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Jules Verne

 

la jangada

 

Huit cent lieues sur l'Amazone

 

 

(Chapitre IX-XII)

 

 

82 dessinsde Leon Benett et deux cartes

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME partie

 

 

Chapitre IX

Secondes recherches.

 

e lendemain, 27 août, avant le lever du soleil, Benito prit Manoel à part et lui dit:

«Les recherches que nous avons faites hier ont été vaines. À recommencer aujourd’hui dans les mêmes conditions, nous ne serons peut-être pas plus heureux!

– Il le faut cependant, répondit Manoel.

– Oui, reprit Benito; mais, au cas où le corps de Torrès ne sera pas retrouvé, peux-tu me dire quel temps est nécessaire pour qu’il revienne à la surface du fleuve?

– Si Torrès, répondit Manoel, était tombé vivant dans l’eau, et non à la suite d’une mort violente, il faudrait compter de cinq à six jours. Mais, comme il n’a disparu qu’après avoir été frappé mortellement, peut-être deux ou trois jours suffiront-ils à le faire reparaître?»

Cette réponse de Manoel, qui est absolument juste, demande quelque explication.

Tout être humain qui tombe à l’eau, est apte à flotter, à la condition que l’équilibre puisse s’établir entre la densité de son corps et celle de la couche liquide. Il s’agit bien entendu d’une personne qui ne sait pas nager. Dans ces conditions, si elle se laisse submerger tout entière, en ne tenant que la bouche et le nez hors de l’eau, elle flottera. Mais, le plus généralement, il n’en est pas ainsi. Le premier mouvement d’un homme qui se noie est de chercher à tenir le plus de lui-même hors de l’eau; il redresse la tête, il lève les bras, et ces parties de son corps, n’étant plus supportées par le liquide, ne perdent pas la quantité de poids qu’elles perdraient si elles étaient complètement immergées. De là, un excès de pesanteur, et, finalement, une immersion complète. En effet, l’eau pénètre, par la bouche, dans les poumons, prend la place de l’air qui les remplissait, et le corps coule par le fond.

Dans le cas, au contraire, où l’homme qui tombe à l’eau est déjà mort, il est dans des conditions très différentes et plus favorables pour flotter, puisque les mouvements dont il est parlé plus haut lui sont interdits, et s’il s’enfonce, comme le liquide n’a pas pénétré aussi abondamment dans ses poumons, puisqu’il n’a pas cherché à respirer, il est plus apte à reparaître promptement.

Manoel avait donc raison d’établir une distinction entre le cas d’un homme encore vivant et le cas d’un homme déjà mort qui tombe à l’eau. Dans le premier cas, le retour à la surface est nécessairement plus long que dans le second.

Quant à la réapparition d’un corps, après une immersion plus on moins prolongée, elle est uniquement déterminée par la décomposition qui engendre des gaz, lesquels amènent la distension de ses tissus cellulaires; son volume s’augmente sans que son poids s’accroisse, et, moins pesant alors que l’eau qu’il déplace, il remonte et se retrouve dans les conditions voulues de flottabilité.

«Ainsi, reprit Manoel, bien que les circonstances soient favorables, puisque Torrès ne vivait plus lorsqu’il est tombé dans le fleuve, à moins que la décomposition ne soit modifiée par des circonstances que l’on ne peut prévoir, il ne peut reparaître avant trois jours.

– Nous n’avons pas trois jours à nous! répondit Benito. Nous ne pouvons attendre, tu le sais! Il faut donc procéder à de nouvelles recherches, mais autrement.

– Que prétends-tu faire? demanda Manoel.

– Plonger moi-même jusqu’au fond du fleuve, répondit Benito. Chercher de mes yeux, chercher de mes mains…

– Plonger cent fois, mille fois! s’écria Manoel. Soit! Je pense comme toi qu’il faut aujourd’hui procéder par une recherche directe, et ne plus agir en aveugle, avec des dragues ou des gaffes, qui ne travaillent que par tâtonnements! Je pense aussi que nous ne pouvons attendre même trois jours! Mais plonger, remonter, redescendre, tout cela ne donne que de courtes périodes d’exploration. Non! c’est insuffisant, ce serait inutile, et nous risquerions d’échouer une seconde fois!

– As-tu donc d’autre moyen à me proposer, Manoel? demanda Benito, qui dévorait son ami du regard.

– Écoute-moi. Il est une circonstance, pour ainsi dire providentielle, qui peut nous venir en aide!

– Parle donc! parle donc!

– Hier, en traversant Manao, j’ai vu que l’on travaillait à la réparation de l’un de ses quais, sur la rive du rio Negro. Or, ces travaux sous-marins se faisaient au moyen d’un scaphandre. Empruntons, louons, achetons à tout prix cet appareil, et il sera possible de reprendre nos recherches dans des conditions plus favorables!

– Préviens Araujo, Fragoso, nos hommes et partons! répondit immédiatement Benito.

Le pilote et le barbier furent mis au courant des résolutions prises, conformément au projet de Manoel. Il fut convenu que tous deux se rendraient avec les Indiens et les quatre embarcations au bassin de Frias, et qu’ils attendraient là les deux jeunes gens.

Manoel et Benito débarquèrent sans perdre un instant, et ils se rendirent au quai de Manao. Là, ils offrirent une telle somme à l’entrepreneur des travaux du quai, que celui-ci s’empressa de mettre son appareil à leur disposition pour toute la journée.

«Voulez-vous un de mes hommes, demanda-t-il, qui puisse vous aider?

– Donnez-nous votre contremaître et quelques-uns de ses camarades pour manœuvrer la pompe à air, répondit Manoel.

– Mais qui revêtira le scaphandre?

– Moi, répondit Benito.

– Benito, toi! s’écria Manoel.

– Je le veux!»

Il eût été inutile d’insister.

Une heure après, le radeau, portant la pompe et tous les instruments nécessaires à la manœuvre, avait dérivé jusqu’au bas de la berge où l’attendaient les embarcations.

On sait en quoi consiste cet appareil du scaphandre, qui permet de descendre sous les eaux, d’y rester un certain temps, sans que le fonctionnement des poumons soit gêné en aucune façon. Le plongeur revêt un imperméable vêtement de caoutchouc, dont les pieds sont terminés par des semelles de plomb, qui assurent la verticalité de sa position dans le milieu liquide. Au collet du vêtement, à la hauteur du cou, est adapté un collier de cuivre, sur lequel vient se visser une boule en métal, dont la paroi antérieure est formée d’une vitre. C’est dans cette boule qu’est enfermée la tête du plongeur, et elle peut s’y mouvoir à l’aise. À cette boule se rattachent deux tuyaux: l’un sert à la sortie de l’air expiré, qui est devenu impropre au jeu des poumons; l’autre est en communication avec une pompe manœuvrée sur le radeau, qui envoie un air nouveau pour les besoins de la respiration. Lorsque le plongeur doit travailler sur place, le radeau demeure immobile au-dessus de lui; lorsque le plongeur doit aller et venir sur le fond du lit, le radeau suit ses mouvements ou il suit ceux du radeau, suivant ce qui est convenu entre lui et l’équipe.

Ces scaphandres, très perfectionnés, offrent moins de danger qu’autrefois. L’homme, plongé dans le milieu liquide, se fait assez facilement à cet excès de pression qu’il supporte. Si, dans l’espèce, une éventualité redoutable eût été à craindre, elle aurait été due à la rencontre de quelque caïman dans les profondeurs du fleuve. Mais, ainsi que l’avait fait observer Araujo, pas un de ces amphibies n’avait été signalé la veille, et l’on sait qu’ils recherchent de préférence les eaux noires des affluents de l’Amazone. D’ailleurs, au cas d’un danger quelconque, le plongeur a toujours à sa disposition le cordon d’un timbre placé sur le radeau, et au moindre tintement, on peut le haler rapidement à la surface.

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Benito, toujours très calme, lorsque, sa résolution prise, il allait la mettre à exécution, revêtit le scaphandre; sa tête disparut dans la sphère métallique; sa main saisit une sorte d’épieu ferré, propre à fouiller les herbes ou les détritus accumulés dans le lit de ce bassin, et, sur un signe de lui, il fut affalé par le fond.

Les hommes du radeau, habitués à ce travail, commencèrent aussitôt à manœuvrer la pompe à air, pendant que quatre des Indiens de la jangada, sous les ordres d’Araujo, le poussaient lentement avec leurs longues gaffes dans la direction convenue.

Les deux pirogues, montées, l’une par Fragoso, l’autre par Manoel, plus deux pagayeurs, escortaient le radeau, et elles se tenaient prêtes à se porter rapidement en avant, en arrière, si Benito, retrouvant enfin le corps de Torrès, le ramenait à la surface de l’Amazone.

 

 

Chapitre X

Un coup de canon.

 

enito était donc descendu sous cette vaste nappe qui lui dérobait encore le cadavre de l’aventurier. Ah! s’il avait eu le pouvoir de les détourner, de les vaporiser, de les tarir, ces eaux du grand fleuve, s’il avait pu mettre à sec tout ce bassin de Frias, depuis le barrage d’aval jusqu’au confluent du rio Negro, déjà, sans doute, cet étui, caché dans les vêtements de Torrès, aurait été entre ses mains! L’innocence de son père eût été reconnue! Joam Dacosta, rendu à la liberté, aurait repris avec les siens la descente du fleuve, et que de terribles épreuves eussent pu être évitées!

Benito avait pris pied sur le fond. Ses lourdes semelles faisaient craquer le gravier du lit. Il se trouvait alors par dix à quinze pieds d’eau environ, à l’aplomb de la berge, qui était très accore, à l’endroit même où Torrès avait disparu.

Là se massait un inextricable lacis de roseaux, de souches et de plantes aquatiques, et certainement, pendant les recherches de la veille, aucune des gaffes n’avait pu en fouiller tout l’entrelacement. Il était donc possible que le corps, retenu dans ces broussailles sous-marines, fût encore à la place même où il était tombé.

En cet endroit, grâce au remous produit par l’allongement d’une des pointes de la rive, le courant était absolument nul. Benito obéissait donc uniquement aux mouvements du radeau que les gaffes des Indiens déplaçaient au-dessus de sa tête.

La lumière pénétrait assez profondément alors ces eaux claires, sur lesquelles un magnifique soleil, éclatant dans un ciel sans nuages, dardait presque normalement ses rayons. Dans les conditions ordinaires de visibilité sous une couche liquide, une profondeur de vingt pieds suffit pour que la vue soit extrêmement bornée; mais ici les eaux semblaient être comme imprégnées du fluide lumineux, et Benito pouvait descendre plus bas encore, sans que les ténèbres lui dérobassent le fond du fleuve.

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Le jeune homme suivit doucement la berge. Son bâton ferré en fouillait les herbes et les détritus accumulés à sa base. Des «volées» de poissons, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’échappaient comme des bandes d’oiseaux hors d’un épais buisson. On eût dit des milliers de morceaux d’un miroir brisé, qui frétillaient à travers les eaux. En même temps, quelques centaines de crustacés couraient sur le sable jaunâtre, semblables à de grosses fourmis chassées de leur fourmilière.

Cependant, bien que Benito ne laissât pas un seul point de la rive inexploré, l’objet de ses recherches lui faisait toujours défaut. Il observa alors que la déclivité du lit était assez prononcée, et il en conclut que le corps de Torrès avait pu rouler au-delà du remous, vers le milieu du fleuve. S’il en était ainsi, peut-être s’y trouverait-il encore, puisque le courant n’avait pu le saisir à une profondeur déjà grande et qui devait sensiblement s’accroître.

Benito résolut donc de porter ses investigations de ce côté, dès qu’il aurait achevé de sonder le fouillis des herbages. C’est pourquoi il continua de s’avancer dans cette direction, que le radeau allait suivre pendant un quart d’heure, selon ce qui avait été préalablement arrêté.

Le quart d’heure écoulé, Benito n’avait rien trouvé encore. Il sentit alors le besoin de remonter à la surface, afin de se retrouver dans des conditions physiologiques où il pût reprendre de nouvelles forces. En de certains endroits, où la profondeur du fleuve s’accusait davantage, il avait dû descendre jusqu’à trente pieds environ. Il avait donc eu à supporter une pression presque équivalente à celle d’une atmosphère, – cause de fatigue physique et de trouble moral pour qui n’est pas habitué à ce genre d’exercice.

Benito tira donc le cordon du timbre, et les hommes du radeau commencèrent à le haler; mais ils opéraient lentement, mettant une minute à le relever de deux on trois pieds, afin de ne point produire dans ses organes internes les funestes effets de la décompression.

Dès que le jeune homme eut pris pied sur le radeau, la sphère métallique du scaphandre lui fut enlevée, il respira longuement et s’assit, afin de prendre un peu de repos.

Les pirogues s’étaient aussitôt rapprochées. Manoel, Fragoso, Araujo étaient là, près de lui, attendant qu’il pût parler.

«Eh bien? demanda Manoel.

– Rien encore!… rien!

– Tu n’as aperçu aucune trace?

– Aucune.

– Veux-tu que je cherche à mon tour?

– Non, Manoel, répondit Benito, j’ai commencé… je sais où je veux aller… laisse-moi faire!»

Benito expliqua alors au pilote que son intention était bien de visiter la partie inférieure de la berge jusqu’au barrage de Frias, là où le relèvement du sol avait pu arrêter le corps de Torrès, surtout si ce corps, flottant entre deux eaux, avait subi, si peu que ce fût, l’action du courant; mais, auparavant, il voulait s’écarter latéralement de la berge et explorer avec soin cette sorte de dépression, formée par la déclivité du lit, jusqu’au fond de laquelle les gaffes n’avaient pu évidemment pénétrer.

Araujo approuva ce projet et se disposa à prendre des mesures en conséquence.

Manoel crut devoir alors donner quelques conseils à Benito.

«Puisque tu veux poursuivre tes recherches de ce côté, dit-il, le radeau va obliquer vers cette direction, mais sois prudent, Benito. Il s’agit d’aller plus profondément que tu ne l’as fait, peut-être à cinquante ou soixante pieds, et là, tu auras à supporter une pression de deux atmosphères. Ne t’aventure donc qu’avec une extrême lenteur, ou la présence d’esprit pourrait t’abandonner. Tu ne saurais plus où tu es, ni ce que tu es allé faire. Si ta tête se serre comme dans un étau, si tes oreilles bourdonnent avec continuité, n’hésite pas à donner le signal, et nous te remonterons à la surface. Puis, tu recommenceras, s’il le faut, mais, du moins, tu seras quelque peu habitué à te mouvoir dans ces profondes couches du fleuve.»

Benito promit à Manoel de tenir compte de ses recommandations, dont il comprenait l’importance. Il était frappé surtout de ce que la présence d’esprit pouvait lui manquer, au moment où elle lui serait peut-être le plus nécessaire.

Benito serra la main de Manoel; la sphère du scaphandre fut de nouveau vissée à son cou, puis la pompe recommença à fonctionner, et le plongeur eut bientôt disparu sous les eaux.

Le radeau s’était alors écarté d’une quarantaine de pieds de la rive gauche; mais, à mesure qu’il s’avançait vers le milieu du fleuve, comme le courant pouvait le faire dériver plus vite qu’il n’aurait fallu, les ubas s’y amarrèrent, et les pagayeurs le soutinrent contre la dérive, de manière à ne le laisser se déplacer qu’avec une extrême lenteur.

Benito fut descendu très doucement et retrouva le sol ferme. Lorsque ses semelles foulèrent le sable du lit, on put juger, à la longueur de la corde de halage, qu’il se trouvait par une profondeur de soixante-cinq à soixante-dix pieds. Il y avait donc là une excavation considérable, creusée bien au-dessous du niveau normal.

Le milieu liquide était plus obscur alors, mais la limpidité de ces eaux transparentes laissait pénétrer encore assez de lumière pour que Benito pût distinguer suffisamment les objets épars sur le fond du fleuve et se diriger avec quelque sûreté. D’ailleurs le sable, semé de mica, semblait former une sorte de réflecteur, et l’on aurait pu en compter les grains, qui miroitaient comme une poussière lumineuse.

Benito allait, regardait, sondait les moindres cavités avec son épieu. Il continuait à s’enfoncer lentement. On lui filait de la corde à la demande, et comme les tuyaux qui servaient à l’aspiration et à l’expiration de l’air n’étaient jamais raidis, le fonctionnement de la pompe s’opérait dans de bonnes conditions.

Benito s’écarta ainsi, de manière à atteindre le milieu du lit de l’Amazone, là où se trouvait la plus forte dépression.

Quelquefois une profonde obscurité s’épaississait autour de lui, et il ne pouvait plus rien voir alors, même dans un rayon très restreint. Phénomène purement passager: c’était le radeau qui, se déplaçant au-dessus de sa tête, interceptait complètement les rayons solaires et faisait la nuit à la place du jour. Mais, un instant après, la grande ombre s’était dissipée et la réflexion du sable reprenait toute sa valeur.

Benito descendait toujours. Il le sentait surtout à l’accroissement de la pression qu’imposait à son corps la masse liquide. Sa respiration était moins facile, la rétractabilité de ses organes ne s’opérait plus, à sa volonté, avec autant d’aisance que dans un milieu atmosphérique convenablement équilibré. Dans ces conditions, il se trouvait sous l’action d’effets physiologiques dont il n’avait pas l’habitude. Le bourdonnement s’accentuait dans ses oreilles; mais, comme sa pensée était toujours lucide, comme il sentait le raisonnement se faire dans son cerveau avec une netteté parfaite, – même un peu extranaturelle –, il ne voulut point donner le signal de halage et continua à descendre plus profondément.

Un instant, dans la pénombre où il se trouvait, une masse confuse attira son attention. Cela lui paraissait avoir la forme d’un corps engagé sous un paquet d’herbes aquatiques.

Une vive émotion le prit. Il s’avança dans cette direction. De son bâton il remua cette masse.

Ce n’était que le cadavre d’un énorme caïman, déjà réduit à l’état de squelette, et que le courant du rio Negro avait entraîné jusque dans le lit de l’Amazone.

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Benito recula, et, en dépit des assertions du pilote, la pensée lui vint que quelque caïman vivant pourrait bien s’être engagé dans les profondes couches du bassin de Frias!…

Mais il repoussa cette idée et continua sa marche, de manière à atteindre le fond même de la dépression.

Il devait être alors parvenu à une profondeur de quatre-vingt-dix à cent pieds, et, conséquemment, il était soumis à une pression de trois atmosphères. Si donc cette cavité s’accusait encore davantage, il serait bientôt obligé d’arrêter ses recherches.

Les expériences ont démontré en effet que, dans les profondeurs inférieures à cent vingt on cent trente pieds, se trouve l’extrême limite qu’il est dangereux de franchir en excursion sous-marine: non seulement l’organisme humain ne se prête pas à fonctionner convenablement sous de telles pressions, mais les appareils ne fournissent plus l’air respirable avec une régularité suffisante.

Et cependant Benito était résolu à aller tant que la force morale et l’énergie physique ne lui feraient pas défaut. Par un inexplicable pressentiment, il se sentait attiré vers cet abîme; il lui semblait que le corps avait dû rouler jusqu’au fond de cette cavité, que peut-être Torrès, s’il était chargé d’objets pesants, tels qu’une ceinture contenant de l’argent, de l’or ou des armes, avait pu se maintenir à ces grandes profondeurs.

Tout d’un coup, dans une sombre excavation, il aperçut un cadavre! oui! un cadavre, habillé encore, étendu comme eût été un homme endormi, les bras repliés sous la tête!

Était-ce Torrès? Dans l’obscurité, très opaque alors, il était malaisé de le reconnaître; mais c’était bien un corps humain qui gisait là, à moins de dix pas, dans une immobilité absolue!

Une poignante émotion saisit Benito. Son cœur cessa de battre un instant. Il crut qu’il allait perdre connaissance. Un suprême effort de volonté le remit. Il marcha vers le cadavre.

Soudain une secousse, aussi violente qu’inattendue, fit vibrer tout son être! Une longue lanière lui cinglait le corps, et, malgré l’épais vêtement du scaphandre, il se sentit fouetté à coups redoublés.

«Un gymnote!» se dit-il.

Ce fut le seul mot qui put s’échapper de ses lèvres.

Et en effet, c’était un «puraqué», nom que les Brésiliens donnent au gymnote ou couleuvre électrique, qui venait de s’élancer sur lui.

Personne n’ignore ce que sont ces sortes d’anguilles à peau noirâtre et gluante, munies le long du dos et de la queue d’un appareil qui, composé de lames jointes par de petites lamelles verticales, est actionné par des nerfs d’une très grande puissance. Cet appareil, doué de singulières propriétés électriques, est apte à produire des commotions redoutables. De ces gymnotes, les uns ont à peine la taille d’une couleuvre, les autres mesurent jusqu’à dix pieds de longueur; d’autres, plus rares, en dépassent quinze et vingt sur une largeur de huit à dix pouces.

Les gymnotes sont assez nombreux, aussi bien dans l’Amazone que dans ses affluents, et c’était une de ces «bobines» vivantes, longue de dix pieds environ, qui, après s’être détendue comme un arc, venait de se précipiter sur le plongeur.

Benito comprit tout ce qu’il avait à craindre de l’attaque de ce redoutable animal. Son vêtement était impuissant à le protéger. Les décharges du gymnote, d’abord peu fortes, devinrent de plus en plus violentes, et il allait en être ainsi jusqu’au moment où, épuisé par la dépense du fluide, il serait réduit à l’impuissance.

Benito, ne pouvant résister à de telles commotions, était tombé à demi sur le sable. Ses membres se paralysaient peu à peu sous les effluences électriques du gymnote, qui se frottait lentement sur son corps et l’enlaçait de ses replis. Ses bras mêmes ne pouvaient plus se soulever. Bientôt son bâton lui échappa, et sa main n’eut pas la force de saisir le cordon du timbre pour donner le signal.

Benito se sentit perdu. Ni Manoel ni ses compagnons ne pouvaient imaginer quel horrible combat se livrait au-dessous d’eux entre un redoutable puraqué et le malheureux plongeur, qui ne se débattait plus qu’à peine, sans pouvoir se défendre.

Et cela, au moment où un corps – le corps de Torrès sans doute! – venait de lui apparaître!

Par un suprême instinct de conservation, Benito voulait appeler!… Sa voix expirait dans cette boîte métallique, qui ne pouvait laisser échapper aucun son!

En ce moment, le puraqué redoubla ses attaques; il lançait des décharges qui faisaient tressauter Benito sur le sable comme les tronçons d’un ver coupé, et dont les muscles se tordaient sous le fouet de l’animal.

Benito sentit la pensée l’abandonner tout à fait. Ses yeux s’obscurcirent peu à peu, ses membres se raidirent!…

Mais, avant d’avoir perdu la puissance de voir, la puissance de raisonner, un phénomène inattendu, inexplicable, étrange, se produisit devant ses regards.

Une détonation sourde venait de se propager à travers les couches liquides. Ce fut comme un coup de tonnerre, dont les roulements coururent dans les couches sous-marines, troublées par les secousses du gymnote. Benito se sentit baigné en une sorte de bruit formidable, qui trouvait un écho jusque dans les dernières profondeurs du fleuve.

Et, tout d’un coup, un cri suprême lui échappa!… C’est qu’une effrayante vision spectrale apparaissait à ses yeux.

Le corps du noyé, jusqu’alors étendu sur le sol, venait de se redresser!… Les ondulations des eaux remuaient ses bras, comme s’il les eût agités dans une vie singulière!… Des soubresauts convulsifs rendaient le mouvement à ce cadavre terrifiant!

C’était bien celui de Torrès! Un rayon de soleil avait percé jusqu’à ce corps à travers la masse liquide, et Benito reconnut la figure bouffie et verdâtre du misérable, frappé de sa main, dont le dernier soupir s’était étouffé sous ces eaux!

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Et pendant que Benito ne pouvait plus imprimer un seul mouvement à ses membres paralysés, tandis que ses lourdes semelles le retenaient comme s’il eût été cloué au lit de sable, le cadavre se redressa, sa tête s’agita de haut en bas, et, se dégageant du trou dans lequel il était retenu par un fouillis d’herbes aquatiques, il s’enleva tout droit, effrayant à voir, jusque dans les hautes nappes de l’Amazone!

 

 

Chapitre XI

Ce qui est dans l’étui.

 

ue s’était-il passé? Un phénomène purement physique, dont voici l’explication.

La canonnière de l’État Santa-Ana, à destination de Manao, qui remontait le cours de l’Amazone, venait de franchir la passe de Frias. Un peu avant d’arriver à l’embouchure du rio Negro, elle avait hissé ses couleurs et salué d’un coup de canon le pavillon brésilien. À cette détonation, un effet de vibration s’était produit à la surface des eaux, et ces vibrations, se propageant jusqu’au fond du fleuve, avaient suffi à relever le corps de Torrès, déjà allégé par un commencement de décomposition, en facilitant la distension de son système cellulaire. Le corps du noyé venait de remonter tout naturellement à la surface de l’Amazone.

Ce phénomène, bien connu, expliquait la réapparition du cadavre, mais, il faut en convenir, il y avait eu coïncidence heureuse dans cette arrivée de la Santa-Ana sur le théâtre des recherches.

À un cri de Manoel, répété par tous ses compagnons, l’une des pirogues s’était dirigée immédiatement vers le corps, pendant que l’on ramenait le plongeur au radeau.

Mais, en même temps, quelle fut l’indescriptible émotion de Manoel, lorsque Benito, halé jusqu’à la plate-forme, y fut déposé dans un état de complète inertie, et sans que la vie se trahît encore en lui par un seul mouvement extérieur.

N’était-ce pas un second cadavre que venaient de rendre là les eaux de l’Amazone?

Le plongeur fut, aussi rapidement que possible, dépouillé de son vêtement de scaphandre.

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Benito avait entièrement perdu connaissance sous la violence des décharges du gymnote.

Manoel, éperdu, l’appelant, lui insufflant sa propre respiration, chercha à retrouver les battements de son cœur.

«Il bat! il bat!» s’écria-t-il.

Oui! le cœur de Benito battait encore, et, en quelques minutes, les soins de Manoel l’eurent rappelé à la vie.

«Le corps! le corps!»

Tels furent les premiers mots, les seuls qui s’échappèrent de la bouche de Benito.

«Le voilà! répondit Fragoso, en montrant la pirogue qui revenait au radeau avec le cadavre de Torrès.

– Mais toi, Benito, que t’est-il arrivé? demanda Manoel. Est-ce le manque d’air?…

– Non! dit Benito. Un puraqué qui s’est jeté sur moi!… Mais ce bruit?… cette détonation?…

– Un coup de canon! répondit Manoel. C’est un coup de canon qui a ramené le cadavre à la surface du fleuve!»

En ce moment, la pirogue venait d’accoster le radeau. Le corps de Torrès, recueilli par les Indiens, reposait au fond. Son séjour dans l’eau ne l’avait pas encore défiguré. Il était facilement reconnaissable. À cet égard, pas de doute possible.

Fragoso, agenouillé dans la pirogue, avait déjà commencé à déchirer les vêtements du noyé, qui s’en allaient en lambeaux.

En cet instant, le bras droit de Torrès, mis à nu, attira l’attention de Fragoso. En effet, sur ce bras apparaissait distinctement la cicatrice d’une ancienne blessure, qui avait dû être produite par un coup de couteau.

«Cette cicatrice! s’écria Fragoso. Mais… c’est bien cela!… Je me rappelle maintenant…

– Quoi? demanda Manoel.

– Une querelle!… oui! une querelle dont j’ai été témoin dans la province de la Madeira… il y a trois ans! Comment ai-je pu l’oublier!… Ce Torrès appartenait alors à la milice des capitaines des bois! Ah! je savais bien que je l’avais déjà vu, ce misérable!

– Que nous importe à présent! s’écria Benito. L’étui! l’étui!… L’a-t-il encore?»

Et Benito allait déchirer les derniers vêtements du cadavre pour les fouiller…

Manoel l’arrêta.

«Un instant, Benito», dit-il.

Puis, se retournant vers les hommes du radeau qui n’appartenaient pas au personnel de la jangada, et dont le témoignage ne pourrait être suspecté plus tard:

«Prenez acte, mes amis, leur dit-il, de tout ce que nous faisons ici, afin que vous puissiez redire devant les magistrats comment les choses se sont passées.»

Les hommes s’approchèrent de la pirogue.

Fragoso déroula alors la ceinture qui étreignait le corps de Torrès sous le poncho déchiré, et tâtant la poche de la vareuse:

«L’étui!» s’écria-t-il.

Un cri de joie échappa à Benito. Il allait saisir l’étui pour l’ouvrir, pour vérifier ce qu’il contenait…

«Non, dit encore Manoel, que son sang-froid n’abandonnait pas. Il ne faut pas qu’il y ait de doute possible dans l’esprit des magistrats! Il convient que des témoins désintéressés puissent affirmer que cet étui se trouvait bien sur le corps de Torrès!

– Tu as raison, répondit Benito.

– Mon ami, reprit Manoel en s’adressant au contremaître du radeau, fouillez vous-même dans la poche de cette vareuse.»

Le contremaître obéit. Il retira un étui de métal, dont le couvercle était hermétiquement vissé et qui ne semblait pas avoir souffert de son séjour dans l’eau.

«Le papier… le papier est-il encore dedans? s’écria Benito, qui ne pouvait se contenir.

– C’est au magistrat d’ouvrir cet étui! répondit Manoel. À lui seul appartient de vérifier s’il s’y trouve un document!

– Oui… oui… tu as encore raison, Manoel! répondit Benito. À Manao! mes amis, à Manao!»

Benito, Manoel, Fragoso et le contremaître qui tenait l’étui s’embarquèrent aussitôt dans l’une des pirogues, et ils allaient s’éloigner, lorsque Fragoso de dire:

«Et le corps de Torrès?

La pirogue s’arrêta.

En effet, les Indiens avaient déjà rejeté à l’eau le cadavre de l’aventurier, qui dérivait à la surface du fleuve.

«Torrès n’était qu’un misérable, dit Benito. Si j’ai loyalement risqué ma vie contre la sienne, Dieu l’a frappé par ma main, mais il ne faut pas que son corps reste sans sépulture!»

Ordre fut donc donné à la seconde pirogue d’aller rechercher le cadavre de Torrès, afin de le transporter sur la rive où il serait enterré.

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Mais, en ce moment, une bande d’oiseaux de proie, qui planait au-dessus du fleuve, se précipita sur ce corps flottant. C’étaient de ces urubus, sortes de petits vautours, au cou pelé, aux longues pattes, noirs comme des corbeaux, appelés «gallinazos» dans l’Amérique du Sud, et qui sont d’une voracité sans pareille. Le corps, déchiqueté par leur bec, laissa fuir les gaz qui le gonflaient; sa densité s’accroissant, il s’enfonça peu à peu, et, pour la dernière fois, ce qui restait de Torrès disparut sous les eaux de l’Amazone.

Dix minutes après, la pirogue, rapidement conduite, arrivait au port de Manao. Benito et ses compagnons mirent pied à terre et s’élancèrent à travers les rues de la ville.

En quelques instants, ils étaient arrivés à la demeure du juge Jarriquez, et ils lui faisaient demander par l’un de ses serviteurs de vouloir bien les recevoir immédiatement.

Le magistrat donna ordre de les introduire dans son cabinet.

Là, Manoel fit le récit de tout ce qui s’était passé, depuis le moment où Torrès avait été mortellement frappé par Benito dans une rencontre loyale, jusqu’au moment où l’étui avait été retrouvé sur son cadavre et pris dans la poche de sa vareuse par le contremaître.

Bien que ce récit fût de nature à corroborer tout ce que lui avait dit Joam Dacosta au sujet de Torrès et du marché que celui-ci lui avait offert, le juge Jarriquez ne put retenir un sourire d’incrédulité.

«Voici l’étui, monsieur, dit Manoel. Pas un seul instant il n’a été entre nos mains, et l’homme qui vous le présente est celui-là même qui l’a trouvé sur le corps de Torrès!»

Le magistrat saisit l’étui, il l’examina avec soin, le tournant et le retournant comme il eût fait d’un objet précieux. Puis il l’agita, et quelques pièces, qui se trouvaient à l’intérieur, rendirent un son métallique.

Cet étui ne contenait-il donc pas le document tant cherché, ce papier écrit de la main du véritable auteur du crime, et que Torrès avait voulu vendre à un prix indigne à Joam Dacosta? Cette preuve matérielle de l’innocence du condamné était-elle irrémédiablement perdue?

On devine aisément à quelle violente émotion étaient en proie les spectateurs de cette scène. Benito pouvait à peine proférer une parole, il sentait son cœur prêt à se briser.

«Ouvrez donc, monsieur, ouvrez donc cet étui!» s’écria-t-il enfin d’une voix brisée.

Le juge Jarriquez commença à dévisser le couvercle; puis, quand ce couvercle eut été enlevé, il renversa l’étui d’où s’échappèrent, en roulant sur la table, quelques pièces d’or.

«Mais le papier!… le papier!…» s’écria encore une fois Benito, qui se retenait à la table pour ne pas tomber.

Le magistrat introduisit ses doigts dans l’étui, et en retira, non sans quelque difficulté, un papier jauni, plié avec soin, et que l’eau paraissait avoir respecté.

«Le document! c’est le document! s’écria Fragoso. Oui! c’est bien là le papier que j’ai vu entre les mains de Torrès!»

Le juge Jarriquez déploya ce papier, il y jeta les yeux, puis il le retourna de manière à en examiner le recto et le verso, qui étaient couverts d’une assez grosse écriture.

«Un document, en effet, dit-il. Il n’y a pas à en douter. C’est bien un document!

– Oui, répondit Benito, et ce document, c’est celui qui atteste l’innocence de mon père!

– Je n’en sais rien, répondit le juge Jarriquez, et je crains que ce ne soit peut-être difficile à savoir!

– Pourquoi?… s’écria Benito, qui devint pâle comme un mort.

– Parce que ce document est écrit dans un langage cryptologique, répondit le juge Jarriquez, et que ce langage…

– Eh bien?

– Nous n’en avons pas la clef!

 

 

Chapitre XII

Le document.

 

’était là, en effet, une très grave éventualité, que ni Joam Dacosta ni les siens n’avaient pu prévoir. En effet, – ceux qui n’ont pas perdu le souvenir de la première scène de cette histoire le savent –, le document était écrit sous une forme indéchiffrable, empruntée à l’un des nombreux systèmes en usage dans la cryptologie.

Mais lequel?

C’est à le découvrir que toute l’ingéniosité dont peut faire preuve un cerveau humain allait être employée.

Avant de congédier Benito et ses compagnons, le juge Jarriquez fit faire une copie exacte du document dont il voulait garder l’original, et il remit cette copie dûment collationnée aux deux jeunes gens, afin qu’ils puissent la communiquer au prisonnier.

Puis, rendez-vous pris pour le lendemain, ceux-ci se retirèrent, et, ne voulant pas tarder d’un instant à revoir Joam Dacosta, ils se rendirent aussitôt à la prison.

Là, dans une rapide entrevue qu’ils eurent avec le prisonnier, ils lui firent connaître tout ce qui s’était passé.

Joam Dacosta prit le document, l’examina avec attention. Puis, secouant la tête, il le rendit à son fils.

«Peut-être, dit-il, y a-t-il dans cet écrit la preuve que je n’ai jamais pu produire! Mais si cette preuve m’échappe, si toute l’honnêteté de ma vie passée ne plaide pas pour moi, je n’ai plus rien à attendre de la justice des hommes, et mon sort est entre les mains de Dieu!»

Tous le sentaient bien! Si ce document demeurait indéchiffrable, la situation du condamné était au pire!

«Nous trouverons, mon père! s’écria Benito. Il n’y a pas de document de cette espèce qui puisse résister à l’examen! Ayez confiance… oui! confiance! Le ciel nous a, miraculeusement pour ainsi dire, rendu ce document qui vous justifie, et, après avoir guidé notre main pour le retrouver, il ne se refusera pas à guider notre esprit pour le lire!»

Joam Dacosta serra la main de Benito et de Manoel; puis les trois jeunes gens, très émus, se retirèrent pour retourner directement à la jangada, où Yaquita les attendait.

Là, Yaquita fut aussitôt mise au courant des nouveaux incidents qui s’étaient produits depuis la veille, la réapparition du corps de Torrès, la découverte du document et l’étrange forme sous laquelle le vrai coupable de l’attentat, le compagnon de l’aventurier, avait cru devoir l’écrire, sans doute pour qu’il ne le compromît pas, au cas où il serait tombé entre des mains étrangères.

Naturellement Lina fut également instruite de cette inattendue complication et de la découverte qu’avait faite Fragoso, que Torrès était un ancien capitaine des bois, appartenant à cette milice qui opérait aux environs des bouches de la Madeira.

«Mais dans quelles circonstances l’avez-vous donc rencontré? demanda la jeune mulâtresse.

– C’était pendant une de mes courses à travers la province des Amazones, répondit Fragoso, lorsque j’allais de village en village pour exercer mon métier.

– Et cette cicatrice?…

– Voici ce qui s’était passé: Un jour, j’arrivais à la mission des Aranas, au moment où ce Torrès, que je n’avais jamais vu, s’était pris de querelle avec un de ses camarades, – du vilain monde que tout cela! – et ladite querelle se termina par un coup de couteau, qui traversa le bras du capitaine des bois. Or, c’est moi qui fus chargé de le panser, faute de médecin, et voilà comment j’ai fait sa connaissance!

– Qu’importe, après tout, répliqua la jeune fille, que l’on sache ce qu’a été Torrès! Ce n’est pas lui l’auteur du crime, et cela n’avancera pas beaucoup les choses!

– Non, sans doute, répondit Fragoso, mais on finira bien par lire ce document, que diable! et l’innocence de Joam Dacosta éclatera alors aux yeux de tous!»

C’était aussi l’espoir de Yaquita, de Benito, de Manoel, de Minha. Aussi tous trois, enfermés dans la salle commune de l’habitation, passèrent-ils de longues heures à essayer de déchiffrer cette notice.

Mais si c’était leur espoir, – il importe d’insister sur ce point –, c’était aussi, à tout le moins, celui du juge Jarriquez.

Après avoir rédigé le rapport qui, à la suite de son interrogatoire, établissait l’identité de Joam Dacosta, le magistrat avait expédié ce rapport à la chancellerie, et il avait lieu de penser qu’il en avait fini, pour son compte, avec cette affaire. Il ne devait pas en être ainsi.

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En effet, il faut dire que, depuis la découverte du document, le juge Jarriquez se trouvait tout à coup transporté dans sa spécialité. Lui, le chercheur de combinaisons numériques, le résolveur de problèmes amusants, le déchiffreur de charades, rébus, logogryphes et autres, il était évidemment là dans son véritable élément.

Or, à la pensée que ce document renfermait peut-être la justification de Joam Dacosta, il sentit se réveiller tous ses instincts d’analyste. Voilà donc qu’il avait devant les yeux un cryptogramme! Aussi ne pensa-t-il plus qu’à en chercher le sens. Il n’aurait pas fallu le connaître pour douter qu’il y travaillerait jusqu’à en perdre le manger et le boire.

Après le départ des jeunes gens, le juge Jarriquez s’était installé dans son cabinet. Sa porte, défendue à tous, lui assurait quelques heures de parfaite solitude. Ses lunettes étaient sur son nez, sa tabatière sur sa table. Il prit une bonne prise, afin de mieux développer les finesses et sagacités de son cerveau, il saisit le document, et s’absorba dans une méditation qui devait bientôt se matérialiser sous la forme du monologue. Le digne magistrat était un de ces hommes en dehors, qui pensent plus volontiers tout haut que tout bas.

«Procédons avec méthode, se dit-il. Sans méthode, pas de logique. Sans logique, pas de succès possible.»

Puis, prenant le document, il le parcourut, sans y rien comprendre, d’un bout à l’autre.

Ce document comprenait une centaine de lignes, qui étaient divisées en six paragraphes.

«Hum! fit le juge Jarriquez, après avoir réfléchi, vouloir m’exercer sur chaque paragraphe, l’un après l’autre, ce serait perdre inutilement un temps précieux. Il faut choisir, au contraire, un seul de ces alinéas, et choisir celui qui doit présenter le plus d’intérêt. Or, lequel se trouve dans ces conditions, si ce n’est le dernier, où doit nécessairement se résumer le récit de toute l’affaire? Des noms propres peuvent me mettre sur la voie, entre autres celui de Joam Dacosta, et, s’il est quelque part dans ce document, il ne peut évidemment manquer au dernier paragraphe.»

Le raisonnement du magistrat était logique. Très certainement il avait raison de vouloir d’abord exercer toutes les ressources de son esprit de cryptologue sur le dernier paragraphe.

Le voici, ce paragraphe, – car il est nécessaire de le remettre sous les yeux du lecteur, afin de montrer comment un analyste allait employer ses facultés à la découverte de la vérité.

«Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkfndrxujugiocytdxvk
sbxhhuypohdvyrymhuhpuydkjoxphetozsletnpmvffovp
dpajxhyynojyggaymeqynfuqlnmvlyfgsuzmqiztlbqgyug
sqeubvnrcredgruzblrmxyuhqhpzdrrgcrohepqxufivvrp
lphonthvddqfhqsntzhhhnfepmqkyuuexktogzgkyuumfv
ijdqdpzjqsykrplxhxqrymvklohhhotozvdksppsuvjhd.»

 

Tout d’abord, le juge Jarriquez observa que les lignes du document n’avaient été divisées ni par mots, ni même par phrases, et que la ponctuation y manquait. Cette circonstance ne pouvait qu’en rendre la lecture beaucoup plus difficile.

«Voyons, cependant, se dit-il, si quelque assemblage de lettres semble former des mots, – j’entends de ces mots dont le nombre des consonnes par rapport aux voyelles permet la prononciation!… Et d’abord, au début, je vois le mot phy… plus loin, le mot gas… Tiens!… ujugi… Ne dirait-on pas le nom de cette ville africaine sur les bords du Tanganaika? Que vient faire cette cité dans tout cela?… Plus loin, voilà le mot ypo. Est-ce donc du grec? Ensuite, c’est rympuyjorphetozjuggaysuzgruz… Et, auparavant, redlet… Bon! voilà deux mots anglais!… Puis, ohesyk… Allons! encore une fois le mot rym… puis, le mot oto!…»

Le juge Jarriquez laissa retomber la notice, et se prit à réfléchir pendant quelques instants.

«Tous les mots que je remarque dans cette lecture sommairement faite sont bizarres! se dit-il. En vérité, rien n’indique leur provenance! Les uns ont un air grec, les autres un aspect hollandais, ceux-ci une tournure anglaise, ceux-là n’ont aucun air, – sans compter qu’il y a des séries de consonnes qui échappent à toute prononciation humaine! Décidément il ne sera pas facile d’établir la clef de ce cryptogramme!»

Les doigts du magistrat commencèrent à battre sur son bureau une sorte de diane, comme s’il eût voulu réveiller ses facultés endormies.

«Voyons donc d’abord, dit-il, combien il se trouve de lettres dans ce paragraphe.

Il compta, le crayon à la main.

«Deux cent soixante-seize! dit-il. Eh bien, il s’agit de déterminer maintenant dans quelle proportion ces diverses lettres se trouvent assemblées les unes par rapport aux autres.»

Ce compte fut un peu plus long à établir. Le juge Jarriquez avait repris le document; puis, son crayon à la main, il notait successivement chaque lettre suivant l’ordre alphabétique. Un quart d’heure après, il avait obtenu le tableau suivant:

                 a                 =                 3             fois.

                 b                 =                 4                

                  c                 =                 3                

                 d                 =                16                

                  e                 =                 9                

                  f                 =                10                

                 g                 =                13                

                 h                 =                23                

                  i                 =                 4                

                  j                 =                 8                

                 k                 =                 9                

                  l                 =                 9                

                 m                 =                 9                

                 n                 =                 9                

                 o                 =                12                

                 p                 =                16                

                 q                 =                16                

                  r                 =                12                

                  s                 =                10                

                  t                 =                 8                

                 u                 =                17                

                 v                 =                13                

                 x                 =                12                

                  y                 =                19                

                  z                 =                12                

 

TOTAL…. 276 fois.

«Ah! ah! fit le juge Jarriquez, une première observation me frappe: c’est que, rien que dans ce paragraphe, toutes les lettres de l’alphabet ont été employées! C’est assez étrange! En effet, que l’on prenne, au hasard, dans un livre, ce qu’il faut de lignes pour contenir deux cent soixante-seize lettres, et ce sera bien rare si chacun des signes de l’alphabet y figure! Après tout, ce peut être un simple effet du hasard.»

Puis, passant à un autre ordre d’idées:

«Une question plus importante, se dit-il, c’est de voir si les voyelles sont aux consonnes dans la proportion normale.»

Le magistrat reprit son crayon, fit le décompte des voyelles et obtint le calcul suivant:

                 a                 =                 3             fois.

                  e                 =                 9                

                  i                 =                 4                

                 o                 =                12                

                 u                 =                17                

                  y                 =                19                

 

TOTAL…. 64 voyelles.

«Ainsi, dit-il, il y a dans cet alinéa, soustraction faite, soixante-quatre voyelles contre deux cent douze consonnes! Eh bien! mais c’est la proportion normale, c’est-à-dire un cinquième environ, comme dans l’alphabet, où on compte six voyelles sur vingt-cinq lettres. Il est donc possible que ce document ait été écrit dans la langue de notre pays, mais que la signification de chaque lettre ait été seulement changée. Or, si elle a été modifiée régulièrement, si un b a toujours été représenté par un l, par exemple, un o par un v, un g par un k, un u par un r, etc., je veux perdre ma place de juge à Manao, si je n’arrive pas à lire ce document! Eh! qu’ai-je donc à faire, si ce n’est à procéder suivant la méthode de ce grand génie analytique, qui s’est nommé Edgard Poë!»

Le juge Jarriquez, en parlant ainsi, faisait allusion à une nouvelle du célèbre romancier américain, qui est un chef-d’œuvre. Qui n’a pas lu le Scarabée d’or?

Dans cette nouvelle, un cryptogramme, composé à la fois de chiffres, de lettres, de signes algébriques, d’astérisques, de points et virgules, est soumis à une méthode véritablement mathématique, et il parvient à être déchiffré dans des conditions extraordinaires, que les admirateurs de cet étrange esprit ne peuvent avoir oubliées.

Il est vrai, de la lecture du document américain ne dépend que la découverte d’un trésor, tandis qu’ici il s’agissait de la vie et de l’honneur d’un homme! Cette question d’en deviner le chiffre devait donc être bien autrement intéressante.

Le magistrat, qui avait souvent lu et relu «son» Scarabée d’or, connaissait bien les procédés d’analyse minutieusement employés par Edgard Poë, et il résolut de s’en servir dans cette occasion. En les utilisant, il était certain, comme il l’avait dit, que si la valeur ou la signification de chaque lettre demeurait constante, il arriverait, dans un temps plus ou moins long, à lire le document relatif à Joam Dacosta.

«Qu’a fait Edgard Poë? se répétait-il. Avant tout, il a commencé par rechercher quel était le signe, – ici il n’y a que des lettres –, disons donc la lettre, qui est reproduite le plus souvent dans le cryptogramme. Or, je vois, en l’espèce, que c’est la lettre h, puisqu’on l’y rencontre vingt-trois fois. Rien que cette proportion énorme suffit pour faire comprendre a priori que h ne signifie pas h, mais, au contraire, que h doit représenter la lettre qui se rencontre le plus fréquemment dans notre langue, puisque je dois supposer que le document est écrit en portugais. En anglais, en français, ce serait e, sans doute; en italien ce serait i ou a; en portugais ce serai a ou o. Ainsi donc, admettons, sauf modification ultérieure, que h signifie a ou o

Cela fait, le juge Jarriquez, rechercha quelle était la lettre qui, après l’h, figurait le plus grand nombre de fois dans la notice. Il fut amené ainsi à former le tableau suivant:

 

  h                 =               23             fois.

  y                 =               19                

  u                 =               17                

d p q            =               16                

g v               =               13                

o r x z          =               12                

f s                =               10                

e k l n p       =                 9                

j t                =                 8                

b i                =                 4                

a c               =                 3                

 

«Ainsi donc, la lettre a s’y trouve trois fois seulement, s’écria le magistrat, elle qui devrait s’y rencontrer le plus souvent! Ah! voilà bien qui prouve surabondamment que sa signification a été changée! Et maintenant, après l’a ou l’o, quelles sont les lettres qui figurent le plus fréquemment dans notre langue? Cherchons.»

Et le juge Jarriquez, avec une sagacité vraiment remarquable, qui dénotait chez lui un esprit très observateur, se lança dans cette nouvelle recherche. En cela, il ne faisait qu’imiter le romancier américain, qui, par simple induction ou rapprochement, en grand analyste qu’il était, avait pu se reconstituer un alphabet, correspondant aux signes du cryptogramme, et arriver, par suite, à le lire couramment.

Ainsi fit le magistrat, et on peut affirmer qu’il ne fut point inférieur à son illustre maître. À force d’avoir «travaillé» les logogriphes, les mots carrés, les mots rectangulaires et autres énigmes, qui ne reposent que sur une disposition arbitraire des lettres, et s’être habitué, soit de tête, soit la plume à la main, à en tirer la solution, il était déjà d’une certaine force à ces jeux d’esprit.

En cette occasion, il n’eut donc pas de peine à établir l’ordre dans lequel les lettres se reproduisaient le plus souvent, voyelles d’abord, consonnes ensuite. Trois heures après avoir commencé son travail, il avait sous les yeux un alphabet qui, si son procédé était juste, devait lui donner la signification véritable des lettres employées dans le document.

Il n’y avait donc plus qu’à appliquer successivement les lettres de cet alphabet à celles de la notice.

Mais, avant de faire cette application, un peu d’émotion prit le juge Jarriquez. Il était tout entier, alors, à cette jouissance intellectuelle, – beaucoup plus grande qu’on ne le pense –, de l’homme qui, après plusieurs heures d’un travail opiniâtre, va voir apparaître le sens si impatiemment cherché d’un logogriphe.

«Essayons donc, dit-il. En vérité, je serais bien surpris si je ne tenais pas le mot de l’énigme!»

Le juge Jarriquez retira ses lunettes, il en essuya les verres, troublés par la vapeur de ses yeux, il les remit sur son nez; puis, il se courba de nouveau sur sa table.

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Son alphabet spécial d’une main, son document de l’autre, il commença à écrire, sous la première ligne du paragraphe, les lettres vraies, qui, d’après lui, devaient correspondre exactement à chaque lettre cryptographique.

Après la première ligne, il en fit autant pour la deuxième, puis pour la troisième, puis pour la quatrième, et il arriva ainsi jusqu’à la fin de l’alinéa.

L’original! Il n’avait même pas voulu se permettre de voir, en écrivant, si cet assemblage de lettres faisait des mots compréhensibles. Non! pendant ce premier travail, son esprit s’était refusé à toute vérification de ce genre. Ce qu’il voulait, c’était se donner cette jouissance de lire tout d’un coup et tout d’une haleine.

Cela fait:

«Lisons!» s’écria-t-il.

Et il lut.

Quelle cacophonie, grand Dieu! Les lignes qu’il avait formées avec les lettres de son alphabet n’avaient pas plus de sens que celle du document! C’était une autre série de lettres, voilà tout, mais elles ne formaient aucun mot, elles n’avaient aucune valeur! En somme, c’était tout aussi hiéroglyphique!

«Diables de diables!» s’écria le juge Jarriquez.

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