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Jules Verne

 

la jangada

 

Huit cent lieues sur l'Amazone

 

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

82 dessinsde Leon Benett et deux cartes

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME partie

 

 

Chapitre V

Preuves matérielles.

 

orsque le magistrat eut repris sa place, en homme qui croyait être redevenu parfaitement maître de lui-même, il se renversa sur son fauteuil, la tête relevée, les yeux au plafond, et du ton de la plus parfaite indifférence, sans même regarder l’accusé:

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«Parlez», dit-il.

Joam Dacosta se recueillit un instant, comme s’il eût hésité à rentrer dans cet ordre d’idées, et répondit en ces termes:

«Jusqu’ici, monsieur, je ne vous ai donné de mon innocence que des présomptions morales, basées sur la dignité, sur la convenance, sur l’honnêteté de ma vie tout entière. J’aurais cru que ces preuves étaient les plus dignes d’être apportées en justice…»

Le juge Jarriquez ne put retenir un mouvement d’épaules, indiquant que tel n’était pas son avis.

«Puisqu’elles ne suffisent pas, voici quelles sont les preuves matérielles que je suis peut-être en mesure de produire, reprit Joam Dacosta. Je dis «peut-être», car je ne sais pas encore quel crédit il convient de leur accorder. Aussi monsieur, n’ai-je parlé de cela ni à ma femme ni à mes enfants, ne voulant pas leur donner un espoir qui pourrait être déçu.

– Au fait, répondit le juge Jarriquez.

– J’ai tout lieu de croire, monsieur, que mon arrestation, la veille de l’arrivée de la jangada à Manao, a été motivée par une dénonciation adressée au chef de police.

– Vous ne vous trompez pas, Joam Dacosta, mais je dois vous dire que cette dénonciation est anonyme.

– Peu importe, puisque je sais qu’elle n’a pu venir que d’un misérable, appelé Torrès.

– Et de quel droit, demanda le juge Jarriquez, traitez-vous ainsi ce… dénonciateur?

– Un misérable, oui, monsieur! répondit vivement Joam Dacosta. Cet homme, que j’avais hospitalièrement accueilli, n’était venu à moi que pour me proposer d’acheter son silence, pour m’offrir un marché odieux, que je n’aurai jamais le regret d’avoir repoussé, quelles que soient les conséquences de sa dénonciation!

– Toujours ce système! pensa le juge Jarriquez: «accuser les autres pour se décharger soi-même!»

Mais il n’en écouta pas moins avec une extrême attention le récit que lui fit Joam Dacosta de ses relations avec l’aventurier, jusqu’au moment où Torrès vint lui apprendre qu’il connaissait et qu’il était à même de révéler le nom du véritable auteur de l’attentat de Tijuco.

«Et quel est le nom du coupable? demanda le juge Jarriquez, ébranlé dans son indifférence.

– Je l’ignore, répondit Joam Dacosta. Torrès s’est bien gardé de me le nommer.

– Et ce coupable est vivant?…

– Il est mort.»

Les doigts du juge Jarriquez tambourinèrent plus rapidement, et il ne put se retenir de répondre:

«L’homme qui pourrait apporter la preuve de l’innocence d’un accusé est toujours mort!

– Si le vrai coupable est mort, monsieur, répondit Joam Dacosta, Torrès, du moins, est vivant, et cette preuve écrite tout entière de la main de l’auteur du crime, il m’a affirmé l’avoir entre les mains! Il m’a offert de me la vendre!

– Eh! Joam Dacosta, répondit le juge Jarriquez, ce n’eût pas été trop cher que la payer de toute votre fortune!

– Si Torrès ne m’avait demandé que ma fortune, je la lui aurais abandonnée, et pas un des miens n’eût protesté! Oui, vous avez raison, monsieur, on ne peut payer trop cher le rachat de son honneur! Mais ce misérable, me sachant à sa merci, exigeait plus que ma fortune!

– Quoi donc?…

– La main de ma fille, qui devait être le prix de ce marché! J’ai refusé, il m’a dénoncé, et voilà pourquoi je suis maintenant devant vous!

– Et si Torrès ne vous eût pas dénoncé, demanda le juge Jarriquez, si Torrès ne se fût pas rencontré sur votre passage, qu’eussiez-vous fait en apprenant à votre arrivée ici la mort du juge Ribeiro? Seriez-vous venu vous livrer à la justice?…

– Sans aucune hésitation, monsieur, répondit Joam Dacosta d’une voix ferme, puisque, je vous le répète, je n’avais pas d’autre but en quittant Iquitos pour venir à Manao.»

Cela fut dit avec un tel accent de vérité, que le juge Jarriquez sentit une sorte d’émotion le pénétrer dans cet endroit du cœur où les convictions se forment; mais il ne se rendit pas encore.

Il ne faudrait pas s’en étonner. Magistrat, procédant à cet interrogatoire, il ne savait rien de ce que savent ceux qui ont suivi Torrès depuis le commencement de ce récit. Ceux-là ne peuvent douter que Torrès n’ait entre les mains la preuve matérielle de l’innocence de Joam Dacosta. Ils ont la certitude que le document existe, qu’il contient cette attestation, et peut-être seront-ils portés à penser que le juge Jarriquez fait montre d’une impitoyable incrédulité. Mais qu’ils songent à ceci: c’est que le juge Jarriquez n’est pas dans leur situation; il est habitué à ces invariables protestations des prévenus que la justice lui envoie; ce document qu’invoque Joam Dacosta, il ne lui est pas produit; il ne sait même pas s’il existe réellement, et, en fin de compte, il se trouve en présence d’un homme dont la culpabilité a pour lui force de chose jugée.

Cependant il voulut, par curiosité peut-être, pousser Joam Dacosta jusque dans ses derniers retranchements.

«Ainsi, lui dit-il, tout votre espoir repose maintenant sur la déclaration que vous a faite ce Torrès?

– Oui, monsieur, répondit Joam Dacosta, si ma vie entière ne plaide pas pour moi!

– Où pensez-vous que soit Torrès actuellement?

– Je pense qu’il doit être à Manao.

– Et vous espérez qu’il parlera, qu’il consentira à vous remettre bénévolement ce document que vous avez refusé de lui payer du prix qu’il en demandait?

– Je l’espère, monsieur, répondit Joam Dacosta. La situation, maintenant, n’est plus la même pour Torrès. Il m’a dénoncé, et par conséquent il ne peut plus conserver un espoir quelconque de reprendre son marché dans les conditions où il voulait le conclure. Mais ce document peut encore lui valoir une fortune, qui, si je suis acquitté ou condamné, lui échappera à jamais. Or, puisque son intérêt est de me vendre ce document, sans que cela puisse lui nuire en aucune façon, je pense qu’il agira suivant son intérêt.»

Le raisonnement de Joam Dacosta était sans réplique. Le juge Jarriquez le sentit bien. Il n’y fit que la seule objection possible:

«Soit, dit-il, l’intérêt de Torrès est sans aucun doute de vous vendre ce document… si ce document existe!

– S’il n’existe pas, monsieur, répondit Joam Dacosta d’une voix pénétrante, je n’aurai plus qu’à m’en rapporter à la justice des hommes, en attendant la justice de Dieu!»

Sur ces paroles, le juge Jarriquez se leva, et, d’un ton moins indifférent, cette fois:

«Joam Dacosta, dit-il, en vous interrogeant ici, en vous laissant raconter les particularités de votre vie et protester de votre innocence, je suis allé plus loin que ne le voulait mon mandat. Une information a déjà été faite sur cette affaire, et vous avez comparu devant le jury de Villa-Rica, dont le verdict a été rendu à l’unanimité des voix, sans admission de circonstances atténuantes. Vous avez été condamné pour instigation et complicité dans l’assassinat des soldats et le vol des diamants de Tijuco, la peine capitale a été prononcée contre vous, et ce n’a été que par une évasion que vous avez pu échapper au supplice. Mais, que vous soyez venu vous livrer ou non à la justice, après vingt-trois ans, vous n’en avez pas moins été repris. Une dernière fois, vous reconnaissez que vous êtes bien Joam Dacosta, le condamné dans l’affaire de l’arrayal diamantin?

– Je suis Joam Dacosta.

– Vous êtes prêt à signer cette déclaration?

– Je suis prêt.»

Et d’une main qui ne tremblait pas, Joam Dacosta apposa son nom au bas du procès-verbal et du rapport que le juge Jarriquez venait de faire rédiger par son greffier.

«Le rapport, adressé au ministère de la justice va partir pour Rio de Janeiro, dit le magistrat. Plusieurs jours s’écouleront avant que nous recevions l’ordre de faire exécuter le jugement qui vous condamne. Si donc, comme vous le dites, ce Torrès possède la preuve de votre innocence, faites par vous-même, par les vôtres, faites tout au monde pour qu’il la produise en temps utile! L’ordre arrivé, aucun sursis ne serait possible, et la justice suivrait son cours!»

Joam Dacosta s’inclina.

«Me sera-t-il permis de voir maintenant ma femme, mes enfants? demanda-t-il.

– Dès aujourd’hui, si vous le voulez, répondit le juge Jarriquez. Vous n’êtes plus au secret, et ils seront introduits près de vous, dès qu’ils se présenteront.»

Le magistrat donna alors un coup de sonnette. Des gardes entrèrent dans le cabinet et emmenèrent Joam Dacosta.

Le juge Jarriquez le regarda partir, en secouant la tête.

«Eh! eh! cela est véritablement plus étrange que je ne l’aurais pensé!» murmura-t-il.

 

 

Chapitre VI

Le dernier coup.

 

endant que Joam Dacosta subissait cet interrogatoire, Yaquita, sur une démarche faite par Manoel, apprenait que ses enfants et elle seraient admis à voir le prisonnier, le jour même, vers quatre heures du soir.

Depuis la veille, Yaquita n’avait pas quitté sa chambre. Minha et Lina s’y tenaient près d’elle, en attendant le moment où il lui serait permis de revoir son mari. Yaquita Garral ou Yaquita Dacosta, il retrouverait en elle la femme dévouée, la vaillante compagne de toute sa vie.

Ce jour-là, vers onze heures, Benito rejoignit Manoel et Fragoso qui causaient sur l’avant de la jangada.

«Manoel, dit-il, j’ai un service à te demander.

– Lequel?

– À vous aussi, Fragoso.

– Je suis à vos ordres, monsieur Benito, répondit le barbier.

– De quoi s’agit-il? demanda Manoel, en observant son ami, dont l’attitude était celle d’un homme qui a pris une inébranlable résolution.

– Vous croyez toujours à l’innocence de mon père, n’est-ce pas? dit Benito.

– Ah! s’écria Fragoso, je croirais plutôt que c’est moi qui ai commis le crime!

– Eh bien, il faut aujourd’hui même mettre à exécution le projet que j’avais formé hier.

– Retrouver Torrès? demanda Manoel.

– Oui, et savoir de lui comment il a découvert la retraite de mon père! Il y a dans tout cela d’inexplicables choses! L’a-t-il connu autrefois? je ne puis le comprendre, puisque mon père n’a pas quitté Iquitos depuis plus de vingt ans, et que ce misérable en a trente à peine! Mais la journée ne s’achèvera pas avant que je le sache, ou malheur à Torrès!»

La résolution de Benito n’admettait aucune discussion. Aussi, ni Manoel, ni Fragoso n’eurent-ils la pensée de le détourner de son projet.

«Je vous demande donc, reprit Benito, de m’accompagner tous les deux. Nous allons partir à l’instant. Il ne faut pas attendre que Torrès ait quitté Manao. Il n’a plus à vendre son silence maintenant, et l’idée peut lui en venir. Partons!»

Tous trois débarquèrent sur la berge du rio Negro et se dirigèrent vers la ville.

Manao n’était pas si considérable qu’elle ne pût être fouillée en quelques heures. On irait de maison en maison, s’il le fallait, pour y chercher Torrès; mais mieux valait s’adresser tout d’abord aux maîtres des auberges ou des lojas, où l’aventurier avait pu se réfugier. Sans doute, l’ex-capitaine des bois n’aurait pas donné son nom, et il avait peut-être des raisons personnelles d’éviter tout rapport avec la justice. Toutefois, s’il n’avait pas quitté Manao, il était impossible qu’il échappât aux recherches des jeunes gens. En tout cas, il ne pouvait être question de s’adresser à la police, car il était très probable, – cela était effectivement, on le sait –, que sa dénonciation avait été anonyme.

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Pendant une heure, Benito, Manoel et Fragoso coururent les rues principales de la ville, interrogeant les marchands dans leurs boutiques, les cabaretiers dans leurs lojas, les passants eux-mêmes, sans que personne pût reconnaître l’individu dont ils donnaient le signalement avec une extrême précision.

Torrès avait-il donc quitté Manao? Fallait-il perdre tout espoir de le rejoindre?

Manoel essayait en vain de calmer Benito dont la tête était en feu. Coûte que coûte, il lui fallait Torrès!

Le hasard allait le servir, et ce fut Fragoso qui fut enfin mis sur la véritable piste.

Dans une auberge de la rue de Dieu-le-Saint-Esprit, au signalement qu’il donna de l’aventurier, on lui répondit que l’individu en question était descendu la veille dans la loja.

«A-t-il couché dans l’auberge? demanda Fragoso.

– Oui, répondit l’aubergiste.

– Est-il là en ce moment?

– Non, il est sorti.

– Mais a-t-il réglé son compte comme un homme qui se dispose à partir?

– En aucune façon; il a quitté sa chambre depuis une heure, et il rentrera sans doute pour le souper.

– Savez-vous quel chemin il a pris en sortant?

– On l’a vu se diriger vers l’Amazone, en descendant par la basse ville, et il est probable qu’on le rencontrerait de ce côté.»

Fragoso n’avait pas à en demander davantage. Quelques instants après, il retrouvait les deux jeunes gens et leur disait:

«Je suis sur la piste de Torrès.

– Il est là! s’écria Benito.

– Non, il vient de sortir, et on l’a vu se diriger à travers la campagne, du côté de l’Amazone.

– Marchons!» répondit Benito.

Il fallait redescendre vers le fleuve, et le plus court fut de prendre la rive gauche du rio Negro jusqu’à son embouchure.

Benito et ses compagnons eurent bientôt laissé en arrière les dernières maisons de la ville, et ils suivirent la berge, mais en faisant un détour pour ne pas passer en vue de la jangada.

La plaine était déserte à cette heure. Le regard pouvait se porter au loin, à travers cette campine, où les champs cultivés avaient remplacé les forêts d’autrefois.

Benito ne parlait pas: il n’aurait pu prononcer une parole. Manoel et Fragoso respectaient son silence. Ils allaient ainsi tous trois, ils regardaient, ils parcouraient l’espace depuis la rive du rio Negro jusqu’à la rive de l’Amazone. Trois quarts d’heure après avoir quitté Manao, ils n’avaient encore rien aperçu.

Une on deux fois, des Indiens qui travaillaient à la terre furent rencontrés; Manoel les interrogea, et l’un d’eux lui apprit enfin qu’un homme, ressemblant à celui qu’on lui désignait, venait de passer en se dirigeant vers l’angle formé par les deux cours d’eau à leur confluent.

Sans en demander davantage, Benito, par un mouvement irrésistible, se jeta en avant, et ses deux compagnons durent se hâter, afin de ne pas se laisser distancer par lui.

La rive gauche de l’Amazone apparaissait alors à moins d’un quart de mille. Une sorte de falaise s’y dessinait en cachant une partie de l’horizon, et limitait la portée du regard à un rayon de quelques centaines de pas.

Benito, précipitant sa course, disparut bientôt derrière l’une de ces tumescences sablonneuses.

«Plus vite! plus vite! dit Manoel à Fragoso. Il ne faut pas le laisser seul un instant!»

Et tous deux se jetaient dans cette direction, quand un cri se fit entendre.

Benito avait-il aperçu Torrès? Celui-ci l’avait-il vu? Benito et Torrès s’étaient-ils déjà rejoints?

Manoel et Fragoso, cinquante pas plus loin, après avoir rapidement tourné une des pointes de la berge, voyaient deux hommes arrêtés en face l’un de l’autre.

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C’était Torrès et Benito.

En un instant, Manoel et Fragoso furent à leur côté.

On aurait pu croire que dans l’état d’exaltation où se trouvait Benito, il lui aurait été impossible de se contenir, au moment où il se retrouverait en présence de l’aventurier.

Il n’en fut rien.

Dès que le jeune homme se vit devant Torrès, lorsqu’il eut la certitude que celui-ci ne pouvait plus lui échapper, un changement complet se fit dans son attitude, sa poitrine se dégonfla, il retrouva tout son sang-froid, il redevint maître de lui.

Ces deux hommes, depuis quelques instants, se regardaient sans prononcer une parole.

Ce fut Torrès, le premier, qui rompit le silence, et de ce ton d’effronterie dont il avait l’habitude:

«Ah! fit-il, monsieur Benito Garral?

– Non! Benito Dacosta! répondit le jeune homme.

– En effet, reprit Torrès, monsieur Benito Dacosta, accompagné de monsieur Manoel Valdez et de mon ami Fragoso!»

Sur cette qualification outrageante que lui donnait l’aventurier, Fragoso, très disposé à lui faire un mauvais parti, allait s’élancer, lorsque Benito, toujours impassible, le retint:

«Qu’est-ce qui vous prend, mon brave? s’écria Torrès en reculant de quelques pas. Eh! je crois que je ferais bien de me tenir sur mes gardes!»

Et, tout en parlant, il tira de son poncho une manchetta, cette arme offensive on défensive, – au choix –, qui ne quitte jamais un Brésilien. Puis, à demi courbé, il attendit de pied ferme.

«Je suis venu vous chercher, Torrès, dit alors Benito, qui n’avait pas bougé devant cette attitude provocatrice.

– Me chercher? répondit l’aventurier. Je ne suis pas difficile à rencontrer! Et pourquoi me cherchiez-vous?

– Afin d’apprendre de votre bouche ce que vous paraissez savoir du passé de mon père!

– Vraiment!

– Oui! j’attends que vous me disiez comment vous l’avez reconnu, pourquoi vous étiez à rôder autour de notre fazenda dans les forêts d’Iquitos, pourquoi vous l’attendiez à Tabatinga?…

– Eh bien! il me semble que rien n’est plus clair! répondit Torrès en ricanant. Je l’ai attendu pour m’embarquer sur sa jangada, et je me suis embarqué dans l’intention de lui faire une proposition très simple… qu’il a peut-être eu tort de rejeter!»

À ces mots, Manoel ne put se retenir. La figure pâle, l’œil en feu, il marcha sur Torrès.

Benito, voulant épuiser tous les moyens de conciliation, s’interposa entre l’aventurier et lui.

«Contiens-toi, Manoel, dit-il. Je me contiens bien, moi!»

Puis reprenant:

«En effet, Torrès, je sais quelles sont les raisons qui vous ont fait prendre passage à bord de la jangada. Possesseur d’un secret qui vous a été livré sans doute, vous avez voulu faire œuvre de chantage! Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant.

– Et de quoi?

– Je veux savoir comment vous avez pu reconnaître Joam Dacosta dans le fazender d’Iquitos!

– Comment j’ai pu le reconnaître! répondit Torrès, ce sont mes affaires, cela, et je n’éprouve pas le besoin de vous les raconter! L’important, c’est que je ne me sois pas trompé, lorsque j’ai dénoncé en lui le véritable auteur du crime de Tijuco!

– Vous me direz!… s’écria Benito, qui commençait à perdre la possession de lui-même.

– Je ne dirai rien! riposta Torrès. Ah! Joam Dacosta a repoussé mes propositions! Il a refusé de m’admettre dans sa famille! Eh bien! maintenant que son secret est connu, qu’il est arrêté, c’est moi qui refuserai d’entrer dans sa famille, la famille d’un voleur, d’un assassin, d’un condamné que le gibet attend!

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– Misérable!» s’écria Benito, qui, a son tour, tira une manchetta de sa ceinture et se mit sur l’offensive.

Manoel et Fragoso, par un mouvement identique, s’étaient aussi rapidement armés.

«Trois contre un! dit Torrès.

– Non! Un contre un! répondit Benito.

– Vraiment! J’aurais plutôt cru à un assassinat de la part du fils d’un assassin!

– Torrès! s’écria Benito, défends-toi, ou je te tue comme un chien enragé!

– Enragé, soit! répondit Torrès. Mais je mords, Benito Dacosta, et gare aux morsures!»

Puis, ramenant à lui sa manchetta, il se mit en garde, prêt à s’élancer sur son adversaire.

Benito avait reculé de quelques pas.

«Torrès, dit-il, en reprenant tout le sang-froid qu’il avait un instant perdu, vous étiez l’hôte de mon père, vous l’avez menacé, vous l’avez trahi, vous l’avez dénoncé, vous avez accusé un innocent, et, avec l’aide de Dieu, je vais vous tuer!»

Le plus insolent sourire s’ébaucha sur les lèvres de Torrès. Peut-être ce misérable eut-il, en ce moment, la pensée d’empêcher tout combat entre Benito et lui, et il le pouvait. En effet, il avait compris que Joam Dacosta n’avait rien dit de ce document qui renfermait la preuve matérielle de son innocence.

Or, en révélant à Benito que lui, Torrès, possédait cette preuve, il l’eût à l’instant désarmé. Mais, outre qu’il voulait attendre au dernier moment, sans doute afin de tirer un meilleur prix de ce document, le souvenir des insultantes paroles du jeune homme, la haine qu’il portait à tous les siens, lui fit oublier même son intérêt.

D’ailleurs, très accoutumé au maniement de la manchetta, dont il avait souvent eu l’occasion de se servir, l’aventurier était robuste, souple, adroit. Donc, contre un adversaire, âgé de vingt ans à peine, qui ne pouvait avoir ni sa force ni son adresse, les chances étaient pour lui.

Aussi Manoel, dans un dernier effort, voulut-il insister pour se battre à la place de Benito.

«Non, Manoel, répondit froidement le jeune homme, c’est à moi seul de venger mon père, et, comme il faut que tout ici se passe dans les règles, tu seras mon témoin!

– Benito!…

– Quant à vous, Fragoso, vous ne me refuserez pas si je vous prie de servir de témoin à cet homme?

– Soit, répondit Fragoso, quoiqu’il n’y ait aucun honneur à cela! – Moi, sans tant de cérémonies, ajouta-t-il, je l’aurais tout bonnement tué comme une bête fauve!»

L’endroit où le combat allait avoir lieu était une berge plate, qui mesurait environ quarante pas de largeur et dominait l’Amazone d’une quinzaine de pieds. Elle était coupée à pic, par conséquent très accore. À sa partie inférieure, le fleuve coulait lentement, en baignant les paquets de roseaux qui hérissaient sa base.

Il n’y avait donc que peu de marge dans le sens de la largeur de cette berge, et celui des deux adversaires qui céderait serait bien vite acculé à l’abîme.

Le signal donné par Manoel, Torrès et Benito marchèrent l’un sur l’autre.

Benito se possédait alors entièrement. Défenseur d’une sainte cause, son sang-froid l’emportait, et de beaucoup, sur celui de Torrès, dont la conscience, si insensible, si endurcie qu’elle fût, devait en ce moment troubler le regard.

Lorsque tous deux se furent rejoints, le premier coup fut porté par Benito. Torrès le para. Les deux adversaires reculèrent alors; mais, presque aussitôt, ils revenaient l’un sur l’autre, ils se saisissaient de la main gauche à l’épaule… Ils ne devaient plus se lâcher.

Torrès, plus vigoureux, lança latéralement un coup de sa manchetta, que Benito ne put entièrement esquiver. Son flanc droit fut atteint, et l’étoffe de son poncho se rougit de sang. Mais il riposta vivement et blessa légèrement Torrès à la main.

Divers coups furent alors échangés sans qu’aucun fût décisif. Le regard de Benito, toujours silencieux, plongeait dans les yeux de Torrès, comme une lame qui s’enfonce jusqu’au cœur. Visiblement, le misérable commençait à se démonter. Il recula donc peu à peu, poussé par cet implacable justicier, qui était plus décidé à prendre la vie du dénonciateur de son père qu’à défendre la sienne. Frapper, c’était tout ce que voulait Benito, lorsque l’autre ne cherchait déjà plus qu’à parer ses coups.

Bientôt Torrès se vit acculé à la lisière même de la berge, en un endroit où, légèrement évidée, elle surplombait le fleuve. Il comprit le danger, il voulut reprendre l’offensive et regagner le terrain perdu… Son trouble s’accroissait, son regard livide s’éteignait sous ses paupières… Il dut enfin se courber sous le bras qui le menaçait.

«Meurs donc!» cria Benito.

Le coup fut porté en pleine poitrine, mais la pointe de la manchetta s’émoussa sur un corps dur, caché sous le poncho de Torrès.

Benito redoubla son attaque. Torrès, dont la riposte n’avait pas atteint son adversaire, se sentit perdu. Il fut encore obligé de reculer. Alors il voulut crier… crier que la vie de Joam Dacosta était attachée à la sienne!… Il n’en eut pas le temps.

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Un second coup de la manchetta s’enfonça, cette fois, jusqu’au cœur de l’aventurier. Il tomba en arrière, et, le sol lui manquant soudain, il fut précipité en dehors de la berge. Une dernière fois ses mains se raccrochèrent convulsivement à une touffe de roseaux, mais elles ne purent l’y retenir… Il disparut sous les eaux du fleuve. Benito était appuyé sur l’épaule de Manoel; Fragoso lui serrait les mains. Il ne voulut même pas donner à ses compagnons le temps de panser sa blessure, qui était légère.

«À la jangada, dit-il, à la jangada!

Manoel et Fragoso, sous l’empire d’une émotion profonde, le suivirent sans ajouter une parole.

Un quart d’heure après, tous trois arrivaient près de la berge à laquelle la jangada était amarrée. Benito et Manoel se précipitaient dans la chambre de Yaquita et de Minha, et ils les mettaient toutes deux au courant de ce qui venait de se passer.

«Mon fils! mon frère!»

Ces cris étaient partis à la fois.

– À la prison!… dit Benito.

– Oui!… viens!… viens!…» répondit Yaquita.

Benito, suivi de Manoel, entraîna sa mère. Tous trois débarquèrent, se dirigèrent vers Manao, et, une demi-heure plus tard, ils arrivaient devant la prison de la ville. Sur l’ordre qui avait été préalablement donné par le juge Jarriquez, on les introduisit immédiatement et ils furent conduits à la chambre occupée par le prisonnier.

La porte s’ouvrit.

Joam Dacosta vit entrer sa femme, son fils et Manoel.

«Ah! Joam, mon Joam! s’écria Yaquita.

– Yaquita! ma femme! mes enfants! répondit le prisonnier, qui leur ouvrit ses bras et les pressa sur son cœur.

– Mon Joam innocent!

– Innocent et vengé!… s’écria Benito.

– Vengé! Que veux-tu dire?

– Torrès est mort, mon père, et mort de ma main!»

Ses mains se raccrochèrent convulsivement.

«Mort!… Torrès!… mort!… s’écria Joam Dacosta. Ah! mon fils!… tu m’as perdu!»

 

 

Chapitre VII

Résolutions.

 

uelques heures plus tard, toute la famille, revenue à la jangada, était réunie dans la salle commune. Tous étaient là, – moins ce juste qu’un dernier coup venait de frapper!

Benito, atterré, s’accusait d’avoir perdu son père. Sans les supplications de Yaquita, de sa sœur, du padre Passanha, de Manoel, le malheureux jeune homme se serait peut-être porté, dans les premiers moments de son désespoir, à quelque extrémité sur lui-même. Mais on ne l’avait pas perdu de vue, on ne l’avait pas laissé seul. Et pourtant, quelle plus noble conduite que la sienne! N’était-ce pas une légitime vengeance qu’il avait exercée contre le dénonciateur de son père!

Ah! pourquoi Joam Dacosta n’avait-il pas tout dit avant de quitter la jangada! Pourquoi avait-il voulu se réserver de ne parler qu’au juge de cette preuve matérielle de sa non-culpabilité! Pourquoi, dans son entretien avec Manoel, après l’expulsion de Torrès, s’était-il tu sur ce document que l’aventurier prétendait avoir entre les mains! Mais, après tout, quelle foi devait-il ajouter à ce que lui avait dit Torrès? Pouvait-il être certain qu’un tel document fut en la possession de ce misérable?

Quoi qu’il en soit, la famille savait tout maintenant, et de la bouche même de Joam Dacosta. Elle savait qu’au dire de Torrès, la preuve de l’innocence du condamné de Tijuco existait réellement! que ce document avait été écrit de la main même de l’auteur de l’attentat; que ce criminel, pris de remords, au moment de mourir, l’avait remis à son compagnon Torrès, et que celui-ci, au lieu de remplir les volontés du mourant, avait fait de la remise de ce document une affaire de chantage!… Mais elle savait aussi que Torrès venait de succomber dans ce duel, que son corps s’était englouti dans les eaux de l’Amazone, et qu’il était mort, sans même avoir prononcé le nom du vrai coupable!

À moins d’un miracle, Joam Dacosta, maintenant, devait être considéré comme irrémissiblement perdu. La mort du juge Ribeiro, d’une part, la mort de Torrès de l’autre, c’était là un double coup dont il ne pourrait se relever!

Il convient de dire ici que l’opinion publique à Manao, injustement passionnée comme toujours, était toute contre le prisonnier. L’arrestation si inattendue de Joam Dacosta remettait en mémoire cet horrible attentat de Tijuco, oublié depuis vingt-trois ans. Le procès du jeune employé des mines de l’arrayal diamantin, sa condamnation à la peine capitale, son évasion, quelques heures avant le supplice, tout fut donc repris, fouillé, commenté. Un article, qui venait de paraître dans l’O Diario d’o Grand Para, le plus répandu des journaux de cette région, après avoir relaté toutes les circonstances du crime, était manifestement hostile au prisonnier. Pourquoi aurait-on cru à l’innocence de Joam Dacosta, lorsqu’on ignorait tout ce que savaient les siens, – ce qu’ils étaient seuls à savoir!

Aussi la population de Manao fut-elle instantanément surexcitée. La tourbe des Indiens et des noirs, aveuglée follement, ne tarda pas à affluer autour de la prison, en poussant des cris de mort. Dans ce pays des deux Amériques, dont l’une voit trop souvent s’appliquer les odieuses exécutions de la loi de Lynch, la foule a vite fait de se livrer à ses instincts cruels, et l’on pouvait craindre qu’en cette occasion elle ne voulût faire justice de ses propres mains!

Quelle triste nuit pour les passagers de la fazenda! Maîtres et serviteurs avaient été frappés de ce coup! Ce personnel de la fazenda, n’était-ce pas les membres d’une même famille? Tous, d’ailleurs, voulurent veiller pour la sûreté de Yaquita et des siens. Il y avait sur la rive du rio Negro une incessante allée et venue d’indigènes, évidemment surexcités par l’arrestation de Joam Dacosta, et qui sait à quels excès ces gens, à demi barbares, auraient pu se porter!

La nuit se passa, cependant, sans qu’aucune démonstration fût faite contre la jangada.

Le lendemain, 26 août, dès le lever du soleil, Manoel et Fragoso, qui n’avaient pas quitté Benito d’un instant pendant cette nuit d’angoisses, tentèrent de l’arracher à son désespoir. Après l’avoir emmené à l’écart, ils lui firent comprendre qu’il n’y avait plus un moment à perdre, qu’il fallait se décider à agir.

«Benito, dit Manoel, reprends possession de toi-même, redeviens un homme, redeviens un fils!

– Mon père! s’écria Benito, je l’ai tué!…

– Non, répondit Manoel, et avec l’aide du ciel, il est possible que tout ne soit pas perdu!

– Écoutez-nous, monsieur Benito», dit Fragoso.

Le jeune homme, passant la main sur ses yeux, fit un violent effort sur lui-même.

«Benito, reprit Manoel, Torrès n’a jamais rien dit qui puisse nous mettre sur la trace de son passé. Nous ne pouvons donc savoir quel est l’auteur du crime de Tijuco, ni dans quelles conditions il l’a commis. Chercher de ce côté, ce serait perdre notre temps!

– Et le temps nous presse! ajouta Fragoso.

– D’ailleurs, dit Manoel, lors même que nous parviendrions à découvrir quel a été ce compagnon de Torrès, il est mort, et il ne pourrait témoigner de l’innocence de Joam Dacosta. Mais il n’en est pas moins certain que la preuve de cette innocence existe, et il n’y a pas lieu de douter de l’existence d’un document, puisque Torrès venait en faire l’objet d’un marché. Il l’a dit lui-même. Ce document, c’est un aveu entièrement écrit de la main du coupable, qui rapporte l’attentat jusque dans ses plus petits détails, et qui réhabilite notre père! Oui! cent fois oui! ce document existe!

– Mais Torrès n’existe plus, lui! s’écria Benito, et le document a péri avec ce misérable!…

– Attends et ne désespère pas encore! répondit Manoel. Tu te rappelles dans quelles conditions nous avons fait la connaissance de Torrès? C’était au milieu des forêts d’Iquitos. Il poursuivait un singe, qui lui avait volé un étui de métal, auquel il tenait singulièrement, et sa poursuite durait déjà depuis deux heures lorsque ce singe est tombé sous nos balles. Eh bien, peux-tu croire que ce soit pour les quelques pièces d’or enfermées dans cet étui que Torrès avait mis un tel acharnement à le ravoir, et ne te souviens-tu pas de l’extraordinaire satisfaction qu’il laissa paraître lorsque tu lui remis cet étui, arraché à la main du singe?

– Oui!… oui!… répondit Benito. Cet étui que j’ai tenu, que je lui ai rendu!… Peut-être renfermait-il…!

– Il y a là plus qu’une probabilité!… Il y a une certitude!… répondit Manoel.

– Et j’ajoute ceci, dit Fragoso, – car ce fait me revient maintenant à la mémoire. Pendant la visite que vous avez faite à Ega, je suis resté à bord, sur le conseil de Lina, afin de surveiller Torrès, et je l’ai vu… oui… je l’ai vu lire et relire un vieux papier tout jauni… en murmurant des mots que je ne pouvais comprendre!

– C’était le document! s’écria Benito, qui se raccrochait à cet espoir, – le seul qui lui restât! Mais, ce document, n’a-t-il pas dû le déposer en lieu sûr?

– Non, répondit Manoel, non!… Il était trop précieux pour que Torrès pût songer à s’en séparer! Il devait le porter toujours sur lui, et sans doute, dans cet étui!…

– Attends… attends… Manoel! s’écria Benito. Je me souviens! Oui! je me souviens!… Pendant le duel, au premier coup que j’ai porté à Torrès en pleine poitrine, ma manchetta a rencontré sous son poncho un corps dur… comme une plaque de métal…

– C’était l’étui! s’écria Fragoso.

– Oui! répondit Manoel. Plus de doute possible! Cet étui, il était dans une poche de sa vareuse!

– Mais le cadavre de Torrès?… Nous le retrouverons!

– Mais ce papier! L’eau l’aura atteint, peut-être détruit, rendu indéchiffrable!

– Pourquoi, répondit Manoel, si cet étui de métal qui le contient était hermétiquement fermé!

– Manoel, répondit Benito, qui se raccrochait à ce dernier espoir, tu as raison! Il faut retrouver le cadavre de Torrès! Nous fouillerons toute cette partie du fleuve, si cela est nécessaire, mais nous le retrouverons!»

Le pilote Araujo fut aussitôt appelé et mis au courant de ce qu’on allait entreprendre.

«Bien! répondit Araujo. Je connais les remous et les courants au confluent du rio Negro et de l’Amazone, et nous pouvons réussir à retrouver le corps de Torrès. Prenons les deux pirogues, les deux ubas, une douzaine de nos Indiens, et embarquons.»

Le padre Passanha sortait alors de la chambre de Yaquita. Benito alla à lui et il lui apprit, en quelques mots, ce qu’ils allaient tenter pour rentrer en possession du document.

«N’en dites rien encore ni à ma mère ni à ma sœur! ajouta-t-il. Ce dernier espoir, s’il était déçu, les tuerait!

– Va, mon enfant, va, répondit le padre Passanha, et que Dieu vous assiste dans vos recherches!»

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Cinq minutes après, les quatre embarcations débordaient la jangada; puis, après avoir descendu le rio Negro, elles arrivaient près de la berge de l’Amazone, sur la place même où Torrès, mortellement frappé, avait disparu dans les eaux du fleuve.

 

 

Chapitre VIII

Premières recherches.

 

es recherches devaient être opérées sans retard, et cela pour deux raisons graves:

La première, – question de vie ou de mort –, c’est que cette preuve de l’innocence de Joam Dacosta, il importait qu’elle fût produite avant qu’un ordre arrivât de Rio de Janeiro. En effet, cet ordre, l’identité du condamné étant établie, ne pouvait être qu’un ordre d’exécution.

La seconde, c’est qu’il fallait ne laisser le corps de Torrès séjourner dans l’eau que le moins de temps possible, afin de retrouver intact l’étui et ce qu’il pouvait contenir.

Araujo fit preuve, en cette conjoncture, non seulement de zèle et d’intelligence, mais aussi d’une parfaite connaissance de l’état du fleuve, à son confluent avec le rio Negro.

«Si Torrès, dit-il aux deux jeunes gens, a été tout d’abord entraîné par le courant, il faudra draguer le fleuve sur un bien long espace, car d’attendre que son corps reparaisse à la surface par l’effet de la décomposition, cela demanderait plusieurs jours.

– Nous ne le pouvons pas, répondit Manoel, et il faut qu’aujourd’hui même nous ayons réussi!

– Si, au contraire, reprit le pilote, ce corps est resté pris dans les herbes et les roseaux, au bas de la berge, nous ne serons pas une heure sans l’avoir retrouvé.

– À l’œuvre donc!» répondit Benito.

Il n’y avait pas d’autre manière d’opérer. Les embarcations s’approchèrent de la berge, et les Indiens, munis de longues gaffes, commencèrent à sonder toutes les parties du fleuve, à l’aplomb de cette rive, dont le plateau avait servi de lieu de combat.

L’endroit, d’ailleurs, avait pu être facilement reconnu. Une traînée de sang tachait le talus dans sa partie crayeuse, qui s’abaissait perpendiculairement jusqu’à la surface du fleuve. Là, de nombreuses gouttelettes, éparses sur les roseaux, indiquaient la place même où le cadavre avait disparu.

Une pointe de la rive, se dessinant à une cinquantaine de pieds en aval, retenait les eaux immobiles dans une sorte de remous, comme dans une large cuvette. Nul courant ne se propageait au pied de la grève, et les roseaux s’y maintenaient normalement dans une rigidité absolue. On pouvait donc espérer que le corps de Torrès n’avait pas été entraîné en pleine eau. D’ailleurs, au cas où le lit du fleuve aurait accusé une déclivité suffisante, tout au plus aurait-il pu glisser à quelques toises du talus, et là encore aucun fil de courant ne se faisait sentir.

Les ubas et les pirogues, se divisant la besogne, limitèrent donc le champ des recherches à l’extrême périmètre du remous, et, de la circonférence au centre, les longues gaffes de l’équipe n’en laissèrent pas un seul point inexploré.

Mais aucun sondage ne permit de retrouver le corps de l’aventurier, ni dans le fouillis des roseaux ni sur le fond du lit, dont la pente fut alors étudiée avec soin.

Deux heures après le commencement de ce travail, on fut amené à reconnaître que le corps, ayant sans doute heurté le talus, avait dû tomber obliquement, et rouler hors des limites de ce remous, où l’action du courant commençait à se faire sentir.

«Mais il n’y a pas lieu de désespérer, dit Manoel, encore moins de renoncer à nos recherches!

– Faudra-t-il donc, s’écria Benito, fouiller le fleuve dans toute sa largeur et dans toute sa longueur?

– Dans toute sa largeur, peut-être, répondit Araujo. Dans toute sa longueur, non!… heureusement!

– Et pourquoi? demanda Manoel.

– Parce que l’Amazone, à un mille en aval de son confluent avec le rio Negro, fait un coude très prononcé, en même temps que le fond de son lit remonte brusquement. Il y a donc là comme une sorte de barrage naturel, bien connu des mariniers sous le nom de barrage de Frias, que les objets flottant à sa surface peuvent seuls franchir. Mais, s’il s’agit de ceux que le courant roule entre deux eaux, il leur est impossible de dépasser le talus de cette dépression!»

C’était là, on en conviendra, une circonstance heureuse, si Araujo ne se trompait pas. Mais, en somme, on devait se fier à ce vieux pratique de l’Amazone. Depuis trente ans qu’il faisait le métier de pilote, la passe du barrage de Frias, où le courant s’accentuait en raison de son resserrement, lui avait souvent donné bien du mal. L’étroitesse du chenal, la hauteur du fond, rendaient cette passe fort difficile, et plus d’un train de bois s’y était trouvé en détresse.

Donc, Araujo avait raison de dire que, si le corps de Torrès était encore maintenu par sa pesanteur spécifique sur le fond sablonneux du lit, il ne pouvait avoir été entraîné au-delà du barrage. Il est vrai que plus tard, lorsque, par suite de l’expansion des gaz, il remonterait à la surface, nul doute qu’il ne prît alors le fil du courant et n’allât irrémédiablement se perdre, en aval, hors de la passe. Mais cet effet purement physique ne devait pas se produire avant quelques jours.

On ne pouvait s’en rapporter à un homme plus habile et connaissant mieux ces parages que le pilote Araujo. Or, puisqu’il affirmait que le corps de Torrès ne pouvait avoir été entraîné au-delà de l’étroit chenal, sur l’espace d’un mille au plus, en fouillant toute cette portion du fleuve, on devait nécessairement le retrouver.

Aucune île, d’ailleurs, aucun îlot, ne rompait en cet endroit le cours de l’Amazone. De là cette conséquence que, lorsque la base des deux berges du fleuve aurait été visitée jusqu’au barrage, ce serait dans le lit même, large de cinq cents pieds, qu’il conviendrait de procéder aux plus minutieuses investigations.

C’est ainsi que l’on opéra. Les embarcations, prenant la droite et la gauche de l’Amazone, longèrent les deux berges. Les roseaux et les herbes furent fouillés à coups de gaffe. Des moindres saillies des rives, auxquelles un corps aurait pu s’accrocher, pas un point n’échappa aux recherches d’Araujo et de ses Indiens.

Mais tout ce travail ne produisit aucun résultat, et la moitié de la journée s’était déjà écoulée, sans que l’introuvable corps eût pu être ramené à la surface du fleuve.

Une heure de repos fut accordée aux Indiens. Pendant ce temps, ils prirent quelque nourriture, puis se remirent à la besogne.

Cette fois, les quatre embarcations, dirigées chacune par le pilote, par Benito, par Fragoso, par Manoel, se partagèrent en quatre zones tout l’espace compris entre l’embouchure du rio Negro et le barrage de Frias. Il s’agissait maintenant d’explorer le lit du fleuve. Or, en de certains endroits, la manœuvre des gaffes ne parut pas devoir être suffisante pour bien fouiller le fond lui-même. C’est pourquoi des sortes de dragues, ou plutôt de herses, faites de pierres et de ferraille, enfermées dans un solide filet, furent installées à bord, et, tandis que les embarcations étaient poussées perpendiculairement aux rives, on immergea ces râteaux qui devaient racler le fond en tous sens.

Ce fut à cette besogne difficile que Benito et ses compagnons s’employèrent jusqu’au soir. Les ubas et les pirogues, manœuvrées à la pagaie, se promenèrent à la surface du fleuve dans tout le bassin que terminait en aval le barrage de Frias.

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Il y eut bien des instants d’émotion, pendant cette période des travaux, lorsque les herses, accrochées à quelque objet du fond, faisaient résistance. On les halait alors, mais, au lieu du corps si avidement recherché, elles ne ramenaient que quelques lourdes pierres ou des paquets d’herbages qu’elles arrachaient de la couche de sable.

Cependant personne ne songeait à abandonner l’exploration entreprise. Tous s’oubliaient pour cette œuvre de salut. Benito, Manoel, Araujo n’avaient point à exciter les Indiens ni à les encourager. Ces braves gens savaient qu’ils travaillaient pour le fazender d’Iquitos, pour l’homme qu’ils aimaient, pour le chef de cette grande famille, qui comprenait dans une même égalité les maîtres et les serviteurs!

Oui! s’il le fallait, sans songer à la fatigue, on passerait la nuit à sonder le fond de ce bassin. Ce que valait chaque minute perdue, tous ne le savaient que trop.

Et pourtant, un peu avant que le soleil eût disparu, Araujo, trouvant inutile de continuer cette opération dans l’obscurité, donna le signal de ralliement aux embarcations, et elles revinrent au confluent du rio Negro, de manière à regagner la jangada.

L’œuvre, si minutieusement et si intelligemment qu’elle eût été conduite, n’avait pas abouti!

Manoel et Fragoso, en revenant, n’osaient causer de cet insuccès devant Benito. Ne devaient-ils pas craindre que le découragement ne le poussât à quelque acte de désespoir!

Mais ni le courage, ni le sang-froid ne devaient plus abandonner ce jeune homme. Il était résolu à aller jusqu’au bout dans cette suprême lutte pour sauver l’honneur et la vie de son père, et ce fut lui qui interpella ses compagnons en disant:

«À demain! Nous recommencerons, et dans de meilleures conditions, si cela est possible!

– Oui, répondit Manoel, tu as raison, Benito. Il y a mieux à faire! Nous ne pouvons avoir la prétention d’avoir entièrement exploré ce bassin au bas des rives et sur toute l’étendue du fond!

– Non! nous ne le pouvons pas, répondit Araujo, et je maintiens ce que j’ai dit, c’est que le corps de Torrès est là, c’est qu’il est là, parce qu’il n’a pu être entraîné, parce qu’il n’a pu passer le barrage de Frias, parce qu’il faut plusieurs jours pour qu’il remonte à la surface et puisse être emporté en aval! Oui! il y est, et que jamais dame-jeanne de tafia ne s’approche de mes lèvres si je ne le retrouve pas!»

Cette affirmation, dans la bouche du pilote, avait une grande valeur, et elle était de nature à rendre l’espoir.

Cependant Benito, qui ne voulait plus se payer de mots et préférait voir les choses telles qu’elles étaient, crut devoir répondre:

«Oui, Araujo, le corps de Torrès est encore dans ce bassin, et nous le retrouverons, si…

– Si?… fit le pilote.

– S’il n’est pas devenu la proie des caïmans!»

Manoel et Fragoso attendaient, non sans émotion, la réponse qu’Araujo allait faire.

Le pilote se tut pendant quelques instants. On sentait qu’il voulait réfléchir avant de répondre.

«Monsieur Benito, dit-il enfin, je n’ai pas l’habitude de parler à la légère. Moi aussi j’ai eu la même pensée que vous, mais écoutez bien. Pendant ces dix heures de recherches qui viennent de s’écouler, avez-vous aperçu un seul caïman dans les eaux du fleuve?

– Pas un seul, répondit Fragoso.

– Si vous n’en avez pas vu, reprit le pilote, c’est qu’il n’y en a pas, et s’il n’y en a pas, c’est que ces animaux n’ont aucun intérêt à s’aventurer dans des eaux blanches, quand, à un quart de mille d’ici, se trouvent de larges étendues de ces eaux noires qu’ils recherchent de préférence! Lorsque la jangada a été attaquée par quelques-uns de ces animaux, c’est qu’en cet endroit il n’y avait aucun affluent de l’Amazone où ils pussent se réfugier. Ici, c’est tout autre chose. Allez sur le rio Negro, et là, vous trouverez des caïmans par vingtaines! Si le corps de Torrès était tombé dans cet affluent, peut-être n’y aurait-il plus aucun espoir de jamais le retrouver! Mais c’est dans l’Amazone qu’il s’est perdu, et l’Amazone nous le rendra!»

Benito, soulagé de cette crainte, prit la main du pilote, il la serra et se contenta de répondre:

«À demain! mes amis.»

Dix minutes plus tard, tout le monde était à bord de la jangada.

Pendant cette journée, Yaquita avait passé quelques heures près de son mari. Mais, avant de partir, lorsqu’elle ne vit plus ni le pilote, ni Manoel, ni Benito, ni les embarcations, elle comprit à quelles sortes de recherches on allait se livrer. Toutefois elle n’en voulut rien dire à Joam Dacosta, espérant que, le lendemain, elle pourrait lui en apprendre le succès.

Mais, dès que Benito eut mis le pied sur la jangada, elle comprit que ces recherches avaient échoué.

Cependant elle s’avança vers lui.

«Rien? dit-elle.

– Rien, répondit Benito, mais demain est à nous!»

Chacun des membres de la famille se retira dans sa chambre, et il ne fut plus question de ce qui s’était passé.

Manoel voulut obliger Benito à se coucher, afin de prendre au moins une ou deux heures de repos.

«À quoi bon? répondit Benito. Est-ce que je pourrais dormir!»

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