Jules Verne
Kéraban-le-têtu
(Chapitre XIII-XVI)
101 dessins et un carte, par Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Dans lequel, après avoir tenu tête à son âne,
le seigneur Kéraban tient tête à son plus mortel ennemi.
e seigneur Kéraban et Ahmet s’étaient retournés. Ils regardaient dans la direction indiquée par Nizib. Ce qu’ils virent les fit aussitôt reculer, de manière à ne pouvoir être aperçus.
Sur l’arête supérieure de cette roche, à l’opposé de la caverne, rampait un homme, qui essayait d’en atteindre l’angle extrême, – sans doute pour observer de plus près les dispositions du campement. De là, à penser qu’un accord secret existait entre le guide et cet homme, c’était naturellement indiqué.
En réalité, il faut le dire, dans toute cette machination organisée autour de Kéraban et de ses compagnons, Ahmet avait vu juste. Son oncle fut bien forcé de le reconnaître. Il fallait, en outre, conclure que le péril était imminent, qu’une agression se préparait dans l’ombre, et que, cette nuit même la petite caravane, après avoir été attirée dans une embuscade, courait à une destruction totale.
Dans un premier mouvement irréfléchi, Kéraban, son fusil rapidement épaulé, venait de coucher en joue cet espion qui se hasardait à venir jusqu’à la limite du campement. Une seconde plus tard, le coup partait, et l’homme fût tombé, mortellement frappé, sans doute! Mais n’eût-ce pas été donner l’éveil et compromettre une situation déjà grave.
«Arrêtez, mon oncle! dit Ahmet à voix basse, en relevant l’arme braquée vers le sommet de la roche.
– Mais, Ahmet…
– Non… pas de détonation qui puisse devenir un signal d’attaque! Et, quant à cet homme, mieux vaut le prendre vivant! Il faut savoir pour le compte de qui ces misérables agissent!
– Mais comment s’en emparer?
– Laissez-moi faire!» répondit Ahmet.
Et il disparut vers la gauche, de manière à contourner la roche, afin de la gravir à revers.
Pendant ce temps, Kéraban et Nizib se tenaient prêts a intervenir, le cas échéant.
L’espion, couché sur le ventre, avait alors atteint l’angle extrême de la roche. Sa tête en dépassait seule l’arête. A la brillante clarté de la lune, il cherchait à voir l’entrée de la caverne.
Une demi-minute après, Ahmet apparaissait sur le plateau supérieur, et, rampant à son tour avec une extrême précaution, il s’avançait vers l’espion, qui ne pouvait l’apercevoir.
Par malheur, une circonstance inattendue allait mettre cet homme sur ses gardes et lui révéler le danger qui le menaçait.
A ce moment même, Amasia venait de quitter la caverne. Une profonde inquiétude, dont elle ne se rendait pas compte, la troublait au point qu’elle ne pouvait dormir. Elle sentait Ahmet menacé, à la merci d’un coup de fusil ou d’un coup de poignard!
A peine Kéraban eût-il aperçu la jeune fille qu’il lui fit signe de s’arrêter. Mais Amasia ne le comprit pas, et, levant la tête, elle aperçut Ahmet, au moment où celui-ci se redressait vers la roche. Un cri d’épouvanté lui échappa.
A ce cri, l’espion s’était retourné rapidement, puis redressé, et, voyant Ahmet à demi-courbé encore, il se jeta sur lui.
Amasia, clouée sur place par la terreur, eut cependant encore la force de crier:
«Ahmet!… Ahmet!…»
L’espion, un couteau à la main, allait frapper son adversaire; mais Kéraban, épaulant son fusil, tira.
L’espion, atteint mortellement en pleine poitrine, laissa tomber son poignard et roula jusqu’à terre.
Un instant après, Amasia était dans les bras d’Ahmet qui, se laissant glisser du haut de la roche, venait de la rejoindre.
Cependant, tous les hôtes de la caverne venaient d’en sortir au bruit de la détonation, – tous, sauf le guide.
Le seigneur Kéraban, brandissant son arme, s’écriait:
«Par Allah! voilà un maître coup de feu!
– Encore des dangers! murmura Bruno.
– Ne me quittez pas, Van Mitten! dit l’énergique Saraboul en saisissant le bras de son fiancé.
– Il ne vous quittera pas, ma sœur!» répondit résolument le seigneur Yanar.
Cependant, Ahmet s’était approché du corps de l’espion.
«Cet homme est mort, dit-il, et il nous l’aurait fallu vivant.»
Nedjeb l’avait rejoint, et, aussitôt de s’écrier:
«Mais… cet homme… c’est…»
Amasia venait de s’approcher à son tour:
«Oui!… C’est lui!… C’est Yarhud! dit-elle. C’est le capitaine de la Guïdare!
– Yarhud? s’écria Kéraban.
– Ah! j’avais donc raison! dit Ahmet.
– Oui!… reprit Amasia. C’est bien cet homme qui nous a enlevées de la maison de mon père!
– Je le reconnais, ajouta Ahmet, je le reconnais, moi aussi! C’est lui qui est venu à la villa nous offrir ses marchandises, quelques instants avant mon départ!… Mais il ne peut être seul!… Toute une bande de malfaiteurs est sur nos traces!… Et pour nous mettre dans l’impossibilité de continuer notre route, ils viennent d’enlever nos chevaux!
– Nos chevaux enlevés! s’écria Saraboul.
– Rien de tout cela ne nous serait arrivé, si nous avions repris la route du Kurdistan!» ajouta le seigneur Yanar.
Et son regard, pesant sur Van Mitten, semblait rendre le pauvre homme responsable de toutes ces complications.
«Mais enfin, pour le compte de qui agissait donc ce Yarhud? demanda Kéraban.
– S’il était vivant, nous saurions bien lui arracher son secret! s’écria Ahmet.
– Peut-être a-t-il sur lui quelque papier… dit Amasia.
– Oui!… Il faut fouiller ce cadavre!» répondit Kéraban.
Ahmet se pencha sur le corps de Yarhud, tandis que Nizib approchait une lanterne allumée qu’il venait de prendre dans la caverne.
«Une lettre!… Voici une lettre!» dit Ahmet, en retirant sa main de la poche du capitaine maltais.
Cette lettre était adressée à un certain Scarpante.
«Lis donc!… lis donc, Ahmet!» s’écria Kéraban, qui ne pouvait plus maîtriser son impatience!
Et Ahmet, après avoir ouvert la lettre, lut ce qui suit:
«Les chevaux de la caravane une fois enlevés, lorsque Kéraban et ses compagnons seront endormis dans la caverne où les aura conduits Scarpante…»
– Scarpante! s’écria Kéraban… C’est donc le nom de notre guide, le nom de ce traître?
– Oui!… Je ne m’étais pas trompé sur son compte» dit Ahmet…
Puis, continuant:
«Que Scarpante fasse un signal en agitant une torche, et nos hommes se jetteront dans les gorges de Nérissa.»
– Et cela est signé?… demanda Kéraban.
– Cela est signé… Saffar!
– Saffar!… Saffar!… Serait-ce donc?…
– Oui! répondit Ahmet, c’est évidemment cet insolent personnage que nous avons rencontré au railway de Poti, et qui, quelques heures après, s’embarquait pour Trébizonde!… Oui! c’est ce Saffar qui a fait enlever Amasia et qui veut à tout prix la reprendre!
– Ah! seigneur Saffar!… s’écria Kéraban, en levant son poing fermé qu’il laissa retomber sur une tête imaginaire, si je me trouve jamais face à face avec toi!
– Mais ce Scarpante, demanda Ahmet, où est-il?»
Bruno s’était précipité dans la caverne et en ressortait presque aussitôt en disant:
«Disparu… par quelque autre issue, sans doute.»
C’était, en effet, ce qui était arrivé. Scarpante, sa trahison découverte, venait de s’échapper par le fond de la caverne.
Ainsi, cette criminelle machination était maintenant connue dans tous ses détails! C’était bien l’intendant du seigneur Saffar, qui s’était offert comme guide! C’était bien ce Scarpante, qui avait conduit la petite caravane, d’abord par les routes de la côte, ensuite à travers ces montagneuses régions de l’Anatolie! C’était bien Yarhud dont les signaux avaient été aperçus par Ahmet pendant la nuit précédente, et c’était bien le capitaine de la Guïdare, qui venait, en se glissant dans l’ombre, apporter à Scarpante les derniers ordres de Saffar!
Mais la vigilance et surtout la perspicacité d’Ahmet avaient déjoué toute cette manœuvre. Le traître démasqué, les desseins criminels de son maître étaient connus. Le nom de l’auteur de l’enlèvement d’Amasia, on le connaissait, et il se trouvait que c’était précisément ce Saffar que le seigneur Kéraban menaçait de ses plus terribles représailles.
Mais, si le guet-apens dans lequel avait été attirée la petite caravane était découvert, le péril n’en était pas moins grand puisqu’elle pouvait être attaquée d’un instant à l’autre.
Aussi Ahmet, avec son caractère résolu, prit-il rapidement le seul parti qu’il y eût à prendre.
«Mes amis, dit-il, il faut quitter à l’instant ces gorges de Nérissa. Si l’on nous attaquait dans cet étroit défilé, dominé par de hautes roches, nous n’en sortirions pas vivants!
– Partons! répondit Kéraban. – Bruno, Nizib, et vous, seigneur Yanar, que vos armes soient prêtes à tout événement!
– Comptez sur nous, seigneur Kéraban, répondit Yanar, et vous verrez ce que nous saurons faire, ma sœur et moi!
– Certes! répondit la courageuse Kurde, en brandissant son yatagan dans un mouvement magnifique. Je n’oublierai pas que j’ai maintenant un fiancé à défendre!»
Si jamais Van Mitten subit une profonde humiliation, ce fut d’entendre l’intrépide femme parler ainsi. Mais, à son tour, il saisit un revolver, bien décidé à faire son devoir.
Tous allaient donc remonter le défilé, de manière à gagner les plateaux environnants, lorsque Bruno crut devoir faire cette réflexion, en homme que la question des repas tient toujours en éveil.
«Mais cet âne, on ne peut le laisser ici!
– En effet, répondit Ahmet. Peut-être Scarpante nous a-t-il égarés dans cette portion reculée de l’Anatolie! Peut-être sommes-nous plus éloignés de Scutari que nous ne le pensons!… Et dans cette charrette sont les seules provisions qui nous restent!»
Toutes ces hypothèses étaient fort plausibles. On devait craindre, maintenant, que cette intervention d’un traître n’eût compromis l’arrivée du seigneur Kéraban et des siens sur les rives du Bosphore, en les éloignant de leur but.
Mais, ce n’était pas l’instant de raisonner sur tout cela: il fallait agir sans perdre un instant.
«Eh bien, dit Kéraban, il nous suivra, cet âne, et pourquoi ne nous suivrait-il pas?»
Et, ce disant, il alla prendre l’animal par sa longe, puis, il essaya de le tirer a lui.
«Allons!» dit-il.
L’âne ne bougea pas.
«Viendras-tu de bon gré?» reprit Kéraban, en lui donnant une forte secousse.
L’âne, qui, sans doute, était fort têtu de sa nature, ne bougea pas davantage.
«Pousse-le, Nizib!» dit Kéraban.
Nizib, aidé de Bruno, essaya de pousser l’âne par derrière… L’âne recula plutôt qu’il n’avança,
«Ah! tu t’entêtes! s’écria Kéraban, qui commençait à se fâcher sérieusement.
– Bon! murmura Bruno, têtu contre têtu!
– Tu me résistes… à moi? reprit Kéraban.
– Votre maître a trouvé le sien! dit Bruno à Nizib, en prenant soin de n’être point entendu.
– Cela m’étonnerait.» répondit Nizib sur le même ton.
Cependant, Ahmet répétait avec impatience:
«Mais il faut partir!… Nous ne pouvons tarder d’une minute… quitte à abandonner cet âne!
– Moi!… lui céder!… jamais!» s’écria Kéraban.
Et, prenant la tête du baudet par les oreilles, puis, les secouant comme s’il eût voulu les arracher:
«Marcheras-tu?» s’écria-t-il.
L’âne ne bougea pas.
«Ah! tu ne veux pas m’obéir!… dit Kéraban. Eh bien, je saurai t’y forcer quand même!»
Et voilà Kéraban courant à l’entrée de la caverne, et y ramassant quelques poignées d’herbe sèche, dont il fit une petite botte qu’il présenta à l’âne. Celui-ci fit un pas en avant.
«Ah! ah! s’écria Kéraban, il faut cela pour te décidera marcher!… Eh bien, par Mahomet, tu marcheras!»
Un instant après, cette petite botte d’herbe était attachée à l’extrémité des brancards de la charrette, mais a une distance suffisante pour que l’âne, même en allongeant la tête, ne put l’atteindre. Il arriva donc ceci: c’est que l’animal, sollicité par cet appât qui allait toujours se déplacer en avant de lui, se décida à marcher dans la direction de la passe.
«Très ingénieux! dit Van Mitten.
– Eh bien, imitez-le!» s’écria la noble Saraboul, en l’entraînant à la suite de la charrette.
Elle aussi, c’était un appât qui se déplaçait, mais un appât que Van Mitten, en cela bien différent de l’âne, redoutait surtout d’atteindre!
Tous, suivant la même direction, en troupe serrée, eurent bientôt abandonné le campement, où la position n’eût pas été tenable.
«Ainsi, Ahmet, dit Kéraban, à ton avis, ce Saffar, c’est bien le même insolent personnage qui, par pur entêtement, a fait écraser ma chaise de poste au railway de Poti?
– Oui, mon oncle, mais c’est, avant tout, le misérable qui a fait enlever Amasia, et c’est à moi qu’il appartient!
– Part à deux, neveu Ahmet, part à deux, répondit Kéraban, et qu’Allah nous vienne en aide!»
A peine le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs compagnons avaient-ils remonté le défilé d’une cinquantaine de pas, que le sommet des roches se couronnait d’assaillants. Des cris étaient jetés dans l’air, des coups de feu éclataient de toutes parts.
«En arrière! En arrière!» cria Ahmet, qui fit reculer tout son monde jusqu’à la lisière du campement.
Il était trop tard pour abandonner les gorges de Nérissa, trop tard pour aller chercher sur les plateaux supérieurs une meilleure position défensive. Les hommes à la solde de Saffar, au nombre d’une douzaine, venaient d’attaquer. Leur chef les excitait à cette criminelle agression, et, dans la situation qu’ils occupaient, tout l’avantage était pour eux.
Le sort du seigneur Kéraban et de ses compagnons était donc absolument à leur merci.
«A nous! à nous! cria Ahmet, dont la voix domina le tumulte.
– Les femmes au milieu.» répondit Kéraban.
Amasia, Saraboul, Nedjeb, formèrent aussitôt un groupe, autour duquel Kéraban, Ahmet, Van Mitten, Yanar, Nizib et Bruno vinrent se ranger. Ils étaient six hommes pour résister à la troupe de Saffar, – un contre deux, – avec le désavantage de la position.
Presque aussitôt, ces bandits, en poussant d’horribles vociférations, firent irruption par la passe et roulèrent, comme une avalanche, au milieu du campement.
«Mes amis, cria Ahmet, défendons-nous jusqu’à la mort!»
Le combat s’engagea aussitôt. Tout d’abord, Nizib et Bruno avaient été touchés légèrement, mais ils ne rompirent pas, ils luttèrent, et non moins vaillamment que la courageuse Kurde, dont le pistolet répondit aux détonations des assaillants.
Il était évident, d’ailleurs, que ceux-ci avaient ordre de s’emparer d’Amasia, de la prendre vivante, et qu’ils cherchèrent à combattre plutôt à l’arme blanche, afin de ne point avoir à regretter quelque maladroit coup de feu qui eût frappé la jeune fille.
Aussi, dans les premiers instants, malgré la supériorité de leur nombre, l’avantage ne fut-il point à eux, et plusieurs tombèrent-ils très grièvement blessés.
Ce fut alors que deux nouveaux combattants, non des moins redoutables, apparurent sur le théâtre de la lutte.
C’étaient Saffar et Scarpante.
«Ah! le misérable! s’écria Kéraban. C’est bien lui! C’est bien l’homme du railway!»
Et plusieurs fois, il voulut le coucher en joue, mais sans y réussir, étant obligé de faire face à ceux qui l’attaquaient.
Ahmet et les siens, cependant, résistaient intrépidement. Tous n’avaient qu’une pensée: à tout prix sauver Amasia, à tout prix l’empêcher de retomber entre les mains de Saffar.
Mais, malgré tant de dévouement et de courage, il leur fallut bientôt céder devant le nombre. Aussi peu à peu, Kéraban et ses compagnons commencèrent-ils à plier, à se désunir, puis à s’acculer aux roches du défilé. Déjà le désarroi se mettait parmi eux.
Saffar s’en aperçut.
«A toi, Scarpante, à toi! cria-t-il en lui montrant la jeune fille.
– Oui! Seigneur Saffar, répondit Scarpante, et cette fois elle ne vous échappera plus!»
Profitant du désordre, Scarpante parvint à se jeter sur Amasia qu’il saisit et il s’efforça d’entraîner hors du campement.
«Amasia!… Amasia!…» cria Ahmet.
Il voulut se précipiter vers elle, mais un groupe de bandits lui coupa la route; il fut obligé de s’arrêter pour leur faire face.
Yanar essaya alors d’arracher la jeune fille aux étreintes de Scarpante: il ne put y parvenir, et Scarpante, l’enlevant entre ses bras, fit quelques pas vers le défilé.
Mais Kéraban venait d’ajuster Scarpante, et le traître tombait mortellement atteint, après avoir lâché la jeune fille, qui tenta vainement de rejoindre Ahmet.
«Scarpante!… mort!… Vengeons-le! s’écria le chef de ces bandits, vengeons-le!»
Tous se jetèrent alors sur Kéraban et les siens avec un acharnement auquel il n’était plus possible de résister. Pressés de toutes parts, ceux-ci pouvaient à peine faire usage de leurs armes.
«Amasia!… Amasia!… s’écria Ahmet, en essayant de venir au secours de la jeune fille, que Saffar venait enfin de saisir et qu’il entraînait hors du campement.
– Courage!… Courage!…» ne cessait de crier Kéraban.
Mais il sentait bien que les siens et lui, accablés par le nombre, étaient perdus!
En ce moment, un coup de feu, tiré du haut des roches, fit rouler l’un des assaillants sur le sol. D’autres détonations lui succédèrent aussitôt. Quelques-uns des bandits tombèrent encore, et leur chute jeta l’épouvante parmi leurs compagnons.
Saffar s’était arrêté un instant, cherchant à se rendre compte de cette diversion. Était-ce donc un renfort inattendu qui arrivait au seigneur Kéraban?
Mais déjà Amasia avait pu se dégager des bras de Saffar, déconcerté par cette subite attaque.
«Mon père!… Mon père!… criait la jeune fille.
C’était Sélim, en effet, Sélim, suivi d’une vingtaine d’hommes, bien armés, qui accourait au secours de la petite caravane, au moment même où elle allait être écrasée.
«Sauve qui peut!» s’écria le chef des bandits, en donnant l’exemple de la fuite.
Et il disparut, avec les survivants de sa troupe, en se jetant dans la caverne, dont une seconde issue, on le sait, s’ouvrait au dehors.
«Lâches! s’écria Saffar en se voyant ainsi abandonné. Eh bien, on ne l’aura pas vivante.»
Et il se précipita sur Amasia, au moment où Ahmet s’élançait sur lui.
Saffar déchargea sur le jeune homme le dernier coup de son revolver: il le manqua. Mais Kéraban, qui n’avait rien perdu de son sang-froid, ne le manqua pas, lui. Il bondit sur Saffar, le saisit à la gorge, et le frappa d’un coup de poignard au cœur.
Un rugissement, ce fut tout. Saffar, dans ses dernières convulsions, ne put même pas entendre son adversaire s’écrier:
«Voilà pour t’apprendre à faire écraser ma voiture!»
Le seigneur Kéraban et ses compagnons étaient sauvés. A peine les uns ou les autres avaient-ils reçu quelques légères blessures. Et cependant, tous s’étaient bien comportés, – tous, – Bruno et Nizib, dont le courage ne s’était point démenti; le seigneur Yanar, qui avait vaillamment lutté; Van Mitten, qui s’était distingué dans la mêlée, et l’énergique Kurde, dont le pistolet avait souvent retenti au plus fort de l’action.
Toutefois, sans l’arrivée inexplicable de Sélim, c’en eût été fait d’Amasia et de ses défenseurs. Tous eussent péri, car ils étaient décidés à se faire tuer pour elle.
«Mon père!… mon père!… s’écria la jeune fille en se jetant dans les bras de Sélim.
– Mon vieil ami, dit Kéraban, vous… vous… ici?
– Oui!… Moi! répondit Sélim.
– Comment le hasard vous a-t-il amené?… demanda Ahmet.
– Ce n’est point un hasard! répondit Sélim, et, depuis longtemps déjà, je me serais mis à la recherche de ma fille, si, au moment où ce capitaine l’enlevait de la villa, je n’eusse été blessé…
– Blessé, mon père?
– Oui!… Un coup de feu parti de cette tartane! Pendant un mois, retenu par cette blessure, je n’ai pu quitter Odessa! Mais, il y a quelques jours, une dépêche d’Ahmet…
– Une dépêche? s’écria Kéraban, que ce mot malsonnant mit soudain en éveil.
– Oui… une dépêche… datée de Trébizonde!
– Ah! c’était une…
– Sans doute, mon oncle, répondit Ahmet, qui sauta au cou de Kéraban, et pour la première fois qu’il m’arrive d’envoyer un télégramme à votre insu, avouez que j’ai bien fait!
– Oui… mal bien fait! répondit Kéraban en hochant la tête, mais que je ne t’y reprenne plus, mon neveu!
– Alors, reprit Sélim, apprenant par cette dépêche que tout péril n’était peut être pas écarté pour votre petite caravane, j’ai réuni ces braves serviteurs, je suis arrivé à Scutari, je me suis lancé sur la route du littoral…
– Et par Allah! ami Sélim, s’écria Kéraban, vous êtes arrivé à temps!… Sans vous, nous étions perdus!… Et cependant, on se battait bien dans notre petite troupe!
– Oui! ajouta le seigneur Yanar, et ma sœur a montré qu’elle savait, au besoin, faire le coup de feu!
– Quelle femme!» murmura Van Mitten.
En ce moment, les nouvelles lueurs de l’aube commençaient à blanchir l’horizon. Quelques nuages, immobilisés au zénith, se nuançaient des premiers rayons du jour.
«Mais où sommes-nous, ami Sélim, demanda le seigneur Kéraban, et comment avez-vous pu nous rejoindre dans cette région où un traître avait entraîné notre caravane…
– Et loin de notre route? ajouta Ahmet.
– Mais non mes amis, mais non! répondit Sélim. Vous êtes bien sur le chemin de Scutari, à quelques lieues seulement de la mer!
– Hein?… fit Kéraban.
– Les rives du Bosphore sont là! ajouta Sélim en tendant sa main vers le nord-ouest.
– Les rives du Bosphore?» s’écria Ahmet.
Et tous de gagner, en remontant les roches, le plateau supérieur qui s’étendait au-dessus des gorges de Nérissa.
«Voyez… voyez!…» dit Sélim.
En effet, un phénomène se produisait, en ce moment, – phénomène naturel qui, par un simple effet de réfraction, faisait apparaître au loin les parages tant désirés. A mesure que se faisait le jour, un mirage relevait peu à peu les objets situés au-dessous de l’horizon. On eût dit que les collines, qui s’arrondissaient à la lisière de la plaine, s’enfonçaient dans le sol comme une ferme de décor.
«La mer!… C’est la mer!» s’écria Ahmet!
Et tous de répéter avec lui:
«La mer!… La mer!»
Et, bien que ce ne fut qu’un effet de mirage, la mer n’en était pas moins là, à quelques lieues à peine.
«La mer!… La mer!… ne cessait de répéter le seigneur Kéraban. Mais, si ce n’est pas le Bosphore, si ce n’est pas Scutari, nous sommes au dernier jour du mois, et…
– C’est le Bosphore!… C’est Scutari!…» s’écria Ahmet.
Le phénomène venait de s’accentuer, et, maintenant, toute la silhouette d’une ville, bâtie en amphithéâtre, se découpait sur les derniers plans de l’horizon.
«Par Allah! c’est Scutari! répéta Kéraban. Voilà son panorama qui domine le détroit!… Voilà la mosquée de Buyuk Djami!»
Et, en effet, c’était bien Scutari, que Sélim venait de quitter trois heures auparavant.
«En route, en route!» s’écria Kéraban.
Et, comme un bon Musulman qui, en toutes choses, reconnaît la grandeur de Dieu:
«Ilah il Allah!» ajouta-t-il en se tournant vers le soleil levant.
Un instant après, la petite caravane s’élançait vers la route qui longe la rive gauche du détroit. Quatre heures après, à cette date du 30 septembre, – dernier jour fixé pour la célébration du mariage d’Amasia et d’Ahmet, – le seigneur Kéraban, ses compagnons et son âne, après avoir achevé ce tour de la mer Noire, apparaissaient sur les hauteurs de Scutari et saluaient de leurs acclamations les rives du Bosphore.
Dans lequel Van Mitten essaie de faire comprendre
la situation à la noble Saraboul.
’était en un des plus heureux sites qui se puisse rêver, à mi-côte de la colline sur laquelle se développe Scutari, que s’élevait la villa du seigneur Kéraban.
Scutari, ce faubourg asiatique de Constantinople, l’ancienne Chrysopolis, ses mosquées aux toits d’or, tout le bariolage de ses quartiers où se presse une population de cinquante mille habitants, son débarcadère flottant sur les eaux du détroit, l’immense rideau des cyprès de son cimetière, – ce champ de repos préféré des riches Musulmans, qui craignent que la capitale suivant une légende, ne soit prise pendant que les fidèles seront à la prière – puis, à une lieue de là, le mont Boulgourlou qui domine cet ensemble et permet à la vue de s’étendre sur la mer de Marmara, le golfe de Nicomédie, le canal de Constantinople, rien ne peut donner une idée de ce splendide panorama, unique au monde, sur lequel s’ouvraient les fenêtres de la villa du riche négociant.
A cet extérieur, à ces jardins en terrasse, aux beaux arbres, platanes, hêtres et cyprès qui les ombragent, répondait dignement l’intérieur de l’habitation. Vraiment, il eût été dommage de s’en défaire pour n’avoir point à payer quotidiennement les quelques paras auxquels étaient maintenant taxés les caïques du Bosphore!
Il était alors midi. Depuis trois heures environ, le maître de céans et ses hôtes étaient installés dans cette splendide villa. Après avoir refait leur toilette, ils s’y reposaient des fatigues et des émotions de ce voyage, Kéraban, tout fier de son succès, se moquant du Muchir et de ses impôts vexatoires; Amasia et Ahmet, heureux comme des fiancés qui vont devenir époux; Nedjeb, un perpétuel éclat de rire; Bruno, satisfait en se disant qu’il rengraissait déjà, mais inquiet pour son maître; Nizib, toujours calme, même dans les grandes circonstances, le seigneur Yanar, plus farouche que jamais, sans qu’on pût savoir pourquoi; la noble Saraboul, aussi impérieuse qu’elle eût pu l’être dans la capitale du Kurdistan; Van Mitten enfin, assez préoccupé de l’issue de cette aventure.
Si Bruno constatait déjà une certaine amélioration dans son embonpoint, ce n’était pas sans raison. Il y avait eu un déjeuner aussi abondant que magnifique. Ce n’était pas le fameux dîner auquel le seigneur Kéraban avait invité son ami Van Mitten, six semaines auparavant; mais, pour être devenu un déjeuner, il n’en avait pas été moins superbe. Et maintenant, tous les convives, réunis dans le plus charmant salon de la villa, dont les larges baies s’ouvraient, sur le Bosphore, achevaient, dans une conversation animée, de se congratuler les uns les autres.
«Mon cher Van Mitten, dit le seigneur Kéraban, qui allait, venait, serrant la main à ses hôtes, c’était un dîner auquel je vous avais invité, mais il ne faut pas m’en vouloir si l’heure nous a obligés à…
– Je ne me plains pas, ami Kéraban, répondit le Hollandais. Votre cuisinier a bien fait les choses!
– Oui, très bonne cuisine, en vérité, très bonne cuisine! ajouta le seigneur Yanar, qui avait mangé plus qu’il ne convient, même à un Kurde de grand appétit.
– On ne ferait pas mieux au Kurdistan, répondit Saraboul, et si jamais, seigneur Kéraban, vous venez à Mossoul nous rendre visite…
– Comment donc? s’écria Kéraban, mais j’irai, belle Saraboul, j’irai vous voir, vous et mon ami Van Mitten!
– Et nous tâcherons de ne pas vous faire regretter votre villa,… pas plus que vous ne regretterez la Hollande, ajouta l’aimable femme en se retournant vers son fiancé.
– Près de vous, noble Saraboul!…» crut devoir répondre Van Mitten, qui ne parvint pas à finir sa phrase.
Puis, pendant que l’aimable Kurde se dirigeait du côté des fenêtres du salon, qui s’ouvraient sur le Bosphore:
«Le moment est venu, je crois, dit-il à Kéraban, de lui apprendre que ce mariage est nul!
– Aussi nul, Van Mitten, que s’il n’avait jamais été fait!
– Vous m’aiderez bien un peu, Kéraban, dans cette tâche… qui ne laisse pas d’être scabreuse!
– Hum!… ami Van Mitten, répondit Kéraban, ce sont là de ces choses intimes… qu’on ne doit traiter qu’en tête-à-tête!
– Diable!» fit le Hollandais.
Et il alla s’asseoir dans un coin, pour chercher quel pourrait être le meilleur mode d’opérer.
«Digne Van Mitten, dit alors Kéraban à son neveu, quelle scène avec sa Kurdistane!
– Il ne faut pourtant pas oublier, répondit Ahmet, que c’est pour nous qu’il a poussé le dévouement jusqu’à l’épouser!
– Aussi lui viendrons-nous en aide, mon neveu! Bah! il était marié, au moment où, sous peine de prison, on l’a obligé à contracter ce nouveau mariage, et, pour un Occidental, c’est un cas de nullité absolue! Donc, il n’a rien à craindre… rien!
– Je le sais, mon oncle, mais, quand madame Saraboul recevra ce coup en pleine poitrine, quel bondissement de panthère trompée!… Et le beau-frère Yanar, quelle explosion de poudrière!
– Par Mahomet! répondit Kéraban, nous leur ferons entendre raison! Après tout, Van Mitten n’était coupable de quoi que ce soit, et, au caravansérail de Rissar, l’honneur de la noble Saraboul n’a jamais, de son fait, couru l’ombre d’un danger!
– Jamais, oncle Kéraban, et il est clair que cette tendre veuve cherchait à se remarier à tout prix!
– Sans doute, Ahmet. Aussi n’a-t-elle pas hésité à mettre la main sur ce bon Van Mitten!
– Une main de fer, oncle Kéraban!
– D’acier! répliqua Kéraban.
– Mais enfin, mon oncle, s’il s’agit tout à l’heure de défaire ce faux mariage…
– Il s’agit aussi d’en faire un vrai, n’est-ce pas? répondit Kéraban, en tournant et retournant ses mains l’une sur l’autre comme s’il les eût savonnées.
– Oui… le mien! dit Ahmet.
– Le nôtre! ajouta la jeune fille, qui venait de s’approcher. Nous l’avons bien mérité?
– Bien mérité, dit Sélim.
– Oui, ma petite Amasia, répondit Kéraban, mérité dix fois, cent fois, mille fois! Ah! chère enfant! quand je songe que, par ma faute, par mon entêtement, tu as failli…
– Bon! Ne parlons plus de cela! dit Ahmet.
– Non, jamais, oncle Kéraban! dit la jeune fille en lui fermant la bouche de sa petite main.
– Aussi, reprit Kéraban, j’ai fait vœu… Oui!… j’ai fait vœu… de ne plus m’entêter à quoi que ce soit!
– Je voudrais voir cela pour y croire! s’écria Nedjeb en partant d’un bel éclat de rire.
– Hein?… Qu’a-t-elle dit, cette moqueuse de Nedjeb?
– Oh! rien, seigneur Kéraban!
– Oui, reprit celui-ci, je ne veux plus jamais m’entêter… si ce n’est à vous aimer tous les deux!
– Quand le seigneur Kéraban renoncera à être le plus têtu des hommes!… murmura Bruno.
– C’est qu’il n’aura plus de tête! répondit Nizib.
– Et encore!» ajouta le rancunier serviteur de Van Mitten.
Cependant, la noble Kurde s’était rapprochée de son fiancé, qui restait tout pensif en son coin, trouvant sans doute sa tâche d’autant plus difficile qu’à lui seul incombait le soin de l’exécuter.
«Qu’avez-vous donc, seigneur Van Mitten? lui demanda-t-elle. Je vous trouve l’air soucieux!
– En effet, beau-frère! ajouta le seigneur Yanar. Que faites-vous là? Vous ne nous avez pas amenés à Scutari pour n’y rien voir, j’imagine! Montrez-nous donc le Bosphore comme nous vous montrerons dans quelques jours le Kurdistan!»
A ce nom redouté, le Hollandais tressauta comme s’il eût reçu la secousse d’une pile électrique.
«Allons, venez, seigneur Van Mitten! reprit Saraboul en l’obligeant à se lever.
– A vos ordres… belle Saraboul!… Je suis entièrement à vos ordres!» répondit Van Mitten.
Et, mentalement, il se disait et se redisait.
«Comment lui apprendre?…»
A ce moment, la jeune Zingare, après avoir ouvert une des grandes baies du salon, qu’une riche tenture abritait des rayons du soleil, s’écriait joyeusement:
«Voyez!… Voyez!… Scutari est en grande animation!… ce sera très intéressant de s’y promener aujourd’hui!»
Les hôtes de la villa s’étaient avancés près des fenêtres.
«En effet, dit Kéraban, le Bosphore est couvert d’embarcations pavoisées! Sur les places et dans les rues, j’aperçois des acrobates, des jongleurs!… On entend la musique, et les quais sont pleins de monde comme pour un spectacle!
– Oui, dit Sélim, la ville est en fête!
– J’espère bien que cela ne nous empêchera pas de célébrer notre mariage? dit Ahmet.
– Non, certes! répondit le seigneur Kéraban. Nous allons avoir à Scutari le pendant de ces fêtes de Trébizonde, qui semblaient avoir été données en l’honneur de notre ami Van Mitten!
– Il me plaisantera jusqu’au bout! murmura le Hollandais. Mais c’est dans le sang! Il ne faut pas lui en vouloir!
– Mes amis, dit alors Sélim, occupons-nous immédiatement de notre grande affaire! C’est le dernier jour, aujourd’hui…
– Et ne l’oublions pas! répondit Kéraban.
– Je vais chez le juge de Scutari, reprit Sélim, afin de faire préparer le contrat.
– Nous vous y rejoindrons! répondit Ahmet. Vous savez, mon oncle, que votre présence est indispensable…
– Presque autant que la tienne! s’écria Kéraban, en accentuant sa réponse d’un bon gros rire.
– Oui, mon oncle… plus indispensable encore, si vous le voulez bien… en votre qualité de tuteur!
– Eh bien, dit Sélim, dans une heure, rendez-vous chez le juge de Scutari!»
Et il sortit du salon, au moment où Ahmet ajoutait, en s’adressant à la jeune fille:
«Puis, après la signature chez le juge, chère Amasia, une visite à l’iman, qui nous dira sa meilleure prière… puis…
– Puis… nous serons mariés! s’écria Nedjeb, comme s’il se fût agi d’elle.
– Cher Ahmet!» murmura la jeune fille.
Cependant, la noble Saraboul s’était une seconde fois rapprochée de Van Mitten, qui, de plus en plus pensif, venait de s’asseoir dans un autre coin du salon.
«En attendant cette cérémonie, lui dit-elle, pourquoi ne descendrions-nous pas jusqu’au Bosphore?
– Le Bosphore?… répondit Van Mitten, l’air hébété. Vous parlez du Bosphore?
– Oui!… le Bosphore! reprit le seigneur Yanar. On dirait que vous ne comprenez pas!
– Si… si!… Je suis prêt, répondit Van Mitten en se relevant sous la main puissante de son beau-frère. Oui… le Bosphore!… Mais, auparavant, je désirerais… je voudrais…
– Vous voudriez? répéta Saraboul.
– Je serais heureux d’avoir un entretien… particulier… avec vous… belle Saraboul!
– Un entretien particulier?
– Soit! Je vous laisse alors, dit Yanar.
– Non… restez, mon frère, répondit Saraboul, qui dévisageait son fiancé, restez!… J’ai comme un pressentiment que votre présence ne sera pas inutile!
– Par Mahomet, comment va-t-il s’en tirer? murmura Kéraban à l’oreille de son neveu.
– Ce sera dur! dit Ahmet.
– Aussi, ne nous éloignons pas, afin de soutenir, au besoin, les opérations de Van Mitten!
– Pour sûr, il va être mis en pièces!» murmura Bruno.
Le seigneur Kéraban, Ahmet, Amasia et Nedjeb, Bruno et Nizib se dirigèrent vers la porte, afin de laisser la place libre aux combattants.
«Courage, Van Mitten! dit Kéraban, qui serra la main de son ami en passant près de lui. Je ne m’éloigne pas, je vais me tenir dans la pièce à côté et veillerai sur vous.
– Courage, mon maître, ajouta Bruno, ou gare le Kurdistan!»
Un instant après, la noble Kurde, Van Mitten, le seigneur Yanar, étaient seuls dans le salon, et le Hollandais, se grattant le front de l’index, se disait dans un a parte mélancolique:
«Si je sais de quelle façon commencer!»
Saraboul alla franchement à lui:
«Qu’avez-vous à nous dire, seigneur Van Mitten? demanda-t-elle d’un ton suffisamment contenu pour permettre à une discussion de commencer sans trop d’éclat.
– Allons! Parlez! dit plus durement Yanar.
– Si nous nous asseyions? dit Van Mitten, qui sentait ses jambes se dérober sous lui.
– Ce que l’on peut dire assis, on peut le dire debout! répliqua Saraboul. Nous vous écoutons!»
Van Mitten, faisant appel à tout son courage, débuta par cette phrase dont les mots semblent combinés tout exprès pour les gens embarrassés:
«Belle Saraboul, soyez certaine que… tout d’abord… et bien malgré moi… je regrette…
– Vous regrettez?… répondit l’impérieuse femme. Qu’est-ce que vous regrettez?… Serait-ce votre mariage? Il n’est, après tout, qu’une légitime réparation…
– Oh! réparation!… réparation!… se risqua à dire, mais à mi-voix, l’hésitant Van Mitten.
– Et moi aussi, je regrette… répliqua ironiquement Saraboul, oui certes!
– Ah! vous regrettez?…
– Je regrette que l’audacieux, qui s’est introduit dans ma chambre au caravansérail de Rissar, n’ait été ni le seigneur Ahmet!…»
Elle devait dire vrai, la veuve consolable, et ses regrets se comprendront de reste!
«Ni même le seigneur Kéraban! ajouta-t-elle. Au moins, c’eût été un homme que j’aurais épousé…
– Bien parlé, ma sœur! s’écria le seigneur Yanar.
– Au lieu d’un…
– Encore mieux parlé, ma sœur, quoique vous n’ayez pas cru devoir achever votre pensée!
– Permettez… dit Van Mitten, blessé d’une observation qui l’attaquait directement dans sa personne.
– Qui aurait jamais pu croire, ajouta Saraboul, que l’auteur de cet attentat eût été un Hollandais conservé dans la glace!
– Ah! à la fin, je m’insurge! s’écria Van Mitten, absolument froissé d’être assimilé à une conserve. Et, d’abord, madame Saraboul, il n’y a pas eu attentat!
– Vraiment? dit Yanar.
– Non, reprit Van Mitten, mais une erreur! Nous nous sommes, ou plutôt, sur un faux et peut-être perfide renseignement, je me suis trompé de chambre!
– En vérité! fit Saraboul.
– Un simple malentendu qu’il m’a fallu, sous peine de prison, réparer par un mariage… hâtif!
– Hâtif ou non!… répliqua Saraboul, vous n’en êtes pas moins marié… marié avec moi! Et, croyez-le bien, monsieur, ce qui a été commencé à Trébizonde, s’achèvera au Kurdistan!
– Oui!… Parlons-en du Kurdistan!… répondit Van Mitten, qui commençait à se monter.
– Et, comme je m’aperçois que la société de vos amis vous rend peu aimable à mon égard, aujourd’hui même nous quitterons Scutari, et nous partirons pour Mossoul, où je saurai bien vous infuser un peu de sang kurde dans les veines!
– Je proteste! s’écria Van Mitten.
– Encore un mot, et nous partons à l’instant!
– Vous partirez, madame Saraboul! répondit Van Mitten, dont la voix prit une inflexion légèrement ironique. Vous partirez, si cela vous convient, et personne ne songera à vous retenir!… Mais, moi, je ne partirai pas!
– Vous ne partirez pas? s’écria Saraboul, outrée de cette résistance inattendue d’un mouton en face de deux tigres.
– Non!
– Et vous avez la prétention de nous résister? demanda le seigneur Yanar, en se croisant les bras.
– J’ai cette prétention!
– A moi… et à elle, une Kurde!
– Fut-elle dix fois plus Kurde encore!
– Savez-vous bien, monsieur le Hollandais, dit la noble Saraboul en marchant vers son fiancé, savez-vous bien quelle femme je suis… et quelle femme j’ai été!… Savez-vous bien qu’à quinze ans, j’étais déjà veuve!
– Oui… déjà!… répéta Yanar, et quand on a pris cette habitude de bonne heure…
– Soit, madame! répondit Van Mitten. Mais savez-vous, à votre tour, ce que je vous défie de devenir jamais, malgré l’habitude que vous en pouvez avoir?
– C’est?…
– C’est de devenir veuve de moi!
– Monsieur Van Mitten, s’écria Yanar en portant la main à son yatagan, il suffirait pour cela d’un coup….
– C’est en quoi vous vous trompez, seigneur Yanar, et votre sabre ne ferait pas de madame Saraboul une veuve… par cette excellente raison que je n’ai jamais pu être son mari!
– Hein?
– Et que notre mariage même serait nul!
– Nul?
– Parce que, si madame Saraboul a le bonheur d’être veuve de ses premiers époux, je n’ai pas celui d’être veuf de ma première femme!
– Marié!… Il était marié!… s’écria la noble Kurde, mise hors d’elle-même par ce foudroyant aveu.
– Oui!… répondit Van Mitten, maintenant emballé dans la discussion, oui, marié! Et ce n’est que pour sauver mes amis, pour les empêcher d’être arrêtés au caravansérail de Rissar, que je me suis sacrifié!
– Sacrifié!… répliqua Saraboul, qui répéta ce mot en se laissant tomber sur un divan.
– Sachant bien que ce mariage ne serait pas valable, continua Van Mitten, puisque la première madame Van Mitten n’est pas plus morte que je ne suis veuf… et qu’elle m’attend en Hollande!»
La fausse épouse outragée s’était relevée, et, se retournant vers le seigneur Yanar:
«Vous l’entendez, mon frère! dit-elle.
– Je l’entends!
– Votre sœur vient d’être jouée!
– Outragée!
– Et ce traître est encore vivant?…
– Il n’a plus que quelques instants à vivre!
– Mais ils sont enragés! s’écria Van Mitten, véritablement inquiet de l’attitude menaçante du couple kurde.
– Je vous vengerai, ma sœur! s’écria le seigneur Yanar, qui, la main haute, marcha vers le Hollandais.
– Je me vengerai moi-même!»
Et, ce disant, la noble Saraboul se précipita sur Van Mitten, en poussant des cris de fureur qui furent heureusement entendus du dehors.
Où l’on verra le seigneur Kéraban plus têtu encore
qu’il ne l’a jamais été.
a porte du salon s’ouvrit aussitôt. Le seigneur Kéraban, Ahmet, Amasia, Nedjeb, Bruno, parurent sur le seuil.
Kéraban eut vite fait de dégager Van Mitten.
«Eh, madame! dit Ahmet, on n’étrangle pas ainsi les gens… pour un malentendu!
– Diable! murmura Bruno, il était temps d’arriver!
– Pauvre monsieur Van Mitten! dit Amasia, qui éprouvait un sentiment de sincère commisération pour son compagnon de voyage.
– Ce n’est décidément pas la femme qu’il lui faut!» ajouta Nedjeb en secouant la tête.
Cependant, Van Mitten reprenait peu à peu ses esprits.
«Cela a été dur? dit Kéraban.
– Un peu plus, j’y passais!» répondît Van Mitten.
En ce moment, la noble Saraboul revint sur le seigneur Kéraban, et, le prenant directement à parti:
«Et c’est vous qui vous êtes prêté, dit-elle, à cette…
– Mystification, répondit Kéraban d’un ton aimable. C’est le mot propre… mystification!
– Je me vengerai!… Il y a des juges à Constantinople!…
– Belle Saraboul, répondit le seigneur Kéraban, n’accusez que vous-même! Vous vouliez bien, pour un prétendu attentat, nous faire arrêter et compromettre notre voyage! Eh! par Allah! on s’en tire comme on peut! Nous nous en sommes tirés par un prétendu mariage et nous avions droit à cette revanche, assurément!»
A cette réponse, Saraboul se laissa choir une seconde fois sur un divan, en proie à une de ces attaques de nerfs dont les femmes ont le secret, même au Kurdistan.
Nedjeb et Amasia s’empressèrent à la secourir.
«Je m’en vais!… Je m’en vais!… criait-elle au plus fort de sa crise.
– Bon voyage!» répondit Bruno.
Mais voici qu’à ce moment Nizib parut sur le seuil de la porte.
«Qu’y a-t-il? demanda Kéraban.
– C’est une dépêche qu’on vient d’apporter du comptoir de Galata, répondit Nizib.
– Pour qui? demanda Kéraban.
– Pour monsieur Van Mitten, mon maître. Elle vient d’arriver aujourd’hui même.
– Donnez!» dit Van Mitten.
Il prit la dépêche, l’ouvrit, et en regarda la signature.
«C’est de mon premier commis de Rotterdam!» dit-il.
Puis, lisant les premiers mots:
«Madame Van Mitten… depuis cinq semaines… décédée…»
La dépêche froissée dans sa main, Van Mitten demeura anéanti, et, pourquoi le cacher? ses yeux s’étaient subitement remplis de larmes.
Mais, sur ces derniers mots, Saraboul venait de se redresser subitement, comme un diable à ressort.
«Cinq semaines! s’écria-t-elle, à la fois heureuse et ravie. Il a dit cinq semaines!
– L’imprudent! murmura Ahmet, qu’avait-il besoin de crier cette date et en ce moment!
– Donc, reprit Saraboul triomphante, donc, il y a dix jours, quand je vous faisais l’honneur de me fiancer à vous…
– Mahomet l’étrangle! s’écria Kéraban, peut-être un peu plus haut qu’il ne voulait.
– Vous étiez veuf, seigneur mon époux! dit Saraboul avec l’accent du triomphe.
– Absolument veuf, seigneur mon beau-frère! ajouta Yanar.
– Et notre mariage est valable!»
A son tour, Van Mitten, écrasé par la logique de cet argument, s’était laissé tomber sur le divan.
«Le pauvre homme, dit Ahmet à son oncle, il n’a plus qu’à se jeter dans le Bosphore!
– Bon! répondit Kéraban, elle s’y jetterait après lui et serait capable de le sauver… par vengeance!»
La noble Saraboul avait saisi par le bras celui qui, cette fois, était bien sa propriété.
«Levez-vous! dit-elle.
– Oui, chère Saraboul, répondit Van Mitten en baissant la tête… Me voici prêt!
– Et suivez-nous! ajouta Yanar.
– Oui, cher beau-frère! répondit Van Mitten, absolument mâté et démâté. Prêt à vous suivre… où vous voudrez!
– A Constantinople, où nous nous embarquerons sur le premier paquebot! répondit Saraboul.
– Pour?…
– Pour le Kurdistan! répondit Yanar.
– Le Kur?… Tu m’accompagneras, Bruno!… On y mange bien!… Ce sera, pour toi, une véritable compensation!»
Bruno ne put que faire un signe de tête affirmatif.
Et la noble Saraboul et le seigneur Yanar emmenèrent l’infortuné Hollandais, que ses amis voulurent en vain retenir, tandis que son fidèle domestique le suivait en murmurant:
«Lui avais-je assez prédit qu’il lui arriverait malheur!»
Les compagnons de Van Mitten et Kéraban lui-même étaient restés anéantis, muets, devant ce coup de foudre.
«Le voilà marié! dit Amasia.
– Par dévouement pour nous! répondit Ahmet.
– Et pour tout de bon cette fois! ajouta Nedjeb.
– Il n’aura plus qu’une ressource au Kurdistan, dit Kéraban le plus sérieusement du monde.
– Ce sera, mon oncle?
– Ce sera, pour qu’elles se neutralisent, d’en épouser une douzaine de pareilles!»
En ce moment, la porte s’ouvrit, et Sélim parut, la figure inquiète, la respiration haletante, comme s’il eût couru à perdre haleine.
«Mon père, qu’avez-vous? demanda Amasia.
– Qu’est-il arrivé? s’écria Ahmet.
– Eh bien, mes amis, il est impossible de célébrer le mariage d’Amasia et d’Ahmet…
– Vous dites?
– A Scutari, du moins! reprit Sélim.
– A Scutari?
– Il ne peut se faire qu’à Constantinople!
– A Constantinople?… répondit Kéraban, qui ne put s’empêcher de dresser l’oreille. Et pourquoi?
– Parce que le juge de Scutari refuse absolument de faire enregistrer le contrat!
– Il refuse?… dit Ahmet.
– Oui!… sous ce prétexte que le domicile de Kéraban, et, par conséquent, celui d’Ahmet, n’est point à Scutari, mais à Constantinople!
– A Constantinople? répéta Kéraban, dont les sourcils commencèrent à se froncer.
– Or, reprit Sélim, c’est aujourd’hui le dernier jour assigné au mariage de ma fille pour qu’elle puisse entrer en possession de la fortune qui lui a été léguée! Il faut donc, sans perdre un instant, nous rendre chez le juge qui recevra le contrat à Constantinople!
– Partons! dit Ahmet en se dirigeant vers la porte.
– Partons! ajouta Amasia qui le suivait déjà.
– Seigneur Kéraban, est-ce que cela vous contrarierait de nous accompagner?» demanda la jeune fille.
Le seigneur Kéraban était immobile et silencieux.
«Eh bien, mon oncle? dit Ahmet en revenant.
– Vous ne venez pas? dit Sélim.
– Faut-il donc que j’emploie la force? ajouta Amasia, qui prit doucement le bras de Kéraban.
– J’ai fait préparer un caïque, dit Sélim, et nous n’avons qu’à traverser le Bosphore!
– Le Bosphore?» s’écria Kéraban.
Puis, d’un ton sec:
«Un instant! dit-il, Sélim, est-ce que cette taxe de dix paras par tête est toujours exigée de ceux qui traversent le Bosphore?
– Oui, sans doute, ami Kéraban, dit Sélim. Mais, maintenant que vous avez joué ce bon tour aux autorités ottomanes, d’être allé de Constantinople à Scutari sans payer, je pense que vous ne refuserez pas…
– Je refuserai! répondit nettement Kéraban.
– Alors on ne vous laissera pas passer! reprit Sélim
– Soit!… Je ne passerai pas!
– Et notre mariage… s’écria Ahmet, notre mariage qui doit être fait aujourd’hui même?
– Vous vous marierez sans moi!
– C’est impossible! Vous êtes mon tuteur, oncle Kéraban, et, vous le savez bien, votre présence est indispensable!
– Eh bien, Ahmet, attends que j’aie fait établir mon domicile à Scutari… et tu te marieras à Scutari!»
Toutes ces réponses étaient envoyées d’un ton cassant, qui devait laisser peu d’espoir aux contradicteurs de l’entêté personnage.
«Ami Kéraban, reprit Sélim, c’est aujourd’hui le dernier jour… vous entendez bien, et toute la fortune qui doit revenir à ma fille, sera perdue, si…»
Kéraban fit un signe de tête négatif, lequel fut accompagné d’un geste plus négatif encore.
«Mon oncle, s’écria Ahmet, vous ne voudrez pas…
– Si l’on veut m’obliger à payer dix paras, répondit Kéraban, jamais, non, jamais je ne passerai le Bosphore! Par Allah! plutôt refaire le tour de la mer Noire pour revenir à Constantinople!»
Et en vérité, le têtu eût été homme à recommencer!
«Mon oncle, reprit Ahmet, c’est mal ce que vous faites là!… Cet entêtement, en pareille circonstance, permettez-moi de vous le dire, ne peut s’expliquer d’un homme tel que vous!… Vous allez causer le malheur de ceux qui n’ont jamais eu pour vous que la plus vive amitié!… C’est mal!
– Ahmet, fais attention à tes paroles! répondit Kéraban d’un ton sourd, qui indiquait une colère prête à éclater.
– Non, mon oncle, non!… Mon cœur déborde, et rien ne m’empêchera de parler!… C’est… c’est d’un mauvais homme!
– Cher Ahmet, dit alors Amasia, calmez-vous! Ne parlez pas ainsi de votre oncle!… Si cette fortune sur laquelle vous aviez le droit de compter vous échappe… renoncez à ce mariage!
– Que je renonce à vous, répondit Ahmet en pressant la jeune fille sur son cœur! Jamais!… Non!… Jamais!… Venez!… Quittons cette ville pour n’y plus revenir! Il nous restera bien encore de quoi pouvoir payer dix paras pour passer à Constantinople!»
Et Ahmet, dans un mouvement dont il n’était plus maître, entraîna la jeune fille vers la porte.
«Kéraban?… dit Sélim, qui voulut tenter, une dernière fois, de faire revenir son ami sur sa détermination.
– Laissez-moi, Sélim, laissez-moi!
– Hélas! partons, mon père!» dit Amasia, jetant sur Kéraban un regard humide de larmes qu’elle retenait à grand’peine.
Et elle allait se diriger avec Ahmet vers la porte du salon, quand celui-ci s’arrêta.
«Une dernière fois, mon oncle, dit-il, vous refusez de nous accompagner à Constantinople, chez le juge, où votre présence est indispensable pour notre mariage?
– Ce que je refuse, répondit Kéraban, dont le pied frappa le parquet à le défoncer, c’est de jamais me soumettre à payer cette taxe!
– Kéraban! dit Sélim.
– Non! par Allah! Non!
– Eh bien, adieu, mon oncle! dit Ahmet. Votre entêtement nous coûtera une fortune!… Vous aurez ruiné celle qui doit être votre nièce!… Soit!… Ce n’est pas la fortune que je regrette!… Mais vous aurez apporté un retard à notre bonheur!… Nous ne nous reverrons plus!»
Et le jeune homme, entraînant Amasia, suivi de Sélim, de Nedjeb, de Nizib, quitta le salon, puis la villa, et, quelques instants après, tous s’embarquaient dans un caïque pour revenir à Constantinople.
Le seigneur Kéraban, resté seul, allait et venait en proie à la plus extrême agitation.
«Non! par Allah! Non! par Mahomet! se disait-il. Ce serait indigne de moi!… Avoir fait le tour de la mer Noire pour ne pas payer cette taxe, et, au retour, tirer de ma poche ces dix paras!… Non!… Plutôt ne jamais remettre le pied à Constantinople!… Je vendrai ma maison de Galata!… Je cesserai les affaires!… Je donnerai toute ma fortune à Ahmet pour remplacer celle qu’Amasia aura perdue!… Il sera riche… et moi… je serai pauvre… mais non! je ne céderai pas!… Je ne céderai pas!»
Et, tout en parlant ainsi, le combat qui se livrait en lui se déchaînait avec plus de violence.
«Céder!… payer!… répétait-il. Moi… Kéraban!… Arriver devant le chef de police qui m’a défié… qui m’a vu partir… qui m’attend au retour… qui me narguerait à la face de tous en me réclamant cet odieux impôt!… Jamais!»
Il était visible que le seigneur Kéraban se débattait contre sa conscience, et qu’il sentait bien que les conséquences de cet entêtement, absurde au fond, retomberaient sur d’autres que lui!
«Oui!… reprit-il, mais Ahmet voudra-t-il accepter?… Il est parti désolé et furieux de mon entêtement!… Je le conçois!…Il est fier!… Il refusera tout de moi maintenant!… Voyons!… Je suis un honnête homme!… Vais-je par une stupide résolution empêcher le bonheur de ces enfants?… Ah! que Mahomet étrangle le Divan tout entier, et avec lui tous les Turcs du nouveau régime!»
Le seigneur Kéraban arpentait son salon d’un pas fébrile. Il repoussait du pied les fauteuils et les coussins. Il cherchait quelque objet fragile à briser pour soulager sa fureur, et bientôt deux potiches volèrent en éclats. Puis, il en revenait toujours là:
«Amasia… Ahmet… non!… Je ne puis pas être la cause de leur malheur… et cela, pour une question d’amour-propre!… Retarder ce mariage…, c’est l’empêcher, peut-être!… Mais… céder!… céder!… moi!… Ah! qu’Allah me vienne en aide!»
Et, sur cette dernière invocation, le soigneur Kéraban, emporté par une de ces colères qui ne peuvent plus se traduire ni par gestes ni par paroles, s’élança hors du salon.
Où il est démontré une fois de plus qu’il n’y a rien de tel
que le hasard pour arranger les choses.
i Scutari était en fête, si, sur les quais, depuis le port jusqu’au delà du Kiosque du sultan, il y avait foule, la foule n’était pas moins considérable de l’autre côté du détroit, à Constantinople, sur les quais de Galata, depuis le premier pont de bateaux jusqu’aux casernes de la place de Top’hané. Aussi bien les eaux douces d’Europe, qui forment le port de la Corne-d’Or, que les eaux amères du Bosphore, disparaissaient sous la flottille de caïques, d’embarcations pavoisées, de chaloupes à vapeur, chargées de Turcs, d’Albanais, de Grecs, d’Européens ou d’Asiatiques, qui faisaient un incessant va-et-vient entre les rives des deux continents.
Très certainement, ce devait être un attrayant et peu ordinaire spectacle que celui qui pouvait attirer un tel concours de populaire.
Donc, lorsque Ahmet et Sélim, Amasia et Nedjeb, après avoir payé la nouvelle taxe, débarquèrent à l’échelle de Top’hané, se trouvèrent-ils transportés dans un brouhaha de plaisirs, auquel ils étaient peu d’humeur à prendre part.
Mais, puisque le spectacle, quel qu’il fût, avait eu le privilège d’attirer une telle foule, il était naturel que le seigneur Van Mitten, – il l’était bien, maintenant, et seigneur kurde, encore! sa fiancée, la noble Saraboul, et son beau-frère, le seigneur Yanar, suivis de l’obéissant Bruno, fussent au nombre des curieux.
Aussi, Ahmet, trouva-t-il sur le quai ses anciens compagnons de voyage. Était-ce Van Mitten qui promenait sa nouvelle famille, ou n’était-il pas plutôt promené par elle? Ce dernier cas paraît infiniment plus probable.
Quoi qu’il en fût, au moment où Ahmet les rencontra, Saraboul disait à son fiancé:
«Oui, seigneur Van Mitten, nous avons des fêtes encore plus belles au Kurdistan!»
Et Van Mitten répondait d’un ton résigné:
«Je suis tout disposé à le croire, belle Saraboul.»
Ce qui lui valut de Yanar cette très sèche réponse:
«Et vous faites bien.»
Cependant, quelques cris, – on eût même dit des cris qui dénotaient une certaine impatience, – se faisaient entendre parfois dans cette foule; mais Ahmet et Amasia n’y prêtaient guère attention.
«Non, chère Amasia, disait Ahmet, je connaissais bien mon oncle, et cependant je ne l’aurais jamais cru capable de pousser l’entêtement jusqu’à une telle dureté de cœur!
– Alors, dit Nedjeb, tant qu’il faudra payer cet impôt, il ne reviendra jamais à Constantinople?
– Lui?… jamais! répondit Ahmet.
– Si je regrette cette fortune que le seigneur Kéraban va nous faire perdre, dit Amasia, ce n’est pas pour moi, c’est pour vous, mon cher Ahmet, pour vous seul!
– Oublions tout cela… répondit Ahmet, et, pour le mieux oublier, pour rompre avec cet oncle intraitable, en qui j’avais vu un père jusqu’ici, nous quitterons Constantinople pour retourner à Odessa!
– Ah! ce Kéraban! s’écria Sélim qui était outré. Il serait digne du dernier supplice!
– Oui, répondit Nedjeb, comme, par exemple, d’être le mari de cette Kurde! Pourquoi n’est-ce pas lui qui l’a épousée?»
Il va sans dire que Saraboul, tout entière au fiancé qu’elle venait de reconquérir, n’entendit pas cette désobligeante réflexion de Nedjeb, ni la réponse de Sélim, disant:
«Lui?… il aurait fini par la dompter… comme, à force d’entêtement, il dompterait des bêtes féroces!
– Peut-être bien! murmura mélancoliquement Bruno. Mais, en attendant, c’est mon pauvre maître qui est entré dans la cage!»
Cependant, Ahmet et ses compagnons ne prenaient qu’un fort médiocre intérêt à tout ce qui se passait sur les quais de Péra et de la Corne-d’Or. Dans la disposition d’esprit où ils se trouvaient, cela les intéressait peu, et c’est à peine s’ils entendirent un Turc dire à un autre Turc:
«Un homme vraiment audacieux, ce Storchi! Oser traverser le Bosphore… d’une façon…
– Oui, répondit l’autre en riant, d’une façon que n’ont point prévue les collecteurs chargés de percevoir la nouvelle taxe des caïques!»
Mais, si Ahmet ne chercha même pas à se rendre compte de ce que se disaient ces deux Turcs, il lui fallut bien répondre, quand il s’entendit interpeller directement par ces mots:
«Eh! voilà le seigneur Ahmet!»
C’était le chef de police, – celui-là même dont le défi avait lancé le seigneur Kéraban dans ce voyage autour de la mer Noire, – qui lui adressait la parole.
«Ah! c’est vous, monsieur? répondit Ahmet.
– Oui… et tous nos compliments, en vérité! Je viens d’apprendre que le seigneur Kéraban a réussi à tenir sa promesse! Il vient d’arriver à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore!
– En effet! répliqua Ahmet d’un ton assez sec.
– C’est héroïque! Pour ne pas payer dix paras, il lui en aura coûté quelques milliers de livres!
– Comme vous dites!
– Eh! le voilà bien avancé, le seigneur Kéraban! répondit ironiquement le chef de police. La taxe existe toujours, et, pour peu qu’il persiste encore dans son entêtement, il sera forcé de reprendre le même chemin pour revenir à Constantinople!
– Si cela lui plait, il le fera! riposta Ahmet, qui, tout furieux qu’il fut contre son oncle, n’était pas d’humeur à écouter, sans y répondre, les moqueuses observations du chef de police.
– Bah! il finira par céder, reprit celui-ci, et il traversera le Bosphore!… Mais les préposés guettent les caïques et l’attendent au débarquement!… Et, à moins qu’il ne passe à la nage… ou en volant…
– Pourquoi pas, si cela lui convient?…» répliqua très sèchement Ahmet.
En ce moment, un vif mouvement de curiosité agita la foule. Un murmure plus accentué se fit entendre. Tous les bras se tendirent vers le Bosphore, en convergeant vers Scutari. Toutes les têtes étaient en l’air.
«Le voilà!… Storchi!… Storchi!»
Des cris retentirent bientôt de toutes parts.
Ahmet et Amasia, Sélim et Nedjeb, Saraboul, Van Mitten et Yanar, Bruno et Nizib se trouvaient alors à l’angle que fait le quai de la Corne-d’Or, près de l’échelle de Top’hané, et ils purent voir quel émouvant spectacle était offert à la curiosité publique.
Du côté de Scutari, hors des eaux du Bosphore, environ à six cents pieds de la rive, s’élève une tour qui est improprement appelée Tour de Léandre. En effet, c’est l’Hellespont, c’est-à-dire le détroit actuel des Dardanelles, que ce célèbre nageur traversa entre Sestos et Abydos pour aller rejoindre Héro, la charmante prêtresse de Vénus, – exploit qui fut renouvelé, il y a quelque soixante ans, par lord Byron, fier comme peut l’être un Anglais d’avoir franchi en une heure dix minutes les douze cents mètres qui séparent les deux rives.
Est-ce que ce haut fait allait être renouvelé, à travers le Bosphore, par quelque amateur, jaloux du héros mythologique et de l’auteur du Corsaire? Non.
Une longue corde était tendue entre les rives de Scutari et la tour de Léandre, dont le nom moderne est Keuz-Koulessi, – ce qui signifie Tour de la Vierge. De là, cette corde, après avoir repris un point d’appui solide, traversait tout le détroit sur une longueur de treize cents mètres, et venait se rattacher à un pylône de bois, dressé à l’angle du quai de Galata et de la place de Top’hané.
Or, c’était sur cette corde qu’un célèbre acrobate, le fameux Storchi, – un émule du non moins fameux Blondin, – allait tenter de franchir le Bosphore. Il est vrai que, si Blondin, en traversant ainsi le Niagara, eût absolument risqué sa vie dans une chute de près de cent cinquante pieds au milieu des irrésistibles rapides de la rivière, ici, dans ces eaux tranquilles, Storchi, en cas d’accident, devait en être quitte pour un plongeon dont il se retirerait sans grand mal.
Mais, de même que Blondin avait accompli sa traversée du Niagara en portant un très confiant ami sur ses épaules, de même Storchi allait suivre cette route aérienne avec un de ses confrères en gymnastique. Seulement, s’il ne le portait pas sur son dos, il allait le véhiculer dans une brouette, dont la roue, creusée en gorge à sa jante, devait mordre plus solidement tout le long de la corde tendue.
On en conviendra, c’était là un curieux spectacle: treize cents mètres au lieu des neuf cents pieds du Niagara! Chemin long et propice à plus d’une chute!
Cependant, Storchi avait paru sur la première partie de la corde, qui réunissait la rive asiatique à la Tour de la Vierge. Il poussait son compagnon devant lui, dans la brouette, et il arriva, sans accidents, au phare placé au sommet de Keuz-Koulessi.
De nombreux hurrahs saluèrent ce premier succès.
On vit alors le gymnaste redescendre adroitement la corde qui, si fortement qu’on l’eût tendue, se courbait en son milieu presque à toucher les eaux du Bosphore. Il brouettait toujours son confrère, s’avançant d’un pied sûr, et conservant son équilibre avec une imperturbable adresse. C’était vraiment superbe!
Lorsque Storchi eut atteint le milieu du trajet, les difficultés devinrent plus grandes, car il s’agissait alors de remonter la pente pour arriver au sommet du pylône. Mais les muscles de l’acrobate étaient vigoureux, ses bras et ses jambes fonctionnaient merveilleusement, et il poussait toujours la brouette, où se tenait son compagnon immobile, impassible, aussi exposé et aussi brave que lui, à coup sûr, et qui ne se permettait pas un seul mouvement de nature à compromettre la stabilité du véhicule.
Enfin, un concert d’admiration et un cri de soulagement éclatèrent!
Storchi était arrivé, sain et sauf, à la partie supérieure du pylône, et il en descendait, ainsi que son confrère, par une échelle qui aboutissait à l’angle du quai, où Ahmet et les siens se trouvaient placés.
L’audacieuse entreprise avait donc pleinement réussi, mais, on en conviendra, celui que Storchi venait de brouetter de la sorte avait bien droit à la moitié des bravos que l’Asie, en leur honneur, envoyait à l’Europe.
Mais, quel cri fut alors poussé par Ahmet! Devait-il, pouvait-il en croire ses yeux? Ce compagnon du célèbre acrobate, après avoir serré la main de Storchi, s’était arrêté devant lui et le regardait en souriant.
«Kéraban, mon oncle Kéraban!…» s’écria Ahmet, pendant que les deux jeunes filles, Saraboul, Van Mitten, Yanar, Sélim, Bruno, tous se pressaient à ses côtés.
C’était le seigneur Kéraban en personne!
«Moi-même, mes amis, répondit-il avec l’accent du triomphe, moi-même qui ai trouvé ce bravo gymnaste prêt à partir, moi qui ai pris la place de son compagnon, moi qui ai passé le Bosphore!… non!… par-dessus le Bosphore, pour venir signer à ton contrat, neveu Ahmet!
– Ah! seigneur Kéraban!… mon oncle! s’écriait Amasia. Je savais bien que vous ne nous abandonneriez pas!
– C’est bien, cela! répétait Nedjeb en battant des mains.
– Quel homme! dit Van Mitten! On ne trouverait pas son pareil dans toute la Hollande!
– C’est mon avis! répondit assez sèchement Saraboul.
– Oui! j’ai passé, et sans payer, reprit Kéraban en s’adressant cette fois au chef de police, oui! sans payer…, si ce n’est deux mille piastres que m’a coûté ma place dans la brouette et les huit cent mille dépensées pendant le voyage!
– Tous mes compliments,» répondit le chef de police, qui n’avait pas autre chose à faire qu’à s’incliner devant un entêtement pareil.
Les cris d’acclamation retentirent alors de toutes parts en l’honneur du seigneur Kéraban, pendant que ce bienfaisant têtu embrassait de bon cœur sa fille Amasia et son fils Ahmet.
Mais il n’était point homme à perdre son temps, – même dans l’enivrement du triomphe.
«Et maintenant, allons chez le juge de Constantinople! dit-il.
– Oui, mon oncle, chez le juge, répondit Ahmet. Ah! vous êtes bien le meilleur des hommes!
– Et, quoi que vous en disiez, répliqua le seigneur Kéraban, pas entêté du tout… à moins qu’on ne me contrarie!»
Il est inutile d’insister sur ce qui se passa ensuite. Ce jour-même, dans l’après-midi, le juge recevait le contrat, puis, l’iman disait une prière à la mosquée, puis, on rentrait à la maison de Galata, et, avant que le minuit du 30 de ce mois fut sonné, Ahmet était marié, bien marié, à sa chère Amasia, à la richissime fille du banquier Sélim.
Le soir même, Van Mitten, anéanti, se préparait à partir pour le Kurdistan en compagnie du seigneur Yanar, son beau-frère, et de la noble Saraboul, dont une dernière cérémonie, en ce pays lointain, allait faire définitivement sa femme.
Au moment des adieux, en présence d’Ahmet, d’Amasia, de Nedjeb, de Bruno, il ne put s’empêcher de dire avec un doux reproche à son ami:
«Quand je pense, Kéraban, que c’est pour n’avoir pas voulu vous contrarier que me voilà marié… marié une seconde fois!
– Mon pauvre Van Mitten, répondit le seigneur Kéraban, si ce mariage devient autre chose qu’un rêve, je ne me le pardonnerai jamais!
– Un rêve!… reprit Van Mitten! Est-ce que cela a l’air d’un rêve! Ah! sans cette dépêche!…»
Et, en parlant ainsi, il tirait de sa poche la dépêche froissée, et il la parcourait machinalement.
– Oui!… Cette dépêche… Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décédée… à rejoindre…
– Décédée à rejoindre?… s’écria Kéraban. Qu’est-ce que cela signifie?»
Puis, lui arrachant la dépêche des mains, il lisait:
«Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décidée à rejoindre son mari, est partie pour Constantinople.»
Décidée!… pas décédée!
– Il n’est pas veuf!»
Ces mots s’échappaient de toutes les bouches, pendant que Kéraban s’écriait, non sans raison cette fois:
«Encore une erreur de ce stupide télégraphe!… Il n’en fait jamais d’autres!
– Non! pas veuf!… pas veuf!… répétait Van Mitten, et trop heureux de revenir à ma première femme… par peur de la seconde!»
Quand le seigneur Yanar et la noble Saraboul apprirent ce qui s’était passé, il y eut une explosion terrible. Mais enfin il fallut bien se rendre. Van Mitten était marié, et, le jour même, il retrouvait sa première, son unique femme, qui lui apportait, en guise de réconciliation, un magnifique oignon de Valentia.
«Nous aurons mieux, ma sœur, dit Yanar pour consoler l’inconsolable veuve, mieux que…
– Que ce glaçon de Hollande!… répondit la noble Saraboul, et ce ne sera pas difficile!»
Et ils repartirent tous deux pour le Kurdistan, mais il est probable qu’une généreuse indemnité de déplacement, offerte par le riche ami de Van Mitten contribua à leur rendre moins pénible leur retour en ce pays lointain.
Mais enfin, le seigneur Kéraban ne pouvait avoir toujours une corde tendue de Constantinople à Scutari pour passer le Bosphore. Renonça-t-il donc à le jamais traverser?
Non! Pendant quelque temps, il tint bon et ne bougea pas. Mais, un jour, il alla tout simplement offrir au gouvernement de lui racheter ce droit sur les caïques. L’offre fut acceptée. Cela lui coûta gros sans doute, mais il devint plus populaire encore, et les étrangers ne manquent jamais de rendre maintenant visite à Kéraban-le-Têtu, comme à l’une des plus étonnantes curiosités de la capitale de l’Empire Ottoman.
Fin