Jules Verne
La maison à vapeur
Deuxième partie
(IV-VI)
© Andrzej Zydorczak
ette observation du fournisseur termina notre visite au kraal. L’heure était venue de regagner Steam-House.
En somme, le capitaine Hod et Mathias Van Guitt ne se séparaient pas les deux meilleurs amis du monde. Si l’un voulait détruire les fauves du Tarryani, l’autre voulait les prendre, et cependant il y en avait assez pour les contenter tous les deux.
Il fut pourtant convenu que les rapports seraient fréquents entre le kraal et le sanitarium. On s’avertirait réciproquement des beaux coups à faire. Les chikaris de Mathias Van Guitt, très au courant de ce genre expédition, connaissant les détours du Tarryani, étaient à même de rendre service au capitaine Hod, en lui signalant des passes d’animaux. Le fournisseur les mit obligeamment à sa disposition, et plus spécialement Kâlagani. Cet Indou, bien que récemment entré dans le personnel du kraal, se montrait très entendu, et l’on pouvait absolument compter sur lui.
En revanche, le capitaine Hod promit d’aider, dans la limite de ses moyens, à la capture des fauves qui manquaient au stock de Mathias Van Guitt.
Avant de quitter le kraal, sir Edward Munro, qui ne comptait probablement pas y faire de fréquentes visites, remercia encore une fois Kâlagani, dont l’intervention l’avait sauvé. Il lui dit qu’il serait toujours le bienvenu à Steam-House.
L’Indou s’inclina froidement. Quelque sentiment de satisfaction qu’il éprouvât à entendre ainsi parler l’homme qui lui devait la vie, il n’en laissa rien paraître.
Nous étions rentrés pour l’heure du dîner. Mathias Van Guitt, on le pense bien, fit les frais de la conversation.
«Mille diables! quels beaux gestes il vous a, ce fournisseur! répétait le capitaine Hod. Quel choix de mots! Quel tour d’expressions! Seulement, s’il ne voit dans les fauves que des sujets d’exhibition, il se trompe!»
Les jours suivants, 27, 28 et 29 juin, la pluie tomba avec une telle violence que nos chasseurs, si enragés qu’ils fussent, ne purent quitter Steam-House. Par ce temps horrible, d’ailleurs, les traces sont impossibles à reconnaître, et les carnassiers, qui n’aiment pas plus l’eau que les chats, ne quittent pas volontiers leur gîte.
Le 30 juillet, meilleur temps, meilleure apparence du ciel. Ce jour-là, le capitaine Hod, Fox, Goûmi et moi, nous fîmes nos préparatifs pour descendre au kraal.
Pendant la matinée quelques montagnards vinrent nous rendre visite. Ils avaient entendu dire qu’une pagode miraculeuse s’était transportée dans la région de l’Himalaya, et un vif sentiment de curiosité venait de les conduire à Steam-House.
Beaux types que ceux de cette race de la frontière thibétaine, indigènes aux vertus guerrières, d’une loyauté à toute épreuve, pratiquant largement l’hospitalité, bien supérieurs, moralement et physiquement, aux Indous des plaines.
Si la prétendue pagode les émerveilla, le Géant d’Acier les impressionna jusqu’à provoquer de leur part des signes d’adoration. Il était au repos, cependant. Qu’auraient-ils donc éprouvé, ces braves gens, s’ils l’avaient vu, vomissant fumée et flamme, gravir d’un pas assuré les rudes rampes de leurs montagnes!
Le colonel Munro fit bon accueil à ces indigènes, dont quelques-uns parcourent le plus habituellement les territoires du Népaul, à la limite indo-chinoise. La conversation porta un instant sur cette partie de la frontière où Nana Sahib avait cherché refuge, après la défaite des Cipayes, lorsqu’il fut traqué sur tout le territoire de l’Inde.
Ces montagnards ne savaient, en somme, que ce que nous savions nous-mêmes. Le bruit de la mort du nabab était venu jusqu’à eux, et ils ne paraissaient pas la mettre en doute. Quant à ceux de ses compagnons qui lui avaient survécu, il n’en était plus question. Peut-être avaient-ils été chercher un asile plus sûr jusque dans les profondeurs du Thibet; mais les retrouver dans cette contrée eût été difficile.
En vérité, si le colonel Munro avait eu cette pensée, en s’élevant vers le nord de la péninsule, de tirer au clair tout ce qui touchait de près ou de loin à Nana Sahib, cette réponse était bien faite pour l’en détourner. Cependant, en écoutant ces montagnards, il resta songeur et ne prit plus part à la conversation.
Le capitaine Hod, lui, leur posa quelques questions, mais à un tout autre point de vue. Ils lui apprirent que des fauves, plus particulièrement des tigres, faisaient d’effrayants ravages dans la zone inférieure de l’Himalaya. Des fermes et même des villages entiers avaient dû être abandonnés par leurs habitants. Plusieurs troupeaux de chèvres et de moutons étaient déjà détruits, et l’on comptait aussi de nombreuses victimes parmi les indigènes. Malgré la prime considérable offerte au nom du gouvernement, – trois cents roupies par tête de tigre, – le nombre de ces félins ne semblait pas diminuer, et l’on se demandait si l’homme n’en serait pas bientôt réduit à leur céder la place.
Les montagnards ajoutèrent aussi ce renseignement: c’est que les tigres ne se confinaient pas seulement dans le Tarryani. Partout où la plaine leur offrait de hautes herbes, des jungles, des buissons dans lesquels ils pouvaient se mettre à l’affût, on les rencontrait en grand nombre.
«Malfaisantes bêtes!» dirent-ils.
Ces braves gens, et pour cause, on le voit, ne professaient pas à l’endroit des tigres les mêmes idées que le fournisseur Mathias Van Guitt et notre ami le capitaine Hod.
Les montagnards se retirèrent, enchantés de l’accueil qu’ils avaient reçu, et promirent de renouveler leur visite à Steam-House.
Après leur départ, nos préparatifs étant achevés, le capitaine Hod, nos deux compagnons et moi, bien armés, prêts à toute rencontre, nous descendîmes vers le Tarryani.
En arrivant à la clairière, où se’ dressait le piège dont nous avions si heureusement extrait Mathias Van Guitt, celui-ci se présenta à nos yeux, non sans quelque cérémonie.
Cinq ou six de ses gens, et, dans le nombre, Kâlagani, étaient occupés à faire passer du piège dans une cage roulante un tigre qui s’était laissé prendre pendant la nuit.
Magnifique animal, en vérité, et s’il fit envie au capitaine Hod, cela va sans dire!
«Un de moins dans le Tarryani! murmura-t-il entre deux soupirs, qui trouvèrent un écho dans la poitrine de Fox.
– Un de plus dans la ménagerie, répondit le fournisseur. Encore deux tigres, un lion, deux léopards, et je serai en mesure de faire honneur à mes engagements avant la fin de la campagne. Venez-vous avec moi au kraal, messieurs?
– Nous vous remercions, dit le capitaine Hod; mais, aujourd’hui, nous chassons pour notre compte.
– Kâlagani est à votre disposition, capitaine Hod, répondit le fournisseur. Il connaît bien la forêt et peut vous être utile.
– Nous l’acceptons volontiers pour guide.
– Maintenant, messieurs, ajouta Mathias Van Guitt, bonne chance! Mais promettez-moi de ne pas tout massacrer!
– Nous vous en laisserons!» répondit le capitaine Hod.
Et Mathias Van Guitt, nous saluant d’un geste superbe, disparut sous les arbres à la suite de la cage roulante.
«En route, dit le capitaine Hod, en route, mes amis. A mon quarante-deuxième!
– A mon trente-huitième! répondit Fox.
– A mon premier!» ajoutai-je.
Mais le ton avec lequel je prononçai ces mots fit sourire le capitaine. Évidemment, je n’avais pas le feu sacré.
Hod s’était retourné vers Kâlagani.
«Tu connais bien le Tarryani? lui demanda-t-il.
– Je l’ai vingt fois parcouru, nuit et jour, dans toutes les directions, répondit l’Indou.
– As-tu entendu dire qu’un tigre ait été plus particulièrement signalé aux environs du kraal?
– Oui, mais ce tigre est une tigresse. Elle a été vue à deux milles d’ici, dans le haut de la forêt, et, depuis quelques jours, on cherche à s’en emparer. Voulez-vous que…
– Si nous voulons!» répondit le capitaine Hod, sans laisser à l’Indou le temps d’achever sa phrase.
En effet, nous n’avions rien de mieux à faire qu’à suivre Kâlagani, et c’est ce qui fut fait.
Il n’est pas douteux que les fauves ne soient très nombreux dans le Tarryani, et là, comme ailleurs, il ne leur faut pas moins de deux bœufs par semaine pour leur consommation particulière! Calculez ce que cet «entretien» coûte à la péninsule entière!
Mais si les tigres y sont en grand nombre, qu’on ne s’imagine pas qu’ils courent les territoires sans nécessité. Tant que la faim ne les pousse pas, ils restent cachés dans leurs repaires, et ce serait une erreur de penser qu’on les rencontre à chaque pas. Combien de voyageurs ont parcouru les forêts ou les jungles, sans en avoir jamais vu! Aussi, lorsqu’une chasse s’organise, doit-on commencer par reconnaître les passes habituelles de ces animaux, et, surtout, découvrir le ruisseau ou la source à laquelle ils vont ordinairement se désaltérer.
Cela ne suffit même pas, et il faut encore les attirer. On le fait assez facilement, en plaçant un quartier de bœuf, attaché à un poteau, dans quelque endroit entouré d’arbres ou de rochers, qui peuvent servir d’abri aux chasseurs. C’est ainsi, du moins, que l’on procède en forêt.
En plaine, c’est autre chose, et l’éléphant devient le plus utile auxiliaire de l’homme dans ces dangereuses chasses à courre. Mais ces animaux doivent être parfaitement dressés à cette manœuvre. Malgré tout, ils sont parfois pris de paniques, ce qui rend très périlleuse la position des chasseurs juchés sur leur dos. Il convient de dire aussi que le tigre n’hésite pas à se jeter sur l’éléphant. La lutte entre l’homme et lui se fait alors sur le dos du gigantesque pachyderme, qui s’emporte, et il est rare qu’elle ne se termine pas à l’avantage du fauve.
C’est ainsi, cependant, que s’accomplissent les grandes chasses des rajahs et des riches sportsmen de l’Inde, dignes de figurer dans les annales cynégétiques.
Mais telle n’était point la manière de procéder du capitaine Hod. C’était à pied qu’il s’en allait à la recherche des tigres, c’était à pied qu’il avait coutume de les combattre.
Cependant, nous suivions Kâlagani, qui marchait d’un bon pas. Réservé comme un Indou, il causait peu et se bornait à répondre brièvement aux questions qui lui étaient posées.
Une heure après, nous faisions halte près d’un ruisseau torrentueux, dont les berges portaient des empreintes d’animaux, fraîches encore. Au milieu d’une petite clairière se dressait un poteau, auquel pendait tout un quartier de bœuf.
L’appât n’avait pas été entièrement respecté. Il venait d’être récemment déchiqueté par la dent des chacals, ces filous de la faune indienne, toujours en quête de quelque proie, cette proie ne leur fût-elle pas destinée. Une douzaine de ces carnassiers s’enfuirent à notre approche et nous laissèrent la place libre.
«Capitaine, dit Kâlagani. c’est ici que nous allons attendre la tigresse. Vous voyez que l’endroit est favorable pour un affût.»
En effet, il était facile de se poster dans les arbres ou derrière les roches, de manière à pouvoir croiser ses feux sur le poteau isolé au milieu de la clairière.
C’est ce qui fut fait immédiatement. Goûmi et moi, nous avions pris place sur la même branche. Le capitaine Hod et Fox, tous deux perchés à la première bifurcation de deux grands chênes verts, se faisaient vis-à-vis.
Kâlagani, lui, s’était à demi caché derrière une haute roche, qu’il pouvait gravir si le danger devenait imminent.
L’animal serait ainsi pris dans un cercle de feux, dont il ne pourrait sortir. Toutes les chances étaient donc contre lui, bien qu’il fallût, pourtant, compter avec l’imprévu.
Nous n’avions plus qu’à attendre.
Les chacals, dispersés ça et là, faisaient toujours entendre leurs rauques aboiements dans les taillis voisins, mais ils n’osaient plus venir s’attaquer au quartier de bœuf.
Une heure ne s’était pas écoulée, que ces aboiements cessèrent subitement. Presque aussitôt, deux ou trois chacals bondirent hors du fourré, traversèrent la clairière et disparurent au plus épais du bois.
Un signe de Kâlagani, qui se préparait à gravir la roche, nous prévint de nous tenir sur nos gardes.
En effet, cette fuite précipitée des chacals n’avait pu être provoquée que par l’approche de quelque fauve, – la tigresse sans doute, – et il fallait se préparer à la voir paraître d’un instant à l’autre sur quelque point de la clairière.
Nos armes étaient prêtes. Les carabines du capitaine Hod et de son brosseur, déjà braquées vers l’endroit du taillis d’où s’étaient échappés les chacals, n’attendaient qu’une pression de doigt pour éclater.
Bientôt, je crus voir se produire une légère agitation des branches supérieures du fourré. Un craquement de bois sec se fit entendre au même instant. Un animal, quel qu’il fût, s’avançait, mais prudemment, sans se hâter. De ces chasseurs qui le guettaient à l’abri d’un épais feuillage, il ne pouvait évidemment rien voir. Toutefois, son instinct devait lui laisser pressentir que l’endroit n’était pas sûr pour lui. Très certainement, s’il n’eût été poussé par la faim, si le quartier de bœuf ne l’eût attiré par ses émanations, il ne se serait pas hasardé plus loin.
Il se montra, cependant, à travers les branches d’un buisson, et s’arrêta, par un sentiment de défiance.
C’était bien une tigresse, de grande taille, puissante de tête, souple de corps. Elle commença à s’avancer en se rasant, avec le mouvement ondulatoire d’un reptile.
D’un commun accord, nous la laissâmes s’approcher vers le poteau. Elle flairait la terre, elle se redressait, elle faisait le gros dos, comme un énorme chat qui ne cherche pas à bondir.
Soudain, deux coups de carabine éclatèrent.
«Quarante-deux! cria le capitaine Hod.
– Trente-huit!» cria Fox.
Le capitaine et son brosseur avaient tiré en même temps, et si juste, que la tigresse, frappée d’une balle au cœur, si ce n’est de deux, roulait sur le sol.
Kâlagani s’était précipité vers l’animal. Nous avions aussitôt sauté à terre.
La tigresse ne remuait plus.
Mais à qui revenait l’honneur de l’avoir mortellement frappée? Au capitaine ou à Fox? Cela importait, comme on pense!
La bête fut ouverte. Le cœur avait été traversé de deux balles.
«Allons, dit le capitaine Hod, non sans quelque regret, un demi à chacun de nous!
– Un demi, mon capitaine!» répondit Fox du même ton.
Et je crois que ni l’un ni l’autre n’aurait cédé la part qu’il convenait d’inscrire à son compte.
Tel fut ce coup merveilleux, dont le résultat le plus net était que l’animal avait succombé sans lutte, et, conséquemment, sans danger pour les assaillants, – résultat bien rare dans les chasses de ce genre.
Fox et Goûmi restèrent sur le champ de bataille, afin de dépouiller la bête de sa superbe fourrure, pendant que le capitaine Hod et moi nous revenions à Steam-House.
Mon intention n’est pas de noter par le menu les incidents de nos expéditions dans le Tarryani, à moins qu’ils ne présentent quelque caractère particulier. Je me borne donc à dire, dès à présent, que le capitaine Hod et Fox n’eurent point à se plaindre.
Le 10 juillet, pendant une chasse au houddi, c’est-à-dire à la hutte, une heureuse chance les favorisa encore, sans qu’ils eussent couru de réels dangers. Le houddi, d’ailleurs, est bien disposé pour l’affût des grands fauves. C’est une sorte de petit fortin crénelé, dont les murailles, percées de meurtrières, commandent les bords d’un ruisseau, auquel les animaux ont l’habitude d’aller boire. Accoutumés à voir ces constructions, ils ne peuvent se défier, et s’exposent directement aux coups de feu. Mais, là comme partout, il s’agit de les frapper mortellement d’une première balle, ou la lutte devient dangereuse, et le houddi ne met pas toujours le chasseur à l’abri des bonds formidables de ces bêtes que leur blessure rend furieuses.
Ce fut ce qui arriva précisément dans cette occasion, ainsi qu’on va le voir.
Mathias Van Guitt nous accompagnait. Peut-être espérait-il qu’un tigre, légèrement blessé, pourrait être emmené au kraal, où il se chargerait de le soigner et de le guérir.
Or, ce jour-là, notre troupe de chasseurs eut affaire à trois tigres, que la première décharge n’empêcha pas de s’élancer sur les murs du houddi. Les deux premiers, au grand chagrin du fournisseur, furent tués d’une seconde balle, lorsqu’ils franchissaient l’enceinte crénelée. Quant au troisième, il bondit jusque dans l’intérieur, l’épaule en sang, mais non mortellement touché.
«Celui-là, nous l’aurons! s’écria Mathias Van Guitt, qui s’aventurait quelque peu en parlant ainsi, nous l’aurons vivant!…»
Il n’avait pas achevé son imprudente phrase, que l’animal se précipitait sur lui, le renversait, et c’en était fait du fournisseur, si une balle du capitaine Hod n’eût frappé à la tête le tigre, qui tomba foudroyé.
Mathias Van Guitt s’était relevé lestement.
«Eh! capitaine, s’écria-t-il, au lieu de remercier notre compagnon, vous auriez bien pu attendre!…
– Attendre… quoi?… répondit le capitaine Hod… Que cet animal vous eût ouvert la poitrine d’un coup de griffe?
– Un coup de griffe n’est pas mortel!…
– Soit! répliqua tranquillement le capitaine Hod. Une autre fois, j’attendrai!»
Quoi qu’il en soit, la bête, hors d’état de figurer dans la ménagerie du kraal, n’était plus bonne qu’à faire une descente de lit; mais cette heureuse expédition porta à quarante-deux pour le capitaine et à trente-huit pour son brosseur le chiffre des tigres tués par eux, sans compter la demi-tigresse qui figurait déjà à leur actif.
Il ne faudrait pas croire que ces grandes chasses nous fissent oublier les petites. Monsieur Parazard ne l’eût pas permis. Antilopes, chamois, grosses outardes, qui étaient très nombreuses autour de Steam-House, perdrix, lièvres, fournissaient a notre table une grande variété de gibier.
Lorsque nous allions courir le Tarryani, il était rare que Banks se joignît à nous. Si ces expéditions commençaient à m’intéresser, lui n’y mordait guère. Les zones supérieures de l’Himalaya lui offraient évidemment plus d’attrait, et il se plaisait à ces excursions, surtout lorsque le colonel Munro consentait à l’accompagner.
Mais, une ou deux fois seulement, les promenades de l’ingénieur se firent dans ces conditions. Il avait pu observer que, depuis son installation au sanitarium, sir Edward Munro était redevenu soucieux. Il parlait moins, il se tenait plus à l’écart, il conférait quelquefois avec le sergent Mac Neil. Méditaient-ils donc tous deux quelque nouveau projet qu’ils voulaient cacher, même à Banks?
Le 13 juillet, Mathias Van Guitt vint nous rendre visite. Moins favorisé que le capitaine Hod, il n’avait pu ajouter un nouvel hôte à sa ménagerie. Ni tigres, ni lions, ni léopards, ne paraissaient disposés à se laisser prendre. L’idée d’aller s’exhiber dans les contrées de l’extrême Occident ne les séduisait pas, sans doute. De là, un très réel dépit que le fournisseur ne cherchait pas à dissimuler.
Kâlagani et deux chikaris de son personnel accompagnaient Mathias Van Guitt pendant cette visite.
L’installation du sanitarium, dans cette situation charmante, lui plut infiniment. Le colonel Munro le pria de rester à dîner. Il accepta avec empressement, et promit de faire honneur à notre table.
En attendant le dîner, Mathias Van Guitt voulut visiter Steam-House, dont le confort contrastait avec sa modeste installation du kraal. Les deux maisons roulantes provoquèrent de sa part quelque compliment; mais je dois avouer que le Géant d’Acier n’excita point son admiration. Un naturaliste tel que lui ne pouvait que rester insensible devant ce chef-d’œuvre de mécanique. Comment eût-il approuvé, si remarquable qu’elle fût, la création de cette bête artificielle!
«Ne pensez pas de mal de notre éléphant, monsieur Mathias Van Guitt! lui dit Banks. C’est un puissant animal, et, s’il le fallait, il ne serait pas embarrassé de traîner, avec nos deux chars, toutes les cages de votre ménagerie roulante!
– J’ai mes buffles, répondit le fournisseur, et je préfère leur pas tranquille et sûr.
– Le Géant d’Acier ne craint ni la griffe ni la dent des tigres! s’écria le capitaine Hod.
– Sans doute, messieurs, répondit Mathias Van Guitt, mais pourquoi les fauves l’attaqueraient-ils? Ils font peu de cas d’une chair de tôle!»
En revanche, si le naturaliste ne dissimula pas son indifférence pour notre éléphant, ses Indous, et Kâlagani plus particulièrement, ne cessaient de le dévorer des yeux. On sentait que, dans leur admiration pour le gigantesque animal, il entrait une certaine dose de superstitieux respect.
Kâlagani parut même très surpris lorsque l’ingénieur répéta que le Géant d’Acier était plus puissant que tout l’attelage du kraal. Ce fut une occasion pour le capitaine Hod de raconter, non sans quelque fierté, notre aventure avec les trois «proboscidiens» du prince Gourou Singh. Un certain sourire d’incrédulité erra sur les lèvres du fournisseur, mais il n’insista pas.
Le dîner se passa dans des conditions excellentes. Mathias Van Guitt lui fit largement honneur. Il faut dire que l’office était agréablement garni des produits de nos dernières chasses, et que monsieur Parazard avait tenu à se surpasser.
La cave de Steam-House fournit aussi quelques boissons variées, que parut apprécier notre hôte, surtout deux ou trois verres de vin de France, dont l’absorption fut suivie d’un claquement de langue incomparable.
Si bien qu’après dîner, au moment de nous séparer, on put juger, à «l’incertitude de sa déambulation», que, si le vin lui montait à la tête, il lui descendait aussi dans les jambes.
La nuit venue, on se sépara les meilleurs amis du monde, et, grâce à ses compagnons de route, Mathias Van Guitt put regagner le kraal sans encombre.
Cependant, le 16 juillet, un incident faillit amener la brouille entre le fournisseur et le capitaine Hod.
Un tigre fut tué par le capitaine, au moment où il allait entrer dans un des pièges à bascule. Mais si celui-là fit son quarante-troisième, il ne fit pas le huitième du fournisseur.
Toutefois, après un échange d’explications un peu vives, les bons rapports furent repris, grâce à l’intervention du colonel Munro, et le capitaine Hod s’engagea à respecter les fauves, qui «auraient l’intention» de se faire prendre dans les pièges de Mathias Van Guitt.
Pendant les jours suivants, le temps fut détestable. Il fallut, bon gré mal gré, rester à Steam-House. Nous avions hâte que la saison des pluies touchât à sa fin, – ce qui ne pouvait tarder, puisqu’elle durait déjà depuis plus de trois mois. Si le programme de notre voyage s’exécutait dans les conditions que Banks avait établies, il ne nous restait plus que six semaines à passer au sanitarium.
Le 23 juillet, quelques montagnards de la frontière vinrent rendre une seconde fois visite au colonel Munro. Leur village, nommé Souari, n’était situé qu’à cinq milles de notre campement, presque à la. limite supérieure du Tarryani.
L’un d’eux nous apprit que, depuis quelques semaines, une tigresse faisait d’effrayants ravages sur cette partie du territoire. Les troupeaux étaient décimés, et l’on parlait déjà d’abandonner Souari, devenu inhabitable. Il n’y avait plus de sécurité, ni pour les animaux domestiques, ni pour les gens. Pièges, trappes, affûts, rien n’avait eu raison de cette féroce bête, qui prenait déjà rang parmi les plus redoutables fauves dont les vieux montagnards eussent jamais entendu parler.
Ce récit, on le pense, était bien fait pour surexciter les instincts du capitaine Hod. Il offrit immédiatement aux montagnards de les accompagner au village de Souari, tout disposé à mettre son expérience de chasseur et la sûreté de son coup d’œil au service de ces braves gens, qui, je l’imagine, comptaient un peu sur cette offre.
«Viendrez-vous, Maucler? me demanda le capitaine Hod, du ton d’un homme que ne cherche point à influencer une détermination.
– Certainement, répondis-je. Je ne veux pas manquer une expédition aussi intéressante!
– Je vous accompagnerai, cette fois, dit l’ingénieur.
– Voilà une excellente idée, Banks.
– Oui, Hod! J’ai un vif désir de vous voir à l’œuvre.
– Est-ce que je n’en serai pas, mon capitaine? demanda Fox.
– Ah! l’intrigant! s’écria le capitaine Hod. Il ne serait pas fâché de compléter sa demi-tigresse! Oui, Fox! oui! tu en seras!»
Comme il s’agissait de quitter Steam-House pour trois ou quatre jours. Banks demanda au colonel s’il lui conviendrait de nous accompagner au village de Souari.
Sir Edward Munro le remercia. Il se proposait de profiter de notre absence pour visiter la zone moyenne de l’Himalaya, au-dessus du Tarryani, avec Goûmi et le sergent Mac Neil.
Banks n’insista pas.
Il fut donc décidé que nous partirions le jour même pour le kraal, afin d’emprunter à Mathias Van Guitt quelques-uns de ses chikaris, qui pouvaient nous être utiles.
Une heure après, vers midi, nous étions arrivés. Le fournisseur fut mis au courant de nos projets. Il ne cacha point sa secrète satisfaction, en apprenant les exploits de cette tigresse, «bien faite, dit-il, pour rehausser dans l’esprit des connaisseurs la réputation des félins de la péninsule.» Puis, il mit à notre disposition trois de ses Indous, sans compter Kâlagani, toujours prêt à marcher au danger.
Il fut seulement bien entendu avec le capitaine Hod, que si, par impossible, cette tigresse se laissait prendre vivante, elle appartiendrait de droit à la ménagerie de Mathias Van Guitt. Quelle attraction, lorsqu’une notice, appendue aux barreaux de sa cage, raconterait en chiffres éloquents les hauts faits de «l’une des reines du Tarryani, qui n’a pas dévoré moins de cent trente-huit personnes des deux sexes!»
Notre petite troupe quitta le kraal vers deux heures de l’après-midi. Avant quatre heures, après avoir remonté obliquement dans l’est, elle arrivait à Souari sans incidents.
La panique était là à son comble. Dans la matinée même, une malheureuse Indoue, inopinément surprise par la tigresse près d’un ruisseau, avait été emportée dans la forêt.
La maison de l’un des montagnards, riche fermier anglais du territoire, nous reçut hospitalièrement. Notre hôte avait eu plus que tout autre à se plaindre de l’imprenable fauve, et il eût volontiers payé sa peau de plusieurs milliers de roupies.
«Capitaine Hod, dit-il, il y a quelques années, dans les provinces du centre, une tigresse a obligé les habitants de treize villages à prendre la fuite, et deux cent cinquante milles carrés de bon sol ont dû rester en friche! Eh bien, ici, pour peu que cela continue, ce sera la province entière qu’il faudra abandonner!
– Vous avez employé tous les moyens de destruction possibles contre cette tigresse? demanda Banks.
– Tous, monsieur l’ingénieur, pièges, fosses, même les appâts préparés à la strychnine! Rien n’a réussi!
– Mon ami, dit le capitaine Hod, je n’affirme pas que nous arriverons à vous donner satisfaction, mais nous ferons de notre mieux!»
Dès que notre installation à Souari eut été achevée, une battue fut organisée le jour même. A nous, à nos gens, aux chikaris du kraal, se joignirent une vingtaine de montagnards, qui connaissaient parfaitement le territoire sur lequel il s’agissait d’opérer.
Banks, si peu chasseur qu’il fût, me parut devoir suivre notre expédition avec le plus vif intérêt.
Pendant trois jours, les 24, 25 et 26 juillet, toute cette partie de la montagne fut fouillée, sans que nos recherches eussent amené aucun résultat, si ce n’est que deux autres tigres, auxquels on ne songeait guère, tombèrent encore sous la balle du capitaine.
«Quarante-cinq!» se contenta de dire Hod, sans y ajouter autrement d’importance.
Enfin, le 27, la tigresse signala son apparition par un nouveau méfait. Un buffle, appartenant à notre hôte, disparut d’un pâturage voisin de Souari, et l’on n’en retrouva plus que les restes à un quart de mille du village. L’assassinat, – meurtre avec préméditation, eût dit un légiste, – s’était accompli un peu avant le lever du jour. L’assassin ne pouvait être loin.
Mais l’auteur principal du crime, était-ce bien cette tigresse, si inutilement recherchée jusqu’alors?
Les Indous de Souari n’en doutèrent pas.
«C’est mon oncle, ce ne peut être que lui, qui a fait le coup!» nous dit un des montagnards.
Mon oncle! C’est ainsi que les Indous désignent généralement le tigre dans la plupart des territoires de la péninsule. Cela tient à ce qu’ils croient que chacun de leurs ancêtres est logé pour l’éternité dans le corps de l’un de ces membres de la famille des félins.
Cette fois, ils auraient pu plus justement dire: C’est ma tante!
La décision fut aussitôt prise de se mettre en quête de l’animal, sans même attendre la nuit, puisque la nuit lui permettrait de se mieux dérober aux recherches. Il devait être repu, d’ailleurs, et n’aurait plus quitté son repaire avant deux ou trois jours.
On se mit en campagne. A partir de l’endroit où le buffle avait été saisi, des empreintes sanglantes marquaient le chemin suivi par la tigresse. Ces empreintes se dirigeaient vers un petit taillis, qui avait été battu déjà plusieurs fois, sans qu’on y pût rien découvrir. On résolut donc de cerner ce taillis, de manière à former un cercle que l’animal ne pourrait pas franchir, du moins sans être vu.
Les montagnards se dispersèrent de manière à se rabattre peu à peu vers le centre, en rétrécissant leur cercle. Le capitaine Hod, Kâlagani et moi, nous étions d’un côté, Banks et Fox de l’autre, mais en constante communication avec les gens du kraal et ceux du village. Évidemment, chaque point de cette circonférence était dangereux, puisque, sur chaque point, la tigresse pouvait essayer de la rompre.
Nul doute, d’ailleurs, que l’animal ne fût dans le taillis. En effet, les empreintes, qui y aboutissaient par un côté, ne reparaissaient pas de l’autre. Que là fût sa retraite habituelle, ce n’était pas prouvé, car on l’y avait déjà cherché sans succès; mais, en ce moment, toutes les présomptions étaient pour que ce taillis lui servît de refuge.
Il était alors huit heures du matin. Toutes les dispositions prises, nous avancions peu à peu, sans bruit, en resserrant de plus en plus le cercle d’investissement. Une demi-heure après, nous étions à la limite des premiers arbres.
Aucun incident ne s’était produit, rien ne dénonçait la présence de l’animal, et, pour mon compte, je me demandais si nous ne manœuvrions pas en pure perte.
A ce moment, il n’était plus possible de se voir qu’à ceux qui occupaient un arc restreint de la circonférence, et il importait, cependant, de marcher avec un parfait ensemble.
Il avait donc été préalablement convenu qu’un coup de fusil serait tiré au moment où le premier de nous pénétrerait dans le bois.
Le signal fut donné par le capitaine Hod, qui était toujours en avant, et la lisière fut franchie. Je regardai l’heure à ma montre. Elle marquait alors huit heures trente-cinq.
Un quart d’heure après; le cercle s’étant resserré, on se touchait les coudes, et l’on s’arrêtait dans la partie la plus épaisse du taillis, sans avoir rien rencontré.
Le silence n’avait été troublé jusque-là que par le bruit des branches sèches qui, quelques précautions que l’on prît, s’écrasaient sous nos pieds.
En ce moment, un hurlement se fit entendre.
«La bête est là!» s’écria le capitaine Hod, en montrant l’orifice d’une caverne, creusée dans un amoncellement de rocs que couronnait un groupe de grands arbres.
Le capitaine Hod ne se trompait pas. Si ce n’était pas le repaire habituel de la tigresse, c’était là du moins qu’elle s’était réfugiée, se sentant traquée par toute une bande de chasseurs.
Hod, Banks, Fox, Kâlagani, plusieurs des gens du kraal, nous nous étions approchés de l’étroite ouverture, à laquelle venaient aboutir les empreintes sanglantes.
«Il faut pénétrer là dedans, dit le capitaine Hod.
– Manœuvre dangereuse! fit observer Banks. Il y a risque de blessures graves pour le premier qui entrera.
– J’entrerai, cependant! dit Hod, en s’assurant que sa carabine était prête à faire feu.
– Après moi, mon capitaine! répondit Fox, qui se baissa vers l’ouverture de la caverne.
– Non, Fox, non! s’écria Hod. Ceci me regarde!
– Ah! mon capitaine! répondit doucement Fox, avec un accent de reproche, je suis en retard de sept!…»
Ils en étaient à compter leurs tigres dans un pareil moment!
«Ni l’un ni l’autre vous n’entrerez là! s’écria Banks. Non! Je ne vous laisserai pas…
– Il y aurait peut-être un moyen, dit alors Kâlagani, en interrompant l’ingénieur.
– Lequel?
– Ce serait d’enfumer ce repaire, répondit l’Indou. L’animal serait forcé de déguerpir. Nous aurions moins de risques et plus de facilité pour le tuer au dehors.
– Kâlagani a raison, dit Banks. Allons, mes amis, du bois mort, des herbes sèches! Obstruez-moi convenablement cette ouverture! Le vent chassera les flammes et la fumée à l’intérieur. Il faudra bien que la bête se laisse griller ou se sauve!
– Elle se sauvera, reprit l’Indou.
– Soit! répondit le capitaine Hou. Nous serons là pour la saluer au passage!»
En un instant, des broussailles, des herbes sèches, du bois mort, – et il n’en manquait pas dans ce taillis, – tout un amas de matières combustibles fut empilé devant l’entrée de la caverne.
Rien n’avait bougé à l’intérieur. Rien n’apparaissait dans ce boyau sombre, qui devait être assez profond. Cependant, nos oreilles n’avaient pu nous tromper. Le hurlement était certainement parti de là.
Le feu fut mis aux herbes, et le tout flamba. De ce foyer se dégageait une fumée acre et épaisse que le vent rabattit, et qui devait rendre l’air irrespirable au dedans.
Un second rugissement, plus furieux que le premier, éclata alors. L’animal se sentait acculé dans son dernier retranchement, et, pour ne pas être suffoqué, il allait être contraint de s’élancer au dehors.
Nous l’attendions, postés en équerre sur les faces latérales du rocher, à demi couverts par les troncs d’arbres, de manière à éviter- le choc d’un premier bond.
Le capitaine, lui, avait choisi une autre place, et, il faut bien en convenir, la plus périlleuse. C’était à l’entrée d’une trouée du taillis, la seule qui pût livrer passage à la tigresse, lorsqu’elle essayerait de fuira travers le bois. Hod avait mis un genou en terre, afin de mieux assurer son coup, et sa carabine était solidement épaulée; tout son être avait l’immobilité d’un marbre.
Trois minutes s’étaient écoulées à peine depuis le moment où le feu avait été mis au tas de bois, qu’un troisième hurlement, ou plutôt, cette fois, un râle de suffocation, retentit à l’orifice du repaire. Le foyer fut dispersé en un instant, et un énorme corps apparut dans les tourbillons de fumée.
C’était bien la tigresse.
«Feu!» cria Banks.
Dix coups de fusil éclatèrent, mais nous pûmes constater plus tard qu’aucune balle n’avait touché l’animal. Son apparition avait été trop rapide. Comment l’eût-on pu viser avec quelque justesse au milieu des volutes de vapeur qui l’enveloppaient?
Mais, après son premier bond, si la tigresse avait touché terre, ce n’avait été que pour reprendre un point d’appui et s’élancer vers le fourré par un autre bond plus allongé encore.
Le capitaine Hod attendait l’animal avec le plus grand sang-froid, et, le saisissant pour ainsi dire au vol, il lui envoya une balle qui ne l’atteignit qu’au défaut de l’épaule.
Dans la durée d’un éclair, la tigresse s’était précipitée sur notre compagnon, elle l’avait renversé, elle allait lui fracasser la tête d’un coup de ses formidables pattes…
Kâlagani bondit, un large couteau à la main.
Le cri qui nous échappa durait encore, que le courageux Indou, tombant sur le fauve, le saisissait à la gorge au moment où sa griffe droite allait s’abattre sur le crâne du capitaine.
L’animal, détourné par cette brusque attaque, renversa l’Indou d’un mouvement de hanche, et s’acharna contre lui.
Mais le capitaine Hod s’était relevé d’un bond, et, ramassant le couteau que Kâlagani avait laissé tomber, d’une main sûre il le plongea tout entier dans le cœur de la bête.
La tigresse roula à terre.
Cinq secondes au plus avaient suffi aux diverses péripéties de cette émouvante scène.
Le capitaine Hod était encore à genoux quand nous arrivâmes près de lui. Kâlagani, l’épaule ensanglantée, venait de se relever.
«Bag mahryaga! Bag mahryaga!» criaient les Indous, – ce qui signifiait: la tigresse est morte!
Oui, bien morte! Quel superbe animal! Dix pieds de longueur du museau à l’extrémité de la queue, taille à proportion, des pattes énormes, armées de longues griffes acérées, qui semblaient avoir été affûtées sur la meule de l’aiguiseur!
Tandis que nous admirions ce fauve, les Indous, très rancuniers et à bon droit, l’accablaient d’invectives. Quant à Kâlagani, il s’était approché du capitaine Hod.
«Merci, capitaine! dit il.
– Comment! merci? s’écria Hod. Mais c’est bien moi, mon brave, qui te dois des remerciements! Sans ton aide, c’en était fait de l’un des capitaines du 1er escadron de carabiniers de l’armée royale!
– Sans vous, je serais mort! répondit froidement l’indou.
– Eh! mille diables! Ne t’es-tu pas élancé, le couteau à la main, pour poignarder cette tigresse, au moment où elle allait me fracasser le crâne!
– C’est vous qui l’avez tuée, capitaine, et cela fait votre quarante-sixième!
– Hurrah! hurrah! crièrent les Indous! Hurrah pour le capitaine Hod!»
Et, en vérité, le capitaine avait bien le droit de porter cette tigresse à son compte, mais il paya Kâlagani d’une bonne poignée de main.
«Revenez à Steam-House, dit Banks à Kâlagani. Vous avez l’épaule déchirée d’un coup de griffe, mais nous trouverons dans la pharmacie de voyage de quoi soigner votre blessure.»
Kâlagani s’inclina en signe d’acquiescement, et tous, après avoir pris congé des montagnards de Souari, qui n’épargnèrent pas leurs remerciements, nous nous dirigeâmes vers le sanitarium.
Les chikaris nous quittèrent pour retourner au kraal. Cette fois encore, ils y revenaient les mains vides, et si Mathias Van Guitt avait compté sur cette «reine du Tarryani», il lui faudrait en faire son deuil. Il est vrai que, dans ces conditions, il eût été impossible de la prendre vivante.
Vers midi, nous étions arrivés à Steam-House. Là, incident inattendu. A notre extrême désappointement, le colonel Munro, le sergent Mac Neil et Goûmi étaient partis.
Un billet, adressé à Banks, lui disait de ne pas s’inquiéter de leur absence, que sir Edward Munro, désireux de pousser une reconnaissance jusqu’à la frontière du Népaul, voulait encore éclaircir certains doutes relatifs aux compagnons de Nana Sahib, et qu’il serait de retour avant l’époque à laquelle nous devions quitter l’Himalaya.
A la lecture de ce billet, il me sembla qu’un mouvement de contrariété, presque involontaire, échappait à Kâlagani.
Pourquoi ce mouvement? Je me trompais, sans doute.
e départ du colonel n’était pas sans nous laisser de vives inquiétudes. Il se rattachait évidemment à un passé que nous avions cru fermé à jamais. Mais que faire? Se lancer sur les traces de sir Edward Munro? Nous ignorions quelle direction il avait prise, quel point de la frontière népalaise il se proposait d’atteindre. Nous ne pouvions, d’autre part, nous dissimuler que, s’il n’avait parlé de rien à Banks, c’est parce qu’il craignait les observations de son ami, auxquelles il voulait se soustraire. Banks regretta vivement de nous avoir suivis dans cette expédition.
Il fallait donc se résigner et attendre. Le colonel Munro serait certainement de retour avant la fin d’août, – ce mois étant le dernier que nous dussions passer au sanitarium, avant de prendre, à travers le sud-ouest, la route de Bombay.
Kâlagani, bien soigné par Banks, ne resta que vingt-quatre heures à Steam-House. Sa blessure devait rapidement se cicatriser, et il nous quitta pour aller reprendre son service au kraal.
Le mois d’août commença encore par des pluies violentes, – un temps à enrhumer des grenouilles, – disait le capitaine Hod; mais, en somme, il devait être moins pluvieux que le mois de juillet, et, par conséquent, plus propice à nos excursions dans le Tarryani.
Cependant, les rapports étaient fréquents avec le kraal. Mathias Van Guitt ne laissait pas d’être peu satisfait. Il comptait, lui aussi, quitter le campement dans les premiers jours de septembre. Or, un lion, deux tigres, deux léopards, manquaient encore à sa ménagerie, et il se demandait s’il pourrait compléter sa troupe.
En revanche, à défaut des acteurs qu’il voulait engager pour le compte de ses commettants, d’autres vinrent se présenter à son agence, dont il n’avait que faire.
C’est ainsi que, dans la journée du 4 août, un bel ours se fit prendre dans l’un de ses pièges.
Nous étions précisément au kraal, lorsque ses chikaris lui amenèrent dans la cage roulante un prisonnier de grande taille, fourrure noire, griffes acérées, longues oreilles garnies de poils, – ce qui est spécial à ces représentants de la famille des oursins dans les Indes.
«Eh! qu’ai-je besoin de cet inutile tardigrade! s’écria le fournisseur, en haussant les épaules.
– Frère Ballon! frère Ballon!» répétaient les Indous.
Il paraît que, si les Indous ne sont que les neveux des tigres, ils sont les frères des ours.
Mais Mathias Van Guitt, nonobstant ce degré de parenté, reçut frère Ballon avec un sentiment de mauvaise humeur peu équivoque. Prendre des ours quand il lui fallait des tigres, ce n’était pas pour le contenter. Que ferait-il de cette importune bête? Il lui convenait peu de la nourrir sans espoir de rentrer dans ses frais. L’ours indien n’est que peu demandé sur les marchés de l’Europe. Il n’a pas la valeur marchande du grizzly d’Amérique ni celle de l’ours polaire. C’est pourquoi Mathias Van Guitt, bon commerçant, ne se souciait pas d’un animal encombrant, dont il ne trouverait que difficilement à se défaire!
«Le voulez-vous? demanda-t-il au capitaine Hod.
– Et que voulez-vous que j’en fasse! répondit le capitaine.
– Vous en ferez des beefsteaks, dit le fournisseur, si toutefois je puis employer cette catachrèse!
– Monsieur Van Guitt, répondit sérieusement Banks, la catachrèse est une figure permise, quand, à défaut de toute autre expression, elle rend convenablement la pensée.
– C’est aussi mon avis, répliqua le fournisseur.
– Eh bien, Hod, dit Banks, prenez-vous ou ne prenez-vous pas l’ours de monsieur Van Guitt?
– Ma foi non! répondit le capitaine Hod. Manger des beefsteaks d’ours, quand l’ours est tué, passe encore; mais tuer l’ours exprès, pour manger ses beefsteaks, cela ne me met pas en appétit!
– Alors, qu’on rende ce plantigrade à la liberté,» dit Mathias Van Guitt, en se retournant vers ses chikaris.
On obéit au fournisseur. La cage fut ramenée hors du kraal. Un des Indous en ouvrit la porte.
Frère Ballon, qui semblait tout honteux de sa situation, ne se le fit pas dire deux fois. Il sortit tranquillement de la cage, fit un petit hochement de tête que l’on pouvait prendre pour un remerciement, et il détala en poussant un grognement de satisfaction.
«C’est une bonne action que vous avez faite là, dit Banks. Cela vous portera bonheur, monsieur Van Guitt!»
Banks ne savait pas dire si juste. La journée du 6 août devait récompenser le fournisseur, en lui procurant un des fauves qui manquaient à sa ménagerie.
Voici dans quelles circonstances:
Mathias Van Guitt, le capitaine Hod et moi, accompagnés de Fox, du mécanicien Storr et de Kâlagani, nous battions, depuis l’aube, un épais fourré de cactus et de lentisques, lorsque des hurlements à demi étouffes se firent entendre.
Aussitôt, nos fusils prêts à faire feu, bien groupés tous les six, de manière à nous garder contre une attaque isolée, nous nous dirigeons vers l’endroit suspect.
Cinquante pas plus loin, le fournisseur nous faisait faire halte. A la nature des rugissements, il semblait avoir reconnu ce dont il s’agissait, et, en s’adressant f Tus spécialement au capitaine Hod.
«Surtout pas de coup de feu inutile,» dit-il.
Puis, s’étant avancé de quelques pas, tandis que, sur un signe de lui, nous restions en arrière:
«Un lion!» s’écria-t-il.
En effet, à l’extrémité d’une forte corde, attachée à la fourche d’une solide branche d’arbre, un animal se débattait.
C’était bien un lion, un de ces lions sans crinière, – que cette particularité distingue de leurs congénères d’Afrique, – mais un véritable lion, le lion réclamé par Mathias Van Guitt.
La farouche bête, pendue par une de ses pattes de devant, que serrait le nœud coulant de la corde, donnait de terribles secousses, sans parvenir à se dégager.
Le premier mouvement du capitaine Hod, malgré la recommandation du fournisseur, fut de faire feu.
«Ne tirez pas, capitaine! s’écria Mathias Van Guitt, Je vous en conjure, ne tirez pas!
– Mais….
– Non! non! vous dis-je! Ce lion s’est pris à l’un de mes pièges et il m’appartient!»
C’était un piège, en effet, – un piège-potence, à la fois très simple et très ingénieux.
Une corde résistante est fixée à une branche d’arbre forte et flexible. Cette branche est recourbée vers le sol, de manière que l’extrémité inférieure de la corde, terminée par un nœud coulant, puisse être engagée dans l’entaille d’un pieu solidement fiché en terre. A ce pieu on place un appât, de telle façon que si un animal veut y toucher, il devra engager dans le nœud soit sa tête, soit l’une de ses pattes. Mais à peine l’a-t-il fait, que l’appât, si peu qu’il ait été remué, dégage la corde de l’entaille, la branche se redresse, l’animal est enlevé, et, au même moment, un lourd cylindre de bois, glissant le long de la corde, tombe sur le nœud, l’assujettit fortement et empêche qu’il puisse se desserrer sous les efforts du pendu.
Ce genre de piège est fréquemment dressé dans les forêts de l’Inde, et les fauves s’y laissent prendre beaucoup plus communément qu’on ne serait tenté de le croire.
Le plus souvent, il arrive que la bête est saisie par le cou, ce qui amène une strangulation presque immédiate, en même temps que sa tête est à demi fracassée par le lourd cylindre de bois. Mais le lion qui se débattait sous nos yeux n’avait été pris que par la patte. Il était donc vivant, bien vivant, et digne de figurer parmi les hôtes du fournisseur.
Mathias Van Guitt, enchanté de l’aventure, dépêcha Kâlagani vers le kraal, avec ordre d’en ramener la cage roulante sous la conduite d’un charretier. Pendant ce temps, nous pûmes observer tout à l’aise l’animal, dont notre présence redoublait la fureur.
Le fournisseur, lui, ne le quittait pas des yeux. Il tournait autour de l’arbre, ayant soin, d’ailleurs, de se tenir hors de portée des coups de griffe que le lion détachait à droite et à gauche.
Une demi-heure après, arrivait la cage, traînée par deux buffles. On y descendait le pendu, non sans quelque peine, et nous reprenions le chemin du kraal.
«Je commençais véritablement à désespérer, nous dit Mathias Van Guitt. Les lions ne figurent pas pour un chiffre important parmi les bêtes némorales de l’Inde….
– Némorales? dit le capitaine Hod.
– Oui, les bêtes qui hantent les forêts, et je m’applaudis d’avoir pu capturer ce fauve, qui fera honneur à ma ménagerie!»
Du reste, Mathias Van Guitt, à dater de ce jour, n’eut plus à se plaindre de la malechance.
Le 11 août, deux léopards furent pris conjointement dans ce premier piège à tigres, dont nous avions extrait le fournisseur.
C’étaient deux tchitas, semblables à celui qui avait si audacieusement attaqué le Géant d’Acier dans les plaines du Rohilkhande, et dont nous n’avions pu nous emparer.
Il ne manquait plus que deux tigres pour que le stock de Mathias Van Guitt fût complet.
Nous étions au 15 août. Le colonel Munro n’avait pas encore reparu. De nouvelles de lui, pas la moindre. Banks était inquiet plus qu’il ne le voulait paraître. Il interrogea Kâlagani, qui connaissait la frontière népalaise, sur les dangers que pouvait courir sir Edward Munro à s’aventurer sur ces territoires indépendants. L’Indou lui assura qu’il ne restait plus un seul des partisans de Nana Sahib aux confins du Thibet. Toutefois, il parut regretter que le colonel ne l’eût pas choisi pour guide. Ses services lui auraient été très utiles, dans un pays dont les moindres sentiers lui étaient connus. Mais il ne fallait pas songer maintenant à le rejoindre.
Cependant, le capitaine Hod et Fox, plus particulièrement, continuaient leurs excursions dans le Tarryani. Aidés des chikaris du kraal, ils parvinrent à tuer trois autres tigres de moyenne taille, non sans grands risques. Deux de ces fauves furent portés au compte du capitaine, le troisième au compte du brosseur.
«Quarante-huit! dit Hod, qui aurait bien voulu atteindre le chiffre rond de cinquante, avant de quitter l’Himalaya.
–Trente-neuf!» avait dit Fox, sans parler d’une redoutable panthère, qui était tombée sous ses balles.
Le 20 août, l’avant-dernier des tigres réclamés par Mathias Van Guitt se fit prendre dans une de ces fosses, auxquelles, soit instinct, soit hasard, ils avaient échappé jusqu’alors. L’animal, ainsi qu’il arrive le plus souvent, se blessa dans sa chute, mais la blessure ne présentait aucune gravité. Quelques jours de repos suffiraient à assurer sa guérison, et il n’y devait plus rien paraître, lorsque la livraison serait faite pour le compte de Hagenbeck, de Hambourg.
L’emploi de ces fosses est regardé par les connaisseurs comme une méthode barbare. Lorsqu’il ne s’agit que de détruire les animaux, il est évident que tout moyen est bon; mais, quand on tient à les prendre vivants, la mort est trop souvent la conséquence de leur chute, surtout lorsqu’ils tombent dans ces fosses, profondes de quinze à vingt pieds, qui sont destinées à la capture des éléphants. Sur dix, à peine peut-on compter en retrouver un qui n’ait quelque fracture mortelle. Aussi, même dans le Mysore, où ce système était surtout préconisé, nous dit le fournisseur, on commence à l’abandonner.
En fin de compte, il ne manquait plus qu’un tigre à la ménagerie du kraal, et Mathias Van Guitt aurait bien voulu le tenir en cage. Il avait hâte de partir pour Bombay.
Ce tigre, il ne devait pas tarder à s’en rendre maître, mais à quel prix! Cela demande à être raconté avec quelques détails, car l’animal fut chèrement, – trop chèrement, – payé.
Une expédition avait été organisée, par les soins du capitaine Hod, pour la nuit du 26 août. Les circonstances se prêtaient à ce que la chasse se fît dans des circonstances favorables, ciel dégagé de nuages, atmosphère calme, lune en décroissance. Lorsque les ténèbres sont très profondes, les fauves quittent moins volontiers leurs repaires, tandis qu’une demi-obscurité les y invite. Précisément, le ménisque, – un mot de Mathias Van Guitt qui s’applique au croissant lunaire, – le ménisque allait jeter quelques lueurs après minuit.
Le capitaine Hod et moi, Fox et Storr, qui y prenait goût, nous formions le noyau de cette expédition, à laquelle devaient se joindre le fournisseur, Kâlagani et quelques-uns de ses Indous.
Donc, le dîner achevé, après avoir pris congé de Banks, qui avait décliné l’invitation de nous accompagner, nous quittâmes Steam-House vers sept heures du soir, et, à huit, nous arrivions au kraal, sans avoir fait aucune rencontre fâcheuse.
Mathias Van Guitt achevait de souper en ce moment. Il nous reçut avec ses démonstration ordinaires. On tint conseil, et le plan de chasse fut aussitôt arrêté.
Il s’agissait d’aller prendre l’affût sur le bord d’un torrent, au fond de l’un de ces ravins qu’on appelle «nullah», à deux milles du kraal, en un endroit qu’un couple de tigres visitait assez régulièrement pendant la nuit. Aucun appât n’y avait été préalablement placé. Au dire des Indous, c’était inutile. Une battue, récemment faite dans cette portion du Tarryani, prouvait que le besoin de se désaltérer suffisait à attirer les tigres au fond de cette nullah. On savait aussi qu’il serait facile de s’y poster avantageusement.
Nous ne devions pas quitter le kraal avant minuit. Or, il n’était encore que sept heures. Il s’agissait donc d’attendre sans trop s’ennuyer le moment du départ.
«Messieurs, nous dit Mathias Van Guitt, mon habitation est tout entière à votre disposition. Je vous engage à faire comme moi, à vous coucher. Il s’agît d’être plus que matinal, et quelques heures de sommeil ne peuvent que nous mieux préparer à la lutte
– Est-ce que vous avez envie de dormir, Maucler? me demanda le capitaine Hod.
– Non, répondis-je, et j’aime mieux attendre l’heure en me promenant, que d’être forcé de me réveiller en plein sommeil.
– Comme il vous plaira, messieurs, répondit le fournisseur. Pour moi, j’éprouve déjà ce clignotement spasmodique des paupières que provoque le besoin de dormir. Vous le voyez, j’en suis déjà aux mouvements de pendiculation!»
Et Mathias Van Guitt, levant les bras, renversant la tête et le tronc en arrière par une involontaire extension des muscles abdominaux, laissa échapper quelques bâillements significatifs.
Donc, quand il eut bien «pendiculé» tout à son aise, il nous fit un dernier geste d’adieu, entra dans sa case, et, sans doute, il ne tarda pas à s’y endormir.
«Et nous, qu’allons-nous faire? demandai-je.
– Promenons-nous, Maucler, me répondit le capitaine Hod, promenons-nous dans le kraal. La nuit est belle, et je serai plus dispos au départ, que si je me mettais trois ou quatre heures de sommeil sur les yeux. D’ailleurs, si le sommeil est notre meilleur ami, c’est un ami qui souvent se fait bien attendre!»
Nous voilà donc arpentant le kraal, songeant et causant tour à tour. Storr, «que son meilleur ami n’avait pas l’habitude de faire attendre», était couché au pied d’un arbre et dormait déjà. Les chikaris et les charretiers s’étaient également blottis dans leu coin, et il n’y avait plus personne qui veillât dans l’enceinte.
C’était inutile, en somme, puisque le kraal, entouré d’une solide palissade, était parfaitement clos.
Kâlagani alla s’assurer lui-même que la porte avait été soigneusement fermée; puis, cela fait, après nous avoir donné le bonsoir en passant, il regagna la demeure commune à ses compagnons et à lui.
Le capitaine Hod et moi, nous étions absolument seuls.
Non seulement les gens de Van Guitt, mais les animaux domestiques et les fauves dormaient également, ceux-ci dans leurs cages, ceux-là groupés sous les grands arbres, à l’extrémité du kraal. Silence complet au dedans comme au dehors.
Notre promenade nous amena d’abord vers la place occupée par les buffles. Ces magnifiques ruminants, doux et dociles, n’étaient pas même entravés. Habitués à reposer sous le feuillage de gigantesques érables, nous les voyions là, tranquillement étendus, les cornes enchevêtrées, les pattes repliées sous eux, et l’on entendait une lente et bruyante respiration qui sortait de ces masses énormes.
Ils ne se réveillèrent même pas à notre approche. L’un deux, seulement, redressa un instant sa grosse tête, jeta sur nous ce regard sans fixité qui est particulier aux animaux de cette espèce, puis il se confondit de nouveau dans l’ensemble.
«Voilà à quel état les réduit la domesticité, ou plutôt la domestication, dis-je au capitaine.
– Oui, me répondit Hod, et, cependant, ces buffles sont de terribles animaux, quand ils vivent à l’état sauvage. Mais, s’ils ont pour eux la force, ils n’ont pas la souplesse, et que peuvent leurs cornes contre la dent des lions ou la griffe des tigres? Décidément, l’avantage est aux fauves.»
Tout en causant, nous étions revenus vers les cages. Là, aussi, repos absolu. Tigres, lions, panthères, léopards, dormaient dans leurs compartiments séparés. Mathias Van Guitt ne les réunissait que lorsqu’ils étaient assouplis par quelques semaines de captivité, et il avait raison. Très certainement, en effet, ces féroces animaux, aux premiers jours de leur séquestration, se seraient dévorés entre eux.
Les trois lions, absolument immobiles, étaient couchés en demi-cercle comme de gros chats. On ne voyait plus leur tête, perdue dans un épais manchon de fourrure noire, et ils dormaient du sommeil du juste.
Assoupissement moins complet dans les compartiments des tigres. Des yeux ardents flamboyaient dans l’ombre. Une grosse patte s’allongeait de temps en temps et griffait les barreaux de fer. C’était un sommeil de carnassiers qui rongent leur frein.
«Ils font de mauvais rêves, et je comprends cela!» dit le compatissant capitaine.
Quelques remords, sans doute, agitaient aussi les trois panthères, ou, tout au moins, quelques regrets. A cette heure, libres de tout lien, elles auraient couru la foret! Elle auraient rôdé autour des pâturages, en quête de chair vivante!
Quant aux quatre léopards, nul cauchemar ne troublait leur sommeil. Ils reposaient paisiblement. Deux de ces félins, le mâle et la femelle, occupaient la même chambre à coucher, et se trouvaient aussi bien là que s’ils eussent été au fond de leur tanière.
Un seul compartiment était vide encore, – celui que devait occuper le sixième et imprenable tigre, dont Mathias Van Guitt n’attendait plus que la capture pour quitter le Tarryani.
Notre promenade dura une heure à peu près. Après avoir fait le tour de l’enceinte intérieure du kraal, nous revînmes prendre place au pied d’un énorme mimosa.
Un silence absolu régnait dans la forêt tout entière. Le vent, qui bruissait encore à travers le feuillage à la tombée du jour, s’était tu. Pas une feuille ne remuait aux arbres. L’espace était aussi calme à la surface du sol que dans ces hautes régions, vides d’air, où la lune promenait son disque à demi rongé.
Le capitaine Hod et moi, assis l’un près de l’autre, nous ne causions plus. Le sommeil ne nous envahissait pas, cependant. C’était plutôt cette sorte d’absorption, plus morale que physique, dont on subit l’influence pendant le repos parfait de la nature. On pense, mais on ne formule point sa pensée. On rêve, comme rêverait un homme qui ne dormirait pas, et le regard, que les paupières ne voilent pas encore, tend plutôt à se perdre dans quelque vision fantasmatique.
Cependant, une particularité étonnait le capitaine, et, parlant à voix basse ainsi qu’on le fait presque inconsciemment, lorsque tout se tait autour de soi, il me dit:
«Maucler, un pareil silence a lieu de me surprendre! Les fauves rugissent habituellement dans l’ombre, et, pendant la nuit, la forêt est bruyante. A défaut de tigres ou de panthères, ce sont les chacals, qui ne chôment jamais. Ce kraal, empli d’êtres vivants, devrait les attirer par centaines, et, pourtant nous n’entendons rien, pas un seul craquement du bois sec sur le sol, pas un seul hurlement au dehors. Si Mathias Van Guitt était éveillé, il ne serait pas moins surpris que moi, sans doute, et il trouverait quelque mot étonnant pour exprimer sa surprise!
– Votre observation est juste, mon cher Hod, répondis-je, et je ne sais à quelle cause attribuer l’absence de ces rôdeurs de nuit. Mais prenons garde à nous-mêmes, ou bien, au milieu de ce calme, nous finirions par nous endormir!
– Résistons, résistons! répondit le capitaine Hod, en se détirant les bras. L’heure approche, à laquelle il faudra partir.»
Et nous nous reprîmes à causer par phrases qui traînaient, entrecoupées de longs silences.
Combien de temps dura cette rêverie, je n’aurais pu le dire; mais soudain une sourde agitation se produisit, qui me tira subitement de cet état de somnolence.
Le capitaine Hod, également secoué de sa torpeur, s’était levé en même temps que moi.
Il n’y avait pas à en douter, cette agitation venait de se produire dans la cage des fauves.
Lions, tigres, panthères, léopards, tout à l’heure si paisibles, faisaient entendre maintenant un sourd murmure de colère. Debout dans leurs compartiments, allant et venant à petits pas, ils aspiraient fortement quelque émanation du dehors, et se dressaient en renâclant contre les barreaux de fer de leurs compartiments.
«Qu’ont-ils donc? demandai-je.
– Je ne sais, répondit le capitaine Hod, mais je crains qu’ils n’aient senti l’approche de…»
Tout à coup, de formidables rugissements éclatèrent autour de l’enceinte du kraal.
«Des tigres!» s’écria le capitaine Hod, en se précipitant vers la case de Mathias Van Guitt.
Mais, telle avait été la violence de ces rugissements, que tout le personnel du kraal était déjà sur pied, et le fournisseur, suivi de ses gens, apparaissait sur la porte.
«Une attaque!… s’écria-t-il.
– Je le crois, répondit le capitaine Hod.
– Attendez! Il faut voir!…»
Et, sans prendre le temps d’achever sa phrase, Mathias Van Guitt, saisissant une échelle, la dressa contre la palissade. En un instant, il en eut atteint le dernier échelon.
«Dix tigres et une douzaine de panthères! s’écria-t-il.
– Ce sera sérieux, répondit le capitaine Hod. Nous voulions aller les chasser, et ce sont eux qui nous donnent la chasse!
– Aux fusils! aux fusils!» cria le fournisseur.
Et tous, obéissant à ses ordres, en vingt secondes nous étions prêts à faire feu.
Ces attaques d’une bande de fauves ne sont pas rares aux Indes. Combien de fois les habitants des territoires fréquentés par les tigres, plus particulièrement ceux des Sunderbunds, n’ont-ils pas été assiégés dans leurs habitations! C’est là une redoutable éventualité, et, trop souvent, c’est aux assaillants que reste l’avantage!
Cependant, à ces rugissements du dehors s’étaient joints les hurlements du dedans. Le kraal répondait à la forêt. On ne pouvait plus s’entendre dans l’enceinte.
«Aux palissades!» s’écria Mathias Van Guitt, qui se fit comprendre par le geste plutôt que par la voix.
Et chacun de nous se précipita vers l’enceinte.
En ce moment, les buffles, en proie à l’épouvante, se démenaient pour quitter la place où ils étaient parqués. Les charretiers essayaient en vain de les y retenir.
Soudain, la porte, dont la barre était mal assujettie sans doute, s’ouvrit violemment, et une bande de fauves força l’entrée du kraal.
Cependant, Kâlagani avait fermé cette porte avec le plus grand soin, ainsi qu’il le faisait chaque soir!
«A la case! A la case!» cria Mathias Van Guitt, en s’élançant vers la maison, qui seule pouvait offrir un refuge.
Mais aurions-nous le temps d’y arriver?
Déjà deux des chikaris, atteints par les tigres, venaient de rouler à terre. Les autres, ne pouvant plus atteindre la case, fuyaient à travers le kraal, cherchant un abri quelconque.
Le fournisseur, Storr et six des Indous étaient déjà dans la maison, dont la porte fut refermée au moment où deux panthères allaient s’y précipiter.
Kâlagani, Fox et les autres, s’accrochant aux arbres, s’étaient hissés dans les premières branches.
Le capitaine Hod et moi, nous n’avions eu ni le temps ni la possibilité de rejoindre Mathias Van Guitt.
«Maucler! Maucler!» cria le capitaine Hod, dont le bras droit venait d’être déchiré par un coup de griffe.
D’un coup de sa queue, un énorme tigre m’avait jeté à terre. Je me relevais au moment où l’animal revenait sur moi, et je courus au capitaine Hod pour lui porter secours.
Un seul refuge nous restait alors: c’était le compartiment vide de la sixième cage. En un instant, Hod et moi nous nous y étions blottis, et la porte refermée nous mettait momentanément à l’abri des fauves, qui se jetèrent en hurlant sur les barreaux de fer.
Tel fut alors l’acharnement de ces bêtes furieuses, joint à la colère des tigres emprisonnés dans les compartiments voisins, que la cage, oscillant sur ses roues, fut sur le point d’être chavirée.
Mais les tigres l’abandonnèrent bientôt pour s’attaquer à quelque proie plus sûre.
Quelle scène, dont nous ne perdions aucun détail, en regardant à travers les barreaux de notre compartiment!
«C’est le monde renversé! s’écria le capitaine Hod, qui enrageait. Eux dehors, et nous dedans!
– Et votre blessure? demandai-je.
– Ce n’est rien!»
Cinq ou six coups de feu éclatèrent en ce moment. Ils partaient de la case, occupée par Mathias Van Guitt, contre laquelle s’acharnaient deux tigres et trois panthères.
L’un de ces animaux tomba foudroyé d’une balle explosible, qui devait sortir de la carabine de Storr.
Quant aux autres, ils s’étaient tout d’abord précipités sur le groupe des buffles, et ces malheureux ruminants allaient se trouver sans défense contre de tels adversaires.
Fox, Kâlagani et les Indous, qui avaient dû jeter leurs armes pour grimper plus vite dans les arbres, ne pouvaient leur venir en aide.
Cependant, le capitaine Hod, passant sa carabine à travers les barreaux de notre cage, fit feu. Bien que son bras droit, à demi paralysé par sa blessure, ne lui permît pas de tirer avec sa précision habituelle, il eut la chance d’abattre son quarante-neuvième tigre.
A ce moment, les buffles, affolés, se précipitèrent en beuglant à travers l’enceinte. Vainement, ils essayèrent de faire tête aux tigres, qui, par des bonds formidables, échappaient aux coups de cornes. L’un d’eux, coiffé d’une panthère, dont les griffes lui déchiraient le garrot, arriva devant la porte du kraal et s’élança au dehors.
Cinq ou six autres, serrés de plus près par les fauves, s’échappèrent à sa suite et disparurent.
Quelques-uns des tigres se mirent à leur poursuite; mais ceux de ces buffles qui n’avaient pu abandonner le kraal, égorgés, éventrés, gisaient déjà sur le sol.
Cependant, d’autres coups de feu éclataient à travers les fenêtres de la case. De notre côté, le capitaine Hod et moi, nous faisions de notre mieux. Un nouveau danger nous menaçait.
Les animaux renfermés dans les cages, surexcités par l’acharnement de la lutte, l’odeur du sang, les hurlements de leurs congénères, se débattaient avec une indescriptible violence. Allaient-ils parvenir à briser leurs barreaux? Nous devions véritablement le craindre.
En effet, une des cages à tigres fui renversée. Je crus un instant que ses parois rompues leur avaient livré passage!…
Il n’en était rien, heureusement, et les prisonniers ne pouvaient même plus voir ce qui se passait au dehors, puisque c’était la face grillagée de leur cage qui posait sur le sol.
«Décidément, il y en a trop!» murmura le capitaine Hod, en rechargeant sa carabine.
A ce moment, un tigre fit un bond prodigieux, et, ses griffes aidant, il parvint à s’accrocher à la fourche d’un arbre, sur laquelle deux ou trois chikaris avaient cherche refuge.
L’un de ces malheureux, saisi à la gorge, essaya vainement de résister et fut précipité à terre.
Une panthère vint disputer au tigre ce corps déjà privé de vie, dont les os craquèrent au milieu d’une mare de sang.
«Mais feu! feu donc!» criait le capitaine Hod, comme s’il eût pu se faire entendre de Mathias Van Guitt et de ses compagnons.
Quant à nous, impossible d’intervenir maintenant! Nos cartouches étaient épuisées, et nous ne pouvions plus être que les spectateurs impuissants de cette lutte!
Mais voici que, dans le compartiment voisin du nôtre, un tigre, qui cherchait à briser ses barreaux, parvint, en donnant une secousse violente, à rompre l’équilibre de la cage. Elle oscilla un instant et se renversa presque aussitôt.
Contusionnés légèrement dans la chute, nous nous étions relevés sur les genoux. Les parois avaient résisté, mais nous ne pouvions plus rien voir de ce qui se passait au dehors.
Si l’on ne voyait pas, on entendait, du moins! Quel sabbat de hurlements dans l’enceinte du kraal! Quelle odeur de sang imprégnait l’atmosphère! Il semblait que la lutte eût pris un caractère plus violent. Que s’était-il donc passé? Les prisonniers des autres cages s’étaient-ils échappés? Attaquaient-ils la case de Mathias Van Guitt? Tigres et panthères s’élançaient-ils sur les arbres pour en arracher les Indous?
«Et ne pouvoir sortir de cette boîte!» s’écriait le capitaine Hod, en proie à une rage véritable.
Un quart d’heure environ, – un quart d’heure dont nous comptions les interminables minutes! – s’écoula dans ces conditions.
Puis, le bruit de la lutte diminua peu à peu. Les hurlements s’affaiblirent. Les bonds des tigres, qui occupaient les compartiments de notre cage, devinrent plus rares. Le massacre avait-il donc pris fin?
Soudain, j’entendis la porte du kraal qui se refermait avec fracas. Puis, Kâlagani nous appela à grands cris. A sa voix se joignait celle de Fox, répétant:
«Mon capitaine! mon capitaine!
– Par ici!» répondit Hod.
Il fut entendu, et, presque aussitôt, je sentis que la cage se relevait. Un instant après, nous étions libres.
«Fox! Storr! s’écria le capitaine, dont la première pensée fut pour ses compagnons.
– Présents!» répondirent le mécanicien et le brosseur.
Ils n’étaient pas même blessés. Mathias Van Guitt et Kâlagani se trouvaient également sains et saufs. Deux tigres et une panthère gisaient sans vie sur le sol. Les autres avaient quitté le kraal, dont Kâlagani venait de refermer la porte. Nous étions tous en sûreté.
Aucun des fauves de la ménagerie n’était parvenu à s’échapper pendant la lutte, et, même, le fournisseur comptait un prisonnier de plus. C’était un jeune tigre, emprisonné dans la petite cage roulante, qui s’était renversée sur lui, et sous laquelle il avait été pris comme dans un piège.
Le stock de Mathias Van Guitt était donc au complet; mais que cela lui coûtait cher! Cinq de ses buffles étaient égorgés, les autres avaient pris la fuite, et trois des Indous, horriblement mutilés, nageaient dans leur sang sur le sol du kraal!
endant le reste de la nuit, aucun incident ne se produisit, ni en dedans, ni en dehors de l’enceinte. La porte avait été solidement assujettie, cette fois. Comment avait-elle pu s’ouvrir au moment où la bande des fauves contournait la palissade? Cela ne laissait pas d’être inexplicable, puisque Kâlagani avait lui-même repoussé dans leurs mortaises les fortes traverses qui en assuraient la fermeture.
La blessure du capitaine Hod le faisait assez souffrir, bien que ce ne fût qu’une éraflure de la peau. Mais peu s’en était fallu qu’il ne perdît l’usage du bras droit.
Pour mon compte, je ne sentais plus rien du violent coup de queue qui m’avait jeté à terre.
Nous résolûmes donc de retourner à Steam-House, dès que le jour commencerait à paraître.
Quant à Mathias Van Guitt, si ce n’est le regret très réel d’avoir perdu trois de ses gens, il ne se montrait pas autrement désespéré de la situation, bien que la privation de ses buffles dût le mettre dans un certain embarras, au moment de son départ.
«Ce sont les chances du métier, nous dit-il, et j’avais comme un pressentiment qu’il m’arriverait quelque aventure de ce genre.»
Puis, il fit procéder à l’enterrement des trois Indous, dont les restes furent déposés dans un coin du kraal, et assez profondément pour que les fauves ne pussent les déterrer.
Cependant, l’aube ne tarda pas à blanchir les dessous du Tarryani, et, après force poignées de mains, nous prîmes congé de Mathias Van Guitt.
Pour nous accompagner, au moins pendant notre passage à travers la forêt, le fournisseur voulut mettre à notre disposition Kâlagani et deux de ses Indous. Son offre fut acceptée, et, à six heures, nous franchissions l’enceinte du kraal.
Aucune mauvaise rencontre ne signala notre retour. De tigres, de panthères, il n’y avait plus aucune trace. Les fauves, fortement repus, avaient sans doute regagné leur repaire, et ce n’était pas le moment d’aller les y relancer.
Quant aux buffles qui s’étaient échappés du kraal, ou bien ils étaient égorgés et gisaient sous les hautes herbes, ou bien, égarés dans les profondeurs du Tarryani, il ne fallait pas compter que leur instinct les ramenât au kraal. Ils devaient donc être considérés comme définitivement perdus pour le fournisseur.
A la lisière de la forêt, Kâlagani et les deux Indous nous quittèrent. Une heure après, Phann et Black annonçaient par leurs aboiements notre retour à Steam-House.
Je fis à Banks le récit de nos aventures. S’il nous félicita d’en avoir été quittes à si bon marché, cela va sans dire! Trop souvent, dans des attaques de ce genre, pas un des assaillis n’a pu revenir pour raconter les hauts faits des assaillants!
Quant au capitaine Hod, il dut, bon gré, mal gré, porter son bras en écharpe; mais l’ingénieur, qui était le véritable médecin de l’expédition, ne trouva rien de grave à sa blessure, et il affirma que dans quelques jours il n’y paraîtrait plus.
Au fond, le capitaine Hod était très mortifié d’avoir reçu un coup sans avoir pu le rendre. Et, cependant, il avait ajouté un tigre aux quarante-huit qui figuraient à son actif.
Le lendemain, 27 août, dans l’après-midi, les aboiements des chiens retentirent avec force, mais joyeusement.
C’étaient le colonel Munro, Mac Neil et Goûmi qui rentraient au sanitarium. Leur retour nous procura un véritable soulagement. Sir Edward Munro avait-il mené à bonne fin son expédition? nous ne le savions pas encore. Il revenait sain et sauf. Là était l’important.
Tout d’abord, Banks avait couru à lui, il lui serrait la main, il l’interrogeait du regard.
«Rien!» se contenta de répondre le colonel Munro par un simple signe de tête.
Ce mot signifiait non seulement que les recherches entreprises sur la frontière népalaise n’avaient donné aucun résultat, mais aussi que toute conversation sur ce sujet devenait inutile. Il semblait nous dire qu’il n’y avait plus lieu d’en parler.
Mac Neil et Goûmi, que Banks interrogea dans la soirée, furent plus explicites. Ils lui apprirent que le colonel Munro avait effectivement voulu revoir cette portion de l’Indoustan, où Nana Sahib s’était réfugié avant sa réapparition dans la présidence de Bombay. S’assurer de ce qu’étaient devenus les compagnons du nabab, rechercher si, de leur passage sur ce point de la frontière indo-chinoise, il ne restait plus trace, tâcher d’apprendre si, à défaut de Nana Sahib, son frère Balao Rao ne se cachait pas dans cette contrée soustraite encore à la domination anglaise, tel avait été le but de Sir Edward Munro. Or, de ses recherches, il résultait, à n’en plus douter, que les rebelles avaient quitté le pays. De leur campement, où avaient été célébrées les fausses obsèques destinées à accréditer la mort de Nana Sahib, il n’y avait plus vestige. De Balao Rao, aucune nouvelle De ses compagnons, rien qui pût permettre de se lancer sur leur piste. Le nabab tué dans les défilés des monts Sautpourra, les siens dispersés très probablement au delà des limites de la péninsule, l’œuvre du justicier n’était plus à faire. Quitter la frontière himalayenne, continuer le voyage en revenant au sud, achever enfin notre itinéraire de Calcutta à Bombay, c’est à quoi nous devions uniquement songer.
Le départ fut donc arrêté et fixé à huit jours de là, au 3 septembre. Il convenait de laisser au capitaine Hod le temps nécessaire à la complète guérison de sa blessure. D’autre part, le colonel Munro, visiblement fatigué par cette rude excursion dans un pays difficile, avait besoin de quelques jours de repos.
Pendant ce temps, Banks commencerait à faire ses préparatifs. Remettre notre train en état pour redescendre dans la plaine et prendre la route de l’Himalaya à la présidence de Bombay, c’était là de quoi l’occuper pendant toute une semaine.
Tout d’abord, il fut convenu que l’itinéraire serait une seconde fois modifié, de manière à éviter ces grandes villes du nord-ouest, Mirat, Delhi, Agra, Gwalior, Jansie et autres, dans lesquelles la révolte de 1857 avait laissé trop de désastres. Avec les derniers rebelles de l’insurrection devait disparaître tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir au colonel Munro. Nos demeures roulantes iraient donc à travers les provinces, sans s’arrêter aux cités principales, mais le pays valait la peine d’être visité rien que pour ses beautés naturelles. L’immense royaume du Sindia, sous ce rapport, ne le cède à aucun autre. Devant notre Géant d’Acier allaient s’ouvrir les plus pittoresques routes de la péninsule.
La mousson avait pris fin avec la saison des pluies, dont la période ne se prolonge pas au delà du mois d’août. Les premiers jours de septembre promettaient une température agréable, qui devait rendre moins pénible cette seconde partie du voyage.
Pendant la deuxième semaine de notre séjour au sanitarium, Fox et Goûmi durent se faire les pourvoyeurs quotidiens de l’office. Accompagnés des deux chiens, ils parcoururent cette zone moyenne où pullulent les perdrix, les faisans, les outardes. Ces volatiles, conservés dans la glacière de Steam-House, devaient fournir un gibier excellent pour la route.
Deux ou trois fois encore, on alla rendre visite au kraal. Là, Mathias Van Guitt, lui aussi, s’occupait à préparer son départ pour Bombay, prenant ses ennuis en philosophe qui se tient au-dessus des petites ou grandes misères de l’existence.
On sait que, par la capture du dixième tigre, qui avait coûté si cher, la ménagerie était au complet. Mathias Van Guitt n’avait donc plus qu’à se préoccuper de refaire ses attelages de buffles. Pas un des ruminants qui s’étaient enfuis pendant l’attaque n’avait reparu au kraal. Toutes les probabilités étaient pour que, dispersés à travers la forêt, ils eussent péri de mort violente. Il s’agissait donc de les remplacer, – ce qui, en ces circonstances, ne laissait pas d’être difficile. Dans ce but, le fournisseur avait envoyé Kâlagani visiter les fermes et les bourgades voisines du Tarryani, et il attendait son retour avec quelque impatience.
Cette dernière semaine de notre séjour au sanitarium se passa sans incidents. La blessure du capitaine Hod se guérissait peu à peu. Peut-être même comptait-il clore sa campagne par une dernière expédition; mais il dut y renoncer sur les instances du colonel Munro. Puisqu’il n’était plus aussi sûr de son bras, pourquoi s’exposer? Si quelque fauve se rencontrait sur sa route, pendant le reste du voyage, n’aurait-il pas là une occasion toute naturelle de prendre sa revanche?
«D’ailleurs, lui fit observer Banks, vous êtes encore vivant, mon capitaine, et quarante-neuf tigres sont morts de votre main, sans compter les blessés. La balance est donc encore en votre faveur!
– Oui, quarante-neuf! répondit en soupirant le capitaine Hod, mais j’aurais bien voulu compléter la cinquantaine!»
Évidemment, cela lui tenait au cœur.
Le 2 septembre arriva. Nous étions à la veille du départ.
Ce jour-là, dans la matinée, Goûmi vint nous annoncer la visite du fournisseur.
En effet, Mathias Van Guitt, accompagné de Kâlagani, arrivait à Steam-House. Sans doute, au moment du départ, il voulait nous faire ses adieux suivant toutes les règles.
Le colonel Munro le reçut avec cordialité. Mathias Van Guitt se lança dans une suite de périodes où se retrouvait tout l’inattendu de sa phraséologie habituelle. Mais il me sembla que ses compliments cachaient quelque arrière-pensée qu’il hésitait à formuler.
Et, précisément, Banks toucha le vif de la question, lorsqu’il demanda à Mathias Van Guitt s’il avait eu l’heureuse chance de pouvoir renouveler ses attelages.
«Non, monsieur Banks, répondit le fournisseur, Kâlagani a vainement parcouru les villages. Bien qu’il fût muni de mes pleins pouvoirs, il n’a pu se procurer un seul couple de ces utiles ruminants. Je suis donc obligé de confesser, à regret, que, pour diriger ma ménagerie vers la station la plus rapprochée, le moteur me fait absolument défaut. La dispersion de mes buffles, provoquée par la soudaine attaque de la nuit du 25 au 26 août, me met donc dans un certain embarras… Mes cages, avec leurs hôtes à quatre pattes, sont lourdes… et….
– Et comment allez-vous faire pour les conduire à la station? demanda l’ingénieur.
– Je ne sais trop, répondit Mathias Van Guitt. Je cherche… je combine… j’hésite…. Cependant… l’heure du départ a sonné, et c’est le 20 septembre, c’est-à-dire dans dix-huit jours, que je dois livrer à Bombay ma commande de félins…
– Dix-huit jours! répondit Banks, mais alors vous n’avez pas une heure à perdre!
– Je le sais, monsieur l’ingénieur. Aussi n’ai-je plus qu’un moyen, un seul!…
– Lequel?
– C’est, tout en ne voulant aucunement le gêner, d’adresser au colonel une demande très indiscrète… sans doute….
– Parlez donc, monsieur Van Guitt, dit le colonel Munro, et si je puis vous obliger, croyez bien que je le ferai avec plaisir.»
Mathias Van Guitt s’inclina, sa main droite se porta à ses lèvres, la partie supérieure de son corps s’agita doucement, et toute son attitude fut celle d’un homme qui se sent accablé par des bontés inattendues.
En somme, le fournisseur demanda, étant donnée la puissance de traction du Géant d’Acier, s’il ne serait pas possible d’atteler ses cages roulantes à la queue de notre train, et de les remorquer jusqu’à Etawah, la plus prochaine station du railway de Delhi à Allahabad.
C’était un trajet qui ne dépassait pas trois cent cinquante kilomètres, sur une route assez facile.
«Est-il possible de satisfaire monsieur Van Guitt? demanda le colonel à l’ingénieur.
– Je n’y vois aucune difficulté, répondit Banks, et le Géant d’Acier ne s’apercevra même pas de ce surcroît de charge.
– Accordé, monsieur Van Guitt, dit le colonel Munro. Nous conduirons votre matériel jusqu’à Etawah. Entre voisins, il faut savoir s’entr’aider, même dans l’Himalaya.
– Colonel, répondit Mathias Van Guitt, je connaissais votre bonté, et, pour être franc, comme il s’agissait de me tirer d’embarras, j’avais un peu compté sur votre obligeance!
– Vous aviez eu raison,» répondit le colonel Munro.
Tout étant ainsi convenu, Mathias Van Guitt se disposa à retourner au kraal, afin de congédier une partie de son personnel, qui lui devenait inutile. Il ne comptait garder avec lui que quatre chikaris, nécessaires à l’entretien des cages.
«A demain donc, dit le colonel Munro.
– A demain, messieurs, répondit Mathias Van Guitt. J’attendrai au kraal l’arrivée de votre Géant d’Acier!»
Et le fournisseur, très heureux du succès de sa visite à Steam-House, se retira, non sans avoir fait sa sortie à la manière d’un acteur qui rentre dans la coulisse selon toutes les traditions de la comédie moderne.
Kâlagani, après avoir longuement regardé le colonel Munro, dont le voyage à la frontière du Népaul paraissait l’avoir sérieusement préoccupé, suivit le fournisseur.
Nos derniers préparatifs étaient achevés. Le matériel avait été remis en place. Du sanitarium de Steam-House, il ne restait plus rien. Les deux chars roulants n’attendaient plus que notre Géant d’Acier. L’éléphant devait les descendre d’abord jusqu’à la plaine, puis aller au kraal prendre les cages et les ramener pour former le train. Cela fait, il s’en irait directement à travers les plaines du Rohilkhande.
Le lendemain, 3 septembre, à sept heures du matin, le Géant d’Acier était prêt à reprendre les fonctions qu’il avait si consciencieusement remplies jusqu’alors. Mais, à cet instant, un incident, très inattendu, se produisit au grand ébahissement de tous.
Le foyer de la chaudière, enfermée dans les flancs de l’animal, avait été chargé de combustible. Kâlouth, qui venait de l’allumer, eut alors l’idée d’ouvrir la boîte à fumée, – à la paroi de laquelle se soudent les tubes destinés à conduire les produits de la combustion à travers la chaudière, – afin de voir si rien ne gênait le tirage.
Mais, à peine eut-il ouvert les portes de cette boîte, qu’il recula précipitamment, et une vingtaine de lanières furent projetées au dehors avec un sifflement bizarre.
Banks, Storr et moi, nous regardions, sans pouvoir deviner la cause de ce phénomène.
«Eh! Kâlouth, qu’y a-t-il? demanda Banks.
– Une pluie de serpents, monsieur!» s’écria le chauffeur.
En effet, ces lanières étaient des serpents, qui avaient élu domicile dans les tubes de la chaudière, pour y mieux dormir sans doute. Les premières flammes du foyer venaient de les atteindre. Quelques-uns de ces reptiles, déjà brûlés, étaient tombés sur le sol, et si Kâlouth n’eût pas ouvert la boîte u fumée, ils eussent tous été rôtis en un instant.
«Comment! s’écria le capitaine Hod, qui accourut, notre Géant d’Acier a un nid de serpents dans les entrailles!»
Oui, ma foi! et des plus dangereux, de ces «whip snakes», serpents-fouets, «goulabis», cobras noirs, najas à lunettes, appartenant aux plus venimeuses espèces.
Et, en même temps, un superbe python-tigre, de la famille des boas, montrait sa tête pointue à l’orifice supérieur de la cheminée, c’est-à-dire à l’extrémité de la trompe de l’éléphant, qui se déroulait au milieu des premières volutes de vapeur.
Les serpents, sortis vivants des tubes, s’étaient rapidement et lestement dispersés dans les broussailles, sans que nous eussions eu le temps de les détruire.
Mais le python ne put déguerpir si aisément du cylindre de tôle. Aussi le capitaine Hod se hâta-t-il d’aller prendre sa carabine, et, d’une balle, il lui brisa la tête.
Goûmi, grimpant alors sur le Géant d’Acier, se hissa à l’orifice supérieur de sa trompe, et, avec l’aide de Kâlouth et de Storr, il parvint à en retirer l’énorme reptile.
Rien de plus magnifique que ce boa, avec sa robe d’un vert mêlé de bleu, décorée d’anneaux réguliers et qui semblait avoir été taillée dans une peau de tigre. Il ne mesurait pas moins de cinq mètres de long sur une grosseur égale à celle du bras.
C’était donc un superbe échantillon de ces ophidiens de l’Inde, et il eût avantageusement figuré dans la ménagerie de Mathias Van Guitt, vu le nom de python-tigre qu’on lui donne. Cependant, je dois avouer que le capitaine Hod ne crut pas devoir le porter à son propre compte.
Cette exécution faite, Kâlouth referma la boîte à fumée, le tirage s’opéra régulièrement, le feu du foyer s’activa au passage du courant d’air, la chaudière ne tarda pas à ronfler sourdement, et, trois quarts d’heure après, le manomètre indiquait une pression suffisante de la vapeur. Il n’y avait plus qu’à partir.
Les deux chars furent attelés l’un à l’autre, et le Géant d’Acier manœuvra de manière à venir prendre la tête du train.
Un dernier coup d’œil fut donné à l’admirable panorama qui se déroulait dans le sud, un dernier regard à cette merveilleuse chaîne dont le profil dentelait le fond du ciel vers le nord, un dernier adieu au Dawalaghiri, qui dominait de sa cime tout ce territoire de l’Inde septentrionale, et un coup de sifflet annonça le départ.
La descente sur la route sinueuse s’opéra sans difficulté. Le serre-frein atmosphérique retenait irrésistiblement les roues sur les pentes trop raides. Une heure après, notre train s’arrêtait à la limite inférieure du Tarryani, à la lisière de la plaine.
Le Géant d’Acier fut alors détaché, et, sous la conduite de Banks, du mécanicien et du chauffeur, il s’enfonça lentement sur l’une des larges routes de la forêt.
Deux heures plus tard, ses hennissements se faisaient entendre, et il débouchait de l’épais massif, remorquant les six cages de la ménagerie.
Dès son arrivée, Mathias Van Guitt renouvela ses remerciements au colonel Munro. Les cages, précédées d’une voiture destinée au logement du fournisseur et de ses hommes, furent attelées à notre train, – un véritable convoi, composé de huit wagons.
Nouveau signal de Banks, nouveau coup de sifflet réglementaire, et le Géant d’Acier, s’ébranlant, s’avança majestueusement sur la magnifique route qui descendait vers le sud. Steam-House et les cages de Mathias Van Guitt, chargées de fauves, ne semblaient pas plus lui peser qu’une simple voiture de déménagement.
«Eh bien, qu’en pensez-vous, monsieur le fournisseur? demanda le capitaine Hod.
– Je pense, capitaine, répondit, non sans quelque raison, Mathias Van Guitt, que si cet éléphant était de chair et d’os, il serait encore plus extraordinaire!»
Cette route n’était plus celle qui nous avait amenés au pied de l’Himalaya. Elle obliquait au sud-ouest vers Philibit, petite ville qui se trouvait à cent cinquante kilomètres de notre point de départ.
Ce trajet se fit tranquillement, à une vitesse modérée, sans ennuis, sans encombre.
Mathias Van Guitt prenait quotidiennement place à la table de Steam-House, où son magnifique appétit faisait toujours honneur à la cuisine de monsieur Parazard.
L’entretien de l’office exigea bientôt que les pourvoyeurs habituels fussent mis à contribution, et le capitaine Hod, bien guéri, – le coup de feu à l’adresse du pithon l’avait prouvé, – reprit son fusil de chasseur.
D’ailleurs, en même temps que les gens du personnel, il fallait songer à nourrir les hôtes de la ménagerie. Ce soin revenait aux chikaris. Ces habiles Indous, sous la direction de Kâlagani, très adroit tireur lui-même, ne laissèrent pas s’appauvrir la réserve de chair de bison et d’antilope. Ce Kâlagani était vraiment un homme à part. Bien qu’il fût peu communicatif, le colonel Munro le traitait fort amicalement, n’étant pas de ceux qui oublient un service rendu.
Le 10 septembre, le train contournait Philibit, sans s’y arrêter, mais il ne put éviter un rassemblement considérable d’Indous, qui vinrent lui rendre visite.
Décidément, les fauves de Mathias Van Guitt, si remarquables qu’ils fussent, ne pouvaient supporter aucune comparaison avec le Géant d’Acier. On ne les regardait même pas à travers les barreaux de leurs cages, et toutes les admirations allaient à l’éléphant mécanique.
Le train continua à descendre ces longues plaines de l’Inde septentrionale, en laissant, à quelques lieues dans l’ouest; Bareilli, l’une des principales villes du Rohilkhande. Il s’avançait, tantôt au milieu de forêts peuplées d’un monde d’oiseaux dont Mathias Van Guitt nous faisait admirer «l’éclatant pennage», tantôt en plaine, à travers ces fourrés d’acacias épineux, hauts de deux à trois mètres, nommés par les Anglais «wait-a-bit-bush». Là se rencontraient en grand nombre des sangliers, très friands de la baie jaunâtre que produisent ces arbustes. Quelques uns de ces suiliens furent tués, non sans péril, car ce sont des animaux véritablement sauvages et dangereux. En diverses occasions, le capitaine Hod et Kâlagani eurent, lieu de déployer ce sang-froid et cette adresse qui en faisaient deux chasseurs hors ligne.
Entre Philibit et la station d’Etawah, le train dut franchir une portion du haut Gange, et, peu de temps après, l’un de ses importants tributaires, le Kali-Nadi.
Tout le matériel roulant de la ménagerie fut détaché, et Steam-House, transformé en appareil flottant, se transporta aisément d’une rive à l’autre à la surface du fleuve.
Il n’en fut pas de même pour le train de Mathias Van Guitt. Le bac fut mis en réquisition, et les cages durent traverser les deux cours d’eau l’une après l’autre. Si ce passage exigea un certain temps, il s’effectua, du moins, sans grandes difficultés. Le fournisseur n’en était pas à son coup d’essai, et ses gens avaient eu déjà à franchir plusieurs fleuves, lorsqu’ils se rendaient à la frontière himalayenne.
Bref, sans incidents dignes d’être relatés, à la date du 17 septembre, nous avions atteint le railway de Delhi à Allahabad, à moins de cent pas de la station d’Etawah.
C’était là que notre convoi allait se diviser en deux parties, qui n’étaient pas destinées à se rejoindre.
La première devait continuer à descendre vers le sud à travers les territoires du vaste royaume de Scindia, de manière à gagner les Vindhyas et la présidence de Bombay.
La seconde, placée sur les truks du chemin de fer, allait rejoindre Allahabad, et, de là, par le railway de Bombay, atteindre le littoral de la mer des Indes.
On s’arrêta donc, et le campement fut organisé pour la nuit. Le lendemain, dès l’aube, pendant que le fournisseur prendrait la route du sud-est, nous devions, en coupant cette route à angle droit, suivre à peu près le soixante-dix-septième méridien.
Mais, en même temps qu’il nous quittait, Mathias Van Guitt allait se séparer de la partie de son personnel qui ne lui était plus utile. A l’exception de deux Indous, nécessaires au service des cages pendant un voyage qui ne devait durer que deux ou trois jours, il n’avait besoin de personne. Arrivé au port de Bombay, où l’attendait un navire en partance pour l’Europe, le transbordement de sa marchandise se ferait par les chargeurs ordinaires du port.
De ce fait, quelques-uns de ses chikaris redevenaient libres, et en particulier Kâlagani.
On sait comment et pourquoi nous nous étions véritablement attachés à cet Indou, depuis les services qu’il avait rendus au colonel Munro et au capitaine Hod.
Lorsque Mathias Van Guitt eut congédié ses hommes, Banks crut voir que Kâlagani ne savait trop que devenir, et il lui demanda s’il lui conviendrait de nous accompagner jusqu’à Bombay.
Kâlagani, après avoir réfléchi un instant, accepta l’offre de l’ingénieur, et le colonel Munro lui témoigna la satisfaction qu’il éprouvait à lui venir en aide en cette occasion. L’Indou allait donc faire partis du personnel de Steam-House, et, par sa connaissance de toute cette partie de l’Inde, il pouvait nous être fort utile.
Le lendemain, le camp était levé. Il n’y avait plus aucun intérêt à prolonger notre halte. Le Géant d’Acier était en pression. Banks donna à Storr l’ordre de se tenir prêt.
Il ne restait plus qu’à prendre congé de notre ami le fournisseur. Ce fut très simple de notre part. De la sienne, ce fut naturellement plus théâtral.
Les remerciements de Mathias Van Guitt pour le service que venait de lui rendre le colonel Munro prirent nécessairement la forme amplicative. Il «joua» remarquablement ce dernier acte, et fut parfait dans la grande scène des adieux.
Par un mouvement des muscles de l’avant-bras, sa main droite se plaça en pronation, de telle sorte que la paume en était tournée vers la terre. Cela voulait dire qu’ici-bas, il n’oublierait jamais ce qu’il devait au colonel Munro, et que si la reconnaissance était bannie de ce monde, elle trouverait un dernier asile dans son cœur.
Puis, par un mouvement in verse, il reploya sa main en supination, c’est-à-dire qu’il en retourna la paume, en l’élevant vers le zénith. Ce qui signifiait que, même là-haut, les sentiments ne s’éteindraient pas en lui, et que toute une éternité de gratitude ne saurait acquitter les obligations qu’il avait contractées.
Le colonel Munro remercia Mathias Van Guitt comme il convenait, et, quelques minutes après, le fournisseur des maisons de Hambourg et de Londres avait disparu à nos yeux.