Jules Verne
Un Drame en Livonie
(Chapitre I-IV)
Trente-trois illustrations par L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
© Andrzej Zydorczak
Chapitre I
Frontière franchie
et homme était seul dans la nuit. Il passait comme un loup entre les blocs de glace entassés par les froids d’un long hiver. Son pantalon doublé, son «khalot», sorte de cafetan rugueux, en poil de vache, sa casquette à oreillettes rabattues, ne le défendaient qu’imparfaitement des atteintes de l’âpre bise. De douloureuses gerçures fendaient ses lèvres et ses mains. La pince de l’onglée lui serrait l’extrémité des doigts. Il allait à travers une obscurité profonde, sous un ciel bas dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige, bien que l’on fût déjà aux premiers jours d’avril, mais à la haute latitude du cinquante-huitième degré.
Il s’obstinait à ne pas s’arrêter. Après une halte, peut-être eût-il été incapable de reprendre sa marche.
Vers onze heures du soir, cet homme s’arrêta cependant. Ce ne fut pas parce que ses jambes lui refusaient le service, ni parce que le souffle lui manquait, ni parce qu’il succombait à la fatigue. Son énergie physique valait son énergie morale. Et, d’une voix forte, avec un inexprimable accent de patriotisme:
«Enfin… la frontière… s’écria-t-il, la frontière livonienne… la frontière du pays!»
Et de quel large geste il embrassa l’espace qui s’étendait devant lui à l’ouest! De quel pied assuré il frappa la surface blanche du sol comme pour y graver son empreinte au terme de cette dernière étape!
C’est qu’il venait de loin, de très loin – des milliers de verstes, entre tant de dangers bravés par son courage, surmontés par son intelligence, vaincus par sa vigueur, son endurance à toute épreuve.
Depuis deux mois en fuite, il se dirigeait ainsi vers le couchant, franchissant d’interminables steppes, se condamnant à de pénibles détours, afin d’éviter les postes de cosaques, traversant les rudes et sinueux défilés des hautes montagnes, s’aventurant jusqu’à ces provinces centrales de l’Empire russe où la police exerce une si minutieuse surveillance! Enfin, après avoir, par miracle, échappé aux rencontres où il eût peut-être laissé sa vie, il venait de s’écrier:
«La frontière livonienne… la frontière!»
Était-ce donc là le pays hospitalier, celui où l’absent revient après de longues années, n’ayant plus rien à craindre, la terre natale où la sécurité lui est assurée, où des amis l’attendent, où la famille va lui ouvrir ses bras, où une femme, des enfants, guettent son arrivée, à moins qu’il ne se soit fait une joie de les surprendre par son retour?…
Non! Ce pays, il ne ferait qu’y passer, en fugitif. Il essayerait de gagner le port de mer le plus rapproché. Il tâcherait de s’embarquer sans éveiller les soupçons. Il ne serait en sûreté que lorsque le littoral livonien aurait disparu derrière l’horizon.
«La frontière!» avait dit cet homme. Mais quelle était cette frontière, dont aucun cours d’eau ne fixait la limite, ni la saillie d’une chaîne, ni les massifs d’une forêt?… N’existait-il là qu’un tracé conventionnel, sans aucune détermination géographique?…
En effet, c’était la frontière qui sépare de l’Empire russe ces trois gouvernements de l’Esthonie, de la Livonie, de la Courlande, compris sous la dénomination de provinces Baltiques. Et, en cet endroit, cette ligne limitrophe partage du sud au nord la surface, solide l’hiver, liquide l’été, du lac Peipous.
Qui était ce fugitif, âgé de trente-quatre ans environ, haut de taille, d’une structure vigoureuse, épaules larges, torse puissant, membres solides, d’allure très déterminée? De son capuchon, rabattu sur sa tête, s’échappait une barbe blonde, bien fournie, et, lorsque la brise le soulevait, on aurait vu briller deux yeux vifs, dont le vent glacé n’éteignait pas le regard. Une ceinture à larges plis lui ceignait les reins, dissimulant une mince sacoche de cuir, qui contenait tout son argent, réduit à quelques roubles-papier, et dont le montant ne pouvait plus fournir aux exigences d’un voyage de quelque durée. Son fourniment de route se complétait d’un revolver à six coups, d’un couteau serré dans sa gaine de cuir, d’une musette contenant encore un reste de provisions, d’une gourde à demi pleine de schnaps, et d’un solide bâton. Musette, gourde et même sacoche, c’étaient, dans sa pensée, des objets moins précieux que ses armes, dont il était décidé à faire usage en cas d’attaque de fauves ou d’agents de la police.
Aussi ne voyageait-il que de nuit, avec la préoccupation constante d’atteindre, inaperçu, l’un des ports de la mer Baltique ou du golfe de Finlande.
Jusqu’alors, pendant un si dangereux cheminement, il avait pu passer, bien qu’il ne fût point nanti de ce «porodojna», délivré par l’autorité militaire, et dont la présentation doit être réclamée par les maîtres de poste de l’Empire moscovite. Mais en serait-il ainsi aux approches du littoral, où la surveillance est plus sévère?… Il n’était pas douteux que sa fuite eût été signalée, qu’appartenant à la catégorie des criminels de droit commun ou à celle des condamnés politiques, il dût être recherché avec le même soin, poursuivi avec le même acharnement. En vérité, si la fortune, jusqu’ici favorable, l’abandonnait à la frontière livonienne, ce serait échouer au port.
Le lac Peipous, long de cent vingt verstes environ, large de soixante, est fréquenté, pendant la saison chaude, par des pêcheurs qui exploitent ses eaux poissonneuses. La navigation s’y effectue au moyen de ces lourdes barques, rudimentaire assemblage de troncs d’arbres à peine équarris et de planches mal rabotées, nommées «struzzes», qui transportent, par les déversoirs naturels du lac, aux bourgades voisines et jusqu’au golfe de Riga des chargements de blé, de lin, de chanvre. Or, à cette époque de l’année, et sous cette latitude des printemps tardifs, le lac Peipous n’est pas praticable aux embarcations, et un convoi d’artillerie pourrait traverser sa surface durcie par les froids d’un rigoureux hiver. Ce n’était encore qu’une vaste plaine blanche, hérissée de blocs à sa partie centrale, embarrassée d’énormes embâcles à la naissance des fleuves.
Tel était l’effrayant désert que le fugitif franchissait d’un pied sûr, s’orientant sans peine. D’ailleurs il connaissait la région et marchait d’un pas rapide qui lui permettrait d’atteindre la rive occidentale avant le lever du jour.
«Il n’est que deux heures après minuit, se dit-il alors. Plus qu’une vingtaine de verstes à faire, et, là-bas, je ne serai pas gêné de trouver quelque hutte de pêcheur, une hutte abandonnée, où je me reposerai jusqu’au soir… Maintenant, je ne vais plus au hasard en ce pays!»
Et il semblait qu’il oubliât ses fatigues, qu’il sentît la confiance lui revenir. Si la malchance voulait que les agents reprissent la piste qu’ils avaient perdue, il saurait leur échapper.
Le fugitif, craignant d’être trahi par les premières lueurs de l’aube avant d’avoir traversé le lac Peipous, s’imposa un dernier effort.
Réconforté d’une bonne gorgée de schnaps qu’il puisa à sa gourde, il se lança dans une marche plus rapide, sans se permettre aucune halte. Aussi, vers quatre heures du matin, quelques maigres arbres, des pins blancs de givre, des bouquets de bouleaux et d’érables, lui apparurent-ils confusément à l’horizon.
Là était la terre ferme. Là, aussi, les périls seraient plus grands.
Si la frontière livonienne coupe le lac Peipous en sa partie médiane, ce n’est pas sur cette ligne, on le comprend, que sont établis les postes de douaniers. L’administration les a reportés à cette rive occidentale que les struzzes accostent pendant la saison d’été.
Le fugitif ne l’ignorait pas, et il ne put être étonné de voir une lumière briller vaguement, qui faisait comme une trouée jaunâtre au rideau des brumes.
«Ce feu bouge-t-il ou ne bouge-t-il pas?…» se demanda-t-il, en s’arrêtant près de l’un des blocs de glace qui se dressaient autour de lui.
Si le feu se déplaçait, c’est que c’était celui d’un falot porté à la main, probablement pour éclairer une ronde de douaniers en marche de nuit sur cette partie du Peipous, et il importait de ne point se trouver sur son passage.
Si ce feu ne se déplaçait pas, c’est qu’il éclairait l’intérieur de l’un des postes de la rive, car, à cette époque, les pêcheurs n’ont point encore réintégré leurs cabanes, attendant la débâcle qui ne commence guère avant la seconde quinzaine d’avril. La prudence conseillait donc de prendre direction à droite ou à gauche, afin de ne point se montrer en vue dudit poste.
Le fugitif obliqua vers la gauche. De ce côté, autant qu’on en pouvait juger à travers la brume qui se levait au souffle de la brise du matin, les arbres paraissaient plus serrés. En cas de poursuite, peut-être rencontrerait-il là d’abord quelque refuge, ensuite quelque facilité pour fuir.
L’homme avait fait une cinquantaine de pas lorsqu’un sonore «qui vive?» éclata sur sa droite.
Ce «qui vive?» prononcé avec un fort accent germanique, qui ressemblait au «verda» allemand, produisit la plus désagréable impression sur celui auquel il s’adressait. D’ailleurs, la langue allemande est la plus employée, sinon par les paysans, du moins par les citadins des provinces Baltiques.
Le fugitif ne répondit point au «qui vive?» Il se jeta à plat ventre sur la glace et fît bien. Une détonation retentit presque aussitôt, et, sans cette précaution, une balle l’eût frappé en pleine poitrine. Mais échapperait-il à la ronde des douaniers?… Ceux-ci l’avaient aperçu, nul doute à cet égard… Le cri et le coup de feu en témoignaient… Cependant, au milieu de cette obscurité brumeuse, ils pouvaient se croire dupes d’une illusion… Et, en effet, le fugitif eut tout lieu de l’admettre, d’après les propos qui furent échangés entre ces hommes, lorsqu’ils s’approchèrent.
Ils appartenaient à l’un des postes du lac Peipous, pauvres diables à l’uniforme passé du verdâtre au jaunâtre, et qui tendent si aisément la main aux pourboires, tant sont maigres les traitements que leur paye la «tamojna», la douane moscovite. Ils étaient deux, qui revenaient vers leur poste, lorsqu’ils avaient cru entrevoir une ombre entre les blocs.
«Tu es sûr d’avoir aperçu?… disait l’un.
– Oui, répondait l’autre, quelque contrebandier qui essayait de s’introduire en Livonie…
– Ce n’est pas le premier de cet hiver, ce ne sera pas le dernier, et j’imagine que celui-là court encore, puisque nous n’en trouvons plus trace!
– Eh! répliqua celui qui avait tiré, on ne peut guère viser au milieu d’une brume pareille, et je regrette de n’avoir pas mis notre homme à terre… Un contrebandier a toujours sa gourde pleine… Nous aurions partagé en bons camarades…
– Et il n’y a rien de tel pour vous refaire l’estomac!» ajouta l’autre!
Les douaniers continuèrent leurs recherches, plus affriolés, sans doute, à la pensée de se réchauffer d’une large lampée de schnaps ou de vodka qu’à celle d’opérer la capture d’un fraudeur. Ce fut peine inutile.
Dès que le fugitif les crut suffisamment éloignés, il reprit sa marche en se dirigeant vers la rive, et avant le lever du jour, il avait trouvé un abri sous le paillis d’une hutte déserte, à trois verstes dans le sud du poste.
Sans doute, la prudence aurait exigé qu’il veillât pendant cette journée, qu’il se tînt en observation, afin d’être en garde contre toute approche suspecte, qu’il fût à même de s’échapper, si les douaniers poussaient leurs recherches du côté de la hutte. Mais, rompu de fatigue, cet homme, si endurant qu’il fût, ne put résister au sommeil.
Étendu dans un coin, enveloppé de son cafetan, il s’endormit profondément, et la journée était avancée déjà lorsqu’il vint à se réveiller.
Il était alors trois heures de l’après-midi. Par bonheur, les douaniers n’avaient point quitté leur poste, s’en tenant à leur unique coup de fusil de la nuit, et très disposés à admettre qu’ils avaient fait erreur. Le fugitif ne pouvait que se féliciter d’avoir échappé à ce premier danger, au moment où il franchissait la frontière de son pays.
A peine réveillé, le besoin de dormir satisfait, il dut pourvoir au besoin de manger. Les quelques provisions que contenait sa musette suffiraient à lui assurer un repas ou deux. Mais il serait indispensable de les renouveler à la prochaine halte, ainsi que le schnaps de sa gourde, dont il épuisa les dernières gouttes.
«Des paysans ne m’ont jamais repoussé, se dit-il, et ceux de Livonie ne repousseront pas un Slave comme eux!»
Il avait raison, mais il ne fallait pas que la mauvaise fortune le conduisît chez quelque cabaretier d’origine germanique, comme il en est dans ces provinces. Ceux-là ne feraient point à un Russe l’accueil que celui-ci avait trouvé chez les paysans de l’Empire moscovite.
Au surplus, le fugitif n’en était pas à implorer la charité sur sa route. Il lui restait encore un certain nombre de roubles qui lui permettraient de subvenir à ses besoins jusqu’au terme du voyage, en Livonie du moins. Il est vrai, pour s’embarquer, comment ferait-il?… Il aviserait plus tard. L’important, l’essentiel, c’était d’atteindre, sans se laisser prendre, l’un des ports du littoral, sur le golfe de Finlande ou sur la mer Baltique, et c’est à ce but que devaient tendre tous ses efforts.
Dès que l’obscurité lui parut suffisante, – vers sept heures du soir, – ayant mis son revolver en état, le fugitif quitta la hutte. Le vent avait halé le sud pendant la journée. La température s’était relevée au zéro centigrade, et la couche de neige, piquée de points noirâtres, indiquait une tendance à fondre.
Toujours même aspect du pays. Peu élevé dans sa partie centrale, il ne présente de tumescences de quelque importance que dans le nord-ouest, et leur altitude ne dépasse pas de cent à cent cinquante mètres. Ces longues plaines n’offrent aucune difficulté au cheminement d’un piéton, à moins que le dégel ne rende le sol momentanément impraticable, et peut-être y avait-il lieu de le craindre.
Donc, il importait de gagner le port, et, si la débâcle arrivait prématurément, ce serait tant mieux, puisque la navigation redeviendrait possible.
Quinze verstes environ séparent le Peipous de la bourgade d’Ecks, que le fugitif atteignit dès six heures du matin; mais il prit garde de l’éviter. C’eût été s’exposer, de la part des agents de la police, à une demande de papiers qui eût été très embarrassante. Ce n’était pas à cette bourgade qu’il convenait de chercher refuge. Cette journée, il la passa, à une verste, dans une masure abandonnée, d’où il repartit à six heures du soir, en inclinant vers le sud-ouest, dans la direction de la rivière d’Embach, qu’il rencontra après une étape de onze verstes, – rivière qui mêle ses eaux à celles du lac Watzjero à sa pointe septentrionale.
En cet endroit, au lieu de prendre à travers les bois d’aulnes et d’érables massés sur les rives, le fugitif trouva plus prudent de cheminer sur le lac, dont la solidité n’était pas encore compromise.
Une assez grosse pluie, provenant de nuages élevés, tombait alors et activait la dissolution de la couche de neige. Les symptômes d’un prochain dégel se manifestaient sérieusement. Le jour n’était pas éloigné où se produirait la dislocation des glaces à la surface des cours d’eau de la région.
Le fugitif marchait d’un pas rapide, désireux d’atteindre la pointe du lac avant le retour de l’aube. Vingt-cinq verstes à enlever, rude étape pour un homme déjà fatigué, et la plus longue qu’il se fût encore imposée, puisqu’elle aurait été, cette nuit-là, d’une cinquantaine de verstes – soit une douzaine de lieues métriques.
Les dix heures de repos de la journée suivante auraient été bien gagnées.
C’était, au total, une regrettable circonstance que le temps se fût mis à la pluie. Un froid sec eût rendu la marche plus aisée et plus rapide. Il est vrai, sur cette glace unie de l’Embach, le pied trouvait un point d’appui que ne lui eût pas offert le chemin des berges, déjà tout empli de la boue du dégel. Mais des craquements sourds, quelques fissures, indiquaient une dislocation prochaine et une débâcle des glaçons. De là, autre difficulté pour un piéton, s’il avait une rivière à traverser, à moins qu’il ne le fit à la nage. Pour toutes ces raisons il fallait, au besoin, doubler les étapes.
Il le savait bien, cet homme, et il déployait une énergie surhumaine. Son cafetan, étroitement serré, le garantissait des rafales. Ses bottes en bon état, car il les avait récemment renouvelées, renforcées de gros clous à la semelle, assuraient son pas sur ce sol glissant. Et puis, dans cette obscurité profonde, il n’avait point à s’orienter, puisque l’Embach le conduisait directement à son but.
A trois heures du matin, vingt verstes avaient été enlevées. Pendant les deux heures qui précéderaient l’aube, le lieu de halte serait atteint. Cette fois encore, nulle nécessité de se risquer en quelque village, de chercher abri en quelque auberge, puisque les provisions suffiraient pour une journée. N’importe quel refuge, pourvu que la sécurité y fût assurée jusqu’au soir. Sous ces bois qui enveloppent la pointe septentrionale du Watzjero, on trouve des cabanes de bûcherons inhabitées durant l’hiver. Avec le peu de charbon qu’elles renferment, avec le bois mort tombé des arbres, il est facile de se procurer une bonne flambée qui réchauffe, on peut le dire, le corps et l’âme, et il n’est pas à craindre que la fumée d’un foyer trahisse au sein de ces vastes solitudes.
Certes, cet hiver avait été dur; mais, sa rigueur à part, combien il avait favorisé la fuite du fugitif depuis son arrivée sur le sol de l’Empire!
Et, d’ailleurs, l’hiver n’est-il pas l’ami des Russes? selon le dicton slave, et ne sont-ils pas assurés de sa rude amitié?…
A cet instant, un hurlement se fit entendre du côté de la berge gauche de l’Embach. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était le hurlement d’un fauve à quelques centaines de pas. L’animal s’approchait-il ou s’éloignait-il?… L’obscurité ne permettait pas de le reconnaître.
L’homme s’arrêta un instant, prêtant l’oreille. Il lui importait de se tenir sur ses gardes, de ne pas se laisser surprendre.
Le hurlement se reproduisit à plusieurs reprises, plus intense. D’autres lui répondirent.
Nul doute, une bande de fauves remontait la rive de l’Embach, et il était possible qu’ils eussent senti la présence d’une créature humaine.
Or, voici que ce lugubre concert éclata avec une telle violence que le fugitif se crut sur le point d’être attaqué.
«Ce sont des loups, se répétait-il, et, maintenant, la bande n’est pas loin.»
Le danger était extrême. Affamés à la suite d’un rigoureux hiver, ces fauves sont redoutables. Un loup seul, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, à la condition d’être vigoureux et de sang-froid, n’eût-on qu’un bâton à la main. Mais une demi-douzaine de ces animaux, il est difficile de les repousser, eût-on un revolver à sa ceinture, à moins que tous les coups ne portent.
Trouver un endroit où se mettre pour éviter l’agression, il n’y fallait pas songer. Les rives de l’Embach étaient basses et dénudées. Pas un arbre dont on aurait pu escalader les branches. La bande ne devait pas être à cinquante pas, soit qu’elle se fût lancée sur la glace, soit qu’elle bondît à travers le steppe. Il n’y avait d’autre parti à prendre que de fuir à toutes jambes, sans grand espoir de distancer ces carnassiers, quitte à s’arrêter, à se retourner pour faire face à leur attaque. C’est ce que fit l’homme, mais bientôt il sentit les fauves sur ses talons. Des rugissements éclatèrent à moins de vingt pas derrière lui. Il s’arrêta, et il lui sembla que l’ombre était illuminée de points brillants, de braises ardentes.
C’étaient les yeux des loups, – de ces loups amaigris, efflanqués, rendus féroces par un long jeûne, avides de cette proie qu’ils sentaient à la portée de leurs dents.
Le fugitif se retourna, son revolver d’une main, son bâton de l’autre. Mieux valait ne pas faire feu si le bâton pouvait suffire, et, en cas que quelques agents rôdassent dans le voisinage, ne pas attirer leur attention.
L’homme s’était solidement campé, après avoir dégagé ses bras des plis du cafetan. Un rapide moulinet arrêta d’abord ceux des loups qui le serraient de près. Et, l’un d’eux lui ayant sauté à la gorge, un coup de bâton retendit sur le sol.
Mais, au nombre d’une demi-douzaine, ils étaient trop pour prendre peur, trop pour qu’il fût possible de les exterminer les uns après les autres sans faire usage du revolver. D’ailleurs, après un second coup assené sur la tête d’un second fauve, le bâton se brisa dans la main qui le maniait si terriblement.
L’homme se remit en fuite, et, les loups s’étant lancés sur ses pas, s’arrêtant de nouveau il fit feu quatre fois.
Deux bêtes, mortellement blessées, tombèrent sur la glace teinte de leur sang; mais les dernières balles se perdirent, les deux autres loups s’étant écartés d’un bond à vingt pas.
Le fugitif n’avait pas le temps de recharger son revolver. La bande revenait déjà et se fût précipitée sur lui. Au bout de deux cents pas, les fauves étaient sur ses talons, mordant les basques de son cafetan, dont les morceaux déchirés leur restaient dans la gueule. Il sentait leur haleine brûlante. S’il faisait un faux pas, c’était fait de lui. Il ne se relèverait plus, il serait déchiré par les bêtes furieuses.
Sa dernière heure était-elle donc arrivée?… Tant d’épreuves, tant de fatigues, tant de dangers pour rentrer sur le sol natal, et ne pas même y laisser quelques ossements!
Enfin, l’extrémité du lac apparut avec les premières lueurs de l’aube. La pluie avait cessé, toute la campagne était enveloppée d’une légère brume. Les loups se jetèrent sur leur victime qui les repoussait à coups de crosse, auxquels ils répondaient à coups de dents et de griffes.
Soudain, l’homme se heurta contre une échelle… Où s’appuyait cette échelle?… Peu importait. S’il parvenait à en gravir les échelons, les fauves ne pourraient s’y hisser après lui, et il serait momentanément en sûreté.
Cette échelle se dressait un peu obliquement au sol, et, circonstance bizarre, son pied ne posait pas à terre, comme si elle eût été suspendue, et le brouillard empêchait de voir où elle prenait son point d’appui supérieur.
Le fugitif en saisit les montants et franchit les échelons inférieurs, au moment où les loups se jetaient une dernière fois sur lui. Des coups de crocs portèrent sur ses bottes, dont le cuir fut déchiré.
Cependant, l’échelle craquait sous le poids de l’homme, elle oscillait sous ses efforts. Allait-elle donc s’abattre? Cette fois, alors, il serait déchiré, il serait dévoré vivant…
L’échelle résista, et il put en atteindre les derniers échelons avec l’agilité d’un gabier sur les enfléchures des haubans.
Là faisait saillie l’extrémité d’une poutre, une sorte de gros moyeu au bout duquel il était possible de s’achevaler.
L’homme était hors de l’atteinte des loups, qui bondissaient au pied de l’échelle et s’épuisèrent en affreux hurlements.
Chapitre II
Slave pour Slave
e fugitif était momentanément en sûreté. Des loups ne peuvent grimper comme l’eussent fait des ours, qui sont non moins nombreux que redoutables dans les forêts livoniennes. Mais il ne fallait pas être contraint de descendre avant que les derniers fauves n’eussent disparu, ce qui arriverait certainement au lever du soleil.
Et, d’abord, pourquoi cette échelle se trouvait-elle disposée en cet endroit, et où s’appuyait son extrémité supérieure?…
C’était, on l’a dit, au moyeu d’une roue, sur lequel s’implantaient trois autres échelles de même sorte – en réalité, les quatre ailes d’un moulin élevé sur un petit tertre, non loin de l’endroit où l’Embach s’alimente des eaux du lac. Par une heureuse chance, ce moulin ne fonctionnait pas au moment où le fugitif avait pu s’accrocher à l’une de ses ailes.
Restait la possibilité que l’appareil se mît en mouvement dès la pointe du jour, si la brise s’accentuait. Dans ce cas, il eût été difficile de se maintenir sur le moyeu en état de giration. Et, d’ailleurs, le meunier, alors qu’il serait venu décarguer ses toiles et manœuvrer le levier extérieur, eût aperçu cet homme achevalé au croisement des ailes. Mais le fugitif pouvait-il se risquer à descendre?… Les loups se tenaient toujours là, au pied du tertre, poussant des rugissements qui ne tarderaient pas à donner l’éveil à quelques maisons voisines!…
D’où un seul parti à prendre: s’introduire à l’intérieur du moulin, s’y réfugier pour toute la journée, si le meunier n’y demeurait pas, – supposition assez plausible, – et attendre le soir avant de se remettre en route.
Donc l’homme, se glissant jusqu’au toit, gagna la lucarne à travers laquelle s’engageait le levier de mise en train, dont la tige pendait jusqu’au sol.
Le moulin, ainsi qu’il est habituel dans le pays, se coiffait d’une sorte de carène renversée, ou plutôt d’une sorte de casquette sans visière. Cette toiture roulait sur une série de galets intérieurs, qui permettaient d’orienter l’appareil selon la direction du vent. Il suit de là que la bâtisse principale, en bois, était fixée au sol au lieu de porter sur un pivot central comme la plupart des moulins de la Hollande, et l’on y accédait par deux portes ouvertes à l’opposé l’une de l’autre.
Ayant atteint la lucarne, le fugitif put s’introduire par cette étroite ouverture sans trop de peine ni trop de bruit. A l’intérieur s’évidait une espèce de galetas, traversé horizontalement par l’arbre de couche, lequel se raccordait au moyen d’un engrenage à la tige verticale de la meule, installée dans l’étage inférieur du moulin.
Le silence était aussi profond que l’obscurité. Qu’il n’y eût personne à cette heure au rez-de-chaussée, cela paraissait certain. Un raide escalier, contournant la paroi de madriers, établissait communication avec ce rez-de-chaussée qui avait le sol du tertre pour base. Mais, par prudence, mieux valait ne point se hasarder hors du galetas. Manger d’abord, dormir ensuite, c’étaient là deux besoins impérieux auxquels le fugitif n’aurait pu se soustraire plus longtemps.
Il épuisa donc sa réserve de provisions, ce qui le mettait dans la nécessité de les renouveler pendant sa prochaine étape. Où et comment?… Il aviserait.
Vers sept heures et demie, la brume s’étant levée, il devenait facile de reconnaître les abords du moulin. Que voyait-on en se penchant hors de la lucarne: à droite, une plaine tout enflaquée par la fonte des neiges, sillonnée d’une interminable route, qui se dessinait vers l’ouest, avec ses troncs d’arbres juxtaposés, car elle traversait un marécage, au-dessus duquel voletaient des bandes d’oiseaux aquatiques. Vers la gauche s’étendait le lac, glacé à sa surface, sauf au point où s’amorçait la rivière d’Embach.
Ça et là se dressaient quelques pins et sapins au feuillage sombre, qui contrastaient avec les érables et les aulnes réduits à l’état de squelettes.
Le fugitif observa d’abord que les loups, dont il n’entendait plus les hurlements depuis une heure, avaient quitté la place.
«Bien, se dit-il, mais les douaniers et les agents de la police sont plus à redouter que ces fauves!… Aux approches du littoral, il sera plus difficile de les dépister… Je tombe de sommeil… Pourtant, avant de m’endormir, il me faut reconnaître comment fuir en cas d’alerte.»
La pluie avait cessé. La température s’était relevée de quelques degrés, le vent ayant haie l’ouest. Or, cette brise, qui soufflait assez vivement, ne déciderait-elle pas le meunier à remettre son moulin au travail?…
De cette même lucarne, on pouvait aussi apercevoir, à une demi-verste, diverses maisonnettes isolées, aux chaumes blancs par places, et d’où s’échappaient de minces fumées matinales.
Là, sans doute, demeurait le propriétaire du moulin, et il y aurait lieu de surveiller ce hameau.
Le fugitif se hasarda alors sur les échelons du petit escalier intérieur, et descendit jusqu’au bâti qui supportait la meule. Des sacs de blé étaient rangés au-dessous. Donc, le moulin n’était pas abandonné, et il fonctionnait lorsque la brise était suffisante pour actionner ses ailes. Par suite, d’un instant à l’autre, le meunier ne viendrait-il pas les orienter?…
En ces conditions, il eût été imprudent de demeurer à l’étage inférieur, et mieux valait regagner le galetas pour y prendre quelques heures de sommeil. En effet, on aurait risqué d’être surpris. Les deux portes qui donnaient accès dans le moulin étaient fermées au moyen d’un simple loquet, et n’importe qui, en quête d’un refuge, si la pluie recommençait, pouvait chercher abri dans ce moulin. D’ailleurs, le vent fraîchissait, et le meunier ne tarderait pas à venir.
L’homme se hissa par l’escalier de bois, en jetant un dernier regard par les meurtrières de la paroi, atteignit le galetas, et, la fatigue l’emportant, il tomba dans un profond sommeil.
Quelle heure était-il lorsqu’il se réveilla?… Quatre heures environ. Il faisait grand jour. Cependant le moulin était toujours au repos.
Une heureuse chance voulut qu’en se redressant, bien qu’à demi engourdi par le froid, le fugitif fût ménager de ses mouvements en s’étirant les membres, ce qui le sauva d’un grand danger.
En effet, son oreille perçut tout d’abord quelques paroles échangées à l’étage inférieur, plusieurs personnes causant non sans une certaine animation. Ces personnes étaient entrées une demi-heure avant qu’il ne se réveillât, et il eût été découvert si elles étaient montées au galetas.
L’homme se garda de remuer.
Étendu sur le plancher, il prêta l’oreille à ce qui se disait au-dessous de lui.
Dès les premiers mots, la qualité des individus qui se trouvaient là lui fut révélée. Il comprit aussitôt à quel péril il aurait échappé, s’il y échappait, c’est-à-dire s’il parvenait à quitter le moulin, soit avant, soit après le départ des gens qui s’entretenaient avec le meunier.
C’étaient trois agents de la police, un brigadier et deux de ses acolytes.
A cette époque, la russification de l’administration des provinces Baltiques commençait seulement à écarter les éléments germaniques au profit des éléments slaves. Nombre de policiers étaient encore allemands d’origine. Parmi eux se distinguait le brigadier Eck, très enclin dans ses fonctions à moins de sévérité envers ses concitoyens de même race qu’envers les Russes de la Livonie. Très zélé, d’ailleurs, très perspicace, très bien noté de ses chefs, il mettait un véritable acharnement à la poursuite des affaires criminelles confiées à ses soins, s’enorgueillissant d’un succès, ne pouvant accepter une défaite. Alors engagé dans une importante recherche, il y déployait d’autant plus d’énergie et de dextérité qu’il s’agissait de reprendre un évadé de Sibérie, livonien moscovite d’origine…
Pendant le sommeil du fugitif, le meunier était venu au moulin, avec la pensée de consacrer toute cette journée au travail. Vers neuf heures, la brise lui avait paru favorable, et, si les ailes eussent été mises en mouvement, le dormeur se fût réveillé au premier bruit. Mais, sous l’influence d’une pluie fine, le vent ne fraîchit pas.
Or, le meunier se tenait sur le pas de sa porte, lorsque Eck et ses agents l’aperçurent et entrèrent dans le moulin afin de lui demander quelques renseignements.
En cet instant, Eck disait:
«Tu n’as pas connaissance qu’un homme de trente à trente-cinq ans environ se soit montré hier à la pointe du lac?…
– Aucunement, répondit le meunier. Il ne vient pas deux personnes par jour à cette époque dans notre hameau… S’agit-il d’un étranger?…
– Un étranger?… non, un Russe, et un Russe des provinces Baltiques.
– Ah! un Russe?… répéta le meunier.
– Oui… un coquin, dont la capture me fera honneur!»
En effet, pour un policier, un fugitif est toujours un coquin, qu’il ait été condamné pour crime politique ou pour crime de droit commun.
«Et vous êtes à sa poursuite?… demanda le meunier.
– Depuis vingt-quatre heures qu’il a été signalé à la frontière des provinces.
– Sait-on où il va?… reprit le meunier, pas mal curieux de sa nature.
– Tu peux t’en douter, répondit Eck. Il va là où il pourra s’embarquer dès que la mer sera libre, – sans doute à Revel, de préférence à Riga.»
Le brigadier raisonnait juste en indiquant cette ville, l’ancien Kolyvan des Russes, un point où se concentrent les communications maritimes du nord de l’Empire. Cette cité était en relation directe avec Pétersbourg par le railway du littoral de la Courlande. Un fugitif avait donc intérêt à gagner Revel, qui est en même temps une station balnéaire, ou, sinon Revel, du moins Balliski, son annexe, située à la pointe du golfe, puisque, par sa position, elle est délivrée la première de l’encombrement des glaces.
Il est vrai, Revel, l’une des plus vieilles cités hanséatiques, peuplée d’un tiers d’Allemands et de deux tiers d’Esthes, les vrais originaires de l’Esthonie, se trouvait à cent quarante verstes du moulin, et ce trajet exigeait quatre longues étapes.
«Pourquoi Revel?… Ce coquin ferait mieux de se diriger sur Pernau!» observa le meunier.
En effet, dans cette direction, il n’y aurait eu qu’une centaine de verstes à franchir. Quant à Riga, trop éloignée, du double de Pernau, ce n’était pas sur cette route qu’il eût convenu de continuer les recherches.
Il va sans dire que le fugitif, immobile au fond du galetas, retenant sa respiration, l’oreille tendue, écoutait ces propos, dont il saurait faire son profit.
«Oui, répondit le brigadier, il y a bien Pernau, et les escouades de Fallen ont été prévenues de surveiller le pays; mais tout porte à croire que notre évadé marche sur Revel, où un embarquement sera plus prompt.»
C’était l’avis du major Verder, qui dirigeait alors la police de la province de Livonie sous les ordres du colonel Raguenof. Aussi Eck avait-il été renseigné dans ce sens.
Si le colonel Raguenof, slave de naissance, ne partageait pas les antipathies et les sympathies du major Verder, d’origine germanique, celui-ci s’entendait parfaitement, sous ce rapport, avec son subordonné, le brigadier Eck.
Il est vrai, pour les départager, les modérer, les contenir, il y avait au-dessus d’eux le général Gorko, gouverneur des provinces Baltiques.
Ce haut personnage s’inspirait d’ailleurs des idées du gouvernement, qui tendait, ainsi qu’il a été mentionné, à russifier graduellement l’administration des provinces.
La conversation se prolongea quelques minutes encore. Le brigadier dépeignit le fugitif, tel que le portait son signalement, envoyé aux diverses escouades de la région: taille supérieure à la moyenne, constitution robuste, trente-cinq ans d’âge, toute sa barbe blonde et largement fournie, épais cafetan brunâtre, au moment du moins où il avait passé la frontière.
«Pour la seconde fois, répondit le meunier, j’affirme que cet homme-là, – un Russe, avez-vous dit?…
– Oui… un Russe!
– Eh bien, j’affirme qu’il ne s’est point montré dans notre hameau, et dans aucune maison vous ne trouveriez d’indices à son sujet…
– Tu sais, dit le brigadier, que quiconque lui donnerait asile risquerait d’être mis en arrestation et traité comme un de ses complices?…
– Que le Père nous protège, je le sais et ne m’y risquerai pas!
– Tu as raison, et il est prudent, ajouta Eck, de ne point avoir affaire au major Verder.
– On s’en gardera bien, brigadier.»
Là-dessus, Eck se prépara à sortir en répétant que ses hommes et lui continueraient à battre le pays entre Pernau et Revel, les escouades de police ayant reçu ordre de se tenir en communication.
«En attendant, dit le meunier, voici le vent qui repique au sud-ouest. Il va fraîchir. Vos hommes voudraient-ils me donner un coup de main pour orienter mes ailes?… Ça m’éviterait de revenir au hameau, et je resterai ici toute la nuit.»
Eck se prêta volontiers à la manœuvre. Ses agents sortirent par la porte opposée, et, saisissant le grand levier de la toiture, ils la firent tourner sur les galets, de manière à placer l’appareil moteur dans le lit du vent. Les toiles développées, le moulin fit entendre son tic tac régulier après le déclenchement de l’engrenage.
Le brigadier et ses agents partirent alors en direction du nord-ouest.
Le fugitif n’avait rien perdu de cette conversation. Ce qu’il devait en retenir, c’est que de plus graves dangers le menaçaient au terme de son aventureux voyage. Il était signalé… La police battait la campagne… Les escouades devaient agir de concert pour s’emparer de sa personne… Convenait-il qu’il essayât de gagner Revel?… Non, pensa-t-il. Mieux valait se diriger sur Pernau, où il arriverait plus vite… La débâcle, attendu le relèvement de la température, ne devait plus tarder, ni dans la mer Baltique, ni dans le golfe de Finlande.
Cette résolution prise, il fallait quitter le moulin dès que l’obscurité rendrait la fuite possible.
Et, tout d’abord, comment le faire sans donner l’éveil au meunier? Sa machine fonctionnant, sous la brise établie d’une façon durable, il était installé là pour la nuit. Inutile de songer à gagner l’étage inférieur, à s’échapper par l’une ou l’autre porte…
Serait-il possible de se glisser à travers la lucarne, de ramper jusqu’au grand levier qui servait à manœuvrer la toiture, et de descendre ainsi jusqu’à terre?…
C’était à tenter pour un homme adroit et vigoureux, bien que l’arbre des ailes fût en mouvement et qu’il y eût danger d’être saisi par les dents de l’engrenage. On risquait d’être écrasé, mais, ce risque, il était à courir.
Il s’en fallait d’une heure que l’obscurité fût suffisante. Et si, auparavant, le meunier montait au galetas, si quelque circonstance l’y appelait, le fugitif pouvait-il espérer de ne point être aperçu?… Non, s’il faisait jour encore, et non, s’il faisait déjà nuit, car le meunier se serait muni d’un fanal.
Eh bien, si le meunier montait au galetas et découvrait l’homme qui s’y était caché, cet homme se jetterait sur lui, le maîtriserait, le bâillonnerait. Si le meunier résistait, s’il essayait de se défendre, si ses cris pouvaient mettre le hameau en éveil, ce serait malheur à lui… Le couteau du fugitif lui ferait rentrer ses cris dans la gorge. Celui-ci ne serait pas venu de si loin, à travers tant de dangers, pour reculer devant n’importe quel moyen de recouvrer sa liberté.
Toutefois il conservait l’espoir de ne point être réduit à cette extrémité de verser le sang pour se remettre en route… Pourquoi le meunier entrerait-il dans ce galetas?… N’avait-il pas à surveiller ses meules, tournant à toute vitesse sous l’action des grandes ailes?…
Une heure s’écoula au milieu des tic tac de l’arbre, des grincements de l’engrenage, des sifflements de la brise; des gémissements du grain écrasé. L’ombre commençait à noyer le crépuscule, toujours long sous ces hautes latitudes. A l’intérieur du galetas, l’obscurité était complète. Le moment approchait de prendre ses dispositions. L’étape de cette nuit serait fatigante; elle ne comprendrait pas moins d’une quarantaine de verstes, et il importait de ne pas différer le départ, du moment qu’il serait possible.
Le fugitif s’assura que le couteau qu’il portait à la ceinture jouait facilement dans sa gaine. Il introduisit six cartouches dans le barillet de son revolver en remplacement de celles qu’il avait brûlées contre les loups.
Restait la difficulté, assez grande d’ailleurs, de passer à travers la lucarne, sans être accroché par l’arbre tournant, dont l’extrémité s’appuyait au bâti du mécanisme, à l’orifice même de cette lucarne. Cela fait, en se retenant aux saillies de la toiture, on pouvait rejoindre le grand levier sans trop de peine.
Le fugitif se glissait vers la lucarne, lorsqu’un bruit, assez perceptible au milieu du train de la meule et des engrenages, se fit entendre.
C’était le bruit d’un pas pesant sous lequel criaient les marches de l’escalier. Le meunier montait vers le galetas, un fanal à la main.
Il apparut, en effet, au moment où le fugitif, ramassé sur lui-même, revolver au poing, s’apprêtait à s’élancer sur lui.
Mais, dès que le meunier eut dépassé à mi-corps le niveau du plancher, il dit:
«Petit père, voici l’instant de partir… Ne tarde pas… Descends… la porte est ouverte.»
Stupéfait, le fugitif ne sut que répondre. Le brave meunier savait donc qu’il était là?… Il l’avait donc vu se réfugier dans le moulin?… Oui, pendant son sommeil, il était monté au galetas, il l’avait vu et il s’était gardé de le réveiller. N’était-ce pas un Russe comme lui?… Cela se reconnaît entre Slaves à l’expression du visage… Il avait compris que la police livonienne traquait cet homme… Pourquoi?… Il ne voulait pas même le lui demander, pas plus qu’il n’aurait voulu le livrer au brigadier Eck et à ses agents.
«Descends», reprit-il d’une voix douce.
Le cœur battant sous le flux de l’émotion, le fugitif gagna l’étage inférieur, dont l’une des portes était ouverte.
«Voici quelques provisions, dit le meunier, en bourrant de pain et de viande la musette du fugitif… J’ai vu qu’elle était vide, ainsi que ta gourde… Remplis-la, et pars…
– Mais… si la police apprend…
– Tâche de la dépister, et ne t’inquiète pas de moi… Je ne te demande pas qui tu es… Je ne sais que ceci: c’est que tu es slave, et jamais un Slave ne livrera un Slave à des policiers allemands.
– Merci… merci! s’écria le fugitif.
– Va, petit père!… Que Dieu te conduise et te pardonne, si tu as à te faire pardonner?»
La nuit était très noire, la route qui passait au pied du tertre absolument déserte. Le fugitif adressa au meunier un dernier geste d’adieu et disparut.
Conformément au nouvel itinéraire adopté, il s’agissait d’atteindre pendant la nuit la bourgade de Fallen, de se cacher aux environs pour y reposer la journée suivante. Une quarantaine de verstes, le fugitif les ferait… Il ne serait plus alors qu’à soixante verstes de Pernau. Puis, en deux étapes, si aucune mauvaise rencontre ne le retardait, il comptait arriver à Pernau dans l’avant-minuit du 11 avril. Là, il se cacherait en attendant qu’il se fût procuré les ressources suffisantes pour prendre passage à bord d’un navire, et ils seraient nombreux les bâtiments qui partiraient dès que la débâcle aurait rendu libre la Baltique.
La marche du fugitif fut rapide, tantôt en plaine, tantôt sur la lisière des sombres bois de sapins et de bouleaux. Parfois, il fallait longer la base d’une colline, tourner d’étroits ravins, franchir des rios à demi gelés entre les joncs et les rocs granitiques de leurs rives. Le sol était moins aride qu’aux approches du lac Peipous, où la terre, mélange de sable jaune, ne se couvre que d’une maigre végétation. A de longs intervalles, apparaissaient des villages endormis, voisins de champs plats et monotones, que la charrue allait bientôt préparer pour la semaille du sarrasin, du seigle, du lin et du chanvre.
La température remontait sensiblement. La neige, demi-fondue, se changeait en boue. Le dégel serait précoce cette année-là.
Vers cinq heures, en avant de la bourgade de Fallen, le fugitif découvrit une sorte de masure isolée, dans laquelle il put se blottir sans avoir rencontré personne. Une partie des provisions fournies par le meunier servit à lui rendre des forces: le sommeil ferait le reste. A six heures du soir eut lieu le départ, après un repos que rien n’avait troublé. Sur les soixante verstes que l’on comptait jusqu’à Pernau, si cette nuit du 9 au 10 avril en absorbait la moitié, cette étape serait l’avant-dernière.
Il en fut ainsi. Au lever du jour, le fugitif dut s’arrêter, mais cette fois, faute de mieux, au plus profond d’un bois de pins à une demi-verste de la route. C’était plus prudent que d’aller demander repas et repos dans quelque ferme ou auberge. On ne rencontre pas toujours des hôtes comme le meunier du lac.
Pendant l’après-midi de cette journée, caché derrière un fourré, l’homme vit passer une escouade d’agents sur la route de Pernau. Cette escouade s’arrêta un instant, comme si son intention eût été de fouiller le bois de sapins. Mais, après une courte halte, elle se remit en marche.
Le soir, dès six heures, le voyage fut repris. Le ciel était sans nuages. La lune, presque pleine, brillait d’un vif éclat. A trois heures du matin, le fugitif commença à longer la rive gauche d’une rivière, la Pernowa, cinq verstes en amont de Pernau.
En la suivant, il arrivait au faubourg de la ville, où il avait le dessein de se loger dans une modeste auberge jusqu’au jour de son départ.
Sa satisfaction fut extrême lorsqu’il observa que la débâcle entraînait déjà les glaçons de la Pernowa vers le golfe. Encore quelques jours, et il en aurait fini avec les interminables cheminements, les dures étapes, les fatigues et les dangers de toutes sortes.
Il le croyait du moins…
Soudain un cri retentit. C’était le même que celui dont il avait été salué à son arrivée à la frontière livonienne du lac Peipous, et qui rappelait à son oreille le «verda» germanique.
Cette fois, ce cri ne sortait pas de la bouche d’un douanier.
Une escouade d’agents venait d’apparaître sous les ordres du brigadier Eck, – quatre hommes qui surveillaient la route aux approches de Pernau. Le fugitif s’arrêta un instant, puis il s’élança en descendant la berge.
«C’est lui!…» hurla un des agents.
Malheureusement, l’intense lumière de la lune ne permettait pas de se sauver sans être aperçu. Eck et ses hommes se jetèrent sur les talons du fuyard. Celui-ci, ses forces déjà usées par sa longue étape, ne retrouvait pas sa vitesse habituelle. Il lui serait malaisé d’échapper à ces policiers qui ne s’étaient point rompu les jambes à marcher depuis dix heures.
«Plutôt mourir que de me laisser reprendre!» se dit-il.
Et, au moment où passait un glaçon à cinq ou six pieds de la rive, il y sauta d’un bond prodigieux.
«Feu!… feu! cria Eck à ses agents.
Quatre détonations éclatèrent, mais les balles de revolver allèrent se perdre au milieu de la débâcle.
Le glaçon qui portait le fugitif dérivait assez vite, car le courant de la Pernowa est rapide aux premiers jours de la fonte.
Eck et ses hommes suivaient la berge en courant, dans de mauvaises conditions, il est vrai, pour assurer leurs coups de feu, à travers le déplacement des blocs. Il fallait imiter celui qu’ils poursuivaient, s’élancer sur un glaçon, puis sur un autre, le poursuivre enfin à travers cette débâcle.
Ils allaient le tenter, Eck à leur tête, lorsqu’un violent tumulte se produisit. Le glaçon venait d’être saisi dans une collision des blocs, provoquée par le rétrécissement de la rivière, à un coude brusque qui la déviait vers la droite. Il culbuta, se redressa, culbuta de nouveau, puis disparut sous la masse des autres, qui s’entassèrent en faisant barrage.
La débâcle était immobilisée. Les agents, se lançant sur le champ de glace, le parcoururent et prolongèrent leurs recherches pendant une heure.
Aucune trace du fugitif, qui avait certainement péri dans l’écrasement.
«Mieux eût valu le prendre… dit un des agents.
– Sans doute, répondit le brigadier Eck, mais, puisque nous n’avons pu l’avoir vivant, tâchons de l’avoir mort!»
Famille Nicolef
e lendemain de ce jour, – 12 avril, – trois personnes, qui en attendaient une quatrième, causaient, entre sept et huit heures du soir, dans la salle à manger d’une maison du faubourg de Riga, principalement affecté aux habitants russes. Maison de modeste apparence, construite en briques, ce qui est rare en ce faubourg dont elle occupait l’extrémité, et dans lequel les habitations sont le plus ordinairement bâties en bois. Le poêle, établi dans un évidement du mur de la salle, fonctionnant depuis le matin, entretenait une température de quinze à seize degrés très suffisante, puisque le thermomètre, placé au dehors, se tenait à cinq ou six degrés au-dessus du zéro centigrade.
La petite lampe à pétrole, abritée de son abat-jour, n’éclairait la table du milieu que d’une assez vague lumière. Un samovar bouillonnait sur une servante à dessus de marbre. Quatre tasses, dressées sur leurs soucoupes, indiquaient que quatre personnes allaient prendre le thé.
Mais la quatrième n’avait pas encore paru, bien que l’heure fût dépassée de quarante minutes.
«Dimitri est en retard»… fit observer l’un des invités, en approchant d’une fenêtre à double châssis qui s’ouvrait sur la rue.
Cet homme, âgé d’une cinquantaine d’années, était le docteur Hamine, un ami de la maison, et des plus fidèles. Depuis vingt-cinq ans qu’il exerçait la médecine à Riga, il était très demandé pour son talent de praticien, très estimé pour l’aménité de son caractère, très jalousé de ses confrères, et l’on sait jusqu’à quel degré peut s’abaisser parfois une jalousie de professionnels, – en Russie comme ailleurs.
«Oui… huit heures vont bientôt sonner…, répondit un autre des invités en regardant l’horloge à poids accrochée entre les deux fenêtres. Mais M. Nicolef a droit au quart d’heure de grâce, comme nous disons en France, et ce quart d’heure-là a généralement plus de quinze minutes!…»
Le personnage qui venait de faire cette réponse était M. Delaporte, consul français à Riga. Âgé de quarante ans, établi depuis une dizaine d’années dans cette ville, ses manières distinguées, son humeur serviable, lui valaient une extrême considération.
«Mon père a été donner une leçon à l’autre bout de la ville, dit alors une troisième personne. Le chemin est long, il est rude aussi, par cette bourrasque moitié pluie moitié neige fondue!… Il arrivera tout transi, mon pauvre père…
– Bon! s’écria le docteur Hamine, le poêle ronfle comme un magistrat à l’audience!… Il fait chaud dans la salle… Le samovar rivalise avec le poêle… Une ou deux tasses de thé, et Dimitri aura retrouvé son contingent de chaleur interne et externe!… Ne crains rien, ma chère Ilka!… Et, d’ailleurs, si ton père a besoin d’un médecin, celui-ci n’est pas loin, et c’est l’un de ses meilleurs amis…
– Nous le savons, mon cher docteur!» répondit en souriant la jeune fille.
Ilka Nicolef, âgée de vingt-quatre ans, était la Slave dans toute sa pureté. Combien différente des autres Riganes, de sang germanique, avec leur carnation trop rosé, leurs yeux trop bleus, leur regard trop inexpressif, leur indolence trop allemande! Ilka, brune, avait le teint chaud sans être coloré, la taille élevée, les traits nobles, la physionomie un peu sévère, sévérité qu’adoucissait d’ailleurs un regard d’une douceur infinie lorsqu’il ne se troublait pas de quelque triste pensée. Sérieuse et réfléchie, peu sensible à la coquetterie du costume, simplement mise avec goût, elle présentait le type achevé de la jeune Livonienne d’origine russe.
Ilka n’était pas le seul enfant de Dimitri Nicolef, veuf depuis dix ans déjà. Son frère Jean, qui venait d’entrer dans sa dix-huitième année, achevait ses études à l’Université de Dorpat. Elle lui avait servi de mère pendant son enfance, et, après la mort de celle qui n’était plus, chez quelle femme aurait-il trouvé plus de dévouement, plus de bonté, plus d’esprit de sacrifice? Grâce aux prodiges d’économie de sa sœur, le jeune étudiant avait pu suffire aux exigences d’une assez dispendieuse instruction en dehors de la maison paternelle.
En effet, Dimitri Nicolef n’avait pour tout revenu que le produit des leçons qu’il donnait chez lui ou en ville. Professeur libre pour les sciences mathématiques et physiques, très instruit, très apprécié, il était, on le savait, sans patrimoine. Ce métier n’engendre guère la fortune, et en Russie moins qu’ailleurs. Si elle eût pu s’acquérir par l’estime publique, Dimitri Nicolef aurait été millionnaire, l’un des plus riches de Riga, où son honorabilité lui assignait le premier rang parmi ses concitoyens, – de race slave s’entend. Et, pour n’avoir aucun doute à cet égard, il suffira de prendre part à la conversation du docteur Hamine et du consul, en attendant le retour du professeur.
Cet entretien se faisait en langue russe, que M. Delaporte parlait aussi purement que les Russes de distinction parlent la langue française.
«Eh bien, docteur, dit ce dernier, vous voici à la veille d’un mouvement qui aura pour résultat de modifier les conditions politiques de l’Esthonie, de la Livonie et de la Courlande… Les journaux esthes, avec tout le charme de leur langage aryen, le font pressentir!…
– L’évolution viendra graduellement, répondit le docteur, et ce ne sera pas trop tôt, lorsque l’administration, les municipalités auront été enlevées aux corporations allemandes! N’est-ce pas une anomalie inacceptable que des Germains aient la direction politique de nos provinces?…
– Et, par malheur, lorsqu’ils ne l’auront plus, fît observer Ilka, ne seront-ils pas encore tout-puissants par la force de l’argent, puisqu’ils sont presque seuls à détenir les terres et les places?…
– Les places, répondit M. Delaporte, on pourra les leur enlever… Quant aux terres, ce sera difficile, pour ne pas dire impossible!… Rien qu’en Livonie, ces Allemands possèdent la plus grande partie du domaine rural, au moins quatre cent mille hectares.»
De fait, ceci est exact. Dans les provinces Baltiques, les nobles, les citoyens honoraires, bourgeois et marchands, sont presque exclusivement d’origine teutonne. Il est vrai, bien que converti par ces Allemands, catholiques d’abord, protestants ensuite, le peuple n’a jamais pu être germanisé. Les Esthes, ces frères des Finnois, et les Lettes, presque tous agriculteurs sédentaires, ne cachent point leur antipathie de race pour ceux qui sont leurs maîtres, et à Revel, à Dorpat, à Pétersbourg, nombre de journaux s’occupent à défendre leurs droits!
Alors le consul d’ajouter:
«Dans une lutte entre les Russes d’origine slave et les Russes d’origine allemande, je ne sais trop qui l’emportera!
– Laissons faire l’Empereur, répondit le docteur Hamine. C’est un Slave de pure race, lui, et il saura bien réduire l’élément étranger dans nos provinces.
– Finira-t-il par réussir! répondit la jeune fille d’une voix grave. Depuis sept cents ans, depuis la conquête, nos paysans, nos ouvriers, ont résisté à la pression des conquérants, et ceux-ci sont restés en dehors du pays!
– Et ton père, ma chère Ilka, déclara le docteur, aura vaillamment combattu pour notre cause!… C’est à juste titre qu’il est à la tête du parti slave.
– Non sans s’être fait de terribles ennemis!… observa M. Delaporte.
– Entre autres, répliqua le docteur, les frères Johausen, ces riches banquiers qui crèveront de dépit le jour où Dimitri Nicolef leur aura enlevé la direction de la municipalité rigane!… Après tout, notre ville ne compte que quarante-quatre mille Allemands contre vingt-six mille Russes et vingt-quatre mille Lettes… Les Slaves y sont en majorité, et cette majorité sera pour Nicolef.
– Mon père n’a pas tant d’ambition, répondit Ilka. Pourvu que les Slaves l’emportent et qu’ils soient les maîtres dans leur pays…
– Ils le seront aux élections prochaines, mademoiselle Ilka, dit M. Delaporte, et si Dimitri Nicolef consent à se présenter…
– Ce serait une charge bien lourde pour mon père, dont la situation est modeste, répondit la jeune fille. Et, d’ailleurs, vous le savez, mon cher docteur, en dépit des chiffres, Riga est une ville beaucoup plus allemande que russe!
– Laissons couler l’eau de la Dwina!… s’écria le docteur. Les vieilles coutumes s’en iront par l’aval, et les idées nouvelles viendront par l’amont… Et, ce jour-là, mon brave Dimitri sera porté par elles!
– Je vous remercie, docteur, et vous aussi, monsieur Delaporte, des sentiments que vous inspire mon père, mais il faut prendre garde… N’avez-vous pas remarqué qu’il devient de plus en plus triste, et cela m’inquiète!»
En effet, ses amis avaient fait la même observation. Depuis quelque temps, Dimitri Nicolef semblait avoir de graves préoccupations. Mais, très renfermé, peu communicatif, il ne s’ouvrait à personne, pas plus à ses enfants qu’à son vieux fidèle Hamine. C’est dans le travail, un travail obstiné qu’il se réfugiait, avec l’espoir d’oublier sans doute. Et cependant la population slave de Riga le regardait comme son futur représentant à la tête d’une nouvelle municipalité.
On était en 1876. Cette idée de russifier les provinces Baltiques datait déjà d’un siècle. Catherine II songeait à cette réforme toute nationale. Le gouvernement prenait des mesures pour éloigner les corporations allemandes de l’administration des villes et bourgades. L’élection des Conseils allait être confiée à l’ensemble des citoyens qui se trouvaient en de certaines conditions d’instruction et de cens. Dans les provinces Baltiques, dont la population se chiffrait alors par dix-neuf cent quatre-vingt-six mille habitants, soit, en chiffres ronds, trois cent vingt-six mille pour l’Esthonie, un million pour la Livonie, six cent soixante mille pour la Courlande, l’élément germanique n’était représenté que par quatorze mille nobles, sept mille marchands ou citoyens honoraires, et quatre-vingt-quinze mille bourgeois, le reste en juifs, au total cent cinquante-cinq mille. Une majorité slave devait donc se former aisément sous la direction du gouverneur et du haut personnel administratif.
La lutte s’engageait contre la municipalité actuelle, dont les personnages les plus influents étaient ces banquiers Johausen, qui sont appelés à jouer un rôle considérable au cours de cette dramatique histoire.
Il est à mentionner que, dans le quartier, ou plutôt le faubourg de Riga, où s’élevait la modeste demeure de la famille Nicolef, que son père habitait avant lui, le professeur jouissait de la considération générale.
Au vrai, ce faubourg ne possède pas moins de huit mille Moscovites.
L’on sait combien la situation de fortune de Dimitri Nicolef était médiocre et même infiniment plus qu’on ne le pensait. Fallait-il attribuer à cette situation qu’Ilka ne fût point encore mariée, bien qu’elle eût atteint l’âge de vingt-quatre ans?… En est-il dans la Livonie comme ailleurs, lorsqu’on n’a que sa beauté pour toute fortune, ainsi qu’il est dit dans les pays d’Occident, quand la dot d’une jeune fille n’est constituée que par ses vertus, alors même qu’elles valent sa beauté?… Non, et peut-être, chez cette société slave de la province, l’argent n’est-il pas le plus important facteur des mariages.
On ne s’étonnera donc pas que la main d’Ilka Nicolef eût été demandée plusieurs fois, mais on pourra s’étonner que Dimitri et sa fille eussent refusé des unions où se réunissaient toutes les convenances.
A cela il y avait une raison. Depuis quelques années, Ilka était fiancée au fils unique de Michel Yanof, un Slave, un ami de Dimitri Nicolef. Tous deux habitaient à Riga le même faubourg. Wladimir Yanof, aujourd’hui âgé de trente-deux ans, était un avocat de talent. Malgré la différence d’âge, on peut dire que les deux enfants avaient été élevés ensemble. En 1872, quatre ans avant le début de ce récit, le mariage de Wladimir Yanof et d’Ilka fut décidé, le jeune avocat ayant vingt-huit ans, la jeune fille en ayant vingt.
Il devait être célébré en l’année courante.
Pourtant le secret avait été gardé dans les deux familles, et si sévèrement que les amis n’en avaient point été instruits. Or, on se préparait à leur en faire part, lorsque ces projets furent brusquement brisés.
Wladimir Yanof était membre d’une de ces associations secrètes qui luttent en Russie contre l’autocratie des tsars. Non point qu’il fût affilié aux nihilistes qui, depuis cette époque, ont substitué à la propagande morale la propagande par le fait.
Mais l’ombrageuse administration moscovite n’y veut voir aucune différence.
Elle agit par mesure administrative, sans procédure légale, «par nécessité d’empêcher de tenter quelque chose», classique formule, on le voit. Des arrestations s’effectuèrent en maintes villes de l’Empire. Il y en eut à Riga, et Wladimir Yanof, brutalement enlevé de sa demeure, fut déporté aux mines de Minusinsk, dans la Sibérie orientale. En reviendrait-il jamais?… Qui eût osé l’espérer?…
Coup terrible pour les deux familles, et toute la Riga slave le ressentit avec eux. Ilka en fût morte sans l’énergie qu’elle puisa dans son amour même. Décidée à rejoindre son fiancé, lorsque cela lui serait permis, elle irait partager sa terrible existence d’exilé en ces régions lointaines. Mais, en attendant, ce qu’était devenu Wladimir, en quel lieu il avait été déporté, elle ne put le savoir, et, depuis quatre ans, était sans nouvelles.
Six mois après l’arrestation de son fils, Michel Yanof sentit la mort venir. Et, alors, il voulut réaliser tout ce qu’il possédait, – peu de chose, vingt mille roubles en billets,1 – qu’il remit à Dimitri Nicolef, chargé de garder ce dépôt pour son fils.
Le dépôt fut accepté, même si secrètement gardé qu’Ilka n’en eut jamais connaissance, et il demeura entre les mains du dépositaire tel qu’il lui avait été remis.
On le sait, si la fidélité devait jamais être bannie de ce bas monde, c’est en Livonie qu’elle aurait trouvé son dernier refuge. Là se rencontrent encore ces étonnants fiancés qui ne s’épousent qu’après vingt ou vingt-cinq ans d’une cour assidue. Et, le plus souvent, s’ils attendent pour s’unir, c’est que leur position n’est pas suffisamment faite, et il convient qu’elle le soit.
En ce qui concernait Wladimir et Ilka, rien de semblable. Aucune question de fortune ne s’était dressée entre eux. La jeune fille n’avait rien, et elle savait que le jeune avocat ne demandait rien, ignorant même ce que lui laisserait son père. Mais le talent, l’intelligence ne lui manquaient pas et l’avenir ne l’effrayait ni pour sa femme, ni pour lui, ni pour la famille qui viendrait d’eux.
Wladimir parti pour l’exil, Ilka était sûre qu’il ne l’oublierait pas plus qu’elle ne l’oublierait elle-même. Ce pays n’était-il pas celui des «âmes sœurs»? Ces âmes, trop souvent, ne parviennent pas à se joindre sur la terre, si Dieu n’est pitoyable à leur amour, et, sans jamais se détacher l’une de l’autre, elles se confondent dans l’éternité quand elles n’ont pu s’unir en ce monde.
Ilka attendait, et tout son cœur était là-bas avec l’exilé. Elle attendait qu’une grâce, si improbable, hélas! le ramenât près d’elle. Elle attendait qu’une permission lui ouvrit le chemin pour aller près de lui. Elle n’était plus seulement sa fiancée, elle se considérait comme sa femme. Et pourtant, si elle partait, que deviendrait son père en cette maison abandonnée à ses uniques soins et dans laquelle, grâce à son habitude d’ordre et d’économie, se révélait encore une certaine aisance?…
Cependant elle ignorait ce qu’il y avait de plus grave dans cette situation. Jamais Dimitri Nicolef ne l’avait avoué, bien qu’il n’y eût rien là que d’honorable pour lui. Et pourquoi l’eût-il fait?… Pourquoi ajouter aux inquiétudes du présent celles de l’avenir?… Cela se saurait toujours assez tôt, car l’échéance approchait.
Le père de Dimitri Nicolef, négociant à Riga, avait laissé en mourant des affaires très embrouillées. La liquidation désastreuse se chiffrait par un passif de vingt-cinq mille roubles. Dimitri, ne voulant pas que le nom de son père fût compromis dans une faillite, résolut de payer les dettes. Faisant argent de tout ce qu’il possédait, il parvint à rembourser quelques milliers de roubles. On lui donna du temps pour le reste, et, chaque année, il put économiser sur son travail de quoi fournir de nouveaux acomptes au créancier. Or, ce créancier, c’était la maison Johausen frères. A l’époque actuelle, engagé pour son père, Dimitri Nicolef redevait encore la somme, énorme pour lui, de dix-huit mille roubles.
Et, ce qui aggravait la situation, ce qui la rendait même absolument effrayante, c’est que l’échéance de cette somme venait dans moins de cinq semaines, au 15 mai suivant.
Dimitri Nicolef pouvait-il espérer que les frères Johausen lui accorderaient un délai, qu’ils consentiraient à un renouvellement?… Non! Ce n’était pas seulement le banquier, l’homme d’affaires, devant lequel il se trouvait: c’était l’ennemi politique, dont l’opinion publique le constituait le rival dans le mouvement antigermanique qui se préparait. Frank Johausen, le chef de la maison, le tenait par cette créance, cette dette, la dernière, mais la plus forte.
Il serait impitoyable.
La conversation du docteur, du consul et d’Ilka continua une demi-heure encore, et la jeune fille se montrait très inquiète du retard de son père, lorsque celui-ci parut à la porte de la salle.
Bien qu’il n’eût que quarante-sept ans, Dimitri Nicolef paraissait de dix ans plus âgé. De taille au-dessus de la moyenne, la barbe grisonnante, la physionomie assez dure, le front traversé de rides, comme de sillons d’où il ne peut germer que des idées tristes et des soucis poignants, d’une constitution vigoureuse, en somme, tel il se présentait.
Mais, de sa jeunesse, il avait conservé un regard puissant, une voix pleine et mordante, – cette voix, a dit Jean-Jacques, qui sonne au cœur.
Dimitri Nicolef se débarrassa de son manteau traversé de pluie, déposa son chapeau sur un fauteuil, alla vers sa fille, qu’il baisa au front, et serra la main de ses deux amis.
«Tu es en retard, père… lui dit Ilka.
– J’ai été retenu, répondit Dimitri. Une leçon qui s’est prolongée…
– Eh bien, prenons le thé…, ajouta la jeune fille.
– A moins que tu ne sois trop fatigué, Dimitri, observa le docteur Hamine. Il ne faut point te gêner… Je ne suis pas content de ta mine… Tu dois avoir besoin de repos…
– Oui, répondit Nicolef, mais ce n’est rien… La nuit me remettra… Prenons le thé, mes amis… Je ne vous ai déjà fait que trop attendre, et, si vous le permettez, je me coucherai de bonne heure…
– Qu’as-tu, père?… demanda Ilka, en regardant Dimitri les yeux dans les yeux.
– Rien, chère enfant, rien, te dis-je. Si tu t’inquiètes davantage, Hamine finira par me découvrir quelque maladie imaginaire, ne fût-ce que pour se donner la satisfaction de me guérir!
– Ce sont celles-là dont on ne guérit pas!… répondit le docteur en secouant la tête.
– Vous n’avez rien appris de nouveau, monsieur Nicolef?… demanda le consul.
– Rien… si ce n’est que le gouverneur général Gorko, qui était à Pétersbourg, vient de revenir à Riga.
– Bon! s’écria le docteur, je doute fort que ce retour fasse plaisir aux Johausen, qu’on ne doit pas voir d’un très bon œil là-bas.»
Le front de Dimitri Nicolef se plissa plus vivement. Ce nom ne lui rappelait-il pas la fatale échéance qui le mettait à la merci du banquier allemand?
Le thé étant prêt, Ilka remplit les tasses, – un thé de bonne qualité, bien qu’il ne coûtât pas jusqu’à cent soixante francs la livre comme celui des riches. Il en est à tout prix, heureusement, car c’est la boisson usuelle, la boisson moscovite par excellence, et dont on fait usage même chez les pauvres gens.
Ces tasses de thé furent accompagnées de petits pains au beurre que la jeune ménagère confectionnait elle-même, et, pendant une demi-heure, l’entretien se prolongea entre les trois amis.
Il porta sur l’état des esprits à Riga, le même, d’ailleurs, qui régnait dans les principales villes des provinces Baltiques. Cette lutte des deux éléments germanique et slave passionnait les plus indifférents.
Avec l’accentuation des énergies politiques, on pouvait prévoir que la bataille serait chaude, surtout à Riga, où les races étaient plus directement en contact.
Dimitri, visiblement préoccupé, prenait à peine part à la conversation, bien que sa personnalité fût souvent mise en cause. Sa pensée était «ailleurs», comme on dit… Où?… lui seul eût pu l’apprendre. Mais, quand il était mis en demeure de répondre, il ne le faisait que par des paroles évasives qui ne contentaient pas le docteur.
«Voyons, Dimitri, répétait-il, tu as l’air d’être au fond de la Courlande, lorsque nous sommes à Riga!… Est-ce que, par hasard, ton intention serait de te désintéresser de la lutte?… L’opinion est pour toi, la haute administration est pour toi…Voudrais-tu donc assurer une fois de plus le succès des Johausen?…»
Encore ce nom, qui produisait toujours l’effet d’un coup violent sur l’infortuné débiteur de la riche maison de banque!
«Ils sont plus puissants que tu ne le crois, Hamine… répondit Dimitri.
– Mais moins qu’ils ne le disent, on le verra bien!» répliqua le docteur.
La demie de neuf heures sonna à l’horloge. Il était temps de se retirer. Le docteur et M. Delaporte se levèrent pour prendre congé de leurs hôtes.
Il faisait très mauvais temps. La rafale fouettait les fenêtres. Le vent sifflait au tournant des rues, et, s’engouffrant par la cheminée, rabattait parfois la fumée du poêle.
«Quelle bourrasque! dit le consul.
– Un temps à ne pas mettre un médecin dehors!… déclara le docteur. Allons, venez, Delaporte, je vous offre une place dans ma voiture… Une voiture à deux pieds, sans roues!»
Le docteur embrassa Ilka, suivant sa vieille habitude. M. Delaporte et lui serrèrent cordialement la main à M. Dimitri Nicolef, qui les reconduisit jusqu’au seuil de la maison. Puis tous deux disparurent au milieu de cette obscurité où la tourmente faisait rage.
Ilka vint donner à son père le baiser du soir, et Dimitri Nicolef la pressa dans ses bras peut-être avec plus de tendresse que d’habitude.
«A propos, père, dit-elle, je ne vois pas ton journal… Le facteur ne l’a pas apporté?…
– Si, ma chère enfant… Je l’ai rencontré ce soir en revenant, comme il arrivait devant la maison, et il me l’a remis…
– Il n’y avait pas de lettre? demanda Ilka…
– Non, ma fille, il n’y en avait pas.»
Et tous les jours, depuis quatre longues années, c’était ainsi: il n’y avait pas de lettre, – du moins de lettre venant de Sibérie, de lettre où Ilka aurait pu mouiller de ses larmes la signature de Wladimir Yanof!…
«Bonne nuit, père… dit-elle.
– Bonne nuit, mon enfant.»
En malle-poste
cette époque, les moyens de transport sur les interminables plaines des provinces Baltiques se réduisaient à deux, à moins que le voyageur ne voulût se contenter de les parcourir comme piéton ou comme cavalier. De chemin de fer il n’y en avait qu’un, celui qui desservait le littoral de l’Esthonie, contournant le golfe de Finlande. Si Revel se trouvait en communication avec Pétersbourg, les deux autres capitales de la Livonie et de la Courlande, Riga et Mittau, n’étaient point reliées par railway à la capitale de l’empire russe.
Malle-poste ou télègue, il n’existait aucun autre véhicule à la disposition des touristes.
On connaît la télègue, – un chariot bas, sans clous, sans ferrures, dont les différentes pièces sont jointes par des cordes; pour banquette, un sac d’écorces, ou tout simplement les bagages, et encore faut-il prendre soin de s’assujettir par une courroie, si l’on veut prévenir les chutes très à craindre sur ces routes cahoteuses.
La malle-poste est moins rudimentaire. Ce n’est plus le chariot, c’est la voiture, dont le confort laisse à désirer sans doute, mais où l’on est, en somme, à l’abri de la pluie et du vent. Elle ne contient que quatre places, et celle qui faisait alors le service des transports entre Riga et Revel ne partait que deux fois la semaine.
Il va de soi que, pendant l’hiver, ni malle-poste, ni télègue, ni aucun véhicule à roues n’aurait pu circuler sur les chemins glacés. On les remplaçait, non sans avantage, par le «perklwsnoïo», sorte de lourd traîneau à patins, que son attelage entraînait assez rapidement à travers les steppes blancs des provinces Baltiques.
Ce matin-là, 13 avril, la malle-poste qui allait partir pour Revel n’attendait qu’un seul voyageur, lequel avait retenu sa place dès la veille. C’était un homme de cinquante ans, qui arriva à l’heure du départ, un type de bonne humeur, figure gaie, bouche souriante. Chaudement vêtu d’un épais caban pardessus son veston de gros drap, il tenait sous le bras un portefeuille qu’il serrait étroitement.
Lorsqu’il entra dans le bureau, il fut accosté en ces termes par le conducteur de la malle-poste:
«Eh donc, Poch, c’est toi qui as retenu une place dans la malle?…
– Moi-même, Broks.
– Ainsi une télègue ne te suffit plus!… Il te faut une bonne voiture avec trois bons chevaux…
– Et un bon conducteur comme toi, mon vieil ami…
– Allons, petit père, je vois que tu ne regardes pas à la dépense…
– Non, surtout quand ce n’est pas moi qui paie!
– Et qui est-ce donc?
– Mon maître… M. Frank Johausen.
– Oh! s’écria le conducteur, celui-là a le moyen de retenir toute la malle, si cela lui plaît…
– Comme tu dis, Broks, mais, si je n’ai pris qu’une place, j’espère bien que j’aurai des compagnons de voyage! On s’ennuie moins en route…
– Eh! mon pauvre Poch, il faudra que tu t’en passes, cette fois! Cela n’arrive pas souvent, mais cela arrive aujourd’hui… Pas d’autre place retenue que la tienne…
– Quoi… personne?…
– Personne, et, à moins qu’il ne monte un piéton en chemin, tu en seras réduit à causer avec moi?… Va! ne te gêne pas… Tu le sais, un bout de conversation ne me fait pas peur…
– Ni à moi, Broks.
– Et jusqu’où vas-tu?…
– Jusqu’au bout de la route, à Revel, chez le correspondant de MM. Johausen.»
Et Poch, clignant de l’œil, indiquait le portefeuille, serré sous son bras, et que rattachait à sa ceinture une chaînette de cuivre.
«Eh!… là!… petit père, répondit Broks, inutile de jaser là-dessus!… Nous ne sommes plus seuls.»
En effet, un voyageur, qui avait pu remarquer le mouvement du garçon de banque, venait d’entrer dans le bureau.
Ce voyageur semblait mettre une certaine attention à ne point être reconnu. Enveloppé de sa houppelande, dont le capuchon retombait sur sa tête, il se cachait en partie la figure.
S’approchant du conducteur:
«Avez-vous encore une place libre dans la malle?… demanda-t-il.
– Il en reste trois, répondit Broks.
– Une suffira.
– Pour Revel?…
– Oui… pour Revel», répondit le voyageur, après une courte hésitation.
Et, ce disant, il paya en roubles-papier le prix de sa place jusqu’à destination, une distance de deux cent quarante verstes.
Puis, d’une voix brève:
«Quand partez-vous?…
– Dans dix minutes.
– Où serons-nous ce soir?
– A Pernau, si le temps ne nous contrarie pas trop. Avec ces bourrasques, on ne sait jamais…
– Est-ce qu’il y a des retards à craindre?… demanda le garçon de banque.
– Hum, fit Broks, je ne suis pas content du ciel! Les nuages courent avec une rapidité… Enfin, pourvu qu’ils ne nous donnent que de la pluie!… Mais s’il tombe de la neige…
– Voyons, Broks, en n’économisant pas le coup de schnaps aux postillons, nous serons à Revel demain soir…
– C’est à souhaiter! Trente-six heures, je ne mets pas plus de temps, d’habitude.
– Alors, répondit Poch, en route et ne flânons pas!
– Voici les chevaux attelés, répliqua Broks. Je n’attends plus personne… Le coup du départ, Poch… schnaps ou vodka?…
– Schnaps», répondit le garçon de banque.
Ils allèrent au cabaret en face, après avoir fait signe au postillon de les suivre. Deux minutes après, ils revenaient du côté de la malle, où le voyageur inconnu avait déjà pris place. Poch s’installa près de lui et la voiture s’ébranla.
Les trois chevaux attelés aux brancards n’étaient guère plus grands que des ânes, fauves de robe, le poil long et rude, d’une maigreur qui laissait voir la saillie de leurs muscles, mais pleins d’ardeur. Le sifflement du iemschick suffisait à les maintenir au bon trot.
Depuis bien des années déjà, Poch appartenait au personnel de la maison Johausen frères. Entré enfant, il y resterait jusqu’à l’âge de sa retraite. Jouissant de toute la confiance de ses maîtres, on le chargeait souvent de porter à des correspondants, soit à Revel, soit à Pernau, soit à Mittau, soit à Dorpat, des sommes importantes qu’il eût été imprudent de confier au service des malles-poste. Cette fois, son portefeuille contenait quinze mille roubles en billets d’État, coupures équivalant à cent francs de la monnaie française, soit une liasse de quatre cents billets, soigneusement enfermés dans son portefeuille. Après avoir remis cette somme au correspondant de Revel, il devait revenir à Riga.
Ce n’était pas sans motif qu’il avait hâte d’être de retour. Quel était ce motif?… Sa conversation avec Broks le fera connaître.
L’iemschick enlevait rapidement son attelage, les bras écartés, tenant les guides à la mode russe. Après avoir remonté le faubourg nord de la ville, il se lança sur la grande route à travers la campagne. Aux approches de Riga, les champs cultivés sont nombreux et les travaux de labour allaient bientôt commencer. Mais, à dix ou douze verstes de là, le regard se perdait sur l’interminable steppe dont l’uniformité n’est rompue à défaut d’accidents de terrain, rares à la surface des provinces Baltiques, que par le massif des forêts d’arbres verts.
Ainsi que l’avait fait observer Broks, l’apparence du ciel n’était pas rassurante. L’air se déplaçait en violentes rafales, et la bourrasque s’accentuait à mesure que le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon. Heureusement le vent soufflait du sud-ouest.
De vingt verstes en vingt verstes à peu près, un relais de poste permettait de changer à la fois les chevaux et le postillon qui les avait conduits.
Ce service, convenablement organisé, assurait aux voyageurs un transport régulier, assez rapide en somme.
Dès le départ, à son vif déplaisir, Poch comprit qu’il ne pourrait point entrer en conversation suivie avec son compagnon de route.
Celui-ci, blotti dans un coin, la tête encapuchonnée, ne laissant rien voir de son visage, dormait ou feignait de dormir. Le garçon de banque en fut donc pour quelques vaines tentatives de dialogue.
Aussi, très loquace par nature, se vit-il réduit à causer avec Broks, assis près du iemschick sur le siège, abrité sous une capote de cuir. Mais, en abaissant la glace qui fermait le devant de la malle, il était facile de converser. Or, comme le conducteur était aussi bavard, à tout le moins, que le garçon de banque, les langues ne chômèrent pas.
«Et tu assures, Broks, – c’était bien la quatrième fois qu’il lui adressait cette question depuis le départ, – tu assures que nous serons demain soir à Revel?…
– Oui, Poch, si le mauvais temps ne nous retarde pas, et surtout s’il ne nous empêche pas de rouler pendant la nuit.
– Et, une fois arrivée à Revel, la malle en repartira vingt-quatre heures après?
– Vingt-quatre heures, répondit Broks. Le service est établi de cette façon.
– Et c’est toi qui me ramèneras à Riga?…
– Moi-même, Poch.
– Par saint Michel, je voudrais déjà être de retour… avec toi, s’entend!
– Avec moi, Poch?… Merci de ton amabilité!… Mais pourquoi tant de hâte?…
– Parce que j’ai une invitation à te faire, Broks.
– A moi?
– A toi, et une invitation qui ne te déplaira pas, si tu aimes à bien manger et à bien boire en bonne compagnie.
– Eh! fit Broks, qui passait sa langue sur ses lèvres, il faudrait être ennemi de soi-même pour ne pas aimer cela!… Il s’agit d’un repas?…
– Mieux qu’un repas! Un vrai festin de noce.
– De noce?… s’écria le conducteur. Et pourquoi serais-je invité à un repas de noce!…
– Parce que le marié te connaît personnellement.
– Il me connaît?…
– Et la mariée aussi!
– Alors, répliqua Broks, j’accepte, même sans savoir quels sont les futurs époux…
– Je vais te l’apprendre.
– Avant que tu me le dises, Poch, laisse-moi te répondre que ce sont de braves gens!
– Certes… de braves gens, puisque c’est moi qui suis le marié!
– Toi, Poch!
– Moi-même, et que la mariée, c’est cette aimable Zénaïde Parensof.
– Ah! l’excellente créature!… Vrai, je ne m’attendais pas à cela…
– Tu t’en étonnes?…
– Non, et vous ferez un bon ménage, bien que tu aies cinquante ans sonnés, Poch…
– Et que Zénaïde en ait quarante-cinq, Broks. Que veux-tu, nous aurons été heureux moins longtemps, voilà tout! Ah! mon camarade, si on s’aime quand on veut, on ne doit se marier que lorsque c’est possible. J’avais vingt-cinq ans quand cela m’a pris, et Zénaïde en avait vingt. Mais, à nous deux, nous ne possédions pas cent roubles! Attendre, c’était sage. Lorsque, de mon côté, j’aurais entassé une belle petite somme, et elle, du sien, une dot approchant, il était convenu que nous marierions nos économies… Et, aujourd’hui, l’argent est au fond de la sacoche! Est-ce que, dans notre Livonie, ça ne se passe pas le plus souvent ainsi pour les pauvres gens?… D’ailleurs, pour s’être espérés pendant des années et des années, on ne s’en aime que davantage, et on n’a pas à s’inquiéter de l’avenir.
– Tu as raison, Poch.
– Moi, j’ai déjà une bonne place dans la maison Johausen, cinq cents roubles par an, que les deux frères doivent augmenter le jour du mariage. Quant à Zénaïde, elle en gagne autant. Nous voilà donc riches… riches à notre façon, s’entend!… Bien sûr, nous ne possédons pas le quart de ce que j’ai là dans mon portefeuille…»
Poch s’arrêta en jetant un regard méfiant sur son compagnon de route, toujours immobile et qui semblait dormir. Peut-être en avait-il trop dit là-dessus… Et, reprenant:
«Oui, Broks, riches à notre façon! Aussi, avec nos économies, je pense que Zénaïde fera bien d’acheter un petit fonds d’épicerie!… Il y en a un à vendre près du port…
– Et je te promets une belle clientèle, ami Poch! s’écria le conducteur.
– Merci, Broks, merci d’avance! Tu me devras bien cela pour le festin où je te garde une place.
– Laquelle?…
– Pas loin de la mariée! Et tu verras comme Zénaïde sera encore belle dans sa robe de noce, la couronne de myrte sur la tête et avec le collier que lui donne Mme Johausen.
– Je te crois, Poch, je te crois!… Une si bonne femme ne peut être qu’une belle femme… A quand la cérémonie?…
– Dans quatre jours, Broks, le 16 du courant… Et voilà pourquoi je te dis: Presse les iemschicks!… Je ne leur marchanderai pas les petits verres!… Mais qu’ils ne laissent point les chevaux s’endormir entre les brancards!… C’est un fiancé que ta malle emporte, et il ne faut pas qu’il vieillisse trop pendant le voyage!
– Oui! Zénaïde ne voudrait plus de toi!… répondit en riant le joyeux conducteur.
– Ah! Peux-tu dire!… J’aurais vingt ans de plus, qu’elle me voudrait encore!»
Il s’ensuit que, sous le bénéfice des confidences que le garçon de banque venait de faire à son ami Broks, les relais, arrosés d’un coup de schnaps, furent rapidement enlevés, et jamais la malle de Riga n’avait roulé à une telle allure.
Le pays offrait toujours le même aspect, de longues plaines, d’où s’échapperait la forte odeur du chanvre pendant l’été. Les routes, le plus souvent tracées par les voitures et les charrettes, laissaient à désirer pour l’entretien. Parfois, on longeait la lisière de vastes forêts, et, invariablement, les mêmes essences, érables, aulnes et bouleaux, puis d’immenses sapinières qui gémissaient sous les rafales. Peu de monde par les chemins, dans les cultures. On sortait à peine du rude hiver de ces hautes latitudes. La malle allait ainsi, de village en village, de hameau en hameau, de relais en relais, sans perdre de temps, grâce aux injonctions de Broks. Aucun retard n’était à prévoir, et, quant à la tourmente, rien à craindre tant qu’elle pousserait par derrière.
Pendant qu’on dételait et qu’on attelait, le garçon de banque et le conducteur mettaient pied à terre. Mais le voyageur inconnu ne quittait jamais sa place. Seulement il profitait de ce qu’il se trouvait seul, pour jeter un coup d’œil au-dehors.
«Pas remuant, notre compagnon! répétait Poch.
– Pas causeur, non plus!… répondait Broks.
– Tu ne sais pas qui c’est?
– Non… et je n’ai pas seulement vu la couleur de sa barbe!
– Il faudra bien qu’il se décide à montrer son visage, quand nous dînerons au relais de midi…
– A moins qu’il ne mange pas plus qu’il ne parle!» riposta Broks.
Avant d’atteindre le village où la malle devait faire halte à l’heure du dîner, combien de misérables hameaux se rencontrèrent sur sa route: cabanes à peine habitables, cahutes de pauvres, aux volets toujours rabaissés et dont les planches disjointes livraient passage aux âpres bises de l’hiver! Et cependant, en Livonie, les paysans sont robustes: les hommes avec leur tête embroussaillée de cheveux durs, les femmes couvertes de haillons, les enfants pieds nus, bras et jambes maculés de boue comme des bestiaux d’étables négligées. Les malheureux moujiks! Et s’ils souffrent dans leurs taudis des chaleurs de l’été, des froids de l’hiver, de la pluie ou de la neige en tout temps, que dire de leur nourriture, du pain d’écorce, noir et pâteux, trempé d’un peu d’huile de chènevis, de la bouillie d’orge et d’avoine, et, si rarement, quelques bouchées de lard ou de bœuf salé! Quelle existence! Mais ils y sont faits, ils ne savent pas ce que c’est que de se plaindre. A quoi bon, d’ailleurs?
Très heureusement, à l’entrée d’un grand village, au relais d’une heure après-midi, les voyageurs, dans une auberge assez convenable, trouvèrent un plus substantiel dîner: potage au cochon de lait, concombres nageant dans une jatte d’eau salée, gros chanteaux de ce pain qu’on appelle le «pain aigri», car il ne faudrait pas pousser l’exigence jusqu’à vouloir du pain blanc, un morceau de saumon péché dans les eaux de la Dwina, du lard frais accommodé de légumes, du caviar, du gingembre, du raifort et de ces confitures d’airelles des bois d’une saveur singulière. Pour boisson, l’invariable thé, lequel coule si abondamment qu’il suffirait à alimenter tout un fleuve des provinces Baltiques. Enfin un excellent repas qui mit Broks et Poch en belle humeur pour le reste de la journée.
Quant à l’autre voyageur, il ne parut pas qu’il en ressentît de si heureux effets. Il se fit servir à part dans un coin sombre de la salle. A peine releva-t-il son capuchon qui laissa voir le bas d’une barbe grisonnante. En vain le garçon de banque et le conducteur essayèrent-ils de le dévisager. Il mangea rapidement, sobrement, et bien avant les autres il eut regagné sa place dans la voiture.
Cela ne laissa pas d’intriguer ses compagnons de route, surtout Poch, fort dépité de n’avoir pu tirer une seule parole de ce taciturne.
«Nous n’arriverons donc pas à savoir quel est cet individu?… demanda Poch.
– Je vais te le dire, répondit Broks.
– Tu le connais?
– Oui! C’est un monsieur qui a payé sa place, cela me suffit.»
On partit quelques minutes avant deux heures, et la malle reprit une allure rapide. L’attelage, gratifié d’aimables et caressantes appellations: «Allez, mes colombes! Poussez, mes hirondelles!» s’enleva au grand trot sous le fouet du postillon.
Très probablement Poch avait vidé son sac, épuisé son stock de nouvelles, car la conversation devint languissante entre le conducteur et lui. Un peu alourdi, d’ailleurs, par la digestion d’un si bon dîner, le cerveau noyé des vapeurs du vodka, il ne tarda pas à «pêcher à la ligne», comme on dit d’une personne gagnée par le sommeil et dont la tête va deçà et delà. Un quart d’heure après, il dormait d’un gros sommeil, hanté sans doute de rêves dans lesquels apparaissait la douce image de Zénaïde Parensof.
Cependant le temps devenait plus mauvais. Les nuages s’abaissaient vers le sol. La malle avait dû s’engager à travers des plaines marécageuses assez impropres à l’établissement d’une route carrossable. Les terres mouvantes étaient affleurées par les multiples rios dont est sillonnée cette région septentrionale de la Livonie. Aussi avait-il fallu juxtaposer des troncs d’arbres, à peine équarris, pour donner quelque solidité à ces fondrières. Presque insuffisant pour un piéton, le passage y était difficile à une voiture. Nombre de ces madriers, mal assujettis, appuyés d’un bout, non de l’autre, basculaient sous les roues de la malle, qui sonnait avec un inquiétant bruit de ferraille.
Dans ces conditions, l’iemschick ne songeait point à forcer son attelage. Il marchait lentement, par prudence, relevant ses chevaux qui butaient à chaque pas. On franchit ainsi plusieurs étapes où tout accident put être évité. Mais les bêtes arrivaient très fatiguées aux relais, et on n’aurait pu leur demander davantage.
A cinq heures du soir, sous le ciel balayé de nuages, il faisait déjà sombre. Se maintenir en bonne direction sur la route, confondue avec les marécages, exigeait une extrême attention. Les chevaux s’effrayaient de ne plus sentir le sol assuré sous leurs sabots, ils s’ébrouaient et se jetaient de côté.
«Au pas, au pas, puisqu’il le faut!… répétait Broks. Mieux vaut arriver avec une heure de retard à Pernau, et ne point risquer de rester en détresse…
– Une heure de retard!… s’écria Poch, que tant de secousses avaient tiré de son sommeil.
– C’est plus prudent!» répondit l’iemschick, qui dut, à plusieurs reprises, mettre pied à terre afin de conduire son attelage par la bride.
Le voyageur avait fait quelques mouvements, redressé sa tête, cherché en vain à voir à travers la vitre de la portière. L’obscurité était assez épaisse alors pour qu’il fût impossible de rien distinguer. Les lanternes de la malle lançaient deux gerbes lumineuses qui rompaient à peine l’obscurité.
«Où sommes-nous?… demanda Poch.
– Encore à vingt verstes de Pernau, répondit Broks, et, une fois au relais, je pense que nous ferions bien d’y demeurer jusqu’à demain matin…
– Au diable la bourrasque qui va nous retarder de douze heures!» s’écria le garçon de banque.
On continuait d’avancer. Parfois la rafale poussait si violemment que la malle, précipitée sur l’attelage, menaçait de se renverser. Les chevaux se cabraient et s’abattaient. La situation devenait extrêmement difficile. C’est au point même que Poch et Broks agitèrent la question de faire la route à pied jusqu’à Pernau. Peut-être cela n’eût-il été que sage afin d’éviter de plus graves accidents en restant dans la voiture.
Quant à leur compagnon, il ne semblait pas qu’il fût décidé à la quitter. Un flegmatique Anglais n’eût pas montré plus d’indifférence à ce qui se passait. Ce n’était pas pour voyager en piéton qu’il avait payé sa place dans cette malle-poste, et cette malle-poste avait l’obligation de le véhiculer jusqu’à destination.
Soudain, à six heures et demie du soir, au plus fort de la bourrasque, un terrible choc se produisit. Une roue de l’avant-train s’était enfoncée dans une ornière et, sous l’effort de l’attelage enveloppé d’un vigoureux coup de fouet, elle se rompit.
La malle, s’inclinant brusquement et perdant l’équilibre, versa sur le flanc gauche.
Il y eut des cris de douleur. Poch, une contusion à la jambe, n’eut qu’une pensée pour son précieux portefeuille retenu par la chaînette. Le portefeuille ne l’avait point quitté, et il le serra plus étroitement sous son bras, lorsqu’il fut parvenu à sortir de la voiture.
Broks et le voyageur n’avaient reçu que d’insignifiantes contusions, et le postillon, s’étant dégagé, avait sauté à la tête de ses chevaux.
L’endroit était désert, – une plaine avec un massif d’arbres sur la gauche.
«Qu’allons-nous devenir?… s’écria Poch.
– La voiture est hors d’état de se remettre en route», répondit Broks.
Pas un mot ne sortit de la bouche de l’inconnu.
«Peux-tu aller à pied à Pernau?… demanda Broks au garçon de banque.
– Une quinzaine de verstes?… s’écria celui-ci, avec ma contusion!
– Eh bien… à cheval?…
– A cheval!… Au bout de quelques pas, je serais par terre!»
Le seul parti possible, c’était de chercher abri dans une auberge des environs, s’il en existait, et d’y passer la nuit, Poch et le voyageur du moins. De leur côté, après avoir dételé, Broks et le postillon enfourcheraient les chevaux, gagneraient Pernau au plus vite et, le lendemain, ils reviendraient avec un charron qui réparerait la voiture.
Si le garçon de banque n’eût pas été chargé d’une aussi forte somme, il aurait trouvé sans doute le conseil excellent… Mais avec ses quinze mille roubles…
Et, d’ailleurs, dans le voisinage, y avait-il, en cette région déserte, une ferme, une auberge, un cabaret où des voyageurs pussent se réfugier jusqu’au matin?… Ce fut la question que Poch posa tout d’abord.
«Oui… là… sans doute!» répondit le voyageur.
Et, de la main, il indiquait une faible lumière qui brûlait à deux cents pas sur la gauche, au coin d’un bois confusément entrevu dans l’ombre. Mais était-ce le fanal d’une auberge ou le feu d’un bûcheron?…
L’iemschick, interrogé, répondit:
«C’est le cabaret de Kroff.
– Le cabaret de Kroff?… répéta Poch.
– Oui… le kabak de la Croix-Rompue.
– Eh bien, dit Broks, en s’adressant à ses compagnons, si vous voulez coucher dans cette auberge, nous viendrons vous reprendre demain dès la première heure.»
La proposition parut agréer au voyageur. C’était, en somme, ce qu’il y avait de mieux à faire. Le temps devenait épouvantable, la pluie ne tarderait pas à tomber torrentiellement. Ce ne serait pas sans grande peine que le conducteur et l’iemschick parviendraient à gagner Pernau avec leur attelage.
«Convenu, dit alors Poch, que sa jambe écorchée faisait quelque peu souffrir. Demain, après une bonne nuit de repos, je serai en état de repartir, et je compte sur toi, Broks…
– Je serai de retour à l’heure dite!» répliqua le conducteur. Les chevaux furent alors dételés, et la malle, couchée sur le flanc, dut être abandonnée. Mais, cette nuit-là, il était probable que ni voiture ni charrette ne viendraient à passer sur la route.
Après avoir serré la main de son ami, Poch, traînant la jambe, se dirigea vers le massif d’où s’échappait la lueur qui indiquait la place de l’auberge.
Comme le garçon de banque marchait avec difficulté, le voyageur crut devoir lui offrir de s’appuyer sur son bras. Poch accepta après avoir remercié son compagnon, qui, en somme, était plus sociable qu’on ne l’eût supposé par son attitude depuis le départ de Riga.
Les deux cents pas furent franchis sans accident, en suivant la grande route au bord de laquelle s’élevait l’auberge.
Suspendu à la porte d’entrée, brillait le fanal garni de sa lampe à pétrole. A l’angle du mur se dressait une longue perche, dont la destination est d’attirer les regards des passants pendant le jour. A travers les joints des contrevents filtraient les lueurs de l’intérieur et s’échappait aussi un bruit de voix et de verres. Une enseigne grossièrement peinte s’étalait au-dessus de la porte principale, et, à la clarté du fanal, on pouvait y lire ces mots: Kabak de la Croix-Rompue.
1 Environ 54,000 francs.