Jules Verne
la jangada
Huit cent lieues sur l'Amazone
(Chapitre XVII-XX)
82 dessinsde Leon Benett et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Une attaque.
ependant, si Manoel ne disait rien, pour ne pas provoquer quelque scène violente à bord, le lendemain, il eut la pensée de s’expliquer avec Benito au sujet de Torrès.
«Benito, lui dit-il, après l’avoir emmené à l’avant de la jangada, j’ai à te parler.»
Benito, si souriant d’ordinaire, s’arrêta en regardant Manoel, et tout son visage s’assombrit.
«Je sais pourquoi, dit-il. Il s’agit de Torrès?
– Oui, Benito!
– Eh bien, moi aussi, j’ai à te parler de lui, Manoel.
– Tu as donc remarqué ses assiduités près de Minha! dit Manoel en pâlissant.
– Ah! ce n’est pas un sentiment de jalousie qui t’anime contre un pareil homme? dit vivement Benito.
– Non, certes! répondit Manoel. Dieu me garde de faire une telle injure à la jeune fille qui va devenir ma femme! Non, Benito! Elle a cet aventurier en horreur! Ce n’est donc de rien de pareil qu’il s’agit, mais il me répugne de voir cet aventurier s’imposer continuellement par sa présence, par son insistance, à ta mère et à ta sœur, et chercher à s’introduire dans l’intimité de ta famille, qui est déjà la mienne!
– Manoel, répondit gravement Benito, je partage ta répulsion pour ce douteux personnage, et, si je n’avais consulté que mon sentiment, j’aurais déjà chassé Torrès de la jangada! Mais je n’ai pas osé!
– Tu n’as pas osé? répliqua Manoel, en saisissant la main de son ami. Tu n’as pas osé!…
– Écoute-moi, Manoel, reprit Benito. Tu as bien observé Torrès, n’est-ce pas? Tu as remarqué son empressement près de ma sœur! Rien de plus vrai! Mais, pendant que tu voyais cela, tu ne voyais pas que cet homme inquiétant ne perd mon père des yeux ni de loin ni de près, et qu’il semble avoir comme une arrière-pensée haineuse en le regardant avec une obstination inexplicable!
– Que dis-tu là, Benito? Aurais-tu des raisons de penser que Torrès en veut à Joam Garral?
– Aucune… Je ne pense rien! répondit Benito. Ce n’est qu’un pressentiment! Mais observe bien Torrès, étudie avec soin sa physionomie, et tu verras quel mauvais sourire il a, lorsque mon père vient à passer à la portée de son regard!
– Eh bien, s’écria Manoel, s’il en est ainsi, Benito, raison de plus pour le chasser!
– Raison de plus… ou raison de moins… répondit le jeune homme. Manoel… je crains… Quoi?… Je ne sais… Mais obliger mon père à congédier Torrès… cela peut être imprudent! Je te le répète… j’ai peur, sans qu’aucun fait positif me permette de m’expliquer à moi-même cette peur!»
Une sorte de frémissement de colère agitait Benito pendant qu’il parlait ainsi.
«Alors, dit Manoel, tu crois qu’il faut attendre?
– Oui… attendre, avant de prendre un parti, mais surtout, nous tenir sur nos gardes!
– Après tout, répondit Manoel, dans une vingtaine de jours, nous serons arrivés à Manao. C’est là que doit s’arrêter Torrès. C’est donc là qu’il nous quittera, et nous serons pour toujours débarrassés de sa présence! Jusque-là, ayons l’œil sur lui!
– Tu me comprends, Manoel, répondit Benito.
– Je te comprends, mon ami, mon frère! reprit Manoel, bien que je ne partage pas, bien que je ne puisse partager toutes tes craintes! Quel lien pourrait-il exister entre ton père et cet aventurier? Évidemment ton père ne l’a jamais vu!
– Je ne dis pas que mon père connaisse Torrès, répondit Benito, mais oui!… il me semble que Torrès connaît mon père!… Que faisait-il, cet homme, aux environs de la fazenda, lorsque nous l’avons rencontré dans la forêt d’Iquitos? Pourquoi a-t-il refusé dès lors l’hospitalité que nous lui offrions, pour s’arranger ensuite de façon à devenir presque forcément notre compagnon de voyage? Nous arrivons à Tabatinga et il s’y trouve comme s’il nous attendait! Le hasard est-il pour tout dans ces rencontres, ou serait-ce la suite d’un plan préconçu? Devant le regard à la fois fuyant et obstiné de Torrès, tout cela me revient à l’esprit!… Je ne sais… je me perds dans ces choses inexplicables! Ah! pourquoi ai-je eu cette idée de lui offrir de s’embarquer sur notre jangada!
– Calme-toi, Benito… je t’en prie!
– Manoel! s’écria Benito, qui semblait ne pouvoir plus se contenir, crois-tu donc que, s’il ne s’agissait que de moi, cet homme, qui ne nous inspire que répulsion et dégoût, j’aurais hésité à le jeter par-dessus bord! Mais, si, en effet, c’est de mon père qu’il s’agit, je crains, en cédant à mes impressions, d’aller contre mon but! Quelque chose me dit qu’avec cet être tortueux, il peut y avoir péril à agir avant qu’un fait nous en ait donné le droit… le droit et le devoir!… En somme, sur la jangada, nous l’avons sous la main, et, en faisant tous deux bonne garde autour de mon père, nous ne pouvons pas manquer, si sûr que soit son jeu, de le forcer à se démasquer, à se trahir! Donc, attendons encore!»
L’arrivée de Torrès sur l’avant de la jangada interrompit la conversation des deux jeunes gens. Torrès les regarda en dessous, mais il ne leur adressa pas la parole.
Benito ne se trompait pas, lorsqu’il disait que les yeux de l’aventurier étaient attachés à la personne de Joam Garral, toutes les fois qu’il ne se sentait pas observé.
Non! il ne se trompait pas, lorsqu’il affirmait que la figure de Torrès devenait sinistre en regardant son père!
Par quel mystérieux lien, de ces deux hommes, l’un, la noblesse même, pouvait-il, – sans le savoir, cela était clair –, être lié à l’autre?
La situation étant donnée, il était certes difficile que Torrès, maintenant surveillé tout à la fois par les deux jeunes gens, par Fragoso et Lina, pût faire un mouvement qui ne serait pas sur-le-champ réprimé. Peut-être le comprit-il. En tout cas, il ne le laissa pas voir et ne changea rien à sa manière d’être.
Satisfaits de s’être expliqués, Manoel et Benito se promirent de le garder à vue, sans rien faire qui pût mettre son attention en éveil.
Pendant les jours suivants, la jangada dépassa l’entrée des furos Camara, Aru, Yuripari, de la rive droite, dont les eaux, au lieu de se déverser dans l’Amazone, vont, au sud, alimenter le rio des Purus et reviennent par lui au grand fleuve. Le 10 août, à cinq heures du soir, on faisait escale à l’île des Cocos.
Là se trouvait un établissement de séringuaire. Ce nom est celui du fabricant de caoutchouc, tiré du «seringueira», arbre dont le nom scientifique est «siphonia elastica».
On dit que, par négligence ou mauvaise exploitation, le nombre de ces arbres diminue dans le bassin de l’Amazone; mais les forêts de seringueiras soit encore très considérables sur les bords du Madeira, du Purus et autres affluents du fleuve.
Ils étaient là une vingtaine d’Indiens, récoltant et manipulant le caoutchouc, opération qui se fait plus spécialement pendant les mois de mai, juin et juillet.
Après avoir reconnu que les arbres, bien préparés par les crues du fleuve qui avaient inondé leurs tiges à une hauteur de quatre pieds environ, se trouvaient dans de bonnes conditions pour la récolte, les Indiens s’étaient mis à la besogne.
Incisions faites dans l’aubier des seringueiras, ils avaient attaché au-dessous de la plaie de petits pots que vingt-quatre heures devaient suffire à remplir d’un suc laiteux, qu’on peut aussi récolter au moyen d’un bambou creux et d’un récipient placé au pied de l’arbre.
Ce suc recueilli, afin d’empêcher l’isolement de ses particules résineuses, les Indiens le soumettent à une fumigation sur un feu de noix de palmier assaï. En étalant le suc sur une pelle de bois qu’on agite dans la fumée, on produit presque instantanément sa coagulation; il revêt une teinte grise jaunâtre et se solidifie. Les couches qui se forment successivement sont alors détachées de la pelle; on les expose au soleil, elles se durcissent encore et prennent la couleur brune que l’on connaît. À cet instant, la fabrication est achevée.
Benito, trouvant l’occasion excellente, acheta à ces Indiens toute la quantité de caoutchouc emmagasinée dans leurs cabanes, qui sont élevées sur pilotis. Le prix qu’il leur en donna était suffisamment rémunérateur, et ils se montrèrent fort satisfaits.
Quatre jours plus tard, le 14 août, la jangada passait devant les bouches du Purus.
C’est encore un des grands tributaires de droite de l’Amazone, et il paraît offrir plus de cinq cents lieues de cours navigable, même à de forts bâtiments. Il s’enfonce dans le sud-ouest et mesure près de quatre mille pieds à son embouchure. Après avoir coulé sous l’ombrage des ficus, des tahuaris, des palmiers «nipas», des cécropias, c’est véritablement par cinq bras qu’il se jette dans l’Amazone1.
En cet endroit, le pilote Araujo pouvait manœuvrer avec une grande aisance. Le cours du fleuve était moins obstrué d’îles, et, en outre, sa largeur, d’une rive à l’autre, pouvait être estimée à deux lieues au moins.
Aussi le courant entraînait-il plus uniformément la jangada, qui, le 18 août, s’arrêtait devant le village de Pesquero, pour y passer la nuit.
Le soleil était déjà très bas sur l’horizon, et, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes, il allait tomber presque perpendiculairement, comme un énorme bolide. La nuit devait succéder au jour presque sans crépuscule, comme ces nuits de théâtre que l’on fait en baissant brusquement la rampe.
Joam Garral et sa femme, Lina et la vieille Cybèle étaient devant l’habitation.
Torrès, après avoir un instant tourné autour de Joam Garral, comme s’il voulait lui parler en particulier, gêné peut-être par l’arrivée du padre Passanha qui venait souhaiter le bonsoir à la famille, était enfin rentré dans sa cabine.
Les Indiens et les noirs, étendus le long du bord, se tenaient à leur poste de manœuvre. Araujo, assis à l’avant, étudiait le courant, dont le fil s’allongeait dans une direction rectiligne.
Manoel et Benito, l’œil ouvert, mais causant et fumant d’un air indifférent, se promenaient sur la partie centrale de la jangada en attendant l’heure du repos.
Tout à coup, Manoel arrêta Benito de la main et lui dit:
«Quelle singulière odeur? Est-ce que je me trompe? Ne sens-tu pas?… On dirait vraiment…
– On dirait une odeur de musc échauffé! répondit Benito. Il doit y avoir des caïmans endormis sur la grève voisine!
– Eh bien! la nature a sagement fait en permettant qu’ils se trahissent ainsi!
– Oui, dit Benito, cela est heureux, car ce sont des animaux assez redoutables.»
Le plus souvent, à la tombée du jour, ces sauriens aiment à s’étendre sur les plages, où ils s’installent plus commodément pour passer la nuit. Là, blottis à l’orifice de trous dans lesquels ils sont entrés à reculons, ils dorment la bouche ouverte et la mâchoire supérieure dressée verticalement, à moins qu’ils n’attendent ou ne guettent une proie. Se précipiter pour l’atteindre, soit en nageant sous les eaux avec leur queue pour tout moteur, soit en courant sur les grèves avec une rapidité que l’homme ne peut égaler, ce n’est qu’un jeu pour ces amphibies.
C’est là, sur ces vastes grèves, que les caïmans naissent, vivent et meurent, non sans avoir donné des exemples d’une extraordinaire longévité. Non seulement les vieux, les centenaires, se reconnaissent à la mousse verdâtre qui tapisse leur carapace et aux verrues dont elle est semée, mais aussi à leur férocité naturelle qui s’accroît avec l’âge. Ainsi que l’avait dit Benito, ces animaux peuvent être redoutables, et il convient de se mettre en garde contre leurs attaques.
Tout à coup, ces cris se font entendre vers l’avant:
«Caïmans! caïmans!»
Manoel et Benito se redressent et regardent.
Trois gros sauriens, longs de quinze à vingt pieds, étaient parvenus à se hisser sur la plate-forme de la jangada.
«Aux fusils! aux fusils! cria Benito, en faisant signe aux Indiens et aux noirs de revenir en arrière.
– À la maison! répondit Manoel. C’est plus pressé!
Et, en effet, comme il ne fallait pas essayer de lutter directement, le mieux était de se mettre à l’abri tout d’abord.
Ce fut fait en un instant. La famille Garral s’était réfugiée dans la maison, où les deux jeunes gens la rejoignirent. Les Indiens et les noirs avaient regagné leurs carbets et leurs cases.
Au moment de refermer la porte de la maison:
«Et Minha? dit Manoel.
– Elle n’est pas là! répondit Lina, qui venait de courir à la chambre de sa maîtresse.
– Grand Dieu! Où est-elle?» s’écria sa mère.
Et tous d’appeler à la fois:
«Minha! Minha!»
Pas de réponse.
«Elle est donc à l’avant de la jangada? dit Benito.
– Minha!» cria Manoel.
Les deux jeunes gens, Fragoso, Joam Garral, ne songeant plus au danger, se jetèrent hors de la maison, des fusils à la main.
À peine étaient-ils au dehors, que deux des caïmans, faisant demi-tour, couraient sur eux.
Une chevrotine dans la tête, près de l’œil, tirée par Benito, arrêta l’un de ces monstres, qui, mortellement frappé, se débattit avec de violentes convulsions et retomba sur le flanc.
Mais déjà le second était là, il se jetait en avant, et il n’y avait plus moyen de l’éviter.
En effet, l’énorme caïman s’était précipité à la rencontre de Joam Garral, et, après l’avoir renversé d’un coup de queue, il revenait sur lui, les mâchoires ouvertes.
À ce moment, Torrès, s’élançant hors de sa cabine, une hache à la main, en porta un si heureux coup, que le tranchant entra dans la mâchoire du caïman et y resta enfoncé, sans qu’il pût s’en défaire. Aveuglé par le sang, l’animal se lança de côté, et, volontairement ou non, il retomba et se perdit dans le fleuve.
«Minha! Minha!» criait toujours Manoel, éperdu, qui avait gagné l’avant de la jangada.
Tout à coup, la jeune fille apparut. Elle s’était d’abord réfugiée dans la cabane d’Araujo; mais cette cabane venait d’être renversée par la poussée puissante du troisième caïman, et maintenant Minha fuyait vers l’arrière, poursuivie par ce monstre, qui n’était pas à six pieds d’elle.
Minha tomba.
Une deuxième balle, ajustée par Benito, ne put arrêter le caïman! Elle ne frappa que la carapace de l’animal, dont les écailles volèrent en éclats, sans avoir été pénétrée.
Manoel s’élança vers la jeune fille pour la relever, l’emporter, l’arracher à la mort!… Un coup de queue, lancé latéralement par l’animal, le renversa à son tour.
Minha, évanouie, était perdue, et déjà la bouche du caïman s’ouvrait pour la broyer!…
Ce fut alors que Fragoso, bondissant sur l’animal, lui plongea un couteau jusqu’au fond de la gorge, au risque d’avoir le bras coupé par les deux mâchoires, si elles se refermaient brusquement.
Fragoso put retirer son bras à temps; mais il ne put éviter le choc du caïman, et il fut entraîné dans le fleuve, dont les eaux devinrent rouges sur un large espace.
«Fragoso! Fragoso!» avait crié Lina, qui venait de s’agenouiller sur le bord de la jangada.
Un instant après, Fragoso reparaissait à la surface de l’Amazone… Il était sain et sauf.
Mais, au péril de sa vie, il avait sauvé la jeune fille, qui revenait à elle, et comme, de toutes ces mains que lui tendaient Manoel, Yaquita, Minha, Lina, Fragoso ne savait à laquelle répondre, il finit par presser celle de la jeune mulâtresse.
Cependant, si Fragoso avait sauvé Minha, c’était certainement à l’intervention de Torrès que Joam Garral devait son salut.
Ce n’était donc pas à la vie du fazender qu’il en voulait, cet aventurier. Devant ce fait évident, il fallait bien l’admettre.
Manoel interpella tout bas Benito.
«C’est vrai répondit Benito embarrassé, tu as raison, et, dans ce sens, c’est un cruel souci de moins! Et cependant, Manoel, mes soupçons subsistent toujours! On peut être le pire ennemi d’un homme, tout en ne voulant pas sa mort!»
Cependant Joam Garral s’était approché de Torrès.
«Merci, Torrès», dit-il en lui tendant la main.
L’aventurier fit quelques pas en arrière sans rien répondre.
«Torrès, reprit Joam Garral, je regrette que vous arriviez au terme de votre voyage, et que nous devions nous séparer dans quelques jours! Je vous dois…
– Joam Garral, répondit Torrès, vous ne me devez rien! Votre vie m’était précieuse entre toutes! Mais, si vous le permettez… j’ai réfléchi… au lieu de m’arrêter à Manao, je descendrai jusqu’à Bélem. – Voulez-vous m’y conduire?»
Joam Garral répondit par un signe affirmatif.
En entendant cette demande, Benito, dans un mouvement irréfléchi, fut sur le point d’intervenir; mais Manoel l’arrêta, et le jeune homme se contint, non sans un violent effort.
Le dîner d’arrivée.
e lendemain, après une nuit qui avait à peine suffi à calmer tant d’émotions, on se démarra de cette plage aux caïmans et l’on repartit. Avant cinq jours, si rien ne contrariait sa marche, la jangada devait avoir touché au port de Manao.
La jeune fille était maintenant tout à fait remise de sa frayeur; ses yeux et son sourire remerciaient à la fois tous ceux qui avaient risqué leur vie pour elle.
Quant à Lina, il semblait qu’elle fût plus reconnaissante envers le courageux Fragoso que si c’eût été elle qu’il eût sauvée!
«Je vous revaudrai cela tôt ou tard, monsieur Fragoso! dit-elle en lui souriant.
– Et comment, mademoiselle Lina?
– Oh! vous le savez bien!
– Alors, si je le sais, que ce soit tôt et non tard!» répondit l’aimable garçon.
Et, de ce jour, il fut bien entendu que la charmante Lina était la fiancée de Fragoso, que leur mariage s’accomplirait en même temps que celui de Minha et de Manoel, et que le nouveau couple resterait à Bélem près des jeunes mariés.
«Voilà qui est bien, répétait sans cesse Fragoso, mais je n’aurais jamais cru que le Para fût si loin!»
Quant à Manoel et à Benito, ils avaient eu une longue conversation au sujet de ce qui s’était passé. Il ne pouvait plus être question d’obtenir de Joam Garral le congédiement de son sauveur.
«Votre vie m’était précieuse entre toutes», avait dit Torrès.
Cette réponse, à la fois hyperbolique et énigmatique, qui était échappée à l’aventurier, Benito l’avait entendue et retenue.
Provisoirement, les deux jeunes gens ne pouvaient donc rien. Plus que jamais, ils en étaient réduits à attendre, – à attendre non plus quatre ou cinq jours, mais sept ou huit semaines encore, c’est-à-dire tout le temps qu’il faudrait à la jangada pour descendre jusqu’à Bélem.
«Il y a dans tout cela je ne sais quel mystère que je ne puis comprendre! dit Benito.
– Oui, mais nous sommes rassurés sur un point, répondit Manoel. Il est bien certain, Benito, que Torrès n’en veut pas à la vie de ton père. Pour le surplus, nous veillerons encore!»
Du reste, il sembla qu’à partir de ce jour Torrès voulût se montrer plus réservé. Il ne chercha aucunement à s’imposer à la famille et fut même moins assidu près de Minha. Il se fit donc une détente dans cette situation, dont tous, sauf Joam Garral peut-être, sentaient la gravité.
Le soir du même jour, on laissa sur la droite du fleuve l’île Baroso, formée par un furo de ce nom, et le lac Manaoari, qui est alimenté par une série confuse de petits tributaires.
La nuit se passa sans incidents, mais Joam Garral avait recommandé de veiller avec grand soin.
Le lendemain, 20 août, le pilote, qui tenait à suivre d’assez près la rive droite à cause des capricieux remous de gauche, s’engagea entre la berge et les îles.
Au-delà de cette berge, le territoire était semé de lacs grands et petits, tels que le Calderon, le Huarandeina, et quelques autres lagons à eaux noires. Ce système hydrographique marquait l’approche du rio Negro, le plus remarquable de tous les affluents de l’Amazone. En réalité, c’était encore le nom de Solimoës que portait le grand fleuve; mais, après l’embouchure du rio Negro, il allait prendre celui qui l’a rendu célèbre entre tous les cours d’eau du monde.
Pendant cette journée, la jangada eut à naviguer dans des conditions fort curieuses.
Le bras, suivi par le pilote entre l’île Calderon et la terre, était fort étroit, bien qu’il parût assez large. Cela tenait à ce qu’une grande partie de l’île, peu élevée au-dessus du niveau moyen, était encore recouverte par les hautes eaux de la crue.
De chaque côté étaient massées des forêts d’arbres géants, dont les cimes s’étageaient à cinquante pieds au-dessus du sol, et, se rejoignant d’une rive à l’autre, formaient un immense berceau.
Sur la gauche, rien de plus pittoresque que cette forêt inondée, qui semblait avoir été plantée au milieu d’un lac. Les fûts des arbres sortaient d’une eau tranquille et pure, dans laquelle tout l’entrelacement de leurs rameaux se réfléchissait avec une incomparable pureté. Ils eussent été dressés au-dessus d’une immense glace, comme ces arbustes en miniature de certains surtouts de table que leur réflexion n’eût pas été plus parfaite. La différence entre l’image et la réalité n’aurait pu être établie. Doubles de grandeur, terminés en haut comme en bas par un vaste parasol de verdure, ils semblaient former deux hémisphères, dont la jangada paraissait suivre un des grands cercles à l’intérieur.
Il avait fallu, en effet, laisser le train de bois s’aventurer sous ces arceaux auxquels se brisait le léger courant du fleuve. Impossible de reculer. De là, obligation de manœuvrer avec une extrême précision pour éviter les chocs de droite et de gauche.
En cela se montra toute l’habileté du pilote Araujo, qui fut d’ailleurs parfaitement secondé par son équipe. Les arbres de la forêt fournissaient de solides points d’appui aux longues gaffes, et la direction fut maintenue. Le moindre heurt, qui aurait pu faire venir la jangada en travers, eût provoqué un démolissement complet de l’énorme charpente, et causé la perte, sinon du personnel, du moins de la cargaison qu’elle portait.
«En vérité, c’est fort beau, dit Minha, et il nous serait fort agréable de toujours voyager de la sorte, sur cette eau si paisible, à l’abri des rayons du soleil!
– Ce serait à la fois agréable et dangereux, chère Minha, répondit Manoel. Dans une pirogue, il n’y aurait sans doute rien à craindre en naviguant ainsi; mais, sur un long train de bois, mieux vaut le cours libre et dégagé d’un fleuve.
– Avant deux heures, nous aurons entièrement traversé cette forêt, dit le pilote.
– Regardons bien alors! s’écria Lina. Toutes ces belles choses passent si vite! Ah! chère maîtresse, voyez-vous ces bandes de singes qui s’ébattent dans les hautes branches des arbres, et les oiseaux qui se mirent dans cette eau pure!
– Et les fleurs qui s’entrouvrent à la surface, répondit Minha, et que le courant berce comme une brise!
– Et ces longues lianes, qui sont capricieusement tendues d’un arbre à l’autre! ajouta la jeune mulâtresse.
– Et pas de Fragoso au bout! dit le fiancé de Lina. C’était pourtant une belle fleur que vous avez cueillie là dans la forêt d’Iquitos!
– Voyez-vous cette fleur unique au monde! répondit Lina en se moquant. Ah! maîtresse, regardez ces magnifiques plantes!»
Et Lina montrait des nympheas aux feuilles colossales, dont les fleurs portaient des boutons gros comme des noix de coco. Puis c’étaient, à l’endroit où se dessinaient les rives immergées, des paquets de ces roseaux «mucumus» à larges feuilles, dont les tiges élastiques peuvent s’écarter pour donner passage à une pirogue et se referment derrière elle. Il y avait là de quoi tenter un chasseur, car tout un monde d’oiseaux aquatiques voletait entre ces hautes touffes agitées par le courant.
Des ibis, posés dans une attitude épigraphique, sur quelque vieux tronc à demi renversé; des hérons gris, immobiles au bout d’une patte; de graves flamants, qui ressemblaient de loin à des ombrelles roses déployées dans le feuillage, et bien d’autres phénicoptères de toutes couleurs animaient ce marais provisoire.
Mais aussi, à fleur d’eau, se glissaient de longues et rapides couleuvres, peut-être quelques-uns de ces redoutables gymnotes, dont les décharges électriques, répétées coup sur coup, paralysent l’homme ou l’animal le plus robuste et finissent par le tuer.
Il fallait y prendre garde, et plus encore, peut-être, à ces serpents «sucurijus», qui, lovés au stipe de quelque arbre, se déroulent, se détendent, saisissent leur proie, l’étreignent sous leurs anneaux assez puissants pour broyer un bœuf. N’a-t-on pas rencontré dans les forêts amazoniennes de ces reptiles longs de trente à trente-cinq pieds, et même, au dire de M. Carrey, n’en existe-t-il pas dont la longueur atteint quarante-sept pieds et qui sont aussi gros qu’une barrique!
En vérité, un de ces sucurijus, lancé à la surface de la jangada, eût été aussi redoutable qu’un caïman!
Très heureusement, les passagers n’eurent à lutter ni contre les gymnotes ni contre les serpents, et le passage à travers la forêt inondée, qui dura deux heures environ, s’acheva sans accidents.
Trois jours s’écoulèrent. On approchait de Manao. Vingt-quatre heures encore, et la jangada serait à l’embouchure du rio Negro, devant cette capitale de la province des Amazones.
En effet, le 23 août, à cinq heures du soir, elle s’arrêtait à la pointe septentrionale de l’île Muras, sur la rive droite du fleuve. Il n’y avait plus qu’à le traverser obliquement, Sur une distance de quelques milles, pour arriver au port. Mais le pilote Araujo ne voulut pas, avec raison, se hasarder ce jour-là, la nuit approchant. Les trois milles qui restaient à parcourir exigeraient trois heures de navigation, et, pour couper le cours du fleuve, il importait avant tout d’y voir clair.
Ce soir-là, le dîner, qui devait être le dernier de cette première partie du voyage, ne fut pas servi sans quelque cérémonie. La moitié du cours de l’Amazone franchi dans ces conditions, cela valait bien la peine que l’on fît un joyeux repas. Il fut convenu que l’on boirait «à la santé du fleuve des Amazones» quelques verres de cette généreuse liqueur que distillent les coteaux de Porto ou de Setubal.
En outre, ce serait comme le dîner de fiançailles de Fragoso et de la charmante Lina. Celui de Manoel et de Minha avait eu lieu à la fazenda d’Iquitos, quelques semaines auparavant. Après le jeune maître et la jeune maîtresse, c’était le tour de ce fidèle couple, auquel les attachaient tant de liens de reconnaissance!
Aussi, au milieu de cette honnête famille, Lina, qui devait rester au service de sa maîtresse, Fragoso, qui allait entrer au service de Manoel Valdez, s’assirent-ils à la table commune, et même à la place d’honneur, qui leur fut réservée.
Torrès assistait naturellement à ce dîner, digne de l’office et de la cuisine de la jangada.
L’aventurier, assis en face de Joam Garral, toujours taciturne, écouta ce qui se disait beaucoup plus qu’il ne prit part à la conversation. Benito, sans en avoir l’air, l’observait attentivement. Les regards de Torrès, constamment attachés sur son père, avaient un éclat singulier. On eût dit ceux d’un fauve, cherchant à fasciner sa proie, avant de se jeter sur elle.
Manoel, lui, causait le plus souvent avec la jeune fille. Entre temps, ses yeux se portaient aussi sur Torrès; mais, en somme, mieux que Benito, il avait pris son parti d’une situation qui, si elle ne finissait pas à Manao, finirait certainement à Bélem.
Le dîner fut assez gai. Lina l’anima de sa bonne humeur, Fragoso de ses joyeuses reparties. Le padre Passanha regardait gaiement tout ce petit monde qu’il chérissait, et ces deux jeunes couples que sa main devait bientôt bénir dans les eaux du Para.
«Mangez bien, padre, dit Benito, qui finit par se mêler à la conversation générale, faites honneur à ce repas de fiançailles! Il vous faudra des forces pour célébrer tant de mariages à la fois!
– Eh! mon cher enfant, répondit le padre Passanha, trouve-nous une belle et honnête jeune fille qui veuille de toi, et tu verras si je ne suffirai pas à vous marier encore tous deux!
– Bien répondu! padre, s’écria Manoel. Buvons au prochain mariage de Benito!
– Nous lui chercherons à Bélem une jeune et belle fiancée, dit Minha, et il faudra bien qu’il fasse comme tout le monde!
– Au mariage de monsieur Benito! dit Fragoso, qui aurait voulu que le monde entier convolât avec lui.
– Ils ont raison, mon fils, dit Yaquita. Moi aussi, je bois à ton mariage, et puisses-tu être heureux comme le seront Minha et Manoel, comme je l’ai été près de ton père!
– Comme vous le serez toujours, il faut l’espérer, dit alors Torrès en buvant un verre de Porto, sans avoir fait raison a personne. Chacun ici a son bonheur dans sa main!
On n’aurait pu dire pourquoi, mais ce souhait, venant de l’aventurier, fit une impression fâcheuse.
Manoel sentit cela, et, voulant réagir contre ce sentiment:
«Voyons, padre, pendant que nous y sommes, est-ce qu’il n’y aurait pas encore quelques couples à fiancer sur la jangada?
– Je ne pense pas, répondit le padre Passanha… à moins que Torrès… Vous n’êtes pas marié, je crois?
– Non, je suis et j’ai toujours été garçon!»
Benito et Manoel crurent voir qu’en parlant ainsi, le regard de Torrès allait chercher celui de la jeune fille.
«Et qui vous empêcherait de vous marier? reprit le padre Passanha. À Bélem, vous pourriez trouver une femme dont l’âge serait en rapport avec le vôtre, et il vous serait peut-être possible de vous fixer dans la ville. Cela vaudrait mieux que cette vie errante dont vous n’avez pas tiré jusqu’ici grand avantage!
– Vous avez raison, padre, répondit Torrès. Je ne dis pas non! D’ailleurs, l’exemple est contagieux. À voir tous ces jeunes fiancés, cela met en appétit de mariage! Mais je suis absolument étranger à la ville de Bélem, et, à moins de circonstances particulières, cela peut rendre mon établissement plus difficile!
– D’où êtes-vous donc? demanda Fragoso, qui avait toujours cette arrière-pensée d’avoir déjà rencontré Torrès quelque part.
– De la province de Minas Geraës.
– Et vous êtes né?…
– Dans la capitale même de l’arrayal diamantin, à Tijuco.»
Qui eût regardé Joam Garral, en ce moment, aurait été épouvanté de la fixité de son regard, qui se croisait avec celui de Torrès.
Histoire ancienne.
ais la conversation allait continuer avec Fragoso, qui reprit presque aussitôt en ces termes:
«Comment! vous êtes de Tijuco, de la capitale même du district des diamants?
– Oui! dit Torrès. Est-ce que vous-même, vous êtes originaire de cette province?
– Non! je suis des provinces du littoral de l’Atlantique, dans le nord du Brésil, répondit Fragoso.
– Vous ne connaissez pas ce pays des diamants, monsieur Manoel? demanda Torrès.»
Un signe négatif du jeune homme fut toute sa réponse.
«Et vous, monsieur Benito, reprit Torrès en s’adressant au jeune Garral, qu’il voulait évidemment engager dans cette conversation, vous n’avez jamais eu la curiosité d’aller visiter l’arrayal diamantin?
– Jamais, répondit sèchement Benito.
– Ah! j’aurais aimé à voir ce pays! s’écria Fragoso, qui, inconsciemment, faisait le jeu de Torrès. Il me semble que j’eusse fini par y trouver quelque diamant de grande valeur!
– Et qu’en auriez-vous fait de ce diamant de grande valeur, Fragoso? demanda Lina.
– Je l’aurais vendu!
– Alors vous seriez riche maintenant?
– Très riche!
– Eh bien, si vous aviez été riche, il y a trois mois seulement, vous n’auriez jamais eu l’idée de… cette liane?
– Et si je ne l’avais pas eue, s’écria Fragoso, il ne serait pas venu une charmante petite femme qui… Allons, décidément, Dieu fait bien ce qu’il fait!
– Vous le voyez, Fragoso, répondit Minha, puisqu’il vous marie avec ma petite Lina! Diamant pour diamant, vous ne perdrez pas au change!
– Comment donc, mademoiselle Minha, s’écria galamment Fragoso, mais j’y gagne!»
Torrès, sans doute, ne voulait pas laisser tomber ce sujet de conversation, car il reprit la parole:
«En vérité, dit-il, il y a eu à Tijuco des fortunes subites, qui ont dû faire tourner bien des têtes! N’avez-vous pas entendu parler de ce fameux diamant d’Abaete, dont la valeur a été estimée à plus de deux millions de cantos de reis2. Eh bien, ce sont les mines du Brésil qui l’ont produit, ce caillou qui pesait une once! Et ce sont trois condamnés, – oui! trois condamnés à un exil perpétuel –, qui le trouvèrent par hasard dans la rivière d’Abaete, à quatre-vingt-dix lieues du Serro do Frio!
– Du coup, leur fortune fut faite? demanda Fragoso.
– Eh non! répondit Torrès. Le diamant fut remis au gouverneur général des mines. La valeur de la pierre ayant été reconnue, le roi Jean VI de Portugal la fit percer, et il la portait à son cou dans les grandes cérémonies. Quant aux condamnés, ils obtinrent leur grâce, mais ce fut tout, et de plus habiles auraient tiré de là de bonnes rentes!
– Vous sans doute? dit très sèchement Benito.
– Oui… moi!… Pourquoi pas? répondit Torrès. Est-ce que vous avez jamais visité le district diamantin? ajouta-t-il, en s’adressant à Joam Garral, cette fois.
– Jamais, répondit Joam en regardant Torrès.
– Cela est regrettable, reprit celui-ci, et vous devriez faire un jour ce voyage. C’est fort curieux, je vous assure! Le district des diamants est une enclave dans le vaste empire du Brésil, quelque chose comme un parc de douze lieues de circonférence, et qui, par la nature du sol, sa végétation, ses terrains sablonneux enfermés dans un cirque de montagnes, est très différent de la province environnante. Mais, comme je vous l’ai dit, c’est l’endroit le plus riche du monde, puisque, de 1807 à 1817, la production annuelle a été de dix-huit mille carats3 environ. Ah! il y avait de beaux coups à faire, non seulement pour les grimpeurs qui cherchaient la pierre précieuse jusque sur la cime des montagnes, mais aussi pour les contrebandiers qui la passaient en fraude! Maintenant, l’exploitation est moins aisée, et les deux mille noirs, employés au travail des mines par le gouvernement, sont obligés de détourner des cours d’eau pour en extraire le sable diamantin. Autrefois, c’était plus commode!
– En effet, répondit Fragoso, le bon temps est passé!
– Mais ce qui est resté facile, c’est de se procurer le diamant à la façon des malfaiteurs, je veux dire par le vol. Et tenez, vers 1826, – j’avais huit ans alors –, il se passa à Tijuco même un drame terrible, qui montre que les criminels ne reculent devant rien, quand ils veulent gagner toute une fortune par un coup d’audace! Mais cela ne vous intéresse pas sans doute…
– Au contraire, Torrès, continuez, répondit Joam Garral d’une voix singulièrement calme.
– Soit, reprit Torrès. Il s’agissait, cette fois, de voler des diamants, et une poignée de ces jolis cailloux-là dans la main, c’est un million, quelquefois deux!»
Et Torrès, dont la figure exprimait les plus vils sentiments de cupidité, fit, presque inconsciemment, le geste d’ouvrir et de fermer la main.
«Voici comment cela se passa, reprit-il. À Tijuco, l’habitude est d’expédier en une seule fois les diamants recueillis dans l’année. On les divise en deux lots, suivant leur grosseur, après les avoir séparés au moyen de douze tamis percés de trous différents. Ces lots sont enfermés dans des sacs et envoyés à Rio de Janeiro. Mais, comme ils ont une valeur de plusieurs millions, vous pensez qu’ils sont bien accompagnés. Un employé, choisi par l’intendant, quatre soldats à cheval du régiment de la province et dix hommes à pied forment le convoi. Ils se rendent d’abord à Villa-Rica, où le général commandant appose son cachet sur les sacs, et le convoi reprend sa route vers Rio de Janeiro. J’ajoute que, pour plus de précaution, le départ est toujours tenu secret. Or, en 1826, un jeune employé, nommé Dacosta, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, qui, depuis quelques années, travaillait à Tijuco dans les bureaux du gouverneur général, combina le coup suivant. Il s’entendit avec une troupe de contrebandiers et leur apprit le jour du départ du convoi. Des mesures furent prises par ces malfaiteurs, qui étaient nombreux et bien armés. Au-delà de Villa-Rica, pendant le nuit du 22 janvier, la bande tomba à l’improviste sur les soldats qui escortaient les diamants. Ceux-ci se défendirent courageusement; mais ils furent massacrés, à l’exception d’un seul, qui, bien que grièvement blessé, put s’échapper et rapporta la nouvelle de cet horrible attentat. L’employé qui les accompagnait n’avait pas été plus épargné que les soldats de l’escorte. Tombé sous les coups des malfaiteurs, il avait été entraîné et jeté sans doute dans quelque précipice, car son corps ne fut jamais retrouvé.
– Et ce Dacosta? demanda Joam Garral.
– Eh bien, son crime ne lui profita pas. Par suite de différentes circonstances, les soupçons ne tardèrent pas à se porter sur lui. Il fut accusé d’avoir mené toute cette affaire. En vain prétendit-il qu’il était innocent. Grâce à sa situation, il était en mesure de connaître le jour où le départ du convoi devait s’effectuer. Lui seul avait pu prévenir la bande de malfaiteurs. Il fut accusé, arrêté, jugé, condamné à mort. Or, une pareille condamnation entraînait l’exécution dans les vingt-quatre heures.
– Ce malheureux fut-il exécuté? demanda Fragoso.
– Non, répondit Torrès. On l’avait enfermé dans la prison de Villa-Rica, et, pendant la nuit, quelques heures seulement avant l’exécution, soit qu’il eût agi seul, soit qu’il eût été aidé par plusieurs de ses complices, il parvint à s’échapper.
– Depuis, on n’a plus jamais entendu parler de cet homme? demanda Joam Garral.
– Jamais! répondit Torrès. Il aura quitté le Brésil, et maintenant, sans doute, il mène joyeuse vie en pays lointain, avec le produit du vol qu’il aura su réaliser.
– Puisse-t-il avoir vécu misérablement, au contraire! répondit Joam Garral.
– Et puisse Dieu lui avoir donné le remords de son crime!» ajouta le padre Passanha.
À ce moment, les convives s’étaient levés de table, et, le dîner achevé, tous sortirent pour aller respirer l’air du soir. Le soleil s’abaissait sur l’horizon, mais une heure devait s’écouler encore, avant que la nuit ne fût faite.
«Ces histoires-là ne sont pas gaies, dit Fragoso, et notre dîner de fiançailles avait mieux commencé!
– Mais c’est votre faute, monsieur Fragoso, répondit Lina.
– Comment, ma faute?
– Oui! c’est vous qui avez continué à parler de ce district et de ces diamants, dont nous n’avons que faire!
– C’est ma foi vrai! répondit Fragoso, mais je ne pensais pas que cela finirait de cette façon!
– Vous êtes donc le premier coupable!
– Et le premier puni, mademoiselle Lina, puisque je ne vous ai pas entendue rire au dessert!»
Toute la famille se dirigeait alors vers l’avant de la jangada. Manoel et Benito marchaient l’un près de l’autre, sans se parler. Yaquita et sa fille les suivaient, silencieuses aussi, et tous ressentaient une inexplicable impression de tristesse, comme s’ils eussent pressenti quelque grave éventualité.
Torrès se tenait auprès de Joam Garral, qui, la tête inclinée, semblait profondément abîmé dans ses réflexions, et, à ce moment, lui mettant la main sur l’épaule:
«Joam Garral, lui dit-il, pourrais-je avoir avec vous un quart d’heure d’entretien?»
Joam Garral regarda Torrès.
«Ici? répondit-il.
– Non! en particulier!
– Venez donc!»
Tous deux retournèrent vers la maison, y rentrèrent, et la porte se referma sur eux.
Il serait difficile de dépeindre ce que chacun éprouva, lorsque Joam Garral et Torrès eurent quitté la place. Que pouvait-il y avoir de commun entre cet aventurier et l’honnête fazender d’Iquitos? Il y avait comme la menace d’un épouvantable malheur suspendu sur toute cette famille, et personne n’osait s’interroger.
«Manoel, dit Benito, en saisissant le bras de son ami qu’il entraîna, quoi qu’il arrive, cet homme débarquera demain à Manao!
– Oui!… il le faut!… répondit Manoel.
– Et si par lui… oui! par lui, quelque malheur arrive à mon père… je le tuerai!»
Entre ces deux hommes.
epuis un instant, seuls dans cette chambre où personne ne pouvait ni les entendre ni les voir, Joam Garral et Torrès se regardaient, sans prononcer un seul mot. L’aventurier hésitait-il donc à parler? Comprenait-il que Joam Garral ne répondrait que par un silence dédaigneux aux demandes qui lui seraient faites?
Oui, sans doute! Aussi, Torrès n’interrogea-t-il pas. Au début de cette conversation, il fut affirmatif, il prit le rôle d’un accusateur.
«Joam, dit-il, vous ne vous appelez pas Garral, vous vous appelez Dacosta.»
À ce nom criminel que lui donnait Torrès, Joam Garral ne put retenir un léger frémissement, mais il ne répondit rien.
«Vous êtes Joam Dacosta, reprit Torrès, employé, il y a vingt-trois ans, dans les bureaux du gouverneur général de Tijuco, et c’est vous qui avez été condamné dans cette affaire de vol et d’assassinat!»
Nulle réponse de Joam Garral, dont le calme étrange avait lieu de surprendre l’aventurier. Celui-ci se trompait-il donc en accusant son hôte? Non! puisque Joam Garral ne bondissait pas devant ces terribles accusations. Sans doute, il se demandait où en voulait venir Torrès.
«Joam Dacosta, reprit celui-ci, je le répète, c’est vous qui avez été poursuivi dans l’affaire des diamants, convaincu du crime, condamné à mort, et c’est vous qui vous êtes échappé de la prison de Villa-Rica, quelques heures avant l’exécution! Répondrez-vous?»
Un assez long silence suivit cette demande directe que venait de faire Torrès. Joam Garral, toujours calme, était allé s’asseoir. Son coude reposait sur une petite table, et il regardait fixement son accusateur, sans baisser la tête.
«Répondrez-vous? reprit Torrès.
– Quelle réponse attendez-vous de moi? dit simplement Joam Garral.
– Une réponse, répliqua lentement Torrès, qui m’empêche d’aller trouver le chef de police de Manao, et de lui dire: Un homme est là, dont l’identité sera facile à établir, qui sera reconnu, même après vingt-trois années d’absence, et cet homme, c’est l’instigateur du vol des diamants de Tijuco, c’est le complice des assassins des soldats de l’escorte, c’est le condamné qui s’est soustrait au supplice, c’est Joam Garral, dont le vrai nom est Joam Dacosta.
– Ainsi, dit Joam Garral, je n’aurais rien à craindre de vous, Torrès, si je vous faisais la réponse que vous attendez?
– Rien, car alors, ni vous ni moi, nous n’aurions intérêt à parler de cette affaire.
– Ni vous, ni moi? répondit Joam Garral. Ce n’est donc pas avec de l’argent que je dois acheter votre silence?
– Non, quelle que soit la somme que vous m’offriez!
– Que voulez-vous donc alors?
– Joam Garral, répondit Torrès, voici quelle est ma proposition. Ne vous hâtez pas d’y répondre par un refus formel, et rappelez-vous que vous êtes en mon pouvoir.
– Quelle est cette proposition?» demanda Joam Garral.
Torrès se recueillit un instant. L’attitude de ce coupable, dont il tenait la vie, était bien faite pour le surprendre. Il s’attendait à quelque débat violent, à des supplications, à des larmes… Il avait devant lui un homme convaincu des plus grands crimes, et cet homme ne bronchait pas. Enfin, se croisant les bras:
«Vous avez une fille, dit-il. Cette fille me plaît, et je veux l’épouser.»
Sans doute, Joam Garral s’attendait à tout de la part d’un tel homme, et cette demande ne lui fit rien perdre de son calme.
«Ainsi, dit-il, l’honorable Torrès veut entrer dans la famille d’un assassin et d’un voleur?
– Je suis seul juge de ce qu’il me convient de faire, répondit Torrès. Je veux être le gendre de Joam Garral, et je le serai.
– Vous n’ignorez pourtant pas, Torrès, que ma fille va épouser Manoel Valdez?
– Vous vous dégagerez vis-à-vis de Manoel Valdez.
– Et si ma fille refuse?
– Vous lui direz tout, et, je la connais, elle consentira, répondit impudemment Torrès.
– Tout?
– Tout, s’il le faut. Entre ses propres sentiments et l’honneur de sa famille, la vie de son père, elle n’hésitera pas!
– Vous êtes un bien grand misérable, Torrès! dit tranquillement Joam Garral, que son sang-froid n’abandonnait pas.
– Un misérable et un assassin sont faits pour s’entendre!»
À ces mots, Joam Garral se leva, et, allant à l’aventurier qu’il regarda bien en face:
«Torrès, dit-il, si vous demandez à entrer dans la famille de Joam Dacosta, c’est que vous savez que Joam Dacosta est innocent du crime pour lequel il a été condamné!
– Vraiment!
– Et j’ajoute, reprit Joam Garral, c’est que vous avez la preuve de son innocence, et que, cette innocence, vous vous réservez de la proclamer le jour où vous aurez épousé sa fille!
– Jouons franc jeu, Joam Garral, répondit Torrès en baissant la voix, et, quand vous m’aurez entendu, nous verrons si vous oserez me refuser votre fille!
– Je vous écoute, Torrès.
– Eh bien, oui, dit l’aventurier en retenant à demi ses paroles, comme s’il eût eu regret de les laisser s’échapper de ses lèvres, oui, vous êtes innocent! Je le sais, car je connais le véritable coupable, et je suis en mesure de prouver votre innocence!
– Et le misérable qui a commis le crime?…
– Il est mort.
– Mort! s’écria Joam Garral, que ce mot fit pâlir malgré lui, comme s’il lui eût enlevé tout pouvoir de jamais se réhabiliter.
– Mort, répondit Torrès; mais cet homme, que j’ai connu longtemps après le crime, et sans que je susse qu’il fût criminel, avait écrit tout au long, de sa main, le récit de cette affaire des diamants, afin d’en conserver jusqu’aux moindres détails. Sentant sa fin approcher, il fut pris de remords. Il savait où s’était réfugié Joam Dacosta, sous quel nom l’innocent s’était refait une vie nouvelle. Il savait qu’il était riche, au milieu d’une famille heureuse, mais il savait aussi qu’il devait lui manquer le bonheur! Eh bien, ce bonheur, il voulut le lui rendre avec l’honorabilité à laquelle il avait droit!… Mais la mort venait… il me chargea, moi, son compagnon, de faire ce qu’il ne pourrait plus faire!… Il me remit les preuves de l’innocence de Dacosta, afin de les lui faire parvenir, et mourut.
– Le nom de cet homme! s’écria Joam Garral, d’un ton qu’il ne put maîtriser.
– Vous le saurez, quand je serai de votre famille!
– Et cet écrit?…»
Joam Garral fut sur le point de se jeter sur Torrès, pour le fouiller, pour lui arracher cette preuve de son innocence.
«Cet écrit, il est en lieu sûr, répondit Torrès, et vous ne l’aurez qu’après que votre fille sera devenue ma femme. Maintenant, me la refusez-vous encore?
– Oui, répondit Joam Garral. Mais, en échange de cet écrit, la moitié de ma fortune est à vous!
– La moitié de votre fortune! s’écria Torrès! Je l’accepte, à la condition que Minha me l’apportera en mariage!
– Et c’est ainsi que vous respectez les volontés d’un mourant, d’un criminel que le remords a touché, et qui vous a chargé de réparer, autant qu’il était en lui, le mal qu’il a fait!
– C’est ainsi.
– Encore une fois, Torrès, s’écria Joam Garral, vous êtes un grand misérable!
– Soit.
– Et, comme je ne suis pas un criminel, moi, nous ne sommes pas faits pour nous entendre!
– Ainsi, vous refusez?…
– Je refuse!
– C’est votre perte, alors, Joam Garral. Tout vous accuse dans l’instruction déjà faite! Vous êtes condamné à mort, et, vous le savez, dans les condamnations pour crimes de ce genre, le gouvernement s’est interdit jusqu’au droit de commuer les peines. Dénoncé, vous êtes pris! Pris, vous êtes exécuté… et je vous dénonce!»
Si maître qu’il fût de lui, Joam Garral ne pouvait plus se contenir. Il allait s’élancer sur Torrès…
Un geste de ce coquin fit tomber sa colère.
«Prenez garde, dit Torrès. Votre femme ne sait pas qu’elle est la femme de Joam Dacosta, vos enfants ne savent pas qu’ils sont les enfants de Joam Dacosta, et vous allez le leur apprendre!»
Joam Garral s’arrêta. Il reprit tout son empire sur lui-même, et ses traits recouvrèrent leur calme habituel.
«Cette discussion a trop duré, dit-il en marchant vers la porte, et je sais ce qu’il me reste à faire!
– Prenez garde, Joam Garral!» dit une dernière fois Torrès, qui ne pouvait croire que son ignoble procédé de chantage eût échoué.
Joam Garral ne lui répondit pas. Il repoussa la porte qui s’ouvrait sous la véranda, il fit signe à Torrès de le suivre, et tous deux s’avancèrent vers le centre de la jangada, où la famille était réunie.
Benito, Manoel, tous, sous l’impression d’une anxiété profonde, s’étaient levés. Ils pouvaient voir que le geste de Torrès était encore menaçant, et que le feu de la colère brillait dans ses yeux.
Par un extraordinaire contraste, Joam Garral était maître de lui, presque souriant.
Tous deux s’arrêtèrent devant Yaquita et les siens. Personne n’osait leur adresser la parole.
Ce fut Torrès qui, d’une voix sourde et avec son impudence habituelle, rompit ce pénible silence.
«Une dernière fois, Joam Garral, dit-il, je vous demande une dernière réponse!
– Ma réponse, la voici.»
Et s’adressant à sa femme:
«Yaquita, dit-il, des circonstances particulières m’obligent à modifier ce que nous avions décidé antérieurement pour le mariage de Minha et de Manoel.
– Enfin!» s’écria Torrès.
Joam Garral, sans lui répondre, laissa tomber sur l’aventurier un regard du plus profond dédain.
Mais, à ces paroles, Manoel avait senti son cœur battre à se rompre. La jeune fille s’était levée, toute pâle, comme si elle eût cherché un appui du côté de sa mère. Yaquita lui ouvrait ses bras pour la protéger, pour la défendre!
«Mon père! s’écria Benito, qui avait été se placer entre Joam Garral et Torrès, que voulez-vous dire?
– Je veux dire, répondit Joam Garral en élevant la voix qu’attendre notre arrivée au Para pour marier Minha et Manoel, c’est trop attendre! Le mariage se fera ici même, dès demain, sur la jangada, par les soins du padre Passanha, si, après une conversation que je vais avoir avec Manoel, il lui convient comme à moi de ne pas différer davantage!
– Ah! mon père, mon père!… s’écria le jeune homme.
– Attends encore pour m’appeler ainsi, Manoel répondit Joam Garral, d’un ton d’indicible souffrance.
En ce moment, Torrès, qui s’était croisé les bras, promenait sur toute la famille un regard d’une insolence sans égale.
«Ainsi, c’est votre dernier mot, dit-il en étendant la main vers Joam Garral.
– Non, ce n’est pas mon dernier mot.
– Quel est-il donc?
– Le voici, Torrès! Je suis maître ici! Vous allez, s’il vous plaît, et même s’il ne vous plaît pas, quitter la jangada à l’instant même!
– Oui, à l’instant, s’écria Benito, on je le jette par-dessus le bord!»
Torrès haussa les épaules.
«Pas de menaces, dit-il, elles sont inutiles! À moi aussi il me convient de débarquer et sans retard. Mais vous vous souviendrez de moi, Joam Garral! Nous ne serons pas longtemps sans nous revoir!
– S’il ne dépend que de moi, répondit Joam Garral, nous nous reverrons et plus tôt peut-être que vous ne l’auriez voulu! Je serai demain chez le juge de droit Ribeiro, le premier magistrat de la province, que j’ai prévenu de mon arrivée à Manao. Si vous l’osez, venez m’y retrouver!
– Chez le juge Ribeiro!… répondit Torrès, évidemment décontenancé.
– Chez le juge Ribeiro», répondit Joam Garral.
Montrant alors la pirogue à Torrès, avec un geste de suprême mépris, Joam Garral chargea quatre de ses gens de le débarquer sans retard sur le point le plus rapproché de l’île.
Le misérable, enfin, disparut.
La famille, frémissante encore, respectait le silence de son chef. Mais Fragoso, ne se rendant compte qu’à demi de la gravité de la situation et emporté par son brio ordinaire, s’était approché de Joam Garral.
«Si le mariage de mademoiselle Minha et de monsieur Manoel se fait dès demain, sur la jangada…
– Le vôtre s’y fera en même temps, mon ami, répondit avec douceur Joam Garral.»
Et, faisant un signe à Manoel, il se retira dans sa chambre avec lui.
L’entretien de Joam Garral et de Manoel durait depuis une demi-heure, qui avait paru un siècle à la famille, lorsque la porte de l’habitation se rouvrit enfin.
Manoel en sortit seul.
Ses regards brillaient d’une généreuse résolution.
Allant à Yaquita, il lui dit: «Ma mère!» à Minha, il dit: «Ma femme», à Benito, il dit: «Mon frère», et se tournant vers Lina et Fragoso, il dit à tous: «À demain!»
Il savait tout ce qui s’était passé entre Joam Garral et Torrès. Il savait que, comptant sur l’appui du juge Ribeiro par suite d’une correspondance qu’il avait eue avec lui depuis une année, sans en parler aux siens, Joam Garral était enfin parvenu à l’éclairer et à le convaincre de son innocence. Il savait que Joam Garral avait résolument entrepris ce voyage dans le seul but de faire réviser l’odieux procès dont il avait été victime, et de ne pas laisser peser sur son gendre et sur sa fille le poids de la terrible situation qu’il avait pu et dû accepter trop longtemps pour lui-même!
Oui, Manoel savait tout cela, mais il savait aussi que Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta, était innocent, que son malheur même venait de le lui rendre plus cher et plus sacré!
Ce qu’il ne savait pas, c’était que la preuve matérielle de l’innocence du fazender existait, et que cette preuve était entre les mains de Torrès. Joam Garral avait voulu réserver pour le juge l’usage de cette preuve, qui devait l’innocenter, si l’aventurier avait dit vrai.
Manoel se borna donc à annoncer qu’il allait se rendre chez le padre Passanha, afin de le prier de tout préparer pour les deux mariages.
Le lendemain, le 24 août, une heure à peine avant celle où la cérémonie allait s’accomplir, une grande pirogue, qui s’était détachée de la rive gauche du fleuve, accostait la jangada.
Une douzaine de pagayeurs l’avaient rapidement amenée de Manao, et, avec quelques agents, elle portait le chef de police, qui se fit connaître et monta à bord.
À ce moment, Joam Garral et les siens, déjà parés pour la fête, sortaient de l’habitation.
«Joam Garral! demanda le chef de police.
– Me voici, répondit Joam Garral.
– Joam Garral, répondit le chef de police, vous avez été aussi Joam Dacosta! Ces deux noms ont été portés par un même homme! Je vous arrête.»
À ces mots, Yaquita et Minha, frappées de stupeur, s’étaient arrêtées, sans pouvoir faire un mouvement.
«Mon père, un assassin!» s’écria Benito, qui allait s’élancer vers Joam Garral.
D’un geste, son père lui imposa silence.
«Je ne me permettrai qu’une seule question, dit Joam Garral d’une voix ferme, en s’adressant au chef de police. Le mandat en vertu duquel vous m’arrêtez, a-t-il été lancé contre moi par le juge de droit de Manao, par le juge Ribeiro?
– Non, répondit le chef de police, il m’a été remis, avec ordre de l’exécuter sur-le-champ, par son remplaçant. Le juge Ribeiro, frappé d’apoplexie hier dans la soirée, est mort cette nuit même à deux heures, sans avoir repris connaissance.
– Mort! s’écria Joam Garral, un instant atterré par cette nouvelle, mort!… mort!»
Mais bientôt, relevant la tête, il s’adressa à sa femme et à ses enfants:
«Le juge Ribeiro, dit-il, savait seul que j’étais innocent, mes bien-aimés! La mort de ce juge peut m’être fatale, mais ce n’est pas une raison pour moi de désespérer!»
Et se tournant vers Manoel:
«À la grâce de Dieu, lui dit-il. Il s’agit de voir, maintenant, si la vérité peut redescendre du ciel sur la terre!»
Le chef de police avait fait un signe à ses agents, qui s’avançaient pour s’emparer de Joam Garral.
«Mais parlez donc, mon père! s’écria Benito, fou de désespoir. Dites un mot, et nous aurons raison, fût-ce par la force, de l’horrible méprise dont vous êtes victime!
– Il n’y a pas ici de méprise, mon fils, répondit Joam Garral. Joam Dacosta et Joam Garral ne font qu’un. Je suis, en effet, Joam Dacosta! Je suis l’honnête homme qu’une erreur judiciaire a condamné injustement à mort, il y a vingt-trois ans, à la place du vrai coupable. De ma complète innocence, mes enfants, une fois pour toutes, j’en jure devant Dieu, sur vos têtes et sur celle de votre mère!
– Toute communication entre vous et les vôtres vous est interdite, dit alors le chef de police. Vous êtes mon prisonnier, Joam Garral, et j’exécuterai mon mandat dans toute sa rigueur.»
Joam Garral, contenant du geste ses enfants et ses serviteurs consternés:
«Laissez faire la justice des hommes, dit-il, en attendant la justice de Dieu!»
Et, la tête haute, il s’embarqua dans la pirogue.
Il semblait, en vérité, que de tous les assistants, Joam Garral fût le seul que cet effroyable coup de foudre, tombé si inopinément sur sa tête, n’eût pas écrasé!
1 Il a été récemment étudié pendant six cents lieues par M. Bates, un savant géographe anglais.
2 7 milliards 500 millions de francs, suivant l’estimation très exagérée sans doute de Romé de l’Isle.
3 Le carat vaut 4 grains ou 212 milligrammes.