Jules Verne
Un Drame en Livonie
(Chapitre IX-XII)
Trente-trois illustrations par L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
© Andrzej Zydorczak
Chapitre IX
Dénonciation
oici ce qui s’était passé la journée précédente à Riga, où le juge Kerstorf, le major Verder, le docteur Hamine et M. Frank Johausen étaient rentrés dans la nuit du 15 au 16 avril.
Douze heures auparavant, dès le matin, s’était répandue la nouvelle du crime commis au kabak de la Croix-Rompue. En même temps que l’assassinat on apprenait le nom de la victime, Poch, le garçon de banque.
Cet infortuné était très connu de toute la ville. Chaque jour on le rencontrait, lorsque, la sacoche pendue à son épaule, sous le bras le portefeuille retenu à sa ceinture par une chaînette de cuivre, il allait faire les recouvrements pour la maison Johausen frères. Homme bon et serviable, d’heureuse et belle humeur, très aimé et estimé, il n’avait que des amis, pas un ennemi. A la veille d’épouser Zénaïde Parensof, après une si longue attente, grâce à son travail, à sa conduite, à la régularité de son existence, à la sympathie qu’il inspirait, ses économies lui permettaient, en les joignant à celles de sa femme, d’assurer leur avenir. Le surlendemain, les futurs devaient se trouver en présence du pasteur protestant qui célébrerait leur union. Il y aurait une fête de famille à laquelle se joindraient les collègues des autres banques, afin de prendre joyeuse part à la cérémonie nuptiale. On ne doutait pas que MM. Johausen frères voulussent l’honorer de leur présence. Les préparatifs étaient commencés, achevés même… Et voilà que Poch venait de tomber sous les coups d’un assassin, dans un cabaret isolé, sur l’une des routes de la Livonie !… Quel effet produisit cette nouvelle!
Et, paraît-il, on ne put éviter que Zénaïde ne l’apprît brusquement, sans préparation, en lisant un journal qui insérait la dépêche et ne donnait aucun détail.
La pauvre femme fut comme foudroyée. Ses voisins d’abord, Mme Johausen ensuite, lui apportèrent des consolations et des secours. Peut-être la pauvre femme ne se relèverait-elle pas d’un si terrible coup.
Cependant, si on connaissait la victime, on ne connaissait pas le meurtrier. Au cours de ces deux journées du 14 et du 15, alors que la justice s’était rendue sur les lieux et procédait à son enquête, rien n’avait transpiré à ce sujet. Il convenait d’attendre le retour des magistrats, et encore était-il possible qu’ils n’eussent point découvert l’auteur du crime.
Quant au meurtrier, quel qu’il fût, il était voué à l’exécration publique. Ce ne serait pas assez pour le châtier de toute la sévérité des lois. On était à regretter le temps où les plus épouvantables tortures précédaient l’expiation suprême. Il ne faut pas oublier que ce drame judiciaire a pour théâtre les provinces Baltiques où, sans remonter à une lointaine époque, la justice procédait d’une façon barbare contre les condamnés à la peine capitale. On les tenaillait d’abord au fer rouge, on les livrait au supplice des verges, mille coups quelquefois, six mille même, qui ne frappaient plus qu’un cadavre. Il y avait de ces patients que l’on enfermait entre quatre murs, où ils mouraient dans les tortures de la faim, – à moins qu’on ne voulût leur arracher des révélations.
Alors on les nourrissait uniquement de viande ou de poisson salés, sans jamais les abreuver d’une seule goutte d’eau – genre de «question» qui arrachait bien des réponses.
Les mœurs se sont sensiblement adoucies, au point que, si la peine de mort a été maintenue en Russie pour les crimes politiques, elle est abolie pour les crimes de droit commun, et remplacée par les travaux forcés dans les mines sibériennes. La déportation pour l’assassin du kabak de la Croix-Rompue, ce ne suffisait pas à satisfaire la population rigane.
Ainsi que cela a été dit, des ordres avaient été donnés relativement au transport de la victime. Ce n’était pas qu’il y eût lieu de faire de nouvelles constatations à Riga.
Le docteur Hamine avait minutieusement relevé dans son procès-verbal la nature et la forme de la blessure, et les empreintes du coup de couteau à son orifice extérieur.
Mais M. Frank Johausen tenait à ce que les funérailles du garçon de banque fussent faites dans la ville, funérailles, commandées par la pitié et la sympathie, qui seraient entièrement à la charge de sa maison.
Dès la matinée du 16, le major Verder se présenta au cabinet de son chef hiérarchique, le colonel de police Raguenof. Ce fonctionnaire attendait impatiemment d’être mis au courant de l’affaire afin de lancer ses meilleurs limiers sur la piste du meurtrier, si quelques indications le permettaient. On verrait plus tard s’il serait nécessaire d’en référer au gouverneur des provinces. Jusqu’à plus ample information, il semblait bien qu’il ne s’agissait que d’un crime de droit commun, un assassinat suivi de vol.
Le major rapporta tous les détails de l’enquête au colonel Raguenof, les circonstances dans lesquelles le crime avait été commis, les indices relevés au cours des perquisitions, les constatations qui avaient été faites par le docteur Hamine.
«Je vois, lui répondit le colonel, que vos soupçons visent plus particulièrement ce voyageur qui a passé la nuit dans l’auberge…
– Très particulièrement, mon colonel.
– Le cabaretier Kroff n’a pas eu une attitude suspecte pendant l’enquête?…
– Il venait naturellement à l’esprit qu’il pouvait être l’assassin, répondit le major, bien qu’il n’y ait rien à reprendre dans ses antécédents. Mais, après les traces observées à la fenêtre de la chambre de ce voyageur, dont le départ a été si matinal; après la découverte, dans ladite chambre, du tisonnier qui a servi à forcer les contrevents, nous n’avions plus de doute sur l’auteur du crime.
– Il sera bon, cependant, de surveiller ce Kroff…
– Assurément, mon colonel. Aussi deux de mes agents gardent-ils la maison, et le cabaretier doit se tenir à la disposition de la justice.
– Ainsi, reprit le colonel Raguenof en insistant, vous n’attribuez même pas ce meurtre à quelque malfaiteur du dehors, qui aurait pu pénétrer dans la chambre de la victime?…
– Je ne veux pas être trop affirmatif, répondit le major, mais il m’est difficile de l’admettre, tant les présomptions se changent en certitudes, lorsqu’on les applique au compagnon de Poch.
– Je vois que votre conviction est faite, major Verder…
– Ma conviction, comme celle du juge Kerstorf, du docteur Hamine et de M. Johausen… Vous remarquerez que ce voyageur a toujours cherché à ne point être reconnu, aussi bien lorsqu’il est arrivé au kabak qu’au moment où il en est parti…
– Et il n’a pas dit où il allait en sortant de l’auberge de la Croix-Rompue?…
– Non, mon colonel.
– Ne peut-on supposer que son intention était, en quittant Riga, de se rendre à Pernau?…
– Hypothèse très plausible, mon colonel, bien qu’il eût retenu sa place jusqu’à Revel.
– Aucun étranger n’a été vu à Pernau pendant les journées du 14 et du 15?…
– Aucun, affirma le major Verder, et pourtant la police était en éveil, l’assassinat lui ayant été signalé le jour même… Où est allé ce voyageur?… A-t-il gagné Pernau?… Ne s’est-il pas enfui hors des provinces Baltiques, avec le produit de son vol?…
– En effet, major Verder, et il est à croire que la proximité des ports lui aura fourni l’occasion de s’échapper…
– Lui fournira cette occasion, mon colonel, repartit le major, car actuellement c’est à peine si la navigation est libre dans la mer Baltique ou sur le golfe de Finlande… Les renseignements que j’ai reçus constatent que pas un navire n’a encore pu prendre le large… Si donc ledit voyageur cherche à s’embarquer, il faut qu’il attende quelques jours, soit dans une bourgade de l’intérieur, soit dans un des ports du littoral, Pernau, Revel…
– Ou Riga, répondit le colonel Raguenof. Pourquoi n’y serait-il pas revenu?… Peut-être est-ce ici qu’il trouverait à dépister plus sûrement la police?…
– Cela me paraît peu probable, mon colonel, mais enfin il faut tout prévoir, et nos agents seront chargés de visiter les navires en partance. Dans tous les cas, la débâcle ne sera pas complète avant la fin de la semaine, et, jusque-là, je donnerai des ordres pour que la surveillance de la ville et du port soit sévèrement organisée.»
Le colonel approuva les diverses mesures projetées par son subordonné, en les étendant à tout le territoire des provinces Baltiques.
Le major Verder lui promit de le tenir au courant. Quant à l’enquête, elle serait poursuivie par le juge Kerstorf, et l’on pouvait se reposer sur cet actif magistrat du soin de réunir tous les documents relatifs à cette affaire.
D’ailleurs, après cette conversation avec le major Verder, le colonel Raguenof ne mettait plus en doute que l’assassin ne fût le voyageur qui accompagnait le garçon de banque à l’auberge de Kroff. Il existait contre lui des charges accablantes. Mais qui était-il?…
Et comment parviendrait-on à établir son identité, puisqu’il n’était connu ni du conducteur Broks, qui l’avait pris à Riga au départ de la malle, ni du cabaretier Kroff, qui l’avait hébergé dans son kabak?… Ni l’un ni l’autre n’ayant aperçu son visage, ils ne pouvaient dire s’il était jeune ou vieux. En ces conditions, sur quelle piste lancer les agents?… De quel côté diriger les recherches?… De quels nouveaux témoins l’instruction attendrait-elle une révélation qui lui permît d’agir avec quelque chance de succès?…
C’était l’obscurité complète.
On verra bientôt comment cette obscurité fut soudainement illuminée d’une lueur, comment cette nuit devint le jour.
Ce matin-là, après avoir rédigé son rapport médico-légal sur l’Affaire de la Croix-Rompue, le docteur Hamine était allé le porter au cabinet de M. Kerstorf.
«Aucun nouvel indice?… demanda-t-il au magistrat.
– Aucun, docteur.»
En quittant le cabinet du juge, le docteur Hamine rencontra le consul de France, M. Delaporte. Chemin faisant, il lui parla de l’affaire et des difficultés qu’elle présentait.
«En effet, répondit le consul, et, s’il paraît certain que ce voyageur est l’auteur du crime, il est au moins douteux que l’on parvienne à le découvrir… Vous attachez, docteur, une grande importance à cette constatation que le coup a été porté avec un couteau dont la virole a laissé une empreinte autour de la blessure?… Soit!… Mais de là à retrouver ce couteau…
– Qui sait?… répondit le docteur Hamine.
– Nous verrons bien, dit M. Delaporte. A propos, avez-vous des nouvelles de M. Nicolef?
– Des nouvelles de Dimitri?… demanda le docteur. Et comment en aurais-je, puisqu’il est en voyage?…
– En effet, répondit le consul, et depuis trois jours!… Et c’est singulier, plus j’y réfléchis…
– Oui… observa le docteur Hamine.
– Et, hier, Mlle Nicolef n’avait encore reçu aucune nouvelle…
– Allons voir Ilka, proposa le docteur. Peut-être le facteur lui a-t-il remis ce matin une lettre de son père, ou peut-être Nicolef est-il de retour chez lui?…»
M. Delaporte et le docteur Hamine se dirigèrent vers le faubourg à l’extrémité duquel s’élevait la maison du professeur.
Lorsqu’ils furent à la porte, ils demandèrent si Mlle Nicolef pouvait les recevoir.
Sur la réponse affirmative de la servante, ils furent aussitôt introduits dans la salle où se tenait Ilka.
«Ma chère Ilka, ton père est-il revenu?… demanda tout d’abord le docteur.
– Il n’est pas revenu…» répondit la jeune fille.
Et, à sa figure pâle et soucieuse, on voyait combien elle devait être inquiète.
«Mais, mademoiselle, avez-vous eu de ses nouvelles?» reprit le consul.
Un signe négatif d’Ilka fut sa seule réponse.
«Cette absence est inexplicable, reprit le docteur, non moins que la cause du voyage de Dimitri…
– Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur à mon père!… murmura la jeune fille d’une voix troublée. Les crimes sont fréquents en Livonie depuis quelque temps…»
Le docteur Hamine voulut la rassurer, étant, en somme, plus surpris qu’inquiet de cette absence.
«Il ne faut rien exagérer, dit-il, et l’on peut encore voyager avec quelque sécurité!… Il est vrai, un meurtre a été commis du côté de Pernau… et, si on ne connaît pas l’assassin, on connaît la victime… un malheureux garçon de banque…
– Vous le voyez, mon bon docteur, fit observer Ilka, les routes ne sont pas très sûres, et voilà bientôt quatre jours que mon père est parti… Ah! j’ai malgré moi le pressentiment de quelque malheur…
– Rassurez-vous, ma chère enfant, dit le docteur en lui prenant les mains, il ne faut pas vous abandonner!… Dimitri ayant prévenu qu’il serait absent deux ou trois jours… il n’y a pas de retard inquiétant.
– Vous dites ce que vous pensez, docteur?… demanda la jeune fille en le regardant.
– Certainement, Ilka, certainement, et je n’aurais aucune inquiétude, je vous assure, si je savais quelle a été la cause de ce voyage… Avez-vous le mot que votre père a laissé avant de partir?…
– Le voici!» répondit Ilka en tirant de sa poche un billet qu’elle remit au docteur.
M. Delaporte lut attentivement. Rien de plus à tirer de cette phrase laconique de Dimitri que sa fille avait lue et relue maintes fois.
«Ainsi, reprit le docteur, il ne vous a pas embrassée au moment de son départ?…
– Non, mon bon docteur, répondit Ilka, et même, la veille, en le faisant comme chaque soir, il m’a semblé que sa pensée était à tout autre chose…
– Peut-être, fit observer le consul, M. Nicolef avait-il quelque sujet de préoccupation?…
– Il était rentré plus tard que d’habitude, vous vous en souvenez, docteur… Retenu par une leçon qui s’était prolongée… a-t-il prétendu.
– En effet, répondit le docteur Hamine, il m’a paru moins libre d’esprit qu’à l’ordinaire!… Mais, j’insiste sur ce point, ma chère Ilka, après notre départ, qu’a fait Dimitri?…
– Il m’a dit bonsoir et est remonté dans sa chambre, tandis que j’ai regagné la mienne…
– Et, depuis, il n’a pu recevoir de visite qui ait pu motiver ce voyage?…
– Non, assurément, répondit la jeune fille. Je pense qu’il a dû se coucher aussitôt, car je n’ai entendu aucun bruit pendant la soirée…
– Votre servante ne lui a point remis une lettre qui serait arrivée plus tard?…
– Non, docteur, et je puis affirmer que la porte de la maison ne s’est pas rouverte, après s’être refermée sur vous.
– Il est donc certain que, ce soir-là, son projet était déjà arrêté…
– Nul doute à cet égard, ajouta M. Delaporte.
– Nul doute! répondit le docteur. Et, le lendemain matin, ma chère enfant, après avoir lu le billet de votre père, vous n’avez pas cherché à savoir quelle direction il avait prise en quittant sa maison?…
– Comment l’aurais-je pu, répondit Ilka, et même pourquoi l’aurais-je fait?… Mon père a eu des raisons qu’il n’a cru devoir communiquer à personne, pas même à sa fille… Aussi, si je suis inquiète, c’est moins parce que mon père s’est absenté que parce que son absence se prolonge…
– Non, Ilka, non!… répondit le docteur Hamine, qui voulait absolument rassurer la jeune fille, Dimitri est encore dans les délais qu’il a fixés, et cette nuit, ou demain au plus tard, il sera de retour!»
Au fond, le docteur était peut-être plus inquiet des motifs qui avaient pu déterminer ce voyage que du voyage même.
Puis, M. Delaporte et lui, prenant congé, promirent de revenir dans la soirée pour avoir des nouvelles de Dimitri.
La jeune fille resta sur le seuil de la maison jusqu’au moment où tous deux disparurent au tournant de la rue. Puis, pensive, agitée de sombres pressentiments, elle regagna sa chambre.
Presque à la même heure, dans le cabinet du major Verder, se révélait un fait relatif au crime de la Croix-Rompue, et qui allait mettre le magistrat sur la trace du coupable.
Ce jour-là, dès le matin, la brigade dirigée par Eck était rentrée à Riga.
On ne l’a pas oublié, ces agents avaient été envoyés dans le nord de la province, où, depuis quelque temps, se commettaient nombre d’attentats contre les personnes et les propriétés. Il y a lieu de rappeler aussi que, huit jours auparavant, Eck opérait aux environs du lac Peipous, à la recherche d’un évadé des mines de Sibérie, et qu’il avait dû le poursuivre jusqu’en vue de Pernau.
Mais le fugitif, se jetant au milieu des glaçons en dérive de la Pernova, disparut dans la débâcle de la rivière.
Ce malfaiteur avait-il péri?… C’était probable, ce n’était pas sûr.
Et, précisément, le brigadier Eck en doutait d’autant mieux que le corps du fugitif n’avait été retrouvé ni dans le port, ni à l’embouchure de la Pernova.
Bref, de retour à Riga, le brigadier, ayant hâte de transmettre son rapport au major Verder, se rendait à son cabinet, lorsqu’il fut informé de l’assassinat de la Croix-Rompue, et personne n’eût pu soupçonner qu’il possédait la clef de cette mystérieuse affaire.
Aussi furent-elles grandes, et la surprise et la satisfaction du major Verder, en apprenant que le brigadier avait des révélations à lui faire sur le crime dont on cherchait vainement l’auteur.
«L’assassin du garçon de banque?…
– Lui-même, monsieur le major.
– Tu connaissais Poch?…
– Je le connaissais, et je l’ai vu pour la dernière fois dans la soirée du 13.
– Où?…
– Au kabak de Kroff.
– Tu étais là?…
– Oui, monsieur le major, avec un de mes agents, avant de retourner à Pernau.
– Et tu as parlé à ce malheureux garçon?…
– Pendant quelques minutes, et j’ajoute que si l’assassin, comme tout le fait supposer, est ce voyageur qui accompagnait Poch, ce voyageur qui a passé la nuit dans l’auberge… je le connais aussi…
– Tu le connais?…
– Oui, et si le meurtrier est bien le voyageur en question…
– Mais cela n’est pas douteux d’après les constatations de l’enquête…
– Eh bien, monsieur le major, je vais vous le nommer… Peut-être ne me croirez- vous pas!
– Je te croirai, si tu m’affirmes…
– J’affirme ceci, répondit Eck: ce voyageur, auquel je n’ai point adressé la parole, je l’ai parfaitement reconnu dans le kabak, bien qu’il tînt sa figure sous son capuchon… C’est le professeur Dimitri Nicolef…
– Dimitri Nicolef?… s’écria le major Verder, stupéfait. Lui… ce n’est pas possible…
– Je vous avais bien dit que vous ne voudriez pas me croire!» répéta le brigadier.
Le major Verder s’était levé, il marchait à grands pas dans son cabinet, murmurant:
«Dimitri Nicolef!… Dimitri Nicolef!»
Quoi! cet homme dont on faisait un candidat aux prochaines élections municipales, cet adversaire de la puissante famille des Johausen, ce Russe en qui se résumaient toutes les aspirations, toutes les revendications du parti slave contre l’élément germanique, ce protégé du gouvernement moscovite, ce serait l’assassin du malheureux Poch!…
«Tu affirmes?… répéta-t-il en s’arrêtant devant Eck.
– J’affirme.
– Dimitri Nicolef avait donc quitté Riga?…
– Oui… cette nuit-là, du moins… Il est, d’ailleurs, facile de vérifier le fait…
– Je vais envoyer un agent à son domicile, répondit le major, et je ferai prévenir M. Frank Johausen de passer à mon cabinet… Toi, reste ici…
– A vos ordres, monsieur le major.»
Celui-ci donna ses instructions à deux des agents du poste, qui partirent aussitôt.
Dix minutes après, M. Frank Johausen était en présence du major, et, devant lui, le brigadier Eck répétait sa déposition.
On peut juger, sans qu’il soit nécessaire d’y insister, des sentiments qui s’agitèrent dans l’âme vindicative du banquier. Enfin la plus inattendue des éventualités, un crime, un assassinat lui livrait ce rival qu’il poursuivait de sa haine!… Dimitri Nicolef… meurtrier de Poch !…
«Tu affirmes?… demanda une dernière fois le major en se retournant vers le brigadier.
– J’affirme! prononça Eck d’une voix qui dénotait l’absolue certitude.
– Mais… s’il n’a pas quitté Riga? dit à son tour M. Frank Johausen.
– Il l’a quitté, déclara Eck. Pendant la nuit du 13 au 14, il n’était pas dans sa maison… puisque je l’ai vu… de mes yeux vu… et reconnu…
– Attendons le retour de l’agent que j’ai envoyé au domicile de Dimitri Nicolef, ajouta le major Verder, il sera ici dans quelques minutes.»
M. Frank Johausen, assis près de la fenêtre, s’abandonnait au tumulte de ses pensées. Il voulait croire que le brigadier ne s’était pas trompé, et pourtant sentait comme un instinct de justice se révolter en lui contre la vraisemblance d’une telle accusation.
L’agent revint et fit connaître le résultat de sa démarche:
M. Dimitri Nicolef était parti de Riga le 13, de grand matin, et il n’était pas encore de retour.
C’était la confirmation des révélations du brigadier Eck.
«J’avais donc raison, monsieur le major, dit-il. Dimitri Nicolef a quitté son domicile le 13, dès l’aube… Poch et lui ont pris place dans la malle-poste… L’accident de voiture s’est produit vers sept heures du soir, et les deux voyageurs sont entrés à huit heures au kabak de la Croix-Rompue, où tous deux ont passé la nuit… Si donc l’un des voyageurs a assassiné l’autre, c’est Dimitri Nicolef qui est l’assassin!»
M. Frank Johausen se retira, à la fois confondu et triomphant de cette terrible nouvelle.
Elle ne pouvait tarder à s’ébruiter.
Ce fut, à travers la ville, comme une traînée de poudre qu’une étincelle eût enflammée!… Dimitri Nicolef l’auteur du crime de la Croix-Rompue!
Heureusement, cela ne fut pas connu d’Ilka Nicolef. La maison resta close à ce bruit. Le docteur Hamine y veilla.
Le soir, lorsque M. Delaporte et lui se rencontrèrent dans la salle, pas un mot ne fut prononcé à ce sujet. D’ailleurs, ils avaient haussé les épaules… Nicolef, un assassin!… Ils refusaient de le croire.
Mais le télégraphe avait joué. Les brigades de police du territoire étaient prévenues: ordre d’arrêter Dimitri Nicolef si elles le découvraient.
Et c’est ainsi que cette nouvelle était parvenue à Dorpat, dans l’après-midi du 16. Karl Johausen en avait été instruit un des premiers, et l’on sait par quelle réponse il accueillit Jean Nicolef en présence de ses camarades de l’Université.
Interrogatoire
imitri Nicolef rentra à Riga dans la nuit du 16 au 17 avril, sans avoir été reconnu en route.
Dévorée d’inquiétude, Ilka ne dormait pas. Et dans quel état aurait été l’infortunée jeune fille, si elle eût appris quelle accusation pesait sur la tête de son père!…
En outre, un nouveau sujet d’anxiété, ce soir-là, après le départ de M. Delaporte et du docteur Hamine, une dépêche, venue de Dorpat, annonçait l’arrivée de Jean Nicolef pour le lendemain, sans indiquer la cause de ce brusque départ.
Cependant, de quel poids écrasant fut soulagée Ilka, lorsque, vers trois heures du matin, elle entendit son père monter l’escalier. Comme il ne vint pas frapper à sa chambre, elle pensa que mieux valait le laisser se coucher, après les fatigues de ce voyage. Le jour venu, elle irait l’embrasser dès son lever. Et peut-être lui dirait-il pourquoi, si précipitamment et sans l’avertir, il avait été contraint de partir.
Le lendemain, en effet, le père et la fille se retrouvèrent à la première heure, et, tout d’abord, Dimitri Nicolef dit:
«Me voici de retour, ma chère enfant… Mon absence a duré plus longtemps que je ne pensais… Oh! vingt-quatre heures seulement…
– Tu parais fatigué, mon père, observa Ilka.
– Un peu, mais, avec une matinée de repos, je serai tout à fait remis, et, dans l’après-midi, j’irai donner quelques leçons…
– Peut-être, mon père, serait-il plus sage d’attendre à demain?… Les élèves sont prévenus…
– Non, Ilka, non… Je ne puis les faire attendre davantage. – Il n’est venu personne en mon absence?…
– Personne, à l’exception du docteur et de M. Delaporte, qui ont été très surpris de ton départ.
– Oui… répondit Nicolef, d’une voix un peu hésitante… je n’en avais pas parlé… Oh! pour un si court voyage… pendant lequel je crois même que personne n’a dû me reconnaître…»
Le professeur n’en dit pas davantage, et sa fille, très réservée, se contenta de lui demander s’il revenait de Dorpat.
«De Dorpat?… fit Nicolef, assez étonné. Et pourquoi cette question?…
– Parce que je ne m’explique pas une dépêche que j’ai reçue hier soir…
– Une dépêche?… dit vivement Nicolef. Et de qui?…
– De mon frère, qui m’annonce son arrivée pour aujourd’hui.
– Jean arrive?… C’est singulier, en effet… Que vient-il faire?… Enfin, mon fils est toujours sûr de recevoir bon accueil.»
Cependant, sentant dans l’attitude de sa fille que celle-ci semblait l’interroger sur les motifs de son voyage:
«Ce sont des affaires importantes… déclara-t-il, affaires qui m’ont obligé à partir précipitamment…
– Si tu es satisfait, mon père… répondit Ilka.
– Satisfait… oui… chère enfant, répliqua-t-il en regardant sa fille à la dérobée, et j’espère bien que ces affaires-là n’auront pas de suites fâcheuses.»
Et alors, en homme qui est résolu à n’en pas dire davantage, il changea le cours de sa conversation.
Après le premier thé du matin, Dimitri Nicolef remonta dans son cabinet, où il rangea divers papiers, et se remit au travail.
La maison avait recouvré son calme accoutumé, et Ilka était loin de prévoir qu’elle allait être frappée d’un coup de foudre.
Le quart après midi venait de sonner lorsqu’un agent de la police se présenta au domicile de Dimitri Nicolef. Cet agent était porteur d’une lettre qu’il remit à la servante en lui recommandant de la faire parvenir immédiatement à son maître. Il ne s’inquiéta même pas de savoir si le professeur se trouvait chez lui en ce moment. Bien que rien n’en eût paru, la maison était surveillée depuis la veille.
Quand Dimitri Nicolef eut cette lettre entre les mains, il en prit connaissance. Elle ne contenait que ces mots:
«Le juge Kerstorf invite le professeur Dimitri Nicolef à se rendre sans tarder à son cabinet, où il l’attend. Affaire urgente.»
A cette lecture, Dimitri Nicolef ne put retenir un geste qui dénotait plus que de la surprise. Il pâlit, et sa physionomie s’imprégna d’une vive inquiétude.
Puis, sans doute, pensant que le mieux était de déférer à l’invitation qui lui était faite sous cette forme impérative par le juge Kerstorf, il revêtit sa houppelande et descendit dans la salle où était sa fille:
«Ilka, dit-il, je viens de recevoir un mot de M. Kerstorf, le juge, qui me prie de passer à son cabinet…
– Le juge Kerstorf?… répondit la jeune fille. Que te veut-il, mon père?
– Je ne sais… répliqua Nicolef en détournant la tête.
– Serait-ce pour quelque affaire à laquelle Jean se trouverait mêlé, et qui l’a obligé à quitter Dorpat?…
– Je l’ignore, Ilka… Oui… peut-être… Du reste nous allons être promptement fixés à ce sujet.»
Le professeur sortit, non sans que sa fille eût observé son trouble. L’agent près de lui, il allait d’un pas incertain, machinalement pour ainsi dire, ne remarquant pas qu’il fût l’objet de la curiosité publique, même aussi de la malveillance de quelques personnes qui le suivaient ou le regardaient passer.
Arrivé au palais de Justice, il fut introduit dans le cabinet où se trouvait le juge Kerstorf avec le major Verder et le greffier. On se salua de part et d’autre, et Dimitri Nicolef attendit qu’on lui adressât la parole.
«Monsieur Nicolef, dit le juge Kerstorf, je vous ai fait demander pour avoir quelques renseignements sur une affaire dont l’enquête m’a été confiée…
– De quoi s’agit-il, monsieur?… répondit Dimitri Nicolef.
– Veuillez vous asseoir, et écoutez-moi.»
Le professeur prit une chaise en face du bureau derrière lequel était placé le fauteuil du juge, tandis que le major restait debout près de la fenêtre. L’entretien se transforma aussitôt en interrogatoire.
«Monsieur Nicolef, dit le juge, ne soyez pas surpris si les questions que je vais vous poser ont rapport à votre personne, si elles visent des faits de votre vie privée… Il est nécessaire que vous y répondiez sans détour, dans l’intérêt de l’affaire elle-même comme dans le vôtre.»
M. Nicolef, regardant le juge plus qu’il ne l’écoutait, resta quelques instants sans répondre, se bornant à une simple inclination de tête, les bras croisés.
M. Kerstof avait sous les yeux les procès-verbaux de l’enquête. Il les disposa sur la table, et, de sa voix calme et grave:
«Monsieur Nicolef, demanda-t-il, vous venez de faire une absence de quelques jours?…
– En effet, monsieur.
– Quand avez-vous quitté Riga?…
– Le 13 courant, dès l’aube.
– Vous êtes revenu?…
– Cette nuit, vers une heure du matin.
– Vous étiez parti seul?…
– Seul.
– Et vous êtes revenu seul?…
– Seul.
– Pour aller, vous étiez monté dans la malle-poste de Revel?…
– Oui…répondit M. Nicolef non sans une certaine hésitation.
– Et pour en revenir?…
– J’étais en télègue.
– Où avez-vous trouvé cette télègue?…
– A cinquante verstes d’ici, sur la route de Riga.
– Ainsi c’est bien le 13, au lever du jour, que vous êtes parti?…
– Oui, monsieur, à six heures.
– Étiez-vous seul dans la malle-poste?…
– Non… avec un autre voyageur.
– Le connaissiez-vous?…
– Aucunement.
– Mais vous n’avez pas tardé à savoir que c’était Poch, le garçon de banque de la maison Johausen frères?…
– En effet, car ce garçon, assez bavard, n’a cessé de s’entretenir avec le conducteur.
– Il causait de ses affaires personnelles?…
– Uniquement.
– Et que disait-il?…
– Qu’il allait à Revel pour le compte de MM. Johausen.
– Ne paraissait-il pas très impatient d’être revenu à Riga… où il devait se marier?…
– Oui, monsieur… autant qu’il m’en souvient, car je ne prêtais qu’une très médiocre attention à cet entretien sans intérêt pour moi.
– Sans intérêt? dit alors le major Verder.
– Sans doute, monsieur, répondit M. Nicolef, en jetant un regard étonné au major. Et pourquoi me serais-je intéressé à ce que disait ce garçon?…
– C’est peut-être ce que l’enquête à la prétention d’établir», répliqua M. Kerstorf.
A cette réponse, le professeur fit le geste d’un homme qui n’a pas l’air de comprendre.
«Ce Poch, reprit le magistrat, n’avait-il pas un portefeuille du genre de ceux qui servent habituellement aux garçons de banque pour leurs recettes?…
– C’est possible, monsieur, mais je ne l’ai point remarqué.
– Ainsi vous ne pouvez pas dire s’il le laissait, imprudemment peut-être, ou traîner sur la banquette, ou voir à des personnes qui s’approchaient de la malle aux relais?
– J’étais dans un coin, enveloppé dans ma houppelande, sommeillant parfois sous mon capuchon, et je n’ai guère vu ce que faisait ou ne faisait pas mon compagnon de voyage.
– Cependant, le conducteur Broks est affirmatif sur ce fait…
– Eh bien, monsieur le juge, s’il affirme ce fait, c’est que ce fait est vrai. Quant à moi, je ne puis infirmer ni confirmer son dire.
– Vous n’avez pas causé avec Poch?…
– Pendant le voyage, non… Je ne lui ai parlé pour la première fois que lorsqu’il s’est agi de gagner l’auberge après l’accident de la malle.
– Et, toute la journée, vous êtes resté dans votre coin, le capuchon soigneusement rabattu sur votre figure?…
– Soigneusement?… Pourquoi soigneusement, monsieur?… demanda M. Nicolef, qui releva assez vivement le mot.
– Parce que, semble-t-il, vous ne teniez pas à être reconnu.»
Ce fut le major Verder qui, intervenant de nouveau dans l’interrogatoire, lança cette réponse contenant évidemment une insinuation.
Cette fois Dimitri Nicolef ne la repoussa pas comme il avait fait du mot prononcé par le juge. Après un instant de silence, il se contenta de dire:
«En admettant qu’il m’eût convenu de voyager incognito, je pense que c’est le droit de tout homme libre en Livonie comme ailleurs!
– Excellente précaution, répliqua le major, pour ne point être reconnu de témoins avec lesquels on risquerait d’être confronté!»
Encore une insinuation de signification grave, dont le professeur ne pouvait méconnaître l’importance, et qui le fit visiblement pâlir.
«Enfin, ajouta le juge, vous ne niez pas avoir eu ce jour-là le garçon de banque Poch pour compagnon de route?…
– Non… si c’est bien ce Poch qui était avec moi dans la malle…
– Ce n’est que trop certain», répondit le major Verder.
M. Kerstorf reprit en ces termes:
«Le voyage s’est poursuivi sans incidents, de relais en relais… A midi, il y a eu un arrêt d’une heure pour le déjeuner… Vous vous êtes fait servir à l’écart, dans un coin sombre de la salle d’auberge, toujours, semble-t-il, avec cette préoccupation constante de ne point être reconnu… Puis la malle-poste est repartie… Le temps était fort mauvais, les attelages ne résistaient que très difficilement à la bourrasque… Or, vers sept heures et demie du soir, voici qu’un accident se produit… Un des chevaux s’est abattu, et la voiture, dont l’essieu d’avant-train s’était brisé, a versé…
– Monsieur, dit M. Nicolef, en interrompant le magistrat, puis-je vous demander pourquoi vous m’interrogez sur ces faits et dans quel intérêt…
– Dans l’intérêt de la justice, monsieur Nicolef. Lorsque le conducteur Broks a eu constaté que la malle n’était plus en état de gagner le prochain relais, celui de Pernau, la proposition a été faite de passer la nuit dans un cabaret qui se voyait à deux cents pas sur la route… C’est vous-même qui avez indiqué ce cabaret…
– Que je ne connaissais pas, monsieur, et dans lequel, ce soir-là, je suis entré pour la première fois.
– Soit! ce qui est certain, c’est que vous avez préféré y passer la nuit plutôt que de vous rendre à Pernau avec le conducteur et l’iemschick.
– En effet, il s’agissait d’une vingtaine de verstes à faire à pied par un temps épouvantable, et il m’a paru préférable de gagner cette auberge, accompagné du garçon de banque.
– C’est vous qui l’avez décidé à vous suivre?…
– Je ne l’ai décidé à rien, répondit M. Nicolef. Blessé dans l’accident de la malle-poste – une contusion à la jambe, je crois – il n’aurait pas pu franchir la distance qui nous séparait de Pernau… Il est même très heureux pour lui que cette auberge…
– Très heureux!…» s’écria le major Verder, qui, ne possédant pas le sang-froid de l’impassible magistrat, bondit à ce mot.
Dimitri Nicolef, se retournant, ne put retenir un dédaigneux mouvement d’épaule.
M. Kerstorf, désireux de ne pas laisser l’interrogatoire s’écarter de la voie sur laquelle il l’avait engagé, se hâta de le reprendre par de nouvelles questions:
«Le conducteur et le postillon sont partis pour Pernau au moment où vous atteigniez le kabak de la Croix-Rompue?…
– La Croix-Rompue?… répéta M. Nicolef. J’ignorais que ce fût le nom de cette auberge.
– Lorsque vous y êtes arrivé avec Poch, vous avez été reçu par le cabaretier Kroff… Vous lui avez demandé une chambre, et Poch lui a fait la même demande… Kroff vous a offert à souper, et vous avez refusé, tandis que le garçon de banque acceptait…
– Cela me convenait mieux, en effet.
– Ce qui vous convenait mieux, monsieur Nicolef, c’était de repartir le lendemain avant le jour et sans attendre le retour lu conducteur… Aussi, avez-vous prévenu l’aubergiste Kroff de cette intention, et vous êtes-vous immédiatement retiré dans votre chambre…
– Les choses se sont passées ainsi, répondit le professeur, non sans laisser voir que cette série de questions commençait à le fatiguer.
– Votre chambre était à gauche de la salle, où buvaient encore quelques clients de Kroff, et à l’extrémité de la maison…
– Je l’ignore, monsieur… Je vous répète que je ne connaissais pas ce cabaret où je mettais le pied pour la première fois… Et, de même qu’il faisait nuit lorsque j’y suis arrivé, il faisait nuit lorsque je l’ai quitté…
– Sans attendre le retour du conducteur, j’insiste sur ce point, fit observer M. Kerstorf, sans attendre le conducteur qui devait vous reprendre, après les réparations faites à la malle…
– Sans l’attendre, déclara M. Nicolef, puisque je n’avais plus à faire jusqu’à Pernau qu’une vingtaine de verstes…
– Soit! Ce qui est acquis, c’est que cette idée vous était venue le soir même, et que vous l’avez mise à exécution dès quatre heures du matin.»
Dimitri Nicolef ne répondit pas.
«Maintenant, reprit M. Kerstorf, le moment me semble arrivé de vous poser une question à laquelle, sans doute, vous ne verrez aucun inconvénient à répondre…
– J’attends, monsieur…
– Quel a été le motif de votre voyage, un voyage qui paraît avoir été promptement et secrètement résolu, et dont la veille vous n’aviez même pas parlé à vos élèves qu’on a interrogés?…»
A cette demande, M. Nicolef parut extrêmement troublé.
«Des affaires personnelles… dit-il enfin.
– Lesquelles?…
– Je n’ai point à les faire connaître.
– Vous refusez de parler?…
– Je refuse.
– Direz-vous au moins où vous alliez en quittant Riga?
– Je n’ai point à le dire.
– Vous aviez réglé votre place jusqu’à Revel?… Était-ce à Revel que vous aviez affaire?…»
Pas de réponse.
«Il semble que c’était plutôt à Pernau, reprit le juge, puisque vous n’avez pas cru devoir attendre le retour de la malle au kabak de la Croix-Rompue. J’insiste: était-ce à Pernau?…»
Dimitri Nicolef persista à se taire.
«Continuons, dit le juge. Vers quatre heures du matin, d’après la déposition de l’aubergiste, vous vous êtes levé… Il s’est levé au même moment… Lorsque vous êtes sorti de la chambre, enveloppé de votre houppelande, votre capuchon rabattu comme la veille, de telle façon qu’on ne pouvait rien voir de votre visage, Kroff vous a demandé si vous vouliez prendre une tasse de thé ou un verre de schnaps… Vous avez refusé et payé le prix de la nuit… Puis Kroff, après avoir retiré les barres de la porte, fit jouer la serrure avec la clef qu’il tenait… Et alors, sans prononcer une parole, d’un pas précipité, vous vous êtes élancé sur la route au milieu d’une profonde obscurité dans la direction de Pernau… Dans tout ce que j’ai dit là, y a-t-il un détail inexact?…
– Pas un seul, monsieur.
– Une dernière fois, voulez-vous faire connaître le motif de votre voyage, et où vous alliez en quittant Riga?…
– Monsieur Kerstorf, déclara alors Dimitri Nicolef très froidement, je ne sais à quoi tendent toutes ces questions, ni même pourquoi j’ai été demandé dans votre cabinet… Cependant j’ai répondu à toutes celles auxquelles j’ai cru devoir répondre… Aux autres, non!… C’était bien mon droit, je suppose… J’ajoute, d’ailleurs, que je l’ai fait avec une entière bonne foi… Si j’avais voulu cacher que j’eusse fait ce voyage, et cela pour des raisons dont je suis le seul juge, si j’avais voulu nier que le voyageur de la malle-poste, le compagnon du garçon de banque fût moi, comment auriez-vous pu me démentir, puisque, d’après votre aveu, ni le conducteur, ni Poch, ni personne ne m’a reconnu tant je prenais de précautions pour ne point l’être?»
Il y a lieu de l’observer, toute cette argumentation avait été émise par Dimitri Nicolef avec une singulière possession de lui-même, qui n’était pas exempte d’un certain dédain. Mais il dut être plus que surpris lorsqu’il entendit cette réplique du magistrat:
«Si Poch et Broks n’ont pu savoir qui vous étiez, monsieur Nicolef, il est un autre témoin qui vous a reconnu, lui…
– Un autre témoin?…
– Oui… et dont vous allez entendre la déposition.»
Et le magistrat, s’adressant à un agent, lui dit:
«Introduisez ici le brigadier Eck.»
Un instant après, le brigadier entrait dans le cabinet, faisant à son chef le salut militaire, attendant d’être interrogé par M. Kerstorf.
«Vous êtes le brigadier de police Eck, de la sixième escouade?…» demanda le juge.
Le brigadier déclina ses nom et qualités, tandis que Dimitri Nicolef le regardait comme quelqu’un qu’il aurait vu pour la première fois.
«Le 13 avril dernier, reprit le juge, dans la soirée, ne vous trouviez-vous pas dans le kabak de la Croix-Rompue?…
– En effet, monsieur le juge, j’y étais, au retour d’une expédition le long de la Pernova, à la recherche d’un fugitif qui nous a échappé en se jetant à travers la débâcle de cette rivière.»
A cette réponse, Dimitri Nicolef ne put retenir un mouvement que surprit M. Kerstorf.
Toutefois, le juge ne fit aucune observation, et, s’adressant au brigadier:
«Faites votre déposition», dit-il.
Le brigadier s’exprima en ces termes:
«Depuis deux heures environ, j’étais avec un de mes agents dans le kabak de la Croix-Rompue, et nous nous disposions à partir pour Pernau lorsque la porte s’ouvrit… Deux hommes parurent sur le seuil, des voyageurs… Leur voiture s’étant brisée sur la route, ils venaient chercher un abri dans l’auberge, tandis que le conducteur et le postillon se dirigeaient vers Pernau avec l’attelage… L’un de ces voyageurs était le garçon de banque Poch, de Riga, que je connaissais de longue date, et avec lequel je suis resté à causer pendant une dizaine de minutes… Quant à l’autre voyageur, il me semblait qu’il essayait de dissimuler son visage sous le capuchon de sa houppelande. Cela me parut suspect et je cherchai à découvrir quel était cet homme…
– Tu n’as fait que ton devoir, Eck, dit le major Verder.
– Poch, légèrement contusionné à la jambe, reprit le brigadier, s’était assis près d’une table, sur laquelle il avait posé un portefeuille aux initiales de MM. Johausen frères… Comme il y avait cinq ou six buveurs attablés dans le cabaret, je recommandai à Poch de ne pas trop laisser voir ce portefeuille qui, d’ailleurs, était retenu à sa ceinture par la chaînette… Puis, je me dirigeais vers la porte, en examinant l’inconnu que Kroff conduisait à sa chambre, lorsque le capuchon se dérangea, et j’aperçus un instant, rien qu’un instant, la figure qu’il cachait…
– Et cela vous a suffi?…
– Oui, monsieur le juge.
– Vous le connaissiez?…
– Oui, pour l’avoir maintes fois rencontré dans les rues de Riga.
– C’était bien M. Dimitri Nicolef?…
– Lui-même.
– Ici présent?…
– Ici présent.»
Le professeur, qui avait écouté cette déposition sans l’interrompre, dit alors:
«Le brigadier ne s’est point trompé… Je crois qu’il se trouvait bien au kabak, puisqu’il l’affirme… Seulement, je n’ai point fait attention à lui, s’il a fait attention à moi… Au surplus, je ne sais pourquoi, monsieur le juge, vous avez tenu à nous confronter, puisque j’ai déclaré de moi-même m’être trouvé cette nuit-là à l’auberge de la Croix-Rompue…
– Vous allez le savoir, monsieur Nicolef, répondit le magistrat. Mais, auparavant, vous refusez-vous toujours de dire quel était le but de votre voyage?…
– Je m’y refuse.
– Ce refus est fâcheux pour vous!
– Pourquoi?…
– Parce qu’une explication eût peut-être empêché la justice de vous rechercher à propos de ce qui s’est passé cette nuit-là au kabak de la Croix-Rompue.
– Cette nuit-là?… répéta le professeur.
– Oui… Vous n’avez rien entendu pendant le temps qui s’est écoulé entre huit heures du soir et quatre heures du matin?…
– Rien, puisque j’ai dormi jusqu’au moment de me lever…
– Ni rien vu de suspect à l’instant de votre départ?…
– Rien.»
Puis Dimitri Nicolef ajouta d’une voix qui ne dénotait plus aucun trouble:
«Je crois comprendre, monsieur, que, sans le savoir, je suis mêlé à quelque grave affaire, dans laquelle vous m’avez appelé comme témoin…
– Comme témoin… non, monsieur Nicolef.
– Non!… comme accusé! s’écria le major Verder.
– Monsieur le major, observa le magistrat d’un ton sévère, ne vous prononcez pas avant la justice, et attendez son arrêt!»
Le major dut se contenir et il sembla bien que Dimitri Nicolef murmurait ces mots:
«Ah! c’est pour cela qu’on m’a fait venir ici?»
Puis, d’un ton très ferme:
«De quoi suis-je accusé?…. demanda-t-il.
– Le garçon de banque Poch a été assassiné dans la nuit du 13 au 14 au kabak de la Croix-Rompue.
– Ce malheureux a été assassiné?… s’écria M. Nicolef.
– Oui, répondit M. Kerstorf, et nous avons la certitude que son assassin est le voyageur qui occupait la chambre qui vous avait été donnée.
– Or… puisque ce voyageur, c’est vous, Dimitri Nicolef… affirma le major Verder.
– Je serais l’assassin!…»
Et, ce disant, M. Nicolef, repoussant sa chaise, se dirigea vers la porte du cabinet que gardait le brigadier Eck.
«Vous niez… Dimitri Nicolef?… demanda le juge, qui se leva à son tour.
– Il y a des choses que l’on n’a même pas besoin de nier, tant elles se nient d’elles-mêmes… répondit Nicolef.
– Prenez garde…
– Allons donc!… Ce n’est pas sérieux!
– Très sérieux.
– Il ne me convient pas de discuter, monsieur, répondit le professeur, d’un ton hautain, cette fois. Mais pourrais-je savoir pourquoi l’accusation porte précisément et uniquement sur le voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre de kabak?…
– Parce que, sur la fenêtre de cette chambre, répondit M. Kerstorf, on a relevé des indices matériels prouvant que le meurtrier l’a franchie pendant la nuit, pour aller s’introduire dans la chambre de Poch par la fenêtre de cette chambre, après avoir forcé les contrevents…; parce que le tisonnier qui a servi à cette effraction a été retrouvé dans la chambre de ce voyageur…
– En effet, répondit Dimitri Nicolef, si ces constatations ont été faites, c’est au moins singulier…»
Puis il ajouta, comme un homme que cette affaire n’aurait pu concerner:
«Mais, en admettant que ces constatations autorisent à croire que le crime n’a pas été commis par un malfaiteur du dehors, elles ne prouvent pas que le crime n’a pas été commis après mon départ?…
– Vous accuseriez donc l’aubergiste… contre lequel l’enquête n’a fourni aucune présomption?…
– Je n’accuse personne, monsieur Kerstorf, répondit d’un ton encore plus hautain Dimitri Nicolef, et, ce que j’ai le droit de dire, c’est que je suis le dernier que la justice puisse soupçonner d’un pareil crime!…
– Cet assassinat a été suivi de vol, dit alors le major Verder, et les roubles que Poch allait verser à Revel pour le compte de MM. Johausen frères ont disparu de son portefeuille…
– Eh! que me fait?…»
Le juge intervint entre le professeur et le major Verder, en disant:
«Dimitri Nicolef, vous persistez à ne vouloir faire connaître ni le motif de votre voyage, ni pourquoi vous avez quitté l’auberge à quatre heures du matin, ni où vous êtes allé en la quittant?…
– Je persiste.
– Eh bien, la justice sera fondée à dire: vous n’ignoriez pas que le garçon de banque était porteur d’une somme considérable… Après l’accident de la malle-poste, quand vous conduisiez Poch à l’auberge de la Croix-Rompue, l’idée du vol était venue à votre esprit… Lorsque le moment vous a paru favorable, vous êtes sorti de votre chambre par la fenêtre… vous avez pénétré dans celle de Poch par la fenêtre… vous l’avez assassiné pour le voler, et, à quatre heures du matin, quand vous avez quitté le kabak, c’était pour aller cacher le produit du vol… où…
– Où nous finirons bien par le trouver! interrompit le major.
– Pour la dernière fois, reprit M. Kerstorf, voulez-vous dire où vous êtes allé en sortant de l’auberge?…
– Pour la dernière fois, non! répondit le professeur. Arrêtez-moi, si vous le voulez…
– Non, monsieur Nicolef, conclut le magistrat, à l’extrême stupéfaction du major Verder. Les charges relevées contre vous sont très graves, mais un homme de votre situation, connu par l’honorabilité de toute son existence, a droit à certains égards… Je ne signerai pas l’ordre d’arrestation… aujourd’hui du moins… Vous êtes libre… Toutefois, tenez-vous à la disposition de la justice.»
En face de la foule
près cet interrogatoire, le major s’attendait à ce que l’arrestation de Nicolef fût ordonnée, et bien d’autres le pensaient avec lui. En effet, le professeur s’était refusé à indiquer les motifs de son voyage. Sa précipitation à quitter le kabak dès quatre heures du matin, il n’en avait donné aucune raison plausible, sans même vouloir dire où il passa ses trois jours d’absence avant de revenir à Riga. Évidemment ce refus était de nature à augmenter les présomptions à son égard. Pourquoi donc, dans ces conditions, Dimitri Nicolef n’avait-il pas été mis en état d’arrestation?… Pourquoi était-il libre de regagner son domicile, au lieu d’être conduit à la prison de la forteresse?… Sans doute, il devrait se tenir à la disposition de la justice… Mais ne profiterait-il pas de cette liberté pour s’enfuir, maintenant qu’il se sentait si directement impliqué dans cette affaire de la Croix-Rompue?…
En Russie, comme ailleurs, il n’y a pas à nier l’indépendance de la justice civile. Elle s’y exerce en toute plénitude. Cependant, lorsque l’élément politique apparaît dans une cause quelconque, l’intervention de l’autorité supérieure ne tarde pas à se produire.
Tel était le cas de Dimitri Nicolef, accusé d’un crime au moment où le parti slave le mettait en avant.
C’est la raison pour laquelle le gouverneur des provinces Baltiques, le général Gorko, s’était réservé de se prononcer sur l’opportunité de l’arrestation, très décidé à ne point l’ordonner, tant que la culpabilité du professeur pouvait encore présenter quelques doutes.
Aussi, l’après-midi, lorsque le colonel Raguenof lui apporta le procès-verbal de l’interrogatoire, voulut-il l’entretenir de cette déplorable affaire, dont il devait rendre compte au gouvernement.
«Je suis aux ordres de Votre Excellence», répondit le colonel.
Le général Gorko lut attentivement le procès-verbal. Puis:
«Que Dimitri Nicolef soit coupable ou non, dit-il, les passions germaniques vont exploiter sa situation, puisqu’il est de race slave. C’était précisément lui que nous allions opposer dans la prochaine lutte électorale à la noblesse allemande, à cette haute bourgeoisie qui est toute-puissante dans les provinces, et en particulier à Riga… Or, le voici sous le coup d’une accusation criminelle dont il se défend mal…
– Votre Excellence a raison, répondit le colonel, cela arrive dans les plus fâcheuses circonstances, lorsque les esprits sont déjà surexcités…
– Croyez-vous Nicolef coupable, colonel?…
– Je ne puis répondre à votre Excellence à ce sujet, et surtout comme je le voudrais pour Dimitri Nicolef, qui a toujours paru digne de l’estime publique.
– Mais pourquoi refuse-t-il de s’expliquer relativement à ce voyage?… Dans quel but l’a-t-il fait?… Où est-il allé?… Il doit avoir de graves motifs pour se taire!…
– En tout cas, Votre Excellence voudra bien observer que seul le hasard l’a mis en rapport avec ce malheureux Poch, seul, il les a réunis dans cette malle-poste au départ de Riga, seul, il les a conduits au kabak de la Croix-Rompue…
– Sans doute, colonel, et, je le reconnais, c’est là une argumentation sérieuse. Aussi les présomptions qui pèsent sur Nicolef seraient-elles très amoindries s’il consentait à s’ouvrir sur cet inattendu voyage, dont il n’avait même pas prévenu sa famille…
– J’en conviens, et, cependant, de ce qu’il se tait là-dessus, il n’y a pas à tirer une preuve de sa culpabilité… Non! malgré sa présence, cette nuit-là, à l’auberge de Kroff, je ne veux pas, je ne peux pas croire que Nicolef soit l’auteur du crime!»
Le gouverneur sentait bien que le colonel était porté à défendre Dimitri Nicolef, un Slave comme lui. Pour sa part, d’ailleurs, il n’admettrait la culpabilité que dans le cas où elle reposerait sur des preuves incontestables, et, comme on dit, il conviendrait que cela fût dix fois prouvé avant que sa conviction fût faite.
«Il faut pourtant reconnaître, observa-t-il en feuilletant le dossier, qu’il existe contre lui des présomptions graves. Il ne conteste pas avoir passé la nuit du 13 au 14 dans cette auberge… Il ne nie pas qu’il a occupé cette chambre, dont la fenêtre avait conservé quelques empreintes toutes fraîches, cette chambre où l’on a retrouvé ce tisonnier ayant servi à l’effraction des contrevents, qui a permis à l’assassin de s’introduire dans la chambre de Poch…
– Cela est vrai, répondit le colonel Raguenof. Ces circonstances indiquent bien que le meurtrier est ce voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre, et il n’est pas douteux que ce voyageur soit Dimitri Nicolef. Mais toute sa vie privée, toute une existence de probité et d’honneur le défendent contre une telle accusation. Au surplus, Excellence, quand il s’est décidé à partir, il ne savait pas que le garçon de banque de MM. Johausen frères allait voyager avec lui, porteur d’une somme importante pour un correspondant de Revel… Et, si l’on soutient que la pensée du crime lui est venue en voyant ce portefeuille que l’imprudent ne cachait pas assez, encore faudrait-il démontrer que Dimitri Nicolef fût dans une situation embarrassée, qu’il eût un tel besoin d’argent qu’il ne dût pas hésiter à commettre un assassinat pour perpétrer un vol!… Or, cette démonstration a-t-elle été faite, et l’existence à la fois honorable et modeste du professeur Nicolef permet-elle de croire que des nécessités d’argent aient pu le pousser jusqu’à l’assassinat?»
Ces raisons étaient de nature à ébranler le gouverneur, qui se débattait contre ces présomptions dont le major Verder et tant d’autres faisaient des certitudes. Aussi se contenta-t-il de répondre au colonel Raguenof:
«Laissons l’enquête se poursuivre… Peut-être d’autres constatations, d’autres témoignages donneront-ils à l’accusation des bases plus solides… On peut avoir confiance dans le juge Kerstorf chargé de l’instruction… C’est un magistrat indépendant, intègre, qui n’écoute que sa conscience et ne subira point d’influences politiques… Il ne devait pas ordonner l’arrestation du professeur sans me consulter, il l’a laissé libre… c’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire… Si de nouvelles circonstances se produisaient et l’exigeaient, je serais le premier à donner l’ordre d’enfermer Nicolef à la forteresse.»
Cependant une certaine agitation commençait à se propager en ville.
La majorité des habitants, on peut l’affirmer, pensait bien que, après son interrogatoire, le professeur serait mis en état d’arrestation, – les uns, dans les hautes classes, parce qu’ils le croyaient coupable, les autres parce que l’affaire exigeait, tout au moins, que l’on s’assurât de sa personne.
Il y eut donc une extrême surprise, mêlée de protestations, lorsqu’on vit Dimitri Nicolef regagner librement son domicile.
Mais la terrible nouvelle avait enfin pénétré dans cette maison. Ilka savait, à présent, que son père se trouvait sous le coup d’une accusation criminelle. Son frère Jean venait d’arriver et l’avait longuement serrée dans ses bras. L’indignation du jeune homme débordait.
Il avait raconté toute la scène entre les étudiants à l’Université de Dorpat.
«Notre père est innocent, s’écria-t-il, et je saurai bien forcer ce misérable Karl…
– Oui… il est innocent, répondit la jeune fille en relevant fièrement la tête, et qui oserait, même parmi ses ennemis, le croire coupable?…»
Inutile d’y insister, c’était aussi l’opinion de l’intime entourage de Dimitri Nicolef, le docteur Hamine, le consul Delaporte, qui s’étaient hâtés d’accourir dès la comparution du professeur devant le juge d’instruction de Riga.
Leur présence, leurs encouragements, leurs affirmations, furent un adoucissement à la douleur du frère et de la sœur. Mais ce n’est pas sans peine qu’ils les avaient détournés de rejoindre leur père au cabinet du juge.
«Non, leur dit le docteur Hamine, restez ici avec nous… Mieux vaut attendre!… Nicolef va revenir entièrement justifié.
– A quoi sert donc, dit la jeune fille, d’avoir été toute sa vie un honnête homme, si l’on peut être exposé à de si infâmes accusations?…
– Cela sert à vous défendre! s’écria Jean.
– Oui, mon enfant, répondit le docteur, et Dimitri avouerait, que je répondrais: Il est fou, et je ne le croirais pas!»
Voilà dans quelle disposition d’esprit Dimitri Nicolef retrouva sa famille, le docteur, M. Delaporte et quelques autres de ses amis venus à sa maison. Mais les passions étaient si surexcitées, qu’il avait entendu, en chemin, plus d’un mauvais propos à son adresse.
Le frère et la sœur se pressaient sur sa poitrine. Il les couvrit de baisers. Et il savait maintenant comment Jean avait été insulté à Dorpat, quelle abominable injure Karl Johausen lui avait jetée devant ses camarades!… Jean traité de fils d’assassin!…
Le docteur Hamine, le consul, ses amis, serrèrent la main de Nicolef. Ils protestèrent par leurs paroles, par leurs témoignages d’amitié, contre l’accusation!… Jamais ils n’avaient douté de son innocence!… Jamais ils n’en douteraient, et ils ne lui épargnèrent pas les marques de la plus sincère affection.
Puis, dans cette salle où ils étaient réunis, tandis qu’une foule de gens malintentionnés affluaient devant la maison, Dimitri Nicolef dut raconter ce qui s’était passé dans le cabinet du juge, dire les préventions que le major Verder ne dissimulait pas, rendre hommage à l’attitude digne et réservée de M. Kerstorf. Toutefois, il le fit brièvement, d’une voix saccadée, en homme auquel il répugnait de revenir sur ces détails.
On comprit que le professeur avait besoin de se reposer, d’être seul, peut-être même de chercher dans le travail l’oubli de si terribles épreuves, et ses amis prirent congé.
Jean se retira dans la chambre de sa sœur, et Dimitri Nicolef alla s’enfermer dans son cabinet.
En sortant, M. Delaporte dit au docteur:
«Les esprits sont montés, mon cher ami, et, bien que M. Nicolef soit innocent, il est de toute nécessité que l’on découvre le vrai coupable, ou la haine de ses ennemis ne cessera de le poursuivre!
– Cela est très à craindre, répondit le docteur. Si jamais j’ai désiré que l’on mît la main sur un criminel, c’est bien dans cette affaire!… La mort de Poch va être exploitée par les Johausen, et ce Karl qui n’a même pas attendu que l’accusation fût prouvée pour traiter Jean de fils d’assassin!…
– Aussi ai-je peur, fit observer M. Delaporte, que ce ne soit pas fini entre ce Karl et lui!… Vous connaissez Jean… Il voudra se venger en vengeant son père!…
– Non… non, répliqua le docteur, il ne faut pas qu’il commette une imprudence dans l’état actuel des choses!… Ah!… le maudit voyage, et pourquoi Dimitri l’a-t-il fait, et pourquoi a-t-il eu l’idée de le faire!»
C’était bien ce que se demandaient les enfants et les amis de Nicolef, puisque celui-ci n’avait donné aucune explication à ce sujet.
Il est même à remarquer qu’en racontant sur quels points porta son interrogatoire devant le juge d’instruction, le professeur n’avait fait aucune allusion à son voyage, ni dit que le magistrat s’était enquis des motifs pour lesquels il avait quitté Riga ni qu’il eût refusé de répondre à cet égard. Cette obstination à se taire sur ce sujet devait sembler au moins étrange. Mais peut-être s’expliquerait-il plus tard. Les raisons pour lesquelles il s’était absenté pendant trois jours ne pouvaient être qu’honorables, et non moins honorables celles pour lesquelles il persistait à ne point parler.
Et pourtant, puisqu’il semblait inadmissible qu’un homme de son rang et de sa situation eût commis ce crime, d’un mot, sans doute, il aurait pu confondre l’accusation, et ce mot il s’entêtait à ne point le prononcer.
Toutefois, la non-arrestation de Dimitri Nicolef, à la suite de sa comparution devant le juge Kerstorf, avait produit un soulèvement de l’opinion dans la ville, surtout chez les Allemands, en si grande majorité. La famille Johausen, son entourage, la noblesse et la bourgeoisie, se dépensaient en récriminations. On accusait le gouverneur et le colonel Raguenof d’être favorables au professeur, en raison de son origine. Tout autre qu’un Slave, sous le coup d’une telle accusation, eût été déjà enfermé dans la prison de la forteresse.
Et alors, pourquoi ne le traitait-on pas comme un vulgaire bandit?… Méritait-il plus de ménagements qu’un Karl Moor, un Jean Sbogar, un Jéromir?… Ce n’étaient pas de simples présomptions qui s’élevaient contre lui, c’étaient des certitudes, et la justice le laissait libre, et il pourrait s’enfuir, et il ne serait pas traduit devant le jury qui, cependant, n’hésiterait pas à le condamner!… Il est vrai, elle serait trop douce, cette condamnation, puisque la peine capitale est abolie dans l’empire russe quand il s’agit de crimes de droit commun. Il en serait quitte pour être déporté aux mines de Sibérie, cet assassin qui méritait la mort!…
Ces propos se tenaient surtout au milieu des riches quartiers où domine l’élément germanique. Dans la famille Johausen, c’était un véritable déchaînement contre Dimitri Nicolef, contre le meurtrier du malheureux Poch, et, au fond, plus encore contre le modeste professeur, adversaire du puissant banquier.
«Évidemment, répétait M. Frank Johausen, Nicolef, en partant, ne savait pas qu’il voyagerait avec Poch, ni que Poch serait porteur d’une somme considérable. Mais il n’a pas tardé à l’apprendre, et, après l’accident de la malle-poste, lorsqu’il a proposé de passer la nuit dans cette auberge de la Croix-Rompue, il avait fait le projet de voler notre garçon de banque, et il n’a pas reculé devant un assassinat pour accomplir le vol… S’il ne veut pas avouer les motifs qui lui ont fait quitter Riga, qu’il dise au moins pourquoi il s’est enfui du kabak avant le jour, pourquoi il n’a pas attendu le retour du conducteur!… Qu’il dise enfin où il est allé, où se sont passés ses trois jours d’absence!… Mais il ne le dira pas!… Ce serait avouer son crime, puisqu’il ne s’enfuyait si précipitamment, en cachant obstinément sa figure, que pour aller mettre en sûreté l’argent volé à sa victime!»
Et, quant à la nécessité où se serait trouvé Dimitri Nicolef de commettre ce vol, voici ce que le banquier se réservait de faire connaître, lorsque le moment en serait venu:
«La situation du professeur est désespérée au point de vue pécuniaire. Il a des engagements auxquels il ne pourra faire face… Dans trois semaines arrive à échéance une créance de dix-huit mille roubles à mon profit, et les fonds nécessaires, pour la payer, il ne parviendra pas à se les procurer… En vain me demanderait-il un délai!… Je le lui refuserai sans pitié!»
Frank Johausen était là tout entier, impitoyable, haineux, vindicatif.
Cependant, en cette affaire à laquelle se mêlait la politique, le général Gorko ne voulait pas se départir d’une extrême prudence. Bien que l’opinion publique la réclamât, il ne croyait pas devoir autoriser l’arrestation du professeur: mais il ne s’opposa point à ce qu’une perquisition fût faite à son domicile.
Le juge Kerstorf, le major Verder, le brigadier Eck, procédèrent le 18 avril à cette perquisition.
Dimitri Nicolef laissa dédaigneusement opérer les agents, ne protestant pas, répondant avec une méprisante froideur aux questions qui lui étaient posées. On fouilla son bureau et ses armoires, on prit connaissance de ses papiers, de sa correspondance, du registre de ses dépenses. Et l’ont put s’assurer que M. Johausen n’exagérait pas en disant que le professeur ne possédait rien. Il ne vivait que du produit de ses leçons, et, à la suite de tels événements, ce produit n’allait-il pas lui manquer?…
La perquisition ne donna aucun résultat, en ce qui concernait le vol commis au préjudice de MM. Johausen frères. Et comment en eût-il été autrement, puisque, dans l’opinion du banquier, Nicolef avait eu le temps de mettre cet argent en sûreté, c’est-à-dire à l’endroit où il s’était rendu le lendemain du crime, et qu’il se gardait bien d’indiquer.
Quant à ces billets dont le banquier possédait les numéros, M. Kerstorf en convenait avec lui, ils ne seraient vraisemblablement utilisés que lorsque le voleur, quel qu’il fût, disait le juge, pourrait le faire sans danger. Un certain délai s’écoulerait donc, vraisemblablement, avant qu’ils eussent été remis en circulation.
Entre-temps, les amis de Dimitri Nicolef n’étaient pas sans connaître l’état des esprits non seulement à Riga, mais dans les provinces, très impressionnées par cette affaire.
Ils savaient que l’opinion, en général, se déclarait contre le professeur, que le parti allemand cherchait à opérer une pression sur les autorités pour obtenir son arrestation et sa mise en jugement. En somme, le petit peuple, ouvriers, mercenaires, la population indigène, en un mot, était plutôt disposée à prendre fait et cause pour Nicolef, à le soutenir contre ses ennemis, ne fût-ce que par instinct de race, peut-être même sans être absolument convaincue de son innocence. Il est vrai, que pouvaient ces pauvres gens? Avec les moyens dont disposaient les frères Johausen et leur parti, il n’était que trop facile d’agir sur eux, de les entraîner à des excès, et, ainsi, d’obliger le gouverneur à céder devant un mouvement auquel il eût été dangereux de résister.
Au milieu de cette ville profondément troublée, bien que le faubourg fût incessamment parcouru par des groupes de bourgeois et aussi de cette basse population prête à servir qui la paie, bien qu’il se rît des rassemblements devant sa maison, Dimitri Nicolef conservait un sang-froid hautain, de nature à étonner. Sur la demande de ses enfants, le docteur Hamine était intervenu pour qu’il consentît à ne point sortir. Il eût couru le risque d’être insulté dans les rues, maltraité peut-être. S’étant rendu aux raisons de son ami, tout en haussant les épaules, moins communicatif que jamais, il passait maintenant les longues heures de la journée dans son cabinet de travail. Plus de leçons, ni de celles qu’il donnait au dehors, ni de celles que ses élèves venaient prendre chez lui. Taciturne, n’aimant pas qu’on lui parlât, ne faisant aucune allusion aux imputations dont il était l’objet, il s’était produit en son état moral un trop visible changement, dont ses enfants, ses amis s’alarmaient non sans raison. Aussi le docteur Hamine, d’une amitié qui allait jusqu’au dévouement absolu, leur consacrait-il tout le temps qui lui restait en dehors de ses devoirs professionnels. M. Delaporte et quelques autres se réunissaient chaque soir dans la maison, où pénétraient parfois les cris hostiles, bien que la police ne cessât de la surveiller, par ordre du colonel Raguenof. Tristes soirées, auxquelles Dimitri Nicolef ne prenait point part!… Mais enfin le frère et la sœur n’étaient pas seuls à ces heures que la nuit rend plus pénibles encore et qui sont si longues à s’écouler! Puis, les amis partaient. Jean et Ilka s’embrassaient; le cœur serré d’angoisse, ils regagnaient leurs chambres, ils prêtaient l’oreille aux bruits de la rue, entendant leur père aller et venir, comme s’il lui eût été impossible de reposer.
Il va de soi que Jean ne songeait pas à retourner à Dorpat. Dans quelles pénibles conditions ne se fût-il pas présenté à l’Université?… Quel accueil lui eussent fait les étudiants, même ceux de ses camarades qui lui avaient témoigné une si sincère amitié jusqu’alors?… Peut-être n’aurait-il trouvé que ce brave Gospodin pour le défendre, si les autres avaient subi l’influence de l’opinion publique?… Et comment aurait-il pu se maîtriser en présence de Karl Johausen?…
«Ah! ce Karl! répétait-il au docteur Hamine. Mon père est innocent!… La découverte du vrai coupable fera reconnaître son innocence!… Mais, qu’elle soit reconnue ou non, je forcerai bien Karl Johausen à me rendre raison de son insulte!… Et, d’ailleurs, pourquoi attendre plus longtemps?…»
Le docteur ne parvenait pas sans peine à calmer le jeune homme:
«Ne sois pas impatient, Jean, lui conseillait-il, et pas d’imprudence!… Lorsque l’heure sera venue, je serai le premier à te dire: fais ton devoir!»
Jean ne se rendait pas, et, sans les instances de sa sœur, peut-être se fût-il livré à quelque éclat qui eût rendu la situation pire encore.
Le soir de son retour à Riga, après être rentré chez lui à la suite de l’interrogatoire, au moment où ses amis se retiraient, Dimitri Nicolef avait demandé s’il n’était pas arrivé une lettre pour lui.
Non… le facteur n’était porteur que du journal défenseur des intérêts slaves, qu’il déposait chaque soir.
Le lendemain, à l’heure de la distribution, le professeur, quittant son cabinet, vint attendre le facteur sur le seuil de la porte. En ce moment, le faubourg était encore désert, et seuls quelques agents se promenaient devant la maison.
Ilka, ayant entendu son père, le rejoignit sur le seuil.
«Tu guettes le facteur?… demanda-t-elle.
– Oui, répondit Nicolef, il me semble qu’il tarde à venir ce matin…
– Non, mon père, il est encore de bonne heure, je t’assure… Le temps est un peu froid… Tu ferais mieux de rentrer… Tu attends une lettre?…
– Oui… mon enfant. Mais il est inutile que tu restes ici, remonte dans ta chambre…»
Et on eût dit, à son attitude un peu embarrassée, que la présence d’Ilka lui causait quelque gêne.
En ce moment, le facteur parut. Il n’avait aucune lettre pour le professeur, et celui-ci ne put dissimuler une vive contrariété.
Le soir et le lendemain matin, Nicolef montra la même impatience lorsque le facteur passa devant la maison sans s’y arrêter.
De qui Dimitri Nicolef attendait-il une lettre, et quelle importance cette lettre avait-elle donc?… Se rattachait-elle à ce voyage dont les circonstances étaient si déplorables?… Il ne s’expliqua point à ce sujet.
Ce matin-là, dès huit heures, le docteur Hamine et M. Delaporte, arrivés en toute hâte, demandèrent à voir le frère et la sœur. Ils venaient les prévenir que l’enterrement de Poch allait se faire ce jour même. Ne devait-on pas redouter une manifestation contre Nicolef, et peut-être convenait-il de prendre quelques précautions…
En effet, on pouvait tout craindre de l’animosité des frères Johausen. Ils avaient résolu de célébrer avec éclat les funérailles du garçon de banque.
Qu’ils voulussent donner ce témoignage de sympathie à un fidèle serviteur, depuis trente ans dans leur maison, soit! Mais il n’était que trop visible qu’ils voyaient là l’occasion d’imprimer une surexcitation à l’opinion publique.
Sans doute le gouverneur eût agi plus sagement en empêchant cette manifestation, annoncée par les journaux antislavistes. Toutefois, dans l’état actuel des esprits, l’intervention de l’autorité n’aurait-elle pas eu pour résultat de les provoquer à quelques représailles?
Aussi le mieux semblait-il être d’ordonner les mesures nécessaires afin que le domicile du professeur ne servît pas de théâtre à des violences personnelles.
Il y avait d’autant plus lieu de les prévoir que, pour se rendre au cimetière de Riga, le cortège devait suivre le faubourg et passer devant la maison de Nicolef, – circonstance regrettable qui risquait d’encourager les désordres de la foule.
Dans ces conjectures, le docteur Hamine conseilla de ne point avertir Dimitri Nicolef. Puisqu’il se renfermait d’habitude dans son cabinet et n’en descendait qu’aux heures des repas, bien des angoisses pourraient lui être épargnées, bien des dangers aussi.
Le déjeuner, auquel Ilka avait prié le docteur et M. Delaporte de prendre part, fut silencieux. On ne dit rien de l’enterrement qui était fixé pour l’après-midi. Plus d’une fois, cependant, des cris furieux firent tressaillir les convives, à l’exception du professeur qui ne semblait même pas les entendre. Après le déjeuner, il serra la main de ses amis et regagna son cabinet de travail.
Jean et Ilka, le docteur et le consul restèrent dans la salle. Pénible attente, s’il en fut, pénible silence aussi, que troublaient parfois le tumulte des rassemblements et les vociférations de la foule.
Le tumulte grossissait, d’ailleurs, avec le concours de gens de toutes les classes, qui envahissaient le faubourg, plus nombreux aux abords de la maison du professeur. Il faut l’avouer, la grande majorité de ce public était visiblement contre celui que l’opinion accusait d’être l’assassin du garçon de banque.
En réalité, peut-être eût-il été plus prudent de le soustraire à ce danger de tomber aux mains de la foule, en ordonnant son arrestation. S’il était innocent, son innocence n’eût pas été moins éclatante, parce qu’il aurait été enfermé dans la forteresse… Et qui sait si, en ce moment, le gouverneur et le colonel ne songeaient pas à prendre cette mesure dans l’intérêt même de Dimitri Nicolef?…
Vers une heure et demie, un redoublement de cris annonça l’apparition du cortège à l’extrémité de la rue. La maison retentit de violentes clameurs. A l’extrême épouvante de son fils, de sa fille et de ses amis, le professeur, quittant son cabinet, descendit dans la salle.
«Qu’y a-t-il donc?… demanda-t-il.
– Retire-toi, Dimitri, répondit vivement le docteur. C’est l’enterrement de cet infortuné Poch…
– Celui que j’ai assassiné!… dit froidement Nicolef.
– Retire-toi, je t’en prie…
– Mon père!» firent Jean et Ilka, en le suppliant.
Dimitri Nicolef, dans un état moral indescriptible, ne voulant écouter personne, se dirigea vers l’une des fenêtres de la salle et chercha à l’ouvrir.
«Tu ne feras pas cela!… s’écria le docteur. C’est de la folie!…
– Je le ferai pourtant!…»
Et, avant qu’on eût pu l’en empêcher, la fenêtre ouverte, il s’y montra.
Mille cris de mort éclatèrent dans la foule.
En ce moment, le cortège arrivait à la hauteur de la maison. Zénaide Parensof, traitée comme une veuve, suivait le cercueil orné de fleurs et de couronnes. Puis venaient MM. Johausen et le personnel de leur maison, précédant les amis ou les partisans, qui ne cherchaient dans cette cérémonie qu’un prétexte à manifestation.
Le cortège fit halte devant la maison du professeur, au milieu du tumulte, des cris qui s’élevaient de toutes parts, des menaces de mort qui les accompagnaient.
Le colonel Raguenof et le major Verder étaient là avec une nombreuse escouade de police, mais Eck et ses agents ne seraient-ils pas impuissants à contenir ce déchaînement populaire?…
En effet, depuis que Dimitri Nicolef s’était montré, on hurlait jusque sous la fenêtre:
«Mort à l’assassin!… Mort à l’assassin!»
Lui, les bras croisés, la tête fièrement relevée, immobile comme une statue, la statue du dédain, ne prononçait pas une parole. Ses deux enfants, le docteur et M. Delaporte n’ayant pu empêcher cet acte d’imprudence, se tenaient à ses côtés.
Cependant le cortège se remit en marche à travers ce concours de monde. Les clameurs redoublèrent. Les plus enragés se précipitaient vers la porte de la maison et essayaient de l’enfoncer.
Le colonel, le major, les agents, parvinrent à les repousser. Mais il comprirent que, pour sauver la vie de Nicolef, il serait nécessaire de le mettre en état d’arrestation, et encore devaient-ils craindre qu’il ne fût massacré sur place!…
Enfin, malgré les efforts de la police, la maison allait être envahie, lorsqu’un homme s’élança à travers la foule, arriva jusqu’au seuil, gravit les marches, et, se plaçant devant la porte:
«Arrêtez!…» cria-t-il d’une voix qui domina le tumulte.
On recula, on l’écouta, tant son attitude était impérieuse.
M. Frank Johausen, s’avançant alors, dit:
«Qui donc êtes-vous?…
– Oui! qui êtes-vous?… répéta le major Verder.
– Je suis un proscrit que Dimitri Nicolef a voulu sauver au prix de son honneur, et qui vient le sauver au prix de sa vie!…
– Votre nom?… demanda le colonel en s’avançant.
– Wladimir Yanof!»
Wladimir Yanof
ue l’on veuille bien se reporter de quinze jours en arrière au début de ce drame.
Un homme vient d’apparaître sur la rive orientale du lac Peipous. Pendant la nuit, il s’est jeté à travers les glaçons dont la surface du lac est hérissée. Une ronde de douaniers, croyant suivre la piste de quelque fraudeur, s’est lancée sur ses traces, et, au moment où il se dissimulait entre les blocs, elle a fait feu sur lui. Cet homme n’a pas été atteint et a pu se réfugier dans une hutte de pêcheurs, où il a passé la journée. Puis, le soir venu, il s’est remis en marche, a dû fuir devant une bande de loups, n’a trouvé d’abri que dans un moulin d’où un brave meunier a favorisé son évasion. Enfin, poursuivi par l’escouade du brigadier Eck, c’est miracle s’il a pu lui échapper en se jetant sur les glaçons en dérive de la Pernova. C’est miracle aussi s’il n’a pas péri dans la débâcle, et s’il lui a été possible de séjourner à Pernau sans y être découvert.
Wladimir Yanof est le fils de Michel Yanof, un vieil ami de Dimitri Nicolef, qui, avant de mourir, lui a confié toute sa fortune. Ce dépôt sacré de vingt mille roubles en billets d’État devait être remis à Wladimir Yanof, lorsque le proscrit reviendrait dans son pays natal, s’il lui était jamais donné d’y revenir.
En effet, on sait à la suite de quelle affaire politique il a été envoyé au fond de la Sibérie orientale dans les salines de Munisinsk. Une condamnation à la déportation perpétuelle pesait sur lui. Sa fiancée, Ilka Nicolef, pouvait-elle conserver l’espoir qu’il lui serait rendu, qu’un jour, dans sa famille adoptive, la seule qui lui restât au monde, il retrouverait le repos et le bonheur?…
Non, et, sans doute, tous deux ne se reverraient que s’il était permis à Ilka de le rejoindre dans son exil – à moins qu’il ne parvînt à s’échapper!…
Or, après quatre ans, il s’est échappé, il a traversé les steppes sibériens et européens de l’Empire russe. Il est arrivé à Pernau, où il espérait s’embarquer pour la France ou l’Angleterre.
C’est là qu’il est caché, dépistant la police, attendant qu’un navire lui offre passage, dès que la navigation sera redevenue libre sur la Baltique.
Réfugié à Pernau, Wladimir Yanof était à bout de ressources. Aussi écrivit-il à Dimitri Nicolef, et ce fut cette lettre qui détermina le professeur à partir, afin de remettre au fils le dépôt qui lui avait été confié par le père.
Et si Nicolef n’a rien voulu dire de son voyage ni à ses amis ni à sa fille, c’est, au départ, parce qu’il voulait s’être assuré de la présence de Wladimir à Pernau; c’est, au retour, parce que le proscrit lui avait fait jurer de ne point révéler sa présence à Ilka, tant qu’une seconde lettre ne lui aurait pas appris qu’il était en sûreté sur une terre étrangère.
Dimitri Nicolef avait donc quitté Riga secrètement. Bien qu’il eût payé sa place jusqu’à Revel, afin qu’on ne pût soupçonner où il se rendait, il comptait abandonner la malle-poste à Pernau, où elle arriverait le soir même, et, sans l’accident survenu à vingt verstes de la ville, le voyage se fût accompli dans les meilleures conditions.
On sait quel déplorable concours de circonstances vint compromettre le plan de Dimitri Nicolef. Il avait dû passer la nuit au kabak de la Croix-Rompue avec le garçon de banque Poch. Il en était reparti à quatre heures du matin, afin de gagner Pernau, ce qui valait mieux que d’attendre le retour du conducteur de la malle… et on l’accusait maintenant d’avoir assassiné son compagnon de voyage!
Lorsque Dimitri Nicolef quitta l’auberge, il faisait nuit encore. Espérant n’être point remarqué, il prit la route de Pernau, déserte alors.
Après une rapide marche de deux heures, au soleil levant, il atteignit Pernau, et se rendit à l’hôtel où Wladimir Yanof logeait sous un faux nom.
Quelle joie ce fut pour tous deux de se revoir après une si longue absence, après tant d’épreuves subies, tant de dangers courus!… N’était-ce pas un père qui retrouvait son fils?… Nicolef remit à Wladimir le portefeuille qui renfermait toute la fortune de Michel Yanof, et, désirant assister à son embarquement, il resta deux jours avec lui. Mais le départ du navire sur lequel Wladimir Yanof avait arrêté son passage ayant été retardé, Dimitri Nicolef, ne pouvant prolonger son absence, dut repartir pour Riga. Le jeune proscrit le chargea de toutes ses tendresses pour Ilka, et lui fit promettre de ne rien dire à sa fiancée de son évasion, tant qu’il ne serait pas à l’abri des poursuites de la redoutable police moscovite. Il lui écrirait dès que sa sécurité serait assurée, et peut-être alors le professeur pourrait-il le rejoindre avec Ilka?…
Nicolef embrassa Wladimir, quitta Pernau, et rentra à Riga dans la nuit du 16 au 17, sans se douter de la terrible accusation qui pesait sur lui.
On a vu, d’ailleurs, avec quelle hauteur le professeur repoussa ou plutôt dédaigna cette accusation, quelle attitude il prit devant le juge d’instruction. On sait également combien ce magistrat insista pour que Nicolef fît connaître le but de son voyage, et en quel endroit il s’était rendu en quittant l’auberge de la Croix-Rompue… Mais Dimitri Nicolef refusa de s’expliquer à ce sujet. Il ne parlerait pas tant qu’une lettre de Wladimir ne lui aurait pas appris que le proscrit était en sûreté. Cette lettre n’arriva pas, et on se rappelle avec quelle impatience, pendant ces deux jours, l’attendit Nicolef!
Et, alors, compromis par un silence qu’il ne voulait pas rompre, poursuivi avec une impitoyable haine par ses adversaires politiques, sa vie même menacée par les violences de la foule, il allait être mis en état d’arrestation, lorsque Wladimir Yanof apparut.
Et maintenant, on savait qui il était, ce proscrit, pourquoi il était venu à Riga. La porte de la maison ouverte, Wladimir Yanof tomba dans les bras de Dimitri Nicolef, il pressa sa fiancée sur son cœur, il embrassa Jean, il serra les mains qui lui furent tendues, et devant le colonel, devant le major Verder qui l’avaient suivi, il dit:
«A Pernau… lorsque j’ai su quel crime infâme était imputé à Nicolef, lorsque j’ai appris qu’on l’accusait d’être l’auteur de l’assassinat de la Croix-Rompue, lorsque les journaux eurent rapporté qu’il se refusait à faire connaître le motif de son voyage, bien qu’il n’eût qu’un mot, un nom à prononcer, le mien, pour se justifier, et qu’il ne le disait pas pour ne point me compromettre, je n’ai pas hésité, j’ai compris quel était mon devoir, j’ai quitté Pernau, et me voici!… Ce que tu as voulu faire pour moi, Dimitri Nicolef, toi, l’ami de Jean Yanof, toi, mon second père, j’ai voulu le faire pour toi…
– Et tu as eu tort, Wladimir, tu as eu tort, Wladimir !… Je suis innocent, je n’avais rien à craindre, je ne craignais rien, et mon innocence eût été bientôt reconnue.
– N’ai-je pas eu raison, Ilka? demanda Wladimir, en s’adressant à la jeune fille.
– Ne réponds pas, mon enfant, dit Nicolef, tu n’es pas à même de décider entre ton père et ton fiancé!… Je t’estime, Wladimir, pour ce que tu as cru devoir faire, mais je te blâme de l’avoir fait!… Avec plus de raison, tu aurais compris que mieux valait te réfugier en un lieu sûr… De là, tu m’aurais écrit, et, aussitôt ta lettre reçue, j’aurais parlé, j’aurais révélé les motifs de mon voyage… Ne pouvais-je pas supporter encore quelques jours de ces tristes épreuves pour que tu fusses hors de danger?…
– Mon père, dit alors Ilka d’une voix ferme, tu entendras pourtant ma réponse. Quoi qu’il puisse arriver, Wladimir a bien agi, et toute ma vie ne suffira plus à lui payer ma reconnaissance…
– Merci, Ilka, merci! s’écria Wladimir. Je suis déjà payé puisque j’ai pu épargner à votre père qu’il fût accusé un jour de plus!»
Maintenant, la justification de Dimitri Nicolef, due à l’intervention de Wladimir Yanof, ne faisait plus l’objet d’un doute. La nouvelle s’en était répandue au-dehors. Que MM. Johausen missent un haineux entêtement à n’y pas croire, que le major Verder vît avec un déplaisir évident ce Slave échapper à ses accusations, que les amis du banquier fissent toutes réserves sur l’incident, cela ne saurait étonner, et l’on verra bientôt s’ils avaient déposé les armes devant ce qui paraissait être l’évidence même. Mais on n’ignore pas avec quelle rapidité, trop souvent illogique et peu durable, un revirement se produit dans les foules, sinon dans l’opinion publique. C’est précisément ce qui se passa en cette circonstance. L’effervescence se calma. Il ne serait plus question d’envahir la maison de Dimitri Nicolef, les agents de police n’auraient plus à le protéger contre la fureur populaire.
Mais il restait à régler la situation de Wladimir Yanof. Parce que son âme généreuse, le sentiment du devoir l’avaient ramené à Riga, il n’en était pas moins un condamné politique, un évadé des mines de Sibérie.
Aussi le colonel Raguenof lui dit d’une voix où l’on sentait percer une bienveillance, tempérée par la réserve du fonctionnaire moscovite, d’un chef de police:
«Wladimir Yanof, vous êtes en rupture de ban, et je dois en référer au gouverneur. Je vais me rendre chez le général Gorko. Mais, en attendant mon retour, je ne vois aucun inconvénient à vous laisser dans cette maison, si vous donnez votre parole de ne pas chercher à vous enfuir.
– Je vous la donne, colonel», répondit Wladimir.
Le colonel partit, laissant, d’ailleurs, Eck et ses hommes de faction dans la rue.
Inutile d’insister sur la scène intime dans laquelle Jean, Ilka, Wladimir se livrèrent aux plus vifs épanchements. Le docteur Hamine et M. Delaporte les avaient quittés. Ce furent là quelques instants de bonheur, que la famille du professeur ne connaissait plus depuis longtemps. On se revoyait, on se parlait, on faisait presque des projets d’avenir. On oubliait la situation de Yanof, la condamnation qui le frappait, les conséquences de sa fuite, qui pouvaient être terribles, et le colonel qui allait bientôt revenir en faisant connaître les mesures ordonnées par le gouverneur.
Il revint une heure après, et, s’adressant à Wladimir:
«Par ordre du général Gorko, dit-il, vous vous rendrez à la forteresse de Riga, et vous attendrez les instructions qui ont été demandées à Pétersbourg.
– Je suis prêt à obéir, colonel, répondit Wladimir. Adieu, mon père, dit-il à Nicolef, adieu, mon frère, dit-il à Jean, et, prenant la main d’Ilka, adieu, ma sœur…
– Non… votre femme!» répondit la jeune fille.
La séparation se fit… Combien durerait-elle? et Wladimir Yanof quitta cette maison, où il venait d’apporter tant de bonheur.
A partir de ce moment, l’extraordinaire intérêt que présentait cette affaire, si loin d’être terminée, se reporta sur le fugitif qui n’avait pas hésité à sacrifier sa liberté, et peut-être sa vie, car il avait été condamné pour crime politique. Sa conduite, il eût été difficile de ne pas l’admirer, quelle que fût l’opinion qu’on eût de Dimitri Nicolef. Il est certain que, même dans les camps opposés, les femmes célébraient à l’envi cette générosité d’âme qui avait entraîné Wladimir Yanof. Et puis, il y avait le côté si touchant de son existence, son amour pour Ilka Nicolef, leur brusque séparation au moment où leur union allait s’accomplir!… Et maintenant quels seraient les ordres de l’Empereur!… Le fugitif retournerait-il au fond de cette Sibérie orientale, d’où il s’était échappé au prix de tant de fatigues, en bravant tant de dangers? Sa fiancée, après le bonheur de l’avoir revu un instant, n’allait-elle pas être condamnée à le pleurer éternellement?… Quand il quitterait la forteresse de Riga, sa conduite lui vaudrait-elle d’avoir obtenu sa grâce, ou reprendrait-il le chemin de l’exil?…
Toutefois, ce serait une erreur de croire que cette subite et inattendue intervention de Wladimir Yanof eût proclamé pour tous les esprits l’innocence de Dimitri Nicolef. Dans cette ville de Riga, si infestée de germanisme, il ne pouvait en être ainsi. Les hautes classes, principalement, ne supportaient pas que ce professeur, ce représentant des intérêts slaves, fût quitte de l’accusation portée contre lui. Les journaux du parti ne laissèrent pas de faire des réserves avec leur insigne mauvaise foi. En somme, l’assassin n’était pas découvert. Il y avait une victime qui criait vengeance, et surtout par ces bouches haineuses et intraitables des ennemis de l’influence moscovite.
Et Frank Johausen de résumer ainsi l’opinion de nombre de gens, de ceux surtout qui ne voulaient point lâcher leur proie:
«On connaît maintenant les motifs de ce voyage de Nicolef… Il allait rejoindre Wladimir Yanof à Pernau, soit!… En quittant l’auberge à quatre heures du matin, c’était pour se rendre à Pernau, soit encore!… Mais, oui ou non, a-t-il passé la nuit du 13 au 14 au kabak de la Croix-Rompue?… Oui ou non, Poch a-t-il été assassiné, puis volé, cette nuit-là, dans ledit kabak?… Oui ou non, l’assassin peut-il être autre que le voyageur qui occupait la chambre où l’on a retrouvé l’instrument qui a servi à forcer celle du malheureux?… Oui ou non, ce voyageur était-il Dimitri Nicolef?…»
A des questions ainsi posées, seule une réponse affirmative était possible. Mais si aux «oui ou non» du banquier on eût opposé ceux-ci: Oui ou non, le crime a-t-il pu être commis par un malfaiteur du dehors?… Oui ou non, le criminel ne serait-il pas l’aubergiste Kroff?… Oui ou non, plus encore que Nicolef, celui-ci a-t-il eu toute facilité pour frapper Poch, soit avant, soit après le départ du professeur?… Oui ou non, ce Kroff ne savait-il pas que le portefeuille du garçon de banque contenait une somme considérable?…
A cela l’enquête répondait que les perquisitions n’avaient rien relevé de suspect contre l’aubergiste, – réponse qui n’était pas absolument probante. D’autre part, la justice ne se refusait pas à admettre que l’auteur du crime fût un de ces malfaiteurs dont on signalait depuis quelque temps la présence dans la région de la haute Livonie.
Et c’était bien l’opinion du colonel Raguenof qui, le lendemain, s’entretenait de cette affaire avec le major Verder, sans parvenir à le convaincre, comme on l’imagine aisément.
«Voyez-vous, major, disait-il, que Nicolef soit sorti par la fenêtre de sa chambre pendant la nuit pour pénétrer par la fenêtre dans celle de Poch, cela me paraît fort hypothétique…
– Et les empreintes?… objecta le major.
– Les empreintes?… Mais il faudrait savoir, tout d’abord, si elles étaient de fraîche date, ce qui n’est pas absolument prouvé… Ce kabak de la Croix-Rompue est isolé sur la grande route… Que quelque rôdeur ait essayé d’enfoncer la fenêtre, cette nuit-là ou une autre, c’est très admissible…
– Je vous ferai observer, mon colonel, que l’assassin a dû nécessairement savoir qu’il y avait gros à voler, et que Nicolef ne l’ignorait pas…
– Ni d’autres non plus, repartit vivement le colonel Raguenof, puisque Poch avait été assez imprudent pour bavarder là-dessus, pour laisser voir son portefeuille… Est-ce que Kroff ne le savait pas, et Broks, le conducteur, et les iemshicks qui se sont succédé aux différents relais, sans compter les paysans et bûcherons attablés dans la grande salle, à l’heure où Nicolef et le garçon de banque ont ouvert la porte du cabaret?»
Assurément, cette argumentation avait sa valeur. Les présomptions ne pesaient pas uniquement sur Dimitri Nicolef. Il restait toujours à démontrer, d’ailleurs, que le professeur se serait trouvé dans une telle situation pécuniaire qu’il n’aurait pu en sortir que par un vol doublé d’un meurtre.
Malgré tout, le major ne voulait pas se rendre et concluait à la culpabilité de Nicolef.
«Et moi je conclus, répondit le colonel, que les Allemands sont toujours des Allemands…
– Comme les Slaves sont toujours des Slaves, riposta le major.
– Aussi, laissons le juge Kerstorf continuer son enquête, dit en terminant le colonel Raguenof. Lorsque l’instruction sera définitivement close, il sera temps de discuter le pour et le contre.»
Tout en se tenant en dehors de ces opinions trop asservies aux passions politiques du jour, le magistrat instruisait l’affaire avec un soin minutieux. Il savait maintenant ce que le professeur s’était toujours refusé à révéler: les motifs de son voyage, et cela justifiait sa répugnance à le croire coupable. Mais alors, quel était l’auteur du crime?… Nombre de témoins furent appelés dans son cabinet: les postillons qui avaient conduit la malle entre Riga et Pernau, les paysans et bûcherons qui buvaient dans l’auberge à l’arrivée de Poch, tous ceux qui étaient au courant de ce que le garçon de banque allait faire à Revel, c’est-à-dire un versement pour le compte des frères Johausen. Rien ne permit d’incriminer l’un ou l’autre de ces témoins.
A plusieurs reprises, le conducteur Broks fut interrogé. Mieux que personne, il connaissait la situation de Poch et savait qu’il était porteur d’une somme considérable. Mais ce brave homme ne donnait prise à aucun soupçon. Après l’accident de la malle, il s’était rendu à Pernau avec l’attelage et le postillon; il avait couché à l’auberge du relais, nul doute à cet égard. L’alibi étant indiscutable, il ne pouvait être inquiété dans cette affaire.
Ainsi donc, l’intervention d’un malfaiteur du dehors se voyait écartée. D’ailleurs, comment un rôdeur de grande route, s’il n’avait eu aucun rapport avec le garçon de banque, aurait-il eu l’idée de le voler, à moins qu’il n’eût appris à Riga, d’une façon quelconque, de quelle mission Poch était chargé?… Et, alors, faisant diligence pour le suivre et guetter l’occasion, il aurait profité de ce que l’accident avait obligé Poch à se réfugier au kabak de la Croix-Rompue…
Bien que cette dernière hypothèse fût admissible, en somme, il était plus probable, cependant, que le crime avait été commis par l’un ou l’autre de ceux qui avaient passé la nuit dans l’auberge. Or, ils n’étaient que deux: le cabaretier et Dimitri Nicolef.
Depuis l’affaire, Kroff était resté au kabak, on le sait, très surveillé par les agents. Amené plusieurs fois devant le juge d’instruction, il avait subi de longs et minutieux interrogatoires. Rien dans sa conduite, rien dans ses réponses, n’avait donné prise aux plus légers soupçons. Au surplus, il était affirmatif sur ce point: c’est que Dimitri Nicolef devait être l’assassin, ayant eu toute facilité pour commettre le crime.
«Et vous n’avez entendu aucun bruit pendant la nuit?… lui demandait le magistrat.
– Aucun, monsieur le juge.
– Cependant, cette première fenêtre qu’il a fallu ouvrir, cette seconde fenêtre qu’il a fallu forcer…
– Ma chambre est sur la cour, répondait Kroff, et les fenêtres des deux autres donnent sur la grande route… Je dormais profondément… D’ailleurs, cette nuit-là, il faisait un temps épouvantable, et la bourrasque n’eût permis d’entendre aucun bruit.»
Le juge, en écoutant les dépositions de Kroff, le regardait attentivement, et, bien qu’au fond il fût prévenu contre lui, il ne pouvait rien surprendre qui mît en doute la véracité du cabaretier.
L’interrogatoire achevé, Kroff reprenait librement le chemin de la Croix-Rompue. S’il était coupable, ne valait-il pas mieux lui laisser sa liberté tout en le surveillant?… Peut-être se compromettrait-il d’une façon ou d’une autre?…
Quatre jours s’étaient écoulés depuis que Wladimir Yanof avait été enfermé dans la forteresse de Riga.
Conformément aux ordres du gouverneur, une chambre avait été affectée au prisonnier. On le traitait avec les égards que méritaient sa situation et sa conduite. Le général Gorko ne doutait pas que ces ménagements ne fussent approuvés en haut lieu, quelque dénouement que dût avoir cette affaire pour Wladimir Yanof.
Dimitri Nicolef, dont la santé se ressentait de ces terribles épreuves, retenu à la chambre, ne put le voir comme il l’eût désiré. D’ailleurs, l’accès de la prison était permis à la famille de Nicolef et aux amis de Wladimir Yanof. Chaque jour Jean et Ilka se présentaient à la forteresse et on les conduisait près du prisonnier. Et là, que de longs et intimes entretiens d’où l’espoir n’était pas banni! Oui! la sœur et le frère croyaient, voulaient croire à la magnanimité de l’Empereur… Sa Majesté ne serait point insensible aux supplications de cette malheureuse famille si rudement frappée depuis quelque temps… Wladimir et Ilka ne seraient plus séparés par des milliers de lieues, et surtout par cette condamnation à perpétuité, plus terrible encore que la distance… Le mariage de ces deux êtres qui s’aimaient pourrait enfin s’accomplir dans quelques semaines, si Wladimir bénéficiait de la clémence impériale… On le savait, le gouverneur faisait des démarches dans ce but… La situation particulière de Dimitri Nicolef à Riga, à la veille des élections où il représentait le parti slave, les tendances du gouvernement à russifier l’administration municipale dans les provinces Baltiques, tout concourait à ce que le fugitif obtînt remise entière de sa peine.
Le 24 avril, après avoir pris congé de Yanof, puis de son père et de sa sœur, Jean quitta Riga pour retourner à Dorpat. C’était le front haut qu’il voulait rentrer à l’Université, lui qu’on avait traité de fils d’assassin.
Inutile d’insister sur l’accueil que lui firent ses camarades, ceux de sa corporation et Gospodin plus chaleureusement que personne.
Mais inutile aussi de dire que les autres étudiants, ceux que menait Karl Johausen, n’avaient point désarmé. Il semblait donc impossible que cela ne finît pas par un éclat.
Cet éclat se produisit le lendemain du retour de Jean Nicolef.
Jean, ayant demandé satisfaction à Karl de ses insultes, celui-ci refusa de se battre en les aggravant encore.
Jean le frappa au visage. Le duel, qui était devenu inévitable, eut lieu et Karl Johausen fut grièvement blessé.
Que l’on juge de l’effet de cette rencontre lorsque la nouvelle en parvint à Riga! M. et Mme Johausen partirent aussitôt pour aller soigner leur fils mortellement atteint peut-être. Et, à leur retour, avec quelle violence, sans doute, reprendrait la lutte entre ces ennemis acharnés!
En attendant, cinq jours après, la réponse relative à Wladimir Yanof arrivait de Pétersbourg.
On avait eu raison de compter sur la générosité de l’Empereur. Grâce entière était accordée au proscrit, échappé des mines de Sibérie, et Wladimir Yanof fut immédiatement remis en liberté.