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Jules Verne

 

Le Superbe Orénoque

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

Illustrations de George Roux

Collection Hetzel

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

 

 

Chapitre IV

Derniers conseils de M. Manuel Assomption

 

st-il utile d’insister sur les sentiments de Jacques Helloch depuis le jour où Jean avait fait place à Jeanne, depuis le jour où la fille du colonel de Kermor, après avoir été sauvée des eaux de l’Orénoque, ne pouvait plus se cacher sous le masque de ce prétendu neveu du sergent Martial?

Que la nature de ces sentiments n’eût point échappé à Jeanne, qui, âgée de vingt-deux ans, avait pu, sous l’habit d’un jeune garçon, n’en paraître avoir que dix-sept, cela est très naturellement explicable.

Et, en somme, Germain Paterne, qui «n’entendait rien à ces choses-là!» à en croire son compagnon, avait très bien remarqué les changements qui se produisaient par une inévitable gradation dans le cœur de Jacques Helloch. Et s’il fût venu lui dire: «Jacques, tu aimes Mlle Jeanne de Kermor», est-il certain que Jacques lui aurait encore répondu: «Mon pauvre ami, tu n’entends rien à ces choses-là?»

Et Germain Paterne n’attendait que l’occasion de lui exprimer son opinion à ce sujet, – ne fût-ce que pour réhabiliter en sa propre personne les naturalistes, botanistes et autres savants en istes, qui ne sont point si étrangers aux sentiments les plus délicats de l’âme qu’on veut bien le prétendre en ce bas monde!

Quant au sergent Martial, lorsqu’il songeait à ces divers incidents, son secret découvert, son plan à vau-l’eau, tant de précautions prises que les conséquences de ce maudit chubasco avaient détruites, sa situation d’oncle de Jean de Kermor irrévocablement perdue, puisque ce neveu était une nièce dont il n’était pas même l’oncle, à quelles réflexions se laissait-il aller?…

Au fond, il était furieux, – furieux contre lui, furieux contre tous. Jean n’aurait pas dû tomber dans le fleuve pendant la bourrasque… Lui-même aurait dû s’y jeter afin de ne pas permettre à un autre de l’en tirer… Ce Jacques Helloch n’avait pas besoin de lui porter secours… Est-ce que cela le regardait?… Et pourtant, il avait bien fait, parce que sans lui… il… non… elle… eût péri certainement… Il est vrai, on pouvait espérer que cela n’irait pas plus loin… Le secret avait été soigneusement gardé… En observant l’attitude réservée du sauveur de Jeanne, le sergent Martial ne voyait rien de suspect… et son colonel, lorsqu’ils se retrouveraient tous les deux face à face, n’aurait aucun reproche à lui adresser…

Pauvre sergent Martial!

De très grand matin, il fut réveillé par Jean que M. Manuel et ses fils attendaient déjà devant l’habitation.

Presque aussitôt arrivèrent leurs compatriotes, qui avaient débarqué un quart d’heure avant.

On se souhaita le bonjour. Jacques Helloch annonça que les réparations de la Gallinetta avançaient, et la falca serait prête à naviguer dès le lendemain.

On partit aussitôt pour les champs où étaient déjà rassemblés les gomeros.

En réalité, ces champs sont plutôt des forêts, où l’on a marqué préalablement les arbres, ainsi que cela se fait à l’époque des coupes. Il ne s’agissait pas de les couper, d’ailleurs, mais d’en inciser l’écorce, de les «traire», en un mot, comme on dit de l’arbre à lait dans les régions australiennes.

M. Manuel, suivi de ses hôtes, pénétra sous ces étranges massifs de caoutchoucs, au moment où les gomeros commençaient leur besogne.

Le plus curieux des visiteurs, celui qui s’intéressait surtout à cette opération, en sa qualité de botaniste, c’était – qui pourrait en être surpris? – c’était Germain Paterne. Il voulut observer de très près ce travail, et le commissaire s’empressa de répondre à toutes ses questions.

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L’opération était des plus simples.

En premier lieu, chaque gomero, ayant une centaine d’arbres sur l’«estrade» qui lui était réservée, alla fendre leur écorce avec une petite hachette très affilée.

«Est-ce que le nombre des incisions est limité?… demanda Germain Paterne.

– Limité entre quatre et douze, selon la grosseur de l’arbre, répondit M. Manuel, et il convient qu’elles soient faites avec une extrême précision, de manière à ne pas entamer l’écorce plus profondément qu’il ne faut.

– Alors, répliqua Germain Paterne, ce n’est pas une amputation, ce n’est qu’une saignée.»

Dès que chaque incision eut été achevée, la sève coula, le long de l’arbre, dans un petit pot, placé de façon à la recueillir jusqu’à la dernière goutte.

«Et quelle est la durée de l’écoulement?… demanda Germain Paterne.

– De six à sept heures», répondit M. Manuel.

Pendant une partie de la matinée, Jacques Helloch et ses compagnons se promenèrent à travers cette plantation, tandis que les gomeros mettaient ces arbres en perce, – expression assez juste dont se servit le sergent Martial. Sept cents arbres furent ainsi soumis à cette opération phlébotomique, qui promettait une abondante récolte de caoutchouc.

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On ne revint à l’habitation que pour l’heure du déjeuner, auquel, l’appétit aidant, chacun fit grand honneur. Les deux fils de Manuel avaient organisé une chasse dans la forêt voisine, et le gibier, dont leur mère avait surveillé la cuisson, était excellent. Excellents aussi, les poissons que deux péons avaient pêchés ou fléchés, le matin même, près des berges de l’Orénoque. Excellents les fruits et les légumes du rancho, entre autres les ananas qui, cette année, donnaient à profusion.

Au total, d’avoir assisté au début de la récolte du caoutchouc, d’avoir vu pratiquer les incisions, cela ne pouvait suffire à satisfaire la curiosité de Germain Paterne, et il pria M. Manuel de lui indiquer de quelle manière se continuait l’opération.

«Si vous restiez plusieurs jours à Danaco, répondit le commissaire, vous auriez d’abord à observer ceci: c’est que, pendant les premières heures, après les incisions, la gomme coule avec une certaine lenteur. Aussi se passe-t-il une semaine avant que les arbres aient épuisé leur sève.

– Ainsi, c’est dans huit jours seulement que vous aurez recueilli toute cette gomme…

– Non, monsieur Paterne. Ce soir, chaque gomero rapportera le produit de cette journée, puis il procédera sans tarder au fumage qui est nécessaire pour obtenir la coagulation de la gomme. Après avoir étendu le liquide sur une planchette, on l’expose à la fumée très épaisse de bois vert. Il se forme alors une première couche durcie, à laquelle se superpose une seconde, à mesure que l’on en baigne la planchette. On fabrique de cette façon une sorte de pain de caoutchouc, lequel se trouve dans des conditions à être livré au commerce, et l’opération est terminée.

– Et avant l’arrivée de notre compatriote Truchon, demanda Jacques Helloch, les Indiens, n’est-il pas vrai, n’entendaient rien à cette besogne?…

– Rien, ou presque rien, répondit le commissaire. Ils ne soupçonnaient même pas la valeur de ce produit. Aussi personne ne pouvait-il prévoir l’importance commerciale et industrielle qu’il prendrait dans l’avenir. C’est le Français Truchon qui, après s’être installé à San-Fernando d’abord, à la Esmeralda ensuite, révéla aux Indiens les procédés de cette exploitation, la plus considérable peut-être de cette partie de l’Amérique.

– Alors, vive M. Truchon, et vive le pays qui lui donna le jour!» s’écria ou plutôt chantonna Germain Paterne.

Et l’on but avec enthousiasme d’abord à la santé de M. Truchon, puis à la France.

Dans l’après-midi, après une sieste de quelques heures, le commissaire proposa à ses hôtes de se diriger vers le petit port où l’on travaillait à l’a réparation de la pirogue. Il voulait s’assurer par lui-même de la manière dont on procédait à ce travail.

Tous redescendirent à travers les champs du rancho vers la rive, écoutant M. Manuel qui parlait de son domaine, avec la légitime fierté d’un propriétaire.

Lorsqu’on arriva au port, la Gallinetta, entièrement réparée, allait être remise à l’eau, près de la Moriche qui se balançait au bout de son amarre.

Valdez et Parchal, aidés de leurs hommes et des péons, avaient mené à bonne fin cette besogne. Le commissaire fut très satisfait, et l’une comme l’autre des deux falcas lui parurent être dans des conditions excellentes pour le reste du voyage.

Il n’y avait plus qu’à traîner la Gallinetta sur la grève, et, une fois en pleine flottaison, à replacer le rouf, à planter la mâture, à embarquer le matériel. Le soir même, Jean et le sergent Martial pourraient s’y réinstaller, et le départ s’effectuerait dès que l’horizon se blanchirait des premières lueurs de l’aube.

En ce moment, le soleil déclinait derrière ces vapeurs empourprées, qui annonçaient la brise de l’ouest, – circonstance favorable dont il convenait de profiter.

Tandis que les mariniers et les péons prenaient les dispositions relatives à la mise à l’eau de la Gallinetta, M. Manuel Assomption, ses fils et les passagers des pirogues, se promenaient le long de la grève.

Au milieu de ces gens qui prêtaient la main à la manœuvre, le commissaire distingua Jorrès, d’un type physique si différent de ses compagnons.

«Quel est cet homme?… demanda-t-il.

– Un des bateliers embarqués sur la Gallinetta, répondit Jacques Helloch.

– Ce n’est pas un Indien…

– Non, il est Espagnol.

– Où l’avez-vous pris?…

– A San-Fernando.

– Et il fait le métier de marinier de l’Orénoque?…

– Pas d’habitude, mais il nous manquait un homme, et cet Espagnol, qui avait l’intention de se rendre à Santa-Juana, s’étant offert, le patron Valdez a accepté ses services.»

Jorrès n’était pas sans avoir observé qu’on parlait de lui, et, tout en s’occupant à la manœuvre, il prêtait l’oreille à ce qui se disait à son sujet.

Jacques Helloch fit alors au commissaire cette demande qui lui vint naturellement à l’esprit:

«Est-ce que vous connaissez cet homme?…

– Non, répondit M. Manuel. Est-il donc déjà venu sur le haut Orénoque?…

– L’Indien Baré prétend l’avoir rencontré à Carida, bien que Jorrès affirme n’y avoir jamais été.

– Voici la première fois, reprit le commissaire, qu’il se trouve en ma présence, et si je l’ai remarqué, c’est qu’il était impossible de le confondre avec un Indien. – Et vous dites qu’il se rend à Santa-Juana…

– Son désir, paraît-il, serait d’entrer au service de la Mission, ayant déjà fait son noviciat avant de courir le monde, car il a été marin. A l’en croire, il connaît le Père Esperante pour l’avoir vu à Caracas, il y a une douzaine d’années, et cela paraît probable, puisqu’il nous a fait de ce missionnaire un portrait identique à celui que vous en avez fait vous-même.

– Après tout, reprit M. Manuel, peu importe, si cet homme est un batelier habile. Seulement, dans ce pays il faut se défier de ces aventuriers qui viennent on ne sait d’où… et qui vont on ne sait où… peut-être…

– Recommandation dont je tiendrai compte, monsieur Manuel, répondit Jacques Helloch, et je ne cesserai d’avoir cet Espagnol en surveillance.»

Jorrès avait-il entendu ce qui venait d’être dit?… Dans tous les cas, il n’en laissa rien paraître, bien que son œil se fût plusieurs fois allumé d’un regard dont il ne parvenait guère à dissimuler l’inquiète ardeur. Puis, bien qu’il ne fût plus question de lui, lorsque le commissaire et les voyageurs s’approchèrent de la Gallinetta, amarrée près de la Moriche, il continua de prêter l’oreille sans en avoir l’air. La conversation portait, en ce moment, sur la nécessité d’avoir des pirogues en très bon état, lorsqu’il s’agit de refouler le courant, qui est raide dans la partie supérieure du fleuve – et M. Manuel en parlait avec insistance.

«Vous rencontrerez encore des raudals, dit-il, moins longs, moins difficiles sans doute que ceux d’Apure et de Maipure, mais d’une navigation très pénible. Il y a même lieu d’effectuer des traînages sur les récifs, ce qui suffirait à mettre les embarcations hors d’usage, si elles n’étaient d’une extrême solidité. Je vois qu’on a fait un bon travail pour celle du sergent Martial. – J’y pense, n’a-t-on pas visité la vôtre, monsieur Helloch?…

– N’en doutez pas, monsieur Manuel, car j’en avais donné l’ordre. Parchal s’est assuré que la Moriche était solide dans ses fonds. Nous devons donc espérer que nos deux falcas pourront se tirer des raudals sans dommage, comme aussi supporter les coups de chubasco – puisque, selon vous, ils ne sont pas moins terribles en amont qu’en aval…

– C’est la pure vérité, répondit le commissaire, et, faute de prudence, avec des bateliers qui ne connaîtraient pas le fleuve, on ne saurait parer à ces dangers. D’ailleurs, ce ne sont pas les plus redoutables…

– Et quels autres?… demanda le sergent Martial, pris de quelque inquiétude.

– Les dangers qu’implique la présence des Indiens le long de ces rives…

– Monsieur Manuel, dit alors Jean, ne voulez-vous pas parler des Guaharibos?…

– Non, mon cher enfant, répondit le commissaire en souriant, car ces Indiens sont inoffensifs. Je sais bien qu’ils passaient autrefois pour dangereux. Et précisément, en 1879 à l’époque où le colonel de Kermor aurait remonté vers les sources de l’Orénoque, on mettait à leur compte la destruction de plusieurs villages, le massacre de leurs habitants…

– Mon père aurait-il eu à se défendre contre les attaques de ces Guaharibos, s’écria Jean, et serait-il donc tombé entre leurs mains?…

– Non… non! se hâta de répondre Jacques Helloch. Jamais, sans doute, M. Manuel n’a entendu dire…

– Jamais, monsieur Helloch, jamais, mon cher enfant, et je vous le répète, votre père n’a pu être la victime de ces tribus indiennes, parce que, depuis une quinzaine d’années, ils ne méritent plus une si mauvaise réputation…

– Vous avez eu des rapports avec eux, monsieur Manuel?… demanda Germain Paterne.

– Oui… plusieurs fois, et j’ai pu m’assurer que M. Chaffanjon ne m’avait dit que la vérité, lorsque, à son retour, il me dépeignit ces Indiens comme des êtres assez misérables, de petite taille, chétifs, très craintifs, très fuyards et peu à craindre, en somme. Aussi ne vous dirai-je point: «Prenez garde aux Guaharibos», mais je vous dirai: «Prenez garde aux aventuriers de toute nation qui fréquentent ces savanes… Défiez-vous des bandits capables de tous les crimes, et dont le gouvernement devrait purger le territoire, en mettant ses milices à leurs trousses!»

– Une question? fit observer Germain Paterne. Ce qui est un danger pour les voyageurs, ne l’est-il pas pour les ranchos et leurs propriétaires?…

– Assurément, monsieur Paterne. C’est pourquoi, à Danaco, mes fils, mes péons et moi, nous tenons-nous sur le qui-vive. Si ces bandits s’approchaient du rancho, ils seraient signalés, ils ne nous surprendraient pas, on les recevrait à coups de fusil, et nous leur ferions passer le goût de revenir. D’ailleurs, à Danaco, ils savent que les Mariquitares n’ont pas peur, et ils ne se hasarderaient pas à nous attaquer. Quant aux voyageurs qui naviguent sur le fleuve, surtout au-dessus du Cassiquiare, ils ne doivent point se départir d’une extrême vigilance, car les rives ne sont pas sûres.

– En effet, répondit Jacques Helloch, nous sommes prévenus qu’une nombreuse bande de Quivas infeste ces territoires…

– Par malheur! répondit le commissaire.

– On dit même qu’ils ont pour chef un forçat évadé…

– Oui… et un homme redoutable!

– Voici plusieurs fois, observa alors le sergent Martial, que nous entendons parler de ce forçat, qui, dit-on, s’est évadé du bagne de Cayenne…

– De Cayenne… c’est la vérité.

– Est-ce donc un Français?… demanda Jacques Helloch.

– Non… un Espagnol, qui a été condamné en France, affirma M. Manuel.

– Et il se nomme?…

– Alfaniz.

– Alfaniz?… Un nom d’emprunt, peut-être?… fit observer Germain Paterne.

– C’est son vrai nom, paraît-il.»

 Si Jacques Helloch eût regardé Jorrès à cet instant, il aurait certainement surpris sur ses traits un tressaillement que celui-ci n’avait su dissimuler. L’Espagnol longeait alors la berge, à petits pas, de manière à se rapprocher du groupe, afin de mieux entendre cette conversation, tout en s’occupant de rassembler divers objets épars sur le sable.

Mais Jacques Helloch venait de se retourner à une soudaine exclamation.

«Alfaniz?… s’était écrié le sergent Martial en s’adressant au commissaire. Vous avez dit Alfaniz?…

– Oui… Alfaniz…

– Eh bien… vous avez raison… Il ne s’agit pas là d’un nom d’emprunt… C’est bien celui de ce misérable…

– Vous connaissez cet Alfaniz?… demanda vivement Jacques Helloch, très surpris de cette déclaration.

– Si je le connais!… Parle, Jean, et raconte comment il se fait que nous le connaissions!… Moi, je m’embrouillerais dans mon mauvais espagnol, et M. Manuel ne parviendrait pas à me comprendre.»

Jean raconta alors cette histoire qu’il tenait du sergent Martial, – histoire que le vieux soldat lui avait plus d’une fois rappelée, lorsque, dans leur maison de Chantenay, ils parlaient tous les deux du colonel de Kermor.

En 1871, un peu avant la fin de cette désastreuse guerre, alors que le colonel commandait un des régiments d’infanterie, il eut occasion d’intervenir comme témoin dans une double affaire de vol et de trahison.

Ce voleur n’était autre que l’Espagnol Alfaniz. Le traître, tout en opérant pour le compte des Prussiens, en faisant de l’espionnage à leur profit, commettait des vols de connivence avec un malheureux soldat d’administration, qui n’échappa au châtiment que par le suicide.

Lorsque les agissements d’Alfaniz furent découverts, il eut le temps de prendre la fuite, et il fut impossible de mettre la main sur lui. C’est par une circonstance toute fortuite que son arrestation eut lieu, deux ans après, en 1873, environ six mois avant la disparition de M. de Kermor.

Traduit devant la cour d’assises de la Loire-Inférieure, accablé par la déposition du colonel, il s’entendit condamner à la peine des travaux forcés à perpétuité. A la suite de cette affaire, Alfaniz garda une haine terrible contre le colonel de Kermor, – haine qui se traduisit par les plus effroyables menaces, en attendant qu’elle pût se traduire par des actes de vengeance.

L’Espagnol fut envoyé au bagne de Cayenne, et il venait de s’en échapper au début de 1892, après dix-neuf années, avec deux de ses compagnons de chaîne. Comme il avait vingt-trois ans à l’époque de sa condamnation, il était alors âgé de quarante-deux ans. Considéré comme un très dangereux malfaiteur, l’administration française mit ses agents en campagne afin de retrouver ses traces. Ce fut inutile. Alfaniz était parvenu à quitter la Guyane, et au milieu de ces vastes territoires à peine peuplés, à travers ces immenses llanos du Venezuela, comment eût-il été possible de reconnaître la piste du forçat évadé?…

En somme, tout ce qu’apprit l’administration, – et ce dont la police venezuelienne ne fut que trop certaine, – c’est que le forçat s’était mis à la tête de la bande de ces Quivas qui, chassés de la Colombie, s’étaient transportés sur la rive droite de l’Orénoque. Privés de leur chef par la mort de Meta Sarrapia, ces Indiens, les plus redoutés de tous les indigènes, se rangèrent sous les ordres d’Alfaniz. En réalité, c’était bien à sa bande que devaient être attribués les pillages et les massacres dont les provinces méridionales de la république avaient été le théâtre depuis un an.

Ainsi, la fatalité voulait que cet Alfaniz parcourût précisément ces territoires où Jeanne de Kermor et le sergent Martial venaient rechercher le colonel. Nul doute, si son accusateur tombait entre ses mains, que le forçat se montrât sans pitié envers lui. Ce fut une nouvelle appréhension ajoutée à tant d’autres pour la jeune fille, et elle ne put retenir ses larmes, à la pensée que le misérable envoyé au bagne de Cayenne, et qui en voulait mortellement à son père, s’en fût échappé…

Jacques Helloch et M. Manuel, cependant, lui firent entendre de rassurantes paroles. Quelle apparence qu’Alfaniz eût découvert l’endroit où s’était retiré le colonel de Kermor – ce qu’aucune enquête n’avait jusqu’alors révélé?… Non!… il n’y avait pas à craindre que celui-ci fût tombé entre ses mains…

Dans tous les cas, il importait de faire diligence, de continuer les démarches, de ne se permettre aucun retard, de ne reculer devant aucun obstacle.

Du reste, tout allait être prêt pour le départ. Les hommes de Valdez, – Jorrès compris, – s’occupaient de recharger la Gallinetta, qui pourrait démarrer dès le lendemain.

M. Manuel ramena à l’habitation du rancho, afin d’y passer cette dernière soirée, ses hôtes reconnaissants du bon accueil qu’ils avaient trouvé à Danaco.

Après le souper, la conversation reprit de plus belle. Chacun prenait bonne note des instantes recommandations du commissaire, – surtout en ce qui concernait la surveillance à exercer à bord des pirogues.

Enfin, l’heure étant venue de se retirer, la famille Assomption reconduisit les passagers jusqu’au petit port. Là se firent les adieux, là furent échangées les dernières poignées de main, là on promit de se revoir au retour, et M. Manuel n’oublia pas de dire:

«A propos, monsieur Helloch, et vous aussi, monsieur Paterne, lorsque vous rejoindrez les compagnons que vous avez laissés à San-Fernando, tous mes compliments à M. Miguel! Quant à ses deux amis, toutes mes malédictions, et vive l’Orénoque! – bien entendu le seul… le vrai… celui qui passe à Danaco et arrose les rives de mon domaine!»

 

 

Chapitre V

Bœufs et gymnotes

 

a voici reprise, cette navigation sur le cours supérieur du fleuve. Les voyageurs ont toujours confiance dans le succès de leur voyage. Ils ont hâte d’être arrivés à la Mission de Santa-Juana, et fasse le ciel que le Père Esperante les mette sur la bonne route, que des renseignements plus précis les conduisent enfin au but! Puissent-ils aussi éviter une rencontre avec la bande d’Alfaniz, qui risquerait de compromettre le sort de la campagne!

Ce matin-là, presque à l’heure du départ, Jeanne de Kermor avait dit à Jacques Helloch, alors qu’ils se trouvaient seuls:

«Monsieur Helloch, non seulement vous m’avez sauvé la vie mais vous avez voulu joindre vos efforts aux miens… Mon âme est pleine de reconnaissance… Je ne sais comment je pourrai jamais m’acquitter envers vous…

– Ne parlons pas de reconnaissance, mademoiselle, répondit Jacques Helloch. De compatriote à compatriote, ces services sont des devoirs, et ces devoirs, rien ne m’empêchera de les accomplir jusqu’au bout!

– De nouveaux, de graves dangers nous menacent peut-être, monsieur Jacques…

– Non… je l’espère! D’ailleurs, c’est une raison pour que je n’abandonne pas Mlle de Kermor… Moi… vous abandonner… car, ajouta-t-il en regardant la jeune fille qui baissait les yeux, c’est bien cela que vous avez eu la pensée de me dire…

– Monsieur Jacques… oui… je voulais… je devais… Je ne puis abuser ainsi de votre générosité… J’étais partie seule pour ce long voyage… Dieu vous a mis sur mon chemin, et je l’en remercie du fond du cœur… Mais…

– Mais votre pirogue vous attend, mademoiselle, comme m’attend la mienne, et elles iront ensemble au même but… J’ai pris cette résolution, sachant à quoi je m’engageais, et ce que j’ai résolu de faire, je le fais… Si, pour que je vous laisse continuer seule cette navigation, vous n’avez pas d’autre raison que les dangers dont vous parlez…

– Monsieur Jacques, répondit vivement Mlle de Kermor, quelles autres raisons pourrais-je avoir?..

– Eh bien… Jean… mon cher Jean… comme je dois vous appeler… ne parlons plus de séparation… et en route!»

Le cœur lui battait bien fort à ce «cher Jean», tandis qu’il regagnait la Gallinetta! Et, lorsque Jacques Helloch eut rejoint son ami, qui souriait:

«Je parie, lui dit ce dernier, que Mlle de Kermor te remerciait de ce que tu as fait pour elle, et te demandait de ne pas faire davantage…

– Mais j’ai refusé… s’écria Jacques Helloch. Je ne l’abandonnerai jamais…

– Parbleu!» répondit simplement Germain Paterne en frappant sur l’épaule de son compatriote.

Que cette dernière partie du voyage réservât de graves complications aux passagers des deux pirogues, c’était possible, c’était probable. Toutefois, ils auraient eu mauvaise grâce à se plaindre. Les brises de l’ouest se maintenaient avec persistance, et les falcas rebroussaient assez rapidement le courant du fleuve sous leur voilure.

Ce jour-là, après avoir dépassé plusieurs îles, dont le vent courbait les hauts arbres, on atteignit vers le soir l’île Bayanon, à un coude de l’Orénoque. Les provisions abondant, grâce à la générosité de M. Manuel Assomption et de ses fils, il n’y eut point à se mettre en chasse. Aussi, comme la nuit était claire, magnifiquement illuminée des rayons de la lune, Parchal et Valdez proposèrent de ne faire halte que le lendemain.

«Si le cours du fleuve est libre de récifs et de roches, répondit Jacques Helloch, et si vous ne craignez pas de vous jeter sur quelque caillou…

– Non, dit le patron Valdez, et il faut profiter de ce beau temps pour gagner en amont. Il est rare que l’on soit aussi favorisé à cette époque.»

La proposition était sage, elle fut adoptée, et les pirogues n’envoyèrent pas leurs amarres à terre.

La nuit s’écoula sans accidents, bien que la largeur du fleuve, qui n’était que de trois cent cinquante mètres, fût parfois très réduite par le chapelet des îles, surtout à l’embouchure du rio Guanami, un affluent de la rive droite.

Au matin, la Gallinetta et la Moriche se trouvèrent à la hauteur de l’île Temblador, où M. Chaffanjon s’était mis en rapport avec un nègre intelligent et serviable du nom de Ricardo. Mais ce nègre, qui avait alors le titre de commissaire du Cunucunuma et du Cassiquiare, deux importants tributaires de droite et gauche, n’occupait plus cette résidence. A s’en rapporter au voyageur français, c’était un homme industrieux, d’une extrême sobriété, d’une remarquable énergie, en passe de réussir dans ses entreprises, et qui, sans doute, après fortune faite, avait été fonder quelque autre rancho sur les territoires au nord de la savane.

Peut-être les passagers s’attendaient-ils à le rencontrer à l’île Temblador, car Jean avait parlé de lui d’après son guide si bien renseigné.

«Je regrette que ce Ricardo ne soit plus là, fit observer Jacques Helloch. Peut-être aurions-nous appris par lui si Alfaniz a été vu aux environs du fleuve.»

Et s’adressant à l’Espagnol:

«Jorrès, pendant votre séjour à San-Fernando, est-ce que vous avez entendu parler de ces évadés de Cayenne et de la bande d’Indiens qui s’est jointe à eux?…

– Oui, monsieur Helloch, répondit l’Espagnol.

– Avait-on signalé leur présence sur les provinces du haut Orénoque?…

– Pas que je sache… Il était question d’un parti d’Indiens Quivas…

– Précisément, Jorrès, et c’est Alfaniz, un forçat, qui s’est mis à leur tête.

– Voici la première fois que ce nom est prononcé devant moi, déclara l’Espagnol. Dans tous les cas, nous n’aurions pas à redouter la rencontre de ces Quivas, car, à ce que l’on disait dans le pays, ils cherchaient à regagner les territoires de la Colombie, d’où ils avaient été chassés, et, si cela est, ils ne peuvent être de ce côté de l’Orénoque!»

Jorrès était-il bien informé, quand il disait que ces Quivas devaient se diriger vers les llanos de la Colombie en passant plus au nord, c’était possible. Quoi qu’il en soit, les voyageurs n’oublieraient pas les recommandations de M. Manuel Assomption et se tiendraient sur leurs gardes.

La journée s’écoula, sans avoir été marquée par aucun incident. La navigation s’accomplissait dans les meilleures conditions de vitesse. Les pirogues allaient d’îles en îles, ne quittant l’une que pour atteindre l’autre.

Le soir, elles vinrent prendre leur poste à la pointe de l’île Caricha.

Le vent ayant calmi, mieux valait stationner que de recourir aux palancas pendant l’obscurité.

Dans une excursion sur la lisière de l’île, Jacques Helloch et le sergent Martial abattirent un de ces paresseux juché entre les branches d’un cecropia, dont les feuilles fournissent à cet animal son habituelle nourriture. Puis, en revenant, à l’embouchure du rio Caricha, au moment où un couple de ces sarigues, qui appartiennent à la famille des chironectes, s’occupait à pêcher pour son compte, les chasseurs firent un coup double, qui fut plus adroit qu’opportun. En effet, à se repaître de poissons, ces sarigues ne donnent qu’une chair coriace et huileuse, dont les Indiens ne veulent pas. Elles ne peuvent donc remplacer ces singes, lesquels sont un véritable régal, – même pour des estomacs européens.

Il est vrai, ces chironectes reçurent bon accueil de Germain Paterne, qui s’occupa, avec l’aide de Parchal, de les préparer pour en conserver la peau.

Quant au paresseux, uniquement fructivore, on le mit à l’étuve dans un trou rempli de pierres brûlantes, où il devait rester toute la nuit. Les passagers se promettaient bien d’y goûter, lorsqu’il serait servi au déjeuner du lendemain, et si sa chair, un peu forte de fumet, ne leur agréait pas, elle trouverait amateurs parmi les mariniers des pirogues. Au surplus, ces Indiens n’étaient pas difficiles, et, ce soir-là, l’un d’eux ayant remporté quelques douzaines de ces gros vers de terre, des lombrics longs d’un pied, ils les coupèrent en morceaux, les firent bouillir avec des herbes, et s’en régalèrent consciencieusement.

Il va sans dire que Germain Paterne, fidèle à la règle qu’il s’était imposée de tout expérimenter par lui-même, voulut tâter de cette matelote venezuelienne. Mais la répugnance l’emporta sur la curiosité scientifique, et l’expérience ne fut faite que du bout des lèvres.

«Je te croyais plus dévoué que cela à la science! dit Jacques Helloch en le plaisantant de son dégoût inconciliable avec ses instincts de naturaliste.

– Que veux-tu, Jacques, le dévouement d’un naturaliste a des bornes!» répondit Germain Paterne, en essayant de dissimuler un dernier haut-le-cœur.

Le lendemain, départ hâtif, afin d’utiliser une brise matinale assez vive pour remplir la voile des falcas. De cet endroit, on voyait poindre une chaîne de montagnes au-dessus des forêts qui s’étendaient sur la rive droite jusqu’à l’horizon. C’était la chaîne du Duido, dont les voyageurs se trouvaient encore à quelques jours de distance, et l’une des plus considérables de ce territoire.

Vingt-quatre heures après, au terme d’une fatigante journée, pendant laquelle la brise avait été intermittente, entre des averses violentes et des éclaircies courtes, Valdez et Parchal vinrent prendre le poste de nuit à la Piedra Pintada.

Il ne faut pas confondre cette «Pierre Peinte» et celle que les voyageurs avaient déjà rencontrée, en amont de San-Fernando. Si elle est ainsi dénommée, c’est que les roches de la rive gauche portent également l’empreinte de figurines et autres signes hiéroglyphiques.

Grâce à la baisse des eaux déjà prononcée, ces signes étaient apparents à la base des roches, et Germain Paterne put les examiner à loisir.

M. Chaffanjon l’avait fait, d’ailleurs, ainsi que le témoigne le récit de son voyage.

Mais il y avait lieu d’observer que leur compatriote parcourait cette partie de l’Orénoque dans la seconde quinzaine de novembre, tandis que Jacques Helloch et ses compagnons l’effectuaient dans la seconde quinzaine d’octobre. Or, ce délai d’un mois se traduit par des différences climatériques assez notables en un pays où la saison sèche succède brusquement, pour ainsi dire, à la saison pluvieuse.

L’étiage du fleuve était donc un peu plus élevé alors qu’il ne le serait dans quelques semaines, et cette circonstance devait favoriser la navigation des deux pirogues, car c’est au manque d’eau qu’il faut attribuer les plus difficiles obstacles.

Le soir même, on s’arrêtait à l’embouchure du Cunucunuma, l’un des principaux affluents de la rive droite. Germain Paterne ne crut pas devoir prendre fait et cause pour ce tributaire comme il l’avait fait pour le Ventuari. Il l’aurait pu, cependant, et avec non moins de raison.

«A quoi cela servirait-il, se borna-t-il à dire. MM. Varinas et Felipe ne sont pas là, et la discussion languirait.»

Peut-être, en d’autres circonstances, Jacques Helloch, en vue de la mission qui lui avait été confiée, eût-il suivi l’exemple du compatriote qui l’avait précédé sur le haut Orénoque. Peut-être se fût-il embarqué avec Parchal et un de ses hommes dans la curiare de la Moriche? Peut-être, à l’exemple de M. Chaffanjon, aurait-il exploré le Cunucunuma pendant cinq à six jours, à travers les territoires mariquitares? Peut-être enfin aurait-il renoué des relations avec ce capitan général, ce finaud d’Aramare et sa famille, qui avaient été visités et photographiés par le voyageur français?…

Mais, – on l’avouera, – les instructions du ministre étaient sacrifiées au nouvel objectif qui entraînait Jacques Helloch jusqu’à Santa-Juana. Il avait hâte d’y arriver, et se fût fait un scrupule de retarder Jeanne de Kermor dans l’accomplissement de son œuvre filiale.

Parfois, – non pour le lui reprocher, mais un peu par acquit de conscience, – Germain Paterne lui touchait un mot de cette mission un peu négligée.

«Bon… c’est bon! répondait Jacques Helloch. Ce que nous ne faisons pas à l’aller, on le fera au retour…

– Quand?…

– Quand nous reviendrons, parbleu!… Est-ce que tu te figures que nous ne reviendrons pas?…

– Moi? Je n’en sais rien!…Qui sait où nous allons?… Qui sait ce qui se passera là-bas?… Supposons qu’on ne retrouve pas le colonel de Kermor…

– Eh bien, Germain, il sera temps alors de songer à redescendre le fleuve.

– Avec Mlle de Kermor?…

– Sans doute.

– Et supposons que nos recherches aboutissent… que le colonel soit retrouvé… que sa fille, comme c’est probable, veuille rester près de lui, te décideras-tu à revenir?…

– Revenir?… répondit Jacques Helloch du ton d’un homme que ces questions embarrassaient.

– Revenir seul… avec moi, s’entend?

– Certainement… Germain…

– Je n’y crois guère, Jacques, à ton «certainement» !

– Tu es fou.

– Soit… mais toi… tu es amoureux, – ce qui est un autre genre de folie, non moins incurable.

– Encore?… Te voilà parlant de choses…

– Auxquelles je n’entends goutte… c’est convenu!… Voyons, Jacques… entre nous… si je n’entends pas, je vois clair… et je ne sais pas pourquoi tu essayes de cacher un sentiment qui n’a rien de commun avec ta mission scientifique… et que je trouve, d’ailleurs, tout naturel!

– Eh bien, oui, mon ami! répondit Jacques Helloch d’une voix altérée par l’émotion, oui!… J’aime cette jeune fille, si courageuse, et est-il donc étonnant que la sympathie qu’elle m’inspirait soit devenue… Oui!… je l’aime!… Je ne l’abandonnerai pas!… Qu’adviendra-t-il de ce sentiment qui m’a pris tout entier, je ne sais… Comment cela finira-t-il?…

– Bien !» répondit Germain Paterne.

Et il ne crut pas devoir rien ajouter à ce mot, trop affirmatif, peut-être, mais qui lui valut la meilleure poignée de main qu’il eût jamais reçue de son compagnon.

Il suit de toutes ces complications que si le cours du Cunucunuma ne fut pas exploré, il n’était pas certain qu’il le serait au retour des pirogues. Il méritait de l’être pourtant, car il arrose une pittoresque et riche contrée. Quant à son embouchure, elle ne mesure pas moins de deux cents mètres de largeur.

Donc, le lendemain, la Gallinetta et la Moriche se remirent en route, et ce qu’on n’avait pas fait pour le Cunucunuma, on ne le fit pas davantage pour le Cassiquiare, dont le confluent fut dépassé dans la matinée.

Il s’agissait là, cependant, de l’un des plus importants tributaires du grand fleuve. L’apport qu’il lui verse, par une échancrure de la rive gauche, vient des versants du bassin de l’Amazone. De Humboldt l’avait reconnu, et avant lui, l’explorateur Solano s’était assuré qu’une communication existait entre les deux bassins par le rio Negro, puis par le Cassiquiare.

En effet, vers 1725, le capitaine portugais Moraès, poursuivant sa navigation sur le rio Negro jusqu’au-dessous de San-Gabriel, au confluent du Guaïria, puis sur le Guaïria jusqu’à San-Carlos, descendit le Cassiquiare à partir de ce point, et déboucha dans l’Orénoque, après avoir ainsi parcouru la région venezuelo-brésilienne.

Décidément le Cassiquiare valait la peine d’être visité par un explorateur, bien que sa largeur, en cet endroit, ne dépasse guère une quarantaine de mètres. Néanmoins, les pirogues continuèrent leur marche en amont.

En cette partie du fleuve, la rive droite est très accidentée. Sans parler de la chaîne du Duido, qui se profile à l’horizon, couverte de forêts impénétrables, les cerros Guaraco forment une berge naturelle, laissant la vue s’étendre largement à la surface des llanos de gauche, sillonnés par le cours capricieux et varié du Cassiquiare.

Les falcas marchaient donc sous petite brise, ayant parfois quelque peine à refouler le courant, lorsque, un peu avant midi, Jean signala un nuage très bas et très épais, qui se traînait en rasant la savane.

Parchal et Valdez vinrent examiner ce nuage, dont les lourdes et opaques volutes se déroulaient en gagnant peu à peu la rive droite.

Jorrès, debout à l’avant de la Gallinetta, promenait ses regards en cette direction, et cherchait à reconnaître la cause de ce phénomène.

«C’est un nuage de poussière», dit Valdez.

Cette opinion fut aussi celle de Parchal.

«Qui peut soulever cette poussière? demanda le sergent Martial.

Quelque troupe en marche, sans doute… répondit Parchal.

Il faudrait alors qu’elle fût nombreuse… fit observer Germain Paterne.

Très nombreuse, en effet !» répliqua Valdez.

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Le nuage, à deux cents mètres de la rive, s’avançait, avec rapidité. Il se déchirait parfois, et l’on voyait, semblait-il, des masses rougeâtres se mouvoir à travers ces déchirures.

«Est-ce que ce serait la bande des Quivas?… s’écria Jacques Helloch.

Dans ce cas, prudence, dit Parchal, ramenons les pirogues vers l’autre rive…

Par prudence, oui, répliqua Valdez, et sans tarder d’un instant.»

La manœuvre fut ordonnée.

On amena les voiles, qui eussent gêné les falcas dans une marche oblique à travers le fleuve, et les hommes, appuyant sur leurs palancas, dirigèrent vers la rive gauche la Gallinetta qui précédait la Moriche.

Du reste, après avoir lui aussi attentivement regardé le nuage de poussière, Jorrès était venu prendre sa place aux pagaies, sans montrer aucune inquiétude.

Mais si l’Espagnol n’était pas inquiet, les voyageurs avaient le droit de l’être, au cas qu’ils fussent menacés d’une rencontre avec Alfaniz et ses Indiens. De la part de ces bandits il n’y aurait à espérer aucune pitié.

Par bonheur, comme ils ne devaient pas avoir les moyens de traverser le fleuve, les pirogues. en se maintenant près de la rive gauche, seraient momentanément à l’abri de leur attaque.

Une fois là, Valdez et Parchal s’amarrèrent aux souches de la berge, et les passagers attendirent, leurs armes en état, prêts à la défensive.

Les trois cents mètres de l’Orénoque ne dépassaient pas la portée des carabines.

On n’attendit pas longtemps. Les volutes de poussière ne se déroulaient plus qu’à une vingtaine de pas du fleuve. Des cris en sortaient, ou plutôt des meuglements caractéristiques, auxquels il ne fut pas possible de se tromper.

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«Eh! rien à craindre!… Ce n’est qu’un troupeau de bœufs!… s’écria Valdez.

 Valdez a raison, ajouta Parchal. Plusieurs milliers de bêtes soulèvent toute cette poussière…

– Et font tout ce tapage!» ajouta le sergent Martial.

Et ce tapage assourdissant, c’étaient bien des beuglements échappés de cette espèce de mascaret vivant, qui roulait à la surface des llanos.

Jean, que Jacques Helloch avait supplié de se mettre à l’abri sous le rouf de la Gallinetta, reparut alors, curieux de voir ce passage d’un troupeau à travers l’Orénoque.

Ces migrations de bœufs sont fréquentes sur les territoires du Venezuela. En effet, les propriétaires de bestiaux doivent se conformer aux exigences de la saison sèche et de la saison humide. Lorsque l’herbe manque aux prairies des hautes terres, il y a nécessité de pâturer celles des plaines basses dans le voisinage des cours d’eau, en recherchant de préférence ces fonds qui sont périodiquement atteints par les crues et dont la végétation est prodigieuse. Les graminées fournissent aux animaux une nourriture aussi abondante qu’excellente sur toute l’étendue des esteros.

Il est donc nécessaire que les llaneros fassent transhumer leurs bêtes, et, quand il se présente un cours d’eau, fleuve, rio ou bayou, elles le franchissent à la nage.

Jacques Helloch et ses compagnons allaient assister à cet intéressant spectacle, sans avoir rien à redouter de cette agglomération de plusieurs milliers de ruminants.

Dès qu’ils furent arrivés sur la berge, les bœufs s’arrêtèrent. Et quel redoublement de tumulte, car les derniers rangs poussaient irrésistiblement les premiers, alors que ceux ci hésitaient à se jeter dans le fleuve!

Ils y furent déterminés, d’ailleurs, par le cabestero qui les précédait.

«C’est le capitaine de nage, dit Valdez. Il va lancer son cheval dans le courant, et les bêtes suivront.»

En effet, ce cabestero tomba d’un seul bond du haut de la berge. Des vachers, précédés d’un guide qui venait d’entonner une sorte d’hymne sauvage, un «en avant» de rythme étrange, se mirent à la nage. Aussitôt le troupeau de se précipiter dans les eaux du fleuve, à la surface duquel on ne vit plus que des têtes aux longues cornes courbes, dont les puissants naseaux reniflaient avec une extrême violence.

Le passage s’effectua facilement jusqu’au milieu du lit, malgré la rapidité du courant, et il y avait lieu d’espérer qu’il s’achèverait sans encombre sous la direction du capitaine de nage et grâce à l’habileté des guides.

Il n’en fut rien.

Soudain, un immense remuement agita ces bœufs alors que plusieurs centaines se trouvaient encore à quelque vingt mètres de la rive droite. Puis, au même instant, les vociférations des vachers se mêlèrent au beuglement des animaux.

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Il semblait que cette masse fût prise d’une épouvante dont la cause échappait…

«Les caribes… les caribes!… s’écrièrent les mariniers de la Moriche et de la Gallinetta.

– Les caribes?… répéta Jacques Helloch.

– Oui !… s’écria Parchal, les caribes et les parayos!»

Effectivement, le troupeau venait de rencontrer une bande de ces redoutables raies, de ces anguilles électriques, de ces gymnotes tembladors, qui peuplent par millions les cours d’eau du Venezuela.

Sous les décharges de ces vivantes «bouteilles de Leyde» toujours en tension et d’une extraordinaire puissance, les bœufs furent atteints de commotions successives, paralysés, réduits à l’état inerte. Ils se retournaient sur le flanc, ils agitaient une dernière fois leurs jambes, secouées par les secousses électriques.

Et beaucoup disparurent en quelques secondes, tandis que les autres, rebelles à la voix de leurs guides, dont quelques-uns furent également frappés par les gymnotes, durent céder au courant, et n’accostèrent la berge opposée qu’à plusieurs centaines de mètres en aval.

En outre, comme il n’avait pas été possible d’arrêter les rangs en arrière de la berge que poussait la masse du troupeau, les bœufs affolés furent contraints de se précipiter dans le fleuve, en proie à l’épouvante. Mais, sans doute, l’énergie électrique des parayos et des caribes avait diminué. Aussi, nombre de bêtes finirent par gagner la rive gauche, et s’enfuirent tumultueusement à travers la savane.

«Voilà, dit Germain Paterne, ce qui ne se voit ni dans la Seine, ni dans la Loire, ni même dans la Garonne, et c’est un spectacle digne d’être vu!

– Tonnerre de tonnerres, nous ferons bien de nous défier de ces abominables anguilles! grommela le sergent Martial.

– Assurément, mon brave sergent, déclara Jacques Helloch, et, le cas échéant, on s’en défierait comme d’une batterie de piles électriques!

– Le plus prudent, ajouta Parchal, c’est de ne point tomber dans ces eaux où elles fourmillent…

– Comme vous dites, Parchal, comme vous dites!» conclut Germain Paterne.

Il est certain que ces gymnotes pullulent au sein des rivières venezueliennes. En revanche, au point de vue alimentaire, les pêcheurs n’ignorent pas qu’ils fournissent une nourriture excellente. Ils cherchent à les prendre au moyen de filets, et, après les avoir laissés s’épuiser en vaines décharges, il peuvent les manier sans inconvénient.

Que faut-il penser du récit de Humboldt, rapportant que, de son temps, des troupes de chevaux étaient lancées au milieu de ces monstres aquatiques et livrées à leurs secousses, afin de faciliter cette pêche? L’opinion d’Élisée Reclus est que, même à l’époque où d’innombrables chevaux parcouraient les llanos, ils avaient encore trop de valeur pour qu’on les sacrifiât d’une façon aussi barbare, et il doit avoir raison.

Lorsque les pirogues eurent repris leur marche, la navigation fut retardée par l’insuffisance du vent, qui calmissait généralement dans l’après-midi. En de certaines passes étroites, où le courant se mouvait avec rapidité, on dut se haler à l’espilla, – ce qui occasionna une perte de plusieurs heures. La nuit était venue, lorsque les passagers firent halte au pied du village de la Esmeralda.

En ce moment, sur la rive droite, l’espace était brillamment illuminé par un magnifique vacillement de lueurs à la cime boisée de cette pyramide du Duido, haute de deux mille quatre cent soixante-quatorze mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce n’était point une éruption volcanique, mais des flammes, souples et falotes, qui dansaient sur les flancs du cerro, tandis que les chauves-souris pêcheuses, éblouies par ces fulgurations éclatantes, tourbillonnaient au-dessus des falcas endormies près de la berge.

 

 

Chapitre VI

Terribles inquiétudes

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ussi longtemps que les Barés seront les Barés, l’apparition de ces énormes feux follets au sommet du Duido devra être considérée dans le pays comme un funeste présage, avant-coureur de catastrophes.

Aussi longtemps que les Mariquitares seront les Mariquitares, ce phénomène sera pour eux l’indication d’une série d’heureux événements.

Ces deux tribus indiennes ont donc une façon très opposée d’envisager les pronostics de leur prophétique montagne. Mais, qu’elles aient raison l’une ou l’autre, il est certain que le voisinage du Duido n’a pas porté bonheur au village de la Esmeralda.

On ne trouverait guère de plus agréable situation dans les savanes contiguës à l’Orénoque, des pâturages mieux appropriés à l’élevage du bétail, un meilleur climat qui ne connaît pas les excès de la température tropicale. Et, pourtant, la Esmeralda est en un triste état d’abandon et de déchéance. A peine reste-t-il, de l’ancien village fondé par les colons espagnols, les ruines d’une petite église et cinq à six paillotes, qui ne sont occupées que temporairement aux époques de chasse et de pêche.

Lorsque la Gallinetta et la Moriche arrivèrent, elles ne rencontrèrent pas une seule embarcation dans le port.

Et qui en a chassé les Indiens?… Ce sont ces légions de moustiques, qui rendent l’endroit inhabitable, ces myriades d’insectes, dont les flammes du Duido seraient impuissantes à détruire la race maudite.

Et les falcas en furent tellement assaillies, les moustiquaires devinrent tellement insuffisantes, passagers et bateliers reçurent de telles morsures, – même le neveu du sergent Martial, son oncle n’étant pas parvenu à le protéger cette fois, – que Parchal et Valdez démarrèrent avant le jour à l’aide des palancas, en attendant la brise matinale. Cette brise ne commença à s’établir que vers six heures, et les pirogues, deux heures après, dépassaient l’embouchure de l’Iguapo, un des affluents de la rive droite.

Jacques Helloch ne songea pas plus à explorer l’Iguapo qu’il n’avait eu l’idée d’explorer le Cunucunuma ou le Cassiquiare, et Germain Paterne ne lui en toucha pas un mot, même en manière d’amicale plaisanterie.

Il y avait d’ailleurs un nouveau sujet d’inquiétude pour le sergent Martial, non moins que pour Jacques Helloch.

Si forte qu’elle fût, si endurante, si énergique aussi, il y eut lieu de craindre que Jeanne de Kermor, qui avait résisté jusqu’alors à tant de fatigues, ne payât son tribut au climat de ce pays. A la surface des parties marécageuses, règnent des fièvres endémiques, qu’il est difficile d’éviter. Grâce à leur accoutumance, les équipages étaient restés indemnes. Mais la jeune fille éprouvait depuis quelques jours un malaise général dont la gravité ne pouvait échapper.

Germain Paterne reconnut que Jeanne de Kermor était sous l’influence des fièvres paludéennes. Ses forces diminuaient, l’appétit faisait défaut, et, dès ce jour-là, une insurmontable lassitude l’obligea de s’étendre sous le rouf pendant des heures entières. Elle s’efforçait de résister, s’attristant surtout à la pensée de ce surcroît d’inquiétude pour ses compagnons de voyage.

Restait cependant l’espoir que cette indisposition ne serait que passagère… Peut-être le diagnostic de Germain Paterne était-il entaché d’erreur?… Et, d’ailleurs, étant donné l’endurance morale et physique de Jeanne, la nature ne serait-elle pas son meilleur médecin et n’avait-elle pas le meilleur remède, la jeunesse?…

Toutefois, ce fut en proie à de croissantes anxiétés que Jacques Helloch et ses compagnons reprirent la navigation sur le haut fleuve.

Les pirogues établirent leur halte de nuit à l’embouchure du Gabirima, un affluent de la rive gauche. On ne rencontra aucune trace de ces Indiens Barés, signalés par M. Chaffanjon. Il n’y eut pas trop à le regretter, puisque les deux cases du Gabirima, à l’époque où les visita le voyageur français, abritaient une famille d’assassins et de pillards, dont l’un des membres était l’ancien capitan de la Esmeralda. Étaient-ils restés des coquins, étaient-ils devenus d’honnêtes gens, – question qui ne fut point élucidée. Dans tous les cas, ils avaient transporté autre part leur coquinerie ou leur honnêteté. On ne put donc se procurer à cet endroit aucun renseignement sur la bande d’Alfaniz.

Les falcas repartirent le lendemain, approvisionnées de viande de cerfs, de cabiais, de pécaris, que les chasseurs avaient tués la veille. Le temps était mauvais. Il tombait parfois des pluies diluviennes. Jeanne de Kermor souffrait beaucoup de ces intempéries. Son état ne s’améliorait pas. La fièvre persistait et s’aggravait même, malgré des soins incessants.

Les détours du fleuve, dont la largeur se réduisait à deux cents mètres sur un cours encombré de récifs, ne permirent pas de dépasser ce jour-là l’île Yano, – la dernière que les pirogues dussent rencontrer en amont.

Le lendemain, 21 octobre, un raudal, qui sinuait entre de hautes berges assez resserrées, offrit quelques difficultés, et, le soir, la Moriche et la Gallinetta, aidées de la brise, vinrent relâcher devant le rio Padamo.

Cette fièvre qui minait peu à peu la jeune fille n’avait point cédé. Jeanne était de plus en plus abattue, et sa faiblesse ne lui permettait pas de quitter le rouf.

C’est alors que le vieux soldat s’adressa de violents reproches pour avoir consenti à ce voyage!… Tout cela, c’était sa faute!… Et que faire?… Comment arrêter les accès de fièvre, comment en empêcher le retour?… En admettant même que la pharmacie de la Moriche possédât un remède efficace, ne serait-il pas prudent de revenir en arrière?… En quelques jours, entraînées par le courant, les pirogues seraient de retour à San-Fernando…

Jeanne de Kermor avait entendu le sergent Martial discuter à ce sujet avec Jacques Helloch, et, toute brisée, elle dit d’une voix éteinte:

«Non… non!… ne retournons pas à San-Fernando… J’irai jusqu’à la Mission… J’irai jusqu’à ce que j’aie retrouvé mon père… A Santa-Juana… à Santa-Juana!…»

Puis elle retomba, presque sans connaissance, après ce suprême effort.

Jacques Helloch ne savait quel parti prendre. A céder aux instances du sergent Martial, ne serait-ce pas risquer de déterminer chez la jeune fille une crise funeste, si elle voyait la pirogue redescendre le fleuve? En somme, ne valait-il pas mieux continuer le voyage, atteindre Santa-Juana, où les secours étaient aussi assurés qu’à San-Fernando?…

Et alors, Jacques Helloch s’adressait à Germain Paterne:

«Tu ne peux donc rien!… s’écriait-il, d’une voix désespérée. Tu ne connais donc pas un remède qui puisse couper cette fièvre dont elle meurt!… Ne vois-tu pas que la pauvre enfant dépérit chaque jour?…»

Germain Paterne ne savait que répondre, ni que faire au-delà de ce qu’il avait fait. Le sulfate de quinine, dont la pharmacie était suffisamment approvisionnée, n’avait pu enrayer cette fièvre, bien qu’il eût été administré à haute dose.

Et, lorsque le sergent Martial, lorsque Jacques Helloch le pressaient de leurs questions, de leurs prières, il ne trouvait que ceci à répondre:

«Le sulfate de quinine est malheureusement sans effet sur elle!… Peut-être faudrait-il recourir à des herbes… à des écorces d’arbres… Il doit s’en trouver sur ces territoires… Mais qui nous les indiquera et comment se les procurer?…»

Valdez et Parchal, interrogés à ce sujet, confirmèrent le dire de Germain Paterne. A San-Fernando, on faisait communément usage de certaines substances fébrifuges du pays. Ce sont de véritables spécifiques contre les fièvres engendrées par les émanations marécageuses, dont les indigènes comme les étrangers ont tant à souffrir au cours de la saison chaude.

«Le plus souvent, affirma Valdez, on emploie l’écorce du chinchora et surtout celle du coloradito…

– Reconnaîtriez-vous ces plantes?…. demanda Jacques Helloch.

– Non, répondit Valdez. Nous ne sommes que des bateliers, toujours sur le fleuve… C’est aux llaneros qu’il faudrait recourir, et il ne s’en rencontre pas un sur les rives!»

Germain Paterne ne l’ignorait pas, l’effet du coloradito est souverain dans les cas de fièvres paludéennes, et nul doute que la fièvre eût cédé si la malade eût pu prendre plusieurs décoctions de cette écorce. Et, par malheur, lui, un botaniste, il en était encore à chercher cet arbrisseau dans les savanes riveraines.

Cependant, devant la formelle volonté de Jeanne de Kermor, ses compagnons avaient résolu de continuer le voyage sans s’attarder.

Ce précieux spécifique, on se le procurerait certainement à Santa-Juana. Mais les deux cents kilomètres, que l’on comptait jusqu’à la Mission, combien de temps faudrait-il aux pirogues pour les franchir?…

La navigation fut reprise le lendemain dès l’aube. Temps orageux, accompagné de lointains roulements de tonnerre. Vent favorable dont Valdez et Parchal ne voulaient pas perdre un souffle. Ces braves gens compatissaient à la douleur de leurs passagers. Ils aimaient ce jeune garçon, se désolaient à voir son affaiblissement s’accroître. Le seul qui montrait une certaine indifférence, c’était l’Espagnol Jorrès. Ses regards ne cessaient de parcourir les llanos sur la droite du fleuve. Tout en prenant garde d’éveiller les soupçons, il se tenait le plus souvent à l’extrémité de la Gallinetta, tandis que ses camarades étaient couchés au pied du mât. Une ou deux fois, Valdez en fit la remarque, et nul doute que Jacques Helloch aurait trouvé suspecte l’attitude de l’Espagnol, s’il avait eu le loisir de l’observer. Mais sa pensée était ailleurs, et, alors que les falcas naviguaient côte à côte, il restait de longues heures à l’entrée du rouf, regardant la jeune fille qui essayait de sourire pour le remercier de ses soins.

Et ce jour-là, elle lui dit:

«Monsieur Jacques, je vous demanderai de vouloir bien me faire une promesse…

– Parlez… parlez… mademoiselle Jeanne… Je tiendrai cette promesse, quelle qu’elle soit…

– Monsieur Jacques… peut-être ne serai-je pas assez forte pour continuer nos recherches… Quand nous serons à la Mission, peut-être me faudra-t-il demeurer à Santa-Juana… Eh bien… si nous apprenons ce qu’est devenu mon père… voudrez-vous…

– Tout faire pour le rejoindre…. oui… Jeanne… ma chère Jeanne… oui!… Je partirai… je me jetterai sur les traces du colonel de Kermor… je le retrouverai… je le ramènerai à sa fille…

– Merci… monsieur Jacques… merci!…» répondit la jeune fille, dont la tête retomba sur sa couche, après qu’elle l’eut soulevée un instant.

Le Padamo fournit à l’Orénoque un apport considérable d’eaux claires et profondes à travers une embouchure supérieure en largeur à celle du fleuve lui-même. Encore un de ces tributaires qui, non sans quelque raison, eût pu mettre aux prises les Guaviariens et les Atabaposistes!

En amont, le courant se propageait avec une certaine vitesse, entre des rives escarpées au-dessus desquelles se dessinait la lisière d’épaisses forêts. Les pirogues naviguaient tantôt à la voile, tantôt à la pagaie.

En amont du rio Ocamo, la largeur du fleuve se réduisait à une cinquantaine de mètres.

La fin de la journée fut mauvaise pour la malade, à la suite d’un accès d’une extrême violence. On allait à un dénouement fatal et prochain, si Germain Paterne ne parvenait pas à se procurer le seul remède qui pût agir avec efficacité.

Comment peindre la douleur qui régnait parmi les passagers des pirogues! C’était un affreux désespoir chez le sergent Martial, à faire craindre qu’il ne devînt fou. Les hommes de la Gallinetta ne le perdaient pas de vue, redoutant que, dans un accès d’aliénation mentale, il ne se précipitât dans le fleuve.

Jacques Helloch, près de Jeanne, étanchait avec un peu d’eau fraîche la soif qui la dévorait, guettant ses moindres paroles, angoissé de ses moindres soupirs. Ne pourrait-il donc sauver celle qu’il aimait d’un si profond, d’un si pur amour, et pour laquelle il eût sacrifié cent fois sa vie?…

Et alors, la pensée lui venait qu’il aurait dû résister à la volonté de la jeune fille et donner l’ordre de retourner à San-Fernando. C’était insensé de prétendre, en de telles conditions, remonter jusqu’aux sources de l’Orénoque… Les eût-on atteintes, on ne serait pas rendu à Santa-Juana… Si un rio ne mettait pas la Mission en communication avec le fleuve, il serait nécessaire de prendre la voie de terre, de cheminer sous ces interminables forêts par une chaleur accablante…

Mais lorsque Jeanne de Kermor sortait de son assoupissement, lorsque la fièvre lui laissait quelque répit, elle demandait d’une voix inquiète:

«Monsieur Jacques… nous allons toujours dans la bonne direction… n’est-ce-pas?…

– Oui… Jeanne… Oui!… répondait-il.

– Je pense sans cesse à mon pauvre père!… J’ai rêvé que nous l’avions retrouvé!… Et il vous remerciait… de tout ce que vous aviez fait pour moi… et pour lui…»

Jacques Helloch détournait la tête pour cacher ses larmes. Oui! il pleurait, cet homme, si énergique, il pleurait de se sentir impuissant devant ce mal qui s’aggravait, devant la mort assise au chevet de cette adorée jeune fille!

Le soir, les pirogues s’arrêtèrent à Pedra Mapaya, d’où elles repartirent de grand matin, naviguant tantôt à la voile, tantôt à la pagaie. Les eaux étant déjà fort basses, les falcas risquèrent plusieurs fois d’échouer sur le fond sablonneux du fleuve.

Pendant cette fatigante journée, les falcas dépassèrent le point où les cerros Moras accidentent la rive droite de leurs premières ramifications.

L’après-midi, une nouvelle crise d’une violence extraordinaire menaça d’emporter la malade. On crut sa dernière heure arrivée. Et tel fut le désespoir du sergent Martial, que Germain Paterne, afin que Jeanne ne pût entendre ses cris, dut le faire embarquer sur la Moriche qui suivait à une centaine de pieds en arrière. Le sulfate de quinine ne produisait plus aucun effet.

«Germain… Germain… dit alors Jacques Helloch, qui avait entraîné son compagnon à l’avant de la Gallinetta, Jeanne va mourir…

– Ne te désespère pas, Jacques!!

– Je te dis qu’elle va mourir!… Si cet accès ne la tue pas, elle n’en pourra supporter un autre…»

Ce n’était que trop certain, et Germain Paterne baissa la tête.

«Et ne rien pouvoir… rien!» soupirait-il.

Vers trois heures de l’après-midi, tomba une pluie torrentielle, qui rafraîchit un peu l’atmosphère dévorante, presque constamment orageuse. Il n’y eut pas lieu de s’en plaindre, car le fleuve profitait de cette eau abondamment versée des nuages blafards, amassés en couches profondes. Ses tributaires de droite et de gauche, si multipliés en cette portion de son cours, relevaient son étiage et assuraient le passage des pirogues.

À quatre heures, le cerro Yaname, dont l’altitude est considérable, apparut à gauche, au détour d’un massif boisé. Au-delà du brusque coude que dessine l’Orénoque en cet endroit, s’ouvrait l’étroite embouchure du rio Mavaca.

La brise étant entièrement tombée, Valdez et Parchal vinrent prendre leur poste au pied d’un sitio, composé de quelques paillotes, où vivaient cinq ou six familles mariquitares.

Le premier qui sauta sur la berge fut Jacques Helloch, après avoir dit au patron de la Moriche:

«Venez, Parchal.»

Où allait-il?…

Il allait chez le capitan de ce sitio.

Que voulait-il?…

Il voulait lui demander d’arracher la mourante à la mort!…

Le capitan occupait une case assez confortable, telle que le sont généralement celles des Mariquitares. C’était un Indien d’une quarantaine d’années, intelligent et serviable, qui reçut les deux visiteurs avec empressement.

Sur l’insistance de Jacques Helloch, Parchal lui posa immédiatement la question relative au coloradito.

Le capitan connaissait-il cette écorce?… Cet arbrisseau poussait-il sur la région du Mavaca?…

«Oui, répondit l’Indien, et nous en faisons souvent usage contre les fièvres…

– Et il les guérit?…

– Toujours.»

Ces propos s’échangeaient en cette langue indienne, que Jacques Helloch ne pouvait comprendre. Mais, lorsque Parchal lui eut traduit les réponses du capitan:

«Que cet Indien nous procure un peu de cette écorce… s’écriat-il. Je la lui paierai ce qu’il en voudra… de tout ce que j’ai!…»

Le capitan se contenta de tirer d’un des paniers de sa case quelques débris ligneux, et il les remit à Parchal. Un instant après, Jacques Helloch et le patron étaient de retour à bord de la Gallinetta.

«Germain… Germain… le coloradito… le coloradito!…»

C’est tout ce que put dire Jacques Helloch.

«Bien, Jacques!… répondit Germain Paterne. Le nouvel accès de fièvre n’est pas revenu… C’est le moment… Nous la sauverons… mon ami… nous la sauverons!»

Tandis que Germain Paterne préparait la décoction, Jacques Helloch, près de Jeanne, la rassurait… Jamais fièvre n’avait résisté à ce coloradito… On pouvait en croire le capitan de Mavaca…

Et la pauvre malade, ses yeux agrandis, ses joues blanches comme une cire, après cet accès qui avait élevé à quarante degrés la température de son corps, eut la force de sourire.

«Je me sens mieux déjà, dit-elle, et pourtant… je n’ai encore rien pris…

– Jeanne… ma chère Jeanne!…» murmura Jacques Helloch en s’agenouillant.

Quelques minutes suffirent à Germain Paterne pour obtenir une infusion de cette écorce du coloradito, et Jacques Helloch approcha la tasse des lèvres de la jeune fille.

Dès qu’elle en eut vidé le contenu:

«Merci!» dit-elle, et ses yeux se refermèrent.

Il fallait maintenant la laisser seule. Aussi Germain Paterne entraîna-t-il Jacques, qui refusait de s’éloigner. Tous deux s’assirent à l’avant de la pirogue, où ils restèrent silencieux.

Les hommes avaient reçu ordre de débarquer, afin qu’il ne se produisît aucun bruit à bord. Si Jeanne s’endormait, il importait que rien ne troublât son sommeil.

Le sergent Martial avait été prévenu. Il savait que l’on s’était procuré le fébrifuge, il savait que celui-ci venait d’être administré à Jeanne. Aussi, quittant la Moriche, il sauta sur la berge, il courut vers la Gallinetta

Germain Paterne lui fit signe de s’arrêter…

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Le pauvre homme obéit, et, les yeux en pleurs, s’appuya contre une roche.

D’après l’opinion de Germain Paterne, si un nouvel accès ne se déclarait pas, c’est que l’absorption de coloradito aurait produit son effet. Avant deux heures, cela serait décidé. Avant deux heures, on saurait s’il y avait espoir, peut-être même certitude de sauver la jeune fille.

En quelles inexprimables transes tous attendirent! On écoutait si quelque soupir s’échappait des lèvres de Jeanne… si elle appelait… Non!… elle ne prononçait pas une parole…

Jacques Helloch se rapprocha du rouf…

Jeanne dormait, elle dormait sans agitation, sans paraître oppressée, dans un calme absolu.

«Elle est sauvée!… sauvée… murmurait-il à l’oreille de Germain Paterne.

– Je l’espère… je le crois… Eh! il a du bon, ce coloradito!… Seulement les pharmaciens sont rares sur le haut Orénoque!»

L’heure passée, l’accès n’était pas revenu… Il ne devait plus revenir.

Et, dans l’après-midi, lorsque Jeanne se réveilla, ce fut, non sans raison, cette fois, qu’elle put murmurer en tendant la main à Jacques Helloch:

«Je me sens mieux!… oui!… je me sens mieux!»

Puis, quand le sergent Martial, qui avait eu la permission de rentrer à bord de la Gallinetta, se trouva près d’elle:

«Cela va bien… mon oncle!» lui dit-elle en souriant, tandis que sa main essuyait les larmes du vieux soldat.

On la veilla toute la nuit. De nouvelles infusions de la salutaire écorce lui furent administrées. Elle dormit paisiblement, et, le lendemain, à son réveil, sa guérison ne fit plus doute pour personne. Quelle joie ressentirent les passagers, quelle joie aussi les équipages des deux pirogues!

Il va de soi que le capitan de Mavaca, malgré ses honnêtes refus, eut le droit de choisir au profit de sa famille ce qui pouvait le tenter dans la cargaison de la Moriche. Au total, ce brave homme se montra discret. Quelques couteaux, une hachette, une pièce d’étoffe, des miroirs, des verroteries, une demi-douzaine de cigares, lui payèrent le prix de son coloradito.

Au moment de partir, on s’aperçut que Jorrès n’était pas à bord de la Gallinetta, et, sans doute, il avait été absent depuis la veille au soir.

Interrogé par Jacques Helloch, dès qu’il fut de retour, il répondit que l’équipage ayant eu ordre de débarquer, il était allé dormir dans la forêt. Il fallut se contenter de cette réponse, qui ne pouvait être contrôlée, – réponse plausible, d’ailleurs.

Pendant les quatre jours qui suivirent, les falcas remontèrent non sans de grands efforts le courant de l’Orénoque. A peine faisait-on une dizaine de kilomètres par vingt-quatre heures. Qu’importait! Jeanne revenait rapidement à la santé, elle reprenait des forces, grâce aux aliments que lui préparait avec un extrême soin Germain Paterne. Jacques Helloch ne la quittait plus, et, en vérité, le sergent Martial avait fini par trouver cela tout naturel.

«C’était écrit! se répétait-il. Mais mille et mille carambas de carambas, que dira mon colonel?»

Bref, dès le lendemain, la convalescente put sortir du rouf entre midi et deux heures. Enveloppée d’une légère couverture, étendue sur une bonne literie d’herbes sèches à l’arrière de l’embarcation, elle respirait l’air vif et réconfortant des savanes.

La largeur du fleuve ne dépassait pas alors une trentaine de mètres. Le plus souvent, il fallait pousser les falcas au moyen des garapatos ou les haler à l’espilla. Il se rencontra quelques petits raudals assez difficiles, et l’eau était si basse, par endroits, qu’il fut question de débarquer le matériel des pirogues.

Par bonheur, on put éviter cette longue opération. En se mettant à l’eau, les hommes déchargèrent d’autant les pirogues, qui parvinrent à franchir les mauvaises passes. Ainsi fut-il fait au raudal de Manaviche, à celui de Yamaraquin, au pied des cerros Bocon, qui dominent le fleuve de plus de huit cents mètres.

Chaque soir, Jacques Helloch et le sergent Martial allaient chasser à travers les giboyeuses forêts de la rive, et ils rapportaient des chapelets de hoccos ou de pavas. Décidément, en ces provinces méridionales du Venezuela, la question de nourriture n’est pas pour préoccuper, si l’on aime le gibier, qui est de qualité supérieure, – et le poisson, dont fourmillent les eaux du grand fleuve.

La santé de Jeanne était rétablie maintenant. Elle n’avait plus ressenti le moindre mouvement de fièvre depuis l’emploi du coloradito. Il ne paraissait pas qu’une rechute fût à craindre, et il n’y avait qu’à laisser faire la nature, aidée de la jeunesse.

Dans la journée du 25, apparut à droite une chaîne de montagnes, indiquée sur la carte sous le nom de cerros Guanayos.

Le 26, ce n’est pas sans d’extrêmes difficultés, ni d’énormes fatigues, que les pirogues enlevèrent le raudal de Marquès.

A plusieurs reprises, Jacques Helloch, Valdez et Parchal furent induits à penser que la rive droite n’était pas aussi déserte qu’elle le paraissait. Il semblait parfois que des formes humaines se faufilaient entre les arbres et derrière les halliers. A supposer que ce fussent des Guaharibos, il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter, puisque ces tribus sont à peu près inoffensives.

Le temps n’était plus où, alors que M. Chaffanjon explorait cette partie de l’Orénoque, ses hommes s’attendaient chaque jour à l’attaque des indigènes.

A noter, cependant, que Jacques Helloch et le sergent Martial essayèrent en vain de rejoindre les êtres quelconques qu’ils croyaient entrevoir sur la lisière de la forêt. La vérité est qu’ils en furent pour leur inutile poursuite.

Il va de soi que si ces indigènes n’étaient pas des Guaharibos, mais des Quivas, – et précisément ceux d’Alfaniz, – leur présence eût constitué le plus grave des dangers. Aussi, Parchal et Valdez surveillaient-ils vigilamment les berges, et ne laissaient plus leurs hommes descendre à terre. Quant à l’attitude de Jorrès, elle ne présentait rien de suspect, et il ne manifesta pas une seule fois l’intention de débarquer. Du reste, encore sept ou huit étapes, et les pirogues devraient s’arrêter, faute de trouver assez d’eau dans le lit du fleuve. L’Orénoque serait réduit à ce mince filet liquide qui sort de la Parima, et dont trois cents affluents font ensuite la grande artère de l’Amérique méridionale.

Alors il y aurait nécessité d’abandonner les falcas, et, pendant une cinquantaine de kilomètres, à travers les profondes forêts de la rive droite, de se transporter pédestrement à Santa-Juana. Il est vrai, là était le but, et l’on serait soutenu par l’espoir de l’atteindre en quelques marches.

Cette journée du 27 octobre et celle qui suivit purent compter parmi les plus rudes du voyage depuis le départ de Caïcara. Il fallut tout le dévouement des équipages, toute l’habileté des patrons pour franchir le raudal de Guaharibos, – point qu’atteignit en 1760 Diaz de la Fuente, le premier explorateur de l’Orénoque. Ce qui amena Germain Paterne à faire cette juste réflexion:

«Si les Indiens de ce nom ne sont pas redoutables, on ne peut en dire autant des rapides qui s’appellent comme eux…

– Et ce sera un miracle si nous passons sans dommage! répondit Valdez.

– Puisque le ciel en a fait un en sauvant la vie à notre cher Jean, dit Jacques Helloch, il en fera bien un autre pour la pirogue qui le porte! La belle affaire qu’un miracle, quand on est le Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre….

– Amen!» murmura le sergent Martial, le plus sérieusement du monde.

Et, au vrai, ce fut miraculeux de s’en tirer au prix d’avaries légères, quelques déchirures, qui purent aisément être réparées en cours de navigation.

Que l’on se figure un escalier de réservoirs étagés, se succédant l’espace de dix à douze kilomètres. Cette disposition rappelait sur une vaste échelle les séries d’écluses du canal de Gotha en Suède. Seulement, ce canal de Stockholm à Gotteborg est pourvu de sas et muni de portes qui les ouvrent et les ferment, – ce qui facilite la marche des bâtiments. Ici, ni sas, ni écluses, et obligation de se haler à la surface de ces paliers de pierres, qui ne laissaient pas un pouce d’eau sous les fonds des falcas. Tous les bateliers durent se mettre à la besogne et manœuvrer l’espilla accrochée aux arbres ou aux roches.

Assurément, si la saison sèche eût été plus avancée, ce raudal aurait définitivement arrêté les pirogues.

Et cela est si certain que M. Chaffanjon, en cet endroit même, dut abandonner son embarcation, et achever sur une curiare l’itinéraire qui devait aboutir aux sources de l’Orénoque.

De grand matin, on repartit. La largeur du fleuve ne se mesurait plus que par quinze à vingt mètres. Les falcas remontèrent encore des rapides, au pied de la sierra Guahariba, – entre autres le raudal des Français, et plus d’une fois, les embarcations, flottant à peine, traînées à bras, creusèrent de profondes ornières sur les seuils de sable.

Enfin, le soir, Parchal et Valdez vinrent tourner leurs amarres à la berge de la rive droite.

En face, sur l’autre rive, se dressait la masse sombre d’un haut pic. Ce ne pouvait être que le pic Maunoir, ainsi appelé par le voyageur français en l’honneur du secrétaire général de la Société de Géographie de Paris.

Peut-être, – par excès de fatigue, – la surveillance ne serait-elle pas complète cette nuit-là. En effet, après le souper, chacun ne songea plus qu’à chercher le repos dont il avait besoin. Passagers et mariniers ne tardèrent pas à s’endormir d’un profond sommeil.

Pendant la nuit, aucune agression ne se produisit, aucune attaque ne vint ni des Indiens Bravos, ni des Quivas d’Alfaniz.

Au petit jour, les deux patrons, à leur réveil, poussèrent un cri de désappointement.

L’eau avait baissé de cinquante centimètres depuis la veille. Les pirogues étaient à sec. A peine quelques filets jaunâtres couraient-ils sur le lit de l’Orénoque.

Donc, c’était la navigation interrompue pour toute la durée de la saison chaude.

Lorsque les équipages furent rassemblés sur l’avant des pirogues, on s’aperçut que l’un des hommes manquait à l’appel.

Jorrès avait disparu, et, cette fois, il ne devait pas revenir.

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