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Jules Verne

 

Kéraban-le-têtu

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

101 dessins et un carte, par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

Dans lequel les chevaux de la chaise font par peur 
ce qu’ils n’ont pu faire sous le fouet du postillon.

 

l était dix heures du soir. Kéraban, Van Mitten et Bruno, après un souper prélevé sur les provisions serrées dans le coffre de la voiture, se promenèrent en fumant, pendant une demi-heure environ, le long d’une étroite sente, dont le sol ne cédait pas sous le pied.

«Et maintenant, dit Van Mitten, je pense, ami Kéraban, que vous ne voyez aucune objection à ce que nous allions dormir jusqu’au moment où arriveront les chevaux de renfort?

– Je n’en vois aucune, répondit Kéraban, après avoir réfléchi, avant de faire cette réponse un peu extraordinaire de la part d’un homme qui n’était jamais à court d’objections.

– Je veux croire que nous n’avons rien à craindre? ajouta le Hollandais, au milieu de cette plaine absolument déserte?

– Je veux le croire aussi.

– Aucune attaque n’est à redouter?

– Aucune.

– Si ce n’est, toutefois, l’attaque des moustiques!» répondit Bruno, qui venait de s’appliquer une claque formidable sur le front pour écraser une demi-douzaine de ces importuns diptères.

Et, en effet, des nuées d’insectes très voraces, qu’attirait peut-être la lueur des lanternes, commençaient à tourbillonner effrontément autour de la chaise.

«Hum! fit Van Mitten, il y a ici une fière quantité de ces moustiques, et une moustiquaire n’eût pas été de trop!

– Ce ne sont point des moustiques, répondit le seigneur Kéraban, en se grattant le bas de la nuque, et ce n’est point une moustiquaire qui nous manque!

– Qu’est-ce donc? demanda le Hollandais.

– Une cousiniaire, répondit Kéraban, car ces prétendus moustiques sont des cousins!

– Du diable si j’en ferais la différence! pensa Van Mitten, qui ne jugea pas à propos d’entamer une discussion sur cette question purement entomologique.

– Ce qu’il y a de curieux, fit observer Kéraban; c’est que ce sont uniquement les femelles de ces insectes qui s’attaquent à l’homme.

– Je les reconnais bien là, ces représentants du beau sexe! répondit Bruno, en se frottant les mollets.

– Je crois que nous ferons sagement de rentrer dans la voiture, dit alors Van Mitten, car nous allons être dévorés!

– En effet, répondit Kéraban, les contrées que traverse le bas Danube sont particulièrement infestées par ces cousins, et on ne les combat qu’en semant son lit pendant la nuit, su chemise et ses bas pendant le jour, de poudre du pyrèthre…

– Dont nous sommes absolument et malheureusement dépourvus! ajouta le Hollandais.

– Absolument, répondit Kéraban. Mais qui pouvait prévoir que nous resterions en détresse dans les marécages de la Dobroutcha?

– Personne, ami Kéraban.

– J’ai entendu parler, ami Van Mitten, d’une colonie de Tatars criméens, auxquels le gouvernement turc avait accordé une vaste concession dans ce delta du fleuve, et que des légions de ces cousins forcèrent à s’expatrier.

– D’après ce que nous voyons, ami Kéraban, l’histoire n’est point invraisemblable!

– Rentrons donc dans la chaise!

– Nous n’avons que trop tardé! répondit Van Mitten, qui s’agitait au milieu d’un bourdonnement d’ailes, dont les frémissements se chiffrent par millions à la seconde.

Au moment où le seigneur Kéraban et son compagnon allaient remonter dans la voiture, le premier s’arrêta.

«Bien qu’il n’y ait rien à craindre, dit-il, il serait bon que Bruno veillât jusqu’au retour du postillon.

– Il ne s’y refusera pas, répondit Van Mitten.

– Je ne m’y refuserai pas, dit Bruno, parce que mon devoir est de ne pas m’y refuser, mais je vais être dévoré vivant!

– Non! répliqua Kéraban. Je me suis laissé dire que les cousins ne piquaient pas deux fois à la même place, de sorte que Bruno sera bientôt à l’abri de leurs attaques.

– Oui!… lorsque j’aurai été criblé de mille piqûres!

– C’est ainsi que je l’entends, Bruno.

– Mais, au moins, pourrai-je veiller dans le cabriolet?

– Parfaitement, à la condition de ne point vous y endormir!

– Et comment dormirais-je, au milieu de cet effroyable essaim de moustiques?

– De cousins, Bruno, répondit Kéraban, de simples cousins!… Ne l’oubliez pas!»

Sur cette observation, le seigneur Kéraban et Van Mitten remontèrent dans le coupé, laissant à Bruno le soin de veiller à la garde de son maître, ou mieux de ses maîtres. Depuis la rencontre de Kéraban et de Van Mitten, ne pouvait-il se dire qu’il en avait deux?

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Après s’être assuré que les portières de la chaise étaient bien fermées, Bruno visita l’attelage. Les chevaux, épuisés de fatigue, étaient étendus sur le sol, respirant avec bruit, mêlant leur chaude haleine au brouillard de cette plaine marécageuse.

«Le diable ne les tirerait pas de cette ornière! se dit Bruno. Il faut convenir que le seigneur Kéraban a eu là une fière idée de prendre cette route! Après tout, cela le regarde!»

Et Bruno remonta dans le cabriolet, dont il baissa le châssis vitré, à travers lequel il pouvait voir dans le rayon du faisceau lumineux projeté par les lanternes.

Que pouvait faire de mieux le serviteur de Van Mitten, si ce n’est de rêver, les yeux ouverts, et de combattre le sommeil, en réfléchissant à la série d’aventures, dans lesquelles l’entraînait son maître, à la suite du plus têtu des Osmanlis?

Ainsi, lui, un enfant de l’ancienne Batavie, un traîneur du pavé de Rotterdam, un habitué des quais de la Meuse, un pêcheur à la ligne émérite, un musard des canaux qui sillonnent sa ville natale, il avait été transporté à l’autre extrémité de l’Europe! De la Hollande à l’empire ottoman, il avait fait cette gigantesque enjambée! Et à peine débarqué à Constantinople, la fatalité venait de le jeter à travers les steppes du bas Danube! Et il se voyait là, juché dans le cabriolet d’une chaise de poste, au milieu des marais de la Dobroutcha, perdu dans une nuit profonde, et plus enraciné à ce sol que la tour gothique de Zuidekerk! Et tout cela, parce qu’il était tenu d’obéir à son maître, lequel, sans y être forcé, n’en obéissait pas moins au seigneur Kéraban.

«Oh! bizarrerie des complications humaines! se répétait Bruno. Me voilà, en train de faire le tour de la mer Noire, si nous le faisons jamais, et cela pour épargner dix paras que j’eusse volontiers payés de ma poche, si j’avais été assez avisé pour le faire en cachette du moins endurant des Turcs! Ah! Le têtu! le têtu! Je suis sûr que, depuis le départ, j’ai déjà maigri de deux livres!… En quatre jours!.. Que sera-ce donc dans quatre semaines! – Bon! encore ces maudits insectes!».

Et, si hermétiquement que Bruno eût fermé le châssis du cabriolet, quelques douzaines de cousins avaient pu y pénétrer et s’acharnaient contre le pauvre homme. Aussi, que de tapes, que de grattements, et comme il s’en donnait de les traiter de moustiques, alors que le seigneur Kéraban ne pouvait l’entendre!

Une heure se passa ainsi, puis une autre heure encore. Peut-être, sans l’agaçante attaque de ces insectes, Bruno, succombant à la fatigue, se serait-il enfin laissé aller au sommeil? Mais dormir dans ces conditions eût été impossible.

Il devait être un peu plus de minuit, lorsque Bruno eut une idée. Elle eût même dû lui venir plus tôt, à lui, un de ces Hollandais pur sang, qui, en venant au monde, cherchent plutôt le tuyau d’une pipe que le sein de leur nourrice. Ce fut de se mettre à fumer, de combattre l’envahissement des cousins à coups de bouffées de tabac. Comment n’y avait-il pas déjà songé? S’ils résistaient à l’atmosphère nicotique qu’il allait emprisonner dans son cabriolet, c’est que ces insectes ont la vie dure au milieu des marécages du bas Danube!

Bruno tira donc de sa poche sa pipe de porcelaine à fleurs émaillées, – une sœur de celle qui lui avait été si impudemment volée à Constantinople. Il la bourra comme il eût fait d’une arme à feu qu’il comptait décharger sur les troupes ennemies; puis, il battit le briquet, alluma le fourneau, aspira à pleins poumons la fumée d’un excellent tabac de Hollande, et la rejeta en énormes volutes.

L’essaim bourdonna tout d’abord en redoublant ses assourdissants coups d’ailes, et se dispersa peu à peu dans les angles les plus obscurs du cabriolet.

Bruno ne put que se féliciter de sa manœuvre. La batterie qu’il venait de démasquer faisait merveille, les assaillants se repliaient en désordre; mais, comme il ne cherchait pas à faire de prisonniers, bien au contraire, il ouvrit rapidement le châssis, afin de donner une issue aux insectes du dedans, sachant bien que ses bordées de fumée interdiraient tout accès aux insectes du dehors.

Ainsi fut-il fait. Bruno, débarrassé de cette importune légion de diptères, put même se hasarder à regarder à droite et à gauche.

La nuit était toujours aussi noire. Il passait de grands coups de brise, qui ébranlaient parfois la voiture; mais elle adhérait fortement au sol, trop fortement même. Donc, nulle crainte qu’elle fût renversée.

Bruno chercha à voir en avant, vers l’horizon du nord, si quelque lumière ne se montrait pas, qui eût annoncé le retour du postillon et des chevaux de renfort. Obscurité complète, ténèbres d’autant plus profondes, au lointain, que le devant de la chaise de poste se découpait dans le segment lumineux des lanternes. Cependant, en portant ses regards sur les côtés, à une distance de soixante pas environ, Bruno crut apercevoir quelques points brillants, qui se déplaçaient dans l’ombre, rapidement, sans bruit, tantôt au ras du sol, tantôt à deux ou trois pieds au-dessus.

Bruno se demanda tout d’abord si ce n’étaient pas là quelques phosphorescences de feux follets, dont le dégagement se produisait à la surface d’un marais où ne manque pas l’hydrogène sulfuré.

Mais si, en sa qualité d’être raisonnant, sa raison risquait de l’induire en erreur, il ne pouvait en être ainsi des chevaux de la chaise, que leur instinct n’eût pas trompés sur la cause de ce phénomène. En effet, ils commencèrent à donner quelques signes d’agitation, les naseaux éventés, renâclant d’une façon insolite.

«Eh! qu’est-ce cela? se dit Bruno. Quelque nouvelle complication, sans doute! Seraient-ce des loups?».

Que ce fût là une bande de loups, attirée par l’odeur de l’attelage, à cela rien d’impossible. Ces animaux, toujours affamés, sont nombreux dans le delta du Danube.

«Diable! murmura Bruno, voilà qui serait encore plus malfaisant que les moustiques ou les cousins de notre entêté! La fumée de tabac n’y ferait rien, cette fois!»

Cependant, les chevaux ressentaient une vive inquiétude, à laquelle on ne pouvait se méprendre. Ils essayaient de ruer dans la boue épaisse, ils se cabraient, ils donnaient de violentes secousses à la voiture. Les points lumineux semblaient s’être rapprochés. Une sorte de grognement sourd se mêlait aux sifflements de la brise.

«Je pense, se dit Bruno, qu’il est opportun de prévenir le seigneur Kéraban et mon maître!»

Cela était urgent, en effet. Bruno se laissa donc lentement glisser sur le sol; il abaissa le marchepied de la chaise, ouvrit la portière, puis la referma, après s’être introduit dans le coupé, où les deux amis dormaient tranquillement l’un près de l’autre.

«Mon maître?… dit Bruno à voix basse, en appuyant sa main sur l’épaule de Van Mitten.

– Au diable l’importun qui me réveille! murmura le Hollandais en se frottant les yeux.

– Il ne s’agit pas d’envoyer les gens au diable, surtout quand le diable est peut-être là! répondit Bruno.

– Mais qui donc me parle?…

– Moi, votre serviteur.

– Ah! Bruno!… c’est toi?… Après tout, tu as bien fait de me réveiller! Je rêvais que madame Van Mitten…

– Vous cherchait querelle!… répondit Bruno. Il est bien question de cela maintenant!

– Qu’y a-t-il donc?

– Voudriez-vous, s’il vous plaît, réveiller le seigneur Kéraban?

– Que je réveille?…

– Oui! Il n’est que temps!»

Sans en demander davantage, le Hollandais, dormant encore à moitié, secoua son compagnon.

Rien de tel qu’un sommeil de Turc, quand ce Turc a un bon estomac et une conscience nette. C’était le cas du compagnon de Van Mitten. Il fallut s’y prendre à plusieurs reprises.

Le seigneur Kéraban, sans relever ses paupières, grommelait et grognait, en homme qui n’est pas d’humeur à se rendre. Pour peu qu’il fût aussi têtu dans l’état de sommeil que dans l’état de veille, bien certainement il faudrait le laisser dormir.

Cependant, les insistances de Van Mitten et de Bruno furent telles que le seigneur Kéraban se réveilla, détira ses bras, ouvrit les yeux, et d’une voix encore brouillée d’assoupissement:

«Hum! fit-il, les chevaux de renfort sont donc arrivés avec le postillon et Nizib?

– Pas encore, répondit Van Mitten.

– Alors pourquoi me réveiller?

– Parce que, si les chevaux ne sont pas arrivés, répondit Bruno, d’autres animaux très suspects sont là, qui entourent la voiture et se préparent à l’attaquer!

– Quels sont ces animaux?

– Voyez!»

La vitre de la portière fut abaissée, et Kéraban se pencha au dehors.

«Allah nous protège! s’écria-t-il. Voilà toute une bande de sangliers sauvages!»

Il n’y avait pas à s’y tromper. C’étaient bien des sangliers. Ces animaux sont très nombreux dans toute la contrée qui confine à l’estuaire danubien; leur attaque est fort à redouter, et ils peuvent être rangés dans la catégorie des bêtes féroces.

«Et qu’allons-nous faire? demanda le Hollandais.

– Rester tranquilles, s’ils n’attaquent pas, répondit Kéraban. Nous défendre, s’ils attaquent!

– Pourquoi ces sangliers nous attaqueraient-ils? reprit Van Mitten, Ils ne sont point carnassiers, que je sache!

– Soit, répondit Kéraban, mais si nous ne courons pas la chance d’être dévorés, nous courons la chance d’être éventrés!

– Cela se vaut, fit tranquillement observer Bruno.

– Aussi, tenons-nous prêts à tout événement!»

Cela dit, le seigneur Kéraban fit mettre les armes en état. Van Mitten et Bruno avaient chacun un revolver à six coups et un certain nombre de cartouches. Lui, Vieux Turc, ennemi déclaré de toute invention moderne, ne possédait que deux pistolets de fabrication ottomane, au canon damasquiné, à la crosse incrustée d’écaille et de pierres précieuses, mais plus faits pour orner la ceinture d’un agha que pour détonner dans une attaque sérieuse. Van Mitten, Kéraban et Bruno devaient donc se contenter de ces seules armes, et ne les employer qu’à coup sûr.

Cependant, les sangliers, au nombre d’une vingtaine, s’étaient rapprochés peu à peu et entouraient la voiture. A la lueur des lanternes, qui les avait sans doute attirés, on pouvait les voir se démener violemment et fouiller le sol à coups de défenses. C’étaient d’énormes suiliens, de la taille d’un âne, d’une force prodigieuse, capables de découdre chacun toute une meute. La situation des voyageurs, emprisonnés dans leur coupé, ne laissait donc pas d’être très inquiétante, s’ils venaient à être assaillis de part et d’autre, avant le lever du jour.

Les chevaux de l’attelage le sentaient bien. Au milieu des grognements de la bande, ils s’ébrouaient, ils se jetaient de côté, à faire craindre qu’ils ne rompissent ou leurs traits ou les brancards de la chaise.

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Soudain, plusieurs détonations éclatèrent. Van Mitten et Bruno venaient de décharger chacun deux coups de leur revolver sur ceux des sangliers qui se lançaient à l’assaut. Ces animaux, plus ou moins blessés, firent entendre des rugissements de rage, en se roulant sur le sol. Mais les autres, rendus furieux, se précipitèrent sur la voiture et l’attaquèrent à coups de défenses. Les panneaux furent percés en maints endroits, et il devint évident qu’avant peu ils seraient défoncés.

«Diable! diable! murmurait Bruno.

– Feu! feu!» répétait le seigneur Kéraban, en déchargeant ses pistolets, qui rataient généralement une fois sur quatre, – bien qu’il n’en voulût pas convenir.

Les revolvers de Bruno et de Van Mitten blessèrent encore un certain nombre de ces terribles assaillants, dont quelques-uns foncèrent directement sur l’attelage.

De là, épouvante bien naturelle des chevaux que menaçaient les défenses des sangliers, et qui ne pouvaient répondre qu’à coups de pied, sans avoir la liberté de leurs mouvements. S’ils eussent été libres, ils se seraient jetés à travers la campagne, et ce n’aurait plus été qu’une question de vitesse entre eux et la bande sauvage. Ils essayèrent donc, par d’effroyables efforts, de rompre leurs traits, afin de s’échapper. Mais les traits, faits d’une corde à torons serrés, résistèrent. Il fallait donc ou que l’avant-train de la chaise se rompit brusquement, ou que la chaise s’arrachât du sol sous ces terribles coups de collier.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno le comprirent bien. Ce qui leur paraissait le plus à craindre, c’était que leur voiture ne vînt à chavirer. Les sangliers, que les coups de feu n’auraient plus tenus en respect, se seraient jetés dessus, et c’en eût été fait de ceux qu’elle renfermait. Mais que faire pour conjurer une pareille éventualité? N’étaient-ils pas à la merci de cette troupe furieuse? Leur sang-froid ne les abandonna pas, pourtant, et ils n’épargnèrent point les coups de revolver.

Tout à coup, une secousse plus violente ébranla la chaise, comme si l’avant-train s’en fût détaché.

«Eh! tant mieux! s’écria Kéraban. Que nos chevaux s’emportent à travers la steppe! Les sangliers se mettront à leur poursuite, et ils nous laisseront en repos!»

Mais l’avant-train tenait bon et résistait avec une solidité qui faisait honneur à cet antique produit de la carrosserie anglaise. Donc, il ne céda pas. Ce fut la chaise qui céda. Les secousses devinrent telles, qu’elle fut arrachée aux profondes ornières où elle plongeait jusqu’aux essieux. Un dernier coup de collier de l’attelage, fou de terreur, l’enleva sur un sol plus ferme, et la voilà roulant au galop de ses chevaux emportés, que rien ne guidait au milieu de cette nuit profonde.

Cependant, les sangliers n’avaient point abandonné la partie. Ils couraient sur les côtés, s’attaquant, les uns aux chevaux, les autres à la voiture, qui ne parvenait pas à les distancer.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno s’étaient rejetés dans le fond du coupé.

«Ou nous verserons… dit Van Mitten.

– Ou nous ne verserons pas, répondit Kéraban.

– Il faudrait tâcher de ressaisir les guides!», fit judicieusement observer Bruno.

Et, baissant les vitres de devant, il chercha avec la main si les guides étaient à sa portée; mais les chevaux, en se débattant, les avaient rompues, sans doute, et il fallait maintenant s’abandonner au hasard de cette course folle à travers une contrée marécageuse. Pour arrêter l’attelage, il n’y aurait eu qu’un moyen: arrêter, en même temps, la bande enragée qui le poursuivait. Or, les armes à feu, dont les coups se perdaient sur cette masse en mouvement, n’y auraient pu suffire.

Les voyageurs, projetés les uns sur les autres, ou lancés d’un coin à l’autre du coupé à chaque cahot de la route, – celui-ci résigné à son sort comme tout bon musulman, ceux-là, flegmatiques comme des Hollandais, – n’échangèrent plus une parole.

Une grande heure s’écoula ainsi. La chaise roulait toujours. Les sangliers ne l’abandonnaient pas.

«Ami Van Mitten, dit enfin Kéraban, je me suis laissé raconter qu’en pareille occurrence, un voyageur, poursuivi par une bande de loups à travers les steppes de la Russie, avait été sauvé, grâce au sublime dévouement de son domestique.

– Et comment? demanda Van Mitten.

– Oh! rien de plus simple, reprit Kéraban. Le domestique embrassa son maître, recommanda son âme à Dieu, se jeta hors de la voiture et, pendant que les loups s’arrêtaient à le dévorer, son maître parvint à les distancer et il fut sauvé.

– Il est bien regrettable que Nizib ne soit pas là!» répondit tranquillement Bruno.

Puis, sur cette réflexion, tous trois retombèrent dans le plus profond silence.

Cependant la nuit s’avançait. L’attelage ne perdait rien de son effrayante vitesse, et les sangliers ne gagnaient point assez pour pouvoir se jeter sur lui. Si quelque accident ne se produisait point, si une roue brisée, un heurt trop violent, ne faisaient pas verser la chaise, le seigneur Kéraban et Van Mitten gardaient quelque chance d’être sauvés, – même sans un dévouement dont Bruno se sentait incapable.

Il faut dire, en outre, que les chevaux, guidés par leur instinct, s’étaient maintenus sur cette portion de la steppe qu’ils avaient l’habitude de parcourir. C’était en droite ligne, vers le relais de poste qu’ils s’étaient imperturbablement dirigés.

Aussi, lorsque les premières lueurs du jour commencèrent à dessiner la ligne d’horizon dans l’est, ils n’en étaient plus éloignés que de quelques verstes.

La bande de sangliers lutta encore pendant une demi-heure; puis, peu à peu, elle resta en arrière; mais l’attelage ne ralentit pas sa course un seul instant, et il ne s’arrêta que pour tomber, absolument fourbu, à quelque centaine de pas de la maison de poste.

Le seigneur Kéraban et ses deux compagnons étaient sauvés. Aussi le Dieu des chrétiens ne fut-il pas moins remercié que le Dieu des infidèles, pour la protection dont ils avaient couvert les voyageurs hollandais et turc pendant cette nuit périlleuse.

Au moment où la voiture arrivait au relais, Nizib et le postillon, qui n’avaient pu s’aventurer à travers ces profondes ténèbres, allaient en partir avec les chevaux de renfort. Ceux-ci remplacèrent donc l’attelage que le seigneur Kéraban dut payer un bon prix; puis, sans se donner même une heure de repos, la chaise, dont les traits et le timon avaient été réparés, reprenait son train habituel et s’élançait sur la route de Kilia.

Cette petite ville, dont les Russes ont détruit les fortifications avant de la rendre à la Roumanie, est aussi un port du Danube, situé sur le bras qui porte son nom.

La chaise l’atteignit, sans nouveaux incidents, dans la soirée du 25 août. Les voyageurs, exténués, descendirent à l’un des principaux hôtels de la ville, et se rattrapèrent, pendant douze heures d’un bon sommeil, des fatigues de la nuit précédente.

Le lendemain, ils repartirent dès l’aube, et ils arrivèrent rapidement à la frontière russe.

Là, il y eut encore quelques difficultés. Les formalités assez vexatoires de la douane moscovite ne laissèrent pas de mettre à une rude épreuve la patience du seigneur Kéraban, qui, grâce à ses relations d’affaires, – par malheur ou par bonheur, comme on voudra, – parlait assez la langue du pays pour se faire comprendre. Un instant, on put croire que son entêtement à contester les agissements des douaniers l’empêcherait de passer la frontière.

Cependant Van Mitten, non sans peine, parvint à le calmer. Kéraban consentit donc à se soumettre aux exigences de la visite, à laisser fouiller ses malles, et il acquitta les droits de douane, non sans avoir à plusieurs reprises émis cette réflexion absolument juste:

«Décidément, les gouvernements sont tous les mêmes et ne valent pas l’écorce d’une pastèque!»

Enfin la frontière roumaine fut franchie d’un trait, et la chaise se lançait à travers cette portion de la Bessarabie que dessine le littoral de la mer Noire vers le nord-est.

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Le seigneur Kéraban et Van Mitten n’étaient plus qu’à une vingtaine de lieues d’Odessa.

 

 

Chapitre VIII

Où le lecteur fera volontiers connaissance 
avec la jeune Amasia et son fiancé Ahmet.

 

a jeune Amasia, fille unique du banquier Sélim, d’origine turque, et sa suivante, Nedjeb, se promenaient en causant dans la galerie d’une habitation charmante, dont les jardins s’étendaient en terrasses jusqu’au bord de la mer Noire.

De la dernière terrasse, dont les marches se baignaient dans les eaux, calmes ce jour-là, mais souvent battues par les vents d’est de l’antique Pont-Euxin, Odessa se montrait, à une demi-lieue vers le sud, dans toute sa splendeur.

Cette ville, – une oasis au milieu de l’immense steppe qui l’entoure, – forme un magnifique panorama de palais, d’églises, d’hôtels, de maisons, bâtis sur la falaise escarpée, dont la base se plonge à pic dans la mer. De l’habitation du banquier Sélim, on pouvait même apercevoir la grande place ornée d’arbres, et l’escalier monumental que domine la statue du duc de Richelieu. Ce grand homme d’État fut le fondateur de cette cité et en resta l’administrateur jusqu’à l’heure où il dut venir travailler à la libération du territoire français, envahi par l’Europe coalisée.

Si le climat de la ville est desséchant, sous l’influence des vents du nord et de l’est, si les riches habitants de cette capitale de la nouvelle Russie sont forcés, pendant la saison brûlante, d’aller chercher la fraîcheur à l’ombrage des «khoutors», cela suffit à expliquer pourquoi ces villas se sont multipliées sur le littoral, pour l’agrément de ceux auxquels leurs affaires interdisent quelques mois de villégiature sous le ciel de la Crimée méridionale. Entre ces diverses villas, on pouvait remarquer celle du banquier Sélim, à laquelle son orientation épargnait les inconvénients d’une sécheresse excessive.

Si l’on demande pourquoi ce nom d’Odessa, c’est-à-dire «la ville d’Ulysse» a été donné à une bourgade qui, au temps de Potemkin, s’appelait encore Hadji-Bey, comme sa forteresse, c’est que les colons, attirés par les privilèges octroyés à la nouvelle cité, demandèrent un nom à l’impératrice Catherine II. L’impératrice consulta l’Académie de Saint-Pétersbourg; les académiciens fouillèrent l’histoire de la guerre de Troie; ces fouilles mirent à nu l’existence plus ou moins problématique d’une ville d’Odyssos, qui aurait jadis existé sur cette partie du littoral: d’où ce nom d’Odessa, apparaissant dans le second tiers du dix-huitième siècle.

Odessa était une ville commerçante, elle l’est restée, on peut croire qu’elle le sera toujours. Ses cent cinquante mille habitants se composent non seulement de Russes, mais de Turcs, de Grecs, d’Arméniens, – enfin une agglomération cosmopolite de gens qui ont le goût des affaires. Or, si le commerce, et principalement le commerce d’exportation, ne se fait pas sans commerçants, il ne se fait pas sans banquiers non plus. De là, la création de maisons de banque, dès l’origine de la ville nouvelle, et, parmi elles, modeste à ses débuts, maintenant classée à un rang estimable sur la place, celle du banquier Sélim.

On le connaîtra suffisamment, lorsqu’il aura été dit que Sélim appartenait à la catégorie, plus nombreuse qu’on ne croit, des Turcs monogames; qu’il était veuf de la seule femme qu’il eût eue: qu’il avait pour fille unique Amasia, la fiancée du jeune Ahmet, neveu du seigneur Kéraban; enfin qu’il était le correspondant et l’ami du plus entêté Osmanli dont la tête se soit jamais cachée sous les plis du turban traditionnel.

Le mariage d’Ahmet et d’Amasia, on le sait, allait être célébré à Odessa. La fille du banquier Sélim n’était point destinée à devenir la première femme d’un harem, partageant avec de plus ou moins nombreuses rivales le gynécée d’un Turc égoïste et capricieux. Non! Elle devait, seule avec Ahmet, revenir à Constantinople, dans la maison de son oncle Kéraban. Seule et sans partage, elle était destinée à vivre près de ce mari qu’elle aimait, qui l’aimait depuis son enfance. Dût cet avenir paraître singulier pour une jeune femme turque dans le pays de Mahomet, il en serait ainsi, cependant, et Ahmet n’était point homme à faire exception aux usages de sa famille.

On sait, en outre, qu’une tante d’Amasia, une sœur de son père, lui avait légué en mourant l’énorme somme de cent mille livres turques, à la condition qu’elle fût mariée avant seize ans révolus, – un caprice de vieille fille qui n’ayant jamais pu trouver un mari, s’était dit que sa nièce n’en trouverait jamais assez tôt, – et l’on sait aussi que ce délai expirait dans six semaines. Faute de quoi l’héritage, qui constituait la plus grande partie de la fortune de la jeune fille, s’en irait à des collatéraux.

Au reste, Amasia eût été charmante, même pour les yeux d’un Européen. Si son «iachmak» ou voile de mousseline blanche, si la coiffure en étoffe tissée d’or qui lui couvrait la tête, si le triple rang de sequins de son front se fussent dérangés, on aurait vu flotter les tortils d’une magnifique chevelure noire Amasia n’empruntait point aux modes de son pays de quoi rehausser sa beauté. Ni le «hanum» ne dessinait ses sourcils, ni le «khol» ne teignait ses cils, ni le «henné» n’estompait ses paupières. Pas de blanc de bismuth ni de carmin pour peindre son visage. Pas de kermès liquide pour rougir ses lèvres. Une femme d’Occident, arrangée à la déplorable mode du jour, eût été plus peinte qu’elle. Mais son élégance naturelle, la flexibilité de sa taille, la grâce de sa démarche, se devinaient sous le «féredjé», large manteau en cachemire, qui la drapait du cou jusqu’aux pieds comme une dalmatique.

Ce jour-là, dans la galerie ouverte sur les jardins de l’habitation, Amasia portait une longue chemise de soie de Brousse, que recouvrait l’ample «chalwar», se rattachant à une petite veste brodée, et une «entari» à longue traîne de soie, tailladée aux manches et garnie d’une passementerie d’«oya», sorte de dentelle exclusivement fabriquée en Turquie. Une ceinture en cachemire lui retenait les pointes de la traîne, de manière à faciliter sa marche. Des boucles d’oreille et une bague étaient ses seuls bijoux. D’élégants padjoubs de velours cachaient le bas de sa jambe, et ses petits pieds disparaissaient dans une chaussure soutachée d’or.

Sa suivante Nedjeb, jeune fille vive, enjouée, sa dévouée compagne, – on pourrait dire presque son amie, – était alors près d’elle, allant, venant, causant, riant, égayant cet intérieur par sa belle humeur franche et communicative.

Nedjeb, d’origine zingare, n’était point une esclave. Si l’on voit encore des Éthiopiens ou des noirs du Soudan mis en vente sur quelques marchés de l’empire, l’esclavage n’en est pas moins aboli, en principe. Bien que le nombre des domestiques soit considérable pour les besoins des grandes familles turques, – nombre qui, à Constantinople, comprend le tiers de la population musulmane, – ces domestiques ne sont point réduits à l’état de servitude, et il faut dire que, limités chacun dans sa spécialité, ils n’ont pas grand’chose à faire.

C’était un peu sur ce pied qu’était montée la maison du banquier Sélim; mais Nedjeb, uniquement attachée au service d’Amasia, après avoir été recueillie tout enfant dans cette maison, occupait une situation spéciale, qui ne la soumettait à aucun des services de la domesticité.

Amasia, à demi étendue sur un divan recouvert d’une riche étoffe persane, laissait son regard parcourir la baie du côté d’Odessa.

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«Chère maîtresse, dit Nedjeb, en venant s’asseoir sur un coussin aux pieds de la jeune fille, le seigneur Ahmet n’est pas encore ici? Que fait donc le seigneur Ahmet?

– Il est allé à la ville, répondit Amasia, et peut-être nous rapportera-t-il une lettre de son oncle Kéraban?

– Une lettre! une lettre! s’écria la jeune suivante. Ce n’est pas une lettre qu’il nous faut, c’est l’oncle lui-même, et, en vérité, l’oncle se fait bien attendre!

– Un peu de patience, Nedjeb!

– Vous en parlez à votre aise, ma chère maîtresse! Si vous étiez a ma place, vous ne seriez pas si patiente!

– Folle! répondit Amasia. Ne dirait-on pas qu’il s’agit de ton mariage, non du mien!

– Et croyez-vous donc que ce ne soit pas une chose grave, de passer au service d’une dame, après avoir été au service d’une jeune fille?

– Je ne t’en aimerai pas mieux, Nedjeb!

– Ni moi, ma chère maîtresse! Mais, en vérité, je vous verrai si heureuse, si heureuse, lorsque vous serez la femme du seigneur Ahmet, qu’il rejaillira sur moi un peu de votre bonheur!

– Cher Ahmet! murmura la jeune fille, dont les beaux yeux se voilèrent un instant, pendant qu’elle évoquait le souvenir de son fiancé.

– Allons! vous voilà forcée de fermer les yeux pour le voir, ma bien-aimée maîtresse! s’écria malicieusement Nedjeb, tandis que, s’il était ici, il suffirait de les ouvrir!

– Je te répète, Nedjeb, qu’il est allé prendre connaissance du courrier à la maison de banque, et que, sans doute, il nous rapportera une lettre de son oncle.

– Oui!… une lettre du seigneur Kéraban, où le seigneur Kéraban répétera, suivant son habitude, que ses affaires le retiennent à Constantinople, qu’il ne peut encore quitter son comptoir, que les tabacs sont en hausse, à moins qu’ils ne soient en baisse qu’il arrivera dans huit jours, sans faute, à moins que ce ne soit dans quinze!… Et cela presse! Nous n’avons plus que six semaines, et il faut que vous soyez mariée, sinon toute votre fortune…

– Ce n’est pas pour ma fortune que je suis aimée d’Ahmet!

– Soit… mais il ne faut pas compromettre par un retard!… Oh! ce seigneur Kéraban… si c’était mon oncle!

– Et que ferais-tu, si c’était ton oncle?

– Je n’en ferais rien, chère maîtresse, puisqu’il paraît qu’on n’en peut rien faire!… Et cependant, s’il était ici, s’il arrivait aujourd’hui même… demain, au plus tard, nous irions faire enregistrer le contrat chez le juge, et, après-demain, une fois la prière dite par l’imam, nous serions mariés, et bien mariés, et les fêtes se prolongeraient pendant quinze jours à la villa, et le seigneur Kéraban repartirait avant la fin, si cela lui faisait plaisir de s’en retourner là-bas!»

Il est certain que les choses pourraient se passer ainsi, à la condition que l’oncle Kéraban ne tarderait pas davantage à quitter Constantinople. Le contrat enregistré chez le «mollah», qui remplit la fonction d’officier ministériel, – contrat par lequel, en principe, le futur s’oblige à donner à sa femme l’ameublement, l’habillement et la batterie de cuisine, – puis, la cérémonie religieuse, toutes ces formalités, rien n’empêcherait de les accomplir en aussi peu de temps que le disait Nedjeb. Mais encore fallait-il que le seigneur Kéraban, dont la présence était indispensable pour la validation du mariage, en sa qualité de tuteur du fiancé, pût prendre sur ses affaires quelques jours que réclamait, au nom de sa jolie maîtresse, l’impatiente Zingare.

En ce moment, la jeune suivante s’écria:

«Ah! voyez!… voyez donc ce petit bâtiment qui vient de jeter l’ancre au pied des jardins!

– En effet!» répondit Amasia.

Et les deux jeunes filles se dirigèrent vers l’escalier qui descendait à la mer, afin de mieux apercevoir le léger navire, gracieusement mouillé en cet endroit.

C’était une tartane, dont la voile pendait maintenant sur ses cargues. Une petite brise lui avait permis de traverser la baie d’Odessa. Sa chaîne la maintenait à moins d’une encâblure du rivage, et elle se balançait doucement sur les dernières lames, qui venaient mourir au pied de l’habitation. Le pavillon turc, – une étamine rouge avec un croissant d’argent, – flottait à l’extrémité de son antenne.

«Peux-tu lire son nom? demanda Amasia à Nedjeb.

– Oui, répondit la jeune fille. Voyez! Elle se présente par l’arrière. Son nom est Guïdare

La Guïdare, en effet, capitaine Yarhud, venait de mouiller en cette partie de la baie. Mais il ne semblait pas qu’elle dût y séjourner longtemps, car ses voiles ne furent point serrées, et un marin aurait reconnu qu’elle restait en appareillage.

«Vraiment, dit Nedjeb, ce serait délicieux de se promener sur cette jolie tartane, par une mer bien bleue, avec un peu de vent, qui la ferait incliner sous ses grandes ailes blanches!»

Puis, grâce à la mobilité de son imagination, la jeune Zingare, apercevant un coffret, déposé sur une petite table en laque de Chine, près du divan, alla l’ouvrir et en tira quelques bijoux.

«Et ces belles choses que le seigneur Ahmet a fait apporter pour vous, s’écria-t-elle. Il me semble que voilà bien une grande heure que nous ne les avons regardées!

– Le penses-tu? murmura Amasia, en prenant un collier et des bracelets, qui scintillèrent sous ses doigts.

– Avec ces bijoux, le seigneur Ahmet espère vous rendre encore plus belle, mais il n’y réussira pas!

– Que dis-tu, Nedjeb? répondit Amasia. Quelle femme ne gagnerait pas à s’orner de ces magnifiques parures? Vois ces diamants de Visapour! Ce sont des joyaux de feu, et ils semblent me regarder comme les beaux yeux de mon fiancé!

– Eh! chère maîtresse, lorsque les vôtres le regardent, ne lui faites-vous pas un cadeau qui vaut le sien?

– Folle! reprit Amasia. Et ce saphir d’Ormuz, et ces perles d’Ophir, et ces turquoises de Macédoine!…

– Turquoise pour turquoise! répondit Nedjeb, avec un joyeux rire, il n’y perd pas, le seigneur Ahmet?

– Heureusement, Nedjeb, il n’est pas là pour t’entendre!

– Bon! s’il était là, chère maîtresse, c’est lui-même qui vous dirait toutes ces vérités, et, de sa bouche, elles auraient un bien autre prix que de la mienne!»

Puis, prenant une paire de pantoufles, déposées près du coffret, Nedjeb se prit à dire:

«Et ces jolies babouches, toutes pailletées et passementées, avec des houppes de cygne, faites pour deux petits pieds que je connais!… Voyons laissez-moi vous les essayer!

– Essaye-les toi-même, Nedjeb.

– Moi?

– Ce ne serait pas la première fois que, pour me faire plaisir…

– Sans doute! sans doute! répondit Nedjeb. Oui! j’ai déjà essayé vos belles toilettes… et j’allais me montrer sur les terrasses de la villa… et l’on risquait de me prendre pour vous, chère maîtresse! C’est que j’étais bien belle ainsi!… Mais non! cela ne doit pas être, et aujourd’hui moins que jamais. – Voyons, essayez ces jolies pantoufles!

– Tu le veux?»

Et Amasia se prêta complaisamment au caprice de Nedjeb, qui la chaussa de pantoufles dignes d’être mises en évidence derrière quelque vitrine de bibelots précieux.

«Ah! comment ose-t-on marcher avec cela! s’écria la jeune Zingare. Et qui va être jalouse, maintenant? Votre tête, chère maîtresse, jalouse de vos petits pieds!

– Tu me fais rire, Nedjeb, répondit Amasia, et pourtant…

– Et ces bras, ces jolis bras, que vous laissez tout nus! Que vous ont-il donc fait? Le seigneur Ahmet ne les a pas oubliés, lui! Je vois là des bracelets qui leur iront à merveille! Pauvres petits bras, comme on vous traite!… Heureusement, je suis là!»

Et tout en riant, Nedjeb passait aux poignets de la jeune fille deux magnifiques bracelets, plus resplendissants sur cette peau blanche et chaude que sur le velours de leur écrin.

Amasia se laissait faire. Tous ces bijoux lui parlaient d’Ahmet, et, à travers l’incessant babil de Nedjeb, ses yeux, allant de l’un à l’autre, lui répondaient en silence.

«Chère Amasia!»

La jeune fille, à cette voix, se leva précipitamment.

Un jeune homme, dont les vingt-deux ans allaient bien aux seize ans de sa fiancée, était près d’elle. Taille au-dessus de la moyenne, tournure élégante, à la fois fière et gracieuse, yeux noirs d’une grande douceur, que la passion pouvait emplir d’éclairs, chevelure brune, dont les boucles tremblaient sous le «puckul» de soie, qui pendait à son fez, fines moustaches tracées à la mode albanaise, dents blanches, – enfin un air très aristocratique, si cette épithète pouvait avoir cours dans un pays où, le nom n’étant pas transmissible, il n’existe aucune aristocratie héréditaire.

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Ahmet était consciencieusement vêtu à la turque, et pouvait-il en être autrement du neveu d’un oncle qui se serait cru déshonoré en s’européanisant comme un simple fonctionnaire? Sa veste brodée d’or, son «chalwar» d’une coupe irréprochable, que ne surchargeait aucune passementerie de mauvais goût, sa ceinture qui l’enroulait d’un pli gracieux, son fez entouré d’un «saryk» en coton de Brousse, ses bottes de maroquin, lui faisaient un costume tout à son avantage.

Ahmet s’était avancé près de la jeune fille, il lui avait pris les mains, il l’avait doucement obligée à se rasseoir, tandis que Nedjeb s’écriait:

«Eh bien, seigneur Ahmet, avons-nous ce matin une lettre de Constantinople?

– Non, répondit Ahmet, pas même une lettre d’affaires de mon oncle Kéraban!

– Oh! le vilain homme! s’écria la jeune Zingare.

– Je trouve même assez inexplicable, reprit Ahmet, que le courrier n’ait apporté aucune correspondance de son comptoir. C’est le jour où, d’habitude, sans y manquer jamais, il règle ses opérations avec son banquier d’Odessa, et votre père n’a point reçu de lettre à ce sujet!

– En effet, mon cher Ahmet, de la part d’un négociant aussi régulier dans ses affaires que votre oncle Kéraban, cela a lieu d’étonner! Peut-être une dépêche?…

– Lui? envoyer une dépêche? Mais, chère Amasia, vous savez bien qu’il ne correspond pas plus par le télégraphe qu’il ne voyage par le chemin de fer! Utiliser ces inventions modernes, même pour ses relations commerciales! Il aimerait mieux, je crois, recevoir une mauvaise nouvelle par lettre, qu’une bonne par dépêche! Ah! l’oncle Kéraban!…

– Vous lui aviez écrit pourtant, cher Ahmet? demanda la jeune fille, dont les regards se levèrent doucement sur son fiancé.

– Je lui ai écrit dix fois pour presser son arrivée à Odessa, pour le prier de fixer à une date plus rapprochée la célébration de notre mariage! Je lui ai répété qu’il était un oncle barbare…

– Bien! s’écria Nedjeb.

– Un oncle sans cœur, tout en étant le meilleur des hommes!…

– Oh! fit Nedjeb, en secouant la tête.

– Un oncle sans entrailles, tout en étant un père pour son neveu!… Mais il m’a répondu que, pourvu qu’il arrivât avant six semaines, on ne pouvait rien lui demander de plus!

– Il nous faudra donc attendre son bon vouloir, Ahmet!

– Attendre, Amasia, attendre!… répondit Ahmet! Ce sont autant de jours de bonheur qu’il nous vole!

– Et on arrête des voleurs, oui! des voleurs, qui n’ont jamais fait pis! s’écria Nedjeb, en frappant du pied.

– Que voulez-vous? reprit Ahmet. J’essayerai encore d’attendrir mon oncle Kéraban. Si demain il n’a pas répondu à ma lettre, je pars pour Constantinople, et…

– Non, cher Ahmet, répondit Amasia, qui saisit la main du jeune homme, comme si elle eût voulu le retenir. Je souffrirais plus de votre absence que je ne me réjouirais de quelques jours gagnés pour notre mariage! Non! restez! Qui sait si quelque circonstance ne changera pas les idées de votre oncle?

– Changer les idées de l’oncle Kéraban! répondit Ahmet. Autant vaudrait essayer de changer le cours des astres, faire lever la lune à la place du soleil, modifier les lois du ciel!

– Ah! si j’étais sa nièce! dit Nedjeb.

– Et que ferais-tu, si tu étais sa nièce? demanda Ahmet.

– Moi!… J’irais si bien le saisir par son cafetan, répondit la jeune Zingare, que…

– Que tu déchirerais son cafetan, Nedjeb, et rien de plus!

– Eh bien, je le tirerais si vigoureusement par sa barbe…

– Que sa barbe te resterait dans la main!

– Et pourtant, dit Amasia, le seigneur Kéraban est le meilleur des hommes!

– Sans doute, sans doute, répondit Ahmet, mais tellement entêté, que s’il luttait d’entêtement avec un mulet, ce n’est pas pour le mulet que je parierais!»

 

 

Chapitre IX

Dans lequel il s’en faut bien peu que le plan du capitaine Yarhud ne réussisse.

 

n ce moment, un des serviteurs de l’habitation, – celui qui, d’après les usages ottomans, était uniquement destiné à annoncer les visiteurs, – parut à l’une des portes latérales de la galerie.

«Seigneur Ahmet, dit-il en s’adressant au jeune homme, un étranger est là, qui désirerait vous parler.

– Quel est-il? demanda Ahmet.

– Un capitaine maltais. Il insiste vivement pour que vous vouliez bien le recevoir.

– Soit! Je vais… répondit Ahmet.

– Mon cher Ahmet, dit Amasia, recevez ici ce capitaine, s’il n’a rien de particulier à vous dire.

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– C’est peut-être celui qui commande cette charmante tartane? fit observer Nedjeb, en montrant le petit bâtiment mouillé dans les eaux mêmes de l’habitation.

– Peut-être! répondit Ahmet. Faites entrer.»

Le serviteur se retira, et, un instant après, l’étranger se présentait à la porte de la galerie.

C’était bien le capitaine Yarhud, commandant la tartane Guïdare, rapide navire d’une centaine de tonneaux, aussi propre au cabotage de la mer Noire qu’à la navigation des Échelles du Levant.

A son grand déplaisir, Yarhud avait éprouvé quelque retard avant d’avoir pu jeter l’ancre à portée de la villa du banquier Sélim. Sans perdre une heure, après sa conversation avec Scarpante, l’intendant du seigneur Saffar, il s’était transporté de Constantinople à Odessa par les railways de la Bulgarie et de la Roumanie. Yarhud devançait ainsi de plusieurs jours l’arrivée du seigneur Kéraban, qui, dans sa lenteur de Vieux Turc, ne se déplaçait que de quinze à seize lieues par vingt-quatre heures; mais, à Odessa, il trouva le temps si mauvais, qu’il n’osa se hasarder à faire sortir la Guïdare du port, et dut attendre que le vent de nord-est eût hâlé un peu la terre d’Europe. Ce matin, seulement, sa tartane avait pu mouiller en vue de la villa. Donc, de ce chef, un retard qui ne lui donnait plus que peu d’avance sur le seigneur Kéraban et pouvait être préjudiciable à ses intérêts.

Yarhud devait maintenant agir sans perdre un jour. Son plan était tout indiqué: la ruse d’abord, la force ensuite, si la ruse échouait; mais il fallait que, le soir même, la Guïdare eût quitté la rade d’Odessa, ayant Amasia à son bord. Avant que l’éveil ne fût donné et qu’on pût la poursuivre, la tartane serait hors de portée avec ces brises de nord-ouest.

Les enlèvements de ce genre s’opèrent encore, et plus fréquemment qu’on ne saurait le croire, sur les divers points du littoral. S’ils sont assez fréquents dans les eaux turques, aux environs des parages de l’Anatolie, on doit également les redouter même sur les portions du territoire, directement soumis à l’autorité moscovite. Il y a quelques années à peine, Odessa avait été précisément éprouvée par une série de rapts, dont les auteurs sont demeurés inconnus. Plusieurs jeunes filles, appartenant à la haute société odessienne, disparurent, et il n’était que trop certain qu’elles avaient été enlevées à bord de bâtiments destinés à cet odieux commerce d’esclaves pour les marchés de l’Asie Mineure.

Or, ce que des misérables avaient fait dans cette capitale de la Russie méridionale, Yarhud comptait le refaire au profit du seigneur Saffar. La Guïdare n’en était plus à son coup d’essai en pareille matière, et son capitaine n’eût pas cédé à dix pour cent de perte les profits qu’il espérait retirer de cette entreprise «commerciale».

Voici quel était le plan de Yarhud: attirer la jeune fille à bord de la Guïdare, sous prétexte de lui montrer et de lui vendre diverses étoffes précieuses, achetées aux principales fabriques du littoral. Très probablement, Ahmet accompagnerait Amasia à sa première visite; mais peut-être y reviendrait-elle seule avec Nedjeb? Ne serait-il pas possible alors de prendre la mer, avant qu’on pût lui porter secours. Si, au contraire, Amasia ne se laissait pas tenter par les offres de Yarhud, si elle refusait de venir à bord, le capitaine maltais essayerait de l’enlever de vive force. L’habitation du banquier Sélim était isolée dans une petite anse, au fond de la baie, et ses gens n’étaient point en état de résister à l’équipage de la tartane. Mais, dans ce cas, il y aurait lutte. On ne tarderait pas à savoir en quelles conditions se serait fait l’enlèvement. Donc, dans l’intérêt des ravisseurs, mieux valait qu’il s’accomplit sans éclat.

«Le seigneur Ahmet? dit en se présentant le capitaine Yarhud, qui était accompagné d’un de ses matelots, portant sous son bras quelques coupons d’étoffes.

– C’est moi, répondit Ahmet. Vous êtes?…

– Le capitaine Yarhud, commandant la tartane Guïdare, qui est mouillée là, devant l’habitation du banquier Sélim.

– Et que voulez-vous?

– Seigneur Ahmet, répondit Yarhud, j’ai entendu parler de votre prochain mariage…

– Vous avez entendu parler là, capitaine, de la chose qui me tient le plus au cœur!

– Je le comprends, seigneur Ahmet, répondit Yarhud en se retournant vers Amasia. Aussi ai-je eu la pensée de venir mettre à votre disposition toutes les richesses que contient ma tartane.

– Eh! capitaine Yarhud, vous n’avez point eu là une mauvaise idée! répondit Ahmet.

– Mon cher Ahmet, en vérité, que me faut-il donc de plus? dit la jeune fille.

– Que sait-on? répondit Ahmet. Ces capitaines levantins ont souvent un choix d’objets précieux, et il faut voir…

– Oui! il faut voir et acheter, s’écria Nedjeb, quand nous devrions ruiner le seigneur Kéraban pour le punir de son retard!

– Et de quels objets se compose votre cargaison, capitaine? demanda Ahmet.

– D’étoffes de prix que j’ai été chercher dans les lieux de production, répondit Yarhud, et dont je fais habituellement le commerce.

– Eh bien, il faudra montrer cela à ces jeunes femmes! Elles s’y connaissent beaucoup mieux que moi, et je serai heureux, ma chère Amasia, si le capitaine de la Guïdare a dans sa cargaison quelques étoffes qui puissent vous plaire!

– Je n’en doute pas, répondit Yarhud, et, d’ailleurs, j’ai eu soin d’apporter divers échantillons que je vous prie d’examiner, avant même de venir à bord.

– Voyons! voyons! s’écria Nedjeb. Mais je vous préviens, capitaine, que rien ne peut être trop beau pour ma maîtresse!

– Rien, en effet!» répondit Ahmet.

Sur un signe de Yarhud, le matelot avait étalé plusieurs échantillons, que le capitaine de la tartane présenta à la jeune fille.

«Voici des soies de Brousse, brodées d’argent, dit-il, et qui viennent de faire leur apparition dans les bazars de Constantinople.

– Cela est vraiment d’un beau travail, répondit Amasia, en regardant ces étoffes, qui, sous les doigts agiles de Nedjeb, scintillaient comme si elles eussent été tissues de rayons lumineux.

– Voyez! voyez! répétait la jeune Zingare. Nous n’aurions pas trouvé mieux chez les marchands d’Odessa!

– En vérité, cela semble avoir été fabriqué exprès pour vous, ma chère Amasia! dit Ahmet.

– Je vous engage aussi, reprit Yarhud, à bien examiner ces mousselines de Scutari et de Tournovo. Vous pourrez juger, sur cet échantillon, de la perfection du travail; mais c’est à bord que vous serez émerveillés par la variété des dessins et l’éclat des couleurs de ces tissus.

– Eh bien, c’est entendu, capitaine, nous irons rendre visite a la Guïdare! s’écria Nedjeb.

– Et vous ne le regretterez pas, reprit Yarhud. Mais permettez-moi de vous montrer encore quelques autres articles. Voici des brocarts diamantés, des chemises de soie crêpée à rayures diaphanes, des tissus pour féredjés, des mousselines pour iachmaks, des châles de Perse pour ceinture, des taffetas pour pantalons…»

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Amasia ne se lassait pas d’admirer ces magnifiques étoffes que le capitaine maltais faisait chatoyer sous ses yeux avec un art infini. Pour peu qu’il fût aussi bon marin qu’il était habile marchand, la Guïdare devait être habituée aux navigations heureuses. Toute femme, – et les jeunes dames turques ne font point exception, – se fût laissé tenter à la vue de ces tissus empruntés aux meilleures fabriques de l’Orient.

Ahmet vit aisément combien sa fiancée les regardait avec admiration. Certainement, ainsi que l’avait dit Nedjeb, ni les bazars d’Odessa, ni ceux de Constantinople, – pas même les magasins de Ludovic, le célèbre marchand arménien, – n’eussent offert un choix plus merveilleux.

«Chère Amasia, dit Ahmet, vous ne voudriez pas, n’est-il pas vrai, que ce honnête capitaine se fût dérangé pour rien? Puisqu’il vous montre de si belles étoffes, et puisque sa tartane en apporte de plus belles encore, nous irons visiter sa tartane.

– Oui! oui! s’écria Nedjeb, qui ne tenait plus en place et courait déjà vers la mer.

– Et nous trouverons bien, ajouta Ahmet, quelque soierie qui plaise à cette folle de Nedjeb!

– Eh! ne faut-il point qu’elle fasse honneur à sa maîtresse, répondit Nedjeb, le jour où l’on célébrera son mariage avec un seigneur aussi généreux que le seigneur Ahmet?

– Et, surtout, aussi bon! ajouta la jeune fille, en tendant la main à son fiancé.

– Voilà qui est convenu, capitaine, dit Ahmet. Vous nous recevrez à bord de votre tartane.

– A quelle heure? demanda Yarhud, car je veux être là pour vous montrer toutes mes richesses?

– Eh bien… dans l’après-midi.

– Pourquoi pas tout de suite? s’écria Nedjeb.

– Oh! l’impatiente! répondit en riant Amasia. Elle est encore plus pressée que moi de visiter ce bazar flottant! On voit bien qu’Ahmet lui a promis quelque cadeau, qui la rendra plus coquette encore!

– Coquette, s’écria Nedjeb, de sa voix caressante, coquette pour vous seule, ma bien-aimée maîtresse!

– Il ne tient qu’à vous, seigneur Ahmet, dit alors le capitaine Yarhud, de venir dès à présent visiter la Guïdare. Je puis héler mon canot, il accostera au pied de la terrasse, et, en quelques coups d’avirons, il vous aura déposé à bord.

– Faites donc, capitaine, répondit Ahmet.

– Oui… à bord! s’écria Nedjeb.

– A bord, puisque Nedjeb le veut!» ajouta la jeune fille.

Le capitaine Yarhud ordonna à son matelot de réemballer tous les échantillons qu’il avait apportés.

Pendant ce temps, il se dirigea vers la balustrade, à l’extrémité de la terrasse, et lança un long hélement.

On put aussitôt voir quelque mouvement se faire sur le pont de la tartane. Le grand canot, hissé sur les pistolets de bâbord, fut lestement descendu à la mer; puis, moins de cinq minutes après, une embarcation, effilée et légère, sous l’impulsion de ses quatre avirons, venait accoster les premiers degrés de la terrasse.

Le capitaine Yarhud fit alors signe au seigneur Ahmet que le canot était à sa disposition.

Yarhud, malgré tout l’empire qu’il possédait sur lui-même, ne fut pas sans éprouver une vive émotion. N’était-ce pas là une occasion qui se présentait d’accomplir cet enlèvement? Le temps pressait, car le seigneur Kéraban pouvait arriver d’une heure à l’autre. Rien ne prouvait, d’ailleurs, qu’avant d’opérer ce voyage insensé autour de la mer Noire, il ne voudrait pas célébrer dans le plus bref délai le mariage d’Amasia et d’Ahmet. Or, Amasia, femme d’Ahmet, ne serait plus la jeune fille qu’attendait le palais du seigneur Saffar!

Oui! le capitaine Yarhud se sentit tout soudainement poussé à quelque coup de force. C’était bien dans sa nature brutale, qui ne connaissait aucun ménagement. Au surplus, les circonstances étaient propices, le vent favorable pour se dégager des passes. La tartane serait en pleine mer, avant qu’on eût pu songer à la poursuivre, au cas où la disparition de la jeune fille se fût subitement ébruitée. Certainement, Ahmet absent, si Amasia et Nedjeb seules eussent rendu visite à la Guïdare, Yarhud n’aurait pas hésité à se mettre en appareillage et à prendre la mer, dès que les deux jeunes filles, sans défiance, auraient été occupées à faire un choix dans la cargaison. Il eût été facile de les retenir prisonnières dans l’entrepont, d’étouffer leurs cris, jusqu’au sortir de la baie. Ahmet présent, c’était plus difficile, non impossible cependant. Quant à se débarrasser plus tard de ce jeune homme, si énergique qu’il fût, même au prix d’un meurtre, cela n’était pas pour gêner le capitaine de la Guïdare. Le meurtre serait porté sur la note, et le rapt payé plus cher par le seigneur Saffar, voilà tout.

Yarhud attendait donc sur les marches de la terrasse, tout en réfléchissant à ce qu’il convenait de faire, que le seigneur Ahmet et ses compagnes se fussent embarqués dans le canot de la Guïdare. Le léger bâtiment se balançait avec grâce sur ces eaux légèrement gonflées par la brise, à moins d’une encablure.

Ahmet, se tenant sur la dernière marche, avait déjà aidé Amasia à prendre place sur le banc d’arrière de l’embarcation, lorsque la porte de la galerie s’ouvrit. Puis, un homme, âgé d’une cinquantaine d’années au plus, dont l’habillement turc se rapprochait du vêtement européen, entra précipitamment, en criant:

«Amasia?… Ahmet?»

C’était le banquier Sélim, le père de la jeune fiancée, le correspondant et l’ami du seigneur Kéraban.

«Ma fille?… Ahmet?» répéta Sélim.

Amasia, reprenant la main que lui tendait Ahmet, débarqua aussitôt et s’élança sur la terrasse.

«Mon père, qu’y a-t-il? demanda-t-elle. Quel motif vous ramène si vite de la ville?

– Une grande nouvelle!

– Bonne?… demanda Ahmet.

– Excellente! répondit Sélim. Un exprès, envoyé par mon ami Kéraban, vient de se présenter à mon comptoir!

– Est-il possible? s’écria Nedjeb.

– Un exprès, qui m’annonce son arrivée, répondit Sélim, et ne le précède même que de peu d’instants!

– Mon oncle Kéraban! répétait Ahmet… mon oncle Kéraban n’est plus à Constantinople?

– Non, et je l’attends ici!»

Fort heureusement pour le capitaine de la Guïdare, personne ne vit le geste de colère qu’il ne put retenir. L’arrivée immédiate de l’oncle d’Ahmet était la plus grave éventualité qu’il pût redouter pour l’accomplissement de ses projets.

«Ah! le bon seigneur Kéraban! s’écria Nedjeb.

– Mais pourquoi vient-il? demanda la jeune fille.

– Pour votre mariage, chère maîtresse! répondit Nedjeb. Sans cela, que viendrait-il faire à Odessa?

– Cela doit être, dit Sélim.

– Je le pense! répondit Ahmet, Pourquoi aurait-il quitté Constantinople, sans ce motif? Il se sera ravisé, mon digne oncle! Il a abandonné son comptoir, ses affaires, brusquement, sans prévenir!… C’est une surprise qu’il a voulu nous faire!

– Comme il va être reçu! s’écria Nedjeb, et quel bon accueil l’attend ici!

– Et son exprès ne vous a rien dit de ce qui l’amène, mon père? demanda Amasia.

– Rien, répondit Sélim. Cet homme a pris un cheval à la maison de poste de Majaki, où la voiture de mon ami Kéraban s’était arrêtée pour relayer. Il est arrivé au comptoir, afin de m’annoncer que mon ami Kéraban viendrait directement ici, sans s’arrêter à Odessa, et par conséquent, d’un instant à l’autre, mon ami Kéraban va apparaître!»

Si l’ami Kéraban pour le banquier Sélim, l’oncle Kéraban pour Amasia et Ahmet, le seigneur Kéraban pour Nedjeb, fut «par contumace» salué en cet instant des qualifications les plus aimables, il est inutile d’y insister. Cette arrivée, c’était la célébration du mariage à bref délai! C’était le bonheur des fiancés à courte échéance! L’union tant souhaitée n’attendrait même plus le délai fatal pour s’accomplir! Ah! si le seigneur Kéraban était le plus entêté, c’était aussi le meilleur des hommes!

Yarhud, impassible, assistait à toute cette scène de famille. Cependant, il n’avait point renvoyé son canot. Il lui importait de savoir quels étaient, au juste, les projets du seigneur Kéraban. Ne pouvait-il craindre, en effet, que celui-ci ne voulût célébrer le mariage d’Amasia et d’Ahmet, avant de continuer son voyage autour de la mer Noire?

En ce moment, des voix que dominait une voix plus impérieuse se firent entendre au dehors. La porte s’ouvrit, et, suivi de Van Mitten, de Bruno, de Nizib, apparut le seigneur Kéraban.

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