Jules Verne
la jangada
Huit cent lieues sur l'Amazone
(Chapitre I-IV)
82 dessinsde Leon Benett et deux cartes
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Manao.
a ville de Manao est exactement située par 3°8’4’’ de latitude australe et 67°27’ de longitude à l’ouest du méridien de Paris. Quatre cent vingt lieues kilométriques la séparent de Bélem, et dix kilomètres, seulement, de l’embouchure du rio Negro.
Manao n’est pas bâtie au bord du fleuve des Amazones. C’est sur la rive gauche du rio Negro, – le plus important, le plus remarquable des tributaires de la grande artère brésilienne –, que s’élève cette capitale de la province, dominant la campine environnante du pittoresque ensemble de ses maisons privées et de ses édifices publics.
Le rio Negro, découvert, en 1645, par l’Espagnol Favella, prend sa source au flanc des montagnes situées, dans le nord-ouest, entre le Brésil et la Nouvelle-Grenade, au mur même de la province de Popayan, et il est mis en communication avec l’Orénoque, c’est-à-dire avec les Guyanes, par deux de ses affluents, le Pimichim et le Cassiquaire.
Après un superbe cours de dix-sept cents kilomètres, le rio Negro vient, par une embouchure de onze cents toises, épancher ses eaux noires dans l’Amazone, mais sans qu’elles s’y confondent sur un espace de plusieurs milles, tant leur déversion est active et puissante. En cet endroit, les pointes de ses deux rives s’évasent et forment, une vaste baie, profonde de quinze lieues, qui s’étend jusqu’aux îles Anavilhanas.
C’est là, dans l’une de ces étroites indentations, que se creuse le port de Manao. De nombreuses embarcations s’y rencontrent, les unes mouillées au courant du fleuve, attendant un vent favorable, les autres en réparation dans les nombreux iguarapés ou canaux qui sillonnent capricieusement la ville et lui dorment un aspect quelque peu hollandais.
Avec l’escale des bateaux à vapeur, qui ne va pas tarder à s’établir près de la jonction des deux fleuves, le commerce de Manao doit sensiblement s’accroître. En effet, bois de construction et d’ébénisterie, cacao, caoutchouc, café, salsepareille, canne à sucre, indigo, noix de muscade, poisson salé, beurre de tortue, ces divers objets trouvent là de nombreux cours d’eau pour les transporter en toutes directions: le rio Negro au nord et à l’ouest, la Madeira au sud et à l’ouest, l’Amazone, enfin, qui se déroule vers l’est jusqu’au littoral de l’Atlantique. La situation de cette ville est donc heureuse entre toutes et doit contribuer puissamment à sa prospérité.
Manao, – ou Manaos –, se nommait autrefois Moura, puis s’est appelée Barra de Rio-Negro. De 1757 à 1804, elle fit seulement partie de la capitainerie qui portait le nom du grand affluent dont elle occupait l’embouchure. Mais, depuis 1826, devenue la capitale de cette vaste province des Amazones, elle a emprunté son nouveau nom à une tribu de ces Indiens qui habitaient jadis les territoires du Centre-Amérique.
Plusieurs fois des voyageurs, mal informés, ont confondu cette ville avec la fameuse Manoa, sorte de cité fantastique, élevée, disait-on, près du lac légendaire de Parima, qui paraît n’être que le Branco supérieur, c’est-à-dire un simple affluent du rio Negro. Là était cet empire de l’El Dorado, dont chaque matin, s’il faut en croire les fables du pays, le souverain se faisait couvrir de poudre d’or, tant ce précieux métal, que l’on ramassait à la pelle, abondait sur ces terrains privilégiés. Mais, vérification faite, il a fallu en rabattre, et toute cette prétendue richesse aurifère se réduit à la présence de nombreuses micacées sans valeur, qui avaient trompé les avides regards des chercheurs d’or.
En somme, Manao n’a rien des splendeurs fabuleuses de cette mythologique capitale de l’El Dorado. Ce n’est qu’une ville de cinq mille habitants environ, parmi lesquels on compte au moins trois mille employés. De là, un certain nombre de bâtiments civils à l’usage de ces fonctionnaires: chambre législative, palais de la présidence, trésorerie générale, hôtel des postes, douane, sans compter un collège qui fut fondé en 1848, et un hôpital qui venait d’être créé en 1851. Qu’on y ajoute un cimetière, occupant le versant oriental de la colline où fut élevée, en 1669, contre les pirates de l’Amazone, une forteresse maintenant détruite, et l’on saura à quoi s’en tenir sur l’importance des établissements civils de la cité.
Quant aux édifices religieux, il serait difficile d’en nommer plus de deux: la petite église de la Conception et la chapelle de Notre-Dame des Remèdes, bâtie presque en rase campagne sur une tumescence qui domine Manao.
C’est peu pour une ville d’origine espagnole. À ces deux monuments il convient d’ajouter encore un couvent de Carmélites, incendié en 1850, et dont il ne reste plus que des ruines.
La population de Manao ne s’élève qu’au chiffre qui a été indiqué plus haut, et, en dehors des fonctionnaires, employés et soldats, elle se compose plus particulièrement de négociants portugais et d’Indiens appartenant aux diverses tribus du Rio-Negro.
Trois rues principales, assez irrégulières, desservent la ville; elles portent des noms significatifs dans le pays et qui ont bien leur couleur: c’est la rue Dieu-le-Père, la rue Dieu-le-Fils et la rue Dieu-le-Saint-Esprit. En outre, vers le couchant s’allonge une magnifique avenue d’orangers centenaires, que respectèrent religieusement les architectes qui, de l’ancienne cité, firent la cité nouvelle.
Autour de ces rues principales s’entrecroisent un réseau de ruelles non pavées, coupées successivement par quatre canaux que desservent des passerelles en bois. En de certains endroits, ces iguarapés promènent leurs eaux sombres au milieu de grands terrains vagues, semés d’herbes folles et de fleurs aux couleurs éclatantes: ce sont autant de squares naturels, ombragés d’arbres magnifiques, parmi lesquels domine le «sumaumeira», ce gigantesque végétal habillé d’une écorce blanche, et dont le large dôme s’arrondit en parasol au-dessus d’une noueuse ramure.
Quant aux diverses habitations privées, il faut les chercher parmi quelques centaines de maisons assez rudimentaires, les unes couvertes de tuiles, les autres coiffées des feuilles juxtaposées du palmier, avec la saillie de leurs miradors et l’avant-corps de leurs boutiques, qui sont pour la plupart tenues par des négociants portugais.
Et quelle espèce de gens voit-on sortir aux heures de la promenade, aussi bien de ces édifices publics que de ces habitations particulières? Des hommes de haute mine, avec redingote noire, chapeau de soie, souliers vernis, gants de couleur fraîche, diamants au nœud de leur cravate; des femmes en grandes et tapageuses toilettes, robes à falbalas, chapeaux à la dernière mode; des Indiens, enfin, qui, eux aussi, sont en train de s’européaniser, de manière à détruire tout ce qui pouvait rester de couleur locale dans cette partie moyenne du bassin de l’Amazone.
Telle est Manao, qu’il fallait sommairement faire connaître au lecteur pour les besoins de cette histoire. Là, le voyage de la jangada, si tragiquement interrompu, venait de se trouver coupé au milieu du long parcours qu’elle devait accomplir; là allaient se dérouler, en peu de temps, les péripéties de cette mystérieuse affaire.
Les premiers instants.
peine la pirogue qui emmenait Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta, – il convient de lui restituer ce nom –, avait-elle disparu, que Benito s’était avancé vers Manoel.
«Que sais-tu? lui demanda-t-il.
– Je sais que ton père est innocent! Oui! Innocent! répéta Manoel, et qu’une condamnation capitale l’a frappé, il y a vingt-trois ans, pour un crime qu’il n’avait pas commis!
– Il t’a tout dit, Manoel?
– Tout, Benito! répondit le jeune homme. L’honnête fazender ne voulait pas que rien de son passé fût caché à celui qui allait devenir son second fils, en épousant sa fille!
– Et la preuve de son innocence, mon père peut-il enfin la produire au grand jour?
– Cette preuve, Benito, elle est toute dans ces vingt-trois ans d’une vie honorable et honorée, toute dans cette démarche de Joam Dacosta, qui venait dire à la justice: «Me voici! Je ne veux plus de cette fausse existence! Je ne veux plus me cacher sous un nom qui n’est pas mon vrai nom! Vous avez condamné un innocent! Réhabilitez-le!»
– Et mon père… lorsqu’il te parlait ainsi… tu n’as pas un instant hésité à le croire? s’écria Benito.
– Pas un instant, frère!» répondit Manoel.
Les mains des deux jeunes gens se confondirent dans une même et cordiale étreinte.
Puis Benito allant au padre Passanha:
«Padre, lui dit-il, emmenez ma mère et ma sœur dans leurs chambres! Ne les quittez pas de toute la journée! Personne ici ne doute de l’innocence de mon père, personne… vous le savez! Demain, ma mère et moi nous irons trouver le chef de police. On ne nous refusera pas l’autorisation d’entrer dans la prison. Non! ce serait trop cruel! Nous reverrons mon père, et nous déciderons quelles démarches il faut faire pour arriver à obtenir sa réhabilitation!»
Yaquita était presque inerte; mais cette vaillante femme, d’abord terrassée par ce coup soudain, allait bientôt se relever. Yaquita Dacosta serait ce qu’avait été Yaquita Garral. Elle ne doutait pas de l’innocence de son mari. Il ne lui venait même pas à la pensée que Joam Dacosta fût blâmable de l’avoir épousée sous ce nom qui n’était pas le sien. Elle ne pensait qu’à toute cette vie de bonheur que lui avait faite cet honnête homme, injustement frappé! Oui! le lendemain elle serait à la porte de sa prison, et elle ne la quitterait pas qu’elle ne lui eût été ouverte!
Le padre Passanha l’emmena avec sa fille, qui ne pouvait retenir ses larmes, et tous trois s’enfermèrent dans l’habitation.
Les deux jeunes gens se retrouvèrent seuls.
«Et maintenant, dit Benito, il faut, Manoel, que je sache tout ce que t’a dit mon père.
– Je n’ai rien à te cacher, Benito.
– Qu’était venu faire Torrès à bord de la jangada?
– Vendre à Joam Dacosta le secret de son passé.
– Ainsi, quand nous avons rencontré Torrès dans les forêts d’Iquitos, son dessein était déjà formé d’entrer en relation avec mon père?
– Ce n’est pas douteux, répondit Manoel. Le misérable se dirigeait alors vers la fazenda dans la pensée de se livrer à une ignoble opération de chantage, préparée de longue main.
– Et lorsque nous lui avons appris, dit Benito, que mon père et toute sa famille se préparaient à repasser la frontière, il a brusquement changé son plan de conduite?…
– Oui, Benito, parce que Joam Dacosta, une fois sur le territoire brésilien, devait être plus à sa merci qu’au-delà de la frontière péruvienne. Voilà pourquoi nous avons retrouvé Torrès à Tabatinga, où il attendait, où il épiait notre arrivée.
– Et moi qui lui ai offert de s’embarquer sur la jangada! s’écria Benito avec un mouvement de désespoir.
– Frère, lui dit Manoel, ne te reproche rien! Torrès nous aurait rejoints tôt ou tard! Il n’était pas homme à abandonner une pareille piste! S’il nous eût manqués à Tabatinga, nous l’aurions retrouvé à Manao!
– Oui! Manoel, tu as raison! Mais il ne s’agit plus du passé, maintenant… il s’agit du présent!… Pas de récriminations inutiles! Voyons!…
Et, en parlant ainsi, Benito, passant sa main sur son front, cherchait à ressaisir tous les détails de cette triste affaire.
«Voyons, demanda-t-il, comment Torrès a-t-il pu apprendre que mon père avait été condamné, il y a vingt-trois ans, pour cet abominable crime de Tijuco?
– Je l’ignore, répondit Manoel, et tout me porte à croire que ton père l’ignore aussi.
– Et, cependant, Torrès avait connaissance de ce nom de Garral sous lequel se cachait Joam Dacosta?
– Évidemment.
– Et il savait que c’était au Pérou, à Iquitos, que, depuis tant d’années, s’était réfugié mon père?
– Il le savait, répondit Manoel. Mais comment l’avait-il su, je ne puis le comprendre!
– Une dernière question, dit Benito. – Quelle proposition Torrès a-t-il faite à mon père pendant ce court entretien qui a précédé son expulsion?
– Il l’a menacé de dénoncer Joam Garral comme étant Joam Dacosta, si celui-ci refusait de lui acheter son silence.
– Et à quel prix?…
– Au prix de la main de sa fille! répondit Manoel sans hésiter, mais pâle de colère.
– Le misérable aurait osé!… s’écria Benito.
– À cette infâme demande, Benito, tu as vu quelle réponse ton père a faite!
– Oui, Manoel, oui!… la réponse d’un honnête homme indigné! Il a chassé Torrès! Mais il ne suffit pas qu’il l’ait chassé! Non! cela ne me suffit pas! C’est sur la dénonciation de Torrès qu’on est venu arrêter mon père, n’est-il pas vrai?
– Oui! sur sa dénonciation!
– Eh bien, s’écria Benito, dont le bras menaçant se dirigea vers la rive gauche du fleuve, il faut que je retrouve Torrès! Il faut que je sache comment il est devenu maître de ce secret!… Il faut qu’il me dise s’il le tient du véritable auteur du crime! Il parlera!… ou s’il refuse de parler… je sais ce qu’il me restera à faire!
– Ce qu’il restera à faire… à moi comme à toi! ajouta plus froidement, mais non moins résolument Manoel.
– Non… Manoel… non!… à moi seul!
– Nous sommes frères, Benito, répondit Manoel, et c’est là une vengeance qui nous appartient à tous deux!»
Benito ne répliqua pas. À ce sujet, évidemment, son parti était irrévocablement pris.
En ce moment, le pilote Araujo, qui venait d’observer l’état du fleuve, s’approcha des deux jeunes gens.
«Avez-vous décidé, demanda-t-il, si la jangada doit rester au mouillage de l’île Muras ou gagner le port de Manao?»
C’était une question à résoudre avant la nuit, et elle devait être examinée de près.
En effet, la nouvelle de l’arrestation de Joam Dacosta avait dû déjà se répandre dans la ville. Qu’elle fût de nature à exciter la curiosité de la population de Manao, cela n’était pas douteux. Mais ne pouvait-elle provoquer plus que de la curiosité contre le condamné, contre l’auteur principal de ce crime de Tijuco, qui avait eu autrefois un si immense retentissement? Ne pouvait-on craindre quelque mouvement populaire à propos de cet attentat, qui n’avait pas même été expié? Devant cette hypothèse, ne valait-il pas mieux laisser la jangada amarrée près de Muras, sur la rive droite du fleuve, à quelques milles de Manao?
Le pour et le contre de la question furent pesés.
«Non! s’écria Benito. Rester ici, ce serait paraître abandonner mon père et douter de son innocence! ce serait sembler craindre de faire cause commune avec lui! Il faut aller à Manao et sans retard!
– Tu as raison, Benito, répondit Manoel. Partons!
Araujo, approuvant de la tête, prit ses mesures pour quitter l’île. La manœuvre demandait quelque soin. Il s’agissait de prendre obliquement le courant de l’Amazone doublé par celui du rio Negro, et de se diriger vers l’embouchure de cet affluent, qui s’ouvrait à douze milles au-dessous sur la rive gauche.
Les amarres, détachées de l’île, furent larguées. La jangada, rejetée dans le lit du fleuve, commença à dériver diagonalement. Araujo, profitant habilement des courbures du courant brisé par les pointes des berges, put lancer l’immense appareil dans la direction voulue, en s’aidant des longues gaffes de son équipe.
Deux heures après, la jangada se trouvait sur l’autre bord de l’Amazone, un peu au-dessus de l’embouchure du rio Negro, et ce fut le courant qui se chargea de la conduire à la rive inférieure de la vaste baie ouverte dans la rive gauche de l’affluent.
Enfin, à cinq heures du soir, la jangada était fortement amarrée le long de cette rive, non pas dans le port même de Manao, qu’elle n’aurait pu atteindre, sans avoir à refouler un courant assez rapide, mais à moins d’un petit mille au-dessous.
Le train de bois reposait alors sur les eaux noires du rio Negro, près d’une assez haute berge, hérissée de cécropias à bourgeons mordorés, et palissadée de ces roseaux à tiges raides, nommés «froxas», dont les Indiens font des armes offensives.
Quelques citadins erraient sur cette berge. C’était, à n’en pas douter, un sentiment de curiosité qui les amenait jusqu’au mouillage de la jangada. La nouvelle de l’arrestation de Joam Dacosta n’avait pas tardé à se répandre; mais la curiosité de ces Manaens n’alla pas jusqu’à l’indiscrétion, et ils se tinrent sur la réserve.
L’intention de Benito était de descendre à terre, dès le soir même. Manoel l’en dissuada.
«Attends à demain, lui dit-il. La nuit va venir, et il ne faut pas que nous quittions la jangada!
– Soit! à demain!» répondit Benito.
En ce moment, Yaquita, suivie de sa fille et du padre Passanha, sortait de l’habitation. Si Minha était encore en larmes, le visage de sa mère était sec, toute sa personne se montrait énergique et résolue. On sentait que la femme était prête à tout, à faire son devoir comme à user de son droit.
Yaquita s’avança lentement vers Manoel:
«Manoel, dit-elle, écoutez ce que j’ai à vous dire, car je vais vous parler comme ma conscience m’ordonne de le faire.
– Je vous écoute!» répondit Manoel.
Yaquita le regarda bien en face.
«Hier, dit-elle, après l’entretien que vous avez eu avec Joam Dacosta, mon mari, vous êtes venu à moi et vous m’avez appelée: ma mère! Vous avez pris la main de Minha, et vous lui avez dit: ma femme! Vous saviez tout alors, et le passé de Joam Dacosta vous était révélé!
– Oui, répondit Manoel, et que Dieu me punisse si, de ma part, il y a eu une hésitation!…
– Soit, Manoel, reprit Yaquita, mais à ce moment Joam Dacosta n’était pas encore arrêté. Maintenant la situation n’est plus la même. Quelque innocent qu’il soit, mon mari est aux mains de la justice; son passé est dévoilé publiquement; Minha est la fille d’un condamné à la peine capitale…
– Minha Dacosta ou Minha Garral, que m’importe! s’écria Manoel, qui ne put se contenir plus longtemps.
– Manoel!» murmura la jeune fille.
Et elle serait certainement tombée, si les bras de Lina n’eussent été là pour la soutenir.
«Ma mère, si vous ne voulez pas la tuer, dit Manoel, appelez-moi votre fils!
– Mon fils! mon enfant!»
Ce fut tout ce que put répondre Yaquita, et ces larmes, qu’elle refoulait avec tant de peine, jaillirent de ses yeux.
Tous rentrèrent dans l’habitation. Mais cette longue nuit, pas une heure de sommeil ne devait l’accourcir pour cette honnête famille, si cruellement éprouvée!
Un retour sur le passé.
’était une fatalité, cette mort du juge Ribeiro, sur lequel Joam Dacosta avait la certitude de pouvoir compter absolument!
Avant d’être juge de droit à Manao, c’est-à-dire le premier magistrat de la province, Ribeiro avait connu Joam Dacosta, à l’époque où le jeune employé fut poursuivi pour le crime de l’arrayal diamantin. Ribeiro était alors avocat à Villa-Rica. Ce fut lui qui se chargea de défendre l’accusé devant les assises. Il prit cette cause à cœur, il la fit sienne. De l’examen des pièces du dossier, des détails de l’information, il acquit, non pas une simple conviction d’office, mais la certitude que son client était incriminé à tort, qu’il n’avait pris à aucun degré une part quelconque dans l’assassinat des soldats de l’escorte et le vol des diamants, que l’instruction avait fait fausse route, – en un mot, que Joam Dacosta était innocent.
Et pourtant, cette conviction, l’avocat Ribeiro, quels que fussent son talent et son zèle, ne parvint pas à la faire passer dans l’esprit du jury. Sur qui pouvait-il détourner la présomption du crime? Si ce n’était pas Joam Dacosta, placé dans toutes les conditions voulues pour informer les malfaiteurs de ce départ secret du convoi, qui était-ce? L’employé, qui accompagnait l’escorte, avait succombé avec la plupart des soldats, et les soupçons ne pouvaient se porter sur lui. Tout concourait donc à faire de Joam Dacosta l’unique et véritable auteur du crime.
Ribeiro le défendit avec une chaleur extrême! Il y mit tout son cœur!… Il ne réussit pas à le sauver. Le verdict du jury fut affirmatif sur toutes les questions. Joam Dacosta, convaincu de meurtre avec l’aggravation de la préméditation, n’obtint même pas le bénéfice des circonstances atténuantes et s’entendit condamner à mort.
Aucun espoir ne pouvait rester à l’accusé. Aucune commutation de peine n’était possible, puisqu’il s’agissait d’un crime relatif à l’arrayal diamantin. Le condamné était perdu… Mais, pendant la nuit qui précéda l’exécution, lorsque le gibet était déjà dressé, Joam Dacosta parvint à s’enfuir de la prison de Villa-Rica… On sait le reste.
Vingt ans plus tard, l’avocat Ribeiro était nommé juge de droit à Manao. Au fond de sa retraite, le fazender d’Iquitos apprit ce changement et vit là une heureuse circonstance, qui pouvait amener la révision de son procès avec quelques chances de réussite. Il savait que les anciennes convictions de l’avocat à son sujet devaient se retrouver intactes dans l’esprit du juge. Il résolut donc de tout tenter pour arriver à la réhabilitation. Sans la nomination de Ribeiro aux fonctions de magistrat suprême dans la province des Amazones, peut-être eût-il hésité, car il n’avait aucune nouvelle preuve matérielle de son innocence à produire. Peut-être, quoique cet honnête homme souffrît terriblement d’en être réduit à se cacher dans l’exil d’Iquitos, peut-être eût-il demandé au temps d’éteindre plus encore les souvenirs de cette horrible affaire, mais une circonstance le mit en demeure d’agir sans plus tarder.
En effet, bien avant que Yaquita ne lui en eût parlé, Joam Dacosta avait reconnu que Manoel aimait sa fille. Cette union du jeune médecin militaire et de la jeune fille lui convenait sous tous les rapports. Il était évident qu’une demande en mariage se ferait un jour ou l’autre, et Joam ne voulut pas être pris au dépourvu.
Mais alors cette pensée qu’il lui faudrait marier sa fille sous un nom qui ne lui appartenait pas, que Manoel Valdez, croyant entrer dans la famille Garral, entrerait dans la famille Dacosta, dont le chef n’était qu’un fugitif toujours sous le coup d’une condamnation capitale, cette pensée lui fut intolérable. Non! ce mariage ne se ferait pas dans ces conditions où s’était accompli le sien propre! Non! jamais!
On se rappelle ce qui s’était passé à cette époque. Quatre ans après que le jeune commis, déjà l’associé de Magalhaës, fut arrivé à la fazenda d’Iquitos, le vieux Portugais avait été rapporté à la ferme mortellement blessé. Quelques jours seulement lui restaient à vivre. Il s’effraya à la pensée que sa fille allait rester seule, sans appui; mais, sachant que Joam et Yaquita s’aimaient, il voulut que leur union se fît sans retard.
Joam refusa d’abord. Il offrit de rester le protecteur, le serviteur de Yaquita, sans devenir son mari… Les insistances de Magalhaës mourant furent telles que toute résistance devint impossible. Yaquita mit sa main dans la main de Joam, et Joam ne la retira pas.
Oui! c’était là un fait grave! Oui! Joam Dacosta aurait dû ou tout avouer ou fuir à jamais cette maison dans laquelle il avait été si hospitalièrement reçu, cet établissement dont il faisait la prospérité! Oui! tout dire plutôt que de donner à la fille de son bienfaiteur un nom qui n’était pas le sien, le nom d’un condamné à mort pour crime d’assassinat, si innocent qu’il fût devant Dieu!
Mais les circonstances pressaient, le vieux fazender allait mourir, ses mains se tendirent vers les jeunes gens!… Joam Dacosta se tut, le mariage s’accomplit, et toute la vie du jeune fermier fut consacrée au bonheur de celle qui était devenue sa femme.
«Le jour où je lui avouerai tout, répétait Joam, Yaquita me pardonnera! Elle ne doutera pas de moi un instant! Mais si j’ai dû la tromper, je ne tromperai pas l’honnête homme qui voudra entrer dans notre famille en épousant Minha! Non! plutôt me livrer et en finir avec cette existence!»
Cent fois, sans doute, Joam Dacosta eut la pensée de dire à sa femme ce qu’avait été son passé! Oui! l’aveu était sur ses lèvres, surtout lorsqu’elle le priait de la conduire au Brésil, de faire descendre à sa fille et à elle ce beau fleuve des Amazones! Il connaissait assez Yaquita pour être sûr qu’elle ne sentirait pas s’amoindrir en elle l’affection qu’elle avait pour lui!… Le courage lui manqua!
Qui ne le comprendrait, en présence de tout ce bonheur de famille qui s’épanouissait autour de lui, qui était son œuvre et qu’il allait peut-être briser sans retour!
Telle fut sa vie pendant de longues années, telle fut la source sans cesse renaissante de ces effroyables souffrances dont il garda le secret, telle fut enfin la vie de cet homme, qui n’avait pas un acte à cacher, et qu’une suprême injustice obligeait à se cacher lui-même!
Mais enfin le jour où il ne dut plus douter de l’amour de Manoel pour Minha, où il put calculer qu’une année ne s’écoulerait pas sans qu’il fût dans la nécessité de donner son consentement à ce mariage, il n’hésita plus et se mit en mesure d’agir à bref délai.
Une lettre de lui, adressée au juge Ribeiro, apprit en même temps à ce magistrat le secret de l’existence de Joam Dacosta, le nom sous lequel il se cachait, l’endroit où il vivait avec sa famille, et, en même temps, son intention formelle de venir se livrer à la justice de son pays et de poursuivre la révision d’un procès d’où sortirait pour lui ou la réhabilitation ou l’exécution de l’unique jugement rendu à Villa-Rica.
Quels furent les sentiments qui éclatèrent dans le cœur de l’honnête magistrat? On le devine aisément. Ce n’était plus à l’avocat que s’adressait l’accusé, c’était au juge suprême de la province qu’un condamné faisait appel. Joam Dacosta se livrait entièrement à lui et ne lui demandait même pas le secret.
Le juge Ribeiro, tout d’abord troublé par cette révélation inattendue, se remit bientôt et pesa scrupuleusement les devoirs que lui imposait sa situation. C’était à lui qu’incombait la charge de poursuivre les criminels, et voilà qu’un criminel venait se remettre entre ses mains. Ce criminel, il est vrai, il l’avait défendu; il ne doutait pas qu’il eût été injustement condamné; sa joie avait été grande de le voir échapper par la fuite au dernier supplice; au besoin même, il eût provoqué, il eût facilité son évasion!… Mais ce que l’avocat eût fait autrefois, le magistrat pouvait-il le faire aujourd’hui?
«Eh bien, oui! se dit le juge, ma conscience m’ordonne de ne pas abandonner ce juste! La démarche qu’il fait aujourd’hui est une nouvelle preuve de sa non-culpabilité, une preuve morale, puisqu’il ne peut en apporter d’autres, mais peut-être la plus convaincante de toutes! Non! je ne l’abandonnerai pas!»
À partir de ce jour, une secrète correspondance s’établit entre le magistrat et Joam Dacosta. Ribeiro engagea tout d’abord son client à ne pas se compromettre par un acte imprudent. Il voulait reprendre l’affaire, revoir le dossier, réviser l’information. Il fallait savoir si rien de nouveau ne s’était produit dans l’arrayal diamantin, touchant cette cause si grave. De ces complices du crime, un de ces contrebandiers qui avaient attaqué le convoi, n’en était-il pas qui avaient été arrêtés depuis l’attentat? Des aveux, des demi-aveux ne s’étaient-ils pas produits? Joam Dacosta, lui, en était toujours et n’en était qu’à protester de son innocence! Mais cela ne suffisait pas, et le juge Ribeiro voulait trouver dans les éléments mêmes de l’affaire à qui en incombait réellement la criminalité.
Joam Dacosta devait donc être prudent. Il promit de l’être. Mais ce fut une consolation immense, dans toutes ses épreuves, de retrouver chez son ancien avocat, devenu juge suprême, cette entière conviction qu’il n’était pas coupable. Oui! Joam Dacosta, malgré sa condamnation, était une victime, un martyr, un honnête homme, à qui la société devait une éclatante réparation! Et, lorsque le magistrat connut le passé du fazender d’Iquitos depuis sa condamnation, la situation actuelle de sa famille, toute cette vie de dévouement, de travail, employée sans relâche à assurer le bonheur des siens, il fut, non pas plus convaincu mais plus touché, et il se jura de tout faire pour arriver à la réhabilitation du condamné de Tijuco.
Pendant six mois, il y eut échange de correspondance entre ces deux hommes.
Un jour, enfin, les circonstances pressant, Joam Dacosta écrivit au juge Ribeiro:
«Dans deux mois, je serai près de vous, à la disposition du premier magistrat de la province!
– Venez donc!» répondit Ribeiro.
La jangada était prête alors à descendre le fleuve. Joam Dacosta s’y embarqua avec tous les siens, femmes, enfants, serviteurs. Pendant le voyage, au grand étonnement de sa femme et de son fils, on le sait, il ne débarqua que rarement. Le plus souvent, il restait enfermé dans sa chambre, écrivant, travaillant, non à des comptes de commerce, mais, sans en rien dire, à cette sorte de mémoire qu’il appelait: «Histoire de ma vie», et qui devait servir à la révision de son procès.
Huit jours avant sa nouvelle arrestation, faite sur la dénonciation de Torrès, qui allait devancer et peut-être anéantir ses projets, il confiait à un Indien de l’Amazone une lettre par laquelle il prévenait le juge Ribeiro de sa prochaine arrivée.
Cette lettre partit, elle fut remise à son adresse, et le magistrat n’attendait plus que Joam Dacosta pour entamer cette grave affaire qu’il avait espoir de mener à bien.
Dans la nuit qui précéda l’arrivée de la jangada à Manao, une attaque d’apoplexie frappa le juge Ribeiro. Mais la dénonciation de Torrès, dont l’œuvre de chantage venait d’échouer devant la noble indignation de sa victime, avait été suivie d’effet. Dacosta était arrêté au milieu des siens, et son vieil avocat n’était plus là pour le défendre!
Oui! en vérité, c’était là un terrible coup! Quoi qu’il en soit, le sort en était jeté; il n’y avait plus à reculer.
Joam Dacosta se redressa donc sous ce coup qui le frappait si inopinément. Ce n’était plus son honneur seulement qui était en jeu, c’était l’honneur de tous les siens!
Preuves morales.
e mandat d’arrestation décerné contre Joam Dacosta, dit Joam Garral, avait été lancé par le suppléant du juge Ribeiro, qui devait remplir les fonctions de ce magistrat dans la province des Amazones jusqu’à la nomination de son successeur.
Ce suppléant se nommait Vicente Jarriquez. C’était un petit bonhomme fort bourru, que quarante ans d’exercice et de procédure criminelle n’avaient pas contribué à rendre très bienveillant pour les accusés. Il avait instruit tant d’affaires de ce genre, jugé et condamné tant de malfaiteurs, que l’innocence d’un prévenu, quel qu’il fût, lui semblait a priori inadmissible. Certainement, il ne jugeait pas contre sa conscience, mais sa conscience, fortement cuirassée, ne se laissait pas facilement entamer par les incidents de l’interrogatoire ou les arguments de la défense. Comme beaucoup de présidents d’assises, il réagissait volontiers contre l’indulgence du jury, et quand, après avoir été passé au crible des enquêtes, informations, instructions, un accusé arrivait devant lui, toutes les présomptions étaient, à ses yeux, pour que cet accusé fût dix fois coupable.
Ce n’était point un méchant homme, cependant, ce Jarriquez. Nerveux, remuant, loquace, fin, subtil, il était curieux à observer avec sa grosse tête sur son petit corps, sa chevelure ébouriffée, que n’eût pas déparée la perruque à mortier des anciens temps, ses yeux percés à la vrille, dont le regard avait une étonnante acuité, son nez proéminent, avec lequel il aurait certainement gesticulé pour peu qu’il eût été mobile, ses oreilles écartées afin de mieux saisir tout ce qui se disait même hors de la portée ordinaire d’un appareil auditif, ses doigts tapotant sans cesse sur la table du tribunal, comme ceux d’un pianiste qui s’exerce à la muette, son buste trop long pour ses jambes trop courtes, et ses pieds qu’il croisait et décroisait incessamment lorsqu’il trônait sur son fauteuil de magistrat.
Dans la vie privée, le juge Jarriquez, célibataire endurci, ne quittait ses livres de droit criminel que pour la table qu’il ne dédaignait pas, le whist qu’il appréciait fort, les échecs où il était passé maître, et surtout les jeux de casse-tête chinois, énigmes, charades, rébus, anagrammes, logogriphes et autres, dont, comme plus d’un magistrat européen, – vrais sphynx par goût comme par profession –, il faisait son passe-temps principal.
C’était un original, on le voit, et l’on voit aussi combien Joam Dacosta allait perdre à la mort du juge Ribeiro, puisque sa cause venait devant ce peu commode magistrat.
Dans l’espèce, d’ailleurs, la tâche de Jarriquez était très simplifiée. Il n’avait point à faire office d’enquêteur ou d’instructeur, non plus qu’à diriger des débats, à provoquer un verdict, à faire application d’articles du Code pénal, ni enfin à prononcer un condamnation. Malheureusement pour le fazender d’Iquitos, tant de formalités n’étaient plus nécessaires. Joam Dacosta avait été arrêté, jugé, condamné, il y avait vingt-trois ans, pour le crime de Tijuco, la prescription n’avait pas encore couvert sa condamnation, aucune demande en commutation de peine ne pouvait être introduite, aucun pourvoi en grâce ne pouvait être accueilli. Il ne s’agissait donc, en somme, que d’établir son identité, et, sur l’ordre d’exécution qui arriverait de Rio de Janeiro, la justice n’aurait plus qu’à suivre son cours.
Mais, sans doute, Joam Dacosta protesterait de son innocence, il dirait avoir été condamné injustement. Le devoir du magistrat, quelque opinion qu’il eût à cet égard, serait de l’écouter. Toute la question serait de savoir quelles preuves le condamné pourrait donner de ses assertions. Et s’il n’avait pu les apporter lors de sa comparution devant ses premiers juges, était-il maintenant en mesure de les produire?
Là devait être tout l’intérêt de l’interrogatoire.
Il faut bien l’avouer cependant, le fait d’un contumax heureux et en sûreté à l’étranger, quittant tout, bénévolement, pour affronter la justice que son passé devait lui avoir appris à redouter, c’était là un cas curieux, rare, qui devait intéresser même un magistrat blasé sur toutes les péripéties d’un débat judiciaire. Était-ce de la part du condamné de Tijuco, fatigué de la vie, effrontée sottise ou élan d’une conscience qui veut à tout prix avoir raison d’une iniquité? Le problème était étrange, on en conviendra.
Le lendemain de l’arrestation de Joam Dacosta, le juge Jarriquez se transporta donc à la prison de la rue de Dieu-le-Fils, où le prisonnier avait été enfermé.
Cette prison était un ancien couvent de missionnaires, élevé sur le bord de l’un des principaux iguarapés de la ville. Aux détenus volontaires d’autrefois avaient succédé dans cet édifice, peu approprié à sa nouvelle destination, les prisonniers malgré eux d’aujourd’hui. La chambre occupée par Joam Dacosta, n’était donc point une de ces tristes cellules que comporte le système pénitentiaire moderne. Une ancienne chambre de moine, avec une fenêtre, sans abat-jour, mais grillée, s’ouvrant sur un terrain vague, un banc dans un coin, une sorte de grabat dans l’autre, quelques ustensiles grossiers, rien de plus.
Ce fut de cette chambre que, ce jour-là 25 août, Joam Dacosta fut extrait vers onze heures du matin, et amené au cabinet des interrogatoires, disposé dans l’ancienne salle commune du couvent.
Le juge Jarriquez était là, devant son bureau, juché sur sa haute chaise, le dos tourné à la fenêtre, afin que sa figure demeurât dans l’ombre, tandis que celle du prévenu resterait en pleine lumière. Son greffier avait pris place à un bout de la table, la plume à l’oreille, avec l’indifférence qui caractérise ces gens de justice, prêt à consigner les demandes et les réponses.
Joam Dacosta fut introduit dans le cabinet, et, sur un signe du magistrat, les gardes qui l’avaient amené se retirèrent.
Le juge Jarriquez regarda longuement l’accusé. Celui-ci s’était incliné devant lui et gardait une attitude convenable, ni impudente, ni humble, attendant avec dignité que des demandes lui fussent posées pour y répondre.
«Votre nom? dit le juge Jarriquez.
– Joam Dacosta.
– Votre âge?
– Cinquante-deux ans.
– Vous demeuriez?…
– Au Pérou, au village d’Iquitos.
– Sous quel nom?
– Sous le nom de Garral, qui est celui de ma mère.
– Et pourquoi portiez-vous ce nom?
– Parce que, pendant vingt-trois ans, j’ai voulu me dérober aux poursuites de la justice brésilienne.»
Les réponses étaient si précises, elles semblaient si bien indiquer que Joam Dacosta était résolu à tout avouer de son passé et de son présent, que le juge Jarriquez, peu habitué à ces procédés, redressa son nez plus verticalement que d’habitude.
«Et pourquoi, reprit-il, la justice brésilienne pouvait-elle exercer des poursuites contre vous?
– Parce que j’avais été condamné à la peine capitale, en 1826, dans l’affaire des diamants de Tijuco.
– Vous avouez donc que vous êtes Joam Dacosta?…
– Je suis Joam Dacosta.»
Tout cela était répondu avec un grand calme, le plus simplement du monde. Aussi les petits yeux du juge Jarriquez, se dérobant sous leur paupière, semblaient-ils dire: «Voilà une affaire qui ira toute seule!»
Seulement, le moment arrivait où allait être posée l’invariable question qui amenait l’invariable réponse des accusés de toute catégorie, protestant de leur innocence.
Les doigts du juge Jarriquez commencèrent à battre un léger trille sur la table.
«Joam Dacosta, demanda-t-il, que faites-vous à Iquitos?
– Je suis fazender, et je m’occupe de diriger un établissement agricole qui est considérable.
– Il est en voie de prospérité?
– De très grande prospérité.
– Et depuis quand avez-vous quitté votre fazenda?
– Depuis neuf semaines environ.
– Pourquoi?
– À cela, monsieur, répondit Joam Dacosta, j’ai donné un prétexte, mais en réalité j’avais un motif.
– Quel a été le prétexte?
– Le soin de conduire au Para tout un train de bois flotté et une cargaison des divers produits de l’Amazone.
– Ah! fit le juge Jarriquez, et quel a été le véritable motif de votre départ?»
Et en posant cette question il se disait: «Nous allons donc enfin entrer dans la voie des négations et des mensonges!»
«Le véritable motif, répondit d’une voix ferme Joam Dacosta, était la résolution que j’avais prise de venir me livrer à la justice de mon pays!
– Vous livrer! s’écria le juge, en se relevant sur son fauteuil. Vous livrer… de vous-même?…
– De moi-même!
– Et pourquoi?
– Parce que j’en avais assez, parce que j’en avais trop de cette existence mensongère, de cette obligation de vivre sous un faux nom; de cette impossibilité de pouvoir restituer à ma femme, à mes enfants celui qui leur appartient; enfin, monsieur, parce que…
– Parce que?…
– Je suis innocent!
«Voilà ce que j’attendais!» se dit à part lui le juge Jarriquez.
Et tandis que ses doigts battaient une marche un peu plus accentuée, il fit un signe de tête à Joam Dacosta, qui signifiait clairement: «Allez! racontez votre histoire! Je la connais, mais je ne veux pas vous empêcher de la narrer à votre aise!»
Joam Dacosta, qui ne se méprit pas à cette peu encourageante disposition d’esprit du magistrat, ne voulut pas s’en apercevoir. Il fit donc l’histoire de sa vie tout entière, il parla sobrement, sans se départir du calme qu’il s’était imposé, sans omettre aucune des circonstances qui avaient précédé ou suivi sa condamnation. Il n’insista pas autrement sur cette existence honorée et honorable qu’il avait menée depuis son évasion, ni sur ses devoirs de chef de famille, d’époux et de père, qu’il avait si dignement remplis. Il ne souligna qu’une seule circonstance, – celle qui l’avait conduit à Manao pour poursuivre la révision de son procès, provoquer sa réhabilitation, et cela sans que rien l’y obligeât.
Le juge Jarriquez, naturellement prévenu contre tout accusé, ne l’interrompit pas. Il se bornait à fermer ou à ouvrir successivement les yeux, comme un homme qui entend raconter la même histoire pour la centième fois; et, lorsque Joam Dacosta déposa sur la table le mémoire qu’il avait rédigé, il ne fit pas un mouvement pour le prendre.
«Vous avez fini? dit-il.
– Oui, monsieur.
– Et vous persistez à soutenir que vous n’avez quitté Iquitos que pour venir réclamer la révision de votre jugement?
– Je n’ai pas eu d’autre motif.
– Et qui le prouve? Qui prouve que sans la dénonciation qui a amené votre arrestation, vous vous seriez livré?
– Ce mémoire d’abord, répondit Joam Dacosta.
– Ce mémoire était entre vos mains, et rien n’atteste que, si vous n’aviez pas été arrêté, vous en auriez fait l’usage que vous dites.
– Il y a, du moins, monsieur, une pièce qui n’est plus entre mes mains, et dont l’authenticité ne peut être mise en doute.
– Laquelle?
– La lettre que j’ai écrite à votre prédécesseur, le juge Ribeiro, lettre qui le prévenait de ma prochaine arrivée.
– Ah! vous aviez écrit?…
– Oui, et cette lettre, qui doit être arrivée à son adresse, ne peut tarder à vous être remise!
– Vraiment! répondit le juge Jarriquez d’un ton quelque peu incrédule. Vous aviez écrit au juge Ribeiro?…
– Avant d’être juge de droit de cette province, répondit Joam Dacosta, le juge Ribeiro était avocat à Villa-Rica. C’est lui qui m’a défendu au procès criminel de Tijuco. Il ne doutait pas de la bonté de ma cause. Il a tout fait pour me sauver. Vingt ans plus tard, lorsqu’il est devenu le chef de la justice à Manao, je lui ai fait savoir qui j’étais, où j’étais, ce que je voulais entreprendre. Sa conviction à mon égard n’avait pas changé, et c’est sur son conseil que j’ai quitté la fazenda pour venir, en personne, poursuivre ma réhabilitation. Mais la mort l’a frappé inopinément, et peut-être suis-je perdu, si dans le juge Jarriquez je ne retrouve pas le juge Ribeiro!»
Le magistrat, directement interpellé, fut sur le point de bondir, au mépris de toutes les habitudes de la magistrature assise; mais il parvint à se contenir et se borna à murmurer ces mots:
«Très fort, en vérité, très fort!»
Le juge Jarriquez avait évidemment des calus au cœur, et il était à l’abri de toute surprise.
En ce moment, un garde entra dans le cabinet et remit un pli cacheté à l’adresse du magistrat.
Celui-ci rompit le cachet et tira une lettre de l’enveloppe. Il l’ouvrit, il la lut, non sans une certaine contraction de sourcils, et dit:
«Je n’ai aucun motif, Joam Dacosta, pour vous cacher que voici la lettre dont vous parliez, adressée par vous au juge Ribeiro, et qui m’est communiquée. Il n’y a donc plus aucune raison de douter de ce que vous avez dit à ce sujet.
– Pas plus à ce sujet, répondit Joam Dacosta, qu’au sujet de toutes les circonstances de ma vie que je viens de vous faire connaître, et dont il n’est pas permis de douter!
– Eh! Joam Dacosta, répondit vivement le juge Jarriquez, vous protestez de votre innocence; mais tous les accusés en font autant! Après tout, vous ne produisez que des présomptions morales! Avez-vous maintenant une preuve matérielle?
– Peut-être, monsieur», répondit Joam Dacosta.
Sur cette parole, le juge Jarriquez quitta son siège. Ce fut plus fort que lui, et il lui fallut deux ou trois tours de chambre pour se remettre.