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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre XVI-XX)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XVI

Deux coups de feu

 

a première moitié du mois de septembre s’était écoulée. Si le fort Espérance eût été situé au pôle même, c’est-à-dire vingt degrés plus haut en latitude, le 21 du présent mois, la nuit polaire l’aurait déjà enveloppé de ténèbres. Mais sur ce soixante-dixième parallèle, le soleil allait se traîner circulairement au-dessus de l’horizon pendant plus d’un mois encore. Déjà, pourtant, la température se refroidissait sensiblement. Pendant la nuit, le thermomètre tombait à trente et un degrés Fahrenheit (1° centigr. au-dessous de zéro). De jeunes glaces se formaient çà et là, que les derniers rayons solaires dissolvaient pendant le jour. Quelques bourrasques de neige passaient au milieu des rafales de pluie et du vent. La mauvaise saison était évidemment prochaine.

Mais les habitants de la factorerie pouvaient l’attendre sans crainte. Les approvisionnements actuellement emmagasinés, devaient suffire et au delà. La réserve de venaison sèche s’était accrue. D’autres morses avaient été tués. Mac Nap avait eu le temps de construire une étable bien close, destinée aux rennes domestiques, et, en arrière de la maison, un vaste hangar qui renfermait le combustible. L’hiver, c’est-à-dire la nuit, la neige, la glace, le froid, pouvait venir. On était prêt à le recevoir.

Mais, après avoir pourvu aux besoins futurs des habitants du fort, Jasper Hobson songea aux intérêts de la Compagnie. Le moment arrivait où les animaux, revêtant la fourrure hivernale, devenaient une proie précieuse. L’époque était favorable pour les abattre à coups de fusil, en attendant que la terre, uniformément couverte de neige, permît de leur tendre des trappes. Jasper Hobson organisa donc les chasses. Sous cette haute latitude, on ne pouvait compter sur le concours des Indiens, qui sont habituellement les fournisseurs des factoreries, car ces indigènes fréquentent des territoires plus méridionaux. Le lieutenant Hobson, Marbre, Sabine et deux ou trois de leurs compagnons durent donc chasser pour le compte de la Compagnie, et, on le pense, ils ne manquèrent pas de besogne.

Une tribu de castors avait été signalée sur un affluent de la petite rivière, à six milles environ dans le sud du fort. Ce fut vers ce point que Jasper Hobson dirigea sa première expédition. Autrefois, le duvet de castor valait jusqu’à quatre cents francs le kilogramme, au temps où la chapellerie l’employait communément. Mais, si l’utilisation de ce duvet a diminué, cependant les peaux, sur les marchés de fourrures, conservent encore un prix élevé dans une certaine proportion, parce que cette race de rongeurs, impitoyablement traquée, tend à disparaître.

Les chasseurs se rendirent sur la rivière, à l’endroit indiqué. Là, le lieutenant fit admirer à Mrs. Paulina Barnett les ingénieuses dispositions prises par ces animaux pour aménager convenablement leur cité sous-marine. Il y avait là une centaine de castors, qui occupaient par couples des terriers creusés dans le voisinage de l’affluent. Mais, déjà, ils avaient commencé la construction de leur village d’hiver, et ils y travaillaient assidûment.

En travers de ce ruisseau aux eaux rapides et assez profondes pour ne point geler dans leurs couches inférieures, même pendant les hivers les plus rigoureux, les castors avaient construit une digue, un peu arquée en amont; cette digue était un solide assemblage de pieux plantés verticalement, entrelacés de branches flexibles et d’arbres ébranchés, qui s’y appuyaient transversalement; le tout était lié, maçonné, cimenté avec de la terre argileuse, que les pieds du rongeur avaient gâchée d’abord; puis, sa queue aidant, – une queue large et presque ovale, aplatie horizontalement et recouverte de poils écailleux, – cette argile, disposée en pelote, avait uniformément revêtu toute la charpente de la digue.

«Cette digue, madame, dit Jasper Hobson, a eu pour but de donner à la rivière un niveau constant, et elle a permis aux ingénieurs de la tribu d’établir en amont ces cabanes de forme ronde dont vous apercevez le sommet. Ce sont de solides constructions que ces huttes; leurs parois de bois et d’argile mesurent deux pieds d’épaisseur, et elles n’offrent d’autre d’accès à l’intérieur que par une étroite porte située sous l’eau, ce qui oblige chaque habitant à plonger, quand il veut sortir de chez lui ou y rentrer, mais ce qui assure, par là même, la sécurité de la famille. Si vous démolissiez une de ces huttes, vous la trouveriez composée de deux étages: un étage inférieur qui sert de magasin et dans lequel sont entassées les provisions d’hiver, telles que branches, écorces, racines, et un étage supérieur, que l’eau n’atteint pas, et dans lequel le propriétaire vit avec sa petite maisonnée.

– Mais je n’aperçois aucun de ces industrieux animaux? dit Mrs. Paulina Barnett. Est-ce que la construction du village serait déjà abandonnée?

– Non, madame, reprit le lieutenant Hobson, mais en ce moment les ouvriers se reposent et dorment, car ces animaux ne travaillent que la nuit, et c’est dans leurs terriers que nous allons les surprendre!»

Et, en effet, la capture de ces rongeurs ne présenta aucune difficulté. Une centaine furent saisis dans l’espace d’une heure, et parmi eux, une vingtaine d’une grande valeur commerciale, attendu que leur fourrure était absolument noire. Les autres présentaient un pelage soyeux, long, luisant, mais d’une nuance rouge mêlée de marron, et sous ce pelage un duvet fin, serré et gris d’argent. Les chasseurs revinrent au fort, très satisfaits du résultat de leur chasse. Les peaux de castor furent emmagasinées et enregistrées sous la dénomination de «parchemins» ou de jeunes castors, suivant leur prix.

Pendant tout le mois de septembre, et jusqu’à la mi-octobre, à peu près, ces expéditions se poursuivirent et produisirent des résultats favorables.

Des blaireaux furent pris, mais en petite quantité; on les recherchait pour leur peau, qui sert à la garniture des colliers de chevaux de trait, et pour leurs poils dont on fait des brosses et des pinceaux. Ces carnivores, – ce ne sont véritablement que de petits ours1, – appartenaient à l’espèce des blaireaux-carcajous qui sont particuliers à l’Amérique du Nord.

D’autres échantillons de la tribu des rongeurs, et presque aussi industrieux que le castor, comptèrent pour un très haut chiffre dans les magasins de la factorerie. C’étaient des rats musqués, longs de plus d’un pied, queue déduite, et dont la fourrure est assez estimée. On les prit au terrier, et sans peine, car ils pullulaient avec cette abondance spéciale à leur espèce.

Quelques animaux de la famille des félins, les lynx, exigèrent l’emploi des armes à feu. Ces animaux souples, agiles, à pelage roux clair et tacheté de mouchetures noirâtres, redoutables même aux rennes, sont des sortes de loups-cerviers qui se défendent bravement. Mais ni Marbre, ni Sabine n’en étaient à leurs premiers lynx, et ils tuèrent une soixantaine de ces animaux.

Quelques wolverènes, assez beaux de fourrure, furent abattus aussi dans les mêmes conditions.

Les hermines se montrèrent rarement. Ces animaux, qui font partie de la tribu des martres, comme les putois, ne portaient pas leur belle robe d’hiver, qui est entièrement blanche, sauf un point noir au bout de la queue. Leur pelage était encore roux en dessus, et d’un gris jaunâtre en dessous. Jasper Hobson avait donc recommandé à ses compagnons de les épargner momentanément. Il fallait attendre et les laisser «mûrir», pour employer l’expression du chasseur Sabine, c’est-à-dire blanchir sous la froidure de l’hiver.

Quant aux putois, dont la chasse est fort désagréable, à cause de l’odeur fétide que ces animaux répandent et qui leur a valu le nom qu’ils portent, on en prit un assez grand nombre, soit en les traquant dans les trous d’arbre qui leur servent de terriers, soit en les abattant à coups de fusil, quand ils se glissaient entre les branches.

Les martres, proprement dites, furent l’objet d’une chasse toute spéciale. On sait combien la peau de ces carnivores est estimée, quoique à un degré inférieur à la zibeline, dont la riche fourrure est noirâtre en hiver; mais cette zibeline ne fréquente que les régions septentrionales de l’Europe et de l’Asie jusqu’au Kamtchatka, et ce sont les Sibériens qui lui font la chasse la plus active. Néanmoins, sur le littoral américain de la mer arctique se rencontraient d’autres martres, dont les peaux ont encore une très grande valeur, telles que le vison et le pékan, autrement dits «martres du Canada».

Ces martres et ces visons, pendant le mois de septembre, ne fournirent à la factorerie qu’un petit nombre de fourrures. Ce sont des animaux très vifs, très agiles, au corps long et souple, qui leur a valu la dénomination de «vermiformes». Et, en effet, ils peuvent s’allonger comme un ver, et conséquemment se faufiler par les plus étroites ouvertures. On comprend donc qu’ils puissent échapper aisément aux poursuites des chasseurs. Aussi, pendant la saison d’hiver, les prend-on plus facilement au moyen de trappes. Marbre et Sabine n’attendaient que le moment favorable de se transformer en trappeurs, et ils comprenaient bien qu’au retour du printemps, ni les visons ni les martres ne manqueraient dans les magasins de la Compagnie.

Pour achever l’énumération des pelleteries dont le fort Espérance s’enrichit pendant ces expéditions, il convient de parler des renards bleus et des renards argentés, qui sont considérés sur les marchés de Russie et d’Angleterre comme les plus précieux des animaux à fourrure.

Au-dessus de tous se place le renard bleu, connu zoologiquement sous le nom d’isatis. Ce joli animal est noir de museau, cendré ou blond foncé de poil, et nullement bleu, comme on pourrait le croire; son pelage très long, très épais, très moelleux, est admirable et possède toutes les qualités qui constituent la beauté d’une fourrure: douceur, solidité, longueur du poil, épaisseur et couleur. Le renard bleu est incontestablement le roi des animaux à fourrures. Aussi sa peau vaut-elle six fois le prix de toute autre peau, et un manteau, appartenant à l’empereur de Russie, fait tout entier avec des peaux du cou de renard bleu, qui sont les plus belles, fut-il estimé, à l’exposition de Londres, en 1851, trois mille quatre cents livres sterling.2

Quelques-uns de ces renards avaient paru aux environs du cap Bathurst, mais les chasseurs n’avaient pu s’en emparer, car ces carnivores sont rusés, agiles, difficiles à prendre. Mais on réussit à tuer une douzaine de renards argentés, dont le pelage, d’un noir magnifique, est pointillé de blanc. Quoique la peau de ces derniers ne vaille pas celle des renards bleus, c’est encore une riche dépouille, qui trouve un haut prix sur les marchés de l’Angleterre et de la Russie.

L’un de ces renards argentés était un animal superbe, dont la taille surpassait un peu celle du renard commun. Il avait les oreilles, les épaules, la queue d’un noir de fumée, mais la fine extrémité de son appendice caudal et le haut de ses sourcils étaient blancs.

Les circonstances particulières dans lesquelles ce renard fut tué méritent d’être rapportées avec détail, car elles justifièrent certaines appréhensions du lieutenant Hobson, ainsi que certaines précautions défensives qu’il avait cru devoir prendre.

Le 24 septembre, dans la matinée, deux traîneaux avaient amené Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant, le sergent Long, Marbre et Sabine à la baie des Morses. Des traces de renards avaient été reconnues, la veille, par quelques hommes du détachement, au milieu de roches entre lesquelles poussaient de maigres arbrisseaux, et certains indices indiscutables avaient trahi leur passage. Les chasseurs, mis en appétit, s’occupèrent de retrouver une piste qui leur promettait une dépouille de haut prix, et, en effet, les recherches ne furent point vaines. Deux heures après leur arrivée, un assez beau renard argenté gisait sans vie sur le sol.

Deux ou trois autres de ces carnivores furent encore entrevus. Les chasseurs se divisèrent alors. Tandis que Marbre et Sabine se lançaient sur les traces d’un renard, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long essayaient de couper la retraite à un autre bel animal qui cherchait à se dissimuler derrière les roches.

Il fallut naturellement ruser avec ce renard, qui, se laissant à peine voir, n’exposait aucune partie de son corps au choc d’une balle.

Pendant une demi-heure, cette poursuite continua sans amener de résultat. Cependant l’animal était cerné sur trois côtés, et la mer lui fermait le quatrième. Il comprit bientôt le désavantage de sa situation, et il résolut d’en sortir par un bond prodigieux, qui ne laissait d’autre chance au chasseur que de le tirer au vol.

Il s’élança donc, franchissant une roche; mais Jasper Hobson le guettait, et au moment où l’animal passait comme une ombre, il le salua d’une balle.

Au même instant, un autre coup de feu éclatait, et le renard, mortellement frappé, tombait à terre.

«Hurrah! hurrah! s’écria Jasper Hobson. Il est à moi!

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– Et à moi!» répondit un étranger, qui posa le pied sur le renard à l’instant où le lieutenant y portait la main.

Jasper Hobson, stupéfait, recula. Il avait cru que la seconde balle était partie du fusil du sergent, et il se trouvait en présence d’un chasseur inconnu, dont le fusil fumait encore.

Les deux rivaux se regardèrent.

Mrs. Paulina Barnett et son compagnon arrivaient alors et étaient bientôt rejoints par Marbre et Sabine, tandis qu’une douzaine d’hommes, tournant la falaise, s’approchaient de l’étranger, qui s’inclina poliment devant la voyageuse.

C’était un homme de haute taille, offrant le type parfait de ces «voyageurs canadiens» dont Jasper Hobson redoutait si particulièrement la concurrence. Ce chasseur portait encore ce costume traditionnel dont le romancier américain Washington Irving a fait exactement la description: couverture disposée en forme de capote, chemise de coton à raies, larges culottes de drap, guêtres de cuir, mocassins de peau de daim, ceinture de laine bigarrée supportant le couteau, le sac à tabac, la pipe et quelques ustensiles de campement, en un mot, un habillement moitié civilisé, moitié sauvage. Quatre de ses compagnons étaient vêtus comme lui, mais moins élégamment. Les huit autres qui lui servaient d’escorte étaient des Indiens Chippeways.

Jasper Hobson ne s’y méprit point. Il avait devant lui un Français, ou tout au moins un descendant des Français du Canada, et peut-être un agent des compagnies américaines chargé de surveiller l’établissement de la nouvelle factorerie.

«Ce renard m’appartient, monsieur, dit le lieutenant Hobson, après quelques moments de silence, pendant lequel son adversaire et lui s’étaient regardés dans le blanc des yeux.

– Il vous appartient si vous l’avez tué, répondit l’inconnu en bon anglais, mais avec un léger accent étranger.

– Vous vous trompez, monsieur, répondit assez vivement Jasper Hobson, cet animal m’appartient, même au cas où votre balle l’aurait tué et non la mienne!»

Un sourire dédaigneux accueillit cette réponse, grosse de toutes les prétentions que la Compagnie s’attribuait sur les territoires de la baie d’Hudson, de l’Atlantique au Pacifique.

«Ainsi, monsieur, reprit l’inconnu, en s’appuyant avec grâce sur son fusil, vous regardez la Compagnie de la baie d’Hudson comme étant maîtresse absolue de tout ce domaine du nord de l’Amérique?

– Sans aucun doute, répondit le lieutenant Hobson, et si vous, monsieur, comme je le suppose, vous appartenez à une association américaine…

– À la Compagnie des pelletiers de Saint-Louis, dit le chasseur en s’inclinant.

– Je crois, continua le lieutenant, que vous seriez fort empêché de montrer l’acte qui lui accorde un privilège sur une partie quelconque de ce territoire.

– Actes! privilèges! fit dédaigneusement le Canadien, ce sont là des mots de la vieille Europe qui résonnent mal en Amérique.

– Aussi n’êtes-vous point en Amérique, mais sur le sol même de l’Angleterre! répondit Jasper Hobson avec fierté.

– Monsieur le lieutenant, répondit le chasseur en s’animant un peu, ce n’est point le moment d’engager une discussion à ce sujet. Nous connaissons quelles sont les prétentions de l’Angleterre en général et de la Compagnie de la baie d’Hudson en particulier au sujet des territoires de chasses; mais je crois que, tôt ou tard, les événements modifieront cet état de choses, et que l’Amérique sera américaine depuis le détroit de Magellan jusqu’au pôle Nord.

– Je ne le crois pas, monsieur, répondit sèchement Jasper Hobson.

– Quoi qu’il en soit, monsieur, reprit le Canadien, je vous proposerai de laisser de côté la question internationale. Quelles que soient les prétentions de la Compagnie, il est bien évident que dans les portions les plus élevées du continent, et principalement sur le littoral, le territoire appartient à qui l’occupe. Vous avez fondé une factorerie au cap Bathurst, eh bien, nous ne chasserons pas sur vos terres, et, de votre côté, vous respecterez les nôtres, quand les pelletiers de Saint-Louis auront créé quelque fort, en un autre point, sur les limites septentrionales de l’Amérique.»

Le front du lieutenant se rida. Jasper Hobson savait bien que, dans un avenir peu éloigné, la Compagnie de la baie d’Hudson rencontrerait de redoutables rivaux jusqu’au littoral, que ses prétentions à posséder tous les territoires du North-Amérique ne seraient pas respectées, et qu’un échange de coups de fusil se ferait entre les concurrents. Mais il comprit aussi, lui, que ce n’était point le moment de discuter une question de privilèges, et il vit sans déplaisir que le chasseur, très poli d’ailleurs, transportait le débat sur un autre terrain.

«Quant à l’affaire qui nous divise, dit le voyageur canadien, elle est de médiocre importance, monsieur, et je pense que nous devons la trancher en chasseurs. Votre fusil et le mien ont un calibre différent, et nos balles seront aisément reconnaissables. Que ce renard appartienne donc à celui de nous deux qui l’aura véritablement tué!»

La proposition était juste. La question de propriété touchant l’animal abattu pouvait être ainsi résolue avec certitude.

Le cadavre du renard fut examiné. Il avait reçu les deux balles des deux chasseurs, l’une au flanc, l’autre au coeur. Cette dernière était la balle du Canadien.

«Cet animal est à vous, monsieur», dit Jasper Hobson, dissimulant mal son dépit de voir cette magnifique dépouille passer à des mains étrangères.

Le voyageur prit le renard, et, au moment où l’on pouvait croire qu’il allait le charger sur son épaule et l’emporter, s’avançant vers Mrs. Paulina Barnett:

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«Les dames aiment les belles fourrures, lui dit-il. Peut-être, si elles savaient au prix de quelles fatigues et souvent de quels dangers on les obtient, peut-être en seraient-elles moins friandes. Mais enfin elles les aiment. Permettez-moi donc, madame, de vous offrir celle-ci en souvenir de notre rencontre.»

Mrs. Paulina Barnett hésitait à accepter, mais le chasseur canadien avait offert cette magnifique fourrure avec tant de grâce et de si bon coeur, qu’un refus eût été blessant pour lui.

La voyageuse accepta et remercia l’étranger.

Aussitôt celui-ci s’inclina devant Mrs. Paulina Barnett; puis il salua les Anglais, et, ses compagnons le suivant, il disparut bientôt entre les roches du littoral.

Le lieutenant et les siens reprirent la route du fort Espérance. Mais Jasper Hobson s’en alla tout pensif. La situation du nouvel établissement fondé par ses soins était maintenant connue d’une compagnie rivale, et cette rencontre du voyageur canadien lui laissait entrevoir de grosses difficultés pour l’avenir.

 

 

Chapitre XVII

L’approche de l’hiver

 

n était au 21 septembre. Le soleil passait alors dans l’équinoxe d’automne, c’est-à-dire que le jour et la nuit avaient une durée égale pour le monde entier, et qu’à partir de ce moment, les nuits allaient être plus longues que les jours. Ces retours successifs de l’ombre et de la lumière avaient été accueillis avec satisfaction par les habitants du fort. Ils n’en dormaient que mieux pendant les heures sombres. L’oeil, en effet, se délasse et se refait dans les ténèbres, surtout lorsque quelques mois d’un soleil perpétuel l’ont obstinément fatigué.

Pendant l’équinoxe, on sait que les marées sont ordinairement très fortes, car lorsque le soleil et la lune se trouvent en conjonction, leur double influence s’ajoute et accroît ainsi l’intensité du phénomène. C’était donc le cas d’observer avec soin la marée qui allait se produire sur le littoral du cap Bathurst. Jasper Hobson, quelques jours avant, avait établi des points de repère, une sorte de marégraphe, afin d’évaluer exactement le déplacement vertical des eaux entre la basse et la haute mer. Or, cette fois encore, il constata, quoi qu’il en eût, et malgré tout ce qu’avaient pu rapporter les observateurs, que l’influence solaire et lunaire se faisait à peine sentir dans cette portion de la mer Glaciale. La marée y était à peu près nulle, – ce qui contredisait les rapports des navigateurs.

«Il y a là quelque chose qui n’est pas naturel!» se dit le lieutenant.

Et véritablement, il ne savait que penser; mais d’autres soins le réclamèrent, et il ne chercha pas plus longtemps à s’expliquer cette particularité.

Le 29 septembre, l’état de l’atmosphère se modifia sensiblement. Le thermomètre tomba à 41° Fahrenheit (50 centig. au-dessus de zéro). Le ciel était couvert de brumes qui ne tardèrent pas à se résoudre en pluie. La mauvaise saison arrivait.

Mrs. Joliffe, avant que la neige couvrît le sol, s’occupa de ses semailles. On pouvait espérer que les graines vivaces d’oseille et de cochléarias, abritées sous les couches neigeuses, résisteraient à l’âpreté du climat et lèveraient au printemps. Un terrain de plusieurs âcres, caché derrière la falaise du cap, avait été préparé d’avance, et il fut ensemencé pendant les derniers jours de septembre.

Jasper Hobson ne voulut pas attendre l’arrivée des grands froids pour faire revêtir à ses compagnons leurs habits d’hiver. Aussi, tous ne tardèrent-ils pas à être convenablement vêtus, portant de la laine sur tout le corps, des capotes de peau de daim, des pantalons de cuir de phoque, des bonnets de fourrure et des bottes imperméables. On peut dire que l’on fit également la toilette des chambres. Les murs de bois furent tapissés de pelleteries, afin d’empêcher, par certains abaissements de la température, les couches de glace de se former à leur surface. Maître Raë établit, vers ce temps-là, les condensateurs destinés à recueillir la vapeur d’eau suspendue dans l’air, et qui durent être vidés deux fois par semaine. Quant au feu du poêle, il fut réglé suivant les variations de la température extérieure, de manière à maintenir le thermomètre des chambres à 50° Fahrenheit (10° centig. au-dessus de zéro). D’ailleurs, la maison allait être bientôt recouverte d’une épaisse couche de neige, qui empêcherait toute déperdition de la chaleur interne. Par ces divers moyens, on espérait combattre victorieusement ces deux redoutables ennemis des hiverneurs, le froid et l’humidité.

Le 2 octobre, la colonne thermométrique s’étant encore abaissée, les premières neiges envahirent tout le territoire du cap Bathurst. La brise était molle, et ne forma point un de ces tourbillons si communs dans les régions polaires, auxquels les Anglais ont donné le nom de «drifts». Un vaste tapis blanc, uniformément disposé, confondit bientôt dans une même blancheur le cap, l’enceinte du fort et la longue lisière du littoral. Seules, les eaux du lac et de la mer, qui n’étaient pas encore prises, contrastèrent par leur teinte grisâtre, terne et sale. Cependant, à l’horizon du nord, on apercevait les premiers icebergs qui se profilaient sur le ciel brumeux. Ce n’était pas encore la banquise, mais la nature amassait les matériaux que le froid allait bientôt cimenter pour former cette impénétrable barrière.

D’ailleurs, «la jeune glace» ne tarda pas à solidifier les surfaces liquides de la mer et du lac. Le lagon se prit le premier. De larges taches d’un blanc gris apparurent çà et là, indice d’une gelée prochaine que favorisait le calme de l’atmosphère. Et en effet, le thermomètre s’étant maintenu pendant une nuit à 15° Fahrenheit au-dessus de zéro (9° centig. au-dessous de glace), le lac présenta le lendemain une surface unie qui eût satisfait les plus difficiles patineurs de la Serpentine1. Puis, à l’horizon, le ciel revêtit une couleur particulière que les baleiniers désignent sous le nom de «blink», qui était produite par la réverbération des champs de glace. La mer gela bientôt sur un espace immense, un vaste icefield se forma peu à peu par l’agrégation des glaçons épars et se souda au littoral. Mais cet icefield océanique, ce n’était plus le miroir uni du lac. L’agitation des flots avait altéré sa pureté. Çà et là ondulaient de longues pièces solidifiées, imparfaitement réunies par leurs bords, quelques-unes de ces glaces flottantes connues sous la dénomination de «drift-ices», et, en maint endroit, des protubérances, des extumescences souvent très accusées, produites par la pression, et que les baleiniers appellent des «hummocks».

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En quelques jours, l’aspect du cap Bathurst et de ses environs fut entièrement changé. Mrs. Paulina Barnett, dans un perpétuel ravissement, assistait à ce spectacle nouveau pour elle! De quelles souffrances, de quelle fatigues son âme de voyageuse n’eût-elle pas payé la contemplation de telles choses! Rien de sublime comme cet envahissement de la saison hivernale, de cette prise de possession des régions hyperboréennes par le froid de l’hiver! Aucun des points de vue, aucun des sites que Mrs. Paulina Barnett avait observés jusqu’alors, n’était reconnaissable. La contrée se métamorphosait. Un pays nouveau naissait, pour ainsi dire, devant ses regards, pays empreint d’une tristesse grandiose. Les détails disparaissaient, et la neige ne laissait plus au paysage que ses grandes lignes, à peine estompées dans les brumes. C’était un décor qui succédait à un autre décor, avec une rapidité féerique. Plus de mer, là où naguère s’étendait le vaste Océan. Plus de sol aux couleurs variées, mais un tapis éblouissant. Plus de forêts d’essences diverses, mais un fouillis de silhouettes grimaçantes, poudrées par les frimas. Plus de soleil radieux, mais un disque pâli, se traînant à travers le brouillard, traçant un arc rétréci pendant quelques heures à peine. Enfin, plus d’horizon de mer, nettement profilé sur le ciel, mais une interminable chaîne d’icebergs, capricieusement ébréchée, formant cette banquise infranchissable que la nature a dressée entre le pôle et ses audacieux chercheurs!

Que de conversations, que d’observations, ces changements de cette contrée arctique provoquèrent! Thomas Black fut le seul peut-être qui restât insensible aux sublimes beautés de ce spectacle! Mais que pouvait-on attendre d’un astronome aussi absorbé, et qui jusqu’ici ne comptait véritablement pas dans le personnel de la petite colonie. Ce savant exclusif ne vivait que dans la contemplation des phénomènes célestes, il ne se promenait que sur les routes azurées du firmament, il ne s’élançait d’une étoile que pour aller à une autre! Et précisément voilà que son ciel se bouchait, que les constellations se dérobaient à sa vue, qu’un voile brumeux, impénétrable, s’étendait entre le zénith et lui. Il était furieux! Mais Jasper Hobson le consola en lui promettant avant peu de belles nuits froides, très propices aux observations astronomiques, des aurores boréales, des halos, des parasélènes et autres phénomènes des contrées polaires, dignes de provoquer son admiration.

Cependant, la température était supportable. Il ne faisait pas de vent, et c’est le vent surtout qui rend les piqûres du froid plus aiguës. On continua donc les chasses pendant quelques jours. De nouvelles fourrures s’entassèrent dans les magasins de la factorerie, de nouvelles provisions alimentaires remplirent ses offices. Les perdrix, les ptarmigans, fuyant vers des régions plus tempérées, passaient en grand nombre, et fournirent une viande fraîche et saine. Les lièvres polaires pullulaient, et déjà ils portaient leur robe hivernale. Une centaine de ces rongeurs, dont la passée se reconnaissait aisément sur la neige, grossirent bientôt les réserves du fort. Il y eut aussi de grands vols de cygnes-siffleurs, l’une des belles espèces de l’Amérique du Nord. Les chasseurs en tuèrent quelques couples. C’étaient de magnifiques oiseaux, longs de quatre à cinq pieds, blancs de plumage, mais cuivrés à la tête et à la partie supérieure du cou. Ils allaient chercher, sous une zone plus hospitalière, les plantes aquatiques et les insectes nécessaires à leur alimentation, volant avec une rapidité extrême, car l’air et l’eau sont leurs véritables éléments. D’autres cygnes, dits «cygnes-trompettes», dont le cri ressemble à un appel de clairon, furent aperçus aussi, émigrant par troupes nombreuses. Ils étaient blancs comme les siffleurs, ayant à peu près leur taille, mais noirs de pieds et de bec. Ni Marbre, ni Sabine ne furent assez heureux pour abattre quelques-uns de ces trompettes, mais ils les saluèrent d’un «au revoir» très significatif. Ces oiseaux devaient revenir, en effet, avec les premières brises du printemps, et c’est précisément à cette époque qu’ils se font prendre avec plus de facilité. Leur peau, leur plume, leur duvet les font particulièrement rechercher des chasseurs et des Indiens, et, en de certaines années favorables, c’est par dizaines de mille que les factoreries expédient sur les marchés de l’ancien continent ces cygnes, qui se vendent une demi-guinée la pièce.

Pendant les excursions, qui ne duraient plus que quelques heures et que le mauvais temps interrompait souvent, des bandes de loups furent fréquemment rencontrées. Il n’était pas nécessaire d’aller loin, car ces animaux, plus audacieux quand la faim les aiguillonne, se rapprochaient déjà de la factorerie. Ils ont le nez très fin, et les émanations de la cuisine les attiraient. Pendant la nuit, on les entendait hurler d’une façon sinistre. Ces carnassiers, peu dangereux individuellement, pouvaient le devenir par leur nombre. Aussi, les chasseurs ne s’aventuraient-ils que bien armés en dehors de l’enceinte du fort.

En outre, les ours se montraient plus agressifs. Pas un jour ne se passait sans que plusieurs de ces animaux fussent signalés. La nuit venue, ils s’avançaient jusqu’au pied même de l’enceinte. Quelques-uns furent blessés à coups de fusil et s’éloignèrent, tachant la neige de leur sang. Mais, à la date du 10 octobre, aucun n’avait encore abandonné sa chaude et précieuse fourrure aux mains des chasseurs. Du reste, Jasper Hobson ne permettait point à ses hommes d’attaquer ces formidables bêtes. Avec elles, il valait mieux rester sur la défensive, et peut-être le moment approchait-il où, poussés par la faim, ces carnivores tenteraient quelque attaque contre le fort Espérance. On verrait alors à se défendre et à s’approvisionner tout à la fois.

Pendant quelques jours, le temps demeura sec et froid. La neige présentait une surface dure, très favorable à la marche. Aussi fit-on quelques excursions sur le littoral et au sud du fort. Le lieutenant Hobson désirait savoir si, les agents des pelletiers de Saint-Louis ayant quitté le territoire, on retrouverait aux environs quelques traces de leur passage, mais les recherches furent vaines. Il était supposable que les Américains avaient dû redescendre vers quelque établissement plus méridional, afin d’y passer les mois d’hiver.

Ces quelques beaux jours ne durèrent pas, et, pendant la première semaine de novembre, le vent ayant sauté au sud, bien que la température se fût adoucie, la neige tomba en grande abondance. Elle couvrit bientôt le sol sur une hauteur de plusieurs pieds. Il fallut chaque jour déblayer les abords de la maison, et ménager une allée qui conduisait à la poterne, à l’étable des rennes et au chenil. Les excursions devinrent plus rares, et il fallut employer les raquettes ou chaussures à neige.

En effet, quand la couche neigeuse est durcie par le froid, elle supporte sans céder le poids d’un homme et laisse au pied un appui solide. La marche ordinaire n’est donc pas entravée. Mais quand cette neige est molle, il serait impossible à un marcheur de faire un pas sans y enfoncer jusqu’au genou. C’est dans ces circonstances que les Indiens font usage des raquettes.

Le lieutenant Hobson et ses compagnons étaient habitués à se servir de ces «snow-shoes», et sur la neige friable ils couraient avec la rapidité d’un patineur sur la glace. Mrs. Paulina Barnett s’était déjà accoutumée à ce genre de chaussures, et bientôt elle put rivaliser de vitesse avec ses compagnons. De longues promenades furent faites aussi bien sur le lac glacé que sur le littoral. On put même s’avancer pendant plusieurs milles à la surface solide de l’Océan, car la glace mesurait alors une épaisseur de plusieurs pieds. Mais ce fut une excursion fatigante, car l’icefield était raboteux; partout des glaçons superposés, des hummocks qu’il fallait tourner; plus loin, la chaîne d’icebergs, ou plutôt la banquise présentant un infranchissable obstacle, car sa crête s’élevait à une hauteur de cinq cents pieds! Ces icebergs, pittoresquement entassés, étaient magnifiques. Ici, on eût dit les ruines blanchies d’une ville, avec ses monuments, ses colonnes, ses courtines abattues; là, une contrée volcanique, au sol convulsionné, un entassement de glaçons, formant des chaînes de montagnes avec leur ligne de faîte, leurs contreforts, leurs vallées, – toute une Suisse de glace! Quelques oiseaux retardataires, des pétrels, des guillemots, des puffins, animaient encore cette solitude et jetaient des cris perçants. De grands ours blancs apparaissaient entre les hummocks et se confondaient dans leur blancheur éblouissante. En vérité, les impressions, les émotions ne manquèrent pas à la voyageuse! Sa fidèle Madge, qui l’accompagnait, les partageait avec elle! Qu’elles étaient loin, toutes deux, des zones tropicales de l’Inde ou de l’Australie!

Plusieurs excursions furent faites sur cet océan glacé, dont l’épaisse croûte eût supporté sans s’effondrer des parcs d’artillerie ou même des monuments. Mais bientôt ces promenades devinrent si pénibles qu’il fallut absolument les suspendre. En effet, la température s’abaissait sensiblement, et le moindre travail, le moindre effort produisait chez chaque individu un essoufflement qui le paralysait. Les yeux étaient aussi attaqués par l’intense blancheur des neiges, et il était impossible de supporter longtemps cette vive réverbération, qui provoque de nombreux cas de cécité chez les Esquimaux. Enfin, par un singulier phénomène dû à la réfraction des rayons lumineux, les distances, les profondeurs, les épaisseurs n’apparaissaient plus telles qu’elles étaient. C’étaient cinq ou six pieds à franchir entre deux glaçons, quand l’oeil n’en mesurait qu’un ou deux. De là, par suite de cette illusion d’optique, des chutes très nombreuses et douloureuses fort souvent.

Le 14 octobre, le thermomètre accusa 3° Fahrenheit au-dessous de zéro (16° centig. au-dessous de glace). Rude température à supporter, d’autant plus que la bise était forte. L’air semblait fait d’aiguilles. Il y avait danger sérieux pour quiconque restait en dehors de la maison, d’être «frost bitten», c’est-à-dire gelé instantanément, s’il ne parvenait à rétablir la circulation du sang, dans la partie attaquée, au moyen de frictions de neige. Plusieurs des hôtes du fort se laissèrent prendre de congélation subite, entre autres Garry, Belcher, Hope; mais, frictionnés à temps, ils échappèrent au danger.

Dans ces conditions, on le comprend, tout travail manuel devint impossible. À cette époque, d’ailleurs, les journées étaient extrêmement courtes. Le soleil ne restait au-dessus de l’horizon que pendant quelques heures. Un long crépuscule lui succédait. Le véritable hivernage, c’est-à-dire la séquestration, allait commencer. Déjà les derniers oiseaux polaires avaient fui le littoral assombri. Il ne restait plus que quelques couples de ces faucons-perdrix mouchetés, auxquels les Indiens donnent précisément le nom d’«hiverneurs», parce qu’ils s’attardent dans les régions glacées jusqu’au commencement de la nuit polaire, et bientôt ils allaient eux-mêmes disparaître.

Le lieutenant Hobson hâta donc l’achèvement des travaux, c’est-à-dire des trappes et pièges qui devaient être tendus pour l’hiver aux environs du cap Bathurst.

Ces trappes consistaient uniquement en lourds madriers, supportés sur un 4 formé de trois morceaux de bois, disposés dans un équilibre instable, et dont le moindre attouchement provoquait la chute. C’était, sur une grande échelle, la trappe même que les oiseleurs tendent dans les champs. L’extrémité du morceau de bois horizontal était amorcée au moyen de débris de venaison, et tout animal de moyenne taille, renard ou martre, qui y portait la patte, ne pouvait manquer d’être écrasé. Telles sont les trappes que les fameux chasseurs, dont Cooper a si poétiquement raconté la vie aventureuse, tendent pendant l’hiver, et sur un espace qui comprend souvent plusieurs milles. Une trentaine de ces pièges furent établis autour du fort Espérance, et ils durent être visités à des intervalles de temps assez rapprochés.

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Ce fut le 12 novembre que la petite colonie s’accrut d’un nouveau membre. Mrs. Mac Nap accoucha d’un gros garçon bien constitué, dont le maître charpentier se montra extrêmement fier. Mrs. Paulina Barnett fut marraine du bébé, qu’on nomma Michel-Espérance. La cérémonie du baptême s’accomplit avec une certaine solennité, et ce jour-là fut jour de fête à la factorerie, en l’honneur du petit être qui venait de naître au-delà du 70ème degré de latitude septentrionale!

Quelques jours après, le 20 novembre, le soleil se cachait au-dessous de l’horizon et ne devait plus reparaître avant deux mois. La nuit polaire avait commencé!

 

 

Chapitre XVIII

La nuit polaire

 

ette longue nuit débuta par une violente tempête. Le froid était peut-être un peu moins vif, mais l’humidité de l’atmosphère fut extrême. Malgré toutes les précautions prises, cette humidité pénétrait dans la maison, et, chaque matin, les condensateurs que l’on vidait renfermaient plusieurs livres de glace.

Au-dehors, les drifts passaient en tourbillonnant comme des trombes. La neige ne tombait plus verticalement, mais presque horizontalement. Jasper Hobson dut interdire d’ouvrir la porte, car il se produisait un tel envahissement, que le couloir eût été comblé en un instant. Les hiverneurs n’étaient plus que des prisonniers.

Les volets des fenêtres avaient été hermétiquement rabattus. Les lampes étaient donc continuellement allumées pendant les heures de cette longue nuit que l’on ne consacrait pas au sommeil.

Mais si l’obscurité régnait au-dehors, le bruit de la tempête avait remplacé le majestueux silence des hautes latitudes. Le vent, qui s’engageait entre la maison et la falaise, n’était plus qu’un long mugissement. L’habitation, qu’il prenait d’écharpe, tremblait sur ses pilotis. Sans la solidité de sa construction, elle n’eût certainement pas résisté. Très heureusement, la neige, en s’amoncelant autour de ses murs, amortissait le coup des rafales. Mac Nap ne craignait que pour les cheminées, dont le tuyau extérieur, en chaux briquetée, pouvait céder à la pression du vent. Elles résistèrent cependant, mais on dut fréquemment en dégager l’orifice, obstrué par la neige.

Au milieu des sifflements de la tourmente, on entendait parfois des fracas extraordinaires, dont Mrs. Paulina Barnett ne pouvait se rendre compte. C’étaient des chutes d’icebergs qui se produisaient au large. Les échos répercutaient ces bruits, semblables à des roulements de tonnerre. Des crépitations incessantes accompagnaient la dislocation de quelques parties de l’icefield, écrasées par ces chutes de montagnes. Il fallait avoir l’âme singulièrement aguerrie aux violences de ces âpres climats pour ne point éprouver une impression sinistre. Le lieutenant Hobson et ses compagnons y étaient faits, Mrs. Paulina Barnett et Madge s’y habituèrent peu à peu. Elles n’étaient point, d’ailleurs, sans avoir éprouvé, pendant leurs voyages, quelque attaque de ces vents terribles qui font jusqu’à quarante lieues à l’heure et déplacent des canons de vingt-quatre! Mais ici, à ce cap Bathurst, le phénomène s’accomplissait avec les circonstances aggravantes de nuit et de neige. Ce vent, s’il ne démolissait pas, il enterrait, il ensevelissait, et il était probable que douze heures après le début de la tempête, la maison, le chenil, le hangar, l’enceinte, auraient disparu sous une égale épaisseur de neige.

Pendant cet emprisonnement, la vie intérieure s’était organisée. Tous ces braves gens s’entendaient parfaitement entre eux, et cette existence commune, dans un si étroit espace, n’entraîna ni gêne ni récrimination. N’étaient-ils pas, d’ailleurs, accoutumés à vivre dans ces conditions, au fort Entreprise comme au fort Reliance? Mrs. Paulina Barnett ne s’étonna donc pas de les trouver d’aussi facile composition.

Le travail, d’une part, la lecture et les jeux, de l’autre, occupaient tous les instants. Le travail, c’était la confection des vêtements, leur raccommodage, l’entretien des armes, la fabrication des chaussures, la mise à jour du journal quotidien tenu par le lieutenant Hobson, qui notait les moindres événements de l’hivernage, tel que le temps, la température, la direction des vents, l’apparition des météores si fréquents dans les régions polaires, etc.; c’était aussi l’entretien de la maison, le balayage des chambres, la visite journalière des pelleteries emmagasinées, que l’humidité aurait pu altérer; c’était encore la surveillance des feux et du tirage des poêles, et cette chasse incessante faite aux molécules humides qui se glissaient dans les coins. Chacun avait sa part dans ces travaux, suivant les prescriptions d’un règlement affiché dans la grande salle. Sans être occupés outre mesure, les hôtes du fort n’étaient jamais sans rien faire. Pendant ce temps, Thomas Black vissait et dévissait ses instruments, revoyait ses calculs astronomiques; presque toujours enfermé dans sa cabine, il maugréait contre la tempête qui lui défendait toute observation nocturne. Quant aux trois femmes mariées, Mrs. Mac Nap s’occupait de son baby, qui venait à merveille, tandis que Mrs. Joliffe, aidée de Mrs. Raë et talonnée par le «tatillon» de caporal, présidait aux opérations culinaires.

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Les distractions se prenaient en commun, à certaines heures, et le dimanche pendant toute la journée. C’était, avant tout, la lecture. La Bible et quelques livres de voyage composaient uniquement la bibliothèque du fort, mais ce menu suffisait à ces braves gens. Le plus ordinairement, Mrs. Paulina Barnett faisait la lecture, et ses auditeurs éprouvaient véritablement un grand plaisir à l’entendre. Les histoires bibliques comme les récits de voyage prenaient un charme tout particulier, lorsque sa voix pénétrante, convaincue, lisait quelque chapitre des livres saints. Les imaginaires personnages, les héros légendaires s’animaient et vivaient alors d’une vie surprenante! Aussi était-ce un contentement général, lorsque l’aimable femme prenait son livre à l’heure accoutumée. Elle était, d’ailleurs, l’âme de ce petit monde, s’instruisant et instruisant les autres, donnant un avis et demandant un conseil, prête partout et toujours à rendre service. Elle réunissait en elle toutes les grâces d’une femme, toutes ses bontés jointes à l’énergie morale d’un homme: double qualité, double valeur aux yeux de ces rudes soldats qui en raffolaient et eussent donné leur vie pour elle. Il faut dire que Mrs. Paulina Barnett partageait l’existence commune, qu’elle ne se confinait point dans sa cabine, qu’elle travaillait au milieu de ses compagnons d’hivernage, et qu’enfin, par ses interrogations, par ses demandes, elle provoquait chacun à se mêler à la conversation. Rien ne chômait donc au fort Espérance, ni les mains, ni les langues. On travaillait, on causait, et, il faut ajouter, on se portait bien. De là une bonne humeur qui entretenait la bonne santé et triomphait des ennuis de cette longue séquestration.

Cependant, la tempête ne diminuait pas. Depuis trois jours, les hiverneurs étaient confinés dans la maison, et le chasse-neige se déchaînait toujours avec la même intensité. Jasper Hobson s’impatientait. Il devenait urgent de renouveler l’atmosphère intérieure, trop chargée d’acide carbonique, et déjà les lampes pâlissaient dans ce milieu malsain. On voulut alors mettre en jeu les pompes à air; mais les tuyaux étaient naturellement engorgés de glace, et elles ne fonctionnèrent pas, n’étant destinées à agir que dans le cas où la maison n’eût pas été ensevelie sous de telles masses de neige. Il fallut donc aviser. Le lieutenant prit conseil du sergent Long, et il fut décidé, le 23 novembre, qu’une des fenêtres percée sur la façade antérieure, à l’extrémité du couloir, serait ouverte, le vent donnant avec moins de violence de ce côté.

Ce ne fut point une petite affaire. Les battants furent facilement rabattus à l’intérieur, mais le volet, pressé par les blocs durcis, résista à tous les efforts. On fut obligé de le démonter de ses gonds. Puis, la couche de neige fut attaquée à coups de pic et de pelle. Elle mesurait au moins dix pieds d’épaisseur. Il fallut donc creuser une sorte de tranchée qui donna bientôt accès à l’air extérieur.

Jasper Hobson, le sergent, quelques soldats, Mrs. Paulina Barnett elle-même s’aventurèrent aussitôt à travers cette tranchée, non sans peine, car le vent s’y engouffrait avec une fougue extraordinaire.

Quel aspect que celui du cap Bathurst et de la plaine environnante! Il était alors midi, et c’est à peine si quelques lueurs crépusculaires nuançaient l’horizon du sud. Le froid n’était pas aussi vif qu’on l’eût pu croire, et le thermomètre n’indiqua que 15° Fahrenheit au-dessous de zéro (9° centig. au-dessous de glace). Mais le chasse-neige se déchaînait toujours avec une incomparable violence, et le lieutenant, ses compagnons, la voyageuse auraient été immanquablement renversés, si la couche neigeuse, dans laquelle ils étaient entrés jusqu’à mi-corps, ne les eût maintenus contre la poussée du vent. Ils ne pouvaient parler, ils ne pouvaient regarder sous l’averse de flocons qui les aveuglait. En moins d’une demi-heure, ils eussent été enlisés. Tout était blanc autour d’eux, l’enceinte était comblée, le toit de la maison et ses murs se confondaient dans un égal enfouissement, et sans deux tourbillons de fumée bleuâtre qui se tordaient dans l’air, un étranger n’aurait pu soupçonner en cet endroit l’existence d’une maison habitée.

Dans ces conditions, la «promenade» fut très courte. Mais la voyageuse avait jeté un coup d’oeil rapide sur cette scène désolée. Elle avait entrevu cet horizon polaire, battu par les neiges, et la sublime horreur de cette tempête arctique. Elle rentra donc, emportant avec elle un impérissable souvenir.

L’air de la maison avait été renouvelé en quelques instants et les mauvaises vapeurs se dissipèrent sous l’action d’un courant atmosphérique pur et revivifiant. Le lieutenant et ses compagnons se hâtèrent à leur tour d’y chercher un refuge. La fenêtre fut refermée, mais, depuis lors, chaque jour on eut soin d’en déblayer l’ouverture, dans l’intérêt même de la ventilation.

La semaine entière s’écoula ainsi. Très heureusement, les rennes et les chiens avaient une nourriture abondante, et il ne fut pas nécessaire de les visiter. Pendant huit jours, les hiverneurs se virent ainsi séquestrés. C’était long pour des hommes habitués au grand air, des soldats, des chasseurs. Aussi avouera-t-on que peu à peu la lecture y perdit quelque charme, et que le «cribbage»4 finit par sembler monotone. On se couchait avec l’espoir d’entendre, au réveil, les derniers mugissements de la rafale, mais en vain. La neige s’amoncelait toujours sur les vitres de la fenêtre, le vent tourbillonnait, les icebergs se fracassaient avec un roulement de tonnerre, la fumée se rabattait dans les chambres, provoquant des toux incessantes, et non seulement la tempête ne finissait pas, mais elle ne paraissait pas devoir finir!

Enfin, le 28 novembre, le baromètre anéroïde, placé dans la grande salle, annonça une modification prochaine dans l’état atmosphérique. Il remonta d’une manière sensible. En même temps, le thermomètre, placé extérieurement, tombait presque subitement à moins de 4° au-dessous de zéro (10° centig. au-dessous de glace). C’étaient là des symptômes auxquels on ne pouvait se tromper. Et en effet, le 29 novembre, les habitants du fort Espérance purent reconnaître, au calme du dehors, que la tempête avait cessé.

Chacun alors de sortir au plus vite! L’emprisonnement avait assez duré. La porte n’était pas praticable, on dut passer par la fenêtre et la déblayer des derniers amas de neige. Mais, cette fois, il ne s’agissait plus de percer une couche molle. Le froid intense avait solidifié toute la masse, et il fallut l’attaquer à coups de pic.

Ce fut l’ouvrage d’une demi-heure, et bientôt tous les hiverneurs, à l’exception de Mrs. Mac Nap, qui ne se levait pas encore, arpentaient la cour intérieure.

Le froid était extrêmement vif, mais le vent étant entièrement tombé, il fut supportable. Cependant, au sortir d’une chaude demeure, chacun dut prendre quelques précautions pour affronter une différence de température de 54° environ (30° centig.).

Il était huit heures du matin. Des constellations d’une admirable pureté resplendissait depuis le zénith, où brillait la polaire, jusqu’aux dernières limites de l’horizon. L’oeil eût cru les compter par millions, bien que le nombre des étoiles visibles à l’oeil nu ne dépasse pas cinq mille sur toute la sphère céleste. Thomas Black s’échappait en interjections admiratives. Il applaudissait ce firmament tout constellé, que pas une vapeur, pas une brume ne voilait. Jamais plus beau ciel ne s’était offert aux regards d’un astronome.

Pendant que Thomas Black s’extasiait, indifférent aux choses de la terre, ses compagnons se portaient jusqu’à la limite de l’enceinte fortifiée. La couche de neige avait la dureté du roc, mais elle était fort glissante, et il y eut quelques chutes sans conséquences.

Il va sans dire que la cour était entièrement comblée. Le toit seul de la maison excédait la masse blanche qui présentait une horizontalité parfaite, car le vent avait promené son rude niveau à sa surface. De la palissade, il ne restait que le sommet pointu des pieux, et dans cet état, elle n’eut pas arrêté le moins souple des rongeurs! Mais qu’y faire? On en pouvait songer à déblayer dix pieds de neige durcie sur un si large espace. Tout au plus essaierait-on de dégager la partie antérieure de l’enceinte, de manière à former un fossé dont la contrescarpe protégerait encore la palissade. Mais l’hiver ne faisait que commencer, et on devait craindre qu’une nouvelle tempête ne comblât ce fossé en quelques heures.

Pendant que le lieutenant examinait les ouvrages qui ne pouvaient plus défendre la maison principale, tant qu’un rayon de soleil n’aurait pas fondu cette croûte neigeuse, Mrs. Joliffe s’écria:

«Et nos chiens! et nos rennes!»

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Et, en effet, il fallait se préoccuper de l’état de ces animaux. La «dog-house» et l’étable, moins élevés que la maison, devaient être entièrement ensevelis, et il était possible que l’air y eût manqué. On se précipita donc, qui vers le chenil, qui vers le hangar des rennes, mais toute crainte fut immédiatement dissipée. La muraille de glace qui reliait l’angle nord de la maison à la falaise avait protégé en partie les deux constructions, autour desquelles la hauteur de la couche de neige ne dépassait pas quatre pieds. Les «jours» ménagés dans les parois n’étaient donc point obstrués. On trouva les animaux en bonne santé, et la porte ayant été ouverte, les chiens s’échappèrent en jetant de longs aboiements de satisfaction.

Cependant, le froid commençait à piquer vivement, et après une promenade d’une heure, chacun songea au poêle bienfaisant qui ronflait dans la grande salle. Il n’y avait rien à faire au-dehors en ce moment. Les trappes, enfouies sous dix pieds de neige, ne pouvaient être visitées. On rentra donc. La fenêtre fut fermée, et chacun prit sa place à table, car l’heure du dîner était arrivée.

On pense bien que, dans la conversation, il fut question de ce froid subit, qui avait si rapidement solidifié l’épaisse couche des neiges. C’était une circonstance regrettable, qui compromettait, jusqu’à un certain point, la sécurité du fort.

«Mais, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, ne pouvons-nous compter sur quelques jours de dégel qui réduiront en eau toute cette glace?

– Non, madame, répondit le lieutenant, un dégel à cette époque de l’année n’est pas probable! Je crois plutôt que l’intensité du froid s’accroîtra encore, et il est fâcheux que nous n’ayons pu enlever cette neige, quand elle était molle.

– Quoi! vous pensez que la température subira un abaissement plus considérable?

– Sans aucun doute, madame. 4° au-dessous de zéro5 (20° centig. au-dessous de glace), qu’est cela pour une latitude aussi élevée?

– Mais que serait-ce donc si nous étions au pôle? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Le pôle, madame, n’est pas, très probablement, le point le plus froid du globe, puisque la plupart des navigateurs s’accordent pour y placer la mer libre. Il semble même que, par suite de certaines dispositions géographiques et hydrographiques, l’endroit où la moyenne de la température est la plus basse est situé sur le 95ème méridien et par 78° de latitude, c’est-à-dire sur les côtes de la Géorgie septentrionale. Là, cette moyenne serait seulement de 2° au-dessous de zéro (19° centig. au-dessous de glace) pour l’année entière. Aussi ce point est-il connu sous le nom de «pôle du froid».

– Mais, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, nous sommes à plus de 8° en latitude de ce point redoutable.

– Aussi, répondit Jasper Hobson, je compte bien que nous ne serons pas éprouvés au cap Bathurst comme nous le serions dans la Géorgie septentrionale! Mais si je vous parle du pôle du froid, c’est pour vous dire qu’il ne faut point le confondre avec le pôle proprement dit, quand il s’agit de l’abaissement de la température. Remarquons, d’ailleurs, que de grands froids ont été éprouvés sur d’autres points du globe. Seulement, ils ne duraient pas.

– Et en quels points, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett. Je vous assure qu’en ce moment cette question du froid m’intéresse particulièrement.

– Autant qu’il m’en souvient, répondit le lieutenant Hobson, les voyageurs arctiques ont constaté qu’à l’île Melville, la température s’était abaissée jusqu’à 61° au-dessous de zéro, et jusqu’à 65° au port Félix.

– Cette île Melville et ce port Félix ne sont-ils pas plus élevés en latitude que le cap Bathurst?

– Sans doute, madame, mais dans une certaine limite, la latitude ne prouve rien. Il suffit du concours de diverses circonstances atmosphériques pour amener des froids considérables. Et si j’ai bonne mémoire, en 1845… Sergent Long, à cette époque, n’étiez-vous pas au fort Reliance?

– Oui, mon lieutenant, répondit le sergent Long.

– Eh bien, cette année-là, est-ce qu’en janvier nous n’avons pas constaté un froid extraordinaire?

– En effet, répondit le sergent, et je me rappelle fort bien que le thermomètre marqua 70° au-dessous de zéro (50°,7 centig. au-dessous de zéro).

– Quoi! s’écria Mrs. Paulina Barnett, 70°, au fort Reliance, sur le grand lac de l’Esclave?

– Oui, madame, répondit le lieutenant, et par 65° de latitude seulement, un parallèle qui n’est que celui de Christiania ou de Saint-Pétersbourg!

– Alors, monsieur Hobson, il faut s’attendre à tout!

– Oui, madame, à tout, en vérité, quand on hiverne dans les contrées arctiques!»

Pendant les journées des 29 et 30 novembre, l’intensité du froid ne diminua pas, et il fallut chauffer les poêles à grand feu, car l’humidité se fût certainement changée en glace dans tous les coins de la maison. Mais le combustible était abondant et on ne l’épargna pas. La moyenne de 52° (10° centigr. au-dessus de zéro) fut maintenue au-dedans en dépit des menaces du dehors.

Malgré l’abaissement de la température, Thomas Black, tenté par ce ciel si pur, voulut faire des observations d’étoiles. Il espérait dédoubler quelques-uns de ces astres magnifiques qui rayonnaient au zénith. Mais il dut renoncer à toute observation. Ses instruments lui «brûlaient» les mains. Brûler est le seul mot qui puisse rendre l’impression produite par un corps métallique soumis à un tel froid. Physiquement, d’ailleurs, le phénomène est identique. Que la chaleur soit violemment introduite dans la chair par un corps brûlant, ou qu’elle en soit violemment retirée par un corps glacé, l’impression est la même. Et le digne savant l’éprouva si bien, quoi qu’il en eût, que la peau de ses doigts resta collée à sa lunette. Aussi suspendit-il ses observations.

Mais le ciel le dédommagea en lui donnant, vers cette époque, le spectacle indescriptible de ses plus beaux météores: un parasélène d’abord, une aurore boréale ensuite.

Le parasélène ou halo lunaire formait sur le ciel un cercle blanc, bordé d’une teinte rouge pâle, autour de la lune. Cet exergue lumineux, dû à la réfraction des rayons lunaires à travers les petits cristaux prismatiques de glace, qui flottaient dans l’atmosphère, présentait un diamètre de 45° environ. L’astre des nuits brillait du plus vif éclat au centre de cette couronne, qui ressemblait aux arcs laiteux et diaphanes des arcs-en-ciel lunaires.

Quinze heures après, une magnifique aurore boréale, décrivant un arc de plus de 100° géographiques, se déploya au-dessus de l’horizon du nord. Le sommet de l’arc se trouvait placé sensiblement dans le méridien magnétique, et, par une bizarrerie quelquefois observée en de moins hautes latitudes, le météore était paré de toutes les couleurs du prisme, entre lesquelles le rouge s’accusait plus nettement. En de certains endroits du ciel, les constellations semblaient être noyées dans le sang. De cette agglomération brumeuse disposée à l’horizon et qui formait le noyau du météore, s’irradiaient des effluves ardentes, dont quelques-unes dépassaient le zénith et faisaient pâlir la lumière de la lune submergée dans ces ondes électriques. Ces rayons tremblotaient comme si quelque courant d’air eût agité leurs molécules. Aucune description ne saurait rendre la sublime magnificence de cette «gloire», qui rayonnait dans toute sa splendeur au pôle boréal du monde. Puis, après une demi-heure d’un incomparable éclat, sans qu’il se fût resserré ni concentré, sans un amoindrissement même partiel de sa lumière, le superbe météore s’éteignit soudain, comme si quelque main invisible eût subitement tari les sources électriques qui le vivifiaient.

Il n’était que temps pour Thomas Black. Cinq minutes encore, et l’astronome eût été gelé sur place!

 

 

Chapitre XIX

Une visite de voisinage

 

e 2 décembre, l’intensité du froid avait diminué. Ces phénomènes de parasélènes étaient un symptôme auquel un météorologiste n’aurait pu se méprendre. Ils constataient la présence d’une certaine quantité de vapeur d’eau dans l’atmosphère, et, en effet, le baromètre baissa légèrement, en même temps que la colonne thermométrique se relevait à 15° Fahrenheit (90 centigr. au-dessous de zéro).

Bien que ce froid eût encore paru rigoureux en toute région de la zone tempérée, des hiverneurs de profession le supportaient aisément. D’ailleurs, l’atmosphère était calme. Le lieutenant Hobson, ayant observé que les couches supérieures de neige glacée s’étaient ramollies, ordonna de déblayer les abords extérieurs de l’enceinte. Mac Nap et ses hommes entreprirent cette besogne avec courage, et en quelques jours elle fut menée à bonne fin. En même temps, on mit à découvert les trappes enfouies, et elles furent tendues de nouveau. De nombreuses empreintes prouvaient que le gibier à fourrure se massait aux environs du cap, et, la terre lui refusant toute nourriture, il devait aisément se laisser prendre à l’amorce des pièges.

D’après les conseils du chasseur Marbre, on construisit aussi un traquenard à rennes, suivant la méthode des Esquimaux. C’était une fosse large en tous sens d’une dizaine de pieds et creuse d’une douzaine. Une planche formant bascule, et pouvant se relever par son propre poids, la recouvrait de manière à la dissimuler entièrement. L’animal, attiré par les herbes et branches déposées à l’extrémité de la planche, était inévitablement précipité dans la fosse, dont il ne pouvait plus sortir. On comprend que, par ce système de bascule, le traquenard se retendait automatiquement, et qu’un renne pris, d’autres pouvaient s’y prendre à leur tour. Marbre n’éprouva d’autre difficulté, en établissant son traquenard, qu’à percer un sol très dur; mais il fut assez surpris – et Jasper Hobson ne le fut pas moins – quand la pioche, après avoir traversé quatre à cinq pieds de terre et de sable, rencontra en dessous une couche de neige, dure comme du roc, et qui paraissait être très épaisse.

«Il faut, dit le lieutenant Hobson, après avoir observé cette disposition géologique, il faut que cette partie du littoral ait été soumise, il y a bien des années, à un froid excessif et pendant un laps de temps très long; puis, les sables, la terre, auront peu à peu recouvert la masse glacée, vraisemblablement étendue sur un lit de granit.

– En effet, mon lieutenant, répondit le chasseur, mais cela ne rendra pas notre traquenard plus mauvais. Au contraire même, les rennes, une fois emprisonnés, trouveront une paroi glissante sur laquelle ils n’auront aucune prise.”

Marbre avait raison, et l’événement justifia ses prévisions.

Le 5 décembre, Sabine et lui étant allés visiter la fosse, entendirent de sourds grondements qui s’en échappaient. Ils s’arrêtèrent.

«Ce n’est point le bramement du renne, dit Marbre, et je nommerais bien la bête qui s’est fait prendre à notre traquenard!

– Un ours! répondit Sabine.

– Oui, fit Marbre, dont les yeux brillèrent de satisfaction.

– Eh bien, répliqua Sabine, nous ne perdrons pas au change. Le beefsteak d’ours vaut le beefsteak de renne, et on a la fourrure en plus. Allons!»

Les deux chasseurs étaient armés. Ils coulèrent une balle dans leur fusil déjà chargé à plomb, et s’avancèrent vers le traquenard. La bascule s’était remise en place, mais l’amorce avait disparu, ayant été probablement entraînée au fond de la fosse.

Marbre et Sabine, arrivés près de l’ouverture, regardèrent jusqu’au fond du trou, après avoir déplacé la bascule. Les grognements redoublèrent. C’étaient, en effet, ceux d’un ours. Dans un coin de la fosse était blottie une masse gigantesque, un véritable paquet de fourrure blanche, à peine visible dans l’ombre, au milieu de laquelle brillaient deux yeux étincelants. Les parois de la fosse étaient profondément labourées à coups de griffes, et certainement, si les murs eussent été faits de terre, l’ours aurait pu se frayer un chemin au-dehors. Mais sur cette glace glissante, ses pattes n’avaient pas eu prise, et si sa prison s’était élargie sous ses coups, du moins n’avait-il pu la quitter.

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Dans ces conditions, la capture de l’animal n’offrait aucune difficulté. Deux balles, ajustées avec précision vers le fond de la fosse, eurent raison du vigoureux animal, et le plus gros de la besogne fut de l’en tirer. Les deux chasseurs revinrent au fort Espérance pour y chercher du renfort. Une dizaine de leurs compagnons, munis de cordes, les suivirent jusqu’au traquenard, et ce ne fut pas sans peine que la bête fut extraite de la fosse. C’était un ours gigantesque, haut de six pieds, pesant au moins six cents livres, et dont la vigueur devait être prodigieuse. Il appartenait au sous-genre des ours blancs par son crâne aplati, son corps allongé, ses ongles courts et peu recourbés, son museau fin et son pelage entièrement blanc. Quant aux parties comestibles de l’individu, elles furent soigneusement rapportées à Mrs. Joliffe, et figurèrent avantageusement comme plat de résistance au dîner du jour.

Dans la semaine qui suivit, les trappes fonctionnèrent assez heureusement. On prit une vingtaine de martres, alors dans toute la beauté de leur vêtement d’hiver, mais seulement deux ou trois renards. Ces sagaces animaux devinaient le piège qui leur était tendu, et le plus souvent, creusant le sol près de la trappe, ils parvenaient à s’emparer de l’appât et à se débarrasser ensuite de la trappe rabattue sur eux. Résultat qui mettait Sabine hors de lui, le chasseur déclarant un tel subterfuge «indigne d’un renard honnête».

Vers le 10 décembre, le vent ayant passé dans le sud-ouest, la neige se reprit à tomber, mais non pas par flocons épais. C’était une neige fine, en somme peu abondante, mais elle se glaçait aussitôt, car un froid vif se faisait sentir, et comme la brise était forte, on le supportait difficilement. Il fallut donc se caserner de nouveau et reprendre les travaux de l’intérieur. Par précaution, Jasper Hobson distribua à tout son monde des pastilles de chaux et du jus de citron, l’emploi de ces antiscorbutiques étant réclamé par la persistance de ce froid humide. Du reste, aucun symptôme de scorbut ne s’était encore manifesté parmi les habitants du fort Espérance. Grâce aux précautions hygiéniques prises, la santé générale n’avait point été altérée.

La nuit polaire était profonde alors. Le solstice d’hiver approchait, époque à laquelle l’astre du jour se trouve à son maximum d’abaissement au-dessous de l’horizon pour l’hémisphère boréal. Au crépuscule de minuit, le bord méridional des longues plaines blanches se teintait à peine de nuances moins sombres. Une réelle impression de tristesse se dégageait de ce territoire polaire, que les ténèbres enveloppaient de toutes parts.

Quelques jours se passèrent dans la maison commune. Jasper Hobson était plus rassuré contre l’attaque des bêtes fauves, depuis que les abords de l’enceinte avaient été déblayés, – fort heureusement, car on entendait de sinistres grognements sur la nature desquels on ne pouvait se méprendre. Quant à la visite de chasseurs indiens ou canadiens, elle n’était pas à craindre à cette époque.

Cependant, un incident se produisit, ce qu’on pourrait appeler un épisode dans ce long hivernage, et qui prouvait que, même au coeur de l’hiver, ces solitudes n’étaient pas entièrement dépeuplées. Des êtres humains parcouraient encore ce littoral, chassant les morses et campant sous la neige. Ils appartenaient à la race «des mangeurs de poissons crus»,6 qui sont répandus sur le continent du North-Amérique, depuis la mer de Baffin jusqu’au détroit de Behring, et dont le lac de l’Esclave semble former la limite méridionale.

Un matin du 14 décembre, ou plutôt à neuf heures avant midi, le sergent Long, revenant d’une excursion sur le littoral, termina son rapport au lieutenant, en disant que si ses yeux ne l’avaient point trompé, une tribu de nomades devait être campée à quatre milles du fort, près d’un petit cap qui se projetait en cet endroit.

«Quels sont ces nomades? demanda Jasper Hobson.

– Ce sont des hommes ou des morses, répondit le sergent Long. Pas de milieu!»

On aurait bien étonné le brave sergent en lui apprenant que certains naturalistes ont précisément admis «ce milieu» que lui, Long, ne reconnaissait pas. Et, en effet, quelques savants ont plus ou moins plaisamment regardé les Esquimaux comme «une espèce intermédiaire entre l’homme et le veau-marin».

Aussitôt le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Madge et quelques autres, d’aller constater la présence de ces visiteurs. Bien vêtus, bien encapuchonnés, se tenant en garde contre les gelées subites, armés de fusils et de haches, chaussés de bottes fourrées auxquelles la neige glacée prêtait un point d’appui solide, ils sortirent par la poterne et suivirent le littoral, dont les glaçons encombraient la rivière.

La lune, dans son dernier quartier, jetait de vagues lueurs sur l’icefield, à travers les brumes du ciel. Après une marche d’une heure, le lieutenant dut croire que son sergent s’était trompé, ou tout au moins qu’il n’avait vu que des morses, lesquels avaient sans doute regagné leur élément par ces trous qu’ils tiennent constamment praticables au milieu des champs de glace.

Mais le sergent Long, montrant un tourbillon grisâtre qui sortait d’une extumescence conique, sorte de hutte, élevée sur l’icefield, se contenta de répondre tranquillement:

«Voilà donc une fumée de morses!»

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En ce moment, des êtres vivants sortirent de la hutte, se traînant sur la neige. C’étaient des Esquimaux, mais s’ils étaient hommes ou femmes, c’est ce qu’un Esquimau seul eût pu dire, tant leur accoutrement permettait de les confondre.

En vérité, et sans approuver en quoi que ce soit l’opinion des naturalistes citée plus haut, on eût dit des phoques, de véritables amphibies, velus, poilus. Ils étaient au nombre de six, quatre grands et deux petits, larges d’épaules pour leur taille médiocre, le nez épaté, les yeux abrités sous d’énormes paupières, la bouche grande, la lèvre épaisse, les cheveux noirs, longs, rudes, la face dépourvue de barbe. Pour vêtements, une tunique ronde en peau de morse, un capuchon, des bottes, des mitaines de même nature. Ces êtres, à demi sauvages, s’étaient approchés des Européens et les regardaient en silence.

«Personne de vous ne sait l’esquimau?» demanda Jasper Hobson à ses compagnons.

Personne ne connaissait cet idiome; mais aussitôt, une voix se fit entendre, qui souhaitait la bienvenue en anglais:

«Welcome! welcome!»

C’était un Esquimau, ou plutôt, comme on ne tarda pas à l’apprendre, une Esquimaude, qui, s’avançant vers Mrs. Paulina Barnett, lui fit un salut de la main.

La voyageuse, surprise, répondit par quelques mots que l’indigène parut comprendre facilement, et une invitation fut faite à la famille de suivre les Européens jusqu’au fort.

Les Esquimaux semblèrent se consulter du regard, puis, après quelques instants d’hésitation, ils accompagnèrent le lieutenant Hobson, marchant en groupe serré.

Arrivée à l’enceinte, la femme indigène, voyant cette maison dont elle ne soupçonnait pas l’existence, s’écria:

«House! house! snow-house?»

Elle demandait si c’était une maison de neige, et pouvait le croire, car l’habitation se perdait alors dans toute cette masse blanche qui couvrait le sol. On lui fit comprendre qu’il s’agissait d’une maison de bois. L’Esquimaude dit alors quelques mots à ses compagnons, qui firent un signe approbatif. Tous passèrent alors par la poterne, et, un instant après, ils étaient introduits dans la salle principale.

Là, leurs capuchons furent retirés, et l’on put reconnaître les sexes. Il y avait deux hommes de quarante à cinquante ans, au teint jaune-rougeâtre, aux dents aiguës, aux pommettes saillantes, ce qui leur donnait une vague ressemblance avec des carnivores; deux femmes encore jeunes, dont les cheveux nattés étaient ornés de dents et de griffes d’ours polaires; enfin, deux enfants de cinq à six ans, pauvres petits êtres à mine éveillée, qui regardaient en ouvrant de grands yeux.

«On doit vraisemblablement supposer que des Esquimaux ont toujours faim, dit Jasper Hobson. Je pense donc qu’un morceau de venaison ne déplaira pas à nos hôtes.»

Sur l’ordre du lieutenant Hobson, le caporal Joliffe apporta quelques morceaux de renne, sur lesquels ces pauvres gens se jetèrent avec une sorte d’avidité bestiale. Seule, la jeune Esquimaude qui s’était exprimée en anglais montra une certaine réserve, regardant, sans les quitter des yeux, Mrs. Paulina Barnett et les autres femmes de la factorerie. Puis, apercevant le petit baby que Mrs. Mac Nap tenait sur ses bras, elle se leva, courut à lui et, lui parlant d’une voix douce, se mit à le caresser le plus gentiment du monde.

Cette jeune indigène semblait être, sinon supérieure, du moins plus civilisée que les autres, et cela parut surtout quand, ayant été prise d’un léger accès de toux, elle mit sa main devant sa bouche, d’après les règles les plus élémentaires de la civilité.

Ce détail n’échappa à personne. Mrs. Paulina Barnett, causant avec l’Esquimaude et employant les mots anglais les plus usités, apprit en quelques phrases que cette jeune indigène avait servi pendant un an chez le gouverneur danois d’Uppernawik, dont la femme était Anglaise. Puis elle avait quitté le Groenland pour suivre sa famille sur les territoires de chasse. Les deux hommes étaient ses deux frères; l’autre femme, mariée à l’un d’eux et mère des deux enfants, était sa belle-soeur. Ils revenaient tous de l’île Melbourne, située, dans l’est, sur le littoral de l’Amérique anglaise, regagnant à l’ouest la pointe Barrow, l’un des caps de la Géorgie occidentale de l’Amérique russe, où vivait leur tribu, et c’était un sujet d’étonnement pour eux de trouver une factorerie installée au cap Bathurst. Les deux Esquimaux secouèrent même la tête en voyant cet établissement. Désapprouvaient-ils la construction d’un fort sur ce point du littoral? Trouvaient-ils l’endroit mal choisi? Malgré toute sa patience, le lieutenant Hobson ne parvint point à les faire s’expliquer à ce sujet, ou du moins il ne comprit pas leurs réponses.

Quant à la jeune Esquimaude, elle se nommait Kalumah, et elle parut prendre en grande amitié Mrs. Paulina Barnett. Cependant la pauvre créature, toute sociable qu’elle était, ne regrettait point la position qu’elle avait autrefois chez le gouverneur d’Uppernawik, et elle se montrait très attachée à sa famille.

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Après s’être restaurés, après avoir partagé une demi-pinte de brandevin dont les petits eurent leur part, les Esquimaux prirent congé de leurs hôtes, mais, avant de partir, la jeune indigène invita la voyageuse à visiter leur hutte de neige. Mrs. Paulina Barnett promit de s’y rendre le lendemain, si le temps le permettait.

Le lendemain, en effet, accompagnée de Madge, du lieutenant Hobson et de quelques soldats armés – non contre ces pauvres gens, mais pour le cas où les ours eussent rôdé sur le littoral –, Mrs. Paulina Barnett se transporta au cap Esquimau, nom qui fut donné à la pointe près de laquelle se dressait le campement indigène.

Kalumah accourut au-devant de son amie de la veille et lui montra la hutte d’un air satisfait. C’était un gros cône de neige, percé d’une étroite ouverture à son sommet qui donnait issue à la fumée d’un foyer intérieur, et dans lequel ces Esquimaux avaient creusé leur demeure passagère. Ces «snow-houses», qu’ils établissent avec une extrême rapidité, se nomment «igloo» dans la langue du pays. Elles sont merveilleusement appropriées au climat, et leurs habitants y supportent, même sans feu et sans trop souffrir, des froids de quarante degrés au-dessous de zéro. Pendant l’été, les Esquimaux campent sous des tentes de peaux de rennes et de phoques, qui portent le nom de «tupic».

Pénétrer dans cette hutte n’était point une opération facile. Elle n’avait qu’une entrée au ras du sol, et il fallait se glisser par une sorte de couloir long de trois à quatre pieds, car les parois de neige mesuraient au moins cette épaisseur. Mais une voyageuse de profession, une lauréate de la Société royale, ne pouvait hésiter, et Mrs. Paulina Barnett n’hésita pas. Suivie de Madge, elle s’enfourna bravement dans l’étroit boyau à la suite de la jeune indigène. Quant au lieutenant Hobson et à ses hommes, ils se dispensèrent de cette visite.

Et Mrs. Paulina Barnett comprit bientôt que le plus difficile n’était pas de pénétrer dans cette hutte de neige, mais d’y rester. L’atmosphère, échauffée par un foyer sur lequel brûlaient des os de morses, infectée par l’huile fétide d’une lampe, imprégnée des émanations de vêtements gras et de la chair d’amphibie qui forme la nourriture principale des Esquimaux, cette atmosphère était écoeurante. Madge ne put y tenir et sortit presque aussitôt. Mrs. Paulina Barnett montra un courage surhumain pour ne point chagriner la jeune indigène et prolongea sa visite pendant cinq grandes minutes, – cinq siècles! Les deux enfants et leur mère étaient là. Quant aux deux hommes, la chasse aux morses les avait entraînés à quatre ou cinq milles de leur campement.

Mrs. Paulina Barnett, une fois sortie de la hutte, aspira avec ivresse l’air froid du dehors, qui ramena les couleurs sur sa figure un peu pâlie.

«Eh bien, madame? lui demanda le lieutenant, que dites-vous des maisons esquimaudes?

– L’aération laisse à désirer!» répondit simplement Mrs. Paulina Barnett.

Pendant huit jours, cette intéressante famille indigène demeura campée en cet endroit. Sur vingt-quatre heures, les deux Esquimaux en passaient douze à la chasse aux morses. Ils allaient, avec une patience que les huttiers pourront seuls comprendre, guetter les amphibies sur le bord de ces trous par lesquels ils venaient respirer à la surface de l’icefield. Le morse apparaissait-il, une corde à noeud coulant lui était jetée autour des pectorales, et, non sans peine, les deux indigènes le hissaient sur-le-champ et le tuaient à coups de hache. Véritablement, c’était plutôt une pêche qu’une chasse. Puis le grand régal consistait à boire ce sang chaud des amphibies dont les Esquimaux s’enivrent avec volupté.

Chaque jour, Kalumah, malgré la basse température, se rendait au fort Espérance. Elle prenait un extrême plaisir à parcourir les différentes chambres de la maison, regardant coudre, suivant tous les détails des manipulations culinaires de Mrs. Joliffe. Elle demandait le nom anglais de chaque chose et causait pendant des heures entières avec Mrs. Paulina Barnett, si le mot «causer» peut s’employer quand il s’agit d’un échange de mots longtemps cherchés de part et d’autre. Quand la voyageuse faisait la lecture à voix haute, Kalumah l’écoutait avec une extrême attention, bien qu’elle ne la comprît certainement point.

Kalumah chantait aussi, d’une voix assez douce, des chansons d’un rythme singulier, chansons froides, glaciales, mélancoliques et d’une coupe étrange. Mrs. Paulina Barnett eut la patience de traduire une de ces «sagas» groenlandaises, curieux échantillon de la poésie hyperboréenne, auquel un air triste, entrecoupé de pauses, procédant par intervalles bizarres, prêtait une indéfinissable couleur. Voici, d’ailleurs, un spécimen de cette poésie, copié sur l’album même de la voyageuse.

Chanson groenlandaise.

Le ciel est noir,
Et le soleil se traîne
À peine!
De désespoir
Ma pauvre âme incertaine
Est pleine!
La blonde enfant se rit de mes tendres chansons,
Et sur son coeur l’hiver promène ses glaçons!

Ange rêvé,
Ton amour qui fait vivre
M’enivre,
Et j’ai bravé
Pour te voir, pour te suivre
Le givre.
Hélas! sous mes baisers et leur douce chaleur,
Je n’ai pu dissiper les neiges de ton coeur!

Ah! que demain
À ton âme convienne
La mienne,
Et que ma main
Amoureusement tienne
La tienne!
Le soleil brillera là-haut dans notre ciel,
Et de ton coeur l’amour forcera le dégel!

Le 20 décembre, la famille esquimaude vint au fort Espérance prendre congé de ses habitants. Kalumah s’était attachée à la voyageuse, qui l’eût volontiers conservée près d’elle; mais la jeune indigène ne voulait pas abandonner les siens. D’ailleurs, elle promit de revenir pendant l’été prochain au fort Espérance.

Ses adieux furent touchants. Elle remit à Mrs. Paulina Barnett une petite bague de cuivre, et reçut en échange un collier de jais dont elle se para aussitôt. Jasper Hobson ne laissa point partir ces pauvres gens sans une bonne provision de vivres qui fut chargée sur leur traîneau, et, après quelques paroles de reconnaissance prononcées par Kalumah, l’intéressante famille, se dirigeant vers l’ouest, disparut au milieu des épaisses brumes du littoral.

 

 

Chapitre XX

Où le mercure gèle

 

e temps sec et le calme de l’atmosphère favorisèrent les chasseurs pendant quelques jours encore. Toutefois, ils ne s’éloignaient pas du fort. L’abondance du gibier leur permettait, d’ailleurs, d’opérer dans un rayon restreint. Le lieutenant Hobson ne pouvait donc que se féliciter d’avoir fondé son établissement sur ce point du continent. Les trappes prirent un grand nombre d’animaux à fourrures de toutes sortes. Sabine et Marbre tuèrent une certaine quantité de lièvres polaires. Une vingtaine de loups affamés furent abattus à coups de fusil. Ces carnassiers se montraient fort agressifs, et, réunis par bandes autour du fort, pendant la nuit si longue, ils remplissaient l’air de leurs rauques aboiements. Du côté de l’icefield, entre les hummocks, passaient fréquemment de grands ours, dont l’approche était surveillée avec le plus grand soin.

Le 25 décembre, il fallut de nouveau abandonner tout projet d’excursion. Le vent sauta au nord et le froid reprit, avec une extrême vivacité. On ne pouvait rester en plein air sans risquer d’être instantanément «frost bitten». Le thermomètre Fahrenheit descendit à 18° au-dessous de zéro (28° centigr. au-dessous de glace). La brise sifflait comme une volée de mitraille. Avant de s’emprisonner, Jasper Hobson eut soin de fournir aux animaux une nourriture assez. abondante pour les sustenter pendant quelques semaines.

Le 25 décembre était le jour de Noël, cette fête du foyer domestique, si chère aux Anglais. Elle fut célébrée avec un zèle tout religieux. Les hiverneurs remercièrent la Providence de les avoir protégés jusqu’alors; puis les travailleurs, ayant chômé pendant ce jour sacré du «Christmas», se retrouvèrent tous réunis devant un splendide festin, dans lequel figurait un gigantesque pudding.

Le soir venu, un punch flamba sur la grande table, au milieu des verres. Les lampes furent éteintes, et la salle, illuminée par la flamme livide du brandevin, prit un aspect fantastique. Toutes ces bonnes figures de soldats s’animèrent, à ses reflets tremblotants, d’une animation que le brûlant liquide allait encore accroître.

Puis la flamme se modéra, elle s’éparpilla autour du gâteau national en petites langues bleuâtres et s’évanouit.

Phénomène inattendu! Bien que les lampes n’eussent pas encore été rallumées, cependant la salle ne redevint pas obscure. Une vive lumière y pénétrait par sa fenêtre, lumière rougeâtre que l’éclat des lampes avait empêché de voir jusqu’alors.

Tous les convives se levèrent extrêmement surpris et s’interrogèrent du regard.

«Un incendie!» s’écrièrent quelques-uns. Mais, à moins que la maison n’eût elle-même brûlé, aucun incendie ne pouvait éclater dans le voisinage du cap Bathurst!

Le lieutenant se précipita vers la fenêtre, et il reconnut aussitôt la cause de cette réverbération. C’était une éruption.

En effet, par-delà les falaises de l’ouest, au-delà de la baie des Morses, l’horizon était en feu. On ne pouvait apercevoir le sommet des collines ignivomes, situées à trente milles du cap Bathurst, mais la gerbe de flammes, s’épanouissant à une prodigieuse hauteur, couvrait tout le territoire de ses fauves reflets.

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«C’est encore plus beau qu’une aurore boréale!» s’écria Mrs. Paulina Barnett.

Thomas Black protesta contre cette affirmation. Un phénomène terrestre plus beau qu’un météore! Mais au lieu de discuter cette thèse, malgré le froid intense, malgré la bise aiguë, chacun quitta la salle et alla contempler l’admirable spectacle de cette gerbe étincelante qui se développait sur le fond noir du ciel.

Si Jasper Hobson, ses compagnes, ses compagnons n’avaient eu les oreilles et la bouche emmaillotées dans d’épaisses fourrures, ils auraient pu entendre les bruits sourds de l’éruption, qui se propageaient à travers l’atmosphère. Ils auraient pu se communiquer les impressions que ce sublime spectacle faisait naître en eux. Mais, ainsi encapuchonnés, il ne leur était permis ni de parler, ni d’entendre. Ils durent se contenter de voir, mais quelle scène imposante pour leurs yeux! quel souvenir pour leur esprit! Entre l’obscurité profonde du firmament et la blancheur de l’immense tapis de neige, l’épanouissement des flammes volcaniques produisait des effets de lumière qu’aucune plume, qu’aucun pinceau ne saurait rendre! L’intense réverbération s’étendait jusqu’au-delà du zénith, éteignant graduellement toutes les étoiles. Le sol blanc revêtait des teintes d’or. Les hummocks de l’icefield, et, en arrière-plan, les énormes icebergs réfléchissaient les lueurs diverses comme autant de miroirs ardents. Ces faisceaux lumineux venaient se briser ou se réfracter à tous ces angles, et les plans, diversement inclinés, les renvoyaient avec un éclat plus vif et une teinte nouvelle. Choc de rayons véritablement magique! On eût dit l’immense décor de glaces d’une féerie, dressé tout exprès pour cette fête de la lumière!

Mais le froid excessif obligea bientôt les spectateurs à rentrer dans leur chaude habitation, et plus d’un nez faillit payer cher ce plaisir que les yeux venaient de prendre à son détriment par une pareille température…

Pendant les jours qui suivirent, l’intensité du froid redoubla. On put croire que le thermomètre à mercure ne suffirait pas à en marquer les degrés,7 et qu’il faudrait employer un thermomètre à alcool. Dans la nuit du 28 au 29 décembre, la colonne s’abaissa à 32° au-dessous de zéro (37° centig. au-dessous de glace).

Les poêles furent bourrés de combustible, mais la température intérieure ne put être maintenue au-dessus de 20° (7° centig. au-dessous de zéro). On souffrait du froid jusque dans les chambres, et, sur un rayon de dix pieds autour du poêle, la chaleur s’annihilait complètement. Aussi, la meilleure place appartenait-elle au petit enfant, que berçaient ceux qui s’approchaient tour à tour du foyer. Défense absolue fut faite d’ouvrir porte ou fenêtre, car la vapeur, concentrée dans les salles, se fût immédiatement changée en neige. Déjà dans le couloir la respiration des hommes produisait un phénomène identique. On entendait de toutes parts des détonations sèches, qui surprirent les personnes inaccoutumées aux phénomènes de ces climats. C’étaient les troncs d’arbres, formant les parois de la maison, qui craquaient sous l’action du froid. La provision de liqueurs, brandevin et gin, déposée dans le grenier, dut être descendue dans la salle commune; déjà l’alcool était coagulé, et tout l’esprit se concentrait au fond des bouteilles sous la forme d’un noyau. La bière, fabriquée avec les bourgeons de sapins, faisait, en gelant, éclater les barils. Tous les corps solides, comme pétrifiés, résistaient à la pénétration de la chaleur. Le bois brûlait difficilement, et Jasper Hobson dut sacrifier une certaine quantité d’huile de morse pour en activer la combustion. Très heureusement, les cheminées tiraient bien et empêchaient toute émanation désagréable à l’intérieur. Mais extérieurement, le fort Espérance devait se trahir au loin par l’odeur âcre et fétide de ses fumées et méritait d’être rangé parmi les établissements insalubres.

Un symptôme à remarquer, c’était l’extrême soif dont chacun était dévoré par ce froid intense. Mais, pour se rafraîchir, il fallait constamment dégeler les liquides auprès du feu, car, sous la forme de glace, ils eussent été impropres à désaltérer. Un autre symptôme contre lequel le lieutenant Hobson engageait ses compagnons à réagir, c’était une somnolence opiniâtre, que quelques-uns ne parvenaient pas à vaincre. Mrs. Paulina Barnett, toujours vaillante, par ses conseils, sa conversation, son va-et-vient, réagissait à la fois pour son propre compte et encourageait tout son monde. Souvent elle lisait quelque livre de voyage ou chantait quelque vieux refrain d’Angleterre, et tous le répétaient en choeur avec elle. Ces chants réveillaient, bon gré mal gré, les endormis, qui bientôt faisaient chorus à leur tour. Les longues journées s’écoulaient ainsi dans une séquestration complète, et Jasper Hobson, consultant à travers les vitres le thermomètre placé extérieurement, constatait que le froid s’accroissait sans cesse. Le 31 décembre, le mercure était entièrement gelé dans la cuvette de l’instrument. Il y avait donc plus de 44° au-dessous de zéro (42° centig. au-dessous de glace).

Le lendemain, 1er janvier 1860, le lieutenant Jasper Hobson présenta ses compliments de nouvelle année à Mrs. Paulina Barnett, et la félicita du courage et de la bonne humeur avec lesquels elle supportait les misères de l’hivernage. Mêmes compliments à l’adresse de l’astronome, qui, lui, ne voyait qu’une chose dans ce changement du millésime de 1859 pour celui de 1860, c’est qu’il entrait dans l’année de sa fameuse éclipse solaire! Des souhaits furent échangés entre tous les membres de cette petite colonie, si unis entre eux, et dont la santé, grâce au Ciel, continuait d’être excellente. Si quelques symptômes de scorbut s’étaient montrés, ils avaient promptement cédé à l’emploi opportun du lime-juice et des pastilles de chaux.

Mais il ne fallait pas se réjouir trop vite! La mauvaise saison devait durer trois mois encore. Sans doute, le soleil ne tarderait pas à reparaître au-dessus de l’horizon, mais rien ne prouvait que le froid eût atteint son maximum d’intensité, et, généralement, sous toutes les zones boréales, c’est dans le mois de février que s’observent les plus extrêmes abaissements de température. En tout cas, la rigueur de l’atmosphère ne diminua pas pendant les premiers jours de l’année nouvelle, et, le 5 janvier, le thermomètre à alcool, placé à l’extérieur de la fenêtre du couloir, accusa 66° au-dessous de zéro (52° centig. au-dessous de glace). Encore quelques degrés, et les minima de température relevés au fort Reliance, en 1835, seraient atteints et peut-être dépassés!

Cette persistance d’un froid aussi violent inquiétait de plus en plus Jasper Hobson. Il craignait que les animaux à fourrures ne fussent obligés de chercher au sud un climat moins rigoureux, ce qui eût contrarié ses projets de chasse au printemps nouveau. En outre, il entendait, à travers les couches souterraines, certains roulements sourds qui se rattachaient évidemment à l’éruption volcanique. L’horizon occidental était toujours embrasé des feux de la terre, et certainement un formidable travail plutonien s’accomplissait dans les entrailles du globe. Ce voisinage d’un volcan en activité ne pouvait-il être dangereux pour la nouvelle factorerie? C’est à quoi songeait le lieutenant, quand il surprenait quelques-uns de ces grondements intérieurs. Mais ces appréhensions, très vagues d’ailleurs, il les garda pour lui.

Comme on le pense bien, par un tel froid, personne ne songeait à quitter la maison. Les chiens et les rennes étaient abondamment pourvus, et ces animaux, habitués d’ailleurs à de longs jeûnes pendant la saison d’hiver, ne réclamaient point les services de leurs maîtres. Il n’existait donc aucun motif pour s’exposer aux rigueurs de l’atmosphère. C’était assez déjà de subir au-dedans une température que la combustion du bois et de l’huile parvenait à peine à rendre supportable. Malgré toutes les précautions prises, l’humidité se glissait dans les salles inaérées, et déposait sur les poutres de brillantes couches de glace qui s’épaississaient chaque jour. Les condensateurs étaient engorgés, et même l’un d’eux éclata sous la pression de l’eau solidifiée.

Dans ces conditions, le lieutenant Hobson ne songeait point à ménager le combustible. Il le prodiguait même, afin de relever cette température, qui, dès que les feux du poêle et du fourneau baissaient tant soit peu, tombait quelquefois à 15° Fahrenheit (9° centig. au-dessous de glace). Aussi des hommes de quart, se relayant d’heure en heure, avaient-ils ordre de surveiller et d’entretenir les feux.

«Le bois nous manquera bientôt, dit un jour le sergent Long au lieutenant.

– Nous manquer! s’écria Jasper Hobson.

– Je veux dire, reprit le sergent, que l’approvisionnement de la maison s’épuise et qu’il faudra, avant peu, nous ravitailler au magasin. Or, je le sais par expérience, s’exposer à l’air avec un froid pareil, c’est risquer sa vie.

– Oui! répondit le lieutenant, c’est une faute que nous avons commise, d’avoir construit un bûcher non contigu à la maison et sans communication directe avec elle. Je m’en aperçois un peu tard. J’aurais dû ne pas oublier que nous allions hiverner au-delà du 70ème parallèle! Mais enfin, ce qui est fait est fait. – Dites-moi, Long, quelle quantité de bois reste-t-il dans la maison?

– De quoi alimenter le poêle et le fourneau pendant deux ou trois jours au plus, répondit le sergent.

– Espérons que d’ici là, reprit Jasper Hobson, la rigueur de la température aura quelque peu diminué et qu’on pourra sans danger traverser la cour du fort.

– J’en doute, mon lieutenant, répliqua le sergent Long en secouant la tête. L’atmosphère est pure, les étoiles sont brillantes, le vent se maintient au nord, et je ne serais pas étonné que ce froid durât quinze jours encore, jusqu’à la lune nouvelle.

– Eh bien, mon brave Long, reprit le lieutenant Hobson, nous ne nous laisserons certainement pas mourir de froid, et le jour où il faudra s’exposer…

– On s’exposera, mon lieutenant», répondit le sergent Long.

Jasper Hobson serra la main du sergent, dont le dévouement lui était bien connu.

On pourrait croire que Jasper Hobson et le sergent Long exagéraient, quand ils regardaient comme pouvant causer la mort la subite impression d’un tel froid sur l’organisme. Mais, habitués aux violences des climats polaires, ils avaient pour eux une longue expérience. Ils avaient vu, dans des circonstances identiques, des hommes robustes tomber évanouis sur la glace, dès qu’ils s’exposaient au-dehors. La respiration leur manquait, et on les relevait asphyxiés. Ces faits, si incroyables qu’ils paraissent, se sont reproduits maintes fois pendant certains hivernages. Lors de leur voyage sur les rives de la baie d’Hudson, en 1746, William Moor et Smith ont cité plusieurs accidents de ce genre, et ils ont perdu quelques-uns de leurs compagnons, foudroyés par le froid. Il est incontestable que c’est s’exposer à une mort subite que d’affronter une température dont la colonne mercurielle ne peut même plus mesurer l’intensité!

Telle était la situation assez inquiétante des habitants du fort Espérance, quand un incident vint encore l’aggraver.

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1 Les blaireaux sont tellement voisins du genre «ursus», que Linné les considérait comme une simple espèce de ce genre.

2 85000 francs.

3 Petite rivière de Hyde-Park, a Londres.

4 Jeu de cartes très-usité en Amérique.

5 Il s’agit du zéro de Fahrenheit.

6 Traduction exacte du mot esquimau.

7 À 42° centig. au-dessous de zéro, le mercure gèle dans la cuvette du thermomètre, et on est obligé d’employer des appareils à alcool pur, qui ne se solidifie que sous un froid excessif.