pendant ces averses torrentielles, nécessité pour la famille Garral de rentrer dans l’habitation. Il fallait bien occuper ces heures de loisir. On causait alors, on se communiquait ses observations, et les langues ne chômaient pas.
Ce fut dans ces conditions que Torrès commença peu à peu à prendre une part plus active à la conversation. Les particularités de ses divers voyages dans tout le nord du Brésil lui fournissaient de nombreux sujets d’entretien. Cet homme avait certainement beaucoup vu; mais ses observations étaient celles d’un sceptique, et, le plus souvent, il blessait les honnêtes gens qui l’écoutaient. Il faut dire aussi qu’il se montrait plus empressé auprès de Minha. Seulement, ces assiduités, bien qu’elles déplussent à Manoel, n’étaient pas assez marquées pour que le jeune homme crût devoir intervenir encore. D’ailleurs la jeune fille éprouvait pour Torrès une instinctive répulsion, qu’elle ne cherchait pas à cacher.
Le 9 juillet, l’embouchure du Tunantins apparut sur la rive gauche du fleuve, formant un estuaire de quatre cents pieds, par lequel cet affluent déversait ses eaux noires, venues de l’ouest-nord-ouest, après avoir arrosé les territoires des Indiens Cacenas.
En cet endroit, le cours de l’Amazone se montrait sous un aspect véritablement grandiose, mais son lit était plus que jamais encombré d’îles et d’îlots. Il fallut toute l’adresse du pilote pour se diriger au travers de cet archipel, allant d’une rive à l’autre, évitant les hauts-fonds, fuyant les remous, maintenant son imperturbable direction.
Peut-être aurait-il pu prendre l’Ahuaty-Parana, sorte de canal naturel, qui se détache du fleuve un peu au-dessous de l’embouchure du Tunantins et permet de rentrer dans le cours d’eau principal, cent-vingt milles plus loin, par le rio Japura; mais, si la portion la plus large de ce «furo» mesure cent cinquante pieds, la plus étroite n’en compte que soixante, et la jangada aurait eu quelque peine à passer.
Bref, après avoir touché, le 13 juillet, à l’île Capuro, après avoir dépassé la bouche du Jutahy, qui, venu de l’est-sud-ouest, jette ses eaux noires par une ouverture de quinze cents pieds, après avoir admiré des légions de jolis singes couleur blanc de soufre, à face rouge cinabre, qui sont d’insatiables amateurs de ces noisettes que produisent les palmiers auxquels le fleuve doit son nom, les voyageurs arrivèrent, le 18 juillet, devant la petite ville de Fonteboa.
En cet endroit, la jangada fit une halte de douze heures, qui donna quelque repos à l’équipe.
Fonteboa, comme la plupart de ces villages-missions de l’Amazone, n’a point échappé à cette capricieuse loi qui les transporte, pendant une longue période, d’un endroit à un autre. Il est probable, cependant, que ce hameau en a fini avec cette existence nomade et qu’il est définitivement sédentaire. Tant mieux pour lui, car il est charmant à voir avec sa trentaine de maisons, couvertes de feuillage, et son église dédiée à Notre-Dame de Guadalupe, Vierge Noire du Mexique. Fonteboa compte un millier d’habitants, fournis par les Indiens des deux rives, qui élèvent de nombreux bestiaux dans les opulentes campines des environs. À cela ne se borne pas leur occupation: ce sont aussi d’intrépides chasseurs, ou, si on l’aime mieux, d’intrépides pêcheurs de lamantins.
Aussi, le soir même de leur arrivée, les jeunes gens purent-ils assister à une très intéressante expédition de ce genre.
Deux de ces cétacés herbivores venaient d’être signalés dans les eaux noires du rio Cayaratu, qui se jette à Fonteboa. On voyait six points bruns se mouvoir à leur surface. C’étaient les deux museaux pointus et les quatre ailerons des lamantins.
Des pêcheurs peu expérimentés auraient pris tout d’abord ces points mouvants pour des épaves en dérive, mais les indigènes de Fonteboa ne pouvaient s’y tromper. Bientôt, d’ailleurs, des souffles bruyants indiquèrent que des animaux à évents chassaient avec force l’air devenu impropre aux besoins de leur respiration.
Deux ubas, portant chacune trois pêcheurs, se détachèrent du rivage et s’approchèrent des lamantins, qui prirent aussitôt la fuite. Les points noirs tracèrent d’abord un long sillage à la surface de l’eau, puis ils disparurent à la fois.
Les pêcheurs continuèrent à s’avancer prudemment. L’un d’eux, armé d’un harpon très primitif, – un long clou au bout d’un bâton –, se tenait debout sur la pirogue, pendant que les deux autres pagayaient sans bruit. Ils attendaient que la nécessité de respirer ramenât les lamantins à leur portée. Dix minutes au plus, et ces animaux reparaîtraient certainement dans un cercle plus ou moins restreint.
En effet, ce temps s’était à peu près écoulé, lorsque les points noirs émergèrent à peu de distance, et deux jets d’air mélangé de vapeurs s’élancèrent bruyamment.
Les ubas s’approchèrent; les harpons furent lancés en même temps; l’un manqua son but, mais l’autre frappa l’un des cétacés à la hauteur de sa vertèbre caudale.
Il n’en fallut pas plus pour étourdir l’animal, qui est peu apte à se défendre quand il a été touché par le fer d’un harpon. La corde le ramena à petits coups près de l’uba, et il fut remorqué jusqu’à la grève, au pied du village.
Ce n’était qu’un lamantin de petite taille, car il mesurait à peine trois pieds de longueur. On les a tant poursuivis, ces pauvres cétacés, qu’ils commencent à devenir assez rares dans les eaux de l’Amazone et de ses affluents, et on leur laisse si peu le temps de grandir, que les géants de l’espèce ne dépassent pas sept pieds maintenant. Que sont-ils auprès de ces lamantins de douze et quinze pieds, qui abondent encore dans les fleuves et les lacs de l’Afrique!
Mais il serait bien difficile d’empêcher cette destruction. En effet, la chair du lamantin est excellente, même supérieure à celle du porc, et l’huile que fournit son lard, épais de trois pouces, est un produit d’une véritable valeur. Cette chair, lorsqu’elle est boucanée, se conserve longtemps et donne une alimentation saine. Si l’on ajoute à cela que l’animal est d’une capture relativement facile, on ne s’étonnera pas que son espèce tende à sa complète destruction.
Aujourd’hui, un lamantin adulte, qui «rendait» deux pots d’huile pesant cent quatre-vingts livres, n’en donne plus que quatre arrobes espagnols, équivalant à un quintal.
Le 19 juillet, au soleil levant, la jangada quittait Fonteboa et se laissait aller entre les deux rives du fleuve, absolument désertes, le long des îles ombragées de forêts de cacaoyers du plus grand effet. Le ciel était toujours lourdement chargé de gros cumulus électriques, qui faisaient pressentir de nouveaux orages.
Le rio Jurua, venu du sud-est, se dégagea bientôt des berges de gauche. À le remonter, une embarcation pourrait s’enfoncer jusqu’au Pérou, sans rencontrer d’insurmontables obstacles, à travers ses eaux blanches, que nourrissent un grand nombre de sous-affluents.
«C’est peut-être sur ces territoires, dit Manoel, qu’il conviendrait de rechercher les descendants de ces femmes guerrières, qui ont tant émerveillé Orellana. Mais il faut dire que, à l’exemple de leurs devancières, elles ne forment point de tribus à part. Ce sont tout simplement des épouses qui accompagnent leurs époux au combat, et celles-ci, parmi les Juruas, ont une grande réputation de vaillance.»
La jangada continuait à descendre; mais quel dédale l’Amazone présentait alors! Le rio Japura, dont l’embouchure allait s’ouvrir quatre-vingts milles plus loin, et qui est un de ses plus grands affluents, courait presque parallèlement au fleuve.
Entre eux, c’étaient des canaux, des iguarapès, des lagunes, des lacs temporaires, un inextricable lacis, qui rend bien difficile l’hydrographie de cette contrée.
Mais, si Araujo n’avait pas de carte pour se guider, son expérience le servait plus sûrement, et c’était merveille de le voir se débrouiller dans ce chaos, sans jamais s’égarer hors du grand fleuve.
En somme, il fit si bien que, le 25 juillet, dans l’après-midi, après avoir passé devant le village de Parani-Tapera, la jangada put mouiller à l’entrée du lac d’Ega ou Teffé, dans lequel il était inutile de s’engager, puisqu’il aurait fallu en sortir pour reprendre la route de l’Amazone.
Mais la ville d’Ega est assez importante. Elle méritait qu’on fit halte pour la visiter. Il fut donc convenu que la jangada séjournerait en cet endroit jusqu’au 27 juillet, et que, le lendemain 28, la grande pirogue transporterait toute la famille à Ega.
Cela donnerait un repos qui était bien dû au laborieux équipage du train de bois.
La nuit se passa sur les amarrages, près d’une côte assez élevée, et rien n’en troubla la tranquillité. Quelques éclairs de chaleur enflammèrent l’horizon, mais ils venaient d’un orage lointain, qui n’éclata pas à l’entrée du lac.
Ega.
e 20 juillet, à six heures du matin, Yaquita, Minha, Lina et les deux jeunes gens se préparaient à quitter la jangada.
Joam Garral, qui n’avait pas manifesté l’intention de descendre à terre, se décida, cette fois, sur les instances de sa femme et de sa fille, à abandonner son absorbant travail quotidien pour les accompagner pendant leur excursion.
Torrès, lui, ne s’était pas montré soucieux d’aller visiter Ega, à la grande satisfaction de Manoel, qui avait pris cet homme en aversion et n’attendait que l’occasion de le lui prouver.
Quant à Fragoso, il ne pouvait avoir, pour aller à Ega, les mêmes raisons d’intérêt qui l’avaient conduit à Tabatinga, bourgade de peu d’importance auprès de cette petite ville.
Ega, au contraire, est un chef-lieu de quinze cents habitants, où résident toutes les autorités que comporte l’administration d’une cité aussi considérable, – considérable pour le pays –, c’est-à-dire commandant militaire, chef de police, juge de paix, juge de droit, instituteur primaire, milice sous les ordres d’officiers de tout rang.
Or, lorsque tant de fonctionnaires, leurs femmes, leurs enfants, habitent une ville, on peut supposer que les barbiers-coiffeurs n’y font pas défaut. C’était le cas, et Fragoso n’y eût pas fait ses frais.
Sans doute, l’aimable garçon, bien qu’il n’eût point affaire à Ega, comptait cependant être de la partie, puisque Lina accompagnait sa jeune maîtresse; mais, au moment de quitter la jangada, il se résigna à rester, sur la demande même de Lina.
«Monsieur Fragoso? lui dit-elle, après l’avoir pris à l’écart.
– Mademoiselle Lina? répondit Fragoso.
– Je ne crois pas que votre ami Torrès ait l’intention de nous accompagner à Ega.
– En effet, il doit rester à bord, mademoiselle Lina, mais je vous serai obligé de ne point l’appeler mon ami!
– C’est pourtant vous qui l’avez engagé à nous demander passage, avant qu’il en eût manifesté l’intention.
– Oui, et ce jour-là, s’il faut vous dire toute ma pensée, je crains d’avoir fait une sottise!
– Eh bien, s’il faut vous dire toute la mienne, cet homme ne me plaît guère, monsieur Fragoso.
– Il ne me plaît pas davantage, mademoiselle Lina, et j’ai toujours comme une idée de l’avoir déjà vu quelque part. Mais le trop vague souvenir qu’il m’a laissé n’est précis que sur un point: c’est que l’impression était loin d’être bonne!
– En quel endroit, à quelle époque auriez-vous rencontré ce Torrès? Vous ne pouvez donc pas vous le rappeler? Il serait peut-être utile de savoir ce qu’il est, et surtout ce qu’il a été!
– Non… Je cherche… Y a-t-il longtemps? Dans quel pays, dans quelles circonstances?… Je ne retrouve pas!
– Monsieur Fragoso?
– Mademoiselle Lina!
– Vous devriez demeurer à bord, afin de surveiller Torrès pendant notre absence!
– Quoi! s’écria Fragoso, ne pas vous accompagner à Ega et rester tout une journée sans vous voir!
– Je vous le demande!
– C’est un ordre?…
– C’est une prière!
– Je resterai.
– Monsieur Fragoso?
– Mademoiselle Lina?
– Je vous remercie!
– Remerciez-moi en me donnant une bonne poignée de main, répondit Fragoso. Ça vaut bien cela!»
Lina tendit la main à ce brave garçon, qui la retint quelques instants, en regardant le charmant visage de la jeune fille. Et voilà pourquoi Fragoso ne prit pas place dans la pirogue, et se fit, sans en avoir l’air, le surveillant de Torrès. Celui-ci s’apercevait-il de ces sentiments de répulsion qu’il inspirait à tous? Peut-être; mais, sans doute aussi, il avait ses raisons pour n’en pas tenir compte.
Une distance de quatre lieues séparait le lieu de mouillage de la ville d’Ega. Huit lieues, aller et retour, dans une pirogue contenant six personnes, plus deux nègres pour pagayer, c’était un trajet qui eût exigé quelques heures, sans parler de la fatigue occasionnée par cette haute température, bien que le ciel fût voilé de légers nuages.
Mais, très heureusement, une jolie brise soufflait du nord-ouest, c’est-à-dire que, si elle tenait de ce côté, elle serait favorable pour naviguer sur le lac Teffé. On pouvait aller à Ega et en revenir rapidement, sans même courir des bordées.
La voile latine fut donc hissée au mât de la pirogue. Benito prit la barre, et l’on déborda, après qu’un dernier geste de Lina eut recommandé à Fragoso de faire bonne garde.
Il suffisait de suivre le littoral sud du lac pour atteindre Ega. Deux heures après, la pirogue arrivait au port de cette ancienne Mission, autrefois fondée par les carmélites, qui devint une ville en 1759, et que le général Gama fit définitivement rentrer sous la domination brésilienne.
Les passagers débarquèrent sur une grève plate, près de laquelle venaient se ranger, non seulement les embarcations du pays, mais aussi quelques-unes de ces petites goélettes, qui vont faire le cabotage sur le littoral de l’Atlantique.
Ce fut d’abord un sujet d’étonnement pour les deux jeunes filles, lorsqu’elles entrèrent dans Ega.
«Ah! la grande ville! s’écria Minha.
– Que de maisons! que de monde! répliquait Lina, dont les yeux s’agrandissaient encore pour mieux voir.
– Je le crois bien, répondit Benito en riant, plus de quinze cents habitants, au moins deux cents maisons, dont quelques-unes ont un étage, et deux ou trois rues, de véritables rues, qui les séparent!
– Mon cher Manoel, dit Minha, défendez-nous contre mon frère! Il se moque de nous, parce qu’il a déjà visité de plus belles villes dans la province des Amazones et du Para!
– Eh bien, il se moquera aussi de sa mère, ajouta Yaquita, parce que j’avoue que je n’avais jamais rien vu de pareil!
– Alors, prenez garde, ma mère et ma sœur, reprit Benito, car vous allez tomber en extase, quand vous serez à Manao, et vous vous évanouirez, lorsque vous arriverez à Bélem!
– Ne crains rien! répondit en souriant Manoel. Ces dames auront été peu à peu préparées à ces grandes admirations, en visitant les premières cités du Haut-Amazone.
– Comment, vous aussi, Manoel, dit Minha, vous parlez comme mon frère? Vous vous moquez?…
– Non, Minha! je vous jure…
– Laissons rire ces messieurs, répondit Lina, et regardons bien, ma chère maîtresse, car cela est très beau!»
Très beau! Une agglomération de maisons, bâties en terre ou blanchies à la chaux, et pour la plupart, couvertes de chaume ou de feuilles de palmiers, quelques-unes, il est vrai, construites en pierres ou en bois, avec des vérandas, des portes et des volets peints d’un vert cru au milieu d’un petit verger plein d’orangers en fleur. Mais il y avait deux on trois bâtiments civils, une caserne et une église, dédiée à sainte Thérèse, qui était une cathédrale près de la modeste chapelle d’Iquitos.
Puis, en se retournant vers le lac, on saisissait du regard un joli panorama encadré dans une bordure de cocotiers et d’assaïs, qui se terminait aux premières eaux de la nappe liquide, et au-delà, à trois lieues de l’autre côté, le pittoresque village de Nogueira montrait ses quelques maisonnettes perdues dans le massif des vieux oliviers de sa grève.
Mais, pour ces deux jeunes filles, il y eut une autre cause d’émerveillement, – émerveillement tout féminin, d’ailleurs: ce furent les modes des élégantes Egiennes, non pas l’habillement assez primitif encore des indigènes du beau sexe, Omaas ou Muras converties, mais le costume des vraies Brésiliennes! Oui, les femmes, les filles des fonctionnaires on des principaux négociants de la ville portaient prétentieusement des toilettes parisiennes, passablement arriérées, et cela, à cinq cents lieues de Para, qui est lui-même à plusieurs milliers de milles de Paris.
«Mais voyez donc, regardez donc, maîtresse, ces belles dames dans leurs belles robes!
– Lina en deviendra folle! s’écria Benito.
– Ces toilettes, si elles étaient bien portées, répondit Minha, ne seraient peut-être pas aussi ridicules!
– Ma chère Minha, dit Manoel, avec votre simple robe de cotonnade, votre chapeau de paille, croyez bien que vous êtes mieux habillée que toutes ces Brésiliennes, coiffées de toques et drapées de jupes à volants, qui ne sont ni de leur pays ni de leur race!
– Si je vous plais ainsi, répondit la jeune fille, je n’ai rien à envier à personne!»
Mais, enfin, on était venu pour voir. On se promena donc dans les rues, qui comptaient plus d’échoppes que de magasins; on flâna sur la place, rendez-vous des élégants et des élégantes, qui étouffaient sous leurs vêtements européens; on déjeuna même dans un hôtel, – c’était à peine une auberge –, dont la cuisine fit sensiblement regretter l’excellent ordinaire de la jangada.
Après le dîner, dans lequel figura uniquement de la chair de tortue, diversement accommodée, la famille Garral vint une dernière fois admirer les bords du lac, que le soleil couchant dorait de ses rayons; puis, elle regagna la pirogue, un peu désillusionnée, peut-être, sur les magnificences d’une ville qu’une heure eût suffi à visiter, un peu fatiguée aussi de sa promenade à travers ces rues échauffées, qui ne valaient pas les sentiers ombreux d’Iquitos. Il n’était pas jusqu’à la curieuse Lina elle-même, dont l’enthousiasme n’eût quelque peu baissé.
Chacun reprit sa place dans la pirogue. Le vent s’était maintenu au nord-ouest et fraîchissait avec le soir. La voile fut hissée. On refit la route du matin sur ce lac alimenté par le rio Teffé aux eaux noires, qui, suivant les Indiens, serait navigable vers le sud-ouest pendant quarante jours de marche. À huit heures du soir, la pirogue avait rallié le lieu du mouillage et accostait la jangada.
Dès que Lina put prendre Fragoso à l’écart:
«Avez-vous vu quelque chose de suspect, monsieur Fragoso? lui demanda-t-elle.
– Rien, mademoiselle Lina, répondit Fragoso. Torrès n’a guère quitté sa cabine où il a lu et écrit.
– Il n’est pas entré dans la maison, dans la salle à manger, comme je le craignais?
– Non, tout le temps qu’il a été hors de sa cabine, il s’est promené sur l’avant de la jangada.
– Et que faisait-il?
– Il tenait à la main un vieux papier qu’il semblait consulter avec attention, et marmottait je ne sais quels mots incompréhensibles!
– Tout cela n’est peut-être pas aussi indifférent que vous le croyez, monsieur Fragoso! Ces lectures, ces écritures, ces vieux papiers, cela peut avoir son intérêt! Ce n’est ni un professeur, ni un homme de loi, ce liseur et cet écrivain!
– Vous avez bien raison!
– Veillons encore, monsieur Fragoso.
– Veillons toujours, mademoiselle Lina», répondit Fragoso.
Le lendemain, 27 juillet, dès le lever du jour, Benito donnait au pilote le signal du départ.
À travers l’entre-deux des îles qui émergent de la baie d’Arenapo, l’embouchure du Japura, large de six mille six cents pieds, fut un instant visible. Ce grand affluent se déverse par huit bouches dans l’Amazone, comme s’il se jetait dans quelque océan ou quelque golfe. Mais ses eaux venaient de loin, et c’étaient les montagnes de la république de l’Équateur qui les envoyaient dans un cours que des chutes n’arrêtent qu’à deux cent dix lieues de son confluent.
Toute cette journée fut employée à descendre jusqu’à l’île Yapura, après laquelle le fleuve, moins encombré, rendit la dérive plus facile. Le courant, peu rapide en somme, permettait d’ailleurs d’éviter assez facilement ces îlots, et il n’y eut jamais ni choc ni échouage.
Le lendemain, la jangada côtoya de vastes grèves, formées de hautes dunes très accidentées, qui servent de barrage à des pâturages immenses, dans lesquels on pourrait élever et nourrir les bestiaux de toute l’Europe. Ces grèves sont regardées comme les plus riches en tortues qui soient dans le bassin du Haut-Amazone.
Le 29 juillet au soir, on s’amarra solidement à l’île de Catua, afin d’y passer la nuit, qui menaçait d’être très sombre.
Sur cette île, tant que le soleil demeura au-dessus de l’horizon, apparut une troupe d’Indiens Muras, reste de cette ancienne et puissante tribu, qui, entre le Teffé et le Madeira, occupait autrefois plus de cent lieues riveraines du fleuve.
Ces indigènes, allant et venant, observèrent le train flottant, maintenant immobile. Ils étaient là une centaine armés de sarbacanes formées d’un roseau spécial à ces parages, et que renforce extérieurement un étui fait avec la tige d’un palmier nain dont on a enlevé la moelle.
Joam Garral laissa un instant le travail qui lui prenait tout son temps, pour recommander de bien veiller et de ne point provoquer ces indigènes. En effet, la partie n’eût pas été égale. Les Muras ont une remarquable adresse pour lancer jusqu’à une distance de trois cents pas, avec leurs sarbacanes, des flèches qui font d’incurables blessures.
C’est que ces flèches, tirées d’une feuille du palmier «coucourite», empennées de coton, longues de neuf à dix pouces, pointues comme une aiguille, sont empoisonnées avec le «curare».
Le curare ou «wourah», cette liqueur «qui tue tout bas», disent les Indiens, est préparée avec le suc d’une sorte d’euphorbiacée et le jus d’une strychnos bulbeuse, sans compter la pâte de fourmis venimeuses et les crochets de serpents, venimeux aussi, qu’on y mélange.
«C’est vraiment là un terrible poison, dit Manoel. Il attaque directement dans le système nerveux ceux des nerfs par lesquels se font les mouvements soumis à la volonté. Mais le cœur n’est pas atteint, et il ne cesse de battre jusqu’à l’extinction des fonctions vitales. Et pourtant, contre cet empoisonnement, qui commence par l’engourdissement des membres, on ne connaît pas d’antidote!»
Très heureusement, ces Muras ne firent pas de démonstrations hostiles, bien qu’ils aient pour les blancs une haine prononcée. Ils n’ont plus, il est vrai, la valeur de leurs ancêtres.
À la nuit tombante, une flûte à cinq trous fit entendre derrière les arbres de l’île quelques chants en mode mineur. Une autre flûte lui répondit. Cet échange de phrases musicales dura pendant deux ou trois minutes, et les Muras disparurent.
Fragoso, dans un moment de bonne humeur, avait tenté de leur répondre par une chanson de sa façon; mais Lina s’était trouvée là fort à propos pour lui mettre la main sur la bouche et l’empêcher de montrer ses petits talents de chanteur, qu’il prodiguait volontiers.
Le 2 août, à trois heures du soir, la jangada arrivait, à vingt lieues de là, à l’entrée de ce lac Apoara, qui alimente de ses eaux noires le rio du même nom, et deux jours après, vers cinq heures, elle s’arrêtait à l’entrée du lac Coary.
Ce lac est un des plus grands qui soient en communication avec l’Amazone, et il sert de réservoir à différents rios. Cinq ou six affluents s’y jettent, s’y emmagasinent, s’y mélangent, et un étroit furo les déverse dans la principale artère.
Après avoir entrevu les hauteurs du hameau de Tahua-Miri, monté sur ses pilotis, comme sur des échasses, pour se garder contre l’inondation des crues qui envahissent souvent ces basses grèves, la jangada s’amarra, afin de passer la nuit.
La halte se fit en vue du village de Coary, une douzaine de maisons assez délabrées, bâties au milieu d’épais massifs d’orangers et de calebassiers. Rien de plus changeant que l’aspect de ce hameau, suivant que, par suite de l’élévation ou de l’abaissement des eaux, le lac présente une vaste étendue liquide, ou se réduit à un étroit canal, qui n’a même plus assez de profondeur pour communiquer avec l’Amazone.
Le lendemain matin, 5 août, on repartit dès l’aube, on passa devant le canal de Yucura, qui appartient à ce système si enchevêtré des lacs et des furos du rio Zapura, et, le 6 août au matin, on arriva à l’entrée du lac de Miana.
Aucun incident nouveau ne s’était produit dans la vie du bord, qui s’accomplissait avec une régularité presque méthodique.
Fragoso, toujours poussé par Lina, ne cessait de surveiller Torrès. Plusieurs fois, il essaya de le faire parler sur sa vie passée; mais l’aventurier éludait toute conversation à ce sujet, et finit même par se tenir dans une extrême réserve avec le barbier.
Quant à ses rapports avec la famille Garral, ils étaient toujours les mêmes. S’il parlait peu à Joam, il s’adressait plus volontiers à Yaquita et à sa fille, sans paraître remarquer l’évidente froideur qui l’accueillait. Toutes deux se disaient, d’ailleurs, qu’après l’arrivée de la jangada à Manao, Torrès les quitterait et qu’on n’entendrait plus parler de lui. En cela, Yaquita suivait les conseils du padre Passanha, qui l’exhortait à prendre patience; mais le bon père avait un peu plus de mal avec Manoel, très disposé à remettre sérieusement à sa place l’intrus, malencontreusement embarqué sur la jangada.
Le seul fait qui se passa dans cette soirée fut celui-ci:
Une pirogue, qui descendait le fleuve, accosta la jangada, après une invitation qui lui fut adressée par Joam Garral.
«Tu vas à Manao? demanda-t-il à l’Indien, qui montait et dirigeait la pirogue.
– Oui, répondit l’Indien.
– Tu y seras?…
– Dans huit jours.
– Alors tu y arriveras bien avant nous. Veux-tu te charger de remettre une lettre à son adresse?
– Volontiers.
– Prends donc cette lettre, mon ami, et porte-la à Manao.»
L’Indien prit la lettre que lui présentait Joam Garral, et une poignée de reis fut le prix de la commission qu’il s’engageait à faire.
Aucun des membres de la famille, alors retirés dans l’habitation, n’eut connaissance de ce fait. Seul, Torrès en fut témoin. Il entendit même les quelques mots échangés entre Joam Garral et l’Indien, et, à sa physionomie qui se rembrunit, il était facile de voir que l’envoi de cette lettre ne laissait pas que de le surprendre.
1 De nombreuses observations faites par les voyageurs modernes sont en désaccord avec celle de Humboldt.
2 La pataque vaut 1 franc environ.