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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Deuxième partie

(I-III)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre I

Notre sanitarium

 

es incommensurables de la création!» cette expression superbe, dont le minéralogiste Haüy s’est servi pour qualifier les Andes américaines, ne serait-elle pas plus juste, si on l’appliquait à l’ensemble de cette chaîne de l’Himalaya, que l’homme est encore impuissant à mesurer avec une précision mathématique?

Tel est le sentiment que j’éprouve à l’aspect de cette région incomparable, au milieu de laquelle le colonel Munro, le capitaine Hod, Banks et moi nous allons séjourner pendant quelques semaines.

«Non seulement ces monts sont incommensurables, nous dit l’ingénieur, mais leur cime doit être regardée comme inaccessible, puisque l’organisme humain ne peut fonctionner à de telles hauteurs, où l’air n’est plus assez dense pour suffire aux besoins de la respiration!»

Une barrière de roches primitives, granit, gneiss, micaschiste, longue de deux mille cinq cents kilomètres, qui se dresse depuis le soixante-douzième méridien jusqu’au quatre-vingt-quinzième, en couvrant deux présidences, Agra et Calcutta, deux royaumes, le Bouthan et le Népaul; – une chaîne, dont la hauteur moyenne, supérieure d’un tiers à la cime du Mont-Blanc, comprend trois zones distinctes, la première, haute de cinq mille pieds, plus tempérée que la plaine inférieure, donnant une moisson de blé pendant l’hiver, une moisson de riz pendant l’été; la deuxième, de cinq à neuf mille pieds, dont la neige fond au retour du printemps; la troisième, de neuf mille pieds à vingt-cinq mille, couverte d’épaisses glaces, qui, même en la saison chaude, défient les rayons solaires; – à travers cette grandiose tumescence du globe, onze passes, dont quelques-unes trouent la montagne à vingt mille pieds d’altitude, et qui, incessamment menacées par les avalanches, ravinées par les torrents, envahies par les glaciers, ne permettent d’aller de l’Inde au Thibet qu’au prix de difficultés extrêmes; – au-dessus de cette crête, tantôt arrondie en larges coupoles, tantôt rase comme la Table du cap de Bonne-Espérance, sept à huit pics aigus, quelques-uns volcaniques, dominant les sources de la Cogra, de la Djumna et du Gange, le Doukia et le Kinchinjunga, qui s’élèvent au delà de sept mille mètres, le Dhiodounga à huit mille, le Dawaghaliri à huit mille cinq cents, le Tchamoulari à huit mille sept cents, le mont Everest, dressant à neuf mille mètres son pic du haut duquel l’œil d’un observateur parcourrait une périphérie égale à celle de la France entière; – un entassement de montagnes, enfin, que les Alpes sur les Alpes, les Pyrénées sur les Andes, ne dépasseraient pas dans l’échelle des hauteurs terrestres, tel est ce soulèvement colossal, dont le pied des plus hardis ascensionnistes ne foulera peut-être jamais les dernières cimes, et qui s’appelle les monts Himalaya!

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Les premiers gradins de ces propylées gigantesques sont largement et fortement boisés. On y trouve encore divers représentants de cette riche famille des palmiers, qui, dans une zone supérieure, vont céder la place aux vastes forêts de chênes, de cyprès et de pins, aux opulents massifs de bambous et de plantes herbacées.

Banks, qui nous donne ces détails, nous apprend aussi que, si la ligne inférieure des neiges descend à quatre mille mètres sur le versant indou de la chaîne, elle se relève à six mille sur le versant thibétain. Cela tient à ce que les vapeurs, amenées par les vents du sud, sont arrêtées par l’énorme barrière. C’est pourquoi, sur l’autre côté, des villages ont pu s’établir jusqu’à une altitude de quinze mille pieds, au milieu de champs d’orge et de prairies magnifiques. A en croire les indigènes, il suffit d’une nuit pour qu’une moisson d’herbe tapisse ces pâturages!

Dans la zone moyenne, paons, perdrix, faisans, outardes, cailles, représentent la gent ailée. Les chèvres y abondent, les moutons y foisonnent. Sur la haute zone, on ne rencontre plus que le sanglier, le chamois, le chat sauvage, et l’aigle est seul à planer au-dessus de rares végétaux, qui ne sont plus que les humbles échantillons d’une flore arctique.

Mais ce n’était pas là de quoi tenter le capitaine Hod. Pourquoi ce Nemrod serait-il venu dans la région himalayenne, s’il ne s’était agi que de continuer son métier de chasseur au gibier domestique? Très heureusement pour lui, les grands carnassiers, dignes de son Enfield et de ses balles explosives, ne devaient pas faire défaut.

En effet, au pied des premières rampes de la chaîne, s’étend une zone inférieure, que les Indous appellent la ceinture du Tarryani. C’est une longue plaine déclive, large de sept à huit kilomètres, humide, chaude, à végétation sombre, couverte de forêts épaisses, dans lesquelles les fauves cherchent volontiers refuge. Cet Eden du chasseur qui aime les fortes émotions de la lutte, notre campement ne le dominait que de quinze cents mètres. Il était donc facile de redescendre sur ce terrain réservé, qui se gardait tout seul.

Ainsi, il était probable que le capitaine Hod visiterait les gradins inférieurs de l’Himalaya plus volontiers que les zones supérieures. Là, pourtant, même après le plus humoriste des voyageurs, Victor Jacquemont, il reste encore à faire d’importantes découvertes géographiques.

«On ne connaît donc que très imparfaitement cette énorme chaîne? demandai-je à Banks.

– Très imparfaitement, répondit l’ingénieur. L’Himalaya, c’est comme une sorte de petite planète, qui s’est collée à notre globe, et qui garde ses secrets.

– On l’a parcourue, cependant, répondis-je, on l’a fouillée autant que cela a été possible!

– Oh! les voyageurs himalayens n’ont pas manqué! répondit Banks. Les frères Gérard de Webb, les officiers Kirpatrik et Fraser, Hogdson, Herbert, Lloyd, Hooker, Cunningham, Strabing, Skinner, Johnson, Moorcroft, Thomson Griffith, Vigne, Hügel, les missionnaires Huc et Gabet, et plus récemment les frères Schlagintweit, le colonel Wangh, les lieutenants Reuillier et Montgomery, à la suite de travaux considérables, ont fait connaître dans une large mesure la disposition orographique de ce soulèvement. Néanmoins, mes amis, bien des desiderata restent à réaliser. La hauteur exacte des principaux pics a donné lieu à des rectifications sans nombre. Ainsi, autrefois, le Dwalaghiri était le roi de toute la chaîne; puis, après de nouvelles mesures, il a dû céder la place au Kintchindjinga, qui paraît être détrôné maintenant par le mont Everest. Jusqu’ici, ce dernier l’emporte sur tous ses rivaux. Cependant, au dire des Chinois, le Kouin-Lun, – auquel, il est vrai, les méthodes précises des géomètres européens n’ont pas encore été appliquées, – dépasserait quelque peu le mont Everest, et ce ne serait plus dans l’Himalaya qu’il faudrait chercher le point le plus élevé de notre globe. Mais, en réalité, ces mesures ne pourront être considérées comme mathématiques que le jour où on les aura obtenues barométriquement, et avec toutes les précautions que comporte cette détermination directe. Et comment les obtenir, sans emporter un baromètre à la pointe extrême de ces pics presque inaccessibles? Or, c’est ce qui n’a encore pu être fait.

– Cela se fera, répondit le capitaine Hod, comme se feront, un jour, les voyages au pôle sud et au pôle nord!

– Évidemment!

– Le voyage jusque dans les dernières profondeurs de l’Océan!

– Sans aucun doute!

– Le voyage au centre de la terre!

– Bravo, Hod!

– Comme tout se fera! ajoutai-je.

– Même un voyage dans chacune des planètes du monde solaire! répondit le capitaine Hod, que rien n’arrêtait plus.

– Non, capitaine, répondis-je. L’homme, simple habitant de la terre, ne saurait en franchir les bornes! Mais s’il est rivé à son écorce, il peut en pénétrer tous les secrets.

– Il le peut, il le doit! reprit Banks. Tout ce qui est dans la limite du possible doit être et sera accompli. Puis, lorsque l’homme n’aura plus rien à connaître du globe qu’il habite…

– Il disparaîtra avec le sphéroïde qui n’aura plus de mystères pour lui, répondit le capitaine Hod.

– Non pas! reprit Banks. Il en jouira en maître, alors, et il en tirera un meilleur parti. Mais, ami Hod, puisque nous sommes dans la contrée himalayenne, je vais vous indiquer à faire, entre autres, une curieuse découverte qui vous intéressera certainement.

– De quoi s’agit-il, Banks?

– Dans le récit de ses voyages, le missionnaire Huc parle d’un arbre singulier, que l’on appelle au Thibet «l’arbre aux dix mille images». Suivant la légende indoue, Tong Kabac, le réformateur de la religion bouddhiste, aurait été changé en arbre, quelque mille ans après que la même aventure fut arrivée à Philémon, à Baucis, à Daphné, ces curieux êtres végétaux de la flore mythologique. La chevelure de Tong Kabac serait devenue le feuillage de cet arbre sacré, et, sur ces feuilles, le missionnaire affirme avoir vu, – de ses yeux vu, – des caractères thibétains, distinctement formés par les traits de leurs nervures.

– Un arbre qui produit des feuilles imprimées! m’écriai-je.

– Et sur lesquelles on lit des sentences de la plus pure morale, répondit l’ingénieur.

– Cela vaut la peine d’être vérifié, dis-je en riant.

– Vérifiez-le donc, mes amis, répondit Banks. S’il existe de ces arbres dans la partie méridionale du Thibet, il doit s’en trouver aussi dans la zone supérieure, sur le versant sud de l’Himalaya. Donc, pendant vos excursions, cherchez ce… comment dirai-je?… ce «sentencier»…

– Ma foi non! répondit le capitaine Hod. Je suis ici pour chasser, et je n’ai rien à gagner au métier d’ascensionniste!

– Bon, ami Hod! reprit Banks. Un audacieux grimpeur tel que vous fera bien quelque ascension dans la chaîne?

– Jamais! s’écria le capitaine.

– Pourquoi donc?

– J’ai renoncé aux ascensions!

– Et depuis quand?…

– Depuis le jour où, après y avoir vingt fois risqué ma vie, répondit le capitaine Hod, je suis parvenu à atteindre le sommet du Vrigel, dans le royaume de Bouthan. On affirmait que jamais être humain n’avait foulé du pied la cime de ce pic! J’y mettais donc quelque amour-propre! Enfin, après mille dangers, j’arrive au faîte, et que vois-je? ces mots gravés sur une roche: «Durand, dentiste, 14, rue Caumartin, Paris!» Depuis lors, je ne grimpe plus!»…

Brave capitaine! Il faut pourtant avouer qu’en nous racontant cette déconvenue, Hod faisait une si plaisante grimace, qu’il était impossible de ne pas rire de bon cœur!

J’ai parlé plusieurs fois des «sanitariums» de la péninsule. Ces stations, situées dans la montagne, sont très fréquentées, pendant l’été, par les rentiers, les fonctionnaires, les négociants de l’Inde, que dévore l’ardente canicule de la plaine.

Au premier rang, il faut nommer Simla, située sur le trente et unième parallèle et à l’ouest du soixante-quinzième méridien. C’est un petit coin de la Suisse, avec ses torrents, ses ruisseaux, ses chalets agréablement disposés sous l’ombrage des cèdres et des pins, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

Après Simla, je citerai Dorjiling, aux maisons blanches, que domine le Kinchinjinga, à cinq cents kilomètres au nord de Calcutta, et à deux mille trois cent mètres d’altitude, près du quatre-vingt-sixième degré de longitude et du vingt-septième degré de latitude, – une situation ravissante dans le plus beau pays du monde.

D’autres sanitariums se sont aussi fondés en divers points de la chaîne himalayenne.

Et maintenant, à ces stations fraîches et saines, que rend indispensables ce brûlant climat de l’Inde, il convient d’ajouter notre Steam-House. Mais celle-là nous appartient. Elle offre tout le confort des plus luxueuses habitations de la péninsule. Nous y trouverons, dans une zone heureuse, avec les exigences de la vie moderne, un calme que l’on chercherait vainement à Simla ou à Dorjiling, où les Anglo-Indiens abondent.

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L’emplacement a été judicieusement choisi. La route, qui dessert la portion inférieure de la montagne, se bifurque à cette hauteur pour relier quelques bourgades éparses dans l’est et dans l’ouest. Le plus rapproché de ces villages est à cinq milles de Steam-House. Il est occupé par une race hospitalière de montagnards, éleveurs de chèvres et de moutons, cultivateurs de riches champs de blé et d’orge.

Grâce au concours de notre personnel, sous la direction de Banks, il n’a fallu que quelques heures pour organiser un campement, dans lequel nous devons séjourner pendant six ou sept semaines.

Un des contreforts, détaché de ces capricieux chaînons qui contreboutent l’énorme charpente de l’Himalaya, nous a offert un plateau doucement ondulé, long d’un mille environ sur un demi-mille de largeur. Le tapis de verdure qui le recouvre est une épaisse moquette d’une herbe courte, serrée, plucheuse, pourrait-on dire, et pointillée d’un semis de violettes. Des touffes de rhododendrons arborescents, grands comme de petits chênes, des corbeilles naturelles de camélias, y forment une centaine de houppes d’un effet charmant. La nature n’a pas eu besoin des ouvriers d’Ispahan ou de Smyrne pour fabriquer ce tapis de haute laine végétale. Quelques milliers de graines, apportées par le vent du midi sur ce terrain fécond, un peu d’eau, un peu de soleil, ont suffi à faire ce tissu moelleux et inusable.

Une douzaine de groupes d’arbres magnifiques se développent sur ce plateau. On dirait qu’ils se sont détachés, comme des irréguliers, de l’immense forêt qui hérisse les flancs du contrefort, en remontant sur les chaînons voisins, à une hauteur de six cents mètres. Cèdres, chênes, pendanus à longues feuilles, hêtres, érables, se mêlent aux bananiers, aux bambous, aux magnolias, aux caroubiers, aux figuiers du Japon. Quelques-uns de ces géants étendent leurs dernières branches à plus de cent pieds au-dessus du sol. Ils semblent avoir été disposés en cet endroit pour ombrager quelque habitation forestière. Steam-House, venue à point, a complété le paysage. Les toits arrondis de ses deux pagodes se marient heureusement à toute cette ramure variée, branches raides ou flexibles, feuilles petites et frêles comme des ailes de papillons, larges et longues comme des pagaies polynésiennes. Le train des voitures a disparu sous un massif de verdure et de fleurs. Rien ne décèle la maison mobile, et il n’y a plus là qu’une habitation sédentaire, fixée au sol, faite pour n’en plus bouger.

En arrière, un torrent, dont on peut suivre le lacet argenté jusqu’à plusieurs mille pieds de hauteur, coule à droite du tableau sur le flanc du contrefort, et se précipite dans un bassin naturel qu’ombrage un bouquet de beaux arbres.

De ce bassin, le trop-plein s’échappe en ruisseau, court à travers la prairie, et finit en une cascade bruyante, qui tombe dans un gouffre dont la profondeur échappe au regard.

Voici comment Steam-House a été disposée pour la plus grande commodité de la vie commune et le plus parfait agrément des yeux.

Si l’on se porte à la crête antérieure du plateau, on le voit dominer d’autres croupes moins importantes du soubassement de l’Himalaya, qui descendent en gigantesques gradins jusqu’à la plaine. Le recul est suffisant pour permettre au regard de l’embrasser dans tout son ensemble.

A droite, la première maison de Steam-House est placée obliquement, de telle sorte que la vue de l’horizon du sud est ménagée aussi bien au balcon de la vérandah qu’aux fenêtres latérales du salon, de la salle à manger et des cabines de gauche. De grands cèdres planent au-dessus et se découpent vigoureusement en noir sur le fond éloigné de la grande chaîne, que tapisse une neige éternelle.

A gauche, la seconde maison est adossée au flanc d’un énorme rocher de granit, doré par le soleil. Ce rocher, autant par sa forme bizarre que par sa couleur chaude, rappelle ces gigantesques «plum-puddings» de pierre, dont parle M. Russell-Killough dans le récit de son voyage à travers l’Inde méridionale. De cette habitation, réservée au sergent Mac Neil et à ses compagnons du personnel, on ne voit que le flanc. Elle est placée à vingt pas de l’habitation principale, comme une annexe de quelque pagode plus importante. A l’extrémité de l’un des toits qui la couronnent, un petit filet de fumée bleuâtre s’échappe du laboratoire culinaire de monsieur Parazard. Plus à gauche, un groupe d’arbres, à peine détachés de la forêt, remonte sur l’épaulement de l’ouest, et forme le plan latéral de ce paysage.

Au fond, entre les deux habitations, se dresse un gigantesque mastodonte. C’est notre Géant d’Acier. Il a été remisé sous un berceau de grands pendanus. Avec sa trompe relevée, on dirait qu’il en «broute» les branches supérieures. Mais il est stationnaire. Il se repose, bien qu’il n’ait nul besoin de repos. Maintenant, inébranlable gardien de Steam-House, comme un énorme animai antédiluvien, il en défend l’entrée, à l’amorce de cette route par laquelle il a remorqué tout ce hameau mobile.

Par exemple, si colossal que soit notre éléphant. – à moins de le détacher par la pensée de la chaîne qui se dresse à six mille mètres au-dessus du plateau, – il ne paraît plus rien avoir de ce géant artificiel dont la main de Banks a doté la faune indoue.

«Une mouche sur la façade d’une cathédrale!» dit le capitaine Hod, non sans un certain dépit.

Et rien n’est plus vrai. Il y a, en arrière, un bloc de granit, dans lequel on taillerait aisément mille éléphants de la grandeur du nôtre, et ce bloc n’est qu’un simple gradin, une des cent marches de cet escalier qui monte jusqu’à la crête de la chaîne et que le Dwalaghiri domine de son pic aigu.

Parfois, le ciel de ce tableau s’abaisse à l’œil de l’observateur. Non seulement les hautes cimes, mais la crête moyenne de la chaîne, disparaissent un instant. Ce sont d’épaisses vapeurs qui courent sur la zone moyenne de l’Himalaya et embrument toute sa partie supérieure. Le paysage se rapetisse, et, alors, par un effet d’optique, on dirait que les habitations, les arbres, les croupes voisines, et le Géant d’Acier lui-même, reprennent leur grandeur réelle.

Il arrive aussi que, poussés par certains vents humides, les nuages, moins élevés encore, se déroulent au-dessous du plateau. L’œil ne voit plus alors qu’une mer moutonnante de nuées, et le soleil provoque à leur surface d’étonnants jeux de lumière. En haut, comme en bas, l’horizon a disparu, et il semble que nous soyons transportés dans quelque région aérienne, en dehors des limites de la terre.

Mais le vent change, une brise du nord, se précipitant par les brèches de la chaîne, vient balayer tout ce brouillard, la mer de vapeurs se condense presque instantanément, la plaine remonte à l’horizon du sud, les sublimes projections de l’Himalaya se profilent à nouveau sur le fond nettoyé du ciel, le cadre du tableau retrouve sa grandeur normale, et le regard, dont rien ne limite plus la portée, saisit tous les détails d’une vue panoramique sur un horizon de soixante milles.

 

 

 

 Chapitre II

Mathias Van Guitt

 

e lendemain, 26 juin, un bruit de voix bien connues me réveilla dès l’aube. Je me levai aussitôt. Le capitaine Hod et son brosseur Fox étaient en grande conversation dans la salle à manger de Steam-House. Je vins aussitôt les rejoindre.

Au même instant, Banks quittait sa chambre, et le capitaine l’interpellait de sa voix sonore:

«Eh bien, ami Banks, lui dit-il, nous voilà enfin arrivés à bon port! Cette fois, c’est définitif. Il ne s’agit plus d’une halte de quelques heures, mais d’un séjour de quelques mois.

– Oui, mon cher Hod, répondit l’ingénieur, et vous pouvez organiser vos chasses tout à votre aise. Le coup de sifflet de Géant d’Acier ne vous rappellera plus au campement.

– Tu entends, Fox?

– Oui, mon capitaine, répondit le brosseur.

– Le ciel me vienne en aide! s’écria Hod, mais je ne quitterai pas le sanitarium de Steam-House avant que le cinquantième ne soit tombé sous mes coups! Le cinquantième, Fox! J’ai comme une idée que celui-là sera particulièrement difficile à décrocher!

– On le décrochera pourtant, répondit Fox.

– D’où vous vient cette idée, capitaine Hod? demandai-je.

– Oh! Maucler, c’est un pressentiment… un pressentiment de chasseur, rien de plus!

– Ainsi donc, dit Banks, dès aujourd’hui, vous allez quitter le campement et vous mettre en campagne?

– Dès aujourd’hui, répondit le capitaine Hod. Nous commencerons d’abord par reconnaître le terrain, de manière à explorer la zone inférieure, en descendant jusqu’aux forêts du Tarryani. Pourvu que les tigres n’aient pas abandonné cette résidence!

– Pouvez-vous croire?…

– Eh! ma mauvaise chance!

– Mauvaise chance!… dans l’Himalaya!… répondit l’ingénieur. Est-ce que cela est possible!

– Enfin, nous verrons! – Vous nous accompagnerez, Maucler? demanda le capitaine Hod, en se retournant vers moi.

– Oui, certainement.

– Et vous, Banks?

– Moi aussi, répondit l’ingénieur, et je pense que Munro se joindra à vous comme je vais le faire… en amateur!

– Oh! répondit le capitaine Hod, en amateurs, soit! mais en amateurs bien armés! Il ne s’agit pas d’aller se promener la canne à la main! Voilà qui humilierait les fauves du Tarryani!

– Convenu! répondit l’ingénieur.

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– Ainsi, Fox, reprit le capitaine en s’adressant à son brosseur, pas d’erreur, cette fois! Nous sommes dans le pays des tigres! Quatre carabines Enfield pour le colonel, Banks, Maucler et moi, deux fusils à balle explosive pour toi et pour Goûmi.

– Soyez tranquille, mon capitaine, répondit Fox. Le gibier n’aura pas à se plaindre!»

Cette journée devait donc être consacrée à la reconnaissance de cette forêt du Tarryani qui hérisse la partie inférieure de l’Himalaya, au-dessous de notre sanitarium. Donc, vers onze heures, après le déjeuner, sir Edward Munro, Banks, Hod, Fox, Goûmi et moi, tous bien armés, nous descendions la route qui oblique vers la plaine, après avoir eu soin de laisser au campement les deux chiens, dont nous n’avions que faire dans cette expédition.

Le sergent Mac Neil était resté à Steam-House, avec Storr, Kâlouth et le cuisinier, afin d’achever les travaux d’installation. Après un voyage de deux mois, le Géant d’Acier avait besoin d’être, intérieurement et extérieurement, visité, nettoyé, mis en état. Cela constituait une besogne longue, minutieuse, délicate, qui ne laisserait pas chômer ses cornacs ordinaires, le chauffeur et le mécanicien.

A onze heures, nous avions quitté le sanitarium, et, quelques minutes après, au premier tournant de la route, Steam-House disparaissait derrière son épais rideau d’arbres.

Il ne pleuvait plus. Sous la poussée d’un vent frais du nord-est, les nuages, plus «débraillés», courant dans les hautes zones de l’atmosphère, chassaient avec vitesse. Le ciel était gris, – température convenable pour des piétons; mais, aussi, absence de ces jeux de lumière et d’ombre qui sont le charme des grands bois.

Deux mille mètres à descendre sur un chemin direct, c’eût été l’affaire de vingt-cinq à trente minutes, si la route ne se fût allongée de toutes les sinuosités par lesquelles elle rachetait la raideur des pentes. Il ne nous fallut pas moins d’une heure et demie pour atteindre la limite supérieure des forêts du Tarryani, à cinq ou six cents pieds au-dessus de la plaine. Le chemin s’était fait en belle humeur.

«Attention! dit le capitaine Hod. Nous entrons sur le domaine des tigres, des lions, des panthères, des guépards et autres animaux bienfaisants de la région himalayenne! C’est bien de détruire les fauves, mais c’est mieux de ne pas être détruit par eux! Donc, ne nous éloignons pas les uns des autres, et soyons prudents!»

Une telle recommandation dans la bouche du déterminé chasseur avait une valeur considérable. Aussi, chacun de nous en tint-il compte. Les carabines et les fusils furent chargés, les batteries visitées, les chiens mis au cran de sûreté. Nous étions prêts à tout événement.

J’ajouterai qu’il y avait à se défier non seulement des carnassiers, mais aussi des serpents, dont les plus dangereux se rencontrent dans les forêts de l’Inde. Les «belongas», les serpents verts, les serpents-fouets, et bien d’autres, sont extrêmement venimeux. Le nombre des victimes qui succombent annuellement aux morsures de ces reptiles est cinq ou six fois plus considérable que celui des animaux domestiques ou des hommes qui périssent sous la dent des fauves.

Donc, dans cette région du Tarryani, avoir l’œil à tout, regarder où l’on pose le pied, où l’on appuie la main, prêter l’oreille aux moindres bruits qui courent sous les herbes ou se propagent à travers les buissons, ce n’est que stricte prudence.

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A midi et demi, nous étions entrés sous le couvert des grands arbres groupés à la lisière de la forêt. Leur haute ramure se développait au-dessus de quelques larges allées, par lesquelles le Géant d’Acier, suivi du train qu’il traînait d’ordinaire, eût passé facilement. En effet, cette partie de la forêt était depuis longtemps aménagée pour les charrois des bois exploités par les montagnards. Cela se voyait à de certaines ornières fraîchement creusées dans la glaise molle. Ces allées principales couraient dans le sens de la chaîne, et, suivant la plus grande longueur du Tarryani, reliaient entre elles les clairières ménagées ça et là par la hache du bûcheron; mais, de chaque côté, elles ne donnaient accès qu’à d’étroites sentes, qui se perdaient sous des futaies impénétrables.

Nous suivions donc ces avenues, plutôt en géomètres qu’en chasseurs, de manière à reconnaître leur direction générale. Aucun hurlement ne troublait le silence dans la profondeur du bois. De larges empreintes, cependant, récemment laissées sur le sol, prouvaient que les carnassiers n’avaient point abandonné le Tarryani.

Soudain, au moment ou nous tournions un des coudes de l’allée, rejetée sur la droite par le pied d’un contrefort, une exclamation du capitaine Hod, qui marchait en avant, nous fit arrêter.

A vingt pas, à l’angle d’une clairière, bordée de grands pendanus, s’élevait une construction, au moins singulière par sa forme. Ce n’était pas une maison: elle n’avait ni cheminée ni fenêtres. Ce n’était pas une hutte de chasseurs: elle n’avait ni meurtrières ni embrasures. On eût plutôt dit une tombe indoue, perdue au plus profond de cette forêt.

En effet, qu’on imagine une sorte de long cube, formé de troncs, juxtaposés verticalement, solidement fichés dans le sol, reliés à leur partie supérieure par un épais cordon de branchages. Pour toit, d’autres troncs transversaux, fortement emmortaisés dans le bâti supérieur. Très évidemment, le constructeur de ce réduit avait voulu lui donner une solidité à toute épreuve sur ses cinq côtés. Il mesurait environ six pieds de haut, sur douze de long et cinq de large. D’ouverture, nulle apparence, à moins qu’elle ne fût cachée, sur sa face antérieure, par un épais madrier, dont la tête arrondie dépassait quelque peu l’ensemble de la construction.

Au-dessus du toit se dressaient de longues perches flexibles, singulièrement disposées et reliées entre elles. A l’extrémité d’un levier horizontal, qui supportait cette armature, pendait un nœud coulant, ou plutôt une boucle, formée par une grosse tresse de lianes.

«Eh! qu’est cela? m’écriai-je.

– Cela, répondit Banks, après avoir bien regardé, c’est tout simplement une souricière, mais je vous laisse à penser, mes amis, quelles souris elle est destinée à prendre!

– Un piège à tigres? s’écria le capitaine Hod,

– Oui, répondit Banks, un piège à tigres, dont la porte, fermée par le madrier que retenait cette boucle de lianes, est retombée, parce que la bascule intérieure a été touchée par quelque animal.

– C’est la première fois, répondit Hod, que je vois dans une forêt de l’Inde un piège de ce genre. Une souricière, en effet! Voilà qui n’est pas digne d’un chasseur!

– Ni d’un tigre, ajouta Fox.

– Sans doute, répondit Banks, mais s’il s’agit de détruire ces féroces animaux, et non de les chasser par plaisir, le meilleur piège est celui qui en attrape le plus. Or, celui-ci me paraît ingénieusement disposé pour attirer et retenir des fauves, si méfiants et si vigoureux qu’ils soient!

– J’ajoute, dit alors le colonel Munro, que, puisque l’équilibre de la bascule qui retenait la porte du piège a été rompu, c’est que probablement quelque animal s’y est fait prendre.

– Nous le saurons bien! s’écria le capitaine Hod, et si la souris n’est pas morte!…»

Le capitaine, joignant le geste aux paroles, fit sonner la batterie de sa carabine. Tous l’imitèrent et se tinrent prêts à faire feu.

Évidemment, nous ne pouvions mettre en doute que cette construction ne fût un piège, du genre de ceux qui se rencontrent fréquemment dans les forêts de la Malaisie. Mais, s’il n’était pas l’œuvre d’un Indou, il présentait toutes les conditions qui rendent très pratiques ces engins de destruction: sensibilité excessive, solidité à toute épreuve.

Nos dispositions prises, le capitaine Hod, Fox et Goûmi s’approchèrent du piège dont ils voulaient d’abord faire le tour. Nul interstice entre les troncs verticaux ne leur permit de regarder à l’intérieur.

Ils écoutèrent avec attention. Aucun bruit ne décelait la présence d’un être vivant dans ce cube de bois, aussi muet qu’une tombe.

Le capitaine Hod et ses compagnons revinrent à la face antérieure. Ils s’assurèrent que le madrier mobile avait glissé dans deux larges rainures verticalement disposées. Il suffisait donc de le relever pour pénétrer à l’intérieur du piège.

«Pas le moindre bruit! dit le capitaine Hod, qui avait collé son oreille contre la porteras le moindre souffle! La souricière est vide!

– N’importe, soyez prudents!» répondit le colonel Munro.

Et il alla s’asseoir sur un tronc d’arbre, à gauche de la clairière. Je me plaçai près de lui.

«Allons, Goûmi!» dit le capitaine Hod.

Goûmi, leste, bien découplé dans sa petite taille, agile comme un singe, souple comme un léopard, un véritable clown indou, comprit ce que voulait le capitaine. Son adresse le désignait tout naturellement pour le service qu’on attendait de lui. Il sauta d’un bond sur le toit du piège, et, en un instant, il eut atteint, à la force du poignet, une des perches qui formaient l’armature supérieure. Puis, il se glissa le long du levier jusqu’à l’anneau de lianes, et, par son poids, il le courba jusqu’à la tête du madrier qui fermait l’ouverture.

Cet anneau fut alors passé dans un épaulement ménagé à la tête du madrier. Il n’y avait plus qu’à produire un mouvement de bascule, en pesant sur l’autre extrémité du levier.

Mais alors, il fallut faire appel aux forces réunies de notre petite troupe. Le colonel Munro, Banks, Fox et moi nous allâmes donc à l’arrière du piège, afin de produire ce mouvement.

Goûmi était resté dans l’armature, pour dégager le levier, au cas où quelque obstacle l’eût empêché de fonctionner librement.

«Mes amis, nous cria le capitaine Hod, s’il est nécessaire que je me joigne à vous, j’irai, mais, si vous pouvez vous passer de moi, je préfère rester par le travers du piège. Au moins, s’il en sort un tigre, il sera salué d’une balle à son passage!

– Et celui-là comptera-t-il pour le quarante-deuxième? demandai-je au capitaine.

– Pourquoi pas? répondit Hod. S’il tombe sous mon coup de fusil, il sera du moins tombé en toute liberté!

– Ne vendons pas la peau de l’ours… répliqua l’ingénieur, avant qu’il ne soit par terre!

– Surtout quand cet ours pourrait bien être un tigre!… ajouta le colonel Munro.

– Ensemble, mes amis, cria Banks, ensemble!»

Le madrier était pesant. Il glissait mal dans ses rainures. Cependant, nous parvînmes à l’ébranler. Il oscilla un instant et demeura suspendu à un pied au-dessus du sol.

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Le capitaine Hod, à demi courbé, sa carabine en joue, cherchait à voir si quelque énorme patte ou quelque gueule haletante ne se montrait pas à l’orifice du piège. Rien n’apparaissait encore.

«Encore un effort, mes amis!» cria Banks.

Et grâce à Goûmi, qui vint donner quelques secousses à l’arrière du levier, le madrier commença à remonter peu à peu. Bientôt l’ouverture fut suffisante pour livrer passage, même à un animal de grande taille.

Pas d’animal, quel qu’il fût.

Mais il était possible, après tout, qu’au bruit qui se faisait autour du piège, le prisonnier se fût réfugié à la partie la plus reculée de sa prison. Peut-être même n’attendait-il que le moment favorable pour s’élancer d’un bond, renverser quiconque s’opposerait à sa fuite, et disparaître dans les profondeurs de la forêt.

C’était assez palpitant.

Je vis alors le capitaine Hod faire quelques pas en avant, le doigt sur la gachette de sa carabine, et manœuvrer de manière à plonger son regard jusqu’au fond du piège.

Le madrier, était entièrement relevé alors, et la lumière entrait largement par l’orifice.

En ce moment, un léger bruit de se produire à travers les parois, puis un ronflement sourd, ou plutôt un formidable bâillement que je trouvai très suspect.

Évidemment, un animal était là, qui dormait, et nous venions de le réveiller brusquement.

Le capitaine Hod s’approcha encore et braqua sa carabine sur une masse qu’il vit remuer dans la pénombre.

Soudain, un mouvement se fit à l’intérieur. Un cri de terreur retentit, qui fut aussitôt suivi de ces mots, prononcés en bon anglais:

«Ne tirez pas, pour Dieu! Ne tirez pas!»

Un homme s’élança hors du piège.

Notre étonnement fut tel, que, nos mains lâchant l’armature, le madrier retomba lourdement avec un bruit sourd devant l’orifice, qu’il boucha de nouveau.

Cependant, le personnage si inattendu qui venait d’apparaître, revenait sur le capitaine Hod, dont la carabine le visait en pleine poitrine, et d’un ton assez prétentieux, accompagné d’un geste emphatique:

«Veuillez relever votre arme, monsieur, lui dit-il. Ce n’est point à un tigre du Tarryani que vous avez affaire!»

Le capitaine Hod, après quelque hésitation, remit sa carabine dans une position moins menaçante.

«A qui avons-nous l’honneur de parler? demanda Banks, en s’avançant vers ce personnage.

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– Au naturaliste Mathias Van Guitt, fournisseur ordinaire de pachydermes, tardigrades, plantigrades, proboscidiens, carnassiers et autres mammifères pour la maison Charles Rice de Londres et la maison Hagenbeck de Hambourg!»

Puis, nous désignant d’un geste circulaire:

«Messieurs?…

– Le colonel Munro et ses compagnons de voyage, répondit Banks, qui nous montra de la main.

– En promenade dans les forêts de l’Himalaya! reprit le fournisseur. Charmante excursion, en vérité! A vous rendre mes devoirs, messieurs, à vous les rendre!»

Quel était cet original à qui nous avions affaire? Ne pouvait-on penser que sa cervelle s’était détraquée pendant cet emprisonnement dans le piège à tigres? Était-il fou ou avait-il son bon sens? Enfin, à quelle catégorie de bimanes appartenait cet individu?

Nous allions le savoir, et, dans la suite, nous devions mieux apprendre à connaître ce personnage singulier, qui se qualifiait de naturaliste et l’avait été en effet.

Le sieur Mathias Van Guitt, fournisseur de ménageries, était un homme à lunettes, âgé de cinquante ans. Sa face glabre, ses yeux clignotants, son nez à l’évent, le remuement perpétuel de toute sa personne, ses gestes ultra-expressifs, appropriés à chacune des phrases qui tombaient de sa large bouche, tout cela en faisait le type très connu du vieux comédien de province. Qui n’a pas rencontré de par le monde un de ces anciens acteurs, dont toute l’existence, limitée à l’horizon d’une rampe et d’un rideau de fond, s’est écoulée entre le «côté cour» et le «côté jardin» d’un théâtre de mélodrame? Parleurs infatigables, gesticulateurs gênants, poseurs infatués d’eux-mêmes, ils portent haut, en la rejetant en arrière, leur tête, trop vide dans la vieillesse pour avoir jamais été bien remplie dans l’âge mûr. Il y avait certainement du vieil acteur dans ce Mathias Van Guitt.

J’ai entendu quelquefois raconter cette plaisante anecdote, au sujet d’un pauvre diable de chanteur, qui croyait devoir souligner par un geste spécial tous les mots de son rôle.

Ainsi, dans l’opéra de Masaniello, lorsqu’il entonnait à pleine voix:

Si d’un pêcheur Napolitain…

son bras droit, tendu vers la salle, remuait fébrilement comme s’il eût tenu au bout de sa ligne le brochet que venait de ferrer son hameçon. Puis, continuant:

Le Ciel voulait faire un monarque,

tandis que l’une de ses mains se dressait droit vers le zénith pour indiquer le ciel, l’autre, traçant un cercle autour de sa tête fièrement relevée, figurait une couronne royale.

Rebelle aux arrêts du destin,

Tout son corps résistait violemment à une poussée qui tendait à le rejeter en arrière,

Il dirait en guidant sa barque…

Et alors ses deux bras, vivement ramenés de gauche à droite et de droite à gauche, comme s’il eût manœuvré la godille, témoignaient de son adresse à diriger une embarcation,

Eh bien, ces procédés, familiers au chanteur en question, c’étaient, à peu près, ceux du fournisseur Mathias Van Guitt. Il n’employait dans son langage que des termes choisis, et devait être très gênant pour l’interlocuteur, qui ne pouvait se mettre hors du rayon de ses gestes.

Ainsi que nous l’apprîmes plus tard et de sa bouche même, Mathias Van Guitt était un ancien professeur d’histoire naturelle au Muséun de Rotterdam, auquel le professorat n’avait pas réussi. Il est certain que ce digne homme devait prêter à rire, et que si les élèves venaient en foule à sa chaire, c’était pour s’amuser, non pour apprendre. En fin de compte, les circonstances avaient fait que, las de professer sans succès la zoologie théorique, il était venu faire aux Indes de la zoologie pratique. Ce genre de commerce lui réussit mieux, et il devint le fournisseur attitré des importantes maisons de Hambourg et de Londres, auxquelles s’approvisionnent généralement les ménageries publiques et privées des deux mondes.

Et si Mathias Van Guitt se trouvait actuellement dans le Tarryani, c’est qu’une importante commande de fauves pour l’Europe l’y avait amené. En effet, son campement n’était pas à plus de deux milles de ce piège, dont nous venions de l’extraire.

Mais pourquoi le fournisseur était-il dans ce piège? C’est ce que Banks lui demanda tout d’abord, et voici ce qu’il répondit dans un langage soutenu par une grande variété de gestes.

«C’était hier. Le soleil avait déjà accompli le demi-cercle de sa rotation, diurne. La pensée me vint alors d’aller visiter l’un des pièges à tigres dressés par mes mains. Je quittai donc mon kraal, que vous voudrez bien honorer de votre visite, messieurs, et j’arrivai à cette clairière. J’étais seul, mon personnel vaquait à des travaux urgents, et je n’avais pas voulu l’en distraire. C’était une imprudence. Lorsque je fus devant ce piège, je constatai tout d’abord que la trappe, formée par le madrier mobile, était relevée. D’où je conclus, non sans quelque logique, qu’aucun fauve ne s’y était laissé prendre. Cependant, je voulus vérifier si l’appât était toujours en place, et si le bon fonctionnement de la bascule était assuré. C’est pourquoi, d’un adroit mouvement de reptation, je me glissai par l’étroite ouverture.»

La main de Mathias Van Guitt indiquait par une ondulation élégante le mouvement d’un serpent qui se faufile à travers les grandes herbes.

«Quand je fus arrivé au fond du piège, reprit le fournisseur, j’examinai le quartier de chèvre, dont les émanations devaient attirer les hôtes de cette partie de la forêt. L’appât était intact. J’allais me retirer, lorsqu’un choc involontaire de mon bras fit jouer la bascule; l’armature se détendit, la trappe retomba, et je me trouvai pris à mon propre piège, sans aucun moyen d’en pouvoir sortir.»

Ici, Mathias Van Guitt s’arrêta un instant pour mieux faire comprendre toute la gravité de sa situation.

«Cependant, messieurs, reprit-il, je ne vous cacherai pas que j’envisageai tout d’abord la chose par son côté comique. J’étais emprisonné, soit! Pas de geôlier pour m’ouvrir la porte de ma prison, d’accord! Mais je pensai bien que mes gens, ne me voyant pas reparaître au kraal, s’inquiéteraient de mon absence prolongée et se livreraient à des recherches qui tôt ou tard aboutiraient. Ce n’était qu’une affaire de temps.

Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe,

a dit un fabuliste français. Je songeai donc, et des heures s’écoulèrent sans que rien vînt modifier ma situation. Le soir venu, la faim se fit sentir. J’imaginai que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de la tromper par le sommeil. Je pris donc mon parti en philosophe, et je m’endormis profondément. La nuit fut calme au milieu des grands silences de la forêt. Rien ne troubla mon sommeil, et peut-être dormirais-je encore, si je n’eusse été réveillé par un bruit insolite. La trappe du piège se relevait, le jour entrait à flots dans mon réduit obscur, je n’avais plus qu’à m’élancer au dehors!… Quel fut mon trouble, quand je vis l’instrument de mort dirigé vers ma poitrine! Encore un instant, j’allais être frappé! L’heure de ma délivrance aurait été la dernière de ma vie!… Mais monsieur le capitaine voulut bien reconnaître en moi une créature de son espèce… et il ne me reste qu’à vous remercier, messieurs, de m’avoir rendu à la liberté.»

Tel fut le récit du fournisseur. Il faut bien avouer que ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à maîtriser le sourire que provoquaient son ton et ses gestes.

«Ainsi, monsieur, lui demanda Banks, votre campement est établi dans cette portion du Tarryani?

– Oui, monsieur, répondit Mathias Van Guitt. Comme j’ai eu le plaisir de vous l’apprendre, mon kraal n’est pas à plus de deux milles d’ici, et si vous voulez l’honorer de votre présence, je serai heureux de vous y recevoir.

– Certainement, monsieur Van Guitt, répondit le colonel Munro, nous irons vous rendre visite!

– Nous sommes chasseurs, ajouta le capitaine Hod, et l’installation d’un kraal nous intéressera.

– Chasseurs! s’écria Mathias Van Guitt, chasseurs!»

Et il ne put empêcher sa physionomie d’exprimer qu’il n’avait pour les fils de Nemrod qu’une estime fort modérée.

«Vous chassez les fauves… pour les tuer, sans doute? reprit-il en s’adressant au capitaine.

– Uniquement pour les tuer, répondit Hod.

– Et moi, uniquement pour les prendre! répliqua le fournisseur, qui eut là un beau mouvement de fierté.

– Eh bien, monsieur Van Guitt, nous ne nous ferons pas concurrence!» riposta le capitaine Hod.

Le fournisseur hocha la tête. Toutefois, notre qualité de chasseur n’était pas pour le faire revenir sur son invitation.

«Quand vous voudrez me suivre, messieurs!» dit-il en s’inclinant avec grâce.

Mais, en ce moment, plusieurs voix se firent entendre sous bois, et une demi-douzaine d’Indous apparurent au tournant de la grande allée, qui se développait au delà de la clairière.

«Ah! voilà mes gens,» dit Mathias Van Guitt.

Puis, s’approchant de nous et mettant un doigt sur sa bouche, en avançant quelque peu les lèvres:

«Pas un mot de mon aventure! ajouta-t-il. Il ne faut pas que le personnel du kraal sache que je me suis laissé prendre à mon piège comme un vulgaire animal! Cela pourrait affaiblir le degré de correction que je dois toujours conserver à ses yeux!»

Un signe d’acquiescement de notre part rassura le fournisseur.

«Maître, dit alors un des Indous, dont l’impassible et intelligente figure attira mon attention, maître, nous vous cherchons depuis plus d’une heure sans avoir…

– J’étais avec ces messieurs qui veulent bien m’accompagner jusqu’au kraal, répondit Van Guitt. Mais, avant de quitter la clairière, il convient de remettre ce piège en état.»

Sur l’ordre du fournisseur, les Indous procédèrent donc à la réinstallation de la trappe.

Pendant ce temps, Mathias Van Guitt nous invita à visiter l’intérieur du piège. Le capitaine Hod s’y glissa à sa suite, et je le suivis.

La place était un peu étroite pour le développement des gestes de notre hôte, qui opérait là comme s’il eût été dans un salon.

«Mes compliments, dit le capitaine Hod, après avoir examiné l’appareil. C’est fort bien imaginé!

– N’en doutez pas, monsieur le capitaine, répondit Mathias Van Guitt. Ce genre de piège est infiniment préférable aux anciennes fosses garnies de pieux en bois durci, et aux arbres flexibles recourbés en arcs que maintient un nœud coulant. Dans le premier cas, l’animal s’éventre; dans le second, il se strangule. Cela importe peu, évidemment, lorsqu’il ne s’agit que de détruire les fauves! Mais, à moi qui vous parle, il les faut vivants, intacts, sans aucune détérioration!

– Évidemment, répondit le capitaine Hod, nous ne procédons pas de la même manière.

– La mienne est peut-être la bonne! répliqua le fournisseur. Si l’on consultait les fauves….

– Je ne les consulte pas!» répondit le capitaine.

Décidément, le capitaine Hod et Mathias Van Guitt auraient quelque peine à s’entendre.

«Mais, demandai-je au fournisseur, lorsque ces animaux sont pris au piège, comment faites-vous pour les en retirer?

– Une cage roulante est amenée près de la trappe, répondit Mathias Van Guitt, les prisonniers s’y jettent d’eux-mêmes, et je n’ai plus qu’à les ramener au kraal, au pas tranquille et lent de mes buffles domestiques.»

Cette phrase était à peine achevée, que des cris se faisaient entendre au dehors.

Notre premier mouvement, au capitaine Hod et à moi, fut de nous précipiter hors du piège.

Que s’était-il donc passé?

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Un serpent-fouet, de la plus maligne espèce, venait d’être coupé en deux par la baguette qu’un Indou tenait à la main, et cela, au moment même où le venimeux reptile s’élançait sur le colonel.

Cet Indou était celui que j’avais déjà remarqué. Son intervention rapide avait certainement sauvé sir Edward Munro d’une mort immédiate, comme il nous fut donné de le voir.

En effet, les cris que nous avions entendus étaient poussés par un des serviteurs du kraal, qui se tordait sur le sol dans les dernières contorsions de l’agonie.

Par une déplorable fatalité, la tête du serpent, coupée net, avait sauté sur sa poitrine, ses crochets s’y étaient fixés, et le malheureux, pénétré par le subtile poison, expirait en moins d’une minute, sans qu’il eût été possible de lui porter secours.

Tout d’abord atterrés par cet affreux spectacle, nous nous étions ensuite précipités vers le colonel Munro.

«Tu n’as pas été touché? demanda Banks, qui lui saisit précipitamment la main.

– Non, Banks, rassure-toi.» répondit sir Edward Munro.

Puis, se relevant et allant vers l’Indou, auquel il devait la vie:

«Merci, ami,» lui dit-il.

L’Indou, d’un geste, fit comprendre qu’aucun remerciement ne lui était dû pour cela.

«Quel est ton nom? lui demanda le colonel Munro.

– Kâlagani,» répondit l’Indou.

 

 

 

Chapitre III

Le kraal

 

a mort de ce malheureux nous avait vivement impressionnés, surtout dans les conditions où elle venait de se produire. Mais la morsure du serpent-fouet, l’un des plus venimeux de la péninsule, ne pardonne pas. C’était une victime de plus à ajouter aux milliers que font annuellement dans l’Inde ces redoutables reptiles.1

On a dit, – plaisamment, je suppose, – qu’il n’y avait pas de serpents, autrefois, à la Martinique, et que ce sont les Anglais qui les y ont importés, lorsqu’ils ont dû rendre l’île à la France. Les Français n’ont pas eu à user de ce genre de représailles, quand ils ont abandonné leurs conquêtes de l’Inde. C’était inutile, et il faut convenir que la nature s’est montrée prodigue à cet égard.

Le corps de l’Indou, sous l’influence du venin, se décomposait rapidement. On dut procéder à son inhumation immédiate. Ses compagnons s’y employèrent, et il fut déposé dans une fosse assez profonde pour que les carnassiers ne pussent le déterrer.

Dès que cette triste cérémonie eut été achevée, Mathias Van Guitt nous invita à l’accompagner au kraal, – invitation qui fut acceptée avec empressement.

Une demi-heure nous suffit pour atteindre l’établissement du fournisseur. Cet établissement justifiait bien ce nom de «kraal», qui est plus spécialement employé par les colons du sud de l’Afrique.

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C’était un grand enclos oblong, disposé au plus profond de la forêt, au milieu d’une vaste clairière. Mathias Van Guitt l’avait aménagé avec une parfaite entente des besoins du métier. Un rang de hautes palissades, percé d’une porte assez large pour livrer passage aux chariots, l’entourait sur ses quatre côtés. Au fond, au milieu, une longue case, faite de troncs d’arbres et de planches, servait d’unique habitation à tous les habitants du kraal. Six cages, divisées en plusieurs compartiments, montées sur quatre roues chacune, étaient rangées en équerre à l’extrémité gauche de l’enceinte. Aux rugissements qui s’en échappaient alors, on pouvait juger que les hôtes ne leur manquaient pas. A droite, une douzaine de buffles, que nourrissaient les gras pâturages de la montagne, étaient parqués en plein air. C’était l’attelage ordinaire de la ménagerie roulante. Six charretiers, préposés à la conduite des chariots, dix Indous, spécialement exercés à la chasse des fauves, complétaient le personnel de l’établissement.

Les charretiers étaient loués seulement pour la durée de la campagne. Leur service consistait à conduire les chariots sur les lieux de chasse, puis à les ramener à la plus prochaine station du railway. Là, ces chariots prenaient place sur des truks et pouvaient gagner rapidement, par Allahabad, soit Bombay, soit Calcutta.

Les chasseurs, Indous de race, appartenaient à cette catégorie de gens du métier qu’on appelle «chikaris». Ils ont pour emploi de rechercher les traces des animaux féroces, de les débusquer et d’en opérer la capture.

Tel était le personnel du kraal. Mathias Van Guitt et ses gens y vivaient ainsi depuis quelques mois. Ils s’y trouvaient exposés, non seulement aux attaques des animaux féroces, mais aussi aux fièvres dont le Tarryani est particulièrement infesté. L’humidité des nuits, l’évaporation des ferments pernicieux du sol, la chaleur aqueuse développée sous le couvert des arbres que les vapeurs solaires ne pénètrent qu’imparfaitement, font de la zone inférieure de l’Himalaya une contrée malsaine.

Et cependant, le fournisseur et ses Indous étaient si bien acclimatés à cette région, que la «malaria» ne les atteignait pas plus que les tigres ou autres habitués du Tarryani. Mais il ne nous eût pas été permis, à nous, de séjourner impunément dans le kraal. Cela n’entrait pas, d’ailleurs, dans le plan du capitaine Hod. A part quelques nuits passées à l’affût, nous devions vivre à Steam-House, dans cette zone supérieure, que les buées de la plaine ne peuvent atteindre.

Nous étions donc arrivés au campement de Mathias Van Guitt. La porte s’ouvrit pour nous y donner accès.

Mathias Van Guitt paraissait être très particulièrement flatté de notre visite.

«Maintenant, messieurs, nous dit-il, permettez-moi de vous faire les honneurs du kraal. Cet établissement répond à toutes les exigences de mon art. En réalité, ce n’est qu’une hutte en grand, ce que, dans la péninsule, les chasseurs appellent un «houddi».

Tout en parlant, le fournisseur nous avait ouvert les portes de la case, que ses gens et lui occupaient en commun. Rien de moins luxueux. Une première chambre pour le maître, une seconde pour les chikaris, une troisième pour les charretiers; dans chacune de ces chambres, et pour tout mobilier, un lit de camp; une quatrième salle, plus grande, servant à la fois de cuisine et de salle à manger. La demeure de Mathias Van Guitt, on le voit, n’était qu’à l’état rudimentaire et méritait justement la qualification de houddi. Un huttier dans sa hutte, rien de plus.

Après avoir visité l’habitation de «ces bimanes appartenant au premier groupe des mammifères,» nous fûmes conviés à voir de plus près la demeure des quadrupèdes.

C’était la partie intéressante de l’aménagement du kraal. Elle rappelait plutôt la disposition d’une ménagerie foraine que les installations confortables d’un jardin zoologique. Il n’y manquait, en effet, que ces toiles peintes à la détrempe, suspendues au-dessus des tréteaux, et représentant avec des couleurs violentes un dompteur en maillot rose et en frac de velours, au milieu d’une horde bondissante de ces fauves, qui, la gueule sanglante, les griffes ouvertes, se courbent sous le fouet d’un Bidel ou d’un Pezon héroïque! Il est vrai, le public n’était pas là pour envahir la loge.

A quelques pas étaient groupés les buffles domestiques. Ils occupaient, à droite, une portion latérale du kraal, dans laquelle on leur apportait quotidiennement leur ration d’herbe fraîche. Il eût été impossible de laisser ces animaux errer dans les pâturages voisins. Ainsi que le dit élégamment Mathias Van Guitt, «cette liberté de pacage, permise dans les contrées du Royaume-Uni, est incompatible avec les dangers que présentent les forêts himalayennes.»

La ménagerie proprement dite comprenait six cages, montées sur quatre roues. Chaque cage, grillagée à sa face antérieure, était divisée en trois compartiments. Des portes, ou plutôt des cloisons, mobiles de bas en haut, permettaient de repousser les animaux d’un compartiment dans l’autre pour les besoins du service. Ces cages contenaient alors sept tigres, deux lions, trois panthères et deux léopards.

Mathias Van Guitt nous apprit que son stock ne serait complété que lorsqu’il aurait encore capturé deux léopards, trois tigres et un lion. Alors, il quitterait le campement, gagnerait la station du railway la plus rapprochée, et prendrait la direction de Bombay.

Les fauves, que l’on pouvait facilement observer dans leurs cages, étaient magnifiques, mais particulièrement féroces. Ils avaient été trop récemment pris pour être déjà faits à cet état de séquestration. Cela se reconnaissait à leurs rugissement effroyables, à leurs brusques allées et venues d’une cloison à l’autre, aux violents coups de patte qu’ils allongeaient à travers les barreaux, faussés en maint endroit.

A notre arrivée devant les cages, ces violences redoublèrent encore, sans que Mathias Van Guitt parût s’en émouvoir.

«Pauvres bêtes! dit le capitaine Hod.

– Pauvres bêtes! répéta Fox.

– Croyez-vous donc qu’elles soient plus à plaindre que celles que vous tuez? demanda le fournisseur d’un ton assez sec.

– Moins à plaindre qu’à blâmer… de s’être laissé prendre!» riposta le capitaine Hod.

S’il est vrai qu’un long jeûne s’impose quelquefois aux carnassiers dans les pays tels que le continent africain, où sont rares les ruminants dont ils font leur unique nourriture, il n’en est pas de même dans toute cette zone du Tarryani. Là abondent les bisons, les buffles, les zébus, les sangliers, les antilopes, auxquels lions, tigres et panthères donnent incessamment la chasse. En outre, les chèvres, les moutons, sans parler des «raïots» qui les gardent, leur offrent une proie assurée et facile. Ils trouvent donc, dans les forêts de l’Himalaya, à satisfaire aisément leur faim. Aussi, leur férocité, qui ne désarme jamais, n’a-t-elle pas d’excuse.

C’était principalement de chair de bison et de zébu que le fournisseur nourrissait les hôtes de sa ménagerie, et aux chikaris revenait le soin de les ravitailler à de certains jours.

On aurait tort de croire que cette chasse boit sans dangers. Bien au contraire. Le tigre lui-même a beaucoup à redouter du buffle sauvage, qui est un animal terrible, lorsqu’il est blessé. Plus d’un chasseur l’a vu déraciner à coups de cornes l’arbre sur lequel il avait cherché refuge. Sans doute, on dit bien que l’œil du ruminant est une véritable lentille grossissante, que la grandeur des objets se triple à ses yeux, que l’homme, sous cet aspect gigantesque, lui impose. On prétend aussi que la position verticale de l’être humain, en marche, est de nature à effrayer les animaux féroces, et que mieux vaut les braver debout qu’accroupi ou couché.

Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans ces observations, mais il est certain que l’homme, même quand il se redresse de toute sa taille, ne produit aucun effet sur le buffle sauvage, et si son arme vient à lui manquer, il est à peu près perdu.

Il en est ainsi du bison de l’Inde, à tête courte et carrée, aux cornes sveltes et aplaties vers leur base, au dos gibbeux, – cette contexture le rapproche de son congénère d’Amérique, – aux pattes blanches depuis le sabot jusqu’au genou, et dont la taille, mesurée de la naissance de la queue à l’extrémité du museau, compte parfois quatre mètres. Lui aussi, s’il est peut-être moins farouche, lorsqu’il paît en troupe dans les hautes herbes de la plaine, devient terrible à tout chasseur qui l’attaque imprudemment.

Tels étaient donc les ruminants plus particulièrement destinés à nourrir les carnassiers de la ménagerie Van Guitt. Aussi, afin de s’en emparer plus sûrement et presque sans danger, les chikaris cherchaient-ils de préférence à les prendre dans des trappes, d’où ils ne les retiraient que morts ou peu s’en fallait.

D’ailleurs, le fournisseur, en homme qui savait son métier, ne dispensait que très parcimonieusement la nourriture à ses hôtes. Une fois par jour, à midi, quatre à cinq livres de viande leur étaient distribuées, et rien de plus. Et même, – ce n’était certes pas pour ce motif «dominical»? – les laissait-on jeûner du samedi au lundi. Triste dimanche de diète, en vérité! Aussi, lorsque, après quarante-huit heures, arrivait la modeste pitance, c’était une rage impossible à contenir, un concert de hurlements, une redoutable agitation, des bonds formidables, qui imprimaient aux cages roulantes un mouvement de va-et-vient à faire craindre qu’elles ne se démolissent!

Oui, pauvres bêtes! serait-on tenté de répéter avec le capitaine Hod. Mais Mathias Van Guitt n’agissait pas ainsi sans raison. Cette abstinence dans la séquestration épargnait des affections cutanées à ses fauves et haussait leur prix sur les marchés de l’Europe.

Cependant, on doit aisément l’imaginer, tandis que Mathias Van Guitt nous exhibait sa collection, plutôt en naturaliste qu’en montreur de bêtes, sa bouche ne chômait pas. Au contraire. Il parlait, il contait, il racontait, et comme les carnassiers du Tarryani faisaient le principal sujet de ses redondantes périodes, cela nous intéressait dans une certaine mesure. Aussi, ne devions-nous quitter le kraal que lorsque la zoologie de l’Himalaya nous aurait livré ses derniers secrets.

«Mais, monsieur Van Guitt, dit Banks, pourriez-vous m’apprendre si les bénéfices du métier sont en rapport avec ses risques?

– Monsieur, répondit le fournisseur, ils étaient autrefois très rémunérateurs. Cependant, depuis quelques années, je suis obligé de le reconnaître, les animaux féroces sont en baisse. Vous pourriez en juger parles prix courants delà dernière cote. Notre principal marché, c’est le jardin zoologique d’Anvers. Volatiles, ophidiens, échantillons des familles simiennes et sauriennes, représentants des carnassiers des deux mondes, c’est là que j’expédie consuétudinairement…»

Le capitaine Hod s’inclina devant ce mot.

«… les produits de nos aventureuses battues dans les forêts de la péninsule. Quoi qu’il en soit, le goût du public semble se modifier, et les prix de vente arriveront à être inférieurs aux prix de revient! Ainsi, dernièrement, une autruche mâle ne s’est vendue que onze cents francs, et, la femelle, huit cents seulement. Une panthère noire n’a trouvé acquéreur qu’à seize cents francs, une tigresse de Java à deux mille quatre cents, et une famille de lions, – le père, la mère, un oncle, deux lionceaux pleins d’avenir, – à sept mille francs en bloc!

– C’est vraiment pour rien! répondit Banks.

– Quant aux proboscidiens… reprit Mathias Van Guitt.

– Proboscidiens? dit le capitaine Hod.

– Nous appelons de ce nom scientifique les pachydermes auxquels la nature a confié une trompe.

– Les éléphants alors!

– Oui, les éléphants, depuis l’époque quaternaire, les mastodontes dans les périodes préhistoriques…

– Je vous remercie, répondit le capitaine Hod.

– Quant aux proboscidiens, reprit Mathias Van Guitt, il faut renoncer à en opérer la capture, si ce n’est pour récolter leurs défenses, car la consommation de l’ivoire n’a pas diminué. Mais, depuis que des auteurs dramatiques, à bout de procédés, ont imaginé de les exhiber dans leurs pièces, les imprésarios les promènent de ville en ville, et le même éléphant, courant la province avec la troupe ambulante, suffit à la curiosité de tout un pays. Aussi les éléphants sont-ils moins recherchés qu’autrefois.

– Mais, demandai-je, ne fournissez-vous donc qu’aux ménageries de l’Europe ces échantillons de la faune indoue?»

– Vous me pardonnerez, répondit Mathias Van Guitt, si à ce sujet monsieur, je me permets, sans être trop curieux, de vous poser une simple question.»

Je m’inclinai en signe d’acquiescement.

«Vous êtes Français, monsieur, reprit le fournisseur. Cela se reconnaît non seulement à votre accent, mais aussi à votre type, qui est un mélange agréable de gallo-romain et de celte. Or, comme Français, vous devez n’avoir que peu de propension pour les voyages lointains, et, sans doute, vous n’avez pas fait le tour du monde?»

Ici, le geste de Mathias Van Guitt décrivit un des grands cercles de la sphère.

«Je n’ai pas encore eu ce plaisir! répondis-je.

– Je vous demanderai donc, monsieur, reprit le fournisseur, non pas si vous êtes venu aux Indes, puisque vous y êtes, mais si vous connaissez à fond la péninsule indienne?

– Imparfaitement encore, répondis-je. Cependant, j’ai déjà visité Bombay, Calcutta, Bénarès, Allahabad, la vallée du Gange. J’ai vu leurs monuments, j’ai admiré…

– Eh! qu’est cela, monsieur, qu’est cela!» répondit Mathias Van Guitt, détournant la tête, tandis que sa main, fébrilement agitée, exprimait un dédain suprême.

Puis, procédant par hypotipose, c’est-à-dire se livrant à une description vive et animée:

«Oui, qu’est cela, si vous n’avez pas visité les ménageries de ces puissants rajahs, qui ont conservé le culte des animaux superbes dont s’honore le territoire sacré de l’Inde! Alors, monsieur, reprenez le bâton du touriste! Allez dans le Guicowar rendre hommage au roi de Baroda! Voyez ses ménageries, qui me doivent la plupart de leurs hôtes, lions du Kattyvar, ours, panthères, tchitas, lynx, tigres! Assistez à la cérémonie du mariage de ses soixante mille pigeons, qui se célèbre, chaque année, en grande pompe! Admirez ses cinq cents «boulbouls», rossignols de la péninsule, dont on soigne l’éducation comme s’ils étaient les héritiers du trône! Contemplez ses éléphants, dont l’un, voué au métier d’exécuteur des hautes-œuvres, a pour mission d’écraser la tête du condamné sur la pierre du supplée! Puis, transportez-vous aux établissements du rajah de Maïssour, le plus riche des souverains de l’Asie! Pénétrez dans ce palais où se comptent par centaines les rhinocéros, les éléphants, les tigres, et tous les fauves de haut rang qui appartiennent à l’aristocratie animalière de l’Inde! Et quand vous aurez vu cela, monsieur, peut-être alors ne pourrez-vous plus être accusé d’ignorance à l’endroit des merveilles de cet incomparable pays!»

Je n’avais qu’à m’incliner devant les observations de Mathias Van Guitt. Sa façon passionnée de présenter les choses ne permettait évidemment pas la discussion.

Cependant, le capitaine Hod le pressa plus directement sur la faune spéciale à cette région du Tarryani.

«Quelques renseignements, s’il vous plaît, lui demanda-t-il, à propos des carnassiers que je suis venu chercher dans cette partie de l’Inde. Bien que je ne sois qu’un chasseur, je vous le répète, je ne vous ferai pas concurrence, monsieur Van Guitt, et même, si je puis vous aider à prendre quelques-uns des tigres qui manquent encore à votre collection, je m’y emploierai volontiers. Mais, la ménagerie au complet, vous ne trouverez pas mauvais que je me livre à la destruction de ces animaux pour mon agrément personnel!»

Mathias Van Guitt prit l’attitude d’un homme résigné à subir ce qu’il désapprouve, mais ce qu’il ne saurait empêcher. Il convint, d’ailleurs, que le Tarryani renfermait un nombre considérable de bêtes malfaisantes, généralement peu demandées sur les marchés de l’Europe, et dont le sacrifice lui semblait permis.

«Tuez les sangliers, j’y consens, répondit-il. Bien que ces suilliens, de l’ordre des pachydermes, ne soient pas des carnaires…

– Des carnaires? dit le capitaine Hod.

– J’entends par là qu’ils sont herbivores; leur férocité est si profonde, qu’ils font courir les plus grands dangers aux chasseurs assez audacieux pour les attaquer!

– Et les loups?

– Les loups sont nombreux dans toute la péninsule, et très à redouter, quand ils se jettent en troupes sur quelque ferme solitaire. Ces animaux-là ressemblent quelque peu au loup fauve de Pologne, et je n’en fais pas plus de casque des chacals ou des chiens sauvages. Je ne nie point, d’ailleurs, les ravages qu’ils commettent, mais comme ils n’ont aucune valeur marchande et sont indignes de figurer parmi les zoocrates des hautes classes, je vous les abandonne aussi, capitaine Hod.

– Et les ours? demandai-je.

– Les ours ont du bon, monsieur, répondit le fournisseur en approuvant d’un signe de tête. Si ceux de l’Inde ne sont pas recherchés aussi avidement que leurs congénères de la famille des oursins, ils possèdent néanmoins une certaine valeur commerciale qui les recommande à la bienveillante attention des connaisseurs. Le goût peut hésiter entre les deux types que nous devons aux vallées du Cachemir et aux collines du Raymahal. Mais, sauf peut-être dans la période d’hibernation, ces animaux sont presque inoffensifs, en somme, et ne peuvent tenter les instincts cynégétiques d’un véritable chasseur, tel que se présente à mes yeux le capitaine Hod.»

Le capitaine s’inclina d’un air significatif, indiquant bien qu’avec ou sans la permission de Mathias Van Guitt, il ne s’en rapporterait qu’à lui-même sur ces questions spéciales.

«D’ailleurs, ajouta le fournisseur, ces ours ne sont que des animaux botanophages…

– Botanophages? dit le capitaine.

– Oui, répondit Mathias Van Guitt, ils ne vivent i que de végétaux, et n’ont rien de commun avec les espèces féroces, dont la péninsule s’enorgueillit à juste titre.

– Comptez-vous le léopard au nombre de ces fauves? demanda le capitaine Hod.

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– Sans contredit, monsieur. Ce félin est agile, audacieux, plein de courage, il grimpe aux arbres, et, par cela même, il est quelquefois plus redoutable que le tigre…

– Oh! fit le capitaine Hod.

– Monsieur, répondit Mathias Van Guitt d’un ton sec, quand un chasseur n’est plus assuré de trouver refuge dans les arbres, il est bien près d’être chassé à son tour!

– Et la panthère? demanda le capitaine Hod, qui voulut couper court à cette discussion.

– Superbe, la panthère, répondit Mathias Van Guitt, et vous pouvez voir, messieurs, que j’en ai de magnifiques spécimens! Étonnants animaux, qui, par une singulière contradiction, une antilogie, pour employer un mot moins usuel, peuvent être dressés aux luttes de la chasse! Oui, messieurs, dans le Guicowar spécialement, les rajahs exercent les panthères à ce noble exercice! On les amène dans un palanquin, la tête encapuchonnée comme un gerfaut ou un émerillon! En vérité, ce sont de véritables faucons à quatre pattes! Dès que les chasseurs sont en vue d’un troupeau d’antilopes, la panthère est déchaperonnée et s’élance sur les timides ruminants, que leurs jambes, si agiles qu’elles soient, ne peuvent dérober à ses terribles griffes! Oui, monsieur le capitaine, oui! Vous trouverez des panthères dans le Tarryani! Vous en trouverez plus que vous ne le voudrez peut-être, mais je vous préviens charitablement que celles-là ne sont pas apprivoisées!

– Je l’espère bien, répondit le capitaine Hod.

– Pas plus que les lions, d’ailleurs, ajouta le fournisseur, assez vexé de cette réponse.

– Ah! les lions! dit le capitaine Hod. Parlons un peu des lions, s’il vous plaît!

– Eh bien, monsieur, reprit Mathias Van Guitt, je regarde ces prétendus rois de l’animalité comme inférieurs à leurs congénères de l’antique Lybie. Ici les mâles ne portent pas cette crinière qui est l’apanage du lion africain et ce ne sont plus, à mon avis, que des Samsons regrettablement tondus! Ils ont d’ailleurs, presque entièrement disparu de l’Inde centrale pour se réfugier dans le Kattyawar, le désert de Theil, et dans le Tarryani. Ces félins dégénérés, vivant maintenant en ermites, en solitaires, ne peuvent se retremper à la fréquentation de leurs semblables. Aussi, je ne les place pas au premier rang dans l’échelle des quadrupèdes. En vérité, messieurs, on peut échapper au lion: au tigre, jamais!

– Ah! les tigres! s’écria le capitaine Hod.

– Oui! les tigres! répéta Fox.

– Le tigre, répondit Mathias Van Guitt en s’animant, à lui la couronne! On dit le tigre royal, non le lion royal, et c’est justice! L’Inde lui appartient tout entière et se résume en lui! N’a-t-il pas été le premier occupant du sol? N’est-ce pas son droit de considérer comme envahisseur, non seulement les représentants de la race anglo-saxonne, mais aussi les fils de la race solaire? N’est-ce pas lui qui est le véritable enfant de cette terre sainte de l’Argavarta? Aussi voit-on ces admirables fauves répandus sur toute la surface de la péninsule, et n’ont-ils pas abandonné un seul des districts de leurs ancêtres, depuis le cap Comorin jusqu’à la barrière himalayenne!»

Et le bras de Mathias Van Guitt, après avoir figuré un promontoire avancé du sud, remonta au nord pour dessiner toute une crête de montagnes.

«Dans le Sunderbund, reprit-il, ils sont chez eux! Là, ils règnent en maîtres, et malheur à qui tenterait de leur disputer ce territoire! Dans les Nilgheries, ils rôdent en masse, comme des chats sauvages,

Si parva licet componere magnis!

Vous comprendrez, dès lors, pourquoi ces félins superbes sont demandés sur tous les marchés de l’Europe et font l’orgueil des belluaires! Quelle est la grande attraction des ménageries publiques ou privées? Le tigre! Quand craignez-vous pour la vie du dompteur? Lorsque le dompteur entre dans la cage du tigre! Quel animal les rajahs payent-ils au poids de l’or pour l’ornement de leurs jardins royaux? Le tigre! Qui fait prime aux bourses animalières de Londres, d’Anvers, de Hambourg? Le tigre! Dans quelles chasses s’illustrent les chasseurs indiens, officiers de l’armée royale ou de l’armée native? Dans la chasse au tigre! Savez-vous, messieurs, quel plaisir les souverains de l’Inde indépendante offrent à leurs hôtes? On amène un tigre royal dans une cage. La cage est placée au milieu d’une vaste plaine. Le rajah, ses invités, ses officiers, ses gardes, sont armés de lances, de revolvers et de carabines, et pour la plupart montés sur de vaillants solipèdes…

– Solipèdes? dit le capitaine Hod.

– Leurs chevaux, si vous préférez ce mot un peu vulgaire. Mais déjà ces solipèdes, effrayés par le voisinage du félin, son odeur sauvage, l’éclair qui jaillit de ses yeux, se cabrent, et il faut toute l’adresse de leurs cavaliers pour les retenir. Soudain, la porte de la cage est ouverte! Le monstre s’élance, il bondit, il vole, il se jette sur les groupes épars, il immole à sa rage une hécatombe de victimes! Si quelquefois il parvient à briser le cercle de fer et de feu qui l’étreint, le plus souvent il succombe, un contre cent! Mais, au moins, sa mort est glorieuse, elle est vengée d’avance!

– Bravo! monsieur Mathias Van Guitt, s’écria le capitaine Hod, qui s’animait à son tour. Oui! cela doit être un beau spectacle! Oui! le tigre est le roi des animaux!

– Une royauté qui défie les révolutions! ajouta le fournisseur.

– Et si vous en avez pris, monsieur Van Guitt, répondit le capitaine Hod, moi j’en ai tué, et j’espère, ne pas quitter le Tarryani avant que le cinquantième ne soit tombé sous mes coups!

– Capitaine, dit le fournisseur en fronçant le sourcil, je vous ai abandonné les sangliers, les loups, les ours, les buffles! Cela ne suffit donc pas à votre rage de chasseur?»

Je vis que notre ami Hod allait «s’emballer» avec autant d’entrain que Mathias Van Guitt sur cette question palpitante.

L’un avait-il pris plus de tigres que l’autre n’en avait tué? quelle matière à discussion! Valait-il mieux les capturer que les détruire? quelle thèse à faire valoir!

Tous deux, le capitaine et le fournisseur, commençaient déjà à échanger des phrases rapides, et, pour tout dire, à parler à la fois, sans plus se comprendre.

Banks intervint.

«Les tigres, dit-il, sont les rois de la création, c’est entendu, messieurs, mais je me permettrai d’ajouter que ce sont des rois très dangereux pour leurs sujets. En 1862, si je ne me trompe, ces excellents félins ont dévoré tous les télégraphistes de la station de l’île Sangor. On cite également une tigresse qui, en trois ans, n’a pas fait moins de cent dix-huit victimes, et une autre qui, dans le même espace de temps, a détruit cent vingt-sept personnes. C’est trop, même pour des reines! Enfin, depuis le désarmement des Cipayes, dans un intervalle de trois ans, douze mille cinq cent cinquante-quatre individus ont péri sous la dent des tigres.

– Mais, monsieur, répondit Mathias Van Guitt, vous semblez oublier que ces animaux sont omophages?

– Omophages? dit le capitaine Hod.

– Oui, mangeurs de chair crue, et même les Indous prétendent que, lorsqu’ils ont goûté une fois de la chair humaine, ils n’en veulent plus d’autre!

– Eh bien, monsieur?… dit Banks.

– Eh bien, monsieur, répondit en souriant Mathias Van Guitt, ils obéissent à leur nature!… Il faut bien qu’ils mangent!»

 

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1 En 1877, 1677 êtres humains ont péri par la morsure des serpents. Les primes payées par le gouvernement pour la destruction de ces reptiles indiquent qu’en cette même année on en a tué 127,295.