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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre XIII-XIV)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

L’assassinat

 

oici ce qui s’était passé:

Dès qu’il eut donné ses dernières instructions pour que le James-Cook fût prêt à appareiller le lendemain au jour levant, le capitaine Gibson débarqua et se rendit d’abord au comptoir.

Une petite sacoche qu’il portait contenait la somme de deux mille piastres en or, qu’il devait verser entre les mains de M. Hamburg.

Une partie de l’équipage avait quitté le brick après lui, et les frères Kip étaient déjà en promenade aux environs du port.

Lorsque M. Gibson arriva au comptoir, un des employés lui remit des papiers de diverses sortes, son connaissement et autres.

Le soleil, durant deux heures encore, allait éclairer les hauteurs de l’îlot Kabokon. Le capitaine connaissait bien la route qui conduisait à la villa, et il ne pouvait craindre de s’égarer.

Une fois engagé sous bois au fond du port, M. Gibson marcha pendant un demi-mille, et il se disposait à obliquer vers la gauche, lorsqu’il fut violemment projeté à terre.

Deux hommes venaient de se précipiter sur lui, et l’un d’eux l’étreignait à la gorge.

Étourdi d’un coup violent qui lui avait été porté à la poitrine, il ne les reconnut pas, ayant presque aussitôt perdu l’usage de ses sens.

Ces deux hommes le prirent alors par les épaules et par les pieds, et le transportèrent à cinq cents pas à travers le bois.

Après s’être arrêtés au bord d’une clairière, les malfaiteurs déposèrent leur victime à terre, et l’un d’eux dit:

«Il faut l’achever…»

A ce moment, les yeux de M. Gibson se rouvrirent:

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«Flig Balt!… Vin Mod!» prononça-t-il.

C’étaient le maître d’équipage et Vin Mod qui avaient commis ce crime. Vin Mod serait enfin délivré d’Harry Gibson avec l’espoir assez justifié que Flig Balt obtiendrait le commandement du navire. Alors, sous la direction du nouveau capitaine, au lieu de faire voile pour Hobart-Town, le brick se jetterait hors de sa route, et, sans que M. Hawkins pût s’en apercevoir, il gagnerait vers l’est les parages des îles Salomon. Là, on verrait à se débarrasser de l’armateur, de Nat Gibson, des frères Kip, de ceux des hommes qui ne voudraient pass’associer à une campagne de piraterie. Ce qui n’avait pas été fait entre la Nouvelle-Zélande et l’archipel Bismarck se ferait après le départ de Port-Praslin.

Après que M. Gibson eut crié le nom des deux assassins, ces mots s’échappèrent de ses lèvres:

«Misérables… misérables!»

Il voulut se relever, il voulut se défendre, et que pouvait-il, lui sans armes, contre deux hommes vigoureux et armés?…

«Au secours!» cria-t-il encore.

Vin Mod se précipita sur le malheureux, et de la main lui ferma la bouche, tandis que Flig Balt, du poignard qui avait été volé à bord de la Wilhelmina par son complice, le frappait en pleine poitrine.

Harry Gibson poussa un suprême gémissement; puis ses yeux grands ouverts, d’où jaillissait un regard d’épouvanté, se fixèrent une dernière fois sur ses meurtriers. La lame du poignard l’avait atteint au cœur, et, après une seconde d’angoisse, il retomba mort.

«Capitaine Balt… salut!» dit Vin Mod en portant la main à son béret.

Le maître d’équipage, terrifié, reculait devant les yeux de sa victime, qui, vivement éclairés par un rayon de soleil, le regardaient toujours.

Vin Mod, ayant conservé tout son sang-froid, fouilla la poche du capitaine, où il trouva les papiers de bord et la sacoche, de laquelle il retira les deux mille piastres.

«Agréable surprise!» s’écria-t-il.

Puis, tapant sur l’épaule du maître d’équipage, toujours immobilisé sous le regard du cadavre:

«Filons!» dit-il.

Et, laissant le corps à cette place, où il ne serait probablement pas découvert avant le départ du brick, tous deux, regagnant le sentier, se dirigèrent rapidement vers le port.

Un quart d’heure plus tard, ils mettaient le pied sur le pont du James-Cook. Flig Balt réintégra sa cabine. Vin Mod descendit au poste de l’équipage, vide alors, et cacha au fond de son sac les papiers du capitaine Gibson, les piastres volées et le poignard qui avait servi à l’assassinat.

Une demi-heure s’était écoulée, lorsque Karl et Pieter rentrèrent à bord, et, en attendant le retour des invités de M. Hamburg, ils vinrent s’asseoir à l’arrière du rouf.

Quant à Vin Mod, le misérable remonta vers l’avant-pont. Affectant même une extrême gaieté, il se mit à causer avec les matelots Hobbes et Wickley, qui n’étaient point descendus à terre.

Ainsi avait été commis le crime.

Ce fut l’employé d’une factorerie qui, le lendemain, traversant la clairière, découvrit le corps du capitaine Gibson. Il revint en toute hâte au comptoir, et le bruit du meurtre se répandit aussitôt.

A cette nouvelle, Nat Gibson fut comme foudroyé. On sait quel lien d’affection unissait le père et le fils. M. Hawkins, aussi terriblement frappé que le malheureux jeune homme, n’aurait pu lui donner des soins. Les frères Kip durent le transporter dans sa cabine, où il finit par reprendre connaissance. Tous deux, d’ailleurs, témoignaient de la plus vive douleur et de la plus profonde indignation.

L’équipage était atterré. Jim pleurait à grosses larmes. Hobbes, Wickley, Burnes, ne pouvaient croire à la mort de leur capitaine. Flig Balt et Vin Mod se répandaient en violentes menaces contre le meurtrier.

Seules les recrues de Dunedin montrèrent une complète indifférence. On ne l’ignore pas, Len Cannon et les autres avaient décidé de débarquer ce jour-là – ce qui eût compromis et même peut-être empêché le départ du brick. Mais, M. Gibson disparu, leurs dispositions allaient sans doute être modifiées. A plusieurs reprises, Len Cannon jeta à Vin Mod un regard interrogateur. Celui-ci détournait la tête, comme pour ne pas le comprendre.

Cependant Nat Gibson, dès qu’il fut revenu à lui, s’élança hors de sa cabine:

«Mon père!… s’écria-t-il. Je veux revoir mon père!…»

Karl Kip tenta de le retenir. Nat le repoussa et se précipita sur le pont.

M. Hamburg, qui avait regagné son habitation, s’était hâté d’accourir dès qu’il eut été informé du meurtre. Il arriva même à bord au moment où Nat Gibson cherchait à débarquer, et il lui dit:

«Je vous accompagne.»

Il était huit heures. MM. Hamburg et Zieger, M. Hawkins et Nat Gibson, les frères Kip, quelques employés de la factorerie, prirent à travers la forêt pour atteindre la clairière, ce qui ne demanda que dix minutes à peine.

Le corps était dans l’état où les meurtriers l’avaient laissé, étendu sur le sol, les yeux toujours démesurément ouverts, comme si la vie ne l’eût pas encore quitté.

Nat Gibson s’agenouilla près de son père. Il l’embrassait, l’appelait, et appelait aussi sa mère… Lorsque Mme Gibson apprendrait cet horrible malheur, y survivrait-elle, la malheureuse femme!…

Cependant M. Hamburg, auquel incombait le soin de faire une enquête, examinait les traces laissées sur l’herbe, et il crut reconnaître, à des empreintes de pas récentes, que le meurtre avait eu deux hommes pour auteurs. Puis, après avoir entr’ouvert les vêtements de M. Gibson, il constata à la poitrine une plaie produite par une lame dentelée, plaie ayant peu saigné. Quant à l’argent et aux papiers que portait le capitaine, ils avaient disparu.

Il était donc certain que le vol avait été le mobile du crime. Mais qui l’avait commis?… Quelque colon de Kerawara?… Cela semblait tout d’abord douteux… N’étaient-ce pas plutôt des indigènes?… et, en réalité, ils sont assez suspects… Mais comment et où découvrir les assassins?… Le meurtre accompli, n’avaient-ils pas immédiatement quitté Kerawara sur leur pirogue pour regagner l’île d’York?… En quelques heures, ils avaient pu se mettre à l’abri de toute poursuite…

Il était donc probable que ce crime demeurerait impuni, comme tant d’autres dont ces parages, depuis la Nouvelle-Guinée jusqu’à l’archipel des Salomon, ont été le théâtre.

A présent, il fallait transporter le corps à la factorie. M. Hamburg avait fait apporter une civière, sur laquelle on déposa le mort. Puis tous, Nat Gibson au bras de M. Hawkins, reprirent le chemin du port.

Le cadavre fut placé dans une salle du comptoir, en attendant que M. Hamburg eût terminé son enquête. Quant à l’inhumation, cettetriste cérémonie s’accomplirait dès le lendemain, car la décomposition s’opère rapidement sous ce brûlant climat des Tropiques.

Le missionnaire qui se trouvait alors à Kerawara vint s’agenouiller et prier près de la victime.

M. Zieger reconduisit à bord Nat Gibson qui, dans un inquiétant état de prostration, resta couché sur le cadre de sa cabine.

Entre-temps, M. Hamburg ne cessait de prendre des renseignements de nature à le mettre sur la trace des meurtriers. Après qu’il eut ramené MM. Hawkins et Zieger à la factorerie, il s’entretint avec eux à ce sujet, et lorsqu’ils lui demandèrent quels pouvaient, à son avis, être les auteurs du crime:

«Assurément des indigènes, répondit-il.

– Pour voler le pauvre M. Gibson?… demanda M. Hawkins.

– Oui… Ils auront appris qu’il devait rapporter une somme d’argent… ils l’auront guetté, suivi dans la forêt, attaqué, dépouillé…

– Mais comment les découvrir?… dit M. Zieger. *

– Ce sera presque impossible, déclara M. Hamburg. Sur quels indices s’appuyer pour commencer les recherches?…

– Il y aurait une chose à faire, observa M. Zieger, ce serait de photographier la plaie faite par l’arme du meurtrier, et, si l’on retrouvait cette arme, peut-être apprendrait-on à qui elle appartenait…

– Vous avez raison, répondit M. Hamburg, et je demande à monsieur Hawkins de procéder à cette opération.

– Oui… oui! approuva M. Hawkins, dont l’émotion faisait trembler la voix, et que ce crime affreux ne reste pas impuni!»

M. Zieger alla chercher l’appareil à bord et revint quelques minutes après. La poitrine du capitaine Gibson mise à nu, on fit un nouvel examen très minutieux de la blessure. Elle ne mesurait qu’un demi-pouce de largeur, et, d’un côté, ses bords présentaient une dentelure, comme si la peau eût été sciée.

Et alors M. Hamburg de dire:

«Vous le voyez, c’est avec une arme indigène que le coup a été porté… un de ces kriss à lame dentelée dont se servent les naturels.»

Deux clichés furent obtenus avec une extrême précision. L’un reproduisait la poitrine d’Harry Gibson, l’autre sa tête. Ses yeux étaient encore largement ouverts, et M. Hawkins les referma ensuite. Il fut convenu que ces photographies seraient laissées entre les mains de M. Hamburg pour son enquête. Quant aux clichés, que conserverait M. Hawkins, ils lui serviraient à tirer d’autres épreuves. L’image de son malheureux ami, mort à Kerawara, serait rapportée dans sa ville natale.

Il fallut, dans l’après-midi, procéder à la mise en bière. Les obsèques se feraient le lendemain matin. Une place fut choisie dans le petit cimetière de Kerawara. C’eût été trop tarder que d’attendre le retour à Port-Praslin pour creuser la fosse destinée à recevoir le corps.

Cette triste journée s’acheva au milieu de la désolation générale. Vint la nuit, que Nat Gibson, étouffé de sanglots, passa sans avoir pu trouver un instant de sommeil.

Le lendemain, les funérailles eurent le concours de toute la population anglaise et allemande de Kerawara. Le pavillon du James-Cook étant en berne, les autres navires hissèrent le leur à mi-mât en signe de deuil.

Le cercueil, recouvert du drapeau national, fut porté par quatre hommes du brick. Nat Gibson, le gouverneur, M. Hawkins, M. Zieger marchaient derrière, suivis de Flig Balt et du reste de l’équipage auquel s’étaient joints les matelots des autres bâtiments.

Le missionnaire anglican, précédant le cercueil, récitait les prières liturgiques.

Le funèbre cortège atteignit le cimetière, et là, devant la tombe, M. Hamburg prononça quelques paroles en souvenir du capitaine Gibson.

La douleur de Nat faisait pitié. M. Hawkins pouvait à peine le soutenir. Une dernière fois, le jeune homme voulut se jeter sur le cercueil de son père. Puis la bière fut descendue dans la fosse, sur laquelle M. Hamburg fit placer une croix de bois avec cette inscription:

AU CAPITAINE HARRY GIBSON

d’Hobart-Town,

Assassiné le 2 décembre 1885,

Son fils, ses amis, son équipage, et la population de Kerawara.

DIEU REÇOIVE SON ÂME!

Les recherches auxquelles s’était livré M. Hamburg n’avaient point donné de résultat. Le crime accompli, les meurtriers s’étaient sans doute hâtés de quitter Kerawara pour se réfugier chez les tribus du Neu-Lauenburg. Dans ces conditions, comment espérer jamais les découvrir, puisque les pirogues indigènes circulaient jour et nuit entre l’îlot et l’île?… Retrouverait-on l’arme qui avait servi à l’assassinat et celui à qui elle appartenait?… Seul le hasard pouvait intervenir en cette affaire, et interviendrait-il?…

Le brick ne prolongea pas son séjour à Kerawara. Le matin même où se répandit la nouvelle du meurtre, il était prêt à prendre la mer pour revenir à Port-Praslin.

Aussi, d’accord avec M. Zieger, M. Hawkins fit-il venir le maître d’équipage dans le carré, et il lui dit:

«Flig Balt, le James-Cook a perdu son capitaine…

– Et c’est un grand malheur, répondit Flig Balt, dont la voix tremblait d’une émotion qui n’était pas celle de la douleur.

– Je sais, poursuivit M. Hawkins, combien mon malheureux ami avait confiance en vous… et, cette confiance, je suis disposé à vous la continuer.»

Le maître d’équipage, les yeux baissés, s’inclina sans prononcer une seule parole.

«Demain, Flig Balt, reprit l’armateur, le James-Cook appareillera, et vous le reconduirez à Port-Praslin. Là nous achèverons le chargement, et, dès que l’opération sera terminée, il fera voile pour Hobart-Town.

– A vos ordres, monsieur Hawkins», répondit Flig Balt en se retirant.

M. Hawkins avait bien dit que le maître d’équipage remplacerait M. Gibson dans la direction du navire, mais non qu’il en serait le capitaine. Peut-être même ne songeait-il pas à lui donner officiellement ce titre et trouvait-il suffisant qu’il en remplît les fonctions pendant la traversée de l’archipel Bismarck à la Tasmanie. Le maître d’équipagel’avait bien remarqué. Aussi s’en expliqua-t-il avec Vin Mod quelques instants après:

«Eh qu’importé! répartit le matelot. Reconduisons d’abord le brick à Port-Praslin… Que vous soyez ensuite le capitaine ou le second, c’est tout un, maître Balt !… Lorsque nous serons en possession du navire, c’est nous qui vous en nommerons le capitaine, et que je sois pendu si cette nomination ne vaut pas celle de M. Hawkins!»

Du reste, Len Cannon et ses compagnons, s’ils ignoraient que Flig Balt et Vin Mod fussent les assassins de M. Gibson, étaient assurés maintenant que le brick ne reviendrait pas à Hobart-Town, et ils ne parlèrent plus de débarquer.

Le lendemain, 5 décembre, M. Hawkins prit congé du gouverneur. M. Hamburg serra Nat Gibson dans ses bras et lui promit de faire toute diligence pour découvrir les meurtriers de son père. S’il y parvenait, la justice allemande serait sans pitié pour eux!… Ils payeraient de leur tête cet abominable crime.

Puis M. Hawkins, M. Zieger, Karl et Pieter Kip firent leurs adieux – et combien tristes! – au gouverneur et aux autres agents des factoreries de Kerawara.

L’appareillage s’effectua sous les ordres de Flig Balt.

Une heure après, le brick, sorti des bancs madréporiques, marchait au sud-est, perdait de vue le cap Barard, la pointe la plus avancée de l’île d’York, et se dirigeait vers l’entrée du canal Saint-Georges.

La traversée allait être rapide et ne demander que vingt-quatre heures. Flig Balt n’eut pas à se plaindre de l’équipage, dont le service s’accomplit régulièrement. Point de manœuvres à exécuter, d’ailleurs, avec ce vent favorable qui n’exigeait aucun changement d’amures. Que Flig Balt fût ou ne fût pas un bon marin, cette courte navigation n’aurait pas permis d’en juger. Il convenait d’attendre qu’il eût ramené le navire à Hobart-Town. Du reste, il n’occupait point la cabine du capitaine et garda la sienne à l’entrée du poste.

Pendant la nuit, à Len Cannon, qui l’interrogeait, alors qu’ils étaient tous deux de quart, Vin Mod répondit de façon à satisfaire ses compagnons et lui. Le James-Cook ne retournerait pas en Tasmanie… Capitaine ou non, Flig Balt saurait le rejeter hors de sa route… Une fois dans les parages des Salomon, il ne serait pas difficile d’en finir avec les passagers du bord… N’y a-t-il pas toujours par là d’honnêtes matelots en quête d’aventures qui, au besoin, s’empresseraient de leur prêter main-forte?… Len Cannon et les autres n’avaient donc aucune raison de quitter le James-Cook, dont ils ne tarderaient pas à devenir maîtres.

Les hauteurs de Lanut furent aperçues dans la matinée du 6 décembre. Avant midi, le bâtiment serait à son ancrage devant le comptoir de M. Zieger.

Comme il arrivait avec son pavillon en berne, on comprit, à Port-Praslin, qu’il y avait un malheur.

Et quelle fut la désolation générale, lorsque l’on sut en quelles conditions M. Gibson était mort! Mme Zieger, qui était accourue sur le quai, reçut Nat Gibson dans ses bras à l’instant où il débarquait. Les sanglots la suffoquaient, et, dès qu’elle put parler:

«Mon pauvre Nat… mon pauvre enfant… et votre mère… votre mère!…» répéta-t-elle, tandis que ses yeux se noyaient de larmes.

Nat Gibson dut accepter de passer à Wilhelmstaf les derniers jours de la relâche, M. Hawkins également. C’est ainsi que tous deux reprirent leurs chambres et s’assirent à la table de cette hospitalière maison où M. Gibson ne devait plus revenir!

M. Zieger ne voulut laisser à personne le soin de surveiller rembarquement des cent cinquante tonnes de coprah en complément de la cargaison du brick. Il y fut aidé, d’ailleurs, par Karl et Pieter Kip, qui ne quittèrent pas le navire, même une heure. L’aîné des deux frères s’entendait parfaitement à ces arrimages, et, au surplus, Flig Bail s’en fût tiré sans peine, tant l’équipage le secondait avec zèle.

Le coprah mis en cale, on répartit à l’avant et à l’arrière les caisses de nacre à destination de Hobart-Town. En outre, comme, avant son voyage à Kerawara, le capitaine avait fait procéder aux travaux de nettoyage et de peinture, le départ ne fut pas retardé de ce chef.

Tout était terminé dans l’après-midi du 9.

Ce soir-là, M. Hawkins et Nat Gibson, accompagnés de M. et Mme Zieger, rentrèrent à bord, afin que le James-Cook pût mettre à la voile dès l’aube.

Lorsqu’ils arrivèrent, ils furent reçus par Flig Balt, qui se tenait à l’échelle. M. Hawkins lui dit alors:

«Tout est paré?…

– Oui, monsieur Hawkins.

– Eh bien, Flig Balt, demain, nous prendrons la mer… Vous avez conduit le brick de Kerawara à Port-Praslin, conduisez-le de Port-Praslin à Hobart-Town… Vous le commandez désormais…

– Je vous remercie, monsieur Hawkins», répondit Flig Balt, tandis que l’équipage laissait entendre un murmure approbatif.

L’armateur serra la main du nouveau capitaine, mais ne s’aperçut pas qu’elle tremblait dans la sienne.

M. et Mme Zieger firent leurs adieux à Nat Gibson, à M. Hawkins, et n’oublièrent pas les frères Kip, pour lesquels ils éprouvaient une vive sympathie. Puis, sur la promesse d’aller passer, dès qu’ils le pourraient, quelques semaines en Tasmanie près des deux familles, ils regagnèrent leur habitation.

Le lendemain, dès cinq heures du matin, le capitaine Balt fit ses préparatifs d’appareillage.

Une heure après être sorti des passes de Port-Praslin, le James-Cook, cap au sud-est, se trouvait au large de la Nouvelle-Irlande.

 

 

Chapitre XIV

Incidents

 

a distance entre l’archipel Bismarck et la Tasmanie est évaluée à deux mille quatre cents milles environ. Avec vent favorable, une moyenne de cent milles par vingt-quatre heures, le James-Cook n’emploierait pas plus de trois semaines à la franchir.

La période des vents alizés touchait à sa fin, et la mousson des Tropiques allait bientôt lui succéder. En effet, la brise régulière ne tarda pas à s’établir dans l’ouest, après un calme de courte durée…

Le brick serait donc avantageusement servi pour traverser les parages difficiles des Louisiades et donner dans la mer de Corail.

Le temps n’était plus maintenant où les passagers du James-Cook, au cours d’un agréable voyage, s’intéressaient aux choses de la navigation. Ils ne s’abandonnaient pas à ces joyeuses impressions du retour qu’ils eussent éprouvées, si leur séjour à Kerawara ne se fût terminé par un effroyable malheur.

Lorsque Nat Gibson quittait sa cabine, il venait s’asseoir à l’arrière, M. Hawkins près de lui. Rien ne pouvait les distraire de leur douleur. Ils songeaient à la prochaine arrivée au port, à Mme Gibson qui attendait si impatiemment le James-Cook, et la pauvre femme apprendrait qu’il ne ramenait pas son capitaine…

Les frères Kip, désireux de respecter cette affliction que l’éloignement n’avait pas encore adoucie, se tenaient le plus souvent à l’écart. Toutefois, sans trop en avoir l’air, Karl surveillait la marche du navire. La maître d’équipage ne lui avait jamais inspiré confiance. En diverses circonstances, ces qualités qui font le vrai marin lui avaient semblé assez incomplètes. A deux ou trois reprises, lorsque M. Gibson était dans sa cabine, quelques manœuvres mal dirigées lui faisaient douter que Flig Balt fût homme de mer. Mais, au total, cela ne le regardant pas, il s’était tu à ce sujet. Or, ce qui ne présentait pas de très graves inconvénients sous le commandement d’Harry Gibson, en avait maintenant que Flig Balt était le capitaine du James-Cook.

Ce jour-là, Karl Kip fit part de ses craintes à son frère.

«Ainsi, tu penses que ce Flig Balt n’est point à la hauteur de ses fonctions?…

– Il est permis de le penser, Pieter… Durant le grain noir que nous avons attrapé dans la mer de Corail, j’ai acquis la certitude qu’il ne savait pas bien son métier…

– Alors, Karl, ton devoir est de surveiller cet homme, et, si quelque manœuvre te semble dangereuse, n’hésite pas à faire des observations…

– Que Flig Balt recevra, Pieter, en me priant de ne point me mêler de la direction du navire…

– N’importe, Karl, tu le dois, et, dans le cas où tes conseils seraient mal accueillis, adresse-toi directement à M. Hawkins… Il est de grand sens, il t’écoutera, il s’en expliquera avec l’ex-maître d’équipage, et, assurément, il te donnera raison contre lui…

– Nous verrons, Pieter. Par malheur, je n’ai pas les cartes du bord à ma disposition, et il m’est difficile de contrôler la route…

– Fais pour le mieux, mon cher Karl. Le James-Cook a été assez éprouvé déjà pour qu’on lui épargne d’autres épreuves!»

On le voit, ne croyant pas encore qu’il y eût mauvais vouloir chez Flig Balt, Karl Kip le tenait pour un médiocre marin. Aussi, sans que celui-ci pût s’en apercevoir, le surveillait-il le plus possible. Du reste, la présence de Karl Kip ne laissait pas de causer au nouveau capitaine certaine inquiétude, et il entendait agir avec prudence, en dépit des impatiences de Vin Mod, quand il essayerait de modifier la route de manière à rallier l’archipel des Salomon.

Après avoir passé à l’ouvert du canal Saint-Georges, le brick perdit de vue à la fois les extrêmes terres de la Nouvelle-Irlande et de la Nouvelle-Bretagne. A travers cette portion de mer, Flig Balt eut raison de mettre le cap au sud, car il ne voulait pas se rapprocher de la Nouvelle-Guinée. Mieux valait, quitte à allonger le parcours d’une cinquantaine de milles, se tenir au large de l’île Entrecasteaux. Il ne fallait point exposer le navire à une seconde attaque de ces Papouas, qu’on n’eût peut-être pas repoussée aussi heureusement que la première l’avait été.

Ce fut dans la journée du 15 que le James-Cook atteignit les limites de la Louisiade. La traversée s’était accomplie sans incidents. Après avoir laissé dans l’ouest l’île Rossel, la principale du groupe, la mer de Corail s’ouvrit largement devant lui sur le douzième degré de latitude méridionale.

A partir de ce parallèle, la direction serait imperturbablement conservée au sud, afin de reconnaître la côte orientale de l’Australie à la hauteur de Brisbane. Avec un vent qui soufflait régulièrement de l’ouest, le James-Cook pourrait obtenir son maximum de vitesse sous l’allure du largue.

Or, c’était précisément sur cette limite de la mer de Corail que Flig Balt devrait modifier sa direction en courant vers l’est, s’il voulait venir en vue de l’île Mangara, située à la queue des Salomon. Mais, comme cela eût comporté dans la route du brick un changement notable dont on aurait pu s’apercevoir, Flig Balt se contenta d’obliquer vers le sud-sud-est.

Néanmoins, ce changement frappa Karl Kip, qui, après avoir observé la boussole, dit au capitaine:

«Vous laissez porter, monsieur Balt…

– Oui… de deux quarts…

– Vous trouveriez pourtant la mer belle à l’abri de la côte australienne.

– Possible…, répliqua Flig Balt, qui commençait à regarder le Hollandais de travers.

– Alors, reprit celui-ci, pourquoi ne gardez-vous pas votre direction?…

– Parce que les rafales de nord-est sont toujours à redouter, et je ne veux pas me drosser le long de terre.

– Oh! il y a de l’espace, interrompit Karl Kip, et vous auriez le temps…

– Ce n’est pas mon avis», déclara sèchement Flig Balt.

Et lorsqu’il rapporta à Vin Mod ces quelques paroles échangées entre eux:

«De quoi se mêle ce Groningois de Groningue, répliqua Vin Mod, et quand serons-nous débarrassés de tous ces gens-là?…»

D’ailleurs, l’ancien projet qui consistait à envoyer par-dessus le bord les passagers du brick devait toujours être mis à exécution, si l’occasion se présentait. Or, à le faire aux approches des Salomon, peut-être même avec le concours des malfaiteurs qui fourmillent en ces parages, les chances de succès seraient singulièrement accrues.

Au total, cette modification de route, remarquée par Karl Kip, n’était pas importante, et, sans se justifier d’une manière absolue, elle était acceptable dans une certaine mesure. En effet, à supposer qu’une tempête s’élevât du large, un navire est moins exposé, lorsqu’il n’est pas à proximité d’une côte, quand il a devant lui «de la fuite», pour employer l’expression maritime.

Karl Kip ne crut donc pas devoir prévenir M. Hawkins. Toutefois, en dépit de Flig Balt, qui s’en apercevait, il ne cessa de surveiller la direction donnée à l’homme de barre.

Au surplus, Flig Balt et ses complices ne tardèrent pas à être servis par les circonstances.

Dans la soirée du 17, le temps changea. Le soleil venait de se coucher sur un horizon chargé de nuages lourds. La mer, qui sentait quelque chose, devenait houleuse. Toute la journée, la chaleur avait été accablante. A plusieurs reprises, la brise ayant refusé, les voiles battirent sur les mâts.

Vers trois heures de l’après-midi, le thermomètre Fahrenheit avait accusé cent trois degrés à l’ombre 1 et, vers cinq heures, le baromètre était tombé à vingt-sept pouces.2 Ce rapide abaissement de la colonne mercurielle indiquait un profond trouble atmosphérique.

Du reste, la houle très mouvementée, quelques lames qui déferlaient déjà, annonçaient que le vent faisait rage dans l’ouest.

Ce trouble atmosphérique fut précédé d’un violent orage. Vers neuf heures, après de lointains roulements de foudre, l’horizon s’embrasa d’éclairs si ardents, si multipliés, que la mer, en les réverbérant, paraissait rouler des vagues de feu. Quand ils ne se déchargeaient pas à sa surface, ils s’échangeaient d’un nuage à l’autre sans discontinuité. Les éclats du tonnerre devinrent tels que l’oreille en était assourdie, comme les yeux étaient éblouis par les fulgurantes décharges électriques.

Vers onze heures, l’orage atteignit sa plus haute intensité. La foudreatteignit plusieurs fois l’extrémité de la mâture, sans causer de dommage, et s’écoula par les fils des paratonnerres.

On pouvait être assuré maintenant que cet orage serait suivi d’un coup de vent d’une grande violence, et il fallait être prêt à le recevoir.

Actuellement, il n’y aurait point à risquer de s’affaler vers une côte, comme l’avait dit Flig Balt. Bien au contraire, et, à moins de courir vers l’archipel des Salomon, le brick ne trouverait aucun obstacle dans l’est.

MM. Hawkins, Flig Balt, Karl Kip, groupés devant le rouf, ne pouvaient se méprendre sur l’imminence de la tempête, et l’armateur dit:

«L’ouragan va tomber à bord…

– Cela est certain, répondit Flig Balt, et, cette fois, il ne s’agit pas d’un de ces grains noirs qui ne durent que quelques heures!…

– C’est à craindre, répondit M. Hawkins.

– Il sera nécessaire de fuir au large… observa Flig Balt.

– Et pourquoi ne pas tenir tête à la bourrasque?… demanda Karl Kip. En se mettant à la cape…

– Et le pourrait-on?… interrompit Flig Balt. Un navire chargé comme le James-Cook, et qui garde à peine sa ligne de flottaison, est-ce qu’il s’élèverait à la lame?… Est-ce qu’il ne serait pas balayé en grand?…

– Un marin doit toujours essayer de conserver sa route, répondit Karl Kip, et ne fuit que s’il ne peut faire autrement…

– C’est mon avis, déclara M. Hawkins, car nous pourrions être entraînés loin dans l’est…

– Et même dans le nord-est!… ajouta Karl Kip. Voici les nuages qui commencent à chasser du sud-ouest, et, vent arrière, nous tomberions dans les parages des Salomon…»

Assurément, et c’était bien ainsi que l’entendaient Flig Balt et Vin Mod.

Cependant il eût été difficile à l’ex-maître d’équipage de ne pas reconnaître que le Hollandais parlait en marin. D’autre part, laisser échapper cette occasion de changer la direction du James-Cook, cela ne pouvait lui convenir. Aussi dit-il:

«J’ai la responsabilité d’un capitaine, M. Hawkins le comprendra, et je n’ai pas d’ordres à recevoir de M. Kip…

– Ce ne sont point des ordres, ce sont des conseils que je vous donne…, répondit Karl Kip, que cette obstination ne laissa pas de surprendre.

– Des ordres dont je n’ai pas besoin…, répliqua Flig Balt, très irrité de l’opposition qui lui était faite.

– Messieurs, intervint M. Hawkins, je désire que cette discussion finisse… Je remercie M. Kip d’avoir apporté son avis… Mais, puisque le capitaine Flig ne juge pas à propos de le suivre, qu’il agisse à son gré… Je lui ai confié le commandement du navire, et c’est son droit de revendiquer la responsabilité de ses actes.»

Karl Kip s’inclina et vint rejoindre son frère, auquel il dit:

«Ce Flig me paraît incapable, et je crains qu’il ne mette le navire en perdition!… Après tout, il est le capitaine!»

Dans tous les cas, il n’y avait plus un instant à hésiter. La force du vent s’accroissait de minute en minute et les effrayantes rafales qui tombaient à bord risquaient d’emporter la voilure.

Par ordre de Flig Balt, la barre dessus, le brick commença son abattée, non sans éprouver de rudes secousses. Les mâts jouaient, les haubans et galhaubans menaçaient de se rompre. A deux reprises on put craindre de manquer l’évolution. Elle s’acheva enfin, et le James-Cook, sous son tourmentin à l’arrière, son petit hunier au bas ris, prit la fuite, cap au nord-est.

Pendant une demi-heure environ, la navigation se poursuivit dans des conditions à peu près normales. La seule difficulté, c’était d’empêcher le brick d’embarder sur tribord et sur bâbord. Il gouvernait à peine au milieu de ces lames qui couraient aussi vite que lui. A chaque instant il risquait d’être devancé, de venir en travers. Sa situation eût été des plus critiques, car il aurait été exposé aux dangereux coups de mer par le flanc.

Et, pourtant, impossibilité absolue d’augmenter la voilure. Un des focs que Flig Balt fit hisser, afin de rendre la barre plus sensible et plus efficace, fut mis en lambeaux. Le hunier détonnait à se déchirer. Il y eut lieu de se demander s’il ne faudrait pas fuir à sec de toile. Et autant dire qu’un navire est alors comme désemparé, incapable de suivre aucune direction, qu’il est devenu le jouet des lames.

Un peu après minuit, le plus ignorant matelot du bord aurait reconnu que le James-Cook ne pouvait conserver cette allure. Ses embardées se succédaient sans interruption. Il était littéralement mangé par la mer. Les lames ayant le double de sa vitesse, il ne gouvernait plus.

M. Hawkins ne cachait pas l’inquiétude qui le dévorait. Il s’agissait non point du navire et de sa cargaison, qu’on eût jetée par-dessus le bord en cas de nécessité, mais de la vie des passagers et de l’équipage. Que Flig Balt eût l’entière responsabilité du commandement, lui, l’armateur, avait cette responsabilité de l’avoir nommé capitaine du James-Cook. Et si l’ex-maître d’équipage n’était pas à la hauteur de ses nouvelles fonctions; si par son impéritie, la sécurité du brick venait à être compromise, et si Karl Kip, un marin, en somme, avait raison contre lui…

Toutes ces pensées, ces incertitudes, s’agitaient dans l’esprit de M. Hawkins. Il les communiquait à Nat Gibson, qui partageait ses appréhensions et marquait peu de confiance dans Flig Balt.

De temps à autre, lorsque celui-ci s’approchait, M. Hawkins l’interrogeait, le pressait de questions auxquelles il ne répondait que par des phrases inintelligibles, incohérentes, dénotant un trouble profond, une insuffisance notoire devant les périls de cette situation.

Et, à la lueur des derniers éclairs, quand M. Hawkins se retournait vers Karl Kip, il l’apercevait debout, près de son frère, lui parlant à voix basse, dans l’attitude d’un homme en proie aux plus violentes obsessions et ayant peine à se contenir. Oui! c’était à croire qu’il allait, lui, Karl, se précipiter sur la barre et remettre le brick en direction contraire!…

D’ailleurs, à s’obstiner dans cette route, en admettant que le navire ne reçût pas quelque mauvais coup de mer, qu’il ne fût pas couché sur le flanc, qu’on n’en vînt pas à cette extrémité de couper sa mâture, où finirait-il par arriver?… Au sein de ces parages des Salomon, entreces îles où les récifs fourmillent, et contre lesquels il se perdrait corps et biens!…

Flig Balt le comprenait. Vin Mod et les hommes le comprenaient aussi. C’était la perte certaine du brick, si la tempête durait quarante-huit heures encore. La prudence la plus élémentaire commandait donc de revenir à tout prix vers l’ouest, tant qu’un lambeau de toile pourrait tenir.

Flig Balt voulut l’essayer. C’était une manœuvre des plus périlleuses sur une mer démontée, et peut-être serait-il impossible de changer la direction cap pour cap.

La barre fut mise dessous et on largua la brigantine pour aider le gouvernail.

A ce moment, le brick se coucha sur bâbord, et le bout de sa grande vergue disparut sous l’écume des lames.

Alors un homme s’élança vers M. Hawkins et ne dit que ces mots:

«Laissez-moi faire…

– Faites», répondit l’armateur.

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Et l’on vit de quoi est capable un vrai marin, ayant tout son sang-froid, et ce qu’il était, comparé à l’ex-maître d’équipage.

Au commandement de Karl Kip, à sa voix impérieuse, à la clarté des ordres qu’il donna, l’équipage manœuvra avec ensemble et décision. Le James-Cook se releva peu à peu en conservant sa mâture, et, profitant de rapides embellies, Karl Kip parvint à le remettre debout à la lame. Les coups de mer, quoique d’une extraordinaire impétuosité, furent moins dangereux, puisqu’ils assaillaient par l’avant et non plus par l’arrière. On hissa, non sans grandes difficultés, un foc de gros temps, capable de résister aux rafales. Sous son tourmentin et son petit hunier, dont Karl Kip fit larguer un ris, et qui furent orientés au plus près, le brick tint la cape, tandis que le matelot Burnes, excellent timonier, maintenait imperturbablement le James-Cook en bonne route.

A un moment, Vin Mod, s’approchant de Flig Balt, lui dit, furieux:

«Tout est manqué avec le capitaine Kip au lieu du capitaine Balt!»

Le lendemain, 21 décembre, contrairement à ce qui semblait probable, la violence de cette tempête diminua d’une manière très sensible. Cela tenait à ce que le vent avait remonté de cinq quarts environ, en halant l’ouest-nord-ouest.

Très heureuse circonstance: il importait que le brick ne continuât pas à courir sur la terre et reprît direction vers le sud.

C’est ce que fit Karl Kip, dès que le vent le permit, en même temps qu’il larguait le grand hunier, la trinquette et la brigantine. Sous cette voilure, par fraîche brise, le James-Cook regagnerait rapidement ce qu’il avait perdu vers l’est.

Il est vrai, la mer ne devait pas tomber aussi vite que le vent. Elle resterait dure et creuse plusieurs heures encore. Aussi le brick fut-il horriblement secoué par les coups de roulis et de tangage.

Vers dix heures, le soleil ayant reparu, Karl Kip prit hauteur. Son point, qui fut complété par l’observation de midi, lui donna exactement la position du navire, soit 150°, 17 de longitude ouest et 13°, 27 de latitude sud.

A ce moment, M. Hawkins le rejoignit et lui dit:

«Je vous remercie, monsieur Kip.»

Karl Kip s’inclina sans répondre.

«Oui… je vous remercie, reprit l’armateur, en mon nom et au nom de tout l’équipage…

– Je n’ai fait que ce que tout marin eût fait à ma place, répondit Karl Kip. Je ne mérite aucun remerciement pour cela… et je vais remettre le commandement au capitaine…

– Non, déclara M. Hawkins d’une voix ferme que tous purent entendre. D’accord avec Nat Gibson, je vous prie de conserver le commandement de notre navire…»

Karl Kip voulant refuser d’un geste, M. Hawkins reprit:

«A celui qui l’a sauvé de le conduire!… A vous, capitaine Kip, de le ramener à Hobart-Town!»

Cependant Flig Balt, au dernier degré de la colère, s’avança vers M. Hawkins et protesta en ces termes:

«Vous m’avez nommé capitaine du James-Cook, et j’ai la prétention de le rester jusqu’à l’arrivée à destination…

– Balt, répondit M. Hawkins, dont la résolution était irrévocablement prise, il n’y de capitaine que celui dont je fais choix, comme armateur et propriétaire de ce navire… J’ai jugé que vous n’étiez pas à la hauteur de vos fonctions… Désormais, c’est le capitaine Kip qui est le maître à bord… maître après Dieu…

– Je ferai valoir mes droits devant les autorités maritimes à Hobart-Town… répliqua Flig Balt.

– Comme il vous plaira, répondit l’armateur.

– J’ai été régulièrement nommé, et…

– Assez, Flig Balt, dit Karl Kip. Pas une parole de plus!… A votre poste!… Quant à vous, matelots, je compte sur votre dévouement et votre obéissance!»

Ainsi finit le commandement de l’ex-maître d’équipage, ainsi lui échappa cette dernière chance de s’emparer du bâtiment. Dès cet instant, les matelots comprirent qu’ils avaient affaire à un capitaine énergique, résolu, marin dans l’âme, qui ne souffrirait aucune résistance à ses ordres. M. Hawkins ne put que s’applaudir de la résolution qu’il venait de prendre dans l’intérêt du James-Cook.

Et, maintenant, Vin Mod, Len Cannon et ses camarades se résigneraient-ils à l’abandon de leurs projets?… Ne tenteraient-ils pas un dernier coup de force avant l’arrivée en Tasmanie?…

Dans tous les cas, ils seraient surveillés de près. Karl Kip, mis en défiance, maintiendrait sévèrement la discipline à son bord.

La navigation n’offrit rien de particulier du 20 au 27 décembre. Lebrick s’était rapproché de la côte australienne. Sous l’abri des hautes terres, il fut favorisé d’un vent très maniable. A cette date, une bonne observation le plaça par le travers de Sydney, un peu au-dessus du trente-quatrième parallèle sud. Il enlevait aisément ses cent milles par vingt-quatre heures. Aussi, l’après-midi du 30, se trouvait-il à l’ouvert du détroit de Bass, qui sépare la Tasmanie du continent australien.

Si les circonstances restaient bonnes, le James-Cook, à trois ou quatre jours de là, serait en vue d’Hobart-Town, au grand déplaisir de Flig Balt, de Vin Mod… surtout de Len Cannon et des autres recrues de Dunedin.

On comprendra que l’irritation du maître d’équipage et de ses complices fût portée au comble. Un irrésistible esprit de révolte les dominait, non point une révolte sourde qui veut procéder par surprise et dans l’ombre. Non! une révolte ouverte, avant d’arriver au port, et dans laquelle ils joueraient le tout pour le tout…

Karl Kip n’ignorait pas que la rébellion fermentait chez une partie de l’équipage; mais il saurait en triompher comme il avait triomphé de la tempête à travers les parages des Salomon.

D’ailleurs, sans parler de M. Hawkins, de Nat Gibson, de son frère, Karl Kip pouvait entièrement compter sur les trois matelots Hobbes, Wickley, Burnes, honnêtes et dévoués. Quant à Vin Mod, grâce à son habitude de lancer les autres, puis de se défiler à temps, peut-être le nouveau capitaine éprouvait-il une certaine indécision. En revanche, son opinion était faite à l’égard de Len Cannon, de Kyle, de Sexton, de Bryce et du cuisinier Koa.

Karl Kip ne fut donc pas surpris quand, dans la soirée du 30, la rébellion éclata à bord du James-Cook. Flig Balt, entraînant ses complices, voulut forcer l’entrée du rouf pour s’emparer des armes. Ils se jetteraient ensuite sur les frères Kip, et, après s’être débarrassés d’eux, ils forceraient M. Hawkins, Nat Gibson, les trois matelots à se rendre, ils les mettraient hors d’état de résister: ils deviendraient maîtres du navire…

L’attitude, la décision de Karl Kip déjouèrent promptement cette tentative. Il se précipita au milieu des rebelles, il saisit à la gorge Len Cannon, qui s’élançait sur lui, il le menaça de son revolver. Un geste de plus, et le misérable était renversé sur le pont.

Au même moment, Nat Gibson, M. Hawkins, Hobbes, Wickley, Burnes, s’emparaient des autres recrues, tandis que Pieter Kip, ayant renversé Flig Balt, lui arrachait le coutelas dont il s’était armé.

La lutte ne dura pas une minute. Six hommes, – Vin Mod s’étant tenu prudemment en arrière, – pouvaient-ils avoir raison des sept qu’ils n’avaient pas surpris?…

Karl Kip se trouvait en état de légitime défense. Brûler la cervelle au maître d’équipage, c’était son droit, et peut-être l’eût-il fait sans l’intervention de M. Hawkins. Celui-ci l’arrêta, préférant livrer Flig Balt à la justice maritime dès l’entrée du brick au port d’Hobart-Town.

Flig Balt fut donc envoyé à fond de cale, puis mis aux fers avec deux des révoltés qui s’étaient montrés les plus violents, Len Cannon et Kyle. La sécurité du brick était maintenant assurée jusqu’au terme du voyage.

D’ailleurs la traversée allait se terminer en moins de soixante heures, et Karl Kip n’aurait vraisemblablement pas besoin des bras de ces trois hommes. Au surplus, ces parages sont très fréquentés. Les petits caboteurs ne cessent de naviguer le long de cette côte orientale de la Tasmanie, et l’on rencontre des flottilles d’embarcations par le travers du détroit de Bass. Donc, s’il le fallait, en les payant à la journée, on se procurerait facilement quelques matelots de manière à reformer l’équipage dans le cas où Karl Kip serait contraint de sévir contre les autres compagnons de Len Cannon, très suspects pour la part qu’ils avaient prise à la révolte.

Du reste, Karl Kip leur interdit toute communication avec les prisonniers. Ceux-ci ne quitteraient la cale du James-Cook que pour la prison maritime d’Hobart-Town. On ne les laissait monter sur le pont que pendant deux heures de l’après-midi, et il était défendu de leur adresser la parole. Quant à la nourriture, c’était Jim qui la leur apportait, et il n’y avait pas à se défier du jeune mousse, si affectionné envers M. Hawkins et Nat Gibson.

Il suit de là que Vin Mod ne put communiquer avec Flig Balt, bien qu’il en eût le vif désir, soit qu’il eût quelque recommandation à lui faire, quelque plan à lui exposer avant sa comparution devant le Conseil. Mais il se sentait particulièrement surveillé. A la moindre démarche douteuse, il serait emprisonné, et, sans doute, son plan exigeait qu’il eût la liberté d’agir dès le débarquement à Hobart-Town.

La navigation continua dans des conditions excellentes, avec vent et mer favorables. Karl Kip ne fut même pas obligé de prendre des matelots supplémentaires pour conduire son navire à bon port.

En somme, M. Hawkins ne put que s’applaudir d’avoir remplacé l’indigne maître d’équipage par un capitaine tel que Karl Kip.

Lorsque le brick eut relevé le cap Pillar, à l’extrémité la plus méridionale de la Tasmanie, il dut serrer le vent et même louvoyer, afin de doubler cette pointe d’abord, puis, plus à l’ouest, le cap Raoul. Vingt-quatre heures furent employées à gagner Storm-Bay, qui échancre si profondément cette partie de la côte tasmanienne.

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La baie de Sydney

La configuration des hautes terres modifie souvent le sens des courants atmosphériques. Aussi le James-Cook trouva-t-il à l’ouvert de Storm-Bay une assez fraîche brise du sud-est. Ce fut donc à pleines voiles qu’il traversa la baie du sud au nord, en gagnant l’embouchure de la rivière Derwent, et le 2 janvier, vers trois heures de l’après-midi, il jetait l’ancre dans le port d’Hobart-Town.

 

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1 39° 44 centigrades.

2 730 millimètres.