Jules Verne
NORD CONTRE SUD
(Chapitre X-XII)
85 dessins par Benett et une carte
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Rencontre
ui! il fallait aller en avant. Cependant, en présence d’éventualités redoutables, toutes les précautions devaient être prises. Il était indispensable d’éclairer la marche, de reconnaître les épaisseurs de la cyprière, de se tenir prêt à tout événement.
Les armes furent donc visitées avec soin et mises en état de servir au premier signal. A la moindre alerte, les ballots déposés à terre, tous prendraient part à la défense. Quant à la disposition du personnel en marche, il ne serait pas modifié. Gilbert et Mars continueraient de rester à l’avant-garde, à une distance plus grande, afin de prévenir toute surprise. Chacun était prêt à faireson devoir, bien que ces braves gens eussent visiblement le cœur serré depuis qu’un obstacle se dressait entre eux et le but qu’ils voulaient atteindre.
Le pas n’avait point été ralenti. Toutefois, il avait paru prudent de ne pas suivre les traces toujours nettement indiquées. Mieux valait, s’il était possible, ne point se rencontrer avec le détachement qui s’avançait dans la direction des Everglades. Malheureusement, on reconnut bientôt que ce serait assez difficile. En effet, ce détachement n’allait pas en ligne directe. Les empreintes faisaient de nombreux crochets à droite, à gauche – ce qui indiquait une certaine hésitation dans la marche. Néanmoins, leur direction générale était vers le sud.
Encore un jour d’écoulé. Aucune rencontre n’avait obligé James Burbank à s’arrêter. Il avait cheminé d’un bon pas et gagnait évidemment sur la troupe qui s’aventurait à travers la cyprière. Cela se reconnaissait aux traces multiples qui, d’heure en heure, apparaissaient plus fraîches sur ce sol un peu plastique. Rien n’avait été plus aisé que de constater le nombre des haltes qui étaient faites, soit au moment des repas, – et alors les empreintes se croisant, indiquaient des allées et venues en tous sens, – soit lorsqu’il n’y avait eu qu’un temps d’arrêt, sans doute pour quelque délibération sur la route à suivre.
Gilbert et Mars ne cessaient d’étudier ces marques avec une extrême attention. Comme elles pouvaient leur apprendre bien des choses, ils les observaient avec autant de soin que les Séminoles, si habiles à étudier les moindres indices sur les terrains qu’ils parcourent aux époques de chasse ou de guerre.
Ce fut à la suite d’un de ces examens approfondis, que Gilbert put dire affirmativement:
«Mon père, nous avons maintenant la certitude que ni Zermah ni ma sœur ne font partie de la troupe qui nous précède. Comme il n’y a aucune trace des pas d’un cheval sur le sol, si Zermah se trouvait là, il est évident qu’elle irait à pied en portant ma sœur dans ses bras, et ses vestiges seraient aisément reconnaissables, comme ceux de Dy pendant les haltes. Mais il n’existe pas une seule empreinte d’un pied de femme ou d’enfant. Quant à ce détachement, nul doute qu’il soit muni d’armes à feu. En maint endroit, on trouve des coups de crosse sur le sol. J’ai même remarqué ceci: c’est que ces crosses doivent être semblables à celles des fusils de la marine. Il est donc probable que les milices floridiennes avaient à leur disposition des armes de ce modèle, sans quoi ce serait inexplicable. En outre, et cela n’est malheureusement que trop certain, cette troupe est au moins dix fois plus nombreuse que la nôtre. Donc, il faut manœuvrer avec une extrême prudence à mesure que l’on se rapproche d’elle!»
Il n’y avait qu’à suivre les recommandations du jeune officier. C’est ce qui fut fait. Quant aux déductions qu’il tirait de la quantité et de la forme des empreintes, elles devaient être justes. Que la petite Dy ni Zermah ne fissent point partie de ce détachement, cela paraissait certain. De là, cette conclusion qu’on ne se trouvait pas sur la piste de l’Espagnol. Le personnel, venu de la Crique-Noire, ne pouvait être si important ni si bien armé. Donc, il ne semblait pas douteux qu’il y eût là une forte troupe de milices floridiennes se dirigeant vers les régions méridionales de la péninsule, et, par conséquent, sur les Everglades, où Texar était probablement arrivé depuis un ou deux jours.
En somme, cette troupe, ainsi composée, était redoutable pour les compagnons de James Burbank.
Le soir, on s’arrêta à la limite d’une étroite clairière. Elle avait dû être occupée quelques heures avant, ainsi que l’indiquaient, cette fois, des amas de cendres à peine refroidies, restes des feux qui avaient été allumés pour le campement.
On prit alors le parti de ne se remettre en marche qu’après la chute du jour. La nuit serait obscure. Le ciel était nuageux. La lune, presque à son dernier quartier, ne devait se lever que fort tard. Cela permettrait de se rapprocher du détachement dans des conditions meilleures. Peut-être serait-il possible de le reconnaître, sans avoir été aperçu, de le tourner en se dissimulant sous les profondeurs de la forêt, de prendre les devants pour se porter vers le sud-est, de manière à le précéder au lac Okee-cho-bee et à l’île Carneral.
La petite troupe, ayant toujours Mars et Gilbert en éclaireurs, partit vers huit heures et demie, et s’engagea silencieusement sous le dôme des arbres, au milieu d’une assez profonde obscurité. Pendant deux heures environ, tous cheminèrent ainsi, assourdissant le bruit de leurs pas pour ne point se trahir.
Un peu après dix heures, James Burbank arrêta d’un mot le groupe de noirs, en tête duquel il se trouvait avec le régisseur. Son fils et Mars venaient de se replier rapidement sur eux. Tous, immobiles, attendaient l’explication de cette brusque retraite. Cette explication fut bientôt donnée.
«Qu’y a-t-il, Gilbert?… demanda James Burbank. Qu’avez-vous aperçu, Mars et toi?…
– Un campement établi sous les arbres et dont les feux sont encore visibles.
– Loin d’ici?… demanda Edward Carrol.
– A cent pas.
– Avez-vous pu reconnaître quels sont les gens qui occupent ce campement?
– Non, car les feux commencent à s’éteindre, répondit Gilbert. Mais je crois que nous ne nous sommes pas trompés en évaluant leur nombre à deux cents hommes!
– Dorment-ils, Gilbert?
– Oui, pour la plupart, non sans s’être gardés toutefois. Nous avons aperçu quelques sentinelles, le fusil à l’épaule, qui vont et viennent entre les cyprès.
– Que devons-nous faire? demanda Edward Carrol en s’adressant au jeune officier.
– Tout d’abord, répondit Gilbert, reconnaître, si c’est possible, quel peut être ce détachement, avant d’essayer de le tourner.
– Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit Mars.
– Et moi, à vous accompagner, ajouta Perry.
– Non, j’irai, répondit Gilbert. Je ne puis m’en rapporter qu’à moi seul…
– Gilbert, dit James Burbank, il n’est pas un de nous qui ne demande à risquer sa vie dans l’intérêt commun. Mais, pour faire cette reconnaissance avec quelque chance de ne pas être aperçu, il faut être seul…
– C’est seul que j’irai.
– Non, mon fils, je te demande de rester avec nous, répondit M. Burbank. Mars suffira.
– Je suis prêt, mon maître!»
Et Mars, sans en demander davantage, disparut dans l’ombre.
En même temps, James Burbank et les siens se préparèrent pour résister à n’importe quelle attaque. Les ballots furent déposés à terre. Les porteurs reprirent leursarmes. Tous, le fusil à la main, se blottirent derrière les fûts de cyprès, de manière à se réunir en un instant, si un mouvement de concentration devenait nécessaire.
De l’endroit que James Burbank occupait, on ne pouvait apercevoir le campement. Il fallait s’approcher d’une cinquantaine de pas pour que les feux, alors très affaiblis, devinssent visibles. De là, nécessité d’attendre que le métis fût de retour, avant de prendre le parti qu’exigeaient les circonstances. Très impatient, le jeune lieutenant s’était porté à quelques yards du lieu de halte.
Mars s’avançait alors avec une extrême prudence, ne quittant l’abri d’un tronc d’arbre que pour un autre. Il s’approchait ainsi avec moins de risques d’être aperçu. Il espérait arriver assez près pour observer la disposition des lieux, reconnaître le nombre des hommes, et surtout à quel parti ils appartenaient. Cela ne laisserait pas d’être assez difficile. La nuit était sombre, et les feux ne donnaient plus aucune clarté. Pour réussir, il fallait se glisser jusqu’au campement. Or, Mars avait assez d’audace pour le faire, assez d’adresse pour tromper la vigilance des sentinelles qui étaient de garde.
Cependant Mars gagnait du terrain. Afin de ne point être embarrassé, le cas échéant, il n’avait pris ni fusil ni revolver. Il n’était armé que d’une hache, car il convenait d’éviter toute détonation et de se défendre sans bruit.
Bientôt le brave métis ne fut plus qu’à très courte distance de l’un des hommes de garde, lequel n’était lui-même qu’à sept ou huit yards du campement. Tout était silencieux. Évidemment fatigués par une longue marche, ces gens dormaient d’un profond sommeil. Seules, les sentinelles veillaient à leur poste avec plus ou moins de vigilance – ce dont Mars ne tarda pas à s’apercevoir.
En effet, si l’un des hommes, qu’il observait depuis quelques instants, était debout, il ne remuait plus. Son fusil reposait sur le sol. Accoté contre un cyprès, la tête basse, il semblait prêt à succomber au sommeil. Peut-être ne serait-il pas impossible de se glisser derrière lui et d’atteindre ainsi la limite du campement.
Mars s’approchait lentement du factionnaire, lorsque le bruit d’un branche sèche qu’il venait de briser du pied, révéla soudain sa présence.
Aussitôt l’homme se redressa, releva la tête, se pencha, regarda à droite, à gauche.
Sans doute, il vit quelque chose de suspect, car il saisit son fusil et l’épaula…
Avant qu’il eût fait feu, Mars avait arraché l’arme braquée sur sa poitrine et terrassé le factionnaire, après lui avoir appliqué sa large main sur la bouche, sans qu’il eût pu jeter un cri.
Un instant après, cet homme était bâillonné, enlevé dans les bras du vigoureux métis, contre lequel il se défendait en vain, et rapidement emporté vers la clairière où se tenait James Burbank.
Rien n’avait donné l’éveil aux autres sentinelles qui gardaient le campement, – preuve qu’elles veillaient avec négligence. Quelques instants après, Mars arrivait avec son fardeau et le déposait aux pieds de son jeune maître.
En un instant, le groupe des noirs se fut resserré autour de James Burbank, de Gilbert, d’Edward Carrol, du régisseur Perry. L’homme, à demi suffoqué, n’aurait pu prononcer un seul mot, même sans bâillon. L’obscurité ne permettait ni de voir sa figure ni de reconnaître, à son vêtement, s’il faisait ou non partie de la milice floridienne.
Mars lui enleva le mouchoir qui comprimait sa bouche,et il fallut attendre qu’il eût repris ses sens pour l’interroger.
«A moi! s’écria-t-il enfin.
– Pas un cri! lui dit James Burbank en le contenant. Tu n’as rien à craindre de nous!
– Que me veut-on?…
– Que tu répondes franchement!
– Cela dépendra des questions que vous me ferez, répliqua cet homme qui venait de retrouver une certaine assurance. – Avant tout, êtes-vous pour le Sud ou pour le Nord?
– Pour le Nord.
– Je suis prêt à répondre!»
Ce fut Gilbert qui continua l’interrogatoire.
«Combien d’hommes, demanda-t-il, compte le détachement qui est campé là-bas?
– Près de deux cents.
– Et il se dirige?…
– Vers les Everglades.
– Quel est son chef?
– Le capitaine Howick!
– Quoi! Le capitaine Howick, un des officiers du Wasbah! s’écria Gilbert.
– Lui-même!
– Ce détachement est donc composé de marins de l’escadre du commodore Dupont?
– Oui, fédéraux, nordistes, anti-esclavagistes, unionistes!» répondit l’homme, qui semblait tout fier d’énoncer ces diverses qualifications données au parti de la bonne cause.
Ainsi, au lieu d’une troupe de milices floridiennes que James Burbank et les siens croyaient avoir devant eux, au lieu d’une bande des partisans de Texar, c’étaient des amis qui leur arrivaient, c’étaient des compagnons d’armes, dont le renfort venait si à propos!
«Hurrah! hurrah!» s’écrièrent-ils avec une telle vigueur que tout le campement en fut réveillé.
Presque aussitôt, des torches brillaient dans l’ombre. On se rejoignait, on se réunissait dans la clairière, et le capitaine Howick, avant toute explication, serrait la main du jeune lieutenant, qu’il ne s’attendait guère à trouver sur la route des Everglades.
Les explications ne furent ni longues ni difficiles.
«Mon capitaine, demanda Gilbert, pouvez-vous m’apprendre ce que vous venez faire dans la basse Floride?
– Mon cher Gilbert, répondit le capitaine Howick, nous y sommes envoyés en expédition par le commodore.
– Et vous venez?…
– De Mosquito-Inlet, d’où nous avons d’abord gagné New-Smyrna dans l’intérieur du comté.
– Je vous demanderai alors, mon capitaine, quel est le but de votre expédition?
– Elle a pour but de châtier une bande de partisans sudistes, qui ont attiré deux de nos chaloupes dans un guet-apens, et de venger la mort de nos braves camarades!»
Et voici ce que raconta le capitaine Howick, – ce que ne pouvait connaître James Burbank, car le fait s’était passé deux jours après son départ de Camdless-Bay.
On n’a pas oublié que le commodore Dupont s’occupait alors d’organiser le blocus effectif du littoral. A cet effet, sa flottille battait la mer depuis l’île Anastasia, au-dessus de Saint-Augustine, jusqu’à l’ouvert du canal qui sépare les îles de Bahama du cap Sable, situé à la pointe méridionale de la Floride. Mais cela ne lui parut pas suffisant, et il résolut de traquer les embarcations sudistes jusque dans les petits cours d’eau de la péninsule.
C’est dans ce but qu’une de ces expéditions, comprenant un détachement de marins, et deux chaloupes de l’escadre, fut envoyée sous le commandement de deux officiers, qui, malgré leur personnel restreint, n’hésitèrent pas à se lancer sur les rivières du comté.
Or, des bandes de sudistes surveillaient ces agissements des fédéraux. Ils laissèrent les chaloupes s’engager dans cette partie sauvage de la Floride, ce qui était une regrettable imprudence, puisque Indiens et milices occupaient cette région. Il en résulta ceci: c’est que les chaloupes furent attirées dans une embuscade du côté du lac Kissimmee, à quatre-vingts milles dans l’ouest du cap Malabar. Elles furent attaquées par de nombreux partisans et là périrent, avec un certain nombre de matelots, les deux commandants qui dirigeaient cette funeste expédition. Les survivants ne regagnèrent Mosquito-Inlet que par miracle. Aussitôt le commodore Dupont ordonna de se mettre sans retard à la poursuite des milices floridiennes pour venger le massacre des fédéraux.
Un détachement de deux cents marins, sous les ordres du capitaine Howick, fut donc débarqué près de Mosquito-Inlet. Il eut bientôt atteint la petite ville de New-Smyrna, à quelques milles de la côte. Après avoir pris les renseignements qui lui étaient nécessaires, le capitaine Howick se mit en marche vers le sud-ouest. En effet, c’était aux Everglades, où il comptait rencontrer le parti auquel on attribuait le guet-apens de Kissimmee, qu’il conduisait son détachement, et il ne s’en trouvait plus qu’à une assez courte distance.
Tel était le fait qu’ignoraient James Burbank et ses compagnons, au moment où ils venaient d’être rejoints par le capitaine Howick dans cette partie de la cyprière.
Alors demandes et réponses de s’échanger rapidement entre le capitaine et le lieutenant à propos de tout ce qui pouvait les intéresser dans le présent et pour l’avenir.
«Tout d’abord, dit Gilbert, apprenez que, nous aussi, nous marchons vers les Everglades.
– Vous aussi? répondit l’officier, très surpris de cette communication. Qu’allez-vous y faire?
– Poursuivre des coquins, mon capitaine, et les punir comme ceux que vous allez châtier!
– Quels sont ces coquins?
– Avant de vous répondre, mon capitaine, demanda Gilbert, permettez-moi de vous poser une question. Depuis quand avez-vous quitté New-Smyrna avec vos hommes?
– Depuis huit jours.
– Et vous n’avez rencontré aucun parti sudiste dans l’intérieur du comté?
– Aucun, mon cher Gilbert, répondit le capitaine Howick. Mais nous savons de source sûre que certains détachements des milices se sont réfugiés dans la Basse-Floride.
– Quel est donc le chef de ce détachement que vous poursuivez? Le connaissez-vous?
– Parfaitement, et j’ajoute même que, si nous parvenons à nous emparer de sa personne, monsieur Burbank n’aura pas à le regretter.
– Que voulez-vous dire?… demanda vivement James Burbank au capitaine Howick.
– Je veux dire que ce chef est précisément l’Espagnol que le Conseil de guerre de Saint-Augustine a récemment acquitté, faute de preuves, dans l’affaire de Camdless-Bay…
– Texar?»
Tous venaient de jeter ce nom, et avec quel accent de surprise, on l’imaginera sans peine!
«Comment, s’écria Gilbert, c’est Texar, le chef de ces partisans que vous cherchez à atteindre?
– Lui-même! Il est l’auteur du guet-apens de Kissimmee, de ce massacre accompli par une cinquantaine de coquins de son espèce qu’il commandait en personne, et, ainsi que nous l’avons appris à New-Smyrna, il s’est réfugié dans la région des Everglades.
– Et si vous parvenez à vous emparer de ce misérable?… demanda Edward Carrol.
– Il sera fusillé sur place, répondit le capitaine Howick. C’est l’ordre formel du commodore, et cet ordre, monsieur Burbank, tenez pour assuré qu’il sera immédiatement mis à exécution!»
On se figure aisément l’effet que cette révélation produisit sur James Burbank et les siens. Avec le renfort amené par le capitaine Howick, c’était la délivrance presque certaine de Dy et de Zermah, c’était la capture assurée de l’Espagnol et de ses complices, c’était l’immanquable châtiment qui punirait enfin tant de crimes. Aussi, que de bonnes poignées de main s’échangèrent entre les marins du détachement fédéral et les noirs amenés de Camdless-Bay, et comme les hurrahs retentirent avec entrain!
Gilbert mit alors le capitaine Howick au courant de ce que ses compagnons et lui venaient faire dans le sud de la Floride. Pour eux, avant tout, il s’agissait de délivrer Zermah et l’enfant, entraînées jusqu’à l’île Carneral, ainsi que l’indiquait le billet de la métisse. Le capitaine apprit en même temps que l’alibi, invoqué par l’Espagnol devant le Conseil de guerre, n’aurait dû obtenir aucune créance, bien qu’on ne parvînt pas à comprendre comment il avait pu rétablir. Mais, ayant à répondre maintenant du rapt et du massacre de Kissimmee, il paraissait difficile que Texar pût échapper au châtiment de ce double crime.
Toutefois, une observation inattendue fut faite par James Burbank qui s’adressa au capitaine Howick:
«Pouvez-vous me dire, demanda-t-il, à quelle date s’est passé le fait relatif aux chaloupes fédérales?
– Exactement, monsieur Burbank. C’est le 22 mars que nos marins ont été massacrés.
– Eh bien, répondit James Burbank, à la date du 22 mars, Texar était encore à la Crique-Noire, qu’il se préparait seulement à quitter. Dès lors, comment aurait-il pris part aux massacres qui se faisait à deux cents milles de là, près du lac Kissimmee?
– Vous dites?… s’écria le capitaine.
– Je dis que Texar ne peut être le chef de ces sudistes qui ont attaqué vos chaloupes!
– Vous vous trompez, monsieur Burbank, reprit le capitaine Howick. L’Espagnol a été vu par les marins échappés au désastre. Ces marins, je les ai interrogés moi-même, et ils connaissaient Texar qu’ils avaient eu toute facilité de voir à Saint-Augustine.
– Cela ne peut être, capitaine, répliqua James Burbank. Le billet écrit par Zermah, billet qui est entre nos mains, prouve qu’à la date du 22 mars, Texar était encore à la Crique-Noire.»
Gilbert avait écouté sans interrompre. Il comprenait que son père devait avoir raison. L’Espagnol n’avait pu se trouver, le jour du massacre, aux environs du lac Kissimmee.
«Qu’importé, après tout! dit-il alors. Il y a dans l’existence de cet homme des choses si inexplicables que je ne chercherai pas à les débrouiller. Le 22 mars, il était encore à la Crique-Noire, c’est Zermah qui le dit. Le 22 mars, il était à la tête d’un parti floridien à deux cents milles de là c’est vous qui le dites d’après le rapport de vos marins, mon capitaine. Soit! Mais, ce qui est certain, c’est qu’il est maintenant aux Everglades. Or, dans quarante-huit heures, nous pouvons l’avoir atteint!
– Oui, Gilbert, répondit le capitaine Howick, et, que ce soit pour le rapt ou pour le guet-apens, si l’on fusille ce misérable, je le tiendrai pour justement fusillé! En route!»
Le fait n’en était pas moins absolument incompréhensible, comme tant d’autres qui se rapportaient à la vie privée de Texar. Il y avait encore là quelque inexplicable alibi, et on eût dit que l’Espagnol possédait véritablement le pouvoir de se dédoubler.
Ce mystère s’éclaircirait-il? on ne pouvait l’affirmer. Quoi qu’il en soit, il fallait s’emparer de Texar, et c’est à celaqu’allaient tendre les marins du capitaine Howick réunis aux compagnons de James Burbank.
Les Everglades
ne région à la fois horrible et superbe, ces Everglades. Situées dans la partie méridionale de la Floride, elles se prolongent jusqu’au cap Sable, dernière pointe de la péninsule. Cette région, à vrai dire, n’est qu’un immense marais presque au niveau de l’Atlantique. Les eaux de la mer l’inondent par grandes masses, lorsque les tempêtes de l’Océan ou du golfe du Mexique les y précipitent, et elles restent mélangées avec les eaux du ciel que la saison hivernale déverse en épaisses cataractes. De là, une contrée, moitié liquide, moitié solide, dont l’habitabilité est presque impossible.
Pour ceinture, ces eaux ont des cadres de sable blanc,qui en accusent vivement la couleur sombre, miroirs multiples où se réfléchit seulement le vol des innombrables oiseaux qui passent à leur surface. Elles ne sont pas poissonneuses, mais les serpents y pullulent.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que le caractère général de cette région soit l’aridité. Non, et c’est précisément à la surface des îles, baignées par les eaux malsaines des lacs, que la nature reprend ses droits. La malaria est, pour ainsi dire, vaincue par les parfums que répandent les admirables fleurs de cette zone. Les îles sont embaumées des odeurs de mille plantes, épanouies avec une splendeur qui justifie le poétique nom de la péninsule floridienne. Aussi est-ce en ces oasis salubres des Everglades que les Indiens nomades vont se réfugier pendant leurs haltes, dont la durée n’est jamais longue.
Lorsqu’on a pénétré de quelques milles sur ce territoire, on trouve une assez vaste nappe d’eau, le lac Okee-cho-bee, situé un peu au-dessous du vingt-septième parallèle. C’était dans un angle de ce lac que gisait l’île Carneral, où Texar s’était assuré une retraite inconnue, dans laquelle il pouvait défier toute poursuite.
Contrée digne de Texar et de ses compagnons! Alors que la Floride appartenait encore aux Espagnols, n’est-ce pas là, plus particulièrement, que s’enfuyaient les malfaiteurs de race blanche, afin d’échapper à la justice de leur pays? Mêlés aux populations indigènes, chez lesquelles se retrouve encore le sang caraïbe, n’ont-ils pas fait souche de ces Creeks, de ces Séminoles, de ces Indiens nomades, qu’il a fallu réduire par une longue et sanglante guerre, et dont la soumission, plus ou moins complète, ne date que de 1845?
L’île Carneral semble devoir être à l’abri de toute agression. Dans sa partie orientale, il est vrai, elle n’est séparée que par un étroit canal de la terre ferme – si l’on peut donner ce nom au marécage qui entoure le lac. Ce canal mesure une centaine de pieds qu’il faut franchir avec une barge grossière. Nul autre moyen de communication.
S’échapper de ce côté, passer à la nage, c’est impossible. Comment oserait-on se risquer à travers ces eaux limoneuses, hérissées de longues herbes enlaçantes et qui fourmillent de reptiles?
Au-delà se dresse la cyprière, avec ses terrains à demi submergés qui n’offrent que d’étroits passages, très difficiles à reconnaître. Et, en outre, que d’obstacles! un sol argileux qui s’attache au pied comme une glu, des troncs énormes jetés en travers, une odeur de moisissure qui suffoque! Là poussent aussi de redoutables plantes, des phylacies, dont le contact est plus venimeux que celui des chardons, et, surtout, des milliers de ces «pézizes», champignons gigantesques qui sont explosifs comme s’ils renfermaient des charges de fulmicoton ou de dynamite. En effet, au moindre choc, il se produit une violente détonation. En un instant, l’atmosphère s’emplit de volutes rougeâtres. Cette poussière de spores ténues prend à la gorge et engendre une éruption de brûlantes pustules. Il n’est donc que prudent d’éviter ces végétations malfaisantes, comme on évite les plus dangereux animaux du monde tératologique.
L’habitation de Texar n’était rien de plus qu’un ancien wigwam indien, construit en paillis sous le couvert de grands arbres, dans la partie orientale de l’île. Entièrement caché au milieu de la verdure, on ne pouvait l’apercevoir, même de la rive la plus proche. Les deux limiers le gardaient avec autant de vigilance qu’ils gardaient le blockhaus de la Crique-Noire. Instruits autrefois à donner la chasse à l’homme, ils auraient mis en ‘pièces quiconque se fût approché du wigwam.
C’était là que, depuis deux jours, Zermah et la petite Dy avaient été conduites. Le voyage, assez facile en remontant le cours du Saint-John jusqu’au lac Washington, était devenu très rude à travers la cyprière, même pour des hommes vigoureux, habitués à ce climat malsain, accoutumés aux longues marches au milieu des forêts et des marécages. Que l’on juge de ce qu’avaient dû souffrir une femme et une enfant! Zermah était forte, cependant, courageuse et dévouée. Pendant tout ce trajet, elle portait Dy, qui eût vite usé ses petites jambes à faire ces longues étapes. Zermah se fût traînée sur les genoux pour lui épargner une fatigue. Aussi était-elle à bout de forces, quand elle arriva à l’île Carneral.
Et maintenant, après ce qui s’était passé au moment où Texar et Squambô l’entraînaient hors de la Crique-Noire, comment n’eût-elle pas désespéré? Si elle ignorait que le billet remis par elle au jeune esclave était tombé entre les mains de James Burbank, du moins savait-elle qu’il avait payé de sa vie l’acte de dévouement qu’il voulait accomplir pour la sauver. Surpris au moment où il cherchait à quitter l’îlot pour se rendre à Camdless-Bay, il avait été frappé mortellement. Et alors la métisse se disait que James Burbank ne serait jamais instruit de ce qu’elle avait appris du malheureux noir, c’est-à-dire que l’Espagnol et son personnel se préparaient à partir pour l’île Carneral. Dans ces conditions, comment parviendrait-on à se lancer sur ses traces?
Zermah ne pouvait donc plus conserver l’ombre d’un espoir. En outre toute chance de salut allait s’évanouir au milieu de cette région dont elle connaissait, par ouï dire, les sauvages horreurs. Elle ne le savait que trop! Aucune évasion ne serait possible!
En arrivant, la petite fille se trouvait dans un état d’extrême faiblesse. La fatigue, d’abord, malgré les soins incessants de Zermah, puis l’influence d’un climat détestable, avaient profondément altéré sa santé. Pâle, amaigrie, comme si elle eût été empoisonnée par les émanations de ces marécages, elle n’avait plus la force de se tenir debout, à peine celle de prononcer quelques paroles, et c’était toujours pour demander sa mère. Zermah ne pouvait plus lui dire, comme elle le faisait pendant les premiers jours de leur arrivée à la Crique-Noire, qu’elle reverrait bientôt Mme Burbank, que son père, son frère, miss Alice, Mars, ne tarderaient pas à les rejoindre. Avec son intelligence si précoce et comme affinée déjà par le malheur depuis les scènes épouvantables de la plantation, Dy comprenait qu’elle avait été arrachée du foyer maternel, qu’elle était entre les mains d’un méchant homme, que si on ne venait pas à son secours, elle ne reverrait plus Camdless-Bay.
Maintenant, Zermah ne savait que répondre, et, malgré son dévouement, voyait la pauvre enfant dépérir.
Le wigwam n’était, on l’a dit, qu’une grossière cabane qui eût été très insuffisante pendant la période hivernale. Alors le vent et la pluie le pénétraient de toutes parts. Mais, dans la saison chaude, dont l’influence se faisait déjà sentir sous cette latitude, elle pouvait au moins protéger ses hôtes contre les ardeurs du soleil.
Ce wigwam était divisé en deux chambres d’inégale grandeur: l’une, assez étroite, à peine éclairée, ne communiquait pas directement avec l’extérieur et s’ouvrait sur l’autre chambre. Celle-ci, assez vaste, prenait jour par une porte ménagée sur la façade principale, c’est-à-dire sur celle qui regardait la berge du canal.
Zermah et Dy avaient été reléguées dans la petite chambre, où elles n’eurent à leur disposition que quelques ustensiles et une litière d’herbe qui servait de couchette.
L’autre chambre était occupée par Texar et l’Indien Squambô, lequel ne quittait jamais son maître. Là, pour meubles, il y avait une table avec plusieurs cruches d’eau-de-vie, des verres et quelques assiettes, une sorte d’armoire aux provisions, un tronc à peine équarri pour banc, deux bottes d’herbes pour toute literie. Le feu nécessaire à l’apprêt des repas, on le faisait dans un foyer de pierre disposé à l’extérieur, dans l’angle du wigwam. Il suffisait aux besoins d’une alimentation qui ne se composait que de viande séchée, de venaison dont un chasseur pouvait facilement s’approvisionner sur l’île, de légumes et de fruits presque à l’état sauvage – enfin de quoi ne pas mourir de faim.
Quant aux esclaves, au nombre d’une demi-douzaine, que Texar avait amenés de la Crique-Noire, ils couchaient dehors, comme les deux chiens, et, comme eux, ils veillaient aux abords du wigwam, n’ayant pour abri que les grands arbres, dont les basses branches s’entremêlaient au-dessus de leur tête.
Cependant, dès le premier jour, Dy et Zermah eurent la liberté d’aller et de venir. Elles ne furent point emprisonnées dans leur chambre, si elles l’étaient dans l’île Carneral. On se contentait de les surveiller – précaution bien inutile, car il était impossible de franchir le canal sans se servir de la barge que gardait sans cesse un des noirs. Pendant qu’elle promenait la petite fille, Zermah se fut bientôt rendu compte des difficultés que présenterait une évasion.
Ce jour-là, si la métisse ne fut pas perdue de vue par Squambô, elle ne rencontra point Texar. Mais, la nuit venue, elle entendit la voix de l’Espagnol. Il échangeait quelques paroles avec Squambô, auquel il recommandait une surveillance sévère. Et bientôt, sauf Zermah, tous dormaient dans le wigwam.
Jusqu’alors, il faut le dire, Zermah n’avait pu tirer une seule parole de Texar. En remontant le fleuve vers le lac Washington, elle l’avait inutilement interrogé sur ce qu’il comptait faire de l’enfant et d’elle, allant même des supplications aux menaces.
Pendant qu’elle parlait, l’Espagnol se contentait de fixer sur elle ses yeux froids et méchants. Puis, haussant les épaules, il faisait le geste d’un homme qu’on importune et dédaignait de répondre.
Toutefois, Zermah ne se tenait pas pour battue. Arrivée à l’île Carneral, elle prit la résolution de se retrouver avec Texar, afin d’exciter sa pitié, sinon pour elle, du moins pour cette malheureuse enfant, ou, à défaut de pitié, de le prendre par l’intérêt.
L’occasion se présenta.
Le lendemain, pendant que la petite fille sommeillait, Zermah se dirigea vers le canal.
Texar se promenait en ce moment sur la rive. Il donnait, avec Squambô, quelques ordres à ses esclaves occupés d’un travail de faucardement pour dégager les herbes, dont l’accumulation rendait assez difficile le fonctionnement de la barge.
Pendant cette besogne, deux noirs battaient la surface du canal avec de longues perches, afin d’effrayer les reptiles dont les têtes se dressaient hors des eaux.
Un instant après, Squambô quitta son maître, et celui-ci se disposait à s’éloigner, lorsque Zermah alla droit à lui.
Texar la laissa venir, et, quand la métisse l’eut rejoint, il s’arrêta.
«Texar, dit Zermah d’un ton ferme, j’ai à vous parler. Ce sera la dernière fois, sans doute, et je vous prie de m’entendre.»
L’Espagnol, qui venait d’allumer une cigarette, ne répondit pas. Aussi Zermah, après avoir attendu quelques instants, reprit-elle en ces termes:
«Texar, voulez-vous me dire enfin ce que vous comptez faire de Dy Burbank?»
Nulle réponse.
«Je ne chercherai pas, ajouta la métisse, à vous apitoyer sur mon propre sort. Il ne s’agit que de cette enfant dont la vie est compromise, et qui vous échappera bientôt…»
Devant cette affirmation, Texar fit un geste qui trahissait la plus absolue incrédulité.
«Oui, bientôt, reprit Zermah. Si ce n’est pas par la fuite, ce sera par la mort!»
L’Espagnol, après avoir rejeté lentement la fumée de sa cigarette, se contenta de répondre:
«Bah! La petite fille se remettra avec quelques jours de repos, et je compte sur tes bons soins, Zermah, pour nous conserver cette précieuse existence!
– Non, je vous le répète, Texar. Avant peu, cette enfant sera morte, et morte sans profit pour vous!
– Sans profit, répliqua Texar, quand je la tiens loin de sa mère mourante, de son père, de son frère, réduits au désespoir!
– Soit! dit Zermah. Aussi êtes-vous assez vengé, Texar, et, croyez-moi, vous auriez plus d’avantages à rendre cette enfant à sa famille qu’à la retenir ici.
– Que veux-tu dire?
– Je veux dire que vous avez assez fait souffrir James Burbank. Maintenant votre intérêt doit parler…
– Mon intérêt?…
– Assurément, Texar, répondit Zermah, en s’animant. La plantation de Camdless-Bay a été dévastée, madame Burbank est mourante, peut-être morte au moment où je vous parle, sa fille a disparu, et son père chercherait vainement à retrouver ses traces. Tous ces crimes, Texar, ont été commis par vous je le sais, moi! J’ai le droit de vous le dire en face. Mais prenez garde! Ces crimes se découvriront un jour. Eh bien, pensez au châtiment qui vous atteindra. Oui! Votre intérêt vous commande d’avoir pitié. Je ne parle pas pour moi, que mon mari ne retrouvera plus à son retour. Non! je ne parle que pour cette pauvre petite qui va mourir. Gardez-moi, si vous le voulez, mais renvoyez cette enfant à Camdless-Bay, rendez-la à sa mère. On ne vous demandera plus jamais compte du passé. Et même, si vous l’exigez, ce sera à prix d’or que l’on vous paiera la liberté de cette petite fille, Texar, si je prends sur moi de vous parler ainsi, de vous proposer cet échange, c’est que je connais jusqu’aufond de leur cœur James Burbank et les siens. C’est qu’ils sacrifieraient, je le sais, toute leur fortune pour sauver cette enfant, et, j’en atteste Dieu, ils tiendront la promesse que vous fait leur esclave!
– Leur esclave?… s’écria Texar ironiquement. Il n’y a plus d’esclaves à Camdless-Bay!
– Si, Texar, car, pour rester près de mon maître, je n’ai pas accepté d’être libre!
– Vraiment, Zermah, vraiment! répondit l’Espagnol. Eh bien, puisqu’il ne te répugne pas d’être esclave, nous saurons nous entendre. Il y a six ou sept ans, j’ai voulu t’acheter à mon ami Tickborn. J’ai offert de toi, de toi seule, une somme considérable, et tu m’appartiendrais depuis cette époque, si James Burbank n’était venu t’enlever à son profit. Maintenant, je t’ai et je te garde.
– Soit! Texar, répondit Zermah, je serai votre esclave. Mais, cette enfant, ne la rendrez-vous pas?…
– Le fille de James Burbank, répliqua Texar avec l’accent de la plus violente haine, la rendre à son père?… Jamais!
– Misérable! s’écria Zermah que l’indignation emportait. Eh bien, si ce n’est pas son père, c’est Dieu qui l’arrachera de tes mains!»
Un ricanement, un haussement d’épaules, ce fut toute la réponse de l’Espagnol. Il avait roulé une seconde cigarette qu’il alluma tranquillement au reste de la première, et il s’éloigna en remontant la rive du canal, sans même regarder Zermah.
Certes, la courageuse métisse l’aurait frappé comme une bête fauve au risque d’être massacrée par Squambô et ses compagnons, si elle avait eu une arme. Mais elle ne pouvait rien. Immobile, elle regardait les noirs travaillant sur la berge. Nulle part un visage ami, rien que des faces farouches de brutes qui ne semblaient plus appartenir à l’humanité. Elle rentra dans le wigwam pour reprendre son rôle de mère près de l’enfant qui l’appelait d’une voix faible.
Zermah essaya de consoler la pauvre petite créature qu’elle prit dans ses bras. Ses baisers la ranimèrent un peu. Elle lui fit une boisson chaude qu’elle prépara au foyer extérieur près duquel elle venait de la transporter. Elle lui donna tous les soins que lui permettaient son dénuement et son abandon. Dy la remerciait d’un sourire… Et quel sourire!… plus triste que n’eussent été des larmes!
Zermah ne revit pas l’Espagnol de toute la journée. Elle ne le recherchait plus d’ailleurs. A quoi bon? Il ne reviendrait pas à d’autres sentiments, et la situation s’empirerait avec de nouvelles récriminations.
En effet, si jusqu’alors, pendant son séjour à la Crique-Noire et depuis son arrivée à l’île Carneral, les mauvais traitements avaient été épargnés à l’enfant comme à Zermah, elle avait tout à craindre d’un tel homme. Il suffisait d’un accès de fureur pour qu’il se laissât emporter aux dernières violences. Aucune pitié ne pouvait sortir de cette âme perverse, et, puisque son intérêt ne l’avait pas emporté sur sa haine, Zermah devait renoncer à tout espoir dans l’avenir. Quant aux compagnons de l’Espagnol, Squambô, les esclaves, comment leur demander d’être plus humains que leur maître? Ils savaient quel sort attendait celui d’entre eux qui eût seulement témoigné un peu de sympathie. Zermah était donc livrée à elle seule. Son parti fut pris. Elle résolut de tenter de s’enfuir dès la nuit suivante.
Mais de quelle façon? Ne fallait-il pas que la ceinture d’eau qui entourait l’île Carneral fût franchie. Si, devant le wigwam, cette partie du lac n’offrait que peu de largeur, on ne pouvait pas, cependant, la traverser à la nage. Restait donc une seule chance: s’emparer de la barge pour atteindre l’autre bord du canal.
Le soir arriva, puis la nuit qui devait être très obscure, mauvaise même, car la pluie commençait à tomber et le vent menaçait de se déchaîner sur le marécage.
S’il était impossible que Zermah sortît du wigwam par la porte de la grande chambre, peut-être ne lui serait-il pas difficile de faire un trou dans le mur de paillis, de passer par ce trou, d’attirer Dy après elle. Une fois au-dehors, elle aviserait.
Vers dix heures, on n’entendait plus à l’extérieur que les sifflements de la rafale. Texar et Squambô dormaient. Les chiens, blottis sous quelque fourré, ne rôdaient même pas autour de l’habitation.
Le moment était favorable.
Tandis que Dy reposait sur la couche d’herbes, Zermah commença à retirer doucement la paille et les roseaux qui s’enchevêtraient dans le mur latéral du wigwam.
Au bout d’une heure, le trou n’était pas encore suffisant pour que la petite fille et elle pussent y trouver passage, et elle allait continuer de l’agrandir, quand un bruit l’arrêta soudain.
Ce bruit se produisait dehors au milieu de l’obscurité profonde. C’étaient les aboiements des limiers qui signalaient quelques allées et venues sur la berge. Texar et Squambô, subitement réveillés, quittèrent précipitamment leur chambre.
Des voix se firent alors entendre. Évidemment, une troupe d’hommes venait d’arriver sur la rive opposée du canal. Zermah dut suspendre sa tentative d’évasion, irréalisable en ce moment.
Bientôt, malgré les grondements de la rafale, il fut facile de distinguer des bruits de pas nombreux sur le sol.
Zermah, l’oreille tendue, écoutait. Que se passait-il? La providence avait-elle pitié d’elle? Lui envoyait-elle un secours sur lequel elle ne pouvait plus compter?
Non, et elle le comprit. N’y aurait-il pas eu lutte entre les arrivants et les gens de Texar, attaque pendant la traversée du canal, cris de pari et d’autre, détonations d’armes à feu? Et rien de tout cela. C’était plutôt un renfort qui venait à l’île Carneral.
Un instant après, Zermah observa que deux personnes rentraient dans le wigwam. L’Espagnol était accompagné d’une autre homme qui ne pouvait être Squambô, puisque la voix de l’Indien se faisait encore entendre au dehors, du côté du canal.
Deux hommes, cependant, étaient dans la chambre. Ils avaient commencé à causer en baissant la voix, lorsqu’ils s’interrompirent.
L’un d’eux, une lanterne à la main, venait de se diriger vers la chambre de Zermah. Celle-ci n’eut que le temps de se jeter sur la litière d’herbe, de manière à cacher le trou fait au mur latéral.
Texar – c’était lui – entrouvrit la porte, regarda dans la chambre, aperçut la métisse étendue près de la petite fille et qui semblait dormir profondément. Puis il se retira.
Zermah vint alors reprendre sa place derrière la porte qui avait été refermée.
Si elle ne pouvait rien voir de ce qui se passait dans la chambre, ni reconnaître l’interlocuteur de Texar, elle pouvait entendre.
Et voici ce qu’elle entendit.
Ce qu’entend Zermah
oi, à l’île Carneral?
– Oui, depuis quelques heures.
– Je te croyais à Adamsville,1 aux environs du lac Apopka?2
– J’y étais il y a huit jours.
– Et pourquoi es-tu venu?
– Il le fallait.
– Nous ne devions jamais nous rencontrer, tu le sais, que dans le marais de la Crique-Noire, et seulement lorsque quelques lignes de toi m’en donnaient avis!
– Je te le répète, il m’a fallu partir précipitamment et me réfugier aux Everglades.
– Pourquoi?
– Tu vas l’apprendre.
– Ne risques-tu pas de nous compromettre?…
– Non! Je suis arrivé de nuit, et aucun de tes esclaves n’a pu me voir.»
Si, jusqu’alors, Zermah ne comprenait rien à cette conversation, elle ne devinait pas, non plus, qui pouvait être cet hôte inattendu du wigwam. Il yavait là certainement deux hommes qui parlaient, et il semblait, cependant, que ce fût un seul homme qui fît demandes et réponses. Même inflexion de la voix, même sonorité. On eût dit que toutes ces paroles sortaient de la même bouche. Zermah essayait vainement de regarder à travers quelque interstice de la porte. La chambre, faiblement éclairée, restait dans une demi-ombre qui ne permettait pas de distinguer le moindre objet. La métisse dut donc se borner à surprendre le plus possible de cette conversation qui pouvait être d’une extrême importance pour elle.
Après un moment de silence, les deux hommes avaient continué comme il suit. Evidemment, ce fut Texar qui posa cette question:
«Tu n’es pas venu seul?
– Non, et quelques-uns de nos partisans m’ont accompagné jusqu’aux Everglades.
– Combien sont-ils?
– Une quarantaine.
– Ne crains-tu pas qu’ils soient mis au courant de ce que nous avons pu dissimuler depuis si longtemps?
– Aucunement. Ils ne nous verront jamais ensemble. Quand ils quitteront l’île Carneral, ils n’auront rien su, et rien ne sera changé au programme de notre vie!»
En ce moment, Zermah crut entendre le froissement de deux mains qui venaient de se serrer.
Puis, la conversation fut reprise en ces termes:
«Que s’est-il donc passé depuis la prise de Jacksonville?
– Une affaire assez grave. Tu sais que Dupont s’est emparé de Saint-Augustine?
– Oui, je le sais, et toi, sans doute, tu n’ignores pas pourquoi je dois le savoir!
– En effet! L’histoire du train de Fernandina est venue à propos pour te permettre d’établir un alibi qui a mis le Conseil dans l’obligation de t’acquitter!
– Et il n’en avait guère envie! Bah!… Ce n’est pas la première fois que nous échappons ainsi…
– Et ce ne sera pas la dernière. Mais peut-être ignores-tu quel a été le but des fédéraux en occupant Saint-Augustine? Ce n’était pas tant pour réduire la capitale du comté de Saint-John que pour organiser le blocus du littoral de l’Atlantique.
– Je l’ai entendu dire.
– Eh bien, surveiller la côte depuis l’embouchure du Saint-John jusqu’aux îles de Bahama, cela n’a pas paru suffisant à Dupont, qui a voulu poursuivre la contrebande de guerre dans l’intérieur de la Floride. Il s’est donc décidé à envoyer deux chaloupes avec un détachement de marins, commandés par deux officiers de l’escadre.
– Avais-tu connaissance de cette expédition?
– Non.
– Mais à quelle date as-tu donc quitté la Crique-Noire?… Quelques jours après ton acquittement?…
– Oui! Le 22 de ce mois.
– En effet, l’affaire est du 22.»
Il faut faire observer que Zermah, non plus, ne pouvait rien savoir du guet-apens de Kissimmee, dont le capitaine Howick avait parlé à Gilbert Burbank, lors de leur rencontre dans la forêt.
Elle apprit donc alors, en même temps que l’apprit l’Espagnol, comment, après l’incendie des chaloupes, c’est à peine si une douzaine de survivants avaient pu porter au commodore la nouvelle de ce désastre.
«Bien!… Bien! s’écria Texar. Voilà une heureuse revanche de la prise de Jacksonville, et puissions-nous attirer encore ces damnés nordistes au fond de notre Floride! Ils y resteront jusqu’au dernier!
– Oui, jusqu’au dernier, reprit l’autre, surtout s’ils s’aventurent au milieu de ces marécages des Everglades. Et précisément, nous les y verrons avant peu.
– Que veux-tu dire?
– Que Dupont a juré de venger la mort de ses officiers et de ses marins. Aussi une nouvelle expédition a-t-elle été envoyée dans le sud du comté de Saint-Jean.
– Les fédéraux viennent de ce côté?…
– Oui, mais plus nombreux, bien armés, se tenant sur leurs gardes, se défiant des embuscades!
– Tu les as rencontrés?…
– Non, car nos partisans ne sont pas en force, cette fois, et nous avons dû reculer. Mais, en reculant, nous les attirons peu à peu. Lorsque nous aurons réuni les milices qui battent le territoire, nous tomberons sur eux, et pas un n’échappera!
– D’où sont-ils partis?
– De Mosquito-Inlet.
– Par où viennent-ils?
– Par la cyprière.
– Où peuvent-ils être en ce moment?
– A quarante milles environ de l’île Carneral.
– Bien, répondit Texar. Il faut les laisser s’engager vers le sud, car il n’y a pas un jour à perdre pour concentrer les milices. S’il le faut, dès demain, nous partirons pour chercher refuge du côté du canal de Bahama…
– Et là, si nous étions trop vivement pressés avant d’avoir pu réunir nos partisans, nous trouverions une retraite assurée dans les îles anglaises!»
Les divers sujets, qui venaient d’être traités dans cette conversation, étaient du plus grand intérêt pour Zermah. Si Texar se décidait à quitter l’île emmènerait-il ses prisonnières ou les laisserait-il au wigwam sous la garde de Squambô? Dans ce dernier cas, il conviendrait de ne tenter l’évasion qu’après le départ de l’Espagnol. Peut-être, alors, la métisse pourrait-elle agir avec plus de chances de succès. Et puis, ne pouvait-il se faire que le détachement fédéral, qui parcourait en ce moment la Basse-Floride, arrivât sur les bords du lac Okee-cho-bee, en vue de l’île Carneral?
Mais tout cet espoir auquel Zermah venait de se reprendre, s’évanouit aussitôt.
En effet, à la demande qui lui fut posée sur ce qu’il ferait de la métisse et de l’enfant, Texar répondit sans hésiter:
«Je les emmènerai, s’il le faut, jusqu’aux îles de Bahama!
– Cette petite fille pourra-t-elle supporter les fatigues de ce nouveau voyage?…
– Oui! j’en réponds, et, d’ailleurs, Zermah saura tien les lui éviter pendant la route!…
– Cependant, si cette enfant venait à mourir?…
– J’aime mieux la voir morte que de la rendre à son père!
– Ah! tu hais bien ces Burbank!…
– Autant que tu les hais toi-même!»
Zermah, ne se contenant plus, fut sur le point de repousser la porte pour se mettre face à face avec ces deux hommes, si semblables l’un à l’autre, non seulement par la voix, mais par les mauvais instincts, par le manque absolu de conscience et de cœur. Elle parvint à se maîtriser, pourtant. Mieux valait entendre jusqu’à la dernière les paroles qui s’échangeaient entre Texar et son complice. Lorsque leur conversation serait achevée, peut-être s’endormiraient-ils? Alors il serait temps d’accomplir une évasion devenue nécessaire, avant que le départ se fût effectué.
Évidemment, l’Espagnol se trouvait dans la situation d’un homme qui a tout à apprendre de celui qui lui parle. Aussi fut-ce lui qui continua d’interroger.
«Qu’y a-t-il de nouveau dans le nord? demanda-t-il.
– Rien de très important. Malheureusement, il semble que les fédéraux aient l’avantage, et il est à craindre que la cause de l’esclavage soit finalement perdue!
– Bah! fit Texar d’un ton d’indifférence.
– Au fait, nous ne sommes ni pour le Sud ni pour le Nord! répondit l’autre.
– Non, et ce qui nous importe, pendant que les deux partis se déchirent, c’est de toujours être du côté où il y a le plus à gagner!»
En parlant ainsi, Texar se révélait tout entier. Pêcher dans l’eau trouble de la guerre civile, c’était uniquement à quoi prétendaient ces deux hommes.
«Mais, ajouta-t-il, que s’est-il passé plus spécialement en Floride depuis huit jours?
– Rien que tu ne saches. Stevens est toujours maître du fleuve jusqu’à Picolata.
– Et il ne semble pas qu’il veuille remonter, au-delà, le cours du Saint-John?…
– Non, les canonnières ne cherchent point à reconnaître le sud du comté. D’ailleurs, je crois que cette occupation ne tardera pas à prendre fin, et, dans ce cas, le fleuve tout entier serait rendu à la circulation des confédérés!
– Que veux-tu dire?
– Le bruit court que Dupont a l’intention d’abandonner la Floride, en n’y laissant que deux ou trois navires pour le blocus des côtes!
– Serait-il possible?
– Je te répète qu’il en est question, et, si cela est, Saint-Augustine sera bientôt évacuée.
– Et Jacksonville?…
– Jacksonville également.
– Mille diables! Je pourrais donc y revenir, reformer notre Comité, reprendre la place que les fédéraux m’ont fait perdre! Ah! maudits nordistes, que le pouvoir me revienne, et l’on verra comment j’en userai!…
– Bien dit!
– Et si James Burbank, si sa famille, n’ont pas encore quitté Camdless-Bay, si la fuite ne les a pas soustraits à ma vengeance, ils ne m’échapperont plus!
– Et je t’approuve! Tout ce que tu as souffert par cette famille, je l’ai souffert comme toi! Ce que tu veux, je le veux aussi! €e que tu hais, je le hais! Tous deux nous ne faisons qu’un…
– Oui!… un!» répondit Texar.
La conversation fut interrompue un instant. Le choc des verres apprit à Zermah que l’Espagnol et «l’autre» buvaient ensemble.
Zermah était atterrée. A les entendre, il semblait que ces deux hommes eussent une part égale dans tous les crimes commis dernièrement en Floride, et plus particulièrement contre la famille Burbank. Elle le comprit bien davantage, en les écoutant pendant une demi-heure encore. Elle connut alors quelques détails de cette vie étrange de l’Espagnol. Et toujours la même voix qui faisait les demandes et les réponses, comme si Texar eût été seul à parler dans la chambre. Il y avait là un mystère que la métisse aurait eu le plus grand intérêt à découvrir. Mais, si ces misérables se fussent doutés que Zermah venait de surprendre une partie de leurs secrets, auraient-ils hésité à conjurer ce danger en la tuant? Et que deviendrait l’enfant, quand Zermah serait morte!
Il pouvait être onze heures du soir. Le temps n’avait pas cessé d’être affreux. Vent et pluie soufflaient et tombaient sans relâche. Très certainement, Texar et son compagnon n’iraient pas s’exposer au-dehors. Ils passeraient la nuit dans le wigwam. Ils ne mettraient pas leurs projets à exécution avant le lendemain.
Et Zermah n’en douta plus, quand elle entendit le complice de Texar – ce devait être lui – demander:
«Eh bien, quel parti prendrons-nous?
– Celui-ci, répondit l’Espagnol. Demain, pendant la matinée, nous irons avec nos gens reconnaître les environs du lac. Nous explorerons la cyprière sur trois ou quatre milles, après avoir détaché en avant ceux de nos compagnons qui la connaissent le mieux, et plus particulièrement Squambô. Si rien n’indique l’approche du détachement fédéral, nous reviendrons et nous attendrons jusqu’au moment où il faudra battre en retraite. Si, au contraire, la situation est prochainement menacée, je réunirai nos partisans et mes esclaves, et j’entraînerai Zermah jusqu’au canal de Bahama. Toi, de ton côté, tu t’occuperas de rassembler les milices éparses dans la Basse-Floride.
– C’est entendu, répondit l’autre. Demain, pendant que vous ferez cette reconnaissance, je me cacherai dans les bois de l’île. Il ne faut pas que l’on puisse nous voir ensemble!
– Non, certes! s’écria Texar. Le diable me garde de risquer une pareille imprudence qui dévoilerait notre secret! Donc, ne nous revoyons pas avant la nuit prochaine au wigwam. Et même, si je suis obligé de partir dans la journée, tu ne quitteras l’île qu’après moi. Rendez-vous, alors, aux environs du cap Sable!»
Zermah sentit bien qu’elle ne pourrait plus être délivrée par les fédéraux.
Le lendemain, en effet, s’il avait connaissance de l’approche du détachement, l’Espagnol ne quitterait-il pas l’île avec elle?…
La métisse ne pouvait donc plus être sauvée que par elle-même, quels que fussent les périls, pour ne pas dire, les impossibilités d’une évasion dans des conditions si difficiles.
Et pourtant, avec quel courage elle l’eût tentée, si elle avait su que James Burbank, Gilbert, Mars, quelques-uns de ses camarades de la plantation, s’étaient mis en campagne pour l’arracher aux mains de Texar, que son billet leur avait appris de quel côté il fallait porter leursrecherches, que déjà M. Burbank avait remonté le cours du Saint-John au-delà du lac Washington, qu’une grande partie de la cyprière était traversée, que la petite troupe de Camdless-Bay venait de se joindre au détachement du capitaine Howick, que c’était Texar, Texar lui-même, que l’on regardait comme l’auteur du guet-apens de Kissimmee, que ce misérable allait être poursuivi à outrance, qu’il serait fusillé, sans autre jugement, si l’on parvenait à se saisir de sa personne!…
Mais Zermah ne pouvait rien savoir. Elle ne devait plus attendre aucun secours… Aussi était-elle fermement décidée à tout braver pour quitter l’île Carneral.
Cependant il lui fallait retarder de vingt-quatre heures l’exécution de ce projet, bien que la nuit, très noire, fût favorable à une évasion. Les partisans, qui n’avaient point cherché un abri sous les arbres, occupaient alors les abords du wigwam. On les entendait aller et venir sur la berge, fumant ou causant. Or, sa tentative manquée, son projet découvert, Zermah se fût mise dans une situation pire, et eût peut-être attiré sur elle les violences de Texar.
D’ailleurs, le lendemain, ne se présenterait-il pas quelque meilleure occasion de fuir? L’Espagnol n’avait-il pas dit que ses compagnons, ses esclaves, même l’Indien Squambô, l’accompagneraient, afin d’observer la marche du détachement fédéral? N’y aurait-il pas là une circonstance dont Zermah pourrait profiter pour accroître ses chances de succès? Si elle parvenait à franchir le canal sans avoir été vue, une fois dans la forêt, elle ne doutait pas d’être sauvée, Dieu aidant. En se cachant, elle saurait bien éviter de retomber entre les mains de Texar. Le capitaine Howick ne devait plus être éloigné. Puisqu’il s’avançait vers le lac Okee-cho-bee, n’avait-elle pas quelques chances d’être délivrée par lui?
Il convenait donc d’attendre au lendemain. Mais un incident vint détruire les dernières chances de Zermah et compromettre définitivement sa situation vis-à-vis de Texar.
En ce moment, on frappa à la porte du wigwam. C’était Squambô qui se fit reconnaître de son maître.
«Entre!» dit l’Espagnol.
Squambô entra.
«Avez-vous des ordres à me donner pour la nuit? demanda-t-il.
– Que l’on veille avec soin, répondit Texar, et qu’on me prévienne à la moindre alerte.
– Je m’en charge, répliqua Squambô.
– Demain, dans la matinée, nous irons en reconnaissance à quelques milles dans la cyprière.
– Alors la métisse et Dy?…
– Seront aussi bien gardées que d’habitude. Maintenant, Squambô, que personne ne nous dérange au wigwam!
– C’est entendu.
– Que font nos hommes?
– Ils vont, viennent, et paraissent peu disposés à prendre du repos.
– Que pas un ne s’éloigne!
– Pas un.
– Et le temps?…
– Moins mauvais. La pluie ne tombe plus, et la rafale ne tardera pas à s’apaiser.
– Bien.»
Zermah n’avait cessé d’écouter. La conversation allait évidemment prendre fin, quand un soupir étouffé, une sorte de râle, se fit entendre.
Tout le sang de Zermah lui reflua au cœur.
Elle se releva, se précipita vers la couche d’herbes, se pencha sur la petite fille…
Dy venait de se réveiller, et dans quel état! Un souffle rauque s’échappait de ses lèvres. Ses petites mains battaient l’air, comme si elle eût voulu l’attirer vers sa bouche, Zermah ne put saisir que ces mots:
«A boire!… A boire!»
La malheureuse enfant étouffait. Il fallait la porter immédiatement au-dehors. Dans cette obscurité profonde, Zermah, affolée, la prit entre ses bras pour la ranimer de son propre souffle. Elle la sentit se débattre dans une sorte de convulsion. Elle jeta un cri… elle repoussa la porte de sa chambre…
Deux hommes étaient là, debout devant Squambô, mais si semblables de figure et de corps, que Zermah n’aurait pu reconnaître lequel des deux était Texar.
1 Petite ville du comté de Putnam.
2 Lac qui alimente un des principaux affluents du Saint-John.