Jules Verne
Kéraban-le-têtu
(Chapitre XIII-XVII)
101 dessins et un carte, par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dans lequel on traverse obliquement l’ancienne Tauride,
et avec quel attelage on en sort.
a Crimée! cette Chersonèse taurique des anciens, un quadrilatère, ou plutôt un losange irrégulier, qui semble avoir été enlevé au plus enchanteur des rivages de l’Italie, une presqu’île dont M. Ferdinand de Lesseps ferait une île en deux coups de canif, un coin de terre qui fut l’objectif de tous les peuples jaloux de se disputer l’empire d’Orient, un ancien royaume du Bosphore, que soumirent successivement les Héracléens, six cents ans avant l’ère chrétienne, puis, Mithridate, les Alains, les Goths, les Huns, les Hongrois, les Tartares, les Génois, une province enfin dont Mahomet II fit une riche dépendance de son empire, et que Catherine II rattacha définitivement à la Russie en 1791!
Comment cette contrée, bénie des dieux et disputée des mortels, eût-elle pu échapper à l’enlacement des légendes mythologiques? N’a-t-on pas voulu retrouver dans les marécages du Sivach des traces des gigantesques travaux de ce problématique peuple des Atlantes? Les poètes de l’antiquité n’ont-ils pas placé une entrée des Enfers près du cap Kerberian, dont les trois môles formaient le Cerbère aux trois têtes? Iphigénie, la fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, devenue prêtresse de Diane, en Tauride, ne fut-elle pas sur le point d’immoler à la chaste déesse son frère Oreste, jeté par les vents aux rivages du cap Parthenium?
Et maintenant, la Crimée, dans sa partie méridionale, qui vaut plus à elle seule que toutes les arides îles de l’archipel, avec ce Tchadir-Dagh, qui montre à quinze cents mètres d’altitude sa table où l’on pourrait dresser un festin pour tous les dieux de l’Olympe, ses amphithéâtres de forêts, dont le manteau de verdure s’étend jusqu’à la mer, ses bouquets de marronniers sauvages, de cyprès, d’oliviers, d’arbres de Judée, d’amandiers, de cythises, ses cascades chantées par Pouschkine, n’est-elle point le plus beau joyau de cette couronne de provinces, qui s’étendent de la mer Noire à la mer Arctique? N’est-ce pas sous ce climat vivifiant et tempéré, que les Russes du nord, aussi bien que les Russes du sud, viennent chercher, les uns un refuge contre les âpretés de l’hiver hyperboréen, les autres un abri contre les desséchantes brises de l’été? N’est-ce pas là, autour de ce cap Aïa, ce front de bélier, qui fait tête aux flots du Pont-Euxin, à l’extrême pointe sud de la Tauride, que se sont fondées ces colonies de châteaux, de villas, de cottages, Yalta, Aloupka, qui appartient au prince Woronsow, manoir féodal à l’extérieur, rêve d’une imagination orientale à l’intérieur, Kisil-Tasch, au comte Poniatowski, Arteck, au prince André Galitzine, Marsanda, Orcanda, Eriklik, propriétés impériales, Livadia, palais admirable, avec ses sources vives, ses torrents capricieux, ses jardins d’hiver, retraite favorite de l’impératrice de toutes les Russies?
Il semble, en outre, que l’esprit le plus curieux, le plus sentimental, le plus artiste, le plus romantique, trouverait à satisfaire ses aspirations dans ce coin de terre, – un vrai microcosme, dans lequel l’Europe et l’Asie se donnent rendez-vous. Là, sont réunis des villages tartares, des bourgades grecques, des villes orientales avec mosquées et minarets, muezzins et derviches, des monastères du rite russe, des seraïs de khans, des thébaïdes où sont venues s’ensevelir quelques romanesques aventures, des lieux saints vers les quels rayonnent les pèlerinages, une montagne juive qui appartient à la tribu des Karaïtes, et une vallée de Josaphat, creusée comme une succursale de la célèbre vallée du Cédron, où des milliards de justiciables doivent se réunir au son des trompettes du jugement dernier.
Que de merveilles aurait eu à visiter Van Mitten! Que d’impressions à noter en ce pays où l’entraînait son étrange destinée! Mais son ami Kéraban ne voyageait pas pour voir, et Ahmet, qui, d’ailleurs, connaissait toutes ces splendeurs de la Crimée, ne lui eût pas accordé une heure pour en prendre un aperçu sommaire.
«Peut-être, après tout, peut-être, se disait Van Mitten, me sera-t-il possible, en passant, de saisir une légère impression de cette antique Chersonèse, si justement vantée?»
Il ne devait point en être ainsi. La chaise allait se lancer par le plus court, suivant une ligne oblique du nord au sud-ouest, sans atteindre ni le centre ni la côte méridionale de l’ancienne Tauride.
En effet, l’itinéraire tel qu’il suit avait été arrêté en un conseil, où le Hollandais n’avait pas eu même voix consultative. Si, en traversant la Crimée, on économisait le tour de la mer d’Azof, – qui eût allongé de cent cinquante lieues, au moins, ce voyage circulaire, – on gagnait encore une partie du parcours, en coupant droit de Pérékop sur la presqu’île de Kertsch. Puis, de l’autre côté du détroit d’Iénikalé, la presqu’île de Taman offrirait un passage régulier jusqu’au littoral caucasien.
La chaise roula donc sur l’étroit isthme, auquel la Crimée pend comme une magnifique orange à la branche d’un oranger. D’un côté, c’était la baie de Pérékop, de l’autre les marais de Sivach, plus connus sous le nom de mer Putride, vaste étang de deux milliards de mètres carrés, alimenté par les eaux de la Tauride et par les eaux de la mer d’Azof, auxquelles la coupure de Ghénitché sert de canal.
En passant, les voyageurs purent observer ce Sivach, qui n’a guère qu’un mètre de profondeur en moyenne, et dont le degré de salure est presque au point de saturation, en de certains endroits. Or, comme c’est dans ces conditions que le sel cristallisé commence à se déposer naturellement, on pourrait faire de cette mer Putride l’une des plus productives salines du globe.
Mais il faut le dire, à longer ce Sivach, il n’y a rien de bien agréable pour l’odorat. L’atmosphère s’y mélange d’une certaine quantité d’acide sulfhydrique, et les poissons, qui pénètrent dans ce lac, y trouvent presque aussitôt la mort. Ce serait donc là comme un équivalent du lac Asphaltite de la Palestine.
C’est au milieu de ces marais que se dessine le railway, qui descend d’Alexandroff à Sébastopol. Aussi, le seigneur Kéraban put-il entendre avec horreur les sifflets assourdissants que lançaient, dans la nuit, les locomotives hennissantes, en courant sur ces rails auxquels viennent se heurter parfois les lourdes eaux de la mer Putride.
Le lendemain, 31 août, pendant la journée, le chemin se déroula au milieu d’une campagne verdoyante. C’étaient des bouquets d’oliviers, dont les feuilles, en se retournant sous la brise, semblaient frétiller comme une pluie de vif-argent, des cyprès d’un vert qui touchait au noir, des chênes magnifiques, des arbousiers de haute taille. Partout, sur les coteaux, s’étageaient des lignes de ceps, qui produisent, sans trop d’infériorité, quelques crus des vignobles de France.
Cependant, sous l’instigation d’Ahmet, grâce à ces poignées de roubles qu’il prodiguait, les chevaux étaient toujours prêts à s’atteler à la chaise, et les postillons, stimulés, coupaient par le plus court. Le soir, on avait dépassé la bourgade de Dorte, et quelques lieues plus loin, on retrouvait les bords de la mer Putride.
En cet endroit, la curieuse lagune n’est séparée de la mer d’Azof que par une langue de sable peu élevée, faite d’un bourrelet de coquilles, dont la largeur moyenne peut être évaluée à un quart de lieue.
Cette langue s’appelle flèche d’Arabat. Elle s’étend depuis le village de ce nom, au sud, jusqu’à Ghénitché, au nord, – en terre ferme, – coupée seulement en cet endroit par une saignée de trois cents pieds, par laquelle entrent les eaux de la mer d’Azof, ainsi qu’il a été dit plus haut.
Avec le lever du jour, le seigneur Kéraban et ses compagnons furent entourés de vapeurs humides, épaisses, malsaines, qui se dissipèrent peu à peu sous l’action des rayons solaires.
La campagne était moins boisée, plus déserte aussi. On y voyait paître en liberté des dromadaires de grande taille, – ce qui faisait de cette contrée comme une annexe du désert arabique. Les charrettes qui passaient, construites en bois, sans un seul morceau de fer, assourdissaient l’air en grinçant sur leurs essieux frottés de bitume. Tout cet aspect est assez primitif; mais, dans les maisons des villages, dans les fermes isolées, se retrouve encore la générosité de l’hospitalité tartare. Chacun peut y entrer, s’asseoir à la table du maître, puiser aux plats qui y sont incessamment servis, manger à sa faim, boire à sa soif, et s’en aller avec un simple «merci» pour toute rétribution.
Il va sans dire que les voyageurs n’abusèrent jamais de la simplicité de ces vieilles coutumes, qui ne tarderont pas à disparaître. Ils laissèrent toujours et partout, sous forme de roubles, des marques suffisantes de leur passage. Le soir, l’attelage, épuisé par une longue course, s’arrêtait à la bourgade d’Arabat, à l’extrémité sud de la flèche.
Là, sur le sable, s’élève une forteresse, au pied de laquelle les maisons sont bâties pêle-mêle. Partout des massifs de fenouil, qui sont de véritables réceptacles à couleuvres, et des champs de pastèques, dont la récolte est extrêmement abondante.
Il était neuf heures du soir, lorsque la chaise fit halte devant une auberge d’assez mince apparence. Mais, il faut en convenir, c’était encore la meilleure de l’endroit. En ces régions perdues de la Chersonèse, il ne convenait pas de se montrer trop difficile.
«Neveu Ahmet, dit le seigneur Kéraban, voilà plusieurs nuits et plusieurs jours que nous courons sans stationner ailleurs qu’aux relais de poste. Or, je ne serais pas fâché de m’étendre quelques heures dans un lit, fut-ce même dans un lit d’auberge.
– Et moi, j’en serais enchanté, ajouta Van Mitten, en se redressant sur les reins.
– Quoi! perdre douze heures! s’écria Ahmet. Douze heures sur un voyage de six semaines!
– Veux-tu que nous entamions une discussion à ce sujet? demanda Kéraban, de ce ton quelque peu agressif qui lui allait si bien.
– Non, mon oncle, non! répondit Ahmet. Du moment que vous avez besoin de repos…
– Oui! j’en ai besoin, Van Mitten aussi, et Bruno, je suppose, et même Nizib, qui ne demandera pas mieux!
– Seigneur Kéraban, répondit Bruno, directement interpellé, je regarde cette idée comme une des meilleures que vous ayez jamais eues, surtout si un bon souper nous prépare à bien dormir!»
L’observation de Bruno venait très à propos. Les provisions de la chaise étaient presque épuisées. Ce qui en restait, dans les coffres, il importait de n’y point toucher, avant d’être arrivé à Kertsch, ville importante de la presqu’île de ce nom, où elles pourraient être abondamment renouvelées.
Malheureusement, si les lits de l’auberge d’Arabat étaient à peu près convenables, même pour des voyageurs de cette importance, l’office laissait à désirer. Ils ne sont pas nombreux, les touristes qui, n’importe à quelle époque de l’année, s’aventurent vers les extrêmes confins de la Tauride. Quelques marchands ou négociants sauniers, dont les chevaux ou les charrettes fréquentent la route de Kertsch à Pérékop, tels sont les principaux chalands de l’auberge d’Arabat, gens peu difficiles, sachant coucher à la dure et manger ce qui se rencontre.
Le seigneur Kéraban et ses compagnons durent donc se contenter d’un assez maigre menu, c’est à dire un plat de pilaw, qui est toujours le mets national, mais avec plus de riz que de poulet et plus d’os de carcasse que de blancs d’ailes. En outre, ce volatile était si vieux, et, par suite, si dur, qu’il faillit résister à Kéraban lui-même; mais les solides molaires de l’entêté personnage eurent raison de sa coriacité, et, en cette circonstance, il ne céda pas plus que d’habitude.
A ce plat réglementaire succéda une véritable terrine de «yaourtz» ou lait caillé, qui arriva fort à propos pour faciliter la déglutition du pilaw; puis, apparurent des galettes assez appétissantes, connues sous le nom de «katlamas» dans le pays.
Bruno et Nizib furent un peu moins bien, ou un peu plus mal partagés, comme on voudra, que leurs maîtres. Certes, leurs mâchoires auraient eu raison du plus récalcitrant des poulets; mais ils n’eurent pas l’occasion de les exercer. Le pilaw fut remplacé sur leur table par une sorte de substance noirâtre, fumée comme une plaque de cheminée, après un long séjour au fond de l’âtre.
«Qu’est-ce que cela? demanda Bruno.
– Je ne saurais le dire, répliqua Nizib.
– Comment, vous qui êtes du pays?…
– Je ne suis pas du pays.
– A peu près, puisque vous êtes turc! répondit Bruno. Eh bien, mon camarade, goûtez un peu à cette semelle desséchée, et vous me direz ce qu’il faut en penser!»
Et Nizib, toujours docile, mordit à belles dents dans le morceau de ladite semelle.
«Eh bien?… demanda Bruno.
– Eh bien, ça n’est pas bon, certes! mais ça se laisse manger tout de même!
– Oui, Nizib, quand on meurt de faim et qu’on n’a pas autre chose à se mettre sous la dent!»
Et Bruno y goûta à son tour, en homme décidé à risquer le tout pour le tout.
En somme, cela pouvait passer, en l’aidant de quelques verres d’une sorte de bière alcoolisée, – ce que firent les deux convives.
Mais, soudain, Nizib de s’écrier:
«Eh! Allah me vienne en aide!
– Qu’est-ce qui vous prend, Nizib?
– Si ce que j’ai mangé là était du porc?…
– Du porc! répliqua Bruno. Ah! c’est juste, Nizib! Un bon musulman comme vous ne peut se nourrir de cet excellent mais immonde animal! Eh bien! il me semble que, si ce mets inconnue est du porc, vous n’avez plus qu’une chose à faire!
– Et laquelle?
– C’est de le digérer tout tranquillement, maintenant qu’il est mangé!»
Cela ne laissait pas d’inquiéter Nizib, très observateur des lois du Prophète, et, comme il se sentait la conscience profondément troublée, Bruno dut aller aux informations près du maître de l’auberge.
Nizib fut alors rassuré et put laisser sa digestion s’accomplir sans aucun remords. Ce n’était même pas de la viande, c’était du poisson, du shebac, une sorte de Saint-Pierre, que l’on fend en deux comme une morue, que l’on sèche au soleil, que l’on fume, en le suspendant au-dessus de l’âtre, que l’on mange cru ou à peu près, et dont il se fait une exportation considérable pour tout le littoral du port de Rostow, situé au fond de la pointe nord-est de la mer d’Azof.
Maîtres et serviteurs durent donc se contenter de ce maigre souper de l’auberge d’Arabat. Les lits leur parurent plus durs que les coussins de la voiture; mais, enfin, ils n’étaient point soumis aux cahoteuses secousses d’une route, ils ne remuaient pas, et le sommeil qu’ils trouvèrent dans ces chambres peu confortables, fut suffisant pour les remettre de leurs précédentes fatigues.
Le lendemain, 2 septembre, dès le soleil levant, Ahmet était sur pied, et s’occupait de chercher la maison de poste, pour y prendre des chevaux de relais. L’attelage de la veille, surmené par une étape, longue et dure, n’aurait pu se remettre en route, sans avoir pris au moins vingt-quatre heures de repos.
Ahmet comptait amener la chaise toute attelée à l’auberge, de manière que son oncle et Van Mitten n’eussent plus qu’à y monter pour suivre le chemin de la presqu’île de Kertsch.
La maison de poste était bien là, à l’extrémité du village, avec son toit agrémenté de ces crosses de bois qui ressemblent à des manches de contrebasse; mais, de chevaux frais, il n’y avait point apparence. L’écurie était vide et, même à prix d’or, le maître n’aurait pu en fournir.
Ahmet, très désappointé de ce contre-temps, revint donc à l’auberge. Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Bruno et Nizib, prêts à partir, attendaient que la chaise arrivât. Déjà même, l’un d’eux, – il est inutile de le nommer, – commençait à donner de visibles signes d’impatience.
«Eh bien, Ahmet, s’écria-t-il, tu reviens seul? Faut-il donc que nous allions chercher la chaise au relais?
– Ce serait malheureusement inutile, mon oncle! répondit Ahmet. Il n’y a plus un seul cheval!
– Pas de chevaux?… dit Kéraban.
– Et nous ne pourrons en avoir que demain!
– Que demain?…
– Oui! C’est vingt-quatre heures à perdre!
– Vingt-quatre heures à perdre! s’écria Kéraban, mais j’entends ne pas en perdre dix, pas même cinq, pas même une!
– Cependant, fit observer le Hollandais à son ami, qui se montait déjà, s’il n’y a pas de chevaux?…
– Il y en aura!» répondit le seigneur Kéraban.
Et sur un signe, tous le suivirent.
Un quart d’heure plus tard, ils atteignaient le relais et s’arrêtaient devant la porte.
Le maître de poste se tenait sur le seuil, dans la nonchalante attitude d’un homme qui sait parfaitement qu’on ne pourra l’obliger à donner ce qu’il n’a pas.
«Vous n’avez plus de chevaux? demanda Kéraban, d’un ton peu accommodant déjà.
– Je n’ai que ceux qui vous ont amenés hier soir, répondit le maître de poste, et ils ne peuvent marcher.
– Eh pourquoi, s’il vous plaît, n’avez-vous pas de chevaux frais dans vos écuries?
– Parce qu’ils ont été pris par un seigneur turc, qui se rend à Kertsch, d’où il doit gagner Poti, après avoir traversé le Caucase.
– Un seigneur turc, s’écria Kéraban! Un de ces Ottomans à la mode européenne, sans doute! Vraiment! ils ne se contentent pas de vous embarrasser dans les rues de Constantinople, il faut encore qu’on les rencontre sur les routes de la Crimée! – Et quel est-il?
– Je sais qu’il se nomme le seigneur Saffar, voilà tout, répondit tranquillement le maître de poste.
– Eh bien, pourquoi vous êtes-vous permis de donner ce qui vous restait de chevaux à ce seigneur Saffar? demanda Kéraban, avec l’accent du plus parfait mépris.
– Parce que ce voyageur est arrivé au relais, hier matin, douze heures avant vous, et que les chevaux étant disponibles, je n’avais aucune raison pour les lui refuser.
– Il y en avait, au contraire!…
– Il y en avait?… répéta le maître de poste.
– Sans doute, puisque je devais arriver!»
Que peut-on répondre à des arguments de cette valeur? Van Mitten voulut intervenir: il en fut pour une bourrade de son ami. Quant au maître de poste, après avoir regardé le seigneur Kéraban d’un air goguenard, il allait rentrer dans sa maison, lorsque celui-ci l’arrêta, en disant:
«Peu importe, après tout! Que vous ayez des chevaux ou non, il faut que nous partions à l’instant!
– A l’instant?… répondit le maître de poste. Je vous répète que je n’ai pas de chevaux.
– Trouvez-en!
– Il n’y en a pas à Arabat.
– Trouvez-en deux, trouvez-en un, répondit Kéraban, qui commençait à ne plus se posséder, trouvez-en la moitié d’un… mais trouvez-en!
– Cependant, s’il n’y en a pas?… crut devoir répéter doucement le conciliant Van Mitten.
– Il faut qu’il y en ait!
– Peut-être pourriez-vous nous procurer un attelage de mules ou mulets? demanda Ahmet au maître de poste.
– Soit! des mules ou des mulets! ajouta le seigneur Kéraban. Nous nous en contenterons!
– Je n’ai jamais vu ni mules ni mulets dans la province! répondit le maître de poste.
– Eh bien, il en voit un aujourd’hui, murmura Bruno à l’oreille de son maître, en désignant Kéraban, et un fameux!
– Des ânes alors?… dit Ahmet.
– Pas plus d’ânes que de mulets!
– Pas plus d’ânes!… s’écria le seigneur Kéraban. Ah ça! vous moquez-vous de moi, monsieur le maître de poste! Comment, pas d’ânes dans le pays! Pas de quoi faire un attelage, quel qu’il soit? Pas de quoi relayer une voiture?»
Et l’obstiné personnage, en parlant ainsi, jetait des regards courroucés, à droite et à gauche, sur une douzaine d’indigènes, qui s’étaient assemblés à la porte du relais.
«Il serait capable de les faire atteler à sa chaise! dit Bruno.
Oui!… eux ou nous!» répondit Nizib, en homme qui connaissait bien son maître.
Cependant, puisqu’il n’y avait ni chevaux, ni mulets, ni ânes, il devenait évident qu’on ne pourrait partir. Donc, nécessité de se résigner à un retard de vingt-quatre heures. Ahmet, que cela contrariait autant que son oncle, allait pourtant essayer de lui faire entendre raison en présence de cette impossibilité absolue, lorsque le seigneur Kéraban de s’écrier:
«Cent roubles à qui me procurera un attelage!»
Un certain frémissement courut parmi les indigènes d’Arabat. L’un d’eux s’avança résolument.
«Seigneur Turc, dit-il, j’ai deux dromadaires à vendre!
– Je les achète!» répondit Kéraban.
Atteler des dromadaires à une chaise de poste, cela ne s’était jamais vu. Cela se vit cette fois.
En moins d’une heure le marché fut conclu, et pour un bon prix. Peu importait! Le seigneur Kéraban en eût payé le double. Les deux bêtes furent donc harnachées tant bien que mal, attelées aux brancards, et, sous la promesse d’un pourboire exceptionnel, leur ex-propriétaire, transformé en postillon, se campa en avant de la bosse de l’un de ces ruminants; puis, la chaise, au grand ébahissement de la population d’Arabat, mais à l’extrême satisfaction des voyageurs, descendit la route de Kertsch au trot allongé de son étrange attelage.
Le soir, on arrivait sans encombre au village d’Argin, à douze lieues d’Arabat.
Pas de chevaux au relais, et toujours, par suite du passage du seigneur Saffar. Il fallut se résoudre à coucher à Argin, afin de donner quelque repos aux dromadaires.
Le lendemain matin, 3 septembre, la chaise repartait dans les mêmes conditions, franchissant dans la journée la distance qui sépare Argin du village de Marienthal, soit dix-sept lieues, y passait la nuit, le quittait dès l’aube, et, dans la soirée, après une étape de douze lieues, arrivait à Kertsch, sans accidents, mais non sans rudes secousses, dues aux coups de colliers de ces robustes bêtes, mal dressées à ce genre de service.
En somme, le seigneur Kéraban et ses compagnons, partis depuis le 17 août, après dix-neuf jours de marche, avaient accompli les trois septièmes de leur voyage, – trois cents lieues environ sur sept cents. Ils étaient donc dans une bonne moyenne, et, s’ils s’y maintenaient pendant vingt-six jours encore, jusqu’au 30 septembre courant, ils devaient avoir achevé le tour de la mer Noire dans les délais voulus.
«Et pourtant, répétait souvent Bruno à son maître, j’ai la pressentiment que cela finira mal!
– Pour mon ami Kéraban?
– Pour votre ami Kéraban… ou pour ceux qui l’accompagnent!
Dans lequel le seigneur Kéraban se montre plus fort en géographie
que ne le croyait son neveu Ahmet.
a ville de Kertsch est située sur la presqu’île qui porte son nom, à l’extrémité orientale de la Tauride. Elle est assise en croissant sur la côte nord de cette langue de terre. Un mont, sur lequel s’élevait autrefois l’acropole, la domine majestueusement. C’est le mont Mithridate. Le nom de ce terrible et implacable ennemi des Romains, qui faillit les chasser de l’Asie, ce général audacieux, ce polyglotte émérite, ce toxicologue légendaire, a justement sa place au front d’une cité qui fut la capitale du royaume du Bosphore. C’est là que ce roi de Pont, ce terrible Eupator, se fit percer de l’épée d’un soldat gaulois, après avoir vainement tenté d’empoisonner ce corps de fer, qu’il avait habitué aux poisons.
Tel fut le petit cours d’histoire que Van Mitten, pendant une demi-heure de halte, crut devoir faire à ses compagnons. Ce qui lui attira cette réponse de son ami Kéraban:
«Mithridate n’était qu’un maladroit!
– Et pourquoi? demanda Van Mitten.
– S’il voulait s’empoisonner sérieusement, il n’avait qu’a aller dîner à notre auberge d’Arabat!»
Là-dessus, le Hollandais ne crut pas devoir continuer l’éloge de l’époux de la belle Monime; mais il se promit bien de visiter sa capitale, pendant les quelques heures qui lui seraient laissées.
La chaise traversa la ville, avec son singulier équipage, pour la plus grande surprise d’une population hybride, composée de juifs en très grand nombre, de Tatars, de Grecs et même de Russes, – en tout une douzaine de mille habitants.
Le premier soin d’Ahmet, en arrivant à l’Hôtel Constantin, fut de s’enquérir s’il pourrait se procurer des chevaux pour le lendemain matin. A son extrême satisfaction, ils ne manquaient point, cette fois, aux écuries de la maison de poste.
«Il est heureux, fit observer Kéraban, que le seigneur Saffar n’ait pas tout pris à ce relais!»
Mais le peu endurant oncle d’Ahmet n’en garda pas moins une vive rancune à l’égard de cet importun, qui se permettait de le devancer sur les routes et de lui prendre ses chevaux de poste.
En tout cas, comme il n’avait plus l’emploi des dromadaires, il les revendit à un chef de caravane, qui partait pour le détroit d’Iénikalé; mais il ne les vendit vivants que pour la prix qu’on les eût achetés morts. De là, une perte assez sensible que le rancunier Kéraban porta, in petto, au passif du seigneur Saffar.
Il va sans dire que ce Saffar n’était point à Kertsch, – ce qui lui évita sans doute une discussion des plus sérieuses avec son concurrent. Depuis deux jours, il avait quitté la ville, pour prendre le chemin du Caucase. Circonstance heureuse, puisqu’il ne précéderait plus des voyageurs décidés à suivre la route du littoral.
Un bon souper à l’Hôtel Constantin, une bonne nuit dans des chambres assez confortables, firent oublier les ennuis passés aux maîtres aussi bien qu’aux serviteurs. Aussi, une lettre, adressée par Ahmet à Odessa, put-elle dire que le voyage s’accomplissait régulièrement.
Comme le départ n’avait été décidé pour le lendemain, 5 septembre, qu’à dix heures du matin, le consciencieux Van Mitten se leva en même temps que le soleil, afin de visiter la ville. Il trouva, cette fois, Ahmet prêt à l’accompagner.
Tous deux s’en allèrent donc à travers les larges rues de Kertsch, bordées de trottoirs dallés, où fourmillaient des chiens vagabonds, qu’un bohémien, exécuteur patenté de ces basses œuvres, est chargé d’assommer à coups de bâton. Mais, sans doute, le bourreau avait passé une partie de la nuit à boire, car Ahmet et le Hollandais eurent quelque peine à échapper aux crocs de ces dangereuses bêtes.
Le quai de pierre, construit sur la mer, au fond de la baie formée par un retour de la côte, qui se prolonge jusqu’aux rives du détroit, leur permit de se promener plus aisément. Là s’élèvent le palais du gouverneur et la maison de la douane. Un peu au large, par suite du manque d’eau, sont mouillés les navires, auxquels le port de Kertsch offre un bon ancrage, non loin du lazaret. Ce port est devenu assez commerçant, depuis la cession de la ville à la Russie en 1774, et on y trouve un vaste entrepôt de ce sel que fournissent les salines de Pérékop.
«Avons-nous le temps de monter là? dit Van Mitten, en désignant le mont Mithridate, sur lequel se dresse actuellement un temple grec, enrichi des dépouilles de ces tumuli, si nombreux dans la province de Kertsch, – temple qui a remplacé l’antique acropole.
– Hum! fit Ahmet, il ne faudrait pas risquer de faire attendre l’oncle Kéraban!
– Ni son neveu! répondit en souriant Van Mitten.
– Il est bien vrai, reprit Ahmet, que pendant tout ce voyage, je ne songe guère qu’à notre prochain retour à Scutari! – Vous me comprenez, monsieur Van Mitten?
– Oui…, je comprends, mon jeune ami, répondit le Hollandais, et pourtant le mari de madame Van Mitten aurait bien le droit de ne pas vous comprendre!»
Sur cette réflexion, trop justifiée par les épreuves du ménage de Rotterdam, tous deux commencèrent à gravir le mont Mithridate, ayant encore deux heures devant eux avant le départ.
De ce point élevé, une vue magnifique s’étend sur la baie de Kertsch. Dans le sud se dessine l’angle extrême de la presqu’île. Vers l’est s’arrondissent les deux langues de terre qui entourent la baie de Taman, au delà du détroit d’Iénikalé. Le ciel, assez pur, permettait d’apercevoir alors les divers accidents de la contrée, et ces «khourghans», ou tombeaux anciens, dont la campagne est couverte jusqu’en ses moindres collines de corallites.
Lorsque Ahmet jugea que le moment était venu de regagner l’hôtel, il montra à Van Mitten un escalier monumental, orné de balustres, qui descend du mont Mithridate à la ville et aboutit à la place du marché. Un quart d’heure plus tard, tous deux rejoignaient le seigneur Kéraban, lequel essayait vainement de discuter avec son hôte, un Tatar des plus placides. Il était temps d’arriver, car il eût fini par se fâcher en ne trouvant point l’occasion de se mettre en colère.
La chaise était là, attelée de bons chevaux d’origine persane, dont il se fait un important commerce à Kertsch. Chacun reprit sa place, et on partit au galop d’un attelage qui ne fit point regretter le trot fatigant des dromadaires.
Ahmet n’était pas sans éprouver une certaine inquiétude en approchant du détroit. On se rappelle, en effet, ce qui s’était passé, lorsque l’itinéraire fut modifié à Kherson. Sur les instances de son neveu, le seigneur Kéraban avait consenti à ne point faire le tour de la mer d’Azof, afin de couper au plus court par la Crimée. Mais, ce faisant, il devait penser que la terre ferme ne lui manquerait en aucun point du parcours. Il se trompait, et Ahmet n’avait rien fait pour dissiper son erreur.
On peut être un très bon Turc, un excellent négociant en tabacs, et ne pas connaître à fond la géographie. L’oncle d’Ahmet devait probablement ignorer que l’écoulement de la mer d’Azof dans la mer Noire se fait par un large sund, antique Bosphore cimmérien, qui porte le nom de détroit d’Iénikalé, et que, par conséquent, il lui faudrait forcément traverser ce détroit, entre la presqu’île de Kertsch et la presqu’île de Taman.
Or, le seigneur Kéraban avait pour la mer une répugnance que son neveu connaissait de longue date. Que dirait-il donc, lorsqu’il se trouverait en face de cette passe, si, à cause des courants ou du peu de profondeur des eaux, il fallait la franchir dans sa plus grande largeur, qui peut être estimée à vingt milles? Et s’il refusait obstinément de s’y aventurer? Et s’il prétendait remonter toute la côte orientale de la Crimée pour suivre le littoral de la mer d’Azof jusqu’aux premiers contreforts du Caucase? Quelle prolongation de voyage! Que de temps perdu! Que d’intérêts compromis! Comment serait-on à Scutari pour la date du 30 septembre?
Voilà quelles réflexions se faisait Ahmet, pendant que la chaise roulait à travers la presqu’île. Avant deux heures, elle aurait atteint le détroit, et l’oncle saurait à quoi s’en tenir. Convenait-il, dès à présent, de le préparer à cette grave éventualité? Mais, alors, que d’adresse à déployer pour que la conversation ne dégénérât pas en discussion, et de discussion en dispute! Si le seigneur Kéraban s’entêtait, rien ne le ferait démordre de son idée, et, bon gré, mal gré, il obligerait la chaise de poste à reprendre le chemin de Kertsch.
Ahmet ne savait donc à quel parti s’arrêter. S’il avouait sa ruse, il risquait de mettre son oncle hors de lui! Ne vaudrait-il pas mieux, dût-il passer lui-même pour un ignorant, feindre la plus parfaite surprise, en trouvant un détroit là où l’on croyait trouver la terre ferme?
«Qu’Allah me vienne en aide! se dit Ahmet.
Et il attendit avec résignation que le Dieu des musulmans voulût bien le tirer d’affaire.
La presqu’île de Kertsch est divisée par une longue tranchée, faite aux temps antiques, qu’on appelle le rempart d’Akos. La route, qui la suit en partie, est assez bonne depuis la ville jusqu’au lazaret; puis, elle devient difficile et glissante, en descendant les pentes vers le littoral.
L’attelage ne put donc marcher très rapidement pendant la matinée, – ce qui permit à Van Mitten de prendre un aperçu plus complet de cette portion de la Chersonèse.
En somme, c’était la steppe russe, dans toute sa nudité. Quelques caravanes la traversaient et venaient chercher abri le long du rempart d’Akos, campant avec tout le pittoresque d’une halte orientale. D’innombrables «khourghans» couvraient la campagne et lui donnaient l’aspect peu récréatif d’un immense cimetière. C’étaient autant de tombeaux que les antiquaires avaient fouillés jusque dans leurs profondeurs, et dont les richesses, vases étrusques, pierres de cénotaphes, bijoux anciens, ornent maintenant les murs du temple et les salles du musée de Kertsch.
Vers midi, apparut à l’horizon une grosse tour carrée, flanquée de quatre tourelles: c’était le fort qui s’élève au nord de la bourgade d’Iénikalé. Dans le sud, à l’extrémité de la baie de Kertsch, se dessinait le cap Au-Bouroum, dominant le littoral de la mer Noire. Puis, le détroit s’ouvrait avec les deux pointes, qui forment le liman ou baie de Taman. Au lointain, les premiers profils du Caucase, sur la côte asiatique, faisaient comme un cadre gigantesque au Bosphore cimmérien.
Il est bien certain que ce détroit ressemblait à un bras de mer, à ce point que Van Mitten, qui connaissait les antipathies de son ami Kéraban, regarda Ahmet d’un air très étonné.
Ahmet lui fit signe de se taire. Très heureusement, l’oncle sommeillait alors, et ne voyait rien des eaux de la mer Noire et de la mer d’Azof, qui se confondent dans ce sund, dont la partie la plus étroite mesure de cinq à six milles de large.
«Diable!» se dit Van Mitten.
Il était vraiment fâcheux que le seigneur Kéraban ne fût pas né quelque cent ans plus tard! Si son voyage s’était fait à cette époque, Ahmet n’aurait pas eu sujet d’être inquiet, comme il l’était en ce moment.
En effet, ce détroit tend à s’ensabler, et finira, avec l’agglomération des sables coquilliers, par ne plus être qu’un étroit chenal à courant rapide. Si, il y a cent cinquante ans, les vaisseaux de Pierre le Grand avaient pu le franchir pour aller assiéger Azof, maintenant, les bâtiments de commerce sont forcés d’attendre que les eaux, refoulées par les vents du sud, leur donnent une profondeur de dix à douze pieds.
Mais on était en l’an 1882 et non en l’un 2000, et il fallait accepter les conditions hydrographiques telles qu’elles se présentaient.
Cependant, la chaise avait descendu les pentes, qui aboutissent à Iénikalé, faisant partir d’assourdissantes volées d’outardes, remisées dans les grandes herbes. Elle s’arrêta à la principale auberge de la bourgade, et le seigneur Kéraban se réveilla.
«Nous sommes au relais? demanda-t-il.
– Oui! au relais d’Iénikalé,» répondit simplement Ahmet.
Tous mirent pied à terre et entrèrent dans l’auberge, pendant que la voiture regagnait la maison de poste. De là, elle devait se rendre au quai d’embarquement, où se trouve le bac, destiné au transport des voyageurs à pied, à cheval, en charrette, et même au passage des caravanes qui vont d’Europe en Asie ou d’Asie en Europe.
Iénikalé est une bourgade où se fait un lucratif commerce de sel, de caviar, de suif, de laine. Les pêcheries d’esturgeons et de turbots occupent une partie de sa population, qui est presque entièrement grecque. Les marins s’adonnent au petit cabotage du détroit et du littoral voisin sur de légères embarcations, gréées de deux voiles latines. Iénikalé se trouve dans une importante situation stratégique, – ce qui explique pourquoi les Russes l’ont fortifiée, après l’avoir enlevée aux Turcs en 1771. C’est une des portes de la mer Noire, qui, sur ce point, a deux clefs de sûreté: la clef d’Iénikalé, d’un côté, la clef de Taman, de l’autre.
Après une demi-heure de halte, le seigneur Kéraban donna à ses compagnons le signal du départ, et ils se dirigèrent vers le quai où les attendait le bac.
Tout d’abord, les regards de Kéraban se portèrent à droite, à gauche, et une exclamation lui échappa.
«Qu’avez-vous, mon oncle? demanda Ahmet, qui ne se sentait point à l’aise.
– C’est une rivière, cela? dit Kéraban, en montrant le détroit.
– Une rivière, en effet! répondit Ahmet, qui crut devoir laisser son oncle dans l’erreur.
– Une rivière!…» s’écria Bruno.
Un signe de son maître lui fit comprendre qu’il devait ne pas insister sur ce point.
«Mais non! C’est un…» dit Nizib.
Il ne put achever. Un violent coup de coude de son camarade Bruno lui coupa la parole, au moment où il allait qualifier, comme elle le méritait, cette disposition hydrographique.
Cependant, le seigneur Kéraban regardait toujours cette rivière, qui lui barrait la route.
«Elle est large! dit-il.
– En effet… assez large… par suite de quelque crue, probablement! répondit Ahmet.
– Crue… due à la fonte des neiges! ajouta Van Mitten, pour appuyer son jeune ami.
– La fonte des neiges… au mois de septembre? dit Kéraban, en se retournant vers le Hollandais.
– Sans doute… la fonte des neiges… des vieilles neiges… les neiges du Caucase! répondit Van Mitten, qui ne savait plus trop ce qu’il disait.
– Mais je ne vois pas de pont qui permette de franchir cette rivière? reprit Kéraban.
– En effet, mon oncle, il n’y en a plus! répondit Ahmet, en se faisant une longue-vue de ses deux mains à demi fermées, comme pour mieux apercevoir le prétendu pont de la prétendue rivière.
– Cependant, il devrait y avoir un pont… dit Van Mitten. Mon guide mentionne l’existence d’un pont…
– Ah! votre guide mentionne l’existence d’un pont?… répliqua Kéraban, qui, fronçant les sourcils, regardait en face son ami Van Mitten.
– Oui… ce fameux pont… dit en balbutiant le Hollandais… Vous savez bien… le Pont-Euxin… Pontus Axenos des anciens…
– Tellement ancien, répliqua Kéraban, dont les paroles sifflaient entre ses lèvres à demi serrées, qu’il n’aura pu résister à la crue produite par la fonte des neiges… des vieilles neiges…
– Du Caucase!» put ajouter Van Mitten, mais il était à bout d’imagination.
Ahmet se tenait un peu à l’écart. Il ne savait plus que répondre à son oncle, ne voulant pas provoquer une discussion qui aurait évidemment mal tourné.
«Eh bien, mon neveu, dit Kéraban d’un ton sec, comment ferons-nous pour passer cette rivière, puisqu’il n’y a pas ou puisqu’il n’y a plus de pont?
– Oh! nous trouverons bien un gué! dit négligemment Ahmet. Il y a si peu d’eau!…
– A peine de quoi se mouiller les talons!… ajouta le Hollandais, qui certainement aurait mieux fait de se taire.
– Eh bien, Van Mitten, s’écria Kéraban, retroussez votre pantalon, entrez dans cette rivière, et nous vous suivons!
– Mais… je…
– Allons!… retroussez!… retroussez!»
Le fidèle Bruno crut devoir intervenir pour tirer son maître de cette mauvaise passe.
«C’est inutile, seigneur Kéraban, dit-il. Nous passerons sans nous mouiller les pieds. Il y a un bac.
– Ah! il y a un bac? répondit Kéraban. Il est vraiment heureux qu’on ait songé à installer un bac sur cette rivière… pour remplacer le pont emporté… ce fameux Pont-Euxin!… Pourquoi ne pas avoir dit plus tôt qu’il y avait un bac? – Et où est-il, ce bac?
– Le voici, mon oncle, répondit Ahmet, en montrant le bac amarré au quai. Notre voiture est déjà dedans!
– Vraiment! Notre voiture est déjà…?
– Oui! tout attelée!
– Tout attelée? – Et qui a donné l’ordre?
– Personne, mon oncle! répondit Ahmet. Le maître de poste l’y a conduite lui-même… comme il fait toujours…
– Depuis qu’il n’y a plus de pont, n’est-ce pas?
– D’ailleurs, mon oncle, il n’y avait pas d’autre moyen de continuer notre voyage!
– Il y en avait un autre, neveu Ahmet! Il y avait à revenir sur ses pas et à faire le tour de la mer d’Azof par le nord!
– Deux cents lieues de plus, mon oncle! Et mon mariage? Et la date du trente? Avez-vous donc oublié le trente?…
– Point! mon neveu, et avant cette date, je saurai bien être de retour! Partons!»
Ahmet eut un instant d’émotion bien vive. Son oncle allait-il mettre à exécution ce projet insensé de revenir sur ses pas à travers la presqu’île? Allait-il, au contraire, prendre place dans le bac et traverser le détroit d’Iénikalé?
Le seigneur Kéraban s’était dirigé vers le bac. Van Mitten, Ahmet, Nizib et Bruno le suivaient, ne voulant donner aucun prétexte à la violente discussion qui menaçait d’éclater.
Kéraban, pendant une longue minute, s’arrêta sur le quai a regarder autour de lui.
Ses compagnons s’arrêtèrent.
Kéraban entra dans le bac.
Ses compagnons y entrèrent à sa suite.
Kéraban monta dans la chaise de poste.
Les autres y montèrent à sa suite.
Puis le bac fut démarré, il déborda, et le courant le porta vers la côte opposée.
Kéraban ne parlait pas, et chacun imitait son silence.
Les eaux étaient heureusement fort calmes, et les bateliers n’eurent aucune peine à diriger leur bac, tantôt au moyen de longues gaffes, tantôt avec de larges pelles, suivant les exigences du fond.
Cependant, il y eut un moment où l’on put craindre que quelque accident se produisit.
En effet, un léger courant, détourné par la flèche sud de la baie de Taman, avait saisi obliquement le bac. Au lieu d’atterrir à cette pointe, il fut menacé d’être entraîné jusqu’au fond de la baie. C’eût été cinq lieues à franchir au lieu d’une, et le seigneur Kéraban, dont l’impatience se manifestait visiblement, allait peut-être donner l’ordre de revenir en arrière.
Mais les bateliers, auxquels Ahmet, avant l’embarquement, avait dit quelques mots, – le mot rouble plusieurs fois répété, – manœuvrèrent si adroitement, qu’ils se rendirent maîtres du bac.
Aussi, une heure après avoir quitté le quai d’Iénikalé, voyageurs, chevaux et voiture accostaient-ils l’extrémité de cette flèche méridionale, qui prend en russe le nom de Ioujnaïa-Kossa.
La chaise débarqua sans difficulté, et les mariniers reçurent un nombre respectable de roubles.
Autrefois, la flèche formait deux îles et une presqu’île, c’est-à-dire qu’elle était coupée en deux endroits par un chenal, et il eût été impossible de la traverser en voiture. Mais ces coupures sont comblées maintenant. Aussi, l’attelage put-il enlever d’un trait les quatres verstes qui séparent la pointe de la bourgade de Taman.
Une heure après, il faisait son entrée dans cette bourgade, et le seigneur Kéraban se contentait de dire, en regardant son neveu:
«Décidément, les eaux de la mer d’Azof et les eaux de la mer Noire ne font pas trop mauvais ménage dans le détroit d’Iénikalé!»
Et ce fut tout, et plus jamais il ne fut question ni de la rivière du neveu Ahmet, ni du Pont-Euxin de l’ami Van Mitten.
Dans lequel le seigneur Kéraban, Ahmet, Van Mitten et leurs serviteurs
jouent le rôle de salamandres.
aman n’est qu’une bourgade d’un aspect assez triste avec ses maisons peu confortables, ses chaumes décolorés par l’action du temps, son église de bois, dont le clocher est incessamment enveloppé dans un épais tournoiement de faucons.
La chaise ne fit que traverser Taman. Van Mitten ne put donc visiter ni le poste militaire, qui est important, ni la forteresse de Phanagorie, ni les ruines de Tmoutarakan.
Si Kertsch est grecque par sa population et ses coutumes, Taman, elle, est cosaque. De là, un contraste que le Hollandais ne put observer qu’au passage.
La chaise, prenant invariablement par les routes les plus courtes, suivit, pendant une heure, le littoral sud de la baie de Taman. Ce fut assez pour que les voyageurs pussent reconnaître que c’était là un extraordinaire pays de chasse, – tel qu’il ne s’en rencontre peut-être pas de pareil en aucun autre point du globe.
En effet, pélicans, cormorans, grèbes, sans compter des bandes d’outardes, se remisaient dans ces marécages en quantités vraiment incroyables.
«Je n’ai jamais tant vu de gibier d’eau! fit justement observer Van Mitten. On pourrait tirer un coup de fusil au hasard sur ces marais! Pas un grain de plomb ne serait perdu!»
Cette observation du Hollandais n’amena aucune discussion. Le seigneur Kéraban n’était point chasseur, et, en vérité, Ahmet songeait à tout autre chose.
Il n’y eut un commencement de contestation qu’à propos d’une volée de canards que l’attelage fit partir, au moment où il laissait le littoral sur la gauche pour obliquer vers le sud-est.
«En voilà une compagnie! s’écria Van Mitten. Il y a même, là tout un régiment!
– Un régiment? Vous voulez dire une armée! répliqua Kéraban, qui haussa les épaules.
– Ma foi, vous avez raison! reprit Van Mitten. Il y a bien là cent mille canards!
– Cent mille canards! s’écria Kéraban. Si vous disiez deux cent mille?
– Oh! deux cent mille!
– Je dirais même trois cent mille, Van Mitten, que je serais encore au-dessous de la vérité!
– Vous avez raison, ami Kéraban,» répondit prudemment le Hollandais, qui ne voulut pas exciter son compagnon à lui jeter un million de canards à la tête.
Mais, en somme, c’était lui qui disait vrai. Cent mille canards, c’est déjà une belle passée, mais il n’y en avait pas moins dans ce prodigieux nuage de volatiles qui promena une immense ombre sur la baie en se développant devant le soleil.
Le temps était assez beau, la route suffisamment carrossable. L’attelage marcha rapidement, et les chevaux des divers relais ne se firent point attendre. Il n’y avait plus de seigneur Saffar, devançant les voyageurs sur le chemin de la presqu’île.
Il va sans dire que la nuit qui venait, on la passerait tout entière à courir vers les premiers contreforts du Caucase, dont la masse apparaissait confusément à l’horizon. Puisque la nuitée avait été complète à l’hôtel de Kertsch, c’était bien le moins que personne ne songeât à quitter la chaise avant trente-six heures.
Cependant, vers le soir, à l’heure du souper, les voyageurs s’arrêtèrent devant un des relais, qui était en même temps une auberge. Ils ne savaient trop ce que seraient les ressources du littoral caucasien, et si l’on trouverait aisément a s’y nourrir. Donc, c’était prudence que d’économiser les provisions faites à Kertsch.
L’auberge était médiocre, mais les vivres n’y manquaient pas. A ce sujet, il n’y eut point à se plaindre.
Seulement, détail caractéristique, l’hôtelier, soit défiance naturelle, soit habitude du pays, voulut faire tout payer au fur et à mesure de la consommation.
Ainsi, lorsqu’il apporta du pain:
«C’est dix kopeks»1 dit-il.
Et Ahmet dut donner dix kopeks.
Et, lorsque les œufs furent servis:
«C’est quatre-vingts kopeks!»
Et Ahmet dut payer les quatre-vingts kopeks demandés.
Pour le kwass, tant! pour les canards, tant! pour le sel, oui! pour le sel, tant!
Et Ahmet de s’exécuter.
Il n’y eut pas jusqu’à la nappe, jusqu’aux serviettes, jusqu’aux bancs qu’il fallut régler séparément et d’avance, même les couteaux, les verres, les cuillers, les fourchettes, les assiettes.
On le comprend, cela ne pouvait tarder à agacer le seigneur Kéraban, si bien qu’il finit par acheter en bloc les divers ustensiles nécessaires à son souper, mais non sans de vives objurgations, que l’hôtelier reçut, d’ailleurs, avec une impassibilité qui eût fait honneur à Van Mitten.
Puis, le repas acheté, Kéraban rétrocéda ces objets, qui lui furent repris avec cinquante pour cent de perte.
«Il est encore heureux qu’il ne vous fasse pas payer la digestion! dit-il. Quel homme! Il serait digne d’être ministre des finances de l’empire ottoman! En voilà un qui saurait taxer chaque coup de rames des caïques du Bosphore!»
Mais, on avait assez convenablement soupé, c’était l’important, ainsi que le fit observer Bruno, et l’on partit, lorsque la nuit était déjà faite, – une nuit sombre et sans lune.
C’est une impression toute particulière, mais qui n’est pas sans charme, que de se sentir emporté au trot soutenu d’un attelage, au milieu d’une obscurité profonde, à travers un pays inconnu, où les villages sont très éloignés les uns des autres, les rares fermes disséminées dans la steppe à de grandes distances. Le grelot des chevaux, le cadencement irrégulier de leurs sabots sur le sol, le grincement des roues à la surface des terrains sablonneux, leur choc aux ornières de chemins fréquemment ravinés par les pluies, les claquements de fouet du postillon, les lueurs des lanternes, qui se perdent dans l’ombre, lorsque la route est plane, ou s’accrochent vivement aux arbres, aux blocs de pierre, aux poteaux indicateurs, dressés sur les remblais de la chaussée, tout cela constitue un ensemble de bruits divers et de visions rapides, auxquels peu de voyageurs sont insensibles. On les entend, ces bruits, on les voit, ces visions, à travers une demi-somnolence, qui leur prête un éclat quelque peu fantastique.
Le seigneur Kéraban et ses compagnons ne pouvaient échapper à ce sentiment, dont l’intensité est par instant très grande. A travers les vitres antérieures du coupé, les yeux à demi fermés, ils regardaient les grandes ombres de l’attelage, ombres capricieuses, démesurées, mouvantes, qui se développaient en avant sur la route vaguement éclairée.
Il devait être environ onze heures du soir, quand un bruit singulier les tira de leur rêverie. C’était une sorte de sifflement, comparable à celui que produit l’eau de Seltz en s’échappant de la bouteille, mais décuplé. On eût dit plutôt que quelque chaudière laissait échapper sa vapeur comprimée par son tuyau de vidange.
L’attelage s’était arrêté. Le postillon éprouvait de la peine à maîtriser ses chevaux. Ahmet, voulant savoir à quoi s’en tenir, baissa rapidement les vitres et se pencha au dehors.
«Qu’y a-t-il donc? Pourquoi ne marchons-nous plus? demanda-t-il. D’où vient ce bruit?
– Ce sont les volcans de boue, répondit le postillon.
– Des volcans de boue? s’écria Kéraban. Qui a jamais entendu parler de volcans de boue? En vérité, c’est une plaisante route que tu nous as fait prendre là, neveu Ahmet!
Seigneur Kéraban, vous et vos compagnons, vous feriez bien de descendre, dit alors le postillon.
– Descendre! descendre!
– Oui!… Je vous engage à suivre la chaise à pied, pendant que nous traverserons cette région, car je ne suis pas maître de mes chevaux, et ils pourraient s’emporter.
– Allons, dit Ahmet, cet homme a raison. Il faut descendre!
– Ce sont cinq ou six verstes à faire, ajouta le postillon, peut être huit, mais pas plus!
– Vous décidez-vous, mon oncle? reprit Ahmet.
– Descendons, ami Kéraban, dit Van Mitten. Des volcans de boue?… Il faut voir ce que cela peut être!»
Le seigneur Kéraban se décida, non sans protestations. Tous mirent pied à terre; puis, marchant derrière la chaise qui n’avançait qu’au pas, ils la suivirent à la lueur des lanternes.
La nuit était extrêmement sombre. Si le Hollandais espérait voir, si peu que ce fût, des phénomènes naturels signalés par le postillon, il se trompait; mais, quant à ces sifflements singuliers qui emplissaient parfois l’air d’une rumeur assourdissante, il eût été difficile de ne pas les entendre, à moins d’être sourd.
En somme, s’il avait fait jour, voici ce qu’on aurait vu: une steppe boursouflée, sur une grande étendue, de petits cônes d’éruption, semblables à ces fourmilières énormes qui se rencontrent en certaines parties de l’Afrique équatoriale. De ces cônes s’échappent des sources gazeuses et bitumineuses, effectivement désignées sous le nom de «volcans de boue», bien que l’action volcanique n’intervienne en aucune façon dans la production du phénomène. C’est uniquement un mélange de vase, de gypse, de calcaire, de pyrite, de pétrole même, qui, sous la poussée du gaz hydrogène carboné, parfois phosphoré, s’échappe avec une certaine violence. Ces tumescences qui s’élèvent peu à peu, se découronnent pour laisser fuir la matière éruptive, et s’affaissent ensuite, quand ces terrains tertiaires de la presqu’île se sont vidés dans un espace de temps plus ou moins long.
Le gaz hydrogène, qui se produit dans ces conditions, est dû à la décomposition lente mais permanente du pétrole, mélangé à ces diverses substances. Les parois rocheuses, dans lesquelles il est renfermé, finissent par se briser sous l’action des eaux, eaux de pluie ou eaux de sources, dont les infiltrations sont continues. Alors, l’épanchement se fait, ainsi qu’on l’a très bien dit, à la manière d’une bouteille emplie d’un liquide mousseux, que l’élasticité du gaz vide complètement.
Ces cônes de déjections s’ouvrent en grand nombre à la surface de la presqu’île de Taman. On les rencontre aussi sur les terrains semblables de la presqu’île de Kertsch, mais non dans le voisinage de la route suivie par la chaise de poste, – ce qui explique pourquoi les voyageurs n’en avaient rien aperçu.
Cependant, ils passaient entre ces grosses loupes, empanachées de vapeurs, au milieu de ces jaillissements de boue liquide, dont le postillon leur avait tant bien que mal expliqué la nature. Ils en étaient si rapprochés parfois, qu’ils recevaient en plein visage ces souffles de gaz, d’une odeur caractéristique, comme s’ils se fussent échappés du gazomètre d’une usine.
«Eh, dit Van Mitten, en reconnaissant la présence du gaz d’éclairage, voilà un chemin qui n’est pas sans danger! Pourvu qu’il ne se produise pas quelque explosion.
– Mais vous avez raison, répondit Ahmet. Il faudrait, par précaution, éteindre…»
L’observation que faisait Ahmet, le postillon, habitué à traverser cette région, se l’était faite aussi, sans doute, car les lanternes de la chaise s’éteignirent soudain.
«Attention à ne pas fumer, vous autres! dit Ahmet, en s’adressant à Bruno et à Nizib.
– Soyez tranquille, seigneur Ahmet! répondit Bruno. Nous ne tenons point à sauter!
– Comment, s’écria Kéraban, voilà maintenant qu’il n’est pas permis de fumer ici?
– Non, mon oncle, répondit vivement Ahmet, non…, pendant quelques verstes du moins!
– Pas même une cigarette? ajouta l’entêté, qui roulait déjà entre ses doigts une bonne pincée de tombéki avec l’adresse d’un vieux fumeur.
– Plus tard, ami Kéraban, plus tard… dans notre intérêt à tous! dit Van Mitten. Il serait aussi dangereux de fumer sur cette steppe qu’au milieu d’une poudrière.
– Joli pays! murmura Kéraban. Je serais bien étonné si les marchands de tabac y faisaient fortune! Allons, neveu Ahmet, quitte à se retarder de quelques jours, mieux eût valu contourner la mer d’Azof!»
Ahmet ne répondit rien. Il ne voulait point recommencer une discussion à ce sujet. Son oncle, tout grommelant, remit la pincée de tombéki dans sa poche, et ils continuèrent à suivre la chaise, dont la masse informe se dessinait à peine au milieu de cette profonde obscurité.
Il importait donc de ne marcher qu’avec une extrême précaution, afin d’éviter les chutes. La route, ravinée par places, n’était pas sûre au pied. Elle montait légèrement en gagnant vers l’est. Heureusement, à travers cette atmosphère embrumée, il n’y avait pas un souffle de vent. Aussi, les vapeurs s’élevaient-elles droit dans l’air, au lieu de se rabattre sur les voyageurs, ce qui les eût fort incommodés.
On alla ainsi pendant une demi-heure environ, à très petits pas. En avant, les chevaux hennissaient et se cabraient toujours. Le postillon avait peine à les tenir. Les essieux de la chaise criaient, lorsque les roues glissaient dans quelque ornière; mais elle était solide, on le sait, et avait déjà fait ses preuves dans les marécages du bas Danube.
Un quart d’heure encore, et la région des cônes d’éruption serait certainement franchie.
Tout à coup, une vive lueur se produisit sur le côté gauche de la route. Un des cônes venait de s’allumer et projetait une flamme intense. La steppe en fut éclairée dans le rayon d’une verste.
«On fume donc!» s’écria Ahmet, qui marchait un peu en avant de ses compagnons et recula précipitamment.
Personne ne fumait.
Soudain, les cris du postillon se firent entendre en avant. Les claquements de son fouet s’y joignirent. Il ne pouvait plus maîtriser son attelage. Les chevaux épouvantés s’emportèrent, la chaise fut entraînée avec une extrême vitesse.
Tous s’étaient arrêtés. La steppe présentait, au milieu de cette nuit sombre, un aspect terrifiant.
En effet, les flammes, développées par le cône, venaient de se communiquer aux cônes voisins. Ils faisaient explosion les uns après les autres, éclatant avec violence, comme les batteries d’un feu d’artifice, dont les jets de feu s’entre-croisent.
Maintenant, une immense illumination emplissait la plaine. Sous cet éclat apparaissaient des centaines de grosses verrues ignivomes, dont le gaz brûlait au milieu des déjections de matières liquides, les uns avec la lueur sinistre du pétrole, les autres diversement colorés par la présence du soufre blanc, des pyrites ou du carbonate de fer.
En même temps, des grondements sourds couraient à travers les marnes du sol. La terre allait-elle donc s’entr’ouvrir et se changer en un cratère sous la poussée d’un trop-plein de matières éruptives?
Il y avait là un danger imminent. Instinctivement, le seigneur Kéraban et ses compagnons s’étaient écartés les uns des autres, afin de diminuer les chances d’un engloutissement commun. Mais il ne fallait pas s’arrêter. Il fallait marcher rapidement. Il importait de traverser au plus vite cette zone dangereuse. La route, bien éclairée, semblait être praticable. Tout en sinuant au milieu des cônes, elle traversait cette steppe en feu.
«En avant! en avant!» criait Ahmet.
On ne lui répondait pas, mais on lui obéissait. Chacun s’élançait dans la direction de la chaise de poste, qu’on ne pouvait plus apercevoir. Au delà de l’horizon, il semblait que l’obscurité de la nuit se refaisait sur cette partie de la steppe… Là était donc la limite de cette région des cônes qu’il fallait dépasser.
Tout à coup, une plus vive explosion éclata sur la route même. Un jet de feu avait jailli d’une énorme loupe, qui venait de boursoufler le sol en un instant.
Kéraban fut renversé, et on put l’apercevoir se débattant à travers la flamme. C’en était fait de lui, s’il ne parvenait pas à se relever…
D’un bond, Ahmet se précipita au secours de son oncle. Il le saisit, avant que les gaz enflammés n’eussent pu l’atteindre. Il l’entraîna à demi suffoqué par les émanations de l’hydrogène.
«Mon oncle!… mon oncle!» s’écriait-il.
Et tous, Van Mitten, Bruno, Nizib, après l’avoir porté sur le bord d’un talus, essayèrent de rendre un peu d’air à ses poumons.
Enfin, un «brum! brum!» vigoureux et de bon augure se fit entendre. La poitrine du solide Kéraban commença à s’abaisser et à se soulever par intervalles précipités, en chassant les gaz délétères qui l’emplissaient. Puis il respira longuement, il revint au sentiment, à la vie, et ses premières paroles furent celles-ci:
«Oseras-tu encore me soutenir, Ahmet, qu’il ne valait pas mieux faire le tour de la mer d’Azof?
– Vous avez raison, mon oncle!
– Comme toujours, mon neveu, comme toujours!»
Le seigneur Kéraban avait à peine achevé sa phrase, qu’une profonde obscurité remplaçait l’intense lueur dont s’était illuminée toute la steppe. Les cônes s’étaient éteints subitement et simultanément. On eût dit que la main d’un machiniste venait de fermer le compteur d’un théâtre. Tout redevint noir, et d’autant plus noir que les yeux conservaient encore sur leur rétine l’impression de cette violente lumière, dont la source s’était instantanément tarie.
Que s’était-il donc passé? Pourquoi ces cônes avaient-ils pris feu, puisque aucune lumière n’avait été approchée de leur cratère?
En voici l’explication probable: sous l’influence d’un gaz qui brûle de lui-même au contact de l’air, il s’était produit un phénomène identique à celui qui incendia les environs de Taman en 1840. Ce gaz, c’est l’hydrogène phosphoré, dû à la présence de produits phosphatés, provenant des cadavres d’animaux marins enfouis dans ces couches marneuses. Il s’enflamme et communique le feu à l’hydrogène carboné, qui n’est autre chose que le gaz d’éclairage. Donc, à tout instant, sous l’influence peut-être de certaines conditions climatériques, ces phénomènes d’ignition spontanée peuvent se produire, sans que rien les puisse faire prévoir.
A ce point de vue, les routes des presqu’îles de Kertsch et de Taman présentent donc des dangers sérieux, auxquels il est difficile de parer, puisqu’ils peuvent être subits.
Le seigneur Kéraban n’avait donc pas tort, quand il disait que n’importe quelle autre route eût été préférable à celle que les impatiences d’Ahmet lui avaient fait suivre.
Mais enfin, tous avaient échappé au péril, – l’oncle et le neveu, un peu roussis sans doute, leurs compagnons, sans même avoir eu la plus légère brûlure.
A trois verstes de là, le postillon, maître de ses chevaux, s’était arrêté. Aussitôt les flammes éteintes, il levait rallumé les lanternes de la chaise, et, guidés par cette lueur, les voyageurs purent la rejoindre sans danger, sinon sans fatigue.
Chacun reprit sa place. On repartit, et la nuit s’acheva tranquillement. Mais Van Mitten devait conserver un émouvant souvenir de ce spectacle. Il n’eût pas été plus émerveillé, si les hasards de sa vie l’eussent conduit dans ces régions de la Nouvelle-Zélande, au moment où s’enflamment les sources étagées sur l’amphithéâtre de ses collines éruptives.
Le lendemain, 6 septembre, à dix-huit lieues de Taman, la chaise, après avoir contourné la baie de Kisiltasch, traversait la bourgade d’Anapa, et le soir, vers huit heures, elle s’arrêtait à la bourgade de Rajewskaja, sur la limite de la région caucasienne.
Où il est question de l’excellence des tabacs de la Perse et de l’Asie Mineure.
e Caucase est cette partie de la Russie méridionale, faite de hautes montagnes et de plateaux immenses, dont le système orographique se dessine à peu près de l’ouest à l’est, sur une longueur de trois cent cinquante kilomètres. Au nord s’étendent le pays des Cosaques du Don, le gouvernement de Stavropol, avec les steppes des Kalmouks et des Nogaïs nomades; au sud, les gouvernements de Tiflis, capitale de la Géorgie, de Koutaïs, de Bakou, d’Élisabethpol, d’Érivan, plus les provinces de la Mingrélie, de l’Iméréthie, de l’Abkasie, du Gouriel. A l’ouest du Caucase, c’est la mer Noire; à l’est, c’est la mer Caspienne.
Toute la contrée, située au sud de la principale chaîne du Caucase, se nomme aussi la Transcaucasie, et n’a d’autres frontières que celles de la Turquie et de la Perse, au point de contact de ce mont Ararat où, suivant la Bible, l’arche de Noé vint atterrir après le déluge.
Les tribus diverses sont nombreuses, qui habitent ou parcourent cette importante région. Elles appartiennent aux races kaztevel, arménienne, tscherkesse, tschetschène, lesghienne. Au nord, il y a des Kalmouks, des Nogaïs, des Tatars de race mongole; au sud, il y a des Tatars de race turque, des Kurdes et des Cosaques.
S’il faut en croire les savants les plus compétents en pareille matière, c’est de cette contrée demi-européenne, demi-asiatique, que serait sortie la race blanche, qui peuple aujourd’hui l’Asie et l’Europe. Aussi lui ont-ils donné le nom de «race caucasienne».
Trois grandes routes russes traversent cette énorme barrière, que dominent les cimes du Chat-Elbrouz à quatre mille mètres, du Kazbek à quatre mille huit cents, – altitude du mont Blanc, – de l’Elbrouz à cinq mille six cents mètres.
La première de ces routes, d’une double importance stratégique et commerciale, va de Taman à Poti, le long du littoral de la mer Noire; la deuxième, de Mosdok à Tiflis, en passant par le col du Darial; la troisième, de Kizliar à Bakou, par Derbend.
Il va sans dire que, de ces trois routes, le seigneur Kéraban, d’accord avec son neveu Ahmet, devait prendre la première. A quoi bon s’engager dans le dédale du groupe caucasien, s’exposer à des difficultés, et par suite à des retards? Un chemin s’ouvre jusqu’au port de Poti, et ni bourgades ni villages ne manquent sur le littoral est de la mer Noire.
Il y avait bien le railway de Rostow à Vladi-Caucase, puis celui de Tiflis à Poti, qu’il eût été possible d’utiliser successivement, puisque une distance de cent verstes à peine sépare leurs deux lignes; mais Ahmet évita sagement de proposer ce mode de locomotion, auquel son oncle avait fait un trop mauvais accueil, lorsqu’il fut question des chemins de fer de la Tauride et de la Chersonèse.
Tout étant bien convenu, la chaise de poste, l’indestructible chaise, à laquelle on fit seulement quelques réparations peu importantes, quitta la bourgade de Rajewskaja, dès le matin du 7 septembre, et se lança sur la route du littoral.
Ahmet était résolu à marcher avec la plus grande rapidité. Vingt-quatre jours lui restaient encore pour achever son itinéraire, pour atteindre Scutari à la date fixée. Sur ce point, son oncle était d’accord avec lui. Sans doute, Van Mitten eût préféré voyager à son aise, recueillir des impressions plus durables, n’être point tenu d’arriver à un jour près; mais on ne consultait pas Van Mitten. C’était un convive, pas autre chose, qui avait accepté de dîner chez son ami Kéraban. Eh bien, on le conduisait à Scutari. Qu’aurait-il pu vouloir de plus?
Cependant, Bruno, par acquit de conscience, au moment de s’aventurer dans la Russie caucasienne, avait cru devoir lui faire quelques observations. Le Hollandais, après l’avoir écouté, lui demanda de conclure.
«Eh bien, mon maître, dit Bruno, pourquoi ne pas laisser le seigneur Kéraban et le seigneur Ahmet courir tous les deux, sans repos ni trêve, le long de cette mer Noire?
– Les quitter, Bruno? avait répondu Van Mitten.
– Les quitter, oui, mon maître, les quitter, après leur avoir souhaité bon voyage!
– Et rester ici?…
– Oui, rester ici, afin de visiter tranquillement le Caucase, puisque notre mauvaise étoile nous y a conduits! Après tout, nous serons, aussi bien là qu’à Constantinople, à l’abri des revendications de madame Van…
– Ne prononce pas ce nom, Bruno!
– Je ne le prononcerai pas, mon maître, pour ne point vous être désagréable! Mais, c’est à elle, en somme, que nous devons d’être embarqués dans une pareille aventure! Courir jour et nuit en chaise de poste, risquer de s’embourber dans les marécages ou de se rôtir dans des provinces en combustion, franchement, c’est trop, c’est beaucoup trop! Je vous propose donc, non point de discuter cela avec le seigneur Kéraban, – vous n’aurez pas le dessus! – mais de le laisser partir en le prévenant, par un petit mot bien aimable, que vous le retrouverez à Constantinople, quand il vous plaira d’y retourner!
– Ce ne serait pas convenable, répondit Van Mitten.
– Ce serait prudent, répliqua Bruno.
– Tu te trouves donc bien à plaindre?
– Très à plaindre, et d’ailleurs, je ne sais si vous vous en apercevez, mais je commence à maigrir!
– Pas trop, Bruno, pas trop!
– Si! je le sens bien, et, à continuer un pareil régime, j’arriverai bientôt à l’état de squelette!
– T’es-tu pesé, Bruno?
– J’ai voulu me peser à Kertsch, répondit Bruno, mais je n’ai trouvé qu’un pèse-lettre…
– Et cela n’a pu suffire?… répondit en riant Van Mitten.
– Non, mon maître, répondit gravement Bruno, mais avant peu, cela suffira pour peser votre serviteur! – Voyons! laissons-nous le seigneur Kéraban continuer sa route?»
Certes, cette manière de voyager ne pouvait plaire à Van Mitten, brave homme d’un tempérament rassis, jamais pressé en rien. Mais la pensée de désobliger son ami Kéraban, en l’abandonnant, lui eût été si désagréable qu’il refusa de se rendre.
«Non, Bruno, non, dit-il, je suis son invité…
– Un invité, s’écria Bruno, un invité qu’on oblige à faire sept cents lieues au lieu d’une!
– N’importe!
– Permettez-moi de vous dire que vous avez tort, mon maître! répliqua Bruno. Je vous le répète pour la dixième fois! Nous ne sommes pas au bout de nos misères, et j’ai comme un pressentiment que vous, plus que nous peut-être, vous en aurez votre bonne part!»
Les pressentiments de Bruno se réaliseraient-ils? L’avenir devait l’apprendre. Quoi qu’il en soit, à prévenir son maître, il avait rempli son devoir de serviteur dévoué, et, puisque Van Mitten était résolu à continuer ce voyage, aussi absurde que fatigant, il n’avait plus qu’à le suivre.
Cette route littorale longe presque invariablement les contours de la mer Noire. Si elle s’en éloigne quelquefois, pour éviter un obstacle du terrain ou desservir quelque bourgade en arrière, ce n’est jamais que de quelques verstes au plus. Les dernières ramifications de la chaîne du Caucase, qui court alors presque parallèlement à la côte, viennent mourir à la lisière de ces rivages peu fréquentés. A l’horizon, dans l’est, se dessine, comme une arête à dents inégales qui mordent le ciel, cette cime éternellement neigeuse.
A une heure de l’après-midi, on commença à contourner la petite baie de Zèmes, à sept lieues de Rajewskaja, de manière à gagner, huit lieues plus loin, le village de Gélendschik.
Ces bourgades, on le voit, sont peu éloignées les unes des autres.
Sur le littoral des districts de la mer Noire, on en compte à peu près une à cette moyenne distance; mais, en dehors de ces ensembles de maisons, pas plus importants quelquefois qu’un village ou un hameau, le pays est à peu près désert, et le commerce se fait plutôt par les caboteurs de la côte.
Cette bande de terre, entre le pied de la chaîne et la mer, est d’un aspect plaisant. Le sol y est boisé. Ce sont des groupes de chênes, de tilleuls, de noyers, de châtaigniers, de platanes, que les capricieux sarments de la vigne sauvage enguirlandent comme les lianes d’une forêt tropicale. Partout, rossignols et fauvettes s’échappent en gazouillant de champs d’azélias, que la seule nature a semés sur ces terrains fertiles.
Vers midi, les voyageurs rencontrèrent tout un clan de Kalmouks nomades, de ceux qui sont divisés en «oulousses», comprenant plusieurs «khotonnes». Ces khotonnes sont de véritables villages ambulants, composés d’un certain nombre de «kibitkas» ou tentes, qui vont se planter ça et là, tantôt dans la steppe, tantôt dans les vallées verdoyantes, tantôt sur le bord des cours d’eau, au gré des chefs. On sait que ces Kalmouks sont d’origine mongole. Ils étaient fort nombreux autrefois dans la région caucasienne; mais les exigences de l’administration russe, pour ne pas dire ses vexations, ont provoqué une forte émigration vers l’Asie.
Les Kalmouks ont gardé des mœurs à part et un costume spécial. Van Mitten put noter, sur ses tablettes, que les hommes portaient un large pantalon, des bottes de maroquin, une «khalate», sorte de douillette très ample, et un bonnet carré qu’entoure une bande d’étoffe, fourrée de peau de mouton. Pour les femmes, c’est à peu de chose près le même habillement, moins la ceinture, plus un bonnet, d’où sortent des tresses de cheveux agrémentées de rubans de couleur. Quant aux enfants, ils vont presque nus, et, l’hiver, pour se réchauffer, ils se blottissent dans l’âtre de la kibitka et dorment sous la cendre chaude.
Petits de taille, mais robustes, excellents cavaliers, vifs, adroits, alertes, vivant d’un peu de bouillie de farine cuite à l’eau avec des morceaux de viande de cheval, mais ivrognes endurcis, voleurs émérites, ignorants au point de ne savoir lire, superstitieux a l’excès, joueurs incorrigibles, tels sont ces nomades qui courent incessamment les steppes du Caucase. La chaise de poste traversa un de leurs khotonnes, sans presque attirer leur attention. A peine se dérangèrent-ils pour regarder ces voyageurs, dont l’un, tout au moins, les observait avec intérêt. Peut-être jetèrent-ils des regards d’envie à ce rapide attelage qui galopait sur la route. Mais, heureusement pour le seigneur Kéraban, ils s’en tinrent là. Les chevaux purent donc arriver au prochain relais, sans avoir échangé le box de leur écurie pour le piquet d’un campement kalmouk.
La chaise, après avoir contourné la baie de Zèmes, trouva une route étroitement resserrée entre les premiers contreforts de la chaîne et le littoral; mais, au delà, cette route s’élargissait sensiblement et devenait plus aisément praticable.
A huit heures du soir, la bourgade de Gélendschik était atteinte. On y relayait, on y soupait sommairement, on en repartait à neuf heures, on courait toute la nuit sous un ciel parfois nuageux, parfois étoile, au bruit du ressac d’une côte battue par les mauvais temps d’équinoxe, on atteignait le lendemain, à sept heures du matin, la bourgade de Beregowaja, à midi, la bourgade de Dschuba, à six heures du soir, la bourgade de Tenginsk, à minuit la bourgade de Nebugsk, le lendemain, à huit heures, la bourgade de Golowinsk, à onze heures la bourgade de Lachowsk, et, deux heures après, la bourgade de Ducha.
Ahmet aurait eu mauvaise grâce à se plaindre. Le voyage s’accomplissait sans accidents, ce qui lui agréait fort, mais sans incidents, ce qui ne laissait pas de contrarier Van Mitten. Ses tablettes ne se surchargeaient, en effet, que de fastidieux noms géographiques. Pas un aperçu nouveau, pas une impression digne de fixer le souvenir!
A Ducha, la chaise dut stationner deux heures, pendant que le maître de poste allait quérir ses chevaux, envoyés au pâturage.
«Eh bien, dit Kéraban, dînons aussi confortablement et aussi longuement que le comportent les circonstances.
– Oui, dînons, répondit Van Mitten.
– Et dînons bien, si c’est possible! murmura Bruno, en regardant son ventre amaigri.
– Peut-être cette halte, reprit le Hollandais, nous donnera-t-elle un peu de l’imprévu qui manque à notre voyage! Je pense que mon jeune ami Ahmet nous permettra de respirer?…
– Jusqu’à l’arrivée des chevaux, répondit Ahmet. Nous sommes déjà au neuvième jour du mois!
– Voilà une réponse comme je les aime! répliqua Kéraban. Voyons ce qu’il y a à l’office!»
C’était une assez médiocre auberge, que l’auberge de Ducha, bâtie sur le bords de la petite rivière de Mdsymta, qui coule torrentiellement des contreforts du voisinage.
Cette bourgade ressemblait beaucoup à ces villages cosaques, qui portent le nom de «stamisti», avec palissade et portes que surmonte une tourelle carrée, où veille nuit et jour quelque sentinelle. Les maisons, à hauts toits de chaume, aux murs de bois emplâtres de glaise, abritées sous l’ombrage de beaux arbres, logent une population, sinon aisée, du moins au-dessus de l’indigence.
Du reste, les Cosaques ont presque entièrement perdu leur originalité native à ce contact incessant avec les ruraux de la Russie orientale. Mais ils sont restés braves, alertes, vigilants, gardiens excellents des lignes militaires confiées à leur surveillance, et passent avec raison pour les premiers cavaliers du monde, aussi bien dans les chasses qu’ils donnent aux montagnards dont la rébellion est à l’état chronique, que dans les joutes ou tournois où ils se montrent écuyers émérites.
Ces indigènes sont d’une belle race, reconnaissable à son élégance, à la beauté de ses formes, mais non à son costume, qui se confond avec celui du montagnard caucasien. Cependant, sous le haut bonnet fourré, il est encore facile de retrouver ces faces énergiques qu’une épaisse barbe recouvre jusqu’aux pommettes.
Lorsque le seigneur Kéraban, Ahmet et Van Mitten s’assirent a la table de l’auberge, on leur servit un repas dont les éléments avaient été pris au «doukhan» voisin, sorte d’échoppe où le charcutier, le boucher, l’épicier, se confondent le plus souvent en un seul et même industriel. Il y avait un dindon rôti, un de ces gâteaux de farine de maïs piqués de languettes d’un fromage de buffle, qui portent le nom de «gatschapouri», l’inévitable plat national, le «blini», sorte de crêpe au lait acide; puis, pour boisson, quelques bouteilles d’une bière épaisse, et des flacons de vodka, eau-de-vie très forte, dont les Russes font une incroyable consommation.
Franchement, on ne pouvait exiger mieux dans l’auberge d’une petite bourgade perdue sur les extrêmes confins de la mer Noire, et, l’appétit aidant, les convives firent honneur à ce repas qui variait l’ordinaire de leurs provisions de voyage.
Le dîner achevé, Ahmet quitta la table, pendant que Bruno et Nizib prenaient largement leur part du dindon rôti et des crêpes nationales. Suivant son habitude, il allait lui-même au relais de poste, afin de presser l’arrivée de l’attelage, bien décidé à décupler, s’il le fallait, les cinq kopeks par verste et par cheval que les règlements accordent aux maîtres de poste, sans parler du pourboire des postillons.
En l’attendant, le seigneur Kéraban et son ami Van Mitten vinrent s’établir dans une sorte de gloriette verdoyante, dont la rivière baignait en grondant les pilotis moussus.
C’était ou jamais l’occasion de s’abandonner aux douceurs de ce farniente, de cette rêverie délicieuse, à laquelle les Orientaux donnent le nom de «kief».
En outre, le fonctionnement des narghilés s’imposait de lui-même, comme complément d’un repas si digne d’être convenablement digéré. Aussi, les deux ustensiles furent-ils retirés de la chaise et apportés aux fumeurs, qui s’accordaient si bien sur les douceurs de ce passe-temps, auquel ils devaient leur fortune.
Le fourneau des narghilés fut aussitôt empli de tabac; mais il va sans dire que, si le seigneur Kéraban fit bourrer le sien de tombéki d’origine persane, suivant son invariable coutume, Van Mitten s’en tint à son ordinaire, qui était du latakié de l’Asie Mineure.
Puis, les fourneaux furent allumés; les fumeurs s’étendirent sur un banc, l’un près de l’autre; le long serpenteau, entouré de fil d’or et terminé par un bouquin d’ambre de la Baltique, trouva place entre les lèvres des deux amis.
Bientôt l’atmosphère fut saturée de cette fumée odorante, qui n’arrivait à la bouche qu’après avoir été délicatement rafraîchie par l’eau limpide du narghilé.
Pendant quelques instants, le seigneur Kéraban et Van Mitten, tout à cette infinie jouissance que procure le narghilé, bien préférable au chibouk, au cigare ou à la cigarette, demeurèrent silencieux, les yeux à demi fermés, et comme appuyés sur les volutes de vapeurs qui leur faisaient un édredon aérien.
«Ah! voilà qui est de la volupté pure! dit enfin le seigneur Kéraban, et je ne sais rien de mieux, pour passer une heure, que cette causerie intime avec son narghilé!
– Causerie sans discussion! répondit Van Mitten, et qui n’en est que plus agréable!
– Aussi, reprit Kéraban, le gouvernement turc a-t-il été fort mal avisé, comme toujours, en frappant le tabac d’un impôt qui en a décuplé le prix! C’est grâce à cette sotte idée que l’usage du narghilé tend peu à peu à disparaître et disparaîtra un jour!
– Ce serait regrettable, en effet, ami Kéraban!
– Quant à moi, ami Van Mitten, j’ai pour le tabac une telle prédilection, que j’aimerais mieux mourir que d’y renoncer. Oui! mourir! Et si j’avais vécu au temps d’Amurat IV, ce despote qui voulut en proscrire l’usage sous peine de mort, on aurait vu tomber ma tête de mes épaules avant ma pipe de mes lèvres!
– Je pense comme vous, ami Kéraban, répondit le Hollandais, en humant deux ou trois bonnes bouffées coup sur coup.
– Pas si vite, Van Mitten, de grâce, n’aspirez pas si vite! Vous n’avez pas le temps de goûter à cette fumée savoureuse, et vous me faites l’effet d’un glouton qui avale les morceaux sans les mâcher!
– Vous avez toujours raison, ami Kéraban, répondit Van Mitten, qui, pour rien au monde, n’aurait pas voulu troubler si douce quiétude par les éclats d’une discussion.
– Toujours raison, ami Van Mitten!
– Mais ce qui m’étonne, en vérité, ami Kéraban, c’est que nous, des négociants en tabac, nous éprouvions tant de plaisir à utiliser notre propre marchandise!
– Et pourquoi donc? demanda Kéraban, qui ne cessait de se tenir un peu sur l’œil.
– Mais parce que, s’il est vrai que les pâtissiers sont généralement dégoûtés de la pâtisserie, et les confiseurs des sucreries qu’ils confisent, il me semble qu’un marchand de tabac devrait avoir horreur de…
– Une seule observation, Van Mitten, répondit Kéraban, une seule, je vous prie!
– Laquelle?
– Avez-vous jamais entendu dire qu’un marchand de vin ait fait fi des boissons qu’il débite?
– Non, certes!
– Eh bien, marchands de vin ou marchands de tabac, c’est exactement la même chose.
– Soit! répondit le Hollandais. L’explication que vous donnez là me paraît excellente!
– Mais, reprit Kéraban, puisque vous semblez me chercher noise à ce sujet…
– Je ne vous cherche pas noise, ami Kéraban! répondit vivement Van Mitten.
– Si!
– Non, je vous assure!
– Enfin, puisque vous me faites une observation quelque peu agressive sur mon goût pour le tabac…
– Croyez-bien…
– Mais si… mais si! répondit Kéraban, en s’animant… Je sais comprendre les insinuations…
– Il n’y a pas eu la moindre insinuation de ma part, répondit Van Mitten, qui, sans trop savoir pourquoi, – peut-être sous l’influence du bon dîner qu’il venait de faire, – commençait à s’impatienter de cette insistance.
– Il y en a eu, répliqua Kéraban, et, à mon tour de vous faire une observation!
– Faites donc!
– Je ne comprends pas, non! je ne comprends pas que vous vous permettiez de fumer du latakié dans un narghilé! C’est un manque de goût indigne d’un fumeur qui se respecte!
– Mais il me semble que j’en ai bien le droit, répondit Van Mitten, puisque je préfère le tabac de l’Asie Mineure…
– L’Asie Mineure! Vraiment! L’Asie Mineure est loin de valoir la Perse, quand il s’agit de tabac à fumer!
– Cela dépend!
– Le tombéki, même lorsqu’il a subi un double lavage, possède encore des propriétés actives, infiniment supérieures à celles du latakié!
– Je le crois bien! s’écria le Hollandais. Des propriétés trop actives, qui sont dues à la présence de la belladone!
– La belladone, en proportions convenables, ne peut qu’accroître les qualités du tabac!…
– Pour les gens qui veulent tout doucement s’empoisonner! répartit Van Mitten.
– Ce n’est point un poison!
– C’en est un, et des plus énergiques!
– Est-ce que j’en suis mort! s’écria Kéraban, qui, dans l’intérêt de sa cause, avala sa bouffée tout entière!
– Non, mais vous en mourrez!
– Eh bien, même à l’heure de ma mort, répéta Kéraban, dont la voix prit une intensité inquiétante, je soutiendrais encore que le tombéki est préférable à ce foin desséché qu’on appelle du latakié!
– Il est impossible de laisser passer, sans protestation, une telle erreur! dit Van Mitten, qui s’emballait à son tour.
– Elle passera, cependant!
– Et vous osez dire cela à un homme, qui, pendant vingt ans, a acheté des tabacs!
– Et vous osez soutenir le contraire à un homme qui, pendant trente ans, en a vendu!
– Vingt ans!
– Trente ans!»
Sur cette nouvelle phase de la discussion, les deux contradicteurs s’étaient redressés au même instant. Mais, pendant qu’ils gesticulaient avec vivacité, les bouquins s’échappèrent de leurs lèvres, les tuyaux tombèrent sur le sol. Aussitôt, tous deux de les ramasser, en continuant de se disputer, au point d’en arriver aux personnalités les plus désagréables.
«Décidément, Van Mitten, dit Kéraban, vous êtes bien le plus fieffé têtu que je connaisse!
– Après vous, Kéraban, après vous!
– Moi?
– Vous! s’écria le Hollandais, qui ne se maîtrisait plus. Mais regardez donc la fumée du latakié, qui s’échappe de mes lèvres!
– Et vous, riposta Kéraban, la fumée du tombéki, que je rejette comme un nuage odorant!»
Et tous deux tiraient sur leurs bouts d’ambre à en perdre haleine! Et tous deux s’envoyaient cette fumée au visage!
«Mais sentez donc, disait l’un, l’odeur de mon tabac!
– Sentez donc, répétait l’autre, l’odeur du mien!
– Je vous forcerai bien d’avouer, dit enfin Van Mitten, qu’en fait de tabac, vous n’y connaissez rien!
– Et vous, répliqua Kéraban, que vous êtes au-dessous du dernier des fumeurs!»
Tous deux parlèrent si haut alors, sous l’impression de la colère, qu’on les entendait du dehors. Très certainement, ils en étaient arrivés à ce point que de grosses injures allaient éclater entre eux, comme des obus sur un champ de bataille…
Mais, à ce moment, Ahmet parut. Bruno et Nizib, attirés par le bruit, le suivaient. Tous trois s’arrêtèrent sur le seuil de la gloriette.
«Tiens! s’écria Ahmet, en éclatant de rire, mon oncle Kéraban qui fume le narghilé de monsieur Van Mitten, et monsieur Van Mitten qui fume le narghilé de mon oncle Kéraban!»
Et Nizib et Bruno de faire chorus.
En effet, en ramassant leurs bouquins, les deux disputeurs s’étaient trompés et avaient pris le tuyau l’un de l’autre, ce qui faisait que, sans s’en apercevoir, et tout en continuant à proclamer les qualités supérieures de leurs tabacs de prédilection, Kéraban fumait du latakié, pendant que Van Mitten fumait du tombéki!
En vérité, ils ne purent s’empêcher de rire, et, finalement, ils se donnèrent la main de bon cœur, comme deux amis, dont aucune discussion, même sur un sujet aussi grave, ne pouvait altérer l’amitié.
«Les chevaux sont à la chaise, dit alors Ahmet. Nous n’avons plus qu’à partir!
– Partons donc!» répondit Kéraban.
Van Mitten et lui remirent à Bruno et à Nizib les deux narghilés, qui avaient failli se transformer en engins de guerre, et tous eurent bientôt repris place dans leur voiture de voyage.
Mais en y montant, Kéraban ne put s’empêcher de dire tout bas à son ami:
«Puisque vous y avez goûté, Van Mitten, avouez maintenant que le tombéki est bien supérieur au latakié!
– J’aime mieux l’avouer! répondit le Hollandais, qui s’en voulait d’avoir osé tenir tête à son ami.
– Merci, ami Van Mitten, répondit Kéraban, ému par tant de condescendance, voila un aveu que je n’oublierai jamais!»
Et tous deux cimentèrent par une vigoureuse poignée de main un nouveau pacte d’amitié qui ne devait jamais se rompre.
Cependant, la chaise, emportée au galop de son attelage, roulait avec rapidité sur la route du littoral.
A huit heures du soir, la frontière de l’Abkasie était atteinte, et les voyageurs y faisaient halte au relais de poste, où ils dormirent jusqu’au lendemain matin.
Dans lequel il arrive une aventure des plus graves,
qui termine la première partie de cette histoire.
’Abkasie est une province à part, au milieu de la région caucasienne, dans laquelle le régime civil n’a pas encore été introduit et qui ne relève que du régime militaire. Elle a pour limite au sud le fleuve Ingour, dont les eaux forment la lisière de la Mingrélie, l’une des principales divisions du gouvernement de Koutaïs.
C’est une belle province, une des plus riches du Caucase, mais le système qui la régit n’est pas fait pour mettre ses richesses en valeur. C’est à peine si ses habitants commencent à devenir propriétaires d’un sol qui appartenait tout entier aux princes régnants, descendant d’une dynastie persane. Aussi l’indigène y est-il encore à demi sauvage, ayant à peine la notion du temps, sans langue écrite, parlant une sorte de patois que ses voisins ne peuvent comprendre, – un patois si pauvre même, qu’il manque de mots pour exprimer les idées les plus élémentaires.
Van Mitten ne fut point sans remarquer, au passage, le vif contraste de cette contrée avec les districts plus avancés en civilisation qu’il venait de traverser.
A la gauche de la route, développement de champs de maïs, rarement de champs de blé, des chèvres et des moutons, très surveillés et gardés, des buffles, des chevaux et des vaches, vaguant en liberté dans les pâturages, de beaux arbres, des peupliers blancs, des figuiers, des noyers, des chênes, des tilleuls, des platanes, de longs buissons de buis et de houx, tel est l’aspect de cette province de l’Abkasie. Ainsi que l’a justement fait observer une intrépide voyageuse, madame Carla Serena, «si l’on compare entre elles ces trois provinces limitrophes l’une de l’autre, la Mingrélie, le Samourzakan, l’Abkasie, on peut dire que leur civilisation respective est au même degré d’avancement que la culture des monts qui les environnent: la Mingrélie, qui, socialement, marche en tête, a des hauteurs boisées et mises en valeur; le Samourzakan, déjà plus arriéré, présente un relief à moitié sauvage; l’Abkasie, enfin, demeurée presque à l’état primitif, n’a qu’un écheveau de montagnes incultes, que n’a pas encore touché la main de l’homme. C’est donc l’Abkasie qui, de tous les districts caucasiens, sera le plus tard entré en jouissance des bienfaits de la liberté individuelle.»
La première halte que firent les voyageurs après avoir franchi la frontière, fut à la bourgade de Gagri, joli village, avec une charmante église de Sainte-Hypata, dont la sacristie sert maintenant de cellier, un fort, qui est en même temps un hôpital militaire, un torrent, sec alors, le Gagrinska, la mer d’un côté, de l’autre, toute une campagne fruitière, plantée de grands accacias, semée de bosquets de roses odorantes. Au loin, mais à moins de cinquante verstes, se développe la chaîne limitrophe entre l’Abkasie et la Circassie, dont les habitants, défaits par les Russes, après la sanglante campagne de 1859, ont abandonné ce beau littoral.
La chaise, arrivée là, à neuf heures du soir, y passa la nuit. Le seigneur Kéraban et ses compagnons reposèrent dans un des doukhans de la bourgade, et en repartirent le lendemain matin.
A midi, six lieues plus loin, Pizunda leur offrait des chevaux de rechange. Là, Van Mitten eut une demi-heure pour admirer l’église où résidèrent les anciens patriarches du Caucase occidental; cet édifice, avec sa coupole de briques, autrefois coiffée de cuivre, l’agencement de ses nefs suivant le plan de la croix grecque, les fresques de ses murailles, sa façade ombragée par des ormes séculaires, mérite d’être compté parmi les plus curieux monuments de la période byzantine au sixième siècle.
Puis, dans la même journée, ce furent les petites bourgades de Goudouati et de Gounista, et, à minuit, après une rapide étape de dix-huit lieues, les voyageurs venaient prendre quelques heures de repos à la bourgade Soukhoum-Kalé, bâtie sur une large baie foraine, qui s’étend dans le sud jusqu’au cap Kodor.
Soukhoum-Kalé est le principal port de l’Abkasie; mais la dernière guerre du Caucase a en partie détruit la ville, où se pressait une population hybride de Grecs, d’Arméniens, de Turcs, de Russes, encore plus que d’Abkases. Maintenant, l’élément militaire y domine, et les steamers d’Odessa ou de Poti envoient de nombreux visiteurs aux casernes, construites près de l’ancienne forteresse, qui fut élevée au seizième siècle, sous le règne d’Amurah, époque de la domination ottomane.
Un repas, d’un menu très géorgien, composé d’une soupe aigre au bouillon de poule, d’un ragoût de viande farcie, assaisonné de lait acide au safran, – repas qui ne pouvait être que médiocrement apprécié par deux Turcs et un Hollandais, – précéda le départ, à neuf heures du matin.
Après avoir laissé en arrière la jolie bourgade de Kélasouri, bâtie dans l’ombreuse vallée de Kélassur, les voyageurs franchirent le Kodor à vingt-sept verstes de Soukhoum-Kalé. La chaise longea ensuite d’énormes futaies, que l’on pouvait comparer à de véritables forêts vierges, avec lianes inextricables, broussailles touffues, dont on n’a raison que par le fer ou le feu, et auxquelles ne manquent ni les serpents, ni les loups, ni les ours, ni les chacals, – un coin de l’Amérique tropicale, jeté sur le littoral de la mer Noire. Mais déjà la hache des exploitants se promène à travers ces forêts que tant de siècles ont respectées, et ces beaux arbres disparaîtront avant peu pour les besoins de l’industrie, charpentes de maisons ou charpentes de navires.
Otchemchiri, chef-lieu du district qui comprend le Kodor et le Samourzakan, importante bourgade maritime, assise sur deux cours d’eau, Hori, dont le sanctuaire byzantin mérite d’être visité, mais, faute de temps, ne put l’être en cette circonstance, Gajida et Anaklifa, furent dépassés dans cette journée, une des plus longues par les heures employées à courir, une des plus rapides par l’espace qui fut dévoré au galop de l’attelage. Mais aussi, le soir, vers onze heures, les voyageurs arrivaient à la frontière de l’Abkasie, ils franchissaient à gué le fleuve Ingour, et, vingt-cinq verstes plus loin, ils s’arrêtaient a Redout-Kalé, chef-lieu de la Mingrélie, l’une des provinces du gouvernement de Koutaïs.
Les quelques heures de nuit qui restaient furent consacrées au sommeil. Cependant, si fatigué qu’il fut, Van Mitten se leva de grand matin, afin de faire au moins une excursion profitable avant son départ. Mais il trouva Ahmet levé aussi tôt que lui, tandis que le seigneur Kéraban dormait encore dans une assez bonne chambre de la principale auberge.
«Déjà hors du lit? dit Van Mitten, en apercevant Ahmet, qui allait sortir! Est-ce que mon jeune ami a l’intention de m’accompagner dans ma promenade matinale?
– En ai-je le temps, monsieur Van Mitten? répondit Ahmet. Ne faut-il pas que je m’occupe de renouveler nos provisions de voyage? Nous ne tarderons pas à franchir la frontière russo-turque, et il ne sera pas aisé de se ravitailler dans les déserts du Lazistan et de l’Anatolie! Vous voyez donc bien que je n’ai pas un instant à perdre!
– Mais, cela fait, répondit le Hollandais, ne pourrez-vous disposer de quelques heures?…
– Cela fait, monsieur Van Mitten, j’aurai à visiter notre chaise de poste, à m’entendre avec un charron pour qu’il en resserre les écrous, qu’il graisse les essieux, qu’il voie si le frein n’a pas joué, et qu’il change la chaîne du sabot. Il ne faut pas, au delà de la frontière, que nous ayons besoin de nous réparer! J’entends donc remettre la chaise en parfait état, et je compte bien qu’elle finira avec nous cet étonnant voyage!
– Bien! Mais cela fait?… répéta Van Mitten.
– Cela fait, j’aurai à m’occuper du relais, et j’irai à la maison de poste pour régler tout cela!
– Très bien! Mais cela fait?… dit encore Van Mitten, qui ne démordait pas de son idée.
– Cela fait, répondit Ahmet, il sera temps de partir, et nous partirons! Donc, je vous laisse.
– Un instant, mon jeune ami, reprit le Hollandais, et permettez-moi de vous adresser une question.
– Parlez, mais vite, monsieur Van Mitten.
– Vous savez, sans doute, ce que c’est que cette curieuse province de Mingrélie?
– A peu près.
– C’est la contrée, arrosée par le poétique Phase, dont les paillettes d’or venaient jadis s’accrocher aux degrés de marbre des palais élevés sur ses bords?
– En effet.
– Ici s’étend cette légendaire Colchide, où Jason et ses Argonautes, aidés de la magicienne Médée, vinrent conquérir la précieuse toison, que gardait un formidable dragon, sans parler de terribles taureaux qui vomissaient des flammes fantastiques!
– Je ne dis pas non.
– Enfin, c’est ici, dans ces montagnes, qui se pressent à l’horizon, sur ce rocher de Khomli, dominant la cité moderne de Koutaïs, que Prométhée, fils de Japet et de Clymène, après avoir audacieusement ravi le feu du ciel, fut enchaîné par ordre de Jupiter, et c’est là qu’un vautour lui ronge éternellement le cœur!
– Rien de plus vrai, monsieur Van Mitten; mais, je vous le répète, je suis pressé! Où voulez-vous en venir?
– A ceci, mon jeune ami, répondit le Hollandais, en prenant son air le plus aimable: c’est que quelques jours passés dans cette partie de la Mingrélie et jusque dans le Koutaïs pourraient être bien employés au profit de ce voyage, et que…
– Ainsi, répondit Ahmet, vous nous proposez de demeurer quelque temps à Redout-Kalé?
– Oh! quatre ou cinq jours suffiraient…
– Proposeriez-vous cela à mon oncle Kéraban? demanda Ahmet non sans quelque malice.
– Moi!… jamais, mon jeune ami! répondit le Hollandais. Ce serait matière à discussion, et depuis la regrettable scène des narghilés, il ne m’arrivera plus, je vous l’assure, d’entamer une discussion quelconque avec cet excellent homme!
– Et vous ferez sagement!
– Mais, en ce moment, ce n’est point au terrible Kéraban que je m’adresse, c’est à mon jeune ami Ahmet.
– C’est ce qui vous trompe, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, en lui prenant la main. Ce n’est point à votre jeune ami que vous parlez en ce moment!
– Et à qui donc?…
– Au fiancé d’Amasia, monsieur Van Mitten, et vous savez bien que le fiancé d’Amasia n’a pas une heure à perdre!
Là-dessus, Ahmet se sauva pour s’occuper des préparatifs du départ. Van Mitten, tout dépité, n’eut que la ressource de faire une promenade peu instructive dans la bourgade du Redout-Kalé en compagnie du fidèle mais décourageant Bruno.
A midi, tous les voyageurs étaient prêts à partir. La chaise, examinée avec soin, revue en quelques parties, promettait de fournir encore de longues étapes dans d’excellentes conditions. La caisse aux provisions remplie, plus rien à craindre sous ce rapport, pendant un nombre considérable de verstes ou plutôt d’«agatchs», puisque les provinces de la Turquie asiatique allaient être traversées pendant cette seconde partie de l’itinéraire; mais Ahmet, en homme avisé, ne pouvait que s’applaudir d’avoir pourvu à toutes les éventualités de l’alimentation et de la locomotion.
Le seigneur Kéraban ne voyait pas, sans une contentement extrême, le parcours s’accomplir sans incidents ni accidents. Combien il serait satisfait dans son amour-propre de Vieux Turc, au moment où il apparaîtrait sur la rive gauche du Bosphore, narguant les autorités ottomanes et les décréteurs de taxes injustes, il serait oiseux d’y insister.
Enfin, Redout-Kalé n’étant plus qu’à quatre-vingt-dix verstes environ de la frontière turque, avant vingt-quatre heures, le plus entêté des Osmanlis comptait bien avoir remis le pied sur la terre ottomane. Là, enfin, il serait chez lui.
«En route, mon neveu, et qu’Allah continue à nous protéger! s’écria-t-il d’un ton de bonne humeur.
– En route, mon oncle!» répondit Ahmet.
Et tous deux prirent place dans le coupé, suivis de Van Mitten, qui essayait, mais en vain, d’apercevoir cette mythologique cime du Caucase, sur laquelle Prométhée expiait sa tentative sacrilège!
On partit au claquement du fouet du iemschik et aux hennissements d’un vigoureux attelage.
Une heure après, la chaise passait cette frontière du Gouriel, qui est annexé à la Mingrélie depuis 1801. Il a pour chef-lieu Poti, port assez important de la mer Noire, qu’une voie ferrée rattache à Tiflis, la capitale de la Géorgie.
La route remontait un peu à l’intérieur d’une campagne fertile. Çà et là, des villages, où les maisons ne sont point groupées, mais éparses au milieu des champs de maïs. Rien de singulier comme l’aspect de ces constructions, qui ne sont plus en bois, mais en paille tressée, comme un ouvrage de vannier. Van Mitten n’oublia pas de mentionner cette particularité sur son carnet de voyage. Et pourtant ce n’étaient point ces insignifiants détails qu’il s’attendait à noter pendant son passage à travers l’ancienne Colchide! Enfin, peut-être serait-il plus heureux, quand il arriverait sur les rives du Rion, ce fleuve de Poti, qui n’est autre que le célèbre Phase de l’antiquité, et, s’il faut en croire quelques savants géographes, l’un des quatre cours d’eau de l’Éden!
Une heure plus tard, les voyageurs s’arrêtaient devant la ligne du railway de Poti-Tiflis, à un point où le chemin coupe la voie ferrée, une verste au-dessous de la station de Sakario. Là s’ouvrait un passage à niveau qu’il fallait nécessairement franchir, si l’on voulait, en abrégeant la route, rejoindre Poti par la rive gauche du fleuve.
Les chevaux vinrent donc s’arrêter devant la barrière du railway, qui était fermée.
Les glaces du coupé avaient été baissées, de telle sorte que le seigneur Kéraban et ses deux compagnons étaient à même de voir ce qui se passait devant eux.
Le postillon commença par héler le garde-barrière, qui ne parut point tout d’abord.
Kéraban mit la tête à la portière.
«Est-ce que cette maudite compagnie de chemin de fer, s’écria-t-il, va encore nous faire perdre notre temps? Pourquoi cette barrière est-elle fermée aux voitures?
– Sans doute parce qu’un train va bientôt passer! fit simplement observer Van Mitten.
– Pourquoi viendrait-il un train?» répliqua Kéraban.
Le postillon continuait d’appeler, sans résultat. Personne ne paraissait à la porte de la maisonnette du gardien.
«Qu’Allah lui torde le cou! s’écria Kéraban. S’il ne vient pas, je saurai bien ouvrir moi-même!…
– Un peu de calme, mon oncle! dit Ahmet, en retenant Kéraban, qui se préparait à descendre.
– Du calme?…
– Oui! voici ce gardien!»
En effet, le garde-barrière, sortant de sa maisonnette, se dirigeait tranquillement vers l’attelage.
«Pouvons-nous passer, oui ou non? demanda Kéraban d’un ton sec.
– Vous le pouvez, répondit le gardien. Le train de Poti n’arrivera pas avant dix minutes.
– Ouvrez votre barrière, alors, et ne nous retardez pas inutilement! Nous sommes pressés!
– Je vais vous ouvrir,» répondit le garde.
Et, ce disant, il alla d’abord repousser la barrière placée de l’autre côté de la voie, puis, il revint manœuvrer celle devant laquelle l’attelage s’était arrêté, mais tout cela posément, en homme qui n’a pour les exigences des voyageurs qu’une indifférence parfaite.
Le seigneur Kéraban bouillait déjà d’impatience.
Enfin, le passage fut libre des quatre côtés, et la chaise s’engagea à travers la voie.
À ce moment, à l’opposé, parut un groupe de voyageurs. Un seigneur turc, monté sur un magnifique cheval, suivi de quatre cavaliers qui lui faisaient escorte, se disposait à franchir le passage à niveau.
C’était évidemment un personnage considérable. Âgé de trente-cinq ans environ, sa taille élevée se dégageait avec cette noblesse particulière aux races asiatiques. Figure assez belle, avec des yeux qui ne s’animaient qu’au feu de la passion, front d’un ton mat, barbe noire, dont les volutes s’étageaient jusqu’à mi-poitrine, bouche ornée de dents très blanches, lèvres qui ne savaient pas sourire: en somme, la physionomie d’un homme impérieux, puissant par sa situation et sa fortune, habitué à la réalisation de tous ses désirs, à l’accomplissement de toutes ses volontés, et que la résistance eût poussé aux plus grands excès. Il y avait encore du sauvage dans cette nature, où le type turc confinait au type arabe.
Ce seigneur portait un simple costume de voyage, taillé à la mode des riches Osmanlis, qui sont plus Asiatiques qu’Européens. Sans doute, sous son cafetan de couleur sombre, il tenait à dissimuler le riche personnage qu’il était.
Au moment où l’attelage atteignait le milieu de la voie, le groupe des cavaliers l’atteignait aussi. Comme l’étroitesse des barrières ne permettait pas à la chaise et au groupe de passer en même temps, il fallait bien que l’un ou l’autre reculât.
L’attelage s’était donc arrêté, tandis que les cavaliers en faisaient autant; mais il ne semblait pas que le seigneur étranger fût d’humeur à céder passage au seigneur Kéraban. Turc contre Turc, cela pouvait amener quelque complication.
«Rangez-vous! cria Kéraban aux cavaliers, dont les chevaux faisaient tête à ceux de l’attelage.
– Rangez-vous vous-mêmes! répondit le nouveau venu, qui semblait décidé à ne pas faire un pas en arrière.
– Je suis arrivé le premier!
– Eh bien, vous passerez le second!
– Je ne céderai pas!
– Ni moi!»
Montée sur ce ton, la discussion menaçait de prendre une assez mauvaise tournure.
«Mon oncle!… dit Ahmet, que nous importe…
– Mon neveu, il importe beaucoup!
– Mon ami!… dit Van Mitten.
– Laissez-moi tranquille!» répondit Kéraban d’un ton qui cloua le Hollandais dans son coin.
Cependant, le garde-barrière, intervenant, s’écriait:
«Hâtez-vous! bâtez-vous!… Le train de Poti ne peut tarder à arriver!… Hâtez-vous!»
Mais le seigneur Kéraban ne l’écoutait guère! Après avoir ouvert la portière de la chaise, il était descendu sur la voie, suivi d’Ahmet et de Van Mitten, tandis que Bruno et Nizib se précipitaient hors du cabriolet.
Le seigneur Kéraban alla droit au cavalier, et saisissant son cheval par la bride:
«Voulez-vous me livrer passage? s’écria-t-il, avec une violence qu’il ne pouvait plus contenir.
– Jamais!
– Nous allons bien voir!
– Voir?…
– Vous ne connaissez pas le seigneur Kéraban!
– Ni vous le seigneur Saffar?»
En effet, c’était le seigneur Saffar, qui se dirigeait vers Poti, après une rapide excursion dans les provinces du Caucase méridional.
Mais ce nom de Saffar, ce nom du personnage qui avait accaparé les chevaux du relais de Kertsch, voilà qui ne pouvait que surexciter la colère de Kéraban! Céder à cet homme contre lequel il avait tant pesté déjà! Jamais! Il se fût plutôt fait écraser sous les pieds de son cheval.
«Ah! c’est vous le seigneur Saffar? s’écria-t-il. Eh bien, arrière, le seigneur Saffar!
– En avant,» dit Saffar, en faisant signe aux cavaliers de son escorte de forcer le passage.
Ahmet et Van Mitten, comprenant que rien ne ferait céder Kéraban se préparaient à lui venir en aide.
«Mais passez! passez donc! répétait le gardien. Passez donc!… Voici le train!»
Et, en effet, on entendait le sifflet de la locomotive, que cachait encore un coude du railway.
«Arrière! cria Kéraban.
– Arrière!» cria Saffar.
En ce moment, les hennissements de la locomotive s’accentuèrent. Le gardien, éperdu, agitait son drapeau, afin d’arrêter le train… Il était trop tard… Le train débouchait de la courbe…
Le seigneur Saffar, voyant qu’il n’avait plus le temps de franchir la voie, recula précipitamment. Bruno et Nizib s’étaient jetés de côté. Ahmet et Van Mitten, saisissant Kéraban, venaient de l’entraîner précipitamment, pendant que le postillon, enlevant son attelage, le poussait tout entier hors de la barrière.
A ce moment même, le train passait avec la rapidité d’un express. Mais en passant, il heurta l’arrière-train de la chaise, qui n’avait pu être entièrement dégagée, il le mit en pièces, et disparut, sans que ses voyageurs eussent seulement ressenti le choc de ce léger obstacle.
Le seigneur Kéraban, hors de lui, voulut se jeter sur son adversaire; mais celui-ci, poussant son cheval, traversa la voie, dédaigneusement, sans même l’honorer d’un regard, et, suivi de ses quatre cavaliers, il disparut au galop sur cette autre route, qui suit la rive droite du fleuve.
«Le lâche! le misérable!… s’écriait Kéraban, que retenait son ami Van Mitten, si jamais je le rencontre!
– Oui, mais en attendant, nous n’avons plus de chaise de poste! répondit Ahmet, en regardant les restes informes de la voiture rejetés hors de la voie.
– Soit! mon neveu, soit! mais je n’en ai pas moins passé, et passé le premier!»
Cela, c’était du Kéraban tout pur.
En ce moment, quelques Cosaques, de ceux qui sont chargés en Russie de surveiller les routes, s’approchèrent. Ils avaient vu tout ce qui était arrivé à la barrière du railway.
Leur premier mouvement fut de rejoindre le seigneur Kéraban et de lui mettre la main au collet. De là, protestation dudit Kéraban, intervention inutile de son neveu et de son ami, résistance plus violente du plus têtu des hommes, qui, après une contravention aux règlements de police des chemins de fer, menaçait d’empirer sa situation par une rébellion aux ordres de l’autorité.
On ne raisonne pas plus avec des Cosaques qu’avec des gendarmes. On ne leur résiste pas davantage. Quoiqu’il fit, le seigneur Kéraban, au comble de la fureur, fut emmené à la station de Sakario, pendant qu’Ahmet, Van Mitten, Bruno et Nizib restaient abasourdis devant leur chaise brisée.
«Nous voilà dans un joli embarras! dit le Hollandais.
– Et mon oncle donc! répondit Ahmet. Nous ne pouvons pourtant par l’abandonner!»
Vingt minutes après, le train de Tiflis, descendant sur Poti, passait devant eux. Ils regardèrent…
A la fenêtre d’un compartiment, apparaissait la tête ébouriffée du seigneur Kéraban, rouge de fureur, les yeux injectés, hors de lui, non moins parce qu’il avait été arrêté que parce que, pour la première fois de sa vie, ces féroces Cosaques l’obligeaient à voyager en chemin de fer!
Mais il importait de ne pas le laisser seul dans cette situation. Il fallait au plus vite le tirer de ce mauvais pas, où son seul entêtement l’avait conduit, et ne pas compromettre le retour à Scutari par un retard qui pouvait peut-être se prolonger.
Laissant donc les débris de la chaise dont on ne pouvait plus faire usage, Ahmet et ses compagnons louèrent une charrette, le postillon y attela ses chevaux, et, aussi rapidement que cela était possible, ils s’élancèrent sur la route de Poti.
C’étaient six lieues à faire. Elles furent franchies en deux heures.
Ahmet et Van Mitten, dès qu’ils eurent atteint la bourgade, se dirigèrent vers la maison de police, afin d’y réclamer l’infortuné Kéraban et lui faire rendre la liberté.
Là, ils apprirent une chose, qui ne laissa pas de les rassurer dans une certaine mesure, aussi bien sur le sort réservé au délinquant que sur l’éventualité de nouveaux retards.
Le seigneur Kéraban, après avoir payé une forte amende pour la contravention d’abord, pour la résistance aux agents ensuite, avait été remis entre les mains des Cosaques, puis dirigé sur la frontière.
Il s’agissait donc de l’y rejoindre au plus tôt, et, dans ce but, de se procurer un moyen de transport.
Quant au seigneur Saffar, Ahmet voulut s’informer de ce qu’il était devenu.
Le seigneur Saffar avait déjà quitté Poti. Il venait de s’embarquer sur le steamer qui fait escale aux diverses échelles de l’Asie Mineure. Mais Ahmet ne put apprendre où allait ce hautain personnage, et il ne vit plus à l’horizon que la dernière traînée de vapeur du bâtiment qui l’emportait vers Trébizonde.
Fin de la première partie
1 Le kopek est une monnaie de cuivre qui vaut quatre centimes.