Jules Verne
Un Drame en Livonie
(Chapitre V-VIII)
Trente-trois illustrations par L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
© Andrzej Zydorczak
Le kabak de la «Croix-Rompue»
e cabaret de la Croix-Rompue justifiait ce nom par un dessin sang de bœuf figurant, sur un des pignons de l’auberge, – une double croix russe détachée de sa base et gisant à terre. Sans doute, quelque légende relative à une profanation iconoclaste perdue dans la nuit des temps.
Un certain Kroff, d’origine slave, veuf, âgé de quarante à quarante-cinq ans, tenait ce cabaret, que son père possédait avant lui, en ce coin isolé de la grande route de Riga à Pernau. Dans un rayon de deux ou trois verstes on n’eût pas rencontré de maison plus voisine, ou, pour mieux dire, de hameau plus rapproché. C’était l’isolement dans toute sa plénitude.
Pour clients, passagers ou habituels, Kroff ne recevait que de rares voyageurs obligés à cette halte, une douzaine de ces paysans qui travaillaient sur les cultures environnantes, et quelques bûcherons ou charbonniers occupés aux bois d’alentour.
Le cabaretier faisait-il ses affaires?… Dans tous les cas, il ne criait jamais misère, n’étant point homme d’ailleurs à parler de ce qui le concernait. Le kabak fonctionnait depuis une trentaine d’années, avec le père d’abord – lequel, fraudeur et braconnier, avait dû remplir son sac, – avec le fils ensuite. Aussi les malins de la région auguraient-ils que l’argent ne manquait point à la Croix-Rompue. Mais cela ne regardait personne.
De nature peu communicative, Kroff vivait très retiré, quittant rarement son auberge, ne faisant que de rares apparitions à Pernau, travaillant à son jardin lorsqu’il n’y avait pas de pratiques à servir, n’ayant ni fille ni garçon pour l’aider. C’était un homme vigoureux, à figure rougeaude, à barbe drue, à chevelure épaisse, au regard hardi. Il n’interrogeait jamais personne et répondait brièvement quand on lui parlait.
La maison, derrière laquelle s’étendait le jardin, comprenait uniquement un rez-de-chaussée avec porte principale d’un seul vantail.
On entrait d’abord dans la salle du débit, éclairée par sa fenêtre au fond. A droite et à gauche deux chambres prenaient jour sur la grande route. Celle de Kroff formait une annexe de l’auberge en retour vers le potager.
Porte et contrevents de ce kabak étaient solides, munis de forts crochets et verrous à l’intérieur. Le cabaretier les fermait dès le crépuscule, le pays n’étant guère sûr. Mais le débit n’en était pas moins ouvert jusqu’à dix heures. En ce moment, il contenait une demi-douzaine de clients que le vodka et le schnaps mettaient en joyeuse humeur.
Le jardin, d’un demi-arpent, simplement clos d’une haie vive, confinait au bois de sapins qui se prolongeait au-delà de la route. Il produisait les légumes de consommation courante, que Kroff cultivait avec assez de profit. Quant aux arbres fruitiers, abandonnés aux soins de la nature, c’était des cerisiers de maigre venue, des pommiers donnant des pommes de bonne qualité, et quelques massifs de ces framboisiers aux fruits parfumés, de couleur éclatante, qui prospèrent en Livonie.
Ce soir-là, autour des tables causaient et buvaient trois ou quatre paysans et autant de bûcherons des hameaux voisins. Le schnaps à deux kopeks le petit verre les y attirait quotidiennement, avant le retour à leurs fermes ou cabanes, distantes de trois ou quatre verstes. Aucun d’eux ne devait passer la nuit à la Croix-Rompue. Rarement, d’ailleurs, des voyageurs s’arrêtaient pour y coucher. Mais les postillons et conducteurs de télègues ou de malles-poste faisaient volontiers halte au kabak avant d’achever la dernière étape de Pernau.
Au milieu de ces hôtes habituels, deux individus, assis ce soir-là à l’écart, s’entretenaient à voix basse, dévisageant les buveurs. C’étaient le brigadier de police Eck et l’un de ses agents. Après la poursuite le long de la Pernova, continuant leurs recherches à travers cette région où l’on signalait la présence de quelques malfaiteurs, ils étaient restés en communication avec les diverses escouades chargées de surveiller les villages et les hameaux au nord de la province.
Eck ne revenait point satisfait de sa dernière expédition. De ce fugitif qu’il comptait prendre vivant et ramener au major Verder, on n’avait même pas retrouvé le corps dans la débâcle de la Pernova.
C’était une déception d’amour-propre.
Et le brigadier disait à son compagnon:
«Sans doute, il y a tout lieu de croire que ce coquin s’est noyé…
– C’est sûr, répondit l’agent.
– Eh non, ce n’est pas sûr, ou, du moins, on n’en a pas la preuve matérielle!… D’ailleurs, quand bien même nous aurions repêché l’homme mort, ce n’est pas dans cet état qu’on aurait pu le réexpédier en Sibérie!… Non! C’est vivant qu’il aurait fallu l’arrêter, et ce n’est point là une affaire qui fasse honneur à la police!
– Nous serons plus heureux une autre fois, monsieur Eck», répondit l’agent qui acceptait très philosophiquement les aléas du métier.
Le brigadier secoua la tête, sans chercher à cacher son dépit.
A cette heure, la bourrasque se déchaînait avec une incomparable violence. La porte d’entrée s’agitait sur ses gonds à les arracher de leur scellement. Le gros poêle, comme étouffé, cessait de ronfler par instants, puis repartait avec une activité de fournaise.
On entendait craquer les arbres de la sapinière, dont les branches brisées volaient jusqu’à la toiture du kabak, au risque de la défoncer.
«Voilà de l’ouvrage tout fait pour les bûcherons!… dit un des paysans. Ils n’auront que la peine de ramasser leur charge…
– Et c’est aussi un fameux temps pour les malfaiteurs et contrebandiers!… ajouta l’agent.
– Oui… fameux,… répondit Eck, mais ce n’est pas une raison pour les laisser faire!… Il est certain qu’une bande court le pays… On a signalé un vol à Tarvart, et une tentative de meurtre à Karkus!… De vrai, la route n’est plus sûre entre Riga et Pernau… Les crimes se multiplient, et les criminels s’échappent la plupart du temps… Après tout, que risquent-ils, s’ils se laissent attraper?… D’aller tirer du sel en Sibérie!… Voilà ce qui ne les inquiète guère… Autrefois, une bonne danse au bout du gibet, cela donnait à réfléchir!… Mais les potences, elles sont rompues comme la croix du kabak de maître Kroff…
– On y reviendra, affirma l’agent.
– Et il ne sera pas trop tôt», répliqua Eck.
Comment un brigadier de police aurait-il pu admettre que la peine de mort, maintenue en matière politique, eût été abolie pour les crimes de droit commun? Cela était au-dessus de son entendement, et de l’entendement de nombre de bons esprits qui n’appartiennent pas à la police.
«Allons, en route, dit Eck, qui se disposait à partir. J’ai rendez-vous avec le brigadier de la cinquième escouade, à Pernau, et il n’y a pas de temps qui tienne!»
Mais, avant de se lever, il frappa sur la table.
Kroff vint aussitôt.
«Combien, Kroff?… dit-il, en tirant de sa poche quelque menue monnaie.
– Vous le savez de reste, brigadier, répondit l’aubergiste. Il n’y a qu’un prix pour tout le monde…
– Même pour ceux qui viennent dans ton kabak, où ils savent que tu ne leur demanderas ni leurs papiers ni leur nom?…
– Je ne suis pas de la police! répondit Kroff d’un ton brusque.
– Eh! tous les cabaretiers devraient en être, et le pays serait plus tranquille! répliqua le brigadier. Prends garde, Kroff, qu’un beau jour on ne ferme ton auberge… si tu ne la fermes pas aux fraudeurs, et peut-être à des clients pires encore!…
– Je verse à boire à ceux qui me payent, répondit le cabaretier, et je ne sais pas plus où ils s’en vont après que je n’ai su d’où ils venaient avant!
– N’importe, Kroff, ne fais pas le sourd quand je te parle, ou tes oreilles en pâtiront!… Là-dessus, bonsoir et au revoir!»
Le brigadier Eck se leva, paya sa dépense et se dirigea vers la porte, suivi de son agent. Les autres buveurs les imitèrent, car le mauvais temps ne les engageait point à s’attarder au kabak de la Croix-Rompue.
A cet instant, la porte s’ouvrit et fut vivement refermée par la bourrasque.
Deux hommes venaient d’entrer; l’un soutenait l’autre, qui boitait.
C’étaient Poch et son compagnon de voyage que la malle avait laissés en détresse sur la grande route.
Le voyageur était toujours étroitement serré dans sa houppelande, son capuchon rabattu, et on ne pouvait apercevoir son visage.
Ce fut lui qui prit la parole, et, s’adressant au cabaretier:
«Notre voiture s’est brisée à deux cents pas d’ici… dit-il. Le conducteur et le postillon sont partis pour Pernau avec l’attelage… Ils doivent venir nous rechercher demain dans la matinée… En attendant, avez-vous deux chambres à nous donner pour la nuit?…
– Oui, répondit Kroff.
– Il me faut l’une d’elles pour moi, ajouta Poch, et un bon lit si c’est possible…
– Vous l’aurez, répondit Kroff. Est-ce que vous êtes blessé?…
– Une écorchure à la jambe, répliqua Poch, ce ne sera rien.
– Je retiens la seconde chambre», ajouta le voyageur.
Tandis qu’il parlait, il sembla bien à Eck qu’il le reconnaissait au son de sa voix.
«Tiens, se dit-il, je jurerais que c’est…»
Il n’était pas sûr, et, en sa qualité de policier, ne fût-ce que par instinct, il lui semblait bon de s’en assurer.
Pendant ce temps, Poch s’était assis près d’une table, sur laquelle il avait déposé son portefeuille, toujours retenu à sa ceinture par la chaînette.
«Une chambre… c’est bien… dit-il à Kroff. Mais une égratignure n’empêche pas de manger, et j’ai faim.
– Je vais vous servir à souper, répondit l’aubergiste.
– Le plus vite possible», répliqua Poch.
Le brigadier de police s’avança vers lui.
«En vérité, il est heureux, monsieur Poch, dit-il, que vous n’ayez pas été blessé plus grièvement…
– Eh! s’écria le garçon de banque, c’est monsieur Eck!… Bonjour, monsieur Eck, ou plutôt bonsoir!
– Bonsoir, monsieur Poch!
– Vous voilà en tournée par ici?…
– Comme vous voyez. Et ce ne sera rien, votre blessure?
– Il n’y paraîtra plus demain.»
Kroff avait servi sur la table du pain, du lard froid et la tasse pour le thé. Puis, s’adressant au voyageur:
«Et vous, monsieur?…
– Je n’ai pas faim, répondit celui-ci. Indiquez-moi ma chambre… J’ai hâte de me coucher, car il est probable que je n’attendrai pas le retour du conducteur… Je quitterai l’auberge demain dès quatre heures…
– Comme il vous plaira», répondit le cabaretier.
Et il conduisit le voyageur à la chambre qui occupait l’extrémité de la maison, à gauche de la grande salle, réservant au garçon de banque celle qui se trouvait à droite.
Mais, tandis que l’inconnu parlait, son capuchon s’étant légèrement dérangé, le brigadier, qui l’observait, avait pu apercevoir en partie son visage. Cela lui suffit.
«Oui, murmura-t-il, c’est bien lui… Tiens, pourquoi veut-il partir de si bonne heure, et sans reprendre la malle?…»
De fait, les circonstances les plus naturelles paraissent toujours singulières à ces gens de police!
«Et où va-t-il ainsi?…» se demanda Eck, questions auxquelles le voyageur n’aurait certainement pas répondu si elles lui eussent été faites. Du reste, celui-ci ne parut pas s’apercevoir que le brigadier l’eût examiné avec une certaine insistance et reconnu. Il entra donc dans la chambre que lui indiqua Kroff. Eck revint près de Poch, qui mangeait de bon appétit.
«Ce voyageur était avec vous dans la malle?… lui demanda-t-il.
– Oui… monsieur Eck, et je n’ai pas pu en tirer quatre paroles…
– Et vous ne savez pas où il va?…
– Non… il est monté dans la voiture à Riga, et je pense qu’il se rendait à Revel. Si Broks était là, il pourrait vous renseigner.
– Oh! cela n’en vaut pas la peine», répondit le brigadier.
Kroff écoutait cette conversation de cet air d’aubergiste indifférent qui ne tient guère à savoir quels sont ses hôtes. Il allait et venait dans la salle, tandis que paysans et bûcherons prenaient congé en lui souhaitant le bonsoir.
Cependant le brigadier, qui ne se pressait plus de partir, s’amusait à faire causer ce bavard de Poch, lequel ne demandait pas mieux, d’ailleurs.
«Et vous allez à Pernau?… dit-il.
– Non… à Revel, monsieur Eck.
– Pour le compte de M. Johausen?…
– Pour son compte», répondit Poch.
Et, d’un mouvement instinctif, il rapprocha de lui le portefeuille déposé sur la table.
«Voilà un accident de voiture qui vous causera au moins douze heures de retard…
– Douze heures seulement, si Broks revient demain matin comme il l’a promis, et je serai de retour à Riga dans quatre jours… pour le mariage…
– Avec la bonne Zénaïde Parensof!… Oh! je sais…
– Je le crois bien… vous savez tout!
– Non, puisque je ne sais pas où va votre compagnon de voyage… Après tout, s’il part demain matin de si bonne heure et sans vous attendre, c’est sans doute parce qu’il s’arrête à Pernau…
– C’est probable, répondit Poch, et, si nous ne nous revoyons pas, bon voyage! – Mais dites-moi, monsieur Eck, est-ce que vous passez la nuit dans cette auberge?…
– Non, Poch, nous avons rendez-vous à Pernau et nous partons à l’instant… Quant à vous, après un bon souper, tâchez de dormir d’un bon somme… et ne laissez pas traîner votre portefeuille…
– Il tient à moi comme mes oreilles à ma tête! riposta le garçon de banque en riant d’un franc rire.
– En route, dit le brigadier à son agent, et boutonnons-nous jusqu’au menton, ou la rafale nous pénétrera jusqu’aux os! – Bonsoir, Poch.
– Bonsoir, monsieur Eck.»
Les deux policiers ouvrirent la porte, que Kroff referma avec la barre intérieure d’abord, puis du double tour d’une grosse clef qu’il retira ensuite.
A cette heure, il n’était plus à prévoir que personne vînt demander l’hospitalité d’une nuit à la Croix-Rompue. C’était déjà rare que deux voyageurs y eussent réclamé deux chambres jusqu’au lendemain, et il avait fallu cet accident de la malle-poste pour que le cabaretier ne fût pas seul, comme d’habitude, en ce kabak isolé.
Cependant Poch avait achevé son repas, et de grand appétit. Du solide et du liquide, il ne fallait pas moins pour réparer ses forces.
Le lit achèverait ce que la table avait si bien commencé.
Kroff, avant de se retirer dans sa chambre, attendait que son hôte eût gagné la sienne. Il se tenait près du poêle, dont la fumée, sous les coups de la tourmente, envahissait parfois la salle au milieu d’une buée chaude. Kroff s’ingéniait alors à la chasser au moyen d’une serviette qu’il agitait et dont les plis, en se détendant, produisaient des claquements de fouet.
La chandelle de suif, posée sur la table, vacillait, faisait danser l’ombre des objets à travers les nappes de lumière.
Au-dehors se produisaient de tels vacarmes de vent contre les volets des fenêtres, qu’on eût dit que quelqu’un y frappait.
«Vous n’entendez pas?… observa même Poch, à un moment où la porte subissait un tel heurt que l’on pouvait s’y tromper.
– Personne, répondit l’aubergiste, il n’y a personne… Je suis habitué à cela… Nous avons bien d’autres mauvais temps en plein hiver…
– Et, d’ailleurs, répliqua Poch, il est peu probable que personne coure les routes cette nuit, si ce n’est les malfaiteurs et les agents de la police.
– Peu probable, comme vous dites!»
Il était près de neuf heures.
Le garçon de banque se leva, assujettit son portefeuille sous son bras, prit la chandelle allumée que lui présentait Kroff et se dirigea vers sa chambre.
La cabaretier tenait à la main une vieille lanterne à grosses vitres, qui devait lui servir à s’éclairer après que la porte se serait refermée sur Poch.
«Vous ne vous couchez pas?… demanda celui-ci avant d’entrer dans sa chambre.
– Si… répondit Kroff, mais, auparavant, je vais faire ma tournée de tous les soirs…
– Dans votre enclos?…
– Oui, dans mon enclos, et voir si mes poules sont au perchoir, car, quelquefois, il en manque une ou deux le matin…
– Ah! fît Poch, les renards?…
– Les renards et aussi les loups. Ces maudites bêtes ne sont pas gênées de sauter par-dessus la haie! Aussi, comme la fenêtre de ma chambre donne sur le jardin, quand je peux les saler d’une charge de plomb!… Donc, si vous entendiez un coup de fusil, ne vous effrayez point…
– Eh! répondit Poch, un coup de canon ne me réveillerait pas, j’imagine, si je dors comme j’en ai l’envie! – A propos, je ne suis pas pressé de partir, moi… Si mon compagnon a hâte de sauter de son lit, c’est son affaire!… Laissez-moi prolonger mon sommeil jusqu’au grand jour… Il sera temps de se réveiller lorsque Broks, revenu de Pernau, aura remis la malle en état…
– C’est convenu, répondit l’aubergiste. Personne ne vous réveillera, et, quand ce voyageur partira, je ferai en sorte que le bruit n’interrompe pas votre sommeil.»
Poch, étouffant des bâillements très justifiés par la fatigue, entra dans sa chambre, dont il referma la porte à clef sur lui.
Kroff était seul dans la salle à peine éclairée par la lanterne. S’approchant de la table, il enleva le couvert du garçon de banque et rangea les assiettes, la tasse et la théière. C’était un homme d’ordre: il ne remettait pas au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même.
Cela fait, Kroff se dirigea vers la porte de l’enclos et l’ouvrit.
De ce côté, qui était celui du nord-ouest, la rafale s’acharnait avec moins de violence, et l’annexe en retour se trouvait abritée dans une sorte de remous. Mais, au-delà de cet angle, le vent faisait rage, et l’aubergiste ne pensa pas qu’il fût nécessaire de s’y exposer. Un coup d’œil du côté de la basse-cour suffirait.
Rien de suspect dans l’enclos. Pas une de ces ombres mouvantes qui auraient indiqué la présence d’un loup ou d’un renard.
Kroff agita sa lanterne en toutes directions; puis, ne voyant rien de suspect, il regagna la salle.
Comme il convenait de ne pas laisser éteindre le poêle, il le chargea de quelques morceaux de tourbe, jeta un dernier regard autour de lui et se dirigea vers sa chambre.
La porte, presque contiguë à celle du jardinet, permettait de pénétrer dans l’annexe où se trouvait la chambre de l’aubergiste. Cette chambre confinait donc à celle où Poch dormait déjà d’un épais sommeil.
Kroff entra, sa lanterne à la main, et la grande salle fut plongée dans une complète obscurité.
Deux ou trois minutes encore, on aurait pu entendre le bruit des pas du cabaretier, tandis qu’il se déshabillait. Puis un craquement plus accentué indiqua qu’il venait de s’étendre sur son lit.
Quelques instants plus tard, tout le monde dormait dans l’auberge, malgré le tumulte des éléments, le vent, la pluie, malgré les longs gémissements de la tempête à travers la sapinière, découronnée de ses hautes branches.
Un peu avant quatre heures du matin, Kroff se leva et, sa lanterne rallumée, rentra dans la grande salle.
Presque au même moment s’ouvrit la porte de la chambre du voyageur.
Celui-ci était habillé et, comme la veille, enveloppé de sa houppelande, son capuchon sur la tête.
«Déjà prêt, monsieur?… dit Kroff.
– Déjà, répondit le voyageur, qui tenait à la main deux ou trois roubles-papier. Que vous dois-je pour la nuit?…
– Un rouble, répondit l’aubergiste.
– Voici un rouble, et veuillez m’ouvrir…
– A l’instant», répliqua Kroff, après avoir vérifié la valeur du rouble à la lueur de sa lanterne.
Le cabaretier se dirigeait vers la porte, tenant la grosse clef tirée de sa poche, lorsque, s’arrêtant et s’adressant au voyageur:
– Vous ne voulez rien prendre avant de partir?…
– Rien.
– Ni un verre de vodka, ni un verre de schnaps?…
– Rien, vous dis-je. Ouvrez vite, je suis pressé.
– Comme il vous plaira.»
Kroff retira de la porte les barres de bois qui la maintenaient à l’intérieur. Puis il introduisit la clef dans la serrure, dont le pêne grinça.
L’obscurité était profonde encore. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait en tempête. Des branches brisées jonchaient le chemin.
Le voyageur assura son capuchon, boutonna sa houppelande, puis, sans prononcer aucune parole, sortit précipitamment, et en quelques pas il eut disparu au milieu de la nuit. Alors, tandis qu’il remontait la grande route vers Pernau, Kroff, replaçant les barres intérieures, refermait la porte du kabak de la Croix-Rompue.
Slave pour Slave
e premier thé, avec tartines au beurre, se servait exactement à neuf heures du matin sur la table de la salle à manger des frères Johausen. L’exactitude «poussée jusqu’à la dixième décimale», comme ils le disaient eux-mêmes, était l’une des qualités principales de ces riches banquiers, dans la vie courante comme dans les affaires, aussi bien quand il s’agissait de recevoir que lorsqu’il s’agissait de payer. Frank Johausen, le frère aîné, tenait surtout à ce que les repas, les visites, le lever, le coucher, fussent réglés militairement, et aussi, sans doute, les sentiments et les plaisirs; tels les articles du grand-livre de sa maison de banque, l’une des plus importantes de Riga.
Or, ce matin-là, à l’heure dite, le samovar ne se trouva pas en état de fonctionner. Pour quelle raison? Un peu de paresse dont se reconnut coupable Trankel, le valet de chambre, spécialement chargé de ce service près de son maître.
Il advint donc que, au moment où M. Frank Johausen et son frère, Mme Johausen et sa fille Margarit Johausen entrèrent, le thé n’était point prêt à être versé dans les tasses rangées sur la table.
On ne l’ignore pas, la prétention, assez peu justifiée d’ailleurs, de ces riches Allemands des provinces Baltiques, est de traiter paternellement leur personnel domestique. La famille est restée patriarcale, les serviteurs y sont considérés comme des enfants de la maison, et c’est pour cela, on doit le croire, qu’ils ne sauraient échapper aux corrections paternelles.
«Trankel, pourquoi le thé n’est-il pas servi?… demanda M. Frank Johausen.
– Que mon maître m’excuse, répondit Trankel d’un ton assez piteux, mais j’ai oublié…
– Ce n’est pas la première fois, Trankel, répliqua le banquier, et j’ai tout lieu de croire que ce ne sera pas la dernière.»
Mme Johausen et son beau-frère, hochant la tête en signe d’approbation, s’étaient approchés du grand poêle de faïence artistique, lequel, fort heureusement, n’était pas éteint comme le samovar.
Trankel baissa les yeux sans répondre. Non! il n’en était pas à son premier manquement à cette exactitude si chère aux Johausen.
Et, alors, le banquier, tirant de sa poche un carnet à feuilles volantes, écrivit quelques lignes au crayon sur l’une des pages, et il la remit à Trankel, en lui disant:
«Porte ceci à son adresse, et tu attendras la réponse.»
Trankel savait sans doute à quelle adresse il fallait aller et quelle serait la réponse du destinataire.
Il ne prononça pas un mot, il s’inclina, baisa la main de son maître et se dirigea vers la porte pour prendre le chemin du bureau de police.
La page du carnet ne contenait que ces mots:
«Bon pour vingt-cinq coups de verge à mon domestique Trankel.
«Frank Johausen.»
Au moment où le domestique sortait:
«Tu n’oublieras pas de rapporter le régat», dit le banquier.
Trankel n’aurait garde de l’oublier. Ce régat, en effet, permettait au banquier de payer à qui de droit le prix du châtiment, conformément au tarif adopté par le colonel de police.
C’est ainsi que les choses se passaient à cette époque et se passent peut-être encore en Courlande, en Esthonie, en Livonie, et, sans doute, en mainte autre province de l’empire moscovite.
Quelques détails sur la famille Johausen.
On sait quelle est l’importance du fonctionnaire en Russie. Il est soumis à cet impérieux règlement du Tchin, – cette échelle de quatorze échelons que doivent franchir les employés de l’État depuis le rang le plus infime jusqu’au rang de conseiller privé.
Mais il est de hautes classes qui n’ont rien de commun avec celles des fonctionnaires, telle en premier lieu, dans les provinces Baltiques, cette noblesse qui jouit d’une grande considération doublée d’une réelle puissance. D’origine germanique, elle est plus ancienne que la noblesse russe, elle a conservé d’importants privilèges, – entre autres, le droit de délivrer des diplômes, que ne dédaignent pas d’obtenir les membres de la famille impériale.
Près de cette noblesse coexiste la classe bourgeoise, son égale, sa supérieure même par son intervention dans l’administration provinciale et municipale, et, comme elle, ainsi qu’il a été dit, de race allemande presque tout entière. Elle comprend les marchands, les citoyens honoraires, et, un peu au-dessous, les simples bourgeois, qui forment une couche intermédiaire. Les banquiers, les armateurs, les artisans, les marchands, suivant la «guilde» dont ils relèvent, payent un impôt qui leur permet de faire acte de commerce avec l’étranger.
Dans cette bourgeoisie, la haute classe est instruite, laborieuse, hospitalière, d’une moralité et d’une probité parfaites. Aussi est-ce dans ses premiers rangs que l’opinion publique, avec juste raison, plaçait la famille Johausen et la maison de banque, dont le crédit, en Russie et à l’étranger, défiait toute attaque.
Au-dessous de ces classes privilégiées, et qui se sont imposées dans les provinces Baltiques, végètent ces paysans, ces cultivateurs, ces agriculteurs sédentaires, – un million au moins, – qui forment la véritable population indigène. Ces Lettons, parlant leur ancien idiome slave, tandis que l’allemand est resté la langue des citadins, s’ils ne sont plus des serfs, le plus souvent se voient traités comme tels, parfois mariés malgré eux, lorsqu’il s’agit d’accroître le nombre des familles dont les seigneurs ont le droit d’exiger une redevance.
On s’explique donc que le souverain de la Russie ait la pensée de modifier ce déplorable état de choses, que son gouvernement cherche à introduire l’élément slave dans les assemblées et les administrations municipales.
De là, une lutte dont on verra les terribles effets au cours de ce récit.
Le principal directeur de la maison de banque était l’aîné des deux frères, Frank Johausen.
Le cadet était célibataire. L’aîné, âgé de quarante-cinq ans, avait épousé une Allemande de Francfort. Il était père de deux enfants, un fils, Karl, entré dans sa dix-neuvième année, et une fillette de douze ans. Karl achevait alors ses études à l’Université de Dorpat, où Jean, le fils de Dimitri Nicolef, allait bientôt terminer les siennes.
Riga, dont la fondation remonte au treizième siècle, est, il convient de le répéter, une cité plus germaine que slave. On reconnaîtrait cette origine jusque dans ses maisons aux toits élevés, aux pignons sur rue construits en gradins, bien que certains édifices affectent les formes de l’architecture byzantine par leurs dispositions étranges et leurs coupoles aux couleurs d’or.
Riga est maintenant une ville ouverte. Sa place principale est celle de l’hôtel municipal, où l’on peut admirer, d’un côté, le Rathaus, qui est la maison du Conseil, surmontée d’un haut clocher à grosses boules, et, de l’autre, l’antique monument des Chevaliers de la Tête-Noire, hérissé de clochetons pointus dont les girouettes grincent lamentablement, et qui présente un aspect architectural plus bizarre qu’artistique.
C’est sur cette place qu’est installée la banque Johausen, un assez bel édifice de construction moderne. Ses bureaux sont au rez-de-chaussée; ses appartements de réception occupent le premier étage. Elle est donc située en plein quartier commerçant. Grâce à l’importance de ses affaires, à l’étendue de ses relations, elle jouit dans la ville d’une influence considérable et prépondérante.
La famille Johausen est très unie. Les deux frères s’entendent en toutes choses. L’aîné a la direction générale de la maison. Le cadet a en main plus spécialement les bureaux et la comptabilité.
Mme Johausen est une femme quelconque, aussi allemande que possible, mais d’une extrême fierté vis-à-vis de l’élément slave. D’ailleurs, la noblesse rigane lui fait bon accueil, ce qui contribue à entretenir ses instincts de vanité native.
Il suit de là que la famille Johausen tenait le premier rang dans la haute société bourgeoise de la cité, le premier rang aussi dans le monde financier du pays. Au-dehors, elle jouissait d’un crédit exceptionnel à la Banque russe pour le commerce étranger, également avec les banques de Volka-Kama, la Banque d’Escompte et la Banque internationale de Pétersbourg. La liquidation de leurs affaires aurait assuré aux frères Johausen l’une des plus belles fortunes des provinces Baltiques.
Frank Johausen, membre du conseil municipal de la ville et l’un des plus influents, défendait toujours avec une indomptable ténacité les privilèges de sa caste. On admirait, on exaltait en lui le représentant de ces idées enracinées dans l’esprit des hautes classes depuis la conquête. Il devait donc être personnellement visé et touché par ces tendances du gouvernement à russifier ces obstinées races de sang germanique.
Les provinces Baltiques étaient alors administrées par le général Gorko. Personnage de grande intelligence, comprenant les difficultés de son mandat, très prudent dans ses rapports avec la population allemande, il travaillait au triomphe du slavisme, en tâchant d’introduire ces modifications dans les mœurs publiques, sans agir par les moyens brutaux. Ferme mais juste, il répugnait à tous procédés qui auraient pu provoquer un conflit.
A la tête de la police marchait le colonel Raguenof, un Russe à tous crins, important fonctionnaire, moins habile que son chef et disposé à voir un ennemi dans tout Livonien, Esthonien ou Courlandais que le lait slave n’avait pas nourri. Âgé d’une cinquantaine d’années, cet homme audacieux, résolu, indomptable policier, ne reculait devant rien, et le gouverneur ne le maîtrisait pas sans peine. Il aurait brisé n’importe quel obstacle si on l’eût laissé faire, et mieux valait user que briser.
Que l’on ne s’étonne pas qu’il y ait lieu de fixer d’un trait plus précis ces personnages. S’ils ne sont pas en vedette, ils jouent cependant un rôle considérable dans ce drame judiciaire auquel les passions politiques, les divergences de nationalité, ont donné un si terrible éclat dans ces provinces.
Après le colonel Raguenof, et par contraste, l’attention doit être attirée sur le major Verder, son subordonné direct au département de la police. Le major est d’origine purement germanique, et, dans l’exercice de ses fonctions, il apporte les exagérations de sa race. Il tient pour les Allemands, comme le colonel tient pour les Slaves. Il poursuit les uns avec acharnement, les autres avec mollesse.
Et, malgré la différence des grades, un conflit éclaterait parfois entre ces deux personnages si le général Gorko n’intervenait dans une sage mesure.
Il faut observer, en outre, que le major Verder était très secondé par le brigadier Eck, que l’on a vu, au début de cette histoire, opérer contre l’évadé des mines de Sibérie. Celui-là n’avait pas besoin d’être encouragé à faire son devoir au cours des expéditions qu’on lui confiait, et même plus que son devoir quand il se lançait sur la piste d’un Slave. Il était aussi très apprécié de MM. Johausen frères, auxquels il avait pu rendre quelques services personnels, – services généreusement récompensés au guichet du caissier de la banque.
Maintenant, la situation est connue. On voit sur quel terrain vont se rencontrer les adversaires, celui des élections municipales, Frank Johausen, résolu à ne point céder la place, Dimitri Nicolef, porté malgré lui par les autorités russes et aussi par la classe populaire, dont un nouveau cens allait élargir le droit électoral.
Que ce simple professeur libre, sans fortune, sans position, fût convié à cette lutte contre le puissant banquier, le représentant de la haute bourgeoisie et de la fière noblesse, c’était là un symptôme dont les hommes clairvoyants devaient tenir compte. Cela ne présageait-il pas que, dans un avenir prochain, les conditions politiques de ces provinces seraient modifiées au détriment des détenteurs actuels du pouvoir municipal et administratif?
Les frères Johausen ne désespéraient pas, cependant, de combattre avec avantage, tout au moins, le rival qui leur était opposé. Cette popularité naissante de Dimitri Nicolef, ils espéraient l’écraser dans l’œuf.
Avant deux mois, on verrait si un mandat public pouvait être accordé au misérable débiteur qu’une condamnation civile, une saisie qui en serait la conséquence, auraient jeté à la rue, ruiné, sans domicile.
On ne l’a point oublié: le 15 juin, venait à échéance l’obligation souscrite par Dimitri Nicolef au profit de la maison Johausen, en reconnaissance des dettes de son père. Il s’agissait d’une somme de dix-huit mille roubles, somme énorme pour le modeste professeur de sciences. Serait-il en mesure de la payer?… Les Johausen croyaient pouvoir affirmer que le payement qui eût achevé de le libérer ne saurait être effectué. Les derniers versements ne s’étaient pas faits sans peine, et, depuis lors, il ne semblait pas que la situation pécuniaire de Nicolef se fût améliorée. Non! impossible de s’acquitter envers la maison de banque. S’il venait demander du temps, elle se montrerait impitoyable. Ce ne serait pas le débiteur qu’elle frapperait, ce serait l’adversaire politique qui serait tué du coup.
Les frères Johausen ne se doutaient guère qu’une circonstance imprévue, improbable, allait favoriser leur projet. Ils auraient eu à leur disposition la foudre du ciel, qu’ils n’auraient pu frapper et plus mortellement leur populaire rival.
Cependant, conformément à l’ordre de son maître, Trankel s’était empressé – peut-être ce mot n’est-il pas d’une absolue justesse – s’était empressé d’obéir. La mine penaude, le pied hésitant, mais en homme qui connaît le chemin du bureau de police pour l’avoir maintes fois suivi, il quitta la maison de banque, laissa à gauche le château à murailles jaunes, résidence du gouverneur des provinces, passa entre les baraques du marché, où se vend tout ce qui est vendable, objets de bric-à-brac, bibelots d’une valeur contestable, défroques lamentables, sujets religieux et ustensiles de cuisine; puis, désireux de se donner du cœur, il s’offrit une tasse de ce thé brûlant additionné de vodka, dont les marchands ambulants font un lucratif commerce; il jeta un vague regard aux petites lessiveuses du lavoir, traversa les rues où des galériens, traînant des charrettes, défilaient sous les ordres d’un garde-chiourme, plein d’égards envers ces braves gens que ne déshonore point une condamnation au bagne pour quelque infraction à la discipline, et, enfin, il arriva tranquillement au bureau de police.
Là, le domestique fut accueilli par les agents comme une vieille connaissance.
Des mains furent tendues vers lui et il y répondit par un affectueux serrement.
«Ah! te voilà, Trankel… dit un des policiers. Il y a quelque temps qu’on ne t’avait vu, ce me semble, six mois au moins…
– Non, pas tant que cela! répondit Trankel.
– Et qui t’envoie?…
– Mon maître, M. Frank Johausen.
– Bien, bien… et tu voudrais parler au major Verder?…
– Si c’est possible.
– Il vient justement d’arriver à son bureau, Trankel, et si tu veux te donner la peine de l’y rejoindre, il sera enchanté de te recevoir.»
Trankel, très honoré, se dirigea vers le cabinet du major et frappa discrètement à la porte.
Sur une invitation laconique qui lui fut envoyée de l’intérieur, il entra.
Le major, assis devant son bureau, feuilletait une liasse de documents. Il leva les yeux vers l’individu qui se présentait et dit:
«Ah! c’est toi, Trankel?…
– Moi-même, monsieur le major.
– Et tu viens…
– De la part de M. Johausen.
– Est-ce grave?…
– Le samovar, qui s’est obstiné à ne pas fonctionner ce matin…
– Parce que tu avais oublié de l’allumer, sans doute?… observa en souriant le major.
– Peut-être.
– Et combien?…
– Voici le bon.»
Et Trankel remit au major Verder la fiche que lui avait donnée son maître.
Le major lut la fiche.
«Oh! pas grand-chose… dit-il.
– Hum! fit Trankel.
– Vingt-cinq coups seulement!»
Évidemment, Trankel eût préféré en être quitte pour une douzaine.
«Eh bien, dit le major, on va te servir cela sans te faire attendre!»
Et il appela un des agents.
Celui-ci entra et resta fixe, militairement.
«Vingt-cinq coups de verge, ordonna le major, mais pas trop dur… comme pour un ami. Ah! si c’était un Slave!… Va, Trankel, déshabille-toi, et, quand ce sera terminé, tu reviendras chercher ton reçu…
– Merci, monsieur le major!»
Et, quittant le cabinet, Trankel suivit l’agent vers la chambre où l’exécution devait s’accomplir.
On le traiterait en ami, en habitué de la maison, il n’aurait pas trop à se plaindre.
Alors, Trankel se dévêtit, de manière à mettre son torse à nu, puis il se courba et tendit le dos, tandis que l’agent, une verge à la main, s’apprêtait à la brandir.
Mais, au moment où le premier des vingt-cinq coups allait être appliqué, un grand tumulte se produisit devant la porte du bureau de police.
Un homme, tout haletant d’une course rapide, s’écria:
«Le major Verder!… Le major Verder!»
La verge levée sur le dos de Trankel s’était arrêtée, et l’agent avait ouvert la porte de la chambre pour voir ce qui se passait. Trankel, non moins intéressé, n’avait rien de mieux à faire qu’à regarder.
Au bruit, le major Verder, sortant de son cabinet, venait d’apparaître.
«Qu’est-ce donc?…» demanda-t-il.
L’homme s’avança vers lui, porta la main à sa casquette, et lui remit une dépêche télégraphique, en disant:
«Un crime a été commis…
– Quand?…
– Cette nuit.
– Quel crime?…
– Un assassinat…
– Où?…
– Sur la route de Pernau, à l’auberge de la Croix-Rompue…
– Et quelle est la victime?…
– Le garçon de banque de la maison Johausen!
– Quoi!… ce pauvre Poch!… s’écria Trankel. Mon ami Poch?…
– Connaît-on le mobile du crime?… demanda le major Verder.
– Le vol, car le portefeuille de Poch a été retrouvé vide dans la chambre où il avait été assassiné.
– Sait-on ce qu’il contenait?…
– On l’ignore, monsieur le major, mais on le saura à la maison de banque.»
La dépêche, expédiée de Pernau, contenait tout ce que le porteur venait d’apprendre au bureau télégraphique.
Le major Verder, s’adressant à ses agents, dit:
«Toi… va prévenir le juge Kerstorf…
– Oui, monsieur le major.
– Toi… cours chez le docteur Hamine…
– Oui, monsieur le major.
– Et dites-leur de se rendre à l’instant à la banque Johausen, où je les attendrai.»
Les agents quittèrent précipitamment le bureau de police, et, quelques instants après, le major Verder se dirigeait vers la maison de banque.
Et voilà comment, dans le trouble produit par la nouvelle du crime, Trankel ne reçut pas, ce jour-là, les vingt-cinq coups de verge qui lui étaient dus pour manquement dans son service.
Descente de police
eux heures après, une voiture courait à toute vitesse sur la route de Pernau. Ce n’était ni une télègue ni une malle-poste. La berline de voyage de M. Frank Johausen avait été attelée de chevaux de poste qu’elle devait changer aux relais. Si rapidement qu’elle fût conduite, on ne pouvait compter qu’elle arriverait au kabak de la Croix-Rompue avant la nuit. Elle ferait halte au dernier relais, et, le lendemain, dès le point du jour, elle s’arrêterait à l’auberge.
Dans la berline avaient pris place le banquier, le major Verder, le docteur Hamine pour les constatations, le juge Kerstorf, qui allait être chargé de l’instruction de cette affaire, et le greffier. Deux agents de la police occupaient le siège de derrière.
Un mot sur le juge Kerstorf, puisque les autres personnages ont déjà figuré dans ce récit et sont connus suffisamment.
Ce magistrat, âgé de cinquante ans environ, était justement apprécié de ses collègues et du public. On ne pouvait qu’admirer sa perspicacité, sa finesse, dans les causes criminelles qui relevaient de ses fonctions. D’une intégrité absolue, il ne subissait jamais aucune influence, il était inaccessible à toute pression, d’où qu’elle vînt, et la politique ne lui dictait jamais ses conclusions. C’était la loi faite homme. Peu communicatif, très réservé, il ne parlait guère et réfléchissait beaucoup.
Ainsi, dans cette affaire, il y avait, comme on dit en physique, des fluides contraires qui auraient quelque peine à se combiner si la question politique y intervenait: d’une part, le banquier Johausen et le major Verder, germains d’origine, de l’autre, le docteur Hamine, slave de naissance. Seul le juge Kerstorf était dégagé de ces passions de races qui fermentaient alors dans les provinces Baltiques.
Pendant le trajet, la conversation, – et encore fut-elle très intermittente, – n’eut pour la soutenir que le major et le banquier.
M. Frank Johausen ne cachait pas la profonde pitié que lui causait la mort du malheureux Poch. Il avait une particulière estime pour ce garçon au service de sa maison depuis de longues années déjà, d’une probité parfaite, d’un dévouement à toute épreuve.
«Et cette pauvre Zénaïde, ajouta-t-il, quelle sera sa douleur, quand elle apprendra le meurtre de celui qu’elle allait épouser!…»
En effet, le mariage devait se faire dans quelques jours, à Riga, et c’est au cimetière, au lieu de l’église, que serait conduit le garçon de banque!
Quant au major, s’il s’attendrissait sur le sort de la victime, la capture de l’assassin le préoccupait bien davantage. Impossible de rien dire à ce sujet, avant d’avoir visité le théâtre du crime, avant de savoir dans quelles conditions il avait été commis. Peut-être trouverait-on quelque indice, quelque piste à suivre. Au fond, le major Verder inclinait à voir dans cet assassinat la main d’un de ces rôdeurs dont une partie du territoire livonien était infestée à cette époque. Dès lors, il y avait lieu d’espérer, grâce aux escouades de police qui le parcouraient, que la justice s’emparerait du meurtrier de la Croix-Rompue.
Le rôle du docteur Hamine devait se borner aux constatations médico-légales sur le cadavre de Poch. Il attendrait cet examen pour se prononcer. Mais, en ce moment, il avait un tout autre sujet de préoccupation, d’inquiétude même. En effet, la veille, lorsqu’il était allé faire sa visite quotidienne au professeur, celui-ci ne se trouvait plus à la maison. Il avait appris d’Ilka que son père était en voyage. Ce jour-là, Nicolef, qu’elle n’avait même pas vu avant son départ, lui avait fait savoir qu’il quittait Riga pour deux ou trois jours. Où allait-il?… Nulle explication à cet égard. Ce voyage était-il projeté de la veille?… Évidemment, puisque Nicolef n’avait reçu aucune lettre depuis sa rentrée au logis.
Et, cependant, il n’en avait parlé ni à sa fille, ni au docteur, ni au consul pendant la soirée. Leur avait-il paru plus préoccupé que d’habitude?… Peut-être, mais, à un homme si renfermé, on ne demandait guère le sujet de ses préoccupations. Ce qui était certain, c’est que le lendemain, dès les premières heures, il prévenait Ilka par un petit mot, puis, se mettait en route, sans indiquer le but de son voyage. Le docteur Hamine avait donc laissé Ilka Nicolef visiblement inquiète, et lui-même partageait cette inquiétude.
La berline filait au grand trot. Un homme à cheval, envoyé en avant, prenait des mesures pour que les attelages fussent toujours préparés aux relais. Donc, pas de temps perdu, et, si l’on eût quitté Riga trois heures plus tôt, l’enquête aurait pu commencer le jour même.
L’air était sec, un peu froid. Sous une légère brise du nord-est la bourrasque de la veille avait cessé. Seulement la grande route, si effroyablement battue par les rafales, obligeait les chevaux à de grands efforts.
A mi-chemin, une demi-heure fut accordée aux voyageurs pour leur déjeuner. Ils s’attablèrent dans une assez modeste auberge du relais, et repartirent aussitôt.
Ils étaient silencieux maintenant, absorbés dans leurs idées. Sauf quelques rares paroles, échangées entre M. Frank Johausen et le major Verder, on se taisait dans la berline. Si rapidement qu’elle courût sur cette route, on trouvait que les postillons ne marchaient pas. Le plus impatient de ces compagnons de voyage, le major, les stimulait par ses conseils, les relançait par ses objurgations, les menaçait même, lorsque la voiture ralentissait à quelque montée de côte.
Bref, cinq heures sonnaient lorsque la berline fit halte au dernier relais avant Pernau.
Le soleil, très abaissé sur l’horizon, ne tarderait pas à disparaître, et la Croix-Rompue était encore éloignée d’une dizaine de verstes.
«Messieurs, dit le juge Kerstorf, lorsque nous arriverons à l’auberge il fera tout à fait nuit, condition peu favorable pour commencer une enquête… Je vous propose donc de la remettre à demain, dès la première heure… En outre, comme nous ne trouverons pas de chambres convenables dans ce cabaret, il me paraît préférable de passer la nuit ici, à l’auberge du relais…
– La proposition est sage, répondit le docteur Hamine, et en partant au petit jour…
– Restons ici, dit alors M. Frank Johausen, et, à moins que le major Verder n’y voie quelque inconvénient…
– Je ne vois d’autre inconvénient que de retarder nos recherches, répondit le major, qui avait hâte d’être arrivé sur le théâtre du crime.
– Il est gardé depuis le matin, sans doute, ce kabak?… demanda le juge.
– Oui, répondit le major Verder. La dépêche expédiée de Pernau m’informe que des agents y ont été immédiatement envoyés avec ordre de n’y laisser pénétrer personne et d’empêcher le cabaretier Kroff de communiquer…
– Dans ces conditions, fît observer le juge, ce retard d’une nuit ne peut être préjudiciable à l’enquête…
– Non, sans doute, répliqua le major, mais il laisse à l’auteur du crime le temps de mettre bon nombre de verstes entre la Croix-Rompue et lui!»
Le major parlait là en policier, très entendu dans l’exercice de ses fonctions. Toutefois, la soirée s’avançant, le jour s’éteignant dans les ombres du crépuscule, le plus sage était d’attendre au lendemain.
Le banquier et ses compagnons s’installèrent donc à l’auberge du relais, ils y dînèrent et passèrent la nuit plus ou moins confortablement dans les chambres mises à leur disposition.
Le lendemain, 15 avril, dès la pointe de l’aube, la berline se remit en route, et, vers sept heures, atteignait au kabak.
Les agents de Pernau, installés dans l’auberge, les reçurent sur le seuil.
Kroff allait et venait à travers la salle. Il n’y avait pas eu lieu d’employer la force pour le retenir. Quitter son auberge, pourquoi donc?… Au contraire. Sa présence n’était-elle pas nécessaire pour fournir aux agents tout ce dont ils avaient besoin?… Ne devait-il pas se tenir aux ordres des magistrats qui procéderaient à son interrogatoire?… Quel témoignage eût été plus précieux que le sien au début de cette enquête?…
Au surplus, les agents avaient scrupuleusement veillé à ce que les choses restassent en l’état, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans les chambres comme sur la grande route aux abords du cabaret. Défense avait été faite aux paysans des environs de s’approcher de la maison, et, en ce moment même, une cinquantaine de curieux stationnaient à la distance imposée.
Conformément à sa promesse, vers sept heures du matin, le conducteur Broks, accompagné du iemschick avec son attelage et d’un charron, était revenu au kabak, où il comptait retrouver Poch et le voyageur qu’il ramènerait dès que la malle serait réparée.
Que l’on juge de l’horreur que ressentit Broks, lorsque le cabaretier le conduisit devant le cadavre de Poch, ce pauvre Poch, si impatient de rentrer à Riga pour y célébrer son mariage! Aussitôt, sautant sur un des chevaux de l’attelage, laissant le postillon et le charron à l’auberge, il était revenu à Pernau pour informer la police. Un télégramme fut adressé au major Verder à Riga, et des agents se transportèrent à la Croix-Rompue.
Quant à Broks, son intention était de retourner au kabak afin de se mettre à la disposition des magistrats qui, sans doute, réclameraient son témoignage.
Cependant le juge Kerstorf et le major Verder procédèrent immédiatement aux premières investigations. Les agents, placés les uns en avant de la maison sur la route, les autres en arrière, le long du potager, ou à droite sur la lisière du bois de sapins, furent chargés de tenir les curieux à distance.
Le juge, le major, le docteur et M. Johausen, introduits dans la salle commune, y trouvèrent le cabaretier Kroff, qui les conduisit à la chambre où gisait le cadavre du garçon de banque.
En présence de l’infortuné Poch, M. Johausen ne fut pas maître de sa douleur. C’était bien le vieux serviteur de sa maison, la tête exsangue, le corps raidi par la mort qui remontait à plus de vingt-quatre heures déjà, étendu sur le lit, dans la position où il avait reçu le coup pendant son sommeil. La veille, le jour venu, n’entendant aucun bruit dans sa chambre, Kroff, se conformant à ses recommandations, s’était bien gardé de le réveiller; mais, à l’arrivée du conducteur, vers sept heures, tous deux avaient frappé à la porte, fermée en dedans. Pas de réponse. Très inquiets alors, ils l’avaient forcée et s’étaient trouvés en présence d’un cadavre encore chaud.
Sur une table, près du lit, se voyait le portefeuille aux initiales des frères Johausen, sa chaînette traînant à terre, vide des quinze mille roubles en billets d’État que Poch portait à Revel.
En premier lieu, le docteur Hamine soumit le cadavre aux constatations d’usage. La victime avait perdu beaucoup de sang. Une mare rouge, à demi coagulée, s’étendait depuis le lit jusqu’à la porte. La chemise de Poch, toute raidie, portait à la hauteur de la cinquième côte, un peu à gauche, la trace d’un trou qui correspondait à une blessure de forme assez singulière. Nul doute qu’elle eût été faite avec un de ces couteaux suédois dont la lame, longue de cinq à six pouces, plantée dans un manche de bois, est munie d’une virole à ressort. Cette virole avait laissé sur la peau, à l’orifice de la blessure, une empreinte très reconnaissable. Le coup ayant été porté avec une extrême violence, un seul avait suffi pour provoquer une mort foudroyante en perforant le cœur.
Sur le mobile de l’assassinat, aucune hésitation possible. C’était le vol, puisque les billets que renfermait le portefeuille de Poch avaient disparu.
Mais comment l’assassin avait-il pénétré dans la chambre?… Évidemment par la fenêtre qui donnait sur la grande route, puisque, la porte de la chambre étant fermée intérieurement, le cabaretier, aidé de Broks, avait dû la forcer. Plus moyen d’en douter, d’ailleurs, lorsque l’état de la fenêtre aurait été constaté à l’extérieur de la maison.
Ce qui fut relevé avec certitude, grâce aux marques de sang laissées sur l’oreiller du lit, c’est que Poch avait dû placer son portefeuille sous cet oreiller, et que l’assassin l’avait cherché là, saisi de ses mains ensanglantées, puis déposé sur la table, après en avoir vidé le contenu.
Ces diverses constatations furent faites avec un soin minutieux, en présence du cabaretier, qui répondait très intelligemment à toutes les questions posées par le magistrat.
Avant de procéder à son interrogatoire, le juge et le major voulurent porter leurs investigations au-dehors. Il convenait de faire le tour de l’auberge et d’examiner si le meurtrier n’aurait pas laissé quelques traces de ce côté.
Tous deux sortirent, accompagnés du docteur Hamine et de M. Johausen.
Kroff et les agents venus de Riga les suivaient, tandis que les paysans étaient maintenus à une trentaine de pas.
Tout d’abord, la fenêtre de la chambre où le crime avait été commis fut l’objet d’un très sérieux examen. On reconnut au premier coup d’œil que le contrevent de droite, qui était en assez mauvais état, avait été forcé au moyen d’un levier, et que le crochet de fer était arraché de l’entablement. Par l’un des carreaux, brisé, dont les morceaux gisaient sur le sol, l’assassin avait glissé son bras, repoussé le montant qui fermait la fenêtre, et qu’il suffisait de faire basculer sur son point central. Donc, aucun doute, l’assassin s’était introduit dans la chambre à travers cette fenêtre par laquelle il s’était enfui après le crime.
Quant aux empreintes de pas le long de l’auberge, elles existaient en grand nombre, et la terre, profondément imbibée par les fortes pluies de cette nuit du 13 au 14, les avait conservées. Mais elles se croisaient, elles se confondaient, elles affectaient des formes si différentes, qu’elles ne pouvaient servir d’indices. Cela tenait à ce que la veille, avant l’arrivée des agents de Pernau, nombre de curieux avaient circulé autour de la maison, sans que Kroff eût pu les en empêcher.
Le juge Kerstorf et le major vinrent alors devant la fenêtre de la chambre qui avait été occupée pendant la nuit par le voyageur inconnu. Elle n’offrait rien de suspect. Les volets, hermétiquement fermés, n’avaient point été ouverts depuis la veille, c’est-à-dire depuis l’heure à laquelle ledit voyageur s’était hâté de quitter le kabak. Cependant l’entablement présentait quelques éraflures, la muraille également, comme s’ils eussent été rudement frôlés par le soulier d’un individu qui eût escaladé cette fenêtre.
Cela fait, le magistrat, le major, le docteur et le banquier rentrèrent dans l’auberge.
Il s’agissait maintenant de visiter la chambre du voyageur, contiguë, on le sait, à la salle commune. A tour de rôle, un agent avait jusque-là veillé devant la porte. La porte fut ouverte. Une profonde obscurité régnait dans cette chambre. Le major Verder alla lui-même à la fenêtre: il en fît basculer le montant de bois, il l’ouvrit, et, décrochant le crochet fixé à l’entablement, il repoussa les contrevents à l’extérieur.
La chambre s’éclaira. Elle était en l’état où le voyageur l’avait laissée, – le lit à demi défait dans lequel il avait passé la nuit, la chandelle de suif presque entièrement consumée, et que Kroff avait éteinte lui-même après son départ, les deux chaises de bois à leur place habituelle, ne témoignant d’aucun désordre, l’âtre de la cheminée placée au fond de la pièce contre le mur du pignon latéral, et au fond duquel se voyaient des cendres et deux bouts de tisons qui n’avaient pas brûlé depuis longtemps, une vieille armoire dont l’intérieur fut examiné et qui ne contenait rien.
Aucun indice ne put donc être relevé dans cette chambre, sauf, toutefois, les éraflures observées au-dehors sur la muraille et l’entablement de la fenêtre. Cette constatation pouvait avoir une extrême importance.
On termina les perquisitions en visitant la chambre de Kroff dans l’annexe en retour sur le jardin. Les agents fouillèrent consciencieusement les appentis de la basse-cour. Le potager fut exploré jusqu’à la haie vive qui lui servait d’enclos et qui ne présentait aucune brisure. On ne pouvait donc douter que le meurtrier ne fût venu du dehors et n’eût pénétré dans la chambre de la victime par la fenêtre donnant sur la grande route, et dont le volet avait été forcé.
Le juge Kerstorf procéda alors à l’interrogatoire de l’aubergiste. Il vint s’installer dans la grande salle, devant une table où son greffier prit place près de lui. Le major Verder, le docteur Hamine et M. Johausen, désireux d’entendre la déposition de Kroff, se rangèrent autour de la table. Kroff fut invité à dire ce qu’il savait.
«Monsieur le juge, dit-il d’un ton très précis, avant-hier soir, vers huit heures, deux voyageurs sont arrivés à l’auberge et ont demandé des chambres pour la nuit. L’un de ces voyageurs boitait légèrement par suite d’un accident de voiture, la malle-poste ayant versé à deux cents pas d’ici sur la route de Pernau.
– C’était Poch, le garçon de banque de la maison Johausen?…
– Oui… et je l’ai appris de lui-même… Il me raconta ce qui s’était passé, les chevaux s’abattant sous la bourrasque, la malle chavirée… Sans cette contusion à la jambe, il aurait été avec le conducteur jusqu’à Pernau, et plût au ciel qu’il l’eût fait!… Quant au conducteur, que je n’ai pas vu ce soir-là, il devait revenir le lendemain matin, comme il est revenu en effet, pour reprendre Poch et son compagnon, après avoir remis la malle en état.
– Poch n’a pas dit ce qu’il allait faire à Revel?… demanda le juge.
– Non… il me pria de lui servir à souper et mangea de grand appétit… Il était à peu près neuf heures quand il gagna la chambre qui lui était destinée, et dont il referma la porte intérieurement à la clef et au verrou.
– Et l’autre voyageur?
– L’autre voyageur, répondit Kroff, s’était contenté de demander une chambre sans vouloir prendre part au souper de Poch. Au moment où il se retirait, il me prévint qu’il n’attendrait pas le retour du conducteur, et repartirait le lendemain, dès quatre heures du matin…
– Vous n’avez pas su quel était ce voyageur?…
– Non, monsieur le juge, et le pauvre Poch ne le savait pas non plus… Tout en soupant, il m’a parlé de son compagnon, qui n’avait pas prononcé dix paroles pendant la route, se refusant à converser, la tête toujours sous son capuchon, un peu comme quelqu’un qui désire ne point être reconnu… Moi-même je n’ai pu voir sa figure, et il me serait absolument impossible de fournir son signalement.
– Y avait-il d’autres personnes à la Croix-Rompue lorsque ces deux voyageurs y sont arrivés?…
– Une demi-douzaine de paysans et de bûcherons des alentours, et aussi le brigadier de police Eck avec un de ses hommes…
– Ah! fît M. Johausen, le brigadier Eck!… Mais ne connaissait-il pas Poch?…
– En effet, ils ont causé tous les deux, pendant le souper…
– Et tout ce monde est parti?… demanda le juge.
– Vers huit heures et demie environ, répondit Kroff. J’ai alors fermé la porte de la salle à clef, après avoir assujetti les barres à l’intérieur.
– Ainsi, on ne pouvait plus l’ouvrir du dehors?…
– Non, monsieur le juge.
– Ni du dedans, si on n’avait pas la clef?…
– Pas davantage.
– Et, le matin, vous l’avez retrouvée dans le même état?…
– Dans le même état. Il était quatre heures, lorsque le voyageur est sorti de sa chambre… Je l’ai éclairé avec ma lanterne… Il m’a payé ce qu’il me devait, un rouble… Il était encapuchonné comme la veille et je n’ai pu apercevoir son visage… Je lui ai alors ouvert la porte, que j’ai refermée après lui…
– Et il n’a pas dit où il allait?…
– Il ne l’a pas dit.
– Et, pendant la nuit, vous n’aviez entendu aucun bruit suspect?…
– Aucun.
– A votre avis, Kroff, demanda le juge, lorsque ce voyageur a quitté l’auberge, le crime devait avoir été commis?…
– Je le pense.
– Et, après le départ du voyageur, qu’avez-vous fait?…
– Je suis rentré dans ma chambre, je me suis jeté sur mon lit pour attendre le jour, et je ne crois pas m’être endormi…
– De sorte que si, de quatre heures à six heures, quelque bruit s’était produit dans la chambre de Poch, vous l’auriez certainement entendu?…
– Certainement, puisque ma chambre, bien qu’elle soit sur le jardin, est voisine de la sienne, et, s’il y avait eu lutte entre Poch et l’assassin…
– En effet, dit le major Verder, mais il n’y a pas eu lutte et le malheureux a été foudroyé dans son lit par ce coup qui l’a frappé au cœur!»
Rien de plus évident, en somme, et il n’était pas douteux que le crime eût été commis avant le départ du voyageur. Cependant, pas de certitude absolue à cet égard, car, de quatre heures à cinq heures du matin, la nuit est noire, la bourrasque se déchaînait encore avec violence, la route était déserte, et un malfaiteur avait pu, sans être aperçu, s’introduire par effraction dans l’auberge.
Kroff continua de répondre très catégoriquement aux questions qui lui furent posées par le magistrat. Assurément, il n’avait jamais pensé que les soupçons pussent se porter sur lui. Il était, d’ailleurs, absolument démontré que l’assassin, venu du dehors, avait brisé le volet, fracturé un carreau, ouvert la fenêtre, puis le meurtre accompli, il était non moins prouvé qu’il s’était enfui par ladite fenêtre, avec les quinze mille roubles volés.
Kroff raconta ensuite comment il avait découvert l’assassinat. Levé vers sept heures, il allait et venait dans la grande salle, lorsque le conducteur Broks, laissant le charron et l’iemschick s’occuper de réparer la malle, était arrivé à l’auberge. Tous deux avaient voulu réveiller Poch… Pas de réponse à leur appel… Rien quand ils frappèrent à la porte de sa chambre… Ils l’avaient alors forcée et avaient trouvé d’un cadavre.
– Vous êtes sûr qu’à ce moment, demanda le juge Kerstorf, il n’y avait plus en ce malheureux un souffle de vie?…
– Pas un souffle, monsieur le juge, répondit Kroff, qui, si grossière que fût sa nature, se montrait gagné par l’émotion. Non! pas un souffle. Broks et moi, nous avons fait tout ce qui était possible pour le ranimer, sans y parvenir!… Songez donc, un pareil coup de couteau dans le cœur!…
– Vous n’avez point retrouvé l’arme dont s’est servi l’assassin?…
– Non, monsieur le juge, et il a eu bien soin de l’emporter avec lui!
– Vous certifiez, insista le magistrat, que la chambre de Poch était fermée intérieurement?…
– Oui, au verrou et à la clef… répondit Kroff. Le conducteur Broks pourra en témoigner comme moi… C’est pour cela que nous avons été obligés de forcer cette porte…
– Broks est parti ensuite?…
– Oui, monsieur le juge, en toute hâte. Il était pressé de retourner à Pernau, afin de prévenir la police qui a envoyé deux agents.
– Et Broks n’est pas revenu?…
– Non, mais il doit revenir ce matin, parce qu’il s’attend à être interrogé.
– C’est bien, répondit M. Kerstorf, vous pouvez vous retirer, mais ne quittez pas l’auberge et restez à notre disposition…
– J’y resterai.»
Au début de son interrogatoire, Kroff avait donné ses nom, prénoms, âge et qualités, dont le greffier avait pris note, et il était probable qu’il y aurait lieu de le mander au cours de l’instruction.
Sur ces entrefaites, le magistrat fut prévenu que le conducteur Broks venait d’arriver à la Croix-Rompue. C’était le second témoin, et sa déposition devait être aussi importante que celle de Kroff, avec laquelle elle coïnciderait sans doute.
On fit entrer Brocks dans la salle.
Sur l’invitation du juge, il déclina ses nom, prénoms, âge et profession.
Mis en demeure de déposer, relativement aux voyageurs qu’il avait pris à Riga, à l’accident de la malle, à la résolution de Poch et de son compagnon de voyage de passer la nuit au kabak de la Croix-Rompue, il n’omit aucun détail.
De plus sa déposition confirma celle du cabaretier en ce qui concernait la découverte du crime, l’obligation où ils s’étaient trouvés d’enfoncer la porte de la chambre puisque Poch ne répondait pas à leur appel.
Mais il insista sur ce point qui méritait d’être relevé, c’est que, pendant le trajet de la malle, le garçon de banque avait peut-être parlé un peu imprudemment de ce qu’il allait faire à Revel, c’est-à-dire verser une somme considérable pour le compte de la maison Johausen.
«Il est certain, ajouta-t-il, que l’autre voyageur et les divers postillons qui changeaient à chaque relais ont pu voir son portefeuille, et je lui en ai même fait l’observation.»
Interrogé sur ce voyageur qui avait pris la malle-poste au départ de Riga:
«Je ne le connais pas, répondit Broks, et il m’a été impossible d’apercevoir son visage.
– Il est arrivé au moment où la malle allait partir?…
– Quelques minutes avant.
– Il n’avait point retenu sa place d’avance?…
– Non, monsieur le juge.
– Allait-il jusqu’à Revel?…
– Il avait payé sa place jusqu’à Revel, voilà du moins tout ce que je puis dire.
– N’était-il pas convenu que vous viendriez le lendemain faire réparer la voiture?…
– Oui, monsieur le juge, comme il était convenu que Poch et son compagnon y reprendraient leur place.
– Et, cependant, le lendemain, dès quatre heures du matin, ce voyageur quittait la Croix-Rompue?…
– Aussi, ai-je été surpris, monsieur le juge, lorsque Kroff m’a dit que cet individu n’était plus à l’auberge…
– Et qu’en avez-vous conclu?… demanda M. Kerstorf.
– J’en ai conclu que son intention était de s’arrêter à Pernau, et, comme il n’avait à faire qu’une douzaine de verstes, il se sera décidé à les faire à pied.
– Si telle était son intention, fit observer le magistrat, il est singulier qu’il ne se soit pas rendu à Pernau le soir même, après l’accident de la voiture…
– En effet, monsieur le juge, répondit Broks, et c’est la réflexion que je me suis faite.»
L’interrogatoire du conducteur ne tarda pas à prendre fin, et Broks eut la permission de quitter la salle.
Lorsqu’il fut sorti, le major Verder dit au docteur Hamine:
«Vous n’avez pas d’autres constatations à faire sur le corps de la victime?…
– Non, major, répondit le docteur. J’ai relevé très exactement la place, la forme et la disposition de la blessure…
– Le coup a bien été porté avec un couteau?…
– Un couteau, dont la virole a laissé son empreinte sur la chair», affirma le docteur Hamine.
Peut-être était-ce là un indice qui servirait à l’instruction.
«Puis-je donner des ordres, s’informa alors M. Johausen, pour que le corps de ce pauvre Poch soit transporté à Riga, où se fera l’enterrement?…
– Vous le pouvez, répondit le juge.
– Nous n’avons donc plus qu’à partir?… demanda le docteur.
– Oui, répondit le major, puisqu’il n’y a pas d’autre témoin à entendre ici…
– Avant de quitter l’auberge, dit M. Kerstorf, je désire visiter une seconde fois la chambre du voyageur… Peut-être quelque indice nous a-t-il échappé?…»
Le magistrat, le major, le docteur et M. Johausen rentrèrent dans la chambre.
Le cabaretier les accompagnait, prêt à répondre à toutes les questions.
L’intention du juge était de fouiller les cendres de l’âtre, pour s’assurer qu’elles ne contenaient rien de suspect. Or, lorsque ses yeux se furent fixés sur le tisonnier de fer, déposé dans un angle du foyer, il le prit, l’examina et reconnut qu’il avait été déformé par un violent effort. Était-ce donc le levier qui avait servi à l’effraction du volet de la chambre de Poch…? Cela semblait plus que probable, et, en rapprochant cette constatation de celle qui avait relevé diverses éraflures sur l’entablement de la fenêtre, n’arrivait-t-on pas à cette conclusion presque certaine dont le magistrat entretint ses compagnons, lorsqu’ils furent sortis de l’auberge, alors que Kroff ne devait plus les entendre:
«Le crime ne peut avoir été commis que par trois personnes ou un malfaiteur venu du dehors, ou le cabaretier, ou le voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre. Or, la découverte du tisonnier, qui sera emporté comme pièce à conviction, les traces laissées sur la fenêtre ne permettent aucun doute. Le voyageur n’ignorait pas que le portefeuille de Poch contenait une somme considérable. La nuit, après avoir ouvert la fenêtre de sa chambre, il l’a franchie, et, se servant du tisonnier comme d’un levier, il a forcé le volet de la seconde chambre, il a frappé le garçon de banque pendant son sommeil, et, le vol accompli, il est revenu dans sa chambre, d’où il est sorti à quatre heures du matin, la figure toujours cachée sous son capuchon… Ce voyageur est sûrement l’assassin…»
Il n’y avait rien à répondre à cette argumentation. Quel était ce voyageur, et parviendrait-on à établir son identité?…
«Messieurs, dit alors le major Verder, les choses se sont évidemment passées comme vient de le dire M. le juge Kerstorf… Mais les enquêtes réservent bien des surprises, et l’on ne saurait prendre trop de précautions… Je vais fermer la chambre du voyageur, j’en emporterai la clef, et je laisserai ici deux agents en permanence… Ils auront ordre de ne point quitter l’auberge, et aussi de surveiller l’aubergiste.»
Cette mesure fut approuvée et le major donna ses instructions en conséquence.
Un peu avant de remonter dans la berline, M. Johausen, prenant à part le juge, lui dit:
«Il y a une particularité dont je n’ai encore fait part à personne, monsieur Kerstorf, et il est bon que vous la connaissiez…
– Laquelle?
– C’est que je possède les numéros des billets volés… Il y en avait cent cinquante de cent roubles chacun1 et dont Poch a fait une liasse…
– Ah! vous avez conservé les numéros?… répondit le magistrat en réfléchissant.
– Oui, comme d’habitude, et je vais signaler ces numéros aux différentes banques des Provinces et de Russie…
– Je pense qu’il n’en faut rien faire, répondit M. Kerstorf. Si vous prenez cette mesure, elle pourra venir à la connaissance du voleur, et il se défiera, il ira à l’étranger, il trouvera toujours un pays où les numéros des billets ne sont pas connus… Laissons-le donc agir en toute liberté et peut-être se fera-t-il prendre?»
Quelques instants après, la berline emportait le juge et son greffier, le banquier, le major Verder et le docteur Hamine.
Le kabak de la Croix-Rompue restait sous la surveillance de deux agents qui ne devaient s’absenter ni nuit ni jour.
A l’université de Dorpat
e 16 avril, le lendemain du jour où les magistrats avaient procédé à l’enquête dans l’auberge de la Croix-Rompue, un groupe de cinq à six jeunes étudiants arpentait la cour de l’Université de Dorpat, l’une des principales villes de la Livonie. Ils paraissaient mettre une certaine vivacité aux demandes et réponses qui s’échangeaient entre eux.
Leurs longues bottes craquaient sur le sable. Ils allaient et venaient, la taille étroitement serrée par leur ceinture de cuir, leur casquette, aux couleurs voyantes, coquettement inclinée sur l’oreille.
L’un disait:
«Pour mon compte, je garantis la fraîcheur des brochets qui figureront sur la table… Ils viennent de l’Aa, et ont été pris cette nuit même… Quant aux «stroemlings»2 ce sont les pêcheurs d’Oesel, auxquels on les a payés cher, qui les ont fournis, et je casserais la tête à quiconque ne les déclarerait pas délicieux, en les accompagnant d’un fin verre de kummel!
– Et toi, Siegfried?… demanda le plus âgé de ces étudiants.
– Moi, répondit, Siegfried, je me suis chargé du gibier, et qui soutiendrait que mes gelinottes et mes coqs de bruyère ne sont pas excellents aurait affaire à votre serviteur!
– Je réclame le prix d’excellence pour les jambons crus, déclara un troisième, et les jambons rôtis, et les «pourogens»… Que je meure à l’instant si l’on a jamais mangé de meilleurs gâteaux à la viande!… Je te les recommande particulièrement, mon cher Karl…
– Bien, répondit l’étudiant auquel son camarade venait de donner ce prénom. Grâce à toutes ces bonnes choses, nous célébrerons dignement la fête de l’Université… Mais, à une condition, c’est que cette fête ne soit pas troublée par la présence de ces Slavo-moscovito-russes…
– Non!… s’écria Siegfried, pas un de ceux qui commencent à porter trop haut la tête…
– Et auxquels nous saurons la rabaisser au niveau du ventre! répondit Karl. Et qu’il prenne garde à lui, celui qu’ils veulent reconnaître pour chef, ce Jean, que je me promets de remettre à sa place, s’il continue à prétendre se hausser à la nôtre!… Un de ces jours, je le prévois, nous aurons quelque affaire ensemble, et je ne voudrais pas avoir quitté l’Université sans l’avoir réduit à s’humilier devant ces Germains qu’il dédaigne…
– Lui et son grand ami Gospodin! ajouta Siegfried, en tendant son poing vers le fond de la cour.
– Gospodin comme tous ceux qui ont la pensée de devenir nos maîtres!… s’écria Karl. Ils verront si l’on a si facilement raison de la race germaine!… Slave, cela signifie esclave, et nous mettrons ces deux rimes-là au bout des vers de notre hymne livonien, et nous le leur ferons chanter…
– Chanter en mesure, en langue allemande!»répliqua Siegfried, tandis que ses compagnons poussaient un «hoch» formidable.
On le voit, si ces jeunes gens avaient bien fait les choses pour le repas du festival projeté, ils pensaient faire mieux encore en provoquant un conflit, peut-être même une querelle avec les étudiants d’origine slave. C’étaient d’assez mauvaises têtes, plus particulièrement ce Karl. Il exerçait, par son nom et sa situation, une sérieuse influence sur ses camarades, et pouvait les engager en quelque regrettable collision.
Quel était donc ce Karl, dont l’autorité s’imposait à une partie de cette jeunesse universitaire, ce garçon d’un caractère audacieux, mais vindicatif et querelleur?… De haute taille, la chevelure blond ardent, les yeux au regard dur, la physionomie méchante, jamais il n’hésitait à se mettre en avant.
Karl était le fils du banquier Frank Johausen. Cette année même, il allait terminer ses études à l’Université. Quelques mois encore, et il serait de retour à Riga, où sa place était tout naturellement marquée dans la maison de son père et de son oncle.
Et quel était ce Jean, à l’égard duquel Siegfried et lui n’avaient point ménagé leurs propos comminatoires?… N’at-on pas reconnu le fils de Dimitri Nicolef, le professeur de Riga, qui pouvait compter sur son camarade Gospodin, de même origine que lui, comme Karl Johausen sur son camarade Siegfried?
Dorpat, ancienne cité de la Hanse, a été fondée par les Russes en 1750. Cela est admis, bien que certains historiens veuillent faire remonter sa fondation à ce fameux an mil, qui devait voir la fin du monde.
Mais, s’il y avait doute sur la naissance de cette ville, l’une des plus charmantes des provinces Baltiques, ce doute ne saurait exister relativement à son Université célèbre que Gustave-Adolphe créa en 1632, et dont la réorganisation s’opéra en 1812, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Au dire de certains voyageurs, on prendrait Dorpat pour une ville de la Grèce moderne, et il semble que ses maisons aient été apportées toutes faites de la capitale du roi Othon.
Dorpat est peu commerçante, mais elle est étudiante, avec son Université, qui se divise en corporations ou plutôt en «nations», lesquelles ne sont pas unies par le solide lien de la fraternité. D’après ce qui précède, on a pu constater que les passions y sont aussi vivaces entre l’élément slave et l’élément germanique que parmi la population des autres villes de l’Esthonie, de la Livonie et de la Courlande.
Il s’ensuit donc que la tranquillité ne règne réellement à Dorpat que durant la période des vacances universitaires, alors que les insoutenables chaleurs de la canicule ont renvoyé les étudiants dans leurs familles.
Au surplus, leur nombre considérable, – environ neuf cents – exige un personnel de soixante-douze professeurs pour les divers cours de sciences et de lettres, cours qui se font en langue allemande, et qu’entretient annuellement un budget assez lourd de deux cent trente-quatre mille roubles. A quatre mille près, c’est le chiffre des volumes que renferme la riche bibliothèque de leur Université, l’une des plus importantes et des plus suivies de l’Europe.
Cependant Dorpat n’est pas absolument dépourvue de tout commerce, en conséquence de sa situation géographique, au croisement des principales routes des provinces Baltiques, à deux cents kilomètres de Riga, et à cent trente seulement de Pétersbourg. D’ailleurs, comment pourrait-elle oublier qu’elle fut une des plus prospères cités de la Hanse? Aussi, ce commerce, si peu développé qu’il soit, est-il concentré entre les mains germaniques. En somme, les Esthes, qui forment la population indigène, ne comprennent que des ouvriers, des manœuvres ou des domestiques.
Dorpat est pittoresquement bâtie sur une colline qui domine au sud le cours de l’Embach. De longues rues desservent ses trois quartiers. Les touristes y visitent son observatoire, sa cathédrale de style grec, les ruines d’une église ogivale. Ils ne quittent pas sans regret les allées de son jardin botanique, très apprécié des amateurs.
De même que l’élément germanique l’emportait alors parmi la population de Dorpat, de même, à cette époque, il était prédominant dans la classe universitaire.
Sur les neuf cents étudiants, on en comptait une cinquantaine au plus qui fussent de race slave.
Entre ces derniers, Jean Nicolef tenait le premier rang. Ses camarades le reconnaissaient, sinon pour leur chef, du moins pour leur porte-parole dans les conflits que la sagesse et la prudence du recteur ne parvenaient pas toujours à empêcher.
Ce jour-là, tandis que Karl Johausen et son groupe se promenaient à travers la cour, discutant on sait de quelle façon, à propos des éventualités qui pouvaient troubler leur festival, un autre groupe d’étudiants, bien moscovites de cœur et de naissance, s’entretenaient à l’écart et du même sujet.
L’un de ces étudiants, âgé de dix-huit ans, vigoureux pour son âge, d’une taille au-dessus de la moyenne, avait le regard franc et vif, la figure charmante, les joues à peine revêtues d’une barbe naissante, la lèvre déjà ornée d’une fine moustache. Dès le premier abord, ce jeune homme inspirait la sympathie, bien que sa physionomie fût sérieuse, – celle d’un zélé, d’un laborieux, déjà hanté par les préoccupations de l’avenir.
Jean Nicolef allait achever sa seconde année à l’Université. On l’eût reconnu rien qu’à sa ressemblance avec sa sœur Ilka. C’étaient deux natures graves et réfléchies, très pénétrées des sentiments du devoir, et lui peut-être plus que ne comportait sa jeunesse.
On comprend donc qu’il devait exercer un certain ascendant sur ses compagnons par le zèle dont il s’animait pour la défense des idées slaves.
Son camarade Gospodin appartenait à une riche famille esthonienne de Revel. Bien qu’il fût plus âgé d’un an que Jean Nicolef, il montrait moins de sérieux dans ses actes. C’était un garçon plus prompt à l’attaque qu’à la riposte, plus avide de distractions, plus adonné aux exercices de sport; doué d’un excellent cœur et éprouvant pour Jean une amitié sincère, il était de ceux sur lesquels celui-ci pouvait compter.
De quoi auraient pu parler entre eux ces jeunes gens, sinon des préparatifs du festival qui passionnait les diverses corporations de l’Université?…
Et, suivant son habitude, Gospodin s’abandonnait à sa fougue, à son impétuosité naturelle, que Jean essayait en vain de maîtriser.
«Oui, s’écriait-il, ils prétendent nous exclure de leur banquet, ces tudesques!… Ils ont refusé nos cotisations pour que nous n’ayons pas le droit d’y prendre part!… Ils auraient eu honte de choquer leurs verres contre les nôtres!… Mais tout n’est pas dit, et leur repas pourrait bien finir avant le dessert!
– C’est indigne, j’en conviens, répondit Jean. Cependant cela vaut-il la peine que nous allions leur chercher querelle?… Ils s’obstinent à fêter de leur côté, soit!… fêtons du nôtre, mon cher Gospodin, et nous n’en viderons pas moins gaiement nos gobelets en l’honneur de l’Université!»
Or, l’impétueux Gospodin ne l’entendait pas ainsi. Accepter cette situation, ce serait une reculade, et il s’emportait, il s’exaltait par ses propres paroles.
«C’est entendu, Jean, répliqua-t-il, tu es le bon sens même, et personne ne doute que tu n’aies autant de courage que de raison!… Quant à moi, je ne suis pas raisonnable, et je ne veux pas l’être! Je considère que l’attitude de Karl Johausen et de sa bande est injurieuse envers nous, et je ne le souffrirai pas plus longtemps…
– Laisse donc ce Karl, cet Allemand, tranquille, Gospodin, répondit Jean Nicolef et ne t’inquiète ni de ses actes ni de ses paroles!… Dans quelques mois, lui et toi vous aurez quitté l’Université, et il n’est pas probable que vous vous rencontriez jamais, du moins dans des conditions où la question d’origine et de race sera en jeu…
– C’est possible, sage Nestor! riposta Gospodin, et que c’est beau d’être maître de soi comme tu l’es!… Mais, de partir d’ici sans avoir infligé à ce Karl Johausen la leçon qu’il mérite, je ne m’en consolerais pas!
– Voyons, dit Jean Nicolef, ne nous donnons pas, aujourd’hui du moins, les premiers torts, en le provoquant sans motif…
– Sans motif?… s’écria le bouillant jeune homme. J’en ai mille et mille: sa figure qui ne me revient pas, son attitude qui me choque, le son de sa voix qui me déplaît, son regard dédaigneux, l’air de supériorité qu’il prend et que ses camarades encouragent en le reconnaissant pour chef de leur corporation!
– Tout cela n’est pas sérieux, Gospodin, déclara Jean Nicolef, qui prit le bras de son camarade par un instinctif mouvement d’amitié. Tant qu’il n’y aura pas une injure directe, je ne vois pas en tout ceci matière à provocation!… Ah! si l’injure se produisait, je n’attendrais personne pour y répondre, tu peux m’en croire, mon camarade!…
– Et tu nous aurais à tes côtés, Jean, affirmèrent les autres jeunes gens du groupe.
– Je le sais, dit l’intraitable Gospodin. Mais je m’étonne que Jean ne se trouve pas particulièrement visé par ce Karl…
– Que veux-tu dire, Gospodin?…
– Je veux dire que si, nous autres, nous n’avons avec ces Germains que des rivalités d’école, Jean Nicolef est autrement engagé vis-à-vis de Karl Johausen!…»
Jean savait de reste à quoi Gospodin faisait allusion. La rivalité des Johausen et des Nicolef à Riga était connue des étudiants de l’Université. On n’ignorait pas que les chefs de ces deux familles étaient opposés l’un à l’autre dans cette lutte qui allait les mettre aux prises sur le terrain électoral, l’un porté par l’opinion publique, encouragé par l’autorité administrative, afin d’abattre l’autre.
Aussi, Gospodin avait-il tort d’exciper de cette situation personnelle de son camarade pour étendre jusqu’aux fils la rivalité des pères.
Par malheur, lorsque la colère le prenait, il ne se contenait plus et dépassait toute mesure.
Cependant Jean n’avait pas répondu. Sa figure avait légèrement pâli dans un reflux de son sang au cœur.
Mais, assez fort pour se posséder, après un regard ardemment jeté vers l’extrémité de la cour, où paradait le groupe de Karl Johausen:
«Ne parlons pas de cela, Gospodin, dit-il d’une voix grave qui tremblait un peu. Je n’ai jamais fait intervenir le nom de M. Johausen dans nos discussions, et fasse Dieu que Karl soit aussi réservé vis-à-vis de mon père que je le suis vis-à-vis du sien!… S’il manquait à cette réserve…
– Jean a raison, dit un des étudiants, et Gospodin a tort. Ne nous occupons pas de ce qui se passe à Riga, mais bien de ce qui se passe à Dorpat.
– Oui, répliqua Jean Nicolef, qui désirait ramener la conversation à son premier sujet. Toutefois n’exagérons rien et voyons la tournure que prendront les choses…
– Ainsi, Jean, demanda l’étudiant, tu ne penses pas que nous ayons à protester contre l’attitude de Karl Johausen et de ses camarades, à propos de ce banquet dont ils nous ont exclus?…
– Je pense que, sauf incidents nouveaux, nous ne devons montrer que la plus complète indifférence.
– Va pour l’indifférence! répondit Gospodin en secouant la tête d’un air peu approbatif. Reste à savoir si nos camarades s’y résigneront… Ils sont furieux, Jean, je t’en préviens…
– Grâce à toi, Gospodin.
– Non, Jean, et il suffira d’un regard dédaigneux, d’un mot malsonnant pour mettre le feu aux poudres!
– Bon! s’écria Jean Nicolef en souriant, les poudres ne feront pas explosion, mon camarade, car nous aurons eu soin de les noyer dans le Champagne!»
C’était la raison même qui inspirait cette réponse de la plus sage de ces jeunes têtes. Mais les autres étaient montées… Suivraient-elles ces conseils de prudence?… Comment la journée se terminerait-elle?… Ce festival ne serait-il pas l’occasion d’un désordre?… Si les provocations ne venaient pas du côté slave, ne viendraient-elles pas du côté allemand?… On devait le craindre.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas que le recteur de l’Université eût conçu de très sérieuses inquiétudes. Depuis quelque temps, il ne l’ignorait point, la politique, ou tout au moins cette lutte du slavisme et du germanisme tendait à s’accentuer dans le monde des étudiants.
La très grande majorité entendait maintenir à l’Université les traditions, les idées qui dataient de son origine.
Le gouvernement savait qu’il y avait là un ardent foyer de résistance aux tentatives de russification dont les provinces Baltiques étaient menacées. Prévoyait-on quelles seraient les conséquences de troubles qui se produiraient à cette occasion?… Il convenait d’y prendre garde. Si ancienne, si respectable que fût l’Université de Dorpat, elle n’était pas à l’abri d’un ukase impérial, en cas qu’elle devînt le centre d’une agitation contre le mouvement panslaviste. Le recteur observait donc de très près ces dispositions des étudiants. Les professeurs, bien qu’ils fussent tous acquis aux idées allemandes, les redoutaient aussi… Peut-on dire où s’arrêterait cette jeunesse, lancée dans les luttes de la politique?…
En réalité, quelqu’un, ce jour-là, eut plus d’influence que le recteur. Ce fut Jean Nicolef. Si le recteur n’avait pu obtenir que Karl Johausen et ses amis renonçassent à exclure du banquet Jean et ses camarades, celui-ci obtint de Gospodin et des autres qu’ils ne troubleraient point le festival. On ne pénétrerait pas dans la salle du banquet. On ne répondrait pas par des chansons russes aux chansons allemandes, – à la condition, toutefois, de n’être ni provoqué ni insulté. Et qui pouvait répondre de ces têtes échauffées par le vin?… Jean Nicolef et ses camarades se réuniraient au-dehors, ils fêteraient cet anniversaire à leur façon et resteraient tranquilles si personne ne se hasardait à troubler leur tranquillité.
Cependant la journée s’avançait. En masse, les étudiants occupaient la grande cour de l’Université. Les études chômaient ce jour-là. Rien à faire qu’à se promener par bandes, à s’observer, à s’éviter aussi. On pouvait toujours redouter, même avant l’heure du banquet, qu’un incident quelconque n’occasionnât une provocation d’abord, une conflagration ensuite. Étant donnée la disposition des esprits, peut-être eût-il mieux valu interdire ce festival?… Mais, d’empêcher la célébration de cet anniversaire, cela n’eût-il pas surexcité les corporations, fourni un prétexte à ces troubles que l’on voulait précisément prévenir?… Une Université n’est point un collège où l’on s’en tire avec des punitions et des pensums. Ici, il faudrait en arriver aux expulsions, chasser les meneurs, et c’eût été une mesure grave.
Jusqu’à l’heure du banquet – quatre heures du soir – Karl Johausen, Siegfried et leurs amis ne quittèrent pas la cour. La plupart des étudiants venaient échanger quelques paroles avec eux, comme s’ils eussent attendu les instructions de leur chef. Le bruit avait couru que le banquet serait interdit, – bruit erroné d’ailleurs, car, ainsi qu’il a été dit, cette interdiction aurait pu déterminer un éclat.
Mais cela avait suffi pour motiver des allées et venues entre les groupes.
Jean Nicolef et ses camarades, eux, ne voulurent pas s’inquiéter de cet état de choses. Ils se promenaient à l’écart, ainsi qu’ils le faisaient d’habitude, et se croisaient parfois avec les autres étudiants.
On se dévisageait alors. Des regards sortaient ces provocations que les lèvres ne laissaient pas s’échapper encore. Jean restait calme, affectait l’indifférence. Mais que de peine il éprouvait à contenir Gospodin!
Celui-ci ne détournait pas la tête, même en signe de dédain, il ne baissait pas les yeux. Son regard s’engageait comme le fer d’une épée avec celui de Karl.
Il s’en fallait de rien que cette attitude ne donnât lieu à une altercation, qui ne se fût certainement pas bornée à mettre ces deux seuls adversaires aux prises.
Enfin, la cloche du banquet se fit entendre. Karl Johausen, précédant ses camarades – plusieurs centaines – se dirigea vers la salle de l’amphithéâtre qui leur avait été réservée.
Bientôt, il ne resta plus dans la cour que Jean Nicolef, Gospodin et la cinquantaine d’étudiants slaves, attendant l’instant de quitter l’Université pour rentrer dans leurs familles ou chez leurs correspondants.
Puisque rien ne les retenait, peut-être eussent-ils sagement fait en partant sur l’heure. C’était l’avis de Jean Nicolef, mais en vain essaya-t-il de le faire partager à ses camarades. Il semblait que Gospodin et quelques autres fussent enchaînés au sol, attirés même vers l’amphithéâtre comme par un aimant.
Vingt minutes s’écoulèrent ainsi. Ils se promenaient en silence. Ils se rapprochaient des fenêtres de la salle ouvertes sur la cour. Que voulaient-ils donc?… Écouter les bruyants propos qui s’en échappaient, et riposter si des paroles malséantes arrivaient à leurs oreilles?…
En vérité, les convives n’eurent pas besoin d’attendre la fin du banquet pour préluder aux chants et aux toasts. Leurs têtes s’étaient enflammées dès les premières coupes vidées. A travers les fenêtres, ils avaient vu Jean Nicolef et les autres à portée de les entendre. Aussi en vinrent-ils aux personnalités.
Jean fit un dernier effort.
«Partons… dit-il à ses camarades.
– Non! répondit Gospodin.
– Non! répondirent les autres.
– Vous ne voulez ni m’écouter ni me suivre?…
– Nous voulons écouter ce que ces Germains ivres se permettent de dire, et, si cela ne nous convient pas, c’est toi qui nous suivras, Jean!
– Viens, Gospodin, dit Jean, je le veux!
– Attends, répondit Gospodin, et, dans quelques minutes, tu ne le voudras plus!»
Au-dedans redoublait le tumulte, éclats de voix qui se mélangeaient, bruit de verres choqués, cris et hochs qui détonaient comme une mitraillade.
Puis un chœur fut entonné à pleine poitrine, – ce chant, qui se traîne sur un monotone trois-quatre, si en honneur dans les universités allemandes:
Gaudeamus igitur,
Juvenes dum sumus!
Post jucundam juventutem,
Post molestam senectutem,
Nos habebit humus!
On en conviendra, ces paroles ne sont rien moins que réjouissantes, et ne méritent qu’un air d’enterrement. Autant chanter un De Profundis au dessert! Après tout, ce chant est bien dans la note germanique.
Mais, voici qu’une voixse fit entendre, disant:
«O Riga, qui t’a faite si belle?… L’esclavage des Livoniens !… Puissions-nous, un jour, avec l’argent, acheter ton château auxAllemands et les faire danser sur des pierres chauffées!…»
C’était Gospodin qui venait de lancer cet hymne russe de si large envergure.
Puis, après lui et avec lui, ses camarades firent retentir les airs du refrain de «Boje-Tsara-Krani», l’hymne moscovite d’un si grand et si religieux caractère.
Soudain, la porte de la salle s’ouvrit. Une centaine d’étudiants s’élancèrent dans la cour.
Ils entourèrent le groupe slave, au centre duquel se trouvait Jean Nicolef, impuissant désormais à retenir ses camarades, surexcités par les cris et les gestes de leurs adversaires. Bien que Karl Johausen ne fût pas avec eux pour les pousser à la violence, – il était encore dans l’amphithéâtre, – leur Gaudeamus igitur, vociféré, hurlé même, essayait d’étouffer l’hymne russe dont la puissante mélodie perçait malgré leurs efforts.
A ce moment, deux étudiants se trouvèrent face à face, prêts à se jeter l’un sur l’autre – Siegfried et Gospodin. Était-ce entre eux que cette question de races allait se décider?… Les deux partis ne prendraient-ils pas fait et cause pour leurs champions?… Cette altercation ne dégénérerait-elle pas en une bataille générale, dont la responsabilité retomberait sur l’Université elle-même?…
En entendant le tumulte provoqué par la sortie des convives du banquet, le recteur s’était hâté d’intervenir. Quelques-uns des professeurs, s’étant joints à lui, parcouraient maintenant la cour à travers les groupes. Ils essayaient de calmer ces jeunes gens prêts à en venir aux mains. Ils n’y arrivaient pas. L’autorité du recteur était méconnue…
Que pouvait-il d’ailleurs au milieu de ces «germaniques» dont le nombre grossissait à mesure que se vidait la salle de l’amphithéâtre?…
Jean Nicolef et ses camarades, malgré leur infériorité numérique, ne cédaient ni devant les menaces ni devant les injures.
En ce moment, Siegfried, le verre à la main, s’approchant de Gospodin, lui en jeta le contenu au visage.
C’était le premier coup porté, et il allait être suivi de mille autres.
Et, cependant, rien qu’à la vue de Karl Johausen, qui venait d’apparaître sur les marches du perron, on s’arrêta de part et d’autre. Les rangs s’ouvrirent, et le fils du banquier put se diriger vers le groupe où se tenait le fils du professeur.
On ne saurait dépeindre l’attitude de Karl en cet instant. Calme, ce n’était pas la colère que sa physionomie respirait, c’était le dédain, le mépris, à mesure qu’il s’approchait de son adversaire. Ses camarades ne pouvaient s’y tromper: il ne venait là que pour lui jeter une nouvelle injure à la face.
Au tumulte avait succédé un silence plus terrible encore. On sentait que le conflit, qui précipitait l’une sur l’autre les corporations rivales de l’Université, allait se dénouer entre Jean Nicolef et Karl Johausen.
Cependant Gospodin, ne songeant plus à Siegfried, attendit que Karl se fût avancé de quelques pas, et fit un mouvement pour lui barrer le passage.
Jean le retint.
«Cela me regarde!» dit-il simplement.
Et, en somme, il avait raison de dire que cela le regardait, et lui seul.
Aussi, gardant le plus parfait sang-froid, écarta-t-il de la main ceux de ses camarades qui voulaient s’interposer.
«Tu ne m’empêcheras pas… s’écria Gospodin au paroxysme de la colère.
– Je le veux!» répondit Jean Nicolef, et d’une voix si résolue qu’il n’y avait pas à lui résister.
Alors, s’adressant à la masse des étudiants et de manière à être entendu de tous:
«Vous êtes des centaines, dit-il, et nous ne sommes pas cinquante!… Attaquez-nous donc!… Nous nous défendrons, nous succomberons!… Mais vous vous serez conduits comme des lâches!…»
Un cri de fureur lui répondit.
Karl fît signe alors qu’il voulait parler.
Le silence se rétablit.
«Oui, dit-il, nous serions des lâches!… Y a-t-il un de ces Slaves qui veuille prendre l’affaire à son compte?…
– Nous tous!» s’écrièrent les camarades de Jean.
Celui-ci se rapprochant dit:
«Ce sera moi, et si Karl cherche à être personnellement provoqué, je le provoque…
– Toi?… s’écria Karl, en faisant un geste de mépris.
– Moi! répondit Jean. Choisis deux de tes amis… J’ai déjà fait choix des miens…
– Toi… te battre avec moi?…
– Oui… demain, si tu n’es pas prêt en ce moment. A l’instant même, si tu le veux!»
Il n’est pas rare que les étudiants aient de ces affaires, et mieux vaut que les autorités ferment les yeux, car les conséquences n’en sont jamais très graves.
Cette fois, il est vrai, il y avait lieu de craindre que l’issue ne fût fatale, tant les adversaires étaient sous le coup d’une animosité personnelle.
Karl s’était croisé les bras, et, regardant Jean de la tête aux pieds:
«Ah! dit-il, tu as déjà fait choix de tes témoins?…
– Les voici, répliqua Jean, en indiquant Gospodin et un autre étudiant.
– Et tu crois qu’ils consentiront?…
– Si nous consentirons!… s’écria Gospodin.
– Eh bien, moi, répondit Karl, il y a une chose à laquelle je ne consentirai pas, Jean Nicolef, c’est de me battre avec toi!…
– Et pourquoi, Karl?…
– Parce que l’on ne se bat pas avec le fils d’un assassin!…»
1 Les billets russes sont tous émis par l’État, en coupons de 500, 400, 50, 25, 10, 5, 3 et 1 rouble. Ce papier-monnaie représente presque exclusivement l’instrument monétaire de la Russie. Ces billets d’État sont à cours forcé. Leur émission est réglée par un service administratif, ressortissant du ministère des finances, et placé sous la surveillance du Conseil des établissements de crédit de l’Empire, qui s’adjoint deux conseillers pris parmi la noblesse et les négociants de Pétersbourg. Le rouble-papier valait environ 2 fr. 75 à cette époque, et le rouble-argent était calculé à 4 francs. Actuellement, on connaît les réformes récentes des monnaies russes.
2Petits poissons crus marines, très estimés en Livonie.