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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

les Premières pas

 

 

Chapitre XIII

Double baptême.

 

uelle joie chez les Mac Carthy! Pat de retour, le jeune marin à la ferme de Kerwan, la famille au grand complet, les trois frères réunis à la même table, Grand’mère avec son petit-fils, Martin et Martine avec tous leurs enfants!

Et puis, l’année s’annonçait bien. La récolte de fourrage était abondante, la moisson ne le serait pas moins. Et les pommes de terre, les saintes pommes de terre, qui gonflaient le sillon de leurs tubercules jaunâtres ou rougeâtres! C’est là du pain tout fait; il n’y a plus qu’à le cuire, et un peu de cendre chaude y peut suffire dans les plus modestes foyers.

Et d’abord, Martine demanda à Pat:

«Est-ce pour une année toute entière que tu nous es revenu, mon enfant?

– Non, mère, pour six semaines seulement. Je ne songe pas à abandonner mon métier qui est un bon métier… Dans six semaines, il faut que je sois de retour à Liverpool, où j’embarquerai de nouveau sur le Guardian…

– Dans six semaines! murmura Grand’mère.

– Oui, mais en qualité de maître d’équipage, cette fois, et un maître d’équipage à bord d’un grand navire, c’est quelqu’un…

– Bien, Pat, bien! dit Murdock, en serrant affectueusement la main de son frère.

– Jusqu’au jour de mon départ, reprit le jeune marin, si vous avez besoin de deux bras solides à la ferme, les miens sont à votre service.

– Ce n’est pas à refuser,» répondit M. Martin.

Ce jour-là, Pat venait de faire connaissance avec sa belle-sœur Kitty, dont le mariage avait été postérieur à son dernier embarquement. Il fut enchanté de trouver en elle une si excellente femme, digne de Murdock, et crut même devoir la remercier de ce qu’elle lui donnerait un neveu, – à moins que ce ne fût une nièce, – avant qu’il eût rejoint son bord. Il se faisait une joie de devenir oncle, et il embrassait Kitty comme une sœur qui lui était survenue pendant son absence.

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On le croira volontiers, P’tit-Bonhomme n’était pas resté insensible devant ces épanchements. Il s’y associait du fond du cœur, tout en se tenant dans un coin de la salle. Mais son tour vint de s’approcher. Au surplus, est-ce qu’il n’était pas de la famille? On avait raconté son histoire à Pat. Le brave garçon en parut très touché. De cet instant, tous les deux furent grands amis.

«Et moi, répétait le jeune marin, moi qui l’avais pris pour un voleur, en le voyant s’ensauver mon sac à la main! Vraiment, il a risqué d’attraper quelques taloches…

– Oh! vos taloches, répondit P’tit-Bonhomme, elles ne m’auraient pas fait de mal, puisque je ne vous avais rien volé.»

Et, en parlant ainsi, il regardait ce vigoureux gars, bien planté, bien découplé, avec son allure résolue, ses manières franches, sa figure hâlée par le soleil et la brise. Un marin, cela lui paraissait être quelque personnage considérable… un être à part… un monsieur qui allait sur l’eau. Comme il comprenait que Pat fût le préféré de Grand’mère, qui le tenait par la main comme pour l’empêcher de les quitter trop tôt!…

Pendant la première heure, il va sans dire que Pat avait narré son histoire, expliqué pourquoi il avait été si longtemps sans donner de ses nouvelles, – si longtemps qu’on l’avait cru perdu. Et il s’en était fallu de peu qu’il ne revînt jamais au pays. Le Guardian avait fait côte sur un des îlots de la mer des Indes, dans les parages du sud. Là, treize mois durant, les naufragés n’eurent pour lieu de refuge qu’une île déserte, située en dehors des routes maritimes, sans aucune communication avec le reste du monde. Enfin, à force de travail, on était parvenu à renflouer le Guardian. Tout avait été sauvé, navire et cargaison. Et Pat s’était si remarquablement distingué par son zèle et son courage, que, sur la proposition du capitaine, la maison Marcuard de Liverpool venait de le rembarquer en qualité de maître d’équipage pour une prochaine navigation à travers le Pacifique. Les choses étaient donc au mieux.

Dès le lendemain, le personnel de Kerwan se remit à la besogne, et il fut démontré que le manouvrier malade allait être remplacé par un rude travailleur.

Septembre arrivé, la moisson battit son plein. Si, comme à l’habitude, le rendement du blé resta assez médiocre, du moins, les seigles, les orges et les avoines produisirent-ils une abondante récolte. Cette année 1878 était incontestablement une année fructueuse. Le receveur des fermages pourrait se présenter même avant Noël, s’il était pressé. On le paierait en bel et bon argent, et les approvisionnements en réserve seraient pour l’hiver. Il est vrai, Martin Mac Carthy ne parvenait guère à grossir son épargne; il vivait de son travail qui assurait le présent, mais non l’avenir. Ah! l’avenir des tenanciers de l’Irlande, toujours à la merci des caprices climatériques! C’était l’incessante préoccupation de Murdock. Aussi sa haine ne cessait-elle de s’accroître contre un tel état social, qui ne finirait qu’avec l’abolition du landlordisme et la rétrocession du sol aux cultivateurs par voie de paiements échelonnés.

«Il faut avoir confiance!» lui répétait Kitty.

Et Murdock la regardait sans répondre.

Ce fut ce mois-là, le 9, que l’événement si impatiemment attendu mit en fête la ferme de Kerwan. Kitty, qui s’était à peine alitée, donna le jour à une petite fille. Quelle joie pour tout le monde! Ce bébé, on le reçut comme un ange qui serait entré par la fenêtre de la grande salle en battant de l’aile. Grand’mère et Martine se l’arrachaient. Murdock eut un sourire de bonheur en embrassant son enfant. Ses deux frères demeuraient en adoration devant leur nièce. N’était-ce pas, le premier fruit que donnait cette maîtresse branche de l’arbre de la famille, la branche Kitty-Murdock, en attendant que les deux autres voulussent bien en produire autant? Et si la jeune mère fut félicitée, choyée, entourée de soins! Et si des larmes d’attendrissement coulèrent!… On eût dit que le logis était vide avant la naissance de ce petit être!

Quant à notre garçonnet, jamais il n’avait été aussi ému que lorsqu’il lui fut permis de donner un baiser au nouveau-né.

Que cette naissance dût être une occasion de fête, cela ne faisait doute pour personne aussitôt que Kitty pourrait y prendre part. Et c’est ce qui ne tarderait guère. Du reste, le programme en serait très simple. Après la cérémonie du baptême à l’église de Silton, le curé et quelques amis de M. Martin, une demi-douzaine de tenanciers du voisinage qui ne regarderaient pas à venir de deux ou trois milles, se réuniraient à la ferme. Un copieux et succulent déjeuner les y attendrait. Ces braves gens seraient charmés de s’associer aux joies de cette honnête famille dans un cordial banquet. Ce qui la rendait heureuse plus particulièrement, c’est que Pat était de la fête, puisque son départ pour Liverpool ne devait s’effectuer que vers les derniers jours de septembre. Décidément, la déesse Lucine, qui préside aux naissances, avait convenablement arrangé les choses, et on lui aurait fait brûler un beau cierge, si elle n’eût été abominablement païenne d’origine.

Il y eut d’abord une question à décider: quel nom donnerait-on à l’enfant?

Grand’mère proposa le nom de Jenny, et, là-dessus, il n’y eut aucune difficulté, pas plus d’ailleurs que pour le choix d’une marraine. On était tellement assuré de lui faire plaisir en le lui proposant que tous furent d’accord à ce sujet. Quatre générations, il est vrai, séparaient la bisaïeule de l’arrière-petite-fille, et mieux vaut sans doute qu’une filleule puisse compter sur sa marraine, au moins pendant son enfance. Mais, dans l’espèce, il y avait une question de sentiment qui devait primer toutes les autres: c’était comme une maternité qu’allait retrouver cette vieille femme, et des larmes d’attendrissement coulèrent de ses yeux, lorsque l’offre lui fut adressée avec une certaine solennité.

Et le parrain?… Ah! voilà! Cela ne marcha pas si vite. Un étranger?… Il n’y fallait point songer, puisqu’il y avait au logis deux frères, c’est-à-dire deux oncles, Pat et Sim, qui réclamaient l’honneur de ce parrainage. Toutefois, désigner l’un serait mécontenter l’autre. Sans doute, Pat, l’aîné de Sim, pouvait se prévaloir de cette situation. Mais c’était un marin, destiné à passer la plus grande partie de son existence en mer. Veiller sur sa filleule, comment cela lui serait-il possible?… Il le comprit, quelque chagrin qu’il en eût, et le choix se réduisit à Sim.

Or, voici que Grand’mère eut une idée qui ne laissa pas de surprendre au premier abord. Quoi qu’il en fût, elle avait le droit d’indiquer un compère à son gré. Eh bien! ce fut P’tit-Bonhomme qu’elle désigna.

Quoi! cet enfant trouvé, cet orphelin dont on n’avait jamais connu la famille?…

Était-ce admissible?… Sans doute, on le savait intelligent, laborieux, dévoué… Il était aimé, estimé, apprécié de tous à la ferme… Mais enfin… P’tit-Bonhomme!… Et puis, il n’avait encore que sept ans et demi, ce qui est un peu jeune pour un parrain.

«Qu’importé, dit Grand’mère, il a en moins ce que j’ai en trop… Cela se compensera.»

En effet, si le parrain n’avait pas huit ans, la marraine était dans sa soixante-seizième année – soit quatre-vingt-quatre ans pour les deux… Et Grand’mère affirma que cela ne faisait que quarante-deux ans pour chacun…

«La force de l’âge», ajouta-t-elle.

Comme on le pense, quelque désir que chacun eût de lui être agréable, sa proposition demandait à être réfléchie. La jeune mère, consultée, n’y vit aucun inconvénient, car elle avait voué à P’tit-Bonhomme une affection quasi maternelle. Mais M. Martin et Martine se montrèrent assez indécis, n’ayant rien pu recueillir sur l’état civil de l’enfant ramassé dans le cimetière de Limerick et qui n’avait jamais connu ses parents.

Sur ces entrefaites, Murdock intervint et trancha la question. L’intelligence de P’tit-Bonhomme très supérieure à son âge, son esprit sérieux, son application en toutes choses, ce qui se lisait visiblement sur son front, c’est-à-dire qu’il se ferait sa place un jour, ces raisons le décidèrent.

«Veux-tu?… lui demanda-t-il.

– Oui, monsieur Murdock,» fît P’tit-Bonhomme.

Et il répondit d’un ton si ferme que chacun en fut frappé. Il avait à n’en point douter, le sentiment de la responsabilité qu’il assumait pour l’avenir de sa filleule.

Le 26 septembre, dès l’aube, chacun fut prêt pour la cérémonie. Tous revêtus de leurs habits du dimanche, les femmes en carriole, les hommes à pied, se rendirent gaiement à la paroisse de Silton.

Mais, dès qu’ils furent entrés dans l’église, il surgit une complication, une difficulté à laquelle personne n’avait songé. Ce fut le curé de la paroisse qui la souleva.

Lorsqu’il eut demandé quel était le parrain choisi pour le nouveau-né:

«P’tit Bonhomme, répondit Murdock.

– Et quel âge a-t-il?…

– Sept ans et demi.

– Sept ans et demi?… C’est un peu jeune… Pourtant, il n’y a pas d’empêchement. Dites-moi, il a un autre nom que P’tit-Bonhomme, je suppose?…

– Monsieur le curé, nous le lui en connaissons pas d’autre, répondit Grand’mère.

– Pas d’autre?» répliqua le curé. Et, s’adressant au petit garçon:

«Tu dois avoir un nom de baptême, lui demanda-t-il.

– Je n’en ai pas, monsieur le curé.

– Ah ça! mon enfant, est-ce que, par hasard, tu n’aurais jamais été baptisé?…»

Que c’eût été par hasard ou autrement, il est certain que P’tit-Bonhomme était dans l’impossibilité de fournir aucun renseignement à ce sujet. Rien, dans sa mémoire, ne lui revenait à propos de cette cérémonie du baptême. On pouvait même s’étonner que la famille des Mac Carthy, si religieuse, si pratiquante, ne se fût pas encore préoccupée de cette question. La vérité est que cela n’était venu à l’idée de personne.

P’tit-Bonhomme, s’imaginant qu’il y avait là un obstacle insurmontable à ce qu’il devînt le parrain de Jenny, restait tout interdit, tout confus. Mais alors Murdock de s’écrier:

«Eh! s’il n’est pas baptisé, monsieur le curé, qu’on le baptise!

– Mais s’il l’est!… fît observer Grand’mère.

– Eh bien, il en sera deux fois plus chrétien! s’écria Sim. Baptisez-le avant la petite…

– Au fait, pourquoi pas? répondit le curé.

– Alors il pourra être parrain?…

– Parfaitement.

– Et rien ne s’oppose à ce que les deux baptêmes se fassent l’un après l’autre?… demanda Kitty.

– Je n’y vois aucune difficulté, répondit le curé, si P’tit-Bonhomme trouve un parrain et une marraine pour son compte.

– Ce sera moi, dit M. Martin…

– Et moi,» dit Martine.

Ah! si P’tit-Bonhomme fut heureux en songeant qu’il allait être lié plus étroitement à sa famille d’adoption.

«Merci… merci!…» répétait-il en embrassant les mains de Grand’mère, de Kitty, de Martine.

Et comme il lui fallait un nom de baptême, on prit le nom d’Edit, que le calendrier marquait ce jour-là.

Edit, soit! Mais, ce qui paraissait très vraisemblable, c’est qu’il continuerait à s’appeler P’tit-Bonhomme… Ce nom lui allait si bien, et on en avait une telle habitude!

Le jeune parrain fut donc baptisé d’abord; puis, cette cérémonie terminée, Grand’mère et lui tinrent sur les fonts baptismaux l’enfant qui fut régulièrement et chrétiennement dénommée Jenny, suivant le désir de sa marraine.

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Aussitôt la cloche de verser ses plus joyeux tintements sur la paroisse, les pétards d’éclater au sortir de l’église, les coppers de pleuvoir sur les gamins de l’endroit… Et ce qu’il y en avait devant le porche! C’était à croire que tous les pauvres du comté s’étaient donné rendez-vous à la place de Silton.

Cher P’tit-Bonhomme, aurais-tu jamais pu prévoir qu’un jour viendrait où tu figurerais au premier rang dans une circonstance si solennelle!

Le retour à la ferme se fit d’un pas joyeux, le curé en tête, avec les invités, une quinzaine de voisins et voisines. Tous prirent place devant la table servie dans la grande salle sous la direction d’une excellente cuisinière que M. Martin avait mandée de Tralee.

Il va sans dire que les mets, choisis pour ce festin mémorable, avaient été fournis par les réserves de la ferme. Rien ne venait du dehors, ni les gigots d’agneaux que trempait un jus fortement épicé, ni les poulets baignés d’une sauce blanche aux fines herbes, ni les jambons dont la graisse savoureuse débordait les assiettes, ni les lapins en gibelotte, ni même les saumons et les brochets, puisqu’ils avaient été péchés dans les vives eaux de la Cashen.

Inutile d’ajouter que le carnet de P’tit-Bonhomme portait exactement toutes ces plantureuses choses sur la colonne de sortie et que sa comptabilité était en règle. Il pouvait donc manger en conscience, boire aussi. D’ailleurs, il y avait là de solides gaillards qui prêchaient d’exemple, de ces estomacs vigoureux que la provenance des mets n’inquiète guère, pourvu qu’ils soient abondants. Non! rien ne resta de ce déjeuner dînatoire, ni des trois services, ni du dessert, bien que le plum-pudding au riz fût énorme, et qu’il y eût une tarte aux groseilles par personne avec des bottes de céleris crus.

Et le vin de gingembre, et le stout, et le porter, et le soda, et l’usquebaugh qui est une sorte de wiskey, et le brandy, et le gin, et le grog préparé suivant la fameuse recette: hot, strong and plenty, «chaud, fort et beaucoup». Il y avait de quoi faire rouler sous la table les plus endurcis buveurs de la province. Aussi, vers la fin du repas qui dura trois heures, les yeux étaient-ils allumés comme des braises, les pommettes rouges comme des charbons ardents. Sans doute, on était sobre dans la famille Mac Carthy… On n’y fréquentait pas les «cabarets d’éther» réservés aux catholiques, par dédain des «cabarets d’alcool» réservés aux protestants. D’ailleurs, n’y a-t-il pas des indulgences un jour de baptême, et le curé n’était-il pas là pour absoudre les pécheurs?

Cependant M. Martin ne laissait pas de surveiller ses convives, et il trouva un auxiliaire assez inattendu dans son second fils Pat qui s’était modéré, tandis que son frère Sim était un peu parti pour le pays des têtes à l’envers.

Et, comme un gros fermier des environs s’étonnait qu’un matelot fût aussi réservé sur la boisson:

«C’est que je connais l’histoire de John Playne! répondit le jeune marin.

– L’histoire de John Playne?… s’écria-t-on.

– L’histoire ou la ballade, comme vous voudrez.

– Eh bien, chante-la-nous, Pat, dit le curé, qui ne fut pas fâche de cette diversion.

– C’est qu’elle est triste… et qu’elle n’en finit pas!

– Va toujours, mon garçon… Nous avons le loisir de l’écouter jusqu’au bout.»

Alors Pat entonna la complainte d’une voix si vibrante que P’tit-Bonhomme croyait entendre tout l’océan chanter par sa bouche :

 

COMPLAINTE DE JOHN PLAYNE

John Playne, on peut m’en croire,

Est gris complètement.

Il n’a cessé de boire

Jusqu’au dernier moment.

 

Eh! deux heures de stage

Au fond d’un cabaret,

En faut-il davantage

Pour dépenser son prêt?

 

Bah! dans une marée

Il le rattrapera,

Et, brute invétérée,

Il recommencera!…

 

D’ailleurs, c’est l’habitude

Des pêcheurs de Kromer.

Ils font un métier rude…

Allons, John Playne, en mer!

 

«Bon! le voilà hors du cabaret! s’écria Sim.

– Ce qui est dur pour un buveur! ajouta le gros fermier.

– Il a déjà assez bu! fit observer M. Martin,

– Trop!» dit le curé.

Pat reprit:

II.

Le bateau de John Playne,

Très pointu de l’avant,

Porte foc et misaine

Il a nom le Cavan.

 

Mais que John se dépêche

De retourner à bord.

Les chaloupes de pêche

Sont déjà loin du port.

 

C’est que la mer est prompte

A descendre à présent.

A peine si l’on compte

Deux heures de jusant.

 

Donc, si John ne se hâte

De partir au plus tôt,

Et si le temps se gâte,

C’est fait de son bateau.

 

«Bien certainement, il va lui arriver malheur par sa faute! dit Grand’mère.

– Tant pis pour lui!» répliqua le curé.

Pat continua:

III.

Ciel mauvais et nuit sombre !

Déjà le vent s’abat

Comme un vautour dans l’ombre…

John, de ses yeux de chat,

 

Regarde et puis s’approche…

Qu’est-ce donc qu’il entend?

Un choc contre la roche…

Et gare, s’il attend!

 

C’est son bateau qui roule

Au risque de remplir,

Et qu’un gros coup de houle

Pourrait bien démolir.

 

Aussi John Playne grogne

Et jure entre ses dents.

C’est toute une besogne

Que d’embarquer dedans.

 

Cependant il s’équipe,

Non sans quelque hoquet,

Il allume sa pipe

Au feu de son briquet.

 

Puis ensuite il se grée.

Car le temps sera froid.

Sa capote cirée,

Ses bottes, son suroît.

 

Cela fait, il redresse

Le mât, non sans effort.

Mais John a de l’adresse,

Et John Playne est très fort.

 

Puis, il pèse la drisse,

Pour installer son foc,

Et d’un bon coup il hisse

La lourde voile à bloc.

 

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Enfin, larguant l’amarre

Qu’il ramène à l’avant,

Son poignet sur la barre,

Il s’abandonne au vent.

 

Mais, devant le Calvaire,

Quand il passe, je crois

Que l’ivrogne a dû faire

Le signe de la Croix.

 

«Un Irlandais doit toujours se signer, fit observer gravement Murdock.

– Même quand il a bu, répondit Martine

– Dieu le garde!» ajouta le curé .

Pat reprit la complainte:

IV.

La baie a deux bons milles

Jusques au pied des bancs,

Des passes difficiles,

De sinueux rubans.

 

C’est comme un labyrinthe

Où, même en plein midi,

On ne va pas sans crainte,

Eût-on le cœur hardi.

 

John est à son affaire.

Bras vigoureux, œil sûr,

Il sait ce qu’il faut faire

Et se dirige sur.

 

Le cap que l’on voit poindre

Au bas du vieux fanal.

Là, le courant est moindre

Qu’à travers le chenal.

 

John largue sa voilure

Qu’il desserre d’un cran,

Et puis, sous cette allure,

Laisse porter en grand.

 

Bon! Le feu de marée

Vient de s’effacer… C’est

Que John est à l’entrée

Des passes du Nord-Est.

 

Endroit reconnaissable,

Car il est au tournant

De la pointe de sable,

A gauche. – Et, maintenant,

 

Assurant son écoute

Sur le taquet de fer,

John est en bonne route…

John Playne en pleine mer.

 

«La pleine mer! pensa P’tit-Bonhomme. Que cela doit être beau, quand on est dessus!»

V.

En avant, c’est le vide,

Vide farouche et noir!

Et sans l’éclair livide,

On n’y pourrait rien voir.

 

Le vent là-haut fait rage,

Il ne tardera pas,

Sous le poids de l’orage,

A retomber plus bas.

 

En effet, la rafale

Se déchaîne dans l’air,

Se rabaisse et s’affale

Presque au ras de la mer.

 

Pat venait de suspendre son chant. Aucune observation ne fut faite, cette fois. Chacun prêtait l’oreille, comme si l’orage de la complainte eût grondé au-dessus de la ferme de Kerwan, devenue le bateau de John Playne,

VI.

Mais John a son idée,

C’est de gagner au vent,

Rien que d’une bordée

Comme il l’a fait souvent.

 

Il a toute sa toile,

Bien qu’il souffle grand frais.

Il a bordé sa voile

Et s’élève au plus près.

 

Et, bien que la tempête

Soit redoutable alors,

Au travail il s’entête…

Son chalut est dehors.

 

Maintenant que sa chaîne

Est raidie, et qu’il a

Son filet à la traîne, –

Tout marin sait cela,

 

Un bateau qui travaille

Va seul, sans embarder,

Et même sans qu’il faille

De la barre l’aider…

 

Aussi, la tête lourde,

L’œil à demi louchant,

John saisit-il sa gourde,

Et puis, la débouchant,

 

Il la porte à sa bouche,

Il la presse, il la tord,

Et, sur le banc, se couche

A l’arrière et s’endort.

 

Il dort, la panse pleine

De gin et de brandvin…

Ce n’est plus le John Playne…

Hélas! c’est le John plein!

 

«L’imprudent! s’écria M. Martin.

– On dit qu’il y a un Dieu pour les ivrognes, fît naturellement observer Sim.

– Comme il doit être occupé! répartit Martine.

– Nous verrons bien! répliqua le curé. Continue, Pat.»

VII.

A peine quelques nues

Dans le ciel du matin.

Fuyantes et ténues!

Le soleil a bon teint.

 

Et comme l’on oublie

Le danger qui n’est plus,

Chacun gaiement rallie

La baie avec le flux.

 

Chaque bateau se hâte.

Les voilà bord à bord.

C’est comme une régate

A l’arrivée au port.

 

«Et John Playne? demanda P’tit-Bonhomme, très inquiet pour l’ivrogne qui s’est endormi en traînant son chalut.

– Patience, répondit M. Martin.

– J’ai peur pour lui!» ajouta Grand’mère.

VIII.

Tiens! Qu’est-ce qui se passe?

Le bateau de l’avant

Soudain fait volte-face

Pour revenir au vent.

 

Les autres en arrière

Manœuvrent à leur tour

De la même manière,

Sans songer au retour.

 

Est-ce que dans l’orage

Quelque bateau surpris

La nuit a fait naufrage?

Oui !… voilà des débris?…

 

On se presse, on arrive…

Un bateau sur la mer

Est là, seul, en dérive,

Chaviré, quille en l’air !

 

«Chaviré! s’écria P’tit-Bonhomme.

– Chaviré!» répéta Grand’mère.

IX.

Vite! que l’on travaille !

Il faut hisser d’abord

Le chalut maille à maille

Fit le rentrer à bord.

 

On le hisse, on le croche

A l’aide de palans,

Il remonte, il approche…

Un cadavre est dedans!

 

Et cette épave humaine

Arrachée à la mer,

C’est bien lui, c’est John Playne,

Le pêcheur de Kromer.

 

X.

Son bateau, sans nul doute,

A lui-même livré,

Pris de travers en route,

Sous voile a chaviré.

 

Ce qui fera comprendre

Comment, le fou qu’il est,

L’ivrogne s’est fait prendre

Dans son propre filet!

 

Ah! quelle horrible vue,

Lorsqu’il est mis à bord !

Oui! malgré tant d’eau bue,

Il semble être ivre encor!

 

«Le malheureux! dit Martine.

– Nous prierons pour lui!» dit Grand’mère.

XI

Achevons la besogne!

Pêcheurs, il faut rentrer

Ce misérable ivrogne,

Afin de l’enterrer.

 

Si vous voulez m’en croire,

Tachez de le mettre où

Il ne puisse plus boire,

Et creusez bien le trou.

 

Ainsi finit John Playne,

John Playne de Kromer.

Mais la marée est pleine…

Allons, pêcheurs, en mer!

 

La voix de Pat sonnait comme un clairon en jetant ce dernier vers de la triste complainte. Et l’impression fut telle parmi les convives, qu’ils se contentèrent de boire un seul coup à la santé de chacun de leurs hôtes, – ce qui fil un supplément de dix bonnes rasades… Et l’on se sépara avec prou esse de ne jamais imiter John Playne – pas même à terre.

 

 

Chapitre XIV

Et il n’avait pas encore neuf ans.

 

e grand jour écoulé, la ferme se remit aux travaux des champs. On en abattit, de la besogne. A coup sûr, Pat ne s’aperçut guère qu’il était venu en congé de repos. De quelle ardeur il aidait son père et ses frères. Ces marins sont véritablement de rudes travailleurs, même en dehors de la marine. Pat était arrivé au plus fort de la moisson qui fut suivie de la récolte des légumes. Il est permis de dire s’il se «pomoya» comme un gabier de misaine – expression dont il se servit, et qu’il fallut expliquer à P’tit-Bonhomme. On n’était jamais quitte avec lui tant qu’on ne lui avait pas donné le pourquoi des choses. Il ne s’éloignait guère de Pat, qui l’avait pris en amitié, – une amitié de matelot pour son mousse. Dès que la journée était finie, lorsque tout le monde était rassemblé à la table du souper, quelle joie P’tit-Bonhomme éprouvait à entendre le jeune marin raconter ses voyages, les incidents auxquels il avait pris part, les tempêtes qu’avait essuyées le Guardian, les belles et rapides traversées des navires! Ce qui l’intéressait surtout, c’étaient les riches cargaisons rapportées pour le compte de la maison Marcuard, l’embarquement des marchandises dont le trois-mâts était chargé à destination de l’Europe. Sans aucun doute, ces choses du négoce frappaient d’un trait plus vif son esprit pratique. A son idée, l’armateur passait avant le capitaine.

«Alors, demandait-il à Pat, c’est bien cela qu’on appelle le commerce?…

– Oui, on embarque les produits qui se fabriquent dans un pays, et on va les vendre dans un pays où on ne les fabrique pas…

– Plus cher qu’on ne les a achetés?…

– Bien entendu… pour gagner dessus. Puis, on importe les produits des autres contrées pour les revendre…

– Toujours plus cher, Pat?

– Toujours plus cher… quand on le peut!»

Et si Pat fut cent fois questionné de cette façon pendant son séjour à la ferme de Kerwan, c’est à ne point le croire. Par malheur, au grand chagrin de tous, le moment arriva où il dut quitter la ferme et retourner à Liverpool.

Le 30 septembre fut le jour des adieux. Pat allait se séparer de tous ceux qu’il aimait. Combien de temps serait-on sans le voir? On ne savait. Mais il promit d’écrire, et d’écrire souvent. Avec quelle émotion ce brave garçon fut embrassé de tous! Grand-mère était là, pleurant. La retrouverait-il au retour, devant l’âtre, filant sa quenouille, au milieu de ses enfants, la pauvre vieille femme si âgée? Du moins la laissait-il en bon état de santé, comme tous ceux de sa famille. Puis, l’année avait été favorable aux cultivateurs du comté. Il n’y avait rien à craindre pour l’hiver qui se faisait déjà sentir. Aussi Pat dit-il à son frère aîné:

«Je voudrais te savoir moins soucieux, Murdock. On se tire d’affaire avec du courage et de la volonté…

– Oui… Pat… si la chance est avec soi; mais on ne commande pas à la chance. Vois-tu, frère, sans cesse travailler sur une terre qui n’est pas à vous, qui ne deviendra jamais la vôtre, et, par surcroît, être à la merci d’une mauvaise récolte, ni le courage ni la volonté n’y peuvent rien!»

Pat n’aurait su que répondre à son aîné, et, cependant, lorsqu’il lui donna une dernière poignée de main:

«Aie confiance!» murmura-t-il.

Le jeune marin fut reconduit en carriole jusqu’à Tralee. Il était accompagné de son père, de ses frères et de P’tit-Bonhomme qui eut sa bonne part des adieux… Le train l’emporta vers Dublin, d’où le paquebot devait le transporter à Liverpool.

Il y eut encore grande besogne à la ferme pendant les semaines qui suivirent. La moisson engrangée, vint le moment de battre, et cela fait, M. Martin dut courir les marchés – afin de vendre ses produits, en ne conservant que les grains de semailles.

Ces ventes intéressaient notre petit garçon au plus haut point. Aussi le fermier l’emmenait-il avec lui. Qu’on n’accuse pas cet enfant de huit ans de se montrer âpre au gain. Non! il était ainsi, et son instinct le poussait au commerce. Du reste, il se contentait du caillou que Martin Mac Carthy lui remettait chaque soir, suivant les conventions, et il se félicitait de voir grossir son trésor. Nous ferons observer, d’ailleurs, que le désir du lucre est inné chez la race irlandaise. Ils aiment à gagner de l’argent, les habitants de la Verte Erin, à la condition toutefois de l’avoir honnêtement acquis. Et, lorsque le fermier avait conclu une bonne affaire au marché de Tralee ou dans les bourgades voisines, P’tit-Bonhomme s’en montrait aussi heureux que si elle eût été faite à son profit.

Octobre, novembre, décembre, s’écoulèrent en d’assez bonnes conditions. Les travaux étaient depuis longtemps achevés, lorsque le receveur des fermages vint, la veille de Noël, se présenter à Kerwan. L’argent était prêt; mais, une fois échangé contre un reçu en règle, il n’en restait plus guère à la ferme. Aussi, ne voulant point voir partir cet argent si péniblement arraché du sol d’autrui, Murdock s’était-il hâté de sortir, dès qu’on avait aperçu le receveur. C’était toujours là l’inquiétude de l’avenir. Heureusement l’hiver était assuré, et les réserves permettraient de recommencer les labours au printemps sans dépense supplémentaire.

Avec la nouvelle année survinrent des froids excessifs. On ne quittait plus guère la ferme. Il est vrai, le travail ne manquait pas à l’intérieur. Ne fallait-il pas pourvoir à la nourriture et à l’entretien des animaux? P’tit-Bonhomme était chargé spécialement de la basse-cour, et l’on pouvait s’en rapporter à lui. Les poules et les poussins étaient aussi soigneusement traités qu’enregistrés. Entre temps, il n’oubliait pas qu’il avait une filleule. Quelle joie il éprouvait à tenir Jenny sur ses bras, à provoquer son sourire en lui souriant, à lui chanter des chansons, à la bercer pour l’endormir, lorsque sa mère était occupée de quelque besogne! C’est qu’il avait pris ses fonctions au sérieux. Un parrain, c’est presque un père, et il regardait la petite fille comme son enfant. A son sujet, il formait des projets d’avenir très ambitieux. Elle n’aurait pas d’autre maître que lui… Il lui apprendrait à parler d’abord, puis à lire, à écrire, enfin «à tenir sa maison» plus tard…

Observons ici que P’tit-Bonhomme avait profité des leçons de M. Martin et de ses fils, surtout de celles que lui donnait Murdock. A cet égard, il n’en était plus où l’avait laissé Grip, – ce pauvre Grip, qui occupait toujours sa pensée, et dont le souvenir ne devait jamais s’effacer…

Le printemps reparut sans trop de retard, à la suite d’un hiver qui avait été assez rude. Le jeune berger, accompagné de son ami Birk, reprit sa tâche habituelle. Sous sa garde, les moutons et les chèvres retournèrent à travers les pâtures dans un rayon d’un mille autour de la ferme. Combien il lui tardait que son âge lui permît de prendre part aux travaux de labour, exigeant une vigueur dont il était encore dépourvu, à son vif chagrin. Quelquefois, il en parlait à Grand’mère, qui lui répondait en hochant la tête:

«Patience… cela viendra…

– Mais, en attendant, est-ce que je ne pourrais pas semer un bout de champ?…

– Cela te rendrait-il heureux?…

– Oui, Grand’mère. Lorsque je vois Murdock ou Sim lancer les grains sur le sillon, balançant leurs bras, et marchant d’un pas régulier, j’ai bonne envie de les imiter. C est un si beau travail, et il est si intéressant de penser que ce grain va germer dans les sillons de cette terre, et qu’il en sortira des épis longs… longs… Comment cela se peut-il faire?…

– Je n’en sais rien, mon enfant, mais Dieu le sait, ce qui doit nous suffire.»

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Il résulta de cette conversation que l’on vit, quelques jours après, P’tit-Bonhomme arpenter une pièce préparée à la charrue et au rouleau, et lancer la semence d’avoine avec une adresse parfaite – ce qui lui valut les compliments de Martin Mac Carthy.

Aussi, lorsque les fines pointes vertes commencèrent à sortir, quelle obstination il mit à défendre sa future moisson contre les corbeaux pillards, se levant à la pointe du jour pour les poursuivre à coups de pierre! N’oublions pas de mentionner, en outre, qu’à la naissance de Jenny, il avait planté un petit sapin au milieu de la grande cour, avec cette pensée qu’ils grandiraient tous les deux ensemble, l’arbuste et le bébé. Et ce frêle arbuste, ce n’était pas sans peine qu’il s’ingéniait à le protéger contre les oiseaux malfaisants. Décidément, P’tit-Bonhomme et les représentants de cette gent dévastatrice ne seraient jamais bons amis.

Cet été de 1880, on travailla dur dans les campagnes de l’Ouest-Irlande. Par malheur, les circonstances climatériques se montrèrent peu favorables au rendement du sol. En la plupart des comtés, il fut très inférieur à celui de l’année précédente. Néanmoins, la famine n’était point à craindre, puisque la récolte des pommes de terre promettait d’être abondante, quoique tardive, ce dont il fallait se louer, car les emblavures ne réussirent point, et du blé, il y en eut à peine. Quant aux seigles, aux orges, aux avoines, on dut reconnaître que ces diverses céréales allaient être insuffisantes pour les besoins du pays. Sans doute, cela amènerait une hausse des prix. Mais en quoi les cultivateurs profiteraient-ils de cette hausse, puisqu’ils n’auraient rien à vendre, étant forcés de conserver le peu qu’ils récolteraient pour les semailles de la prochaine année? Aussi ceux qui avaient pu faire quelques économies devaient-ils s’attendre à les sacrifier d’abord pour le paiement des diverses taxes; puis, tout l’argent disparaîtrait jusqu’au dernier shilling lors du règlement des fermages.

La conséquence de cet état de choses fut que le mouvement nationaliste tendit à s’accentuer dans les comtés. C’est ce qui arrive toutes les fois qu’un nuage de misère se lève à l’horizon des campagnes irlandaises. En maint endroit retentirent les récriminations mêlées aux cris désespérés des partisans de la ligue agraire. De terribles menaces furent proférées contre les propriétaires du sol, qu’ils fussent ou non étrangers, et on n’a pas oublié que les landlords écossais ou anglais étaient considérés comme tels.

Cette année-là, en juin, à Westport, les gens, ameutés par la faim, venaient de s’écrier: «Accrochez-vous d’une poigne solide à vos fermes!»et le mot d’ordre qui courait à travers les campagnes, c’était: «la terre aux paysans!»

Quelques scènes de désordre éclatèrent sur les territoires du Donegal, du Sligo, du Galway. Le Kerry n’en fut point exempt. Très effrayées, Grand’mère, Martine et Kitty virent trop souvent Murdock quitter la ferme, à la nuit close, et n’y reparaître que le lendemain, fatigué par de longues étapes, et plus sombre, plus ulcéré que jamais. Il revenait de ces meetings organisés dans les principales bourgades, où l’on prêchait la révolte, le soulèvement contre les lords, le boycottage général, qui obligerait les propriétaires à laisser leurs terres en friche.

Et, ce qui accroissait les craintes de la famille au sujet de Murdock, c’est que le lord lieutenant pour l’Irlande, décidé aux plus énergiques mesures, faisait surveiller de très près les nationalistes par ses brigades de police.

M. Martin et Sim, éprouvant les mêmes sentiments que Murdock ne disaient rien quand celui-ci était de retour, après une absence prolongée. Mais les femmes, elles, le suppliaient d’être prudent, de prendre garde à ses actes, à ses paroles. Elles voulaient lui arracher la promesse de ne pas s’associer aux rébellions en faveur du home rule, qui ne pouvaient amener qu’une catastrophe.

Murdock éclatait alors, et la grande salle retentissait de ses colères. Il parlait, il s’emportait, comme s’il eût été dans le feu de quelque meeting.

«La misère, après toute une vie de travail, la misère sans fin!» répétait-il.

Et, tandis que Martine et Kitty tremblaient à la pensée que Murdock aurait pu être entendu du dehors, en cas que quelque agent eût rôdé autour de la ferme, M. Martin et Sim, assis à l’écart, courbaient la tête.

P’tit-Bonhomme assistait à ces tristes scènes, très ému. Après avoir subi tant d’épreuves, n’était-il donc pas arrivé au terme de ses misères le jour où il avait été recueilli à Kerwan? L’avenir lui e»n réservait-il de plus dures encore?

Il avait alors huit ans et demi. Fortement constitué pour son âge, ayant eu la chance d’échapper aux maladies de l’enfance, ni les souffrances, ni les mauvais traitements, ni le manque de soins, n’avaient pu affaiblir son organisme. On dit des chaudières à vapeur qu’elles ont été éprouvées à «tant» d’atmosphères, quand on les a soumises aux pressions correspondantes. Eh bien, P’tit-Bonhomme avait été éprouvé – c’est le mot – éprouvé jusqu’à son maximum de résistance, et il était capable d’une surprenante endurance physique et morale. Cela se voyait à ses épaules développées, à sa poitrine déjà large, à ses membres grêles mais nerveux et bien musclés. Sa chevelure tendait à brunir, et il la portait courte au lieu de ces boucles que miss Anna Waston faisait frisotter, sur son front. Ses yeux, d’un iris bleu foncé, allumés d’une prunelle étincelante, témoignaient d’une extraordinaire vivacité. Sa bouche légèrement serrée des lèvres, son menton un peu fort, indiquaient l’énergie et la décision de son caractère. C’est ce qui avait plus particulièrement attiré l’attention de sa nouvelle famille. Ces gens de culture, sérieux et réfléchis, sont d’assez bons observateurs. Il n’avait pu leur échapper que ce garçonnet était un enfant remarquable par ses instincts d’ordre, d’application, et, certainement, il s’élèverait, s’il trouvait jamais l’occasion d’exercer ses aptitudes naturelles.

Les périodes affectées aux travaux de la fenaison et de la moisson présentèrent des conditions moins favorables que l’année précédente. Il y eut un déficit assez considérable, tel qu’on l’avait prévu, en ce qui concernait les grains. Le personnel de la ferme suffit aisément à la besogne, sans qu’il eût été besoin de recourir aux bras du dehors. Cependant la récolte des pommes de terre fut belle. C’était la nourriture en partie assurée pour la mauvaise saison. Mais, cette fois, comment se procurerait-on l’argent nécessaire au paiement des fermages et des redevances?

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L’hiver revint, très précoce. Dès le commencement de septembre, on reçut le premier coup des grands froids. Puis d’abondantes neiges tombèrent. Il fallut de bonne heure rentrer les animaux à l’étable. La couche blanche était si épaisse, si persistante, que ni les moutons ni les chèvres n’auraient pu atteindre l’herbe du sol. De là, cette crainte très fondée que les fourrages fussent insuffisants jusqu’au retour du printemps. Les plus prudents ou du moins ceux qui en avaient les moyens, – et Martin Mac Carthy fut du nombre, – durent se précautionner par des achats. Il est vrai, ils ne parvinrent à les réaliser qu’à des prix très élevés, vu la rareté de la marchandise, et peut-être eût-il mieux valu se défaire des animaux, dont l’entretien serait compromis par une longue hibernation.

C’est une circonstance très fâcheuse, en tous pays, que ces froids qui gèlent la terre à plusieurs pieds de profondeur, surtout lorsque, légère et siliceuse comme en Irlande, elle a mal retenu le peu d’engrais qu’il est possible d’y mettre. Quand l’hiver se poursuit avec une ténacité devant laquelle le cultivateur est désarmé, il est à craindre que la congélation se prolonge au delà des limites normales. Et que peut le soc de la charrue, alors que l’humus a conservé la dureté du silex? Et si les semailles n’ont pas été faites à temps, quelle misère en perspective! Mais il n’est pas donné à l’homme de modifier les hasards climatériques d’une saison. Il en est donc réduit à se croiser les bras, tandis que ses réserves s’épuisent de jour en jour. Et les bras croisés ne sont pas des bras qui travaillent!

Avec la fin de novembre, cet état de choses empira. Aux tourmentes de neige succéda une température des plus rigoureuses. Maintes fois, la colonne thermométrique s’abaissa à dix-neuf degrés au dessous du zéro centigrade.

La ferme, recouverte d’une carapace durcie, ressemblait à ces huttes groënlandaises, perdues dans l’immensité des paysages polaires. A la vérité, cette épaisse couche de neige conservait à l’intérieur la chaleur des foyers, et on ne souffrait pas trop de cet excès de froidure. Par exemple, au dehors, au milieu de cette atmosphère calme dont les molécules semblaient être gelées, il était impossible de s’aventurer sans prendre certaines précautions.

Ce fut à cette époque que Martin Mac Carthy et Murdock, en prévision des fermages qu’ils auraient à payer dans quelques semaines, se virent contraints de vendre une partie de leur bétail, entre autres, un fort lot de moutons. 11 importait de ne pas s’attarder pour toucher de l’argent chez les marchands de Tralee.

On était au 15 décembre. Comme la carriole n’aurait pu que très difficilement rouler à la surface de la couche glacée, le fermier et son fils prirent la résolution d’entreprendre le voyage à pied. Par vingt degrés de froid, vingt-quatre milles à parcourir en ces conditions, cela ne laissait pas d’être très pénible. Très probablement leur absence durerait deux ou trois jours.

On ne les vit pas sans inquiétude quitter la ferme, dès les premières lueurs de l’aube. Bien que le temps fût très sec, de lourdes vapeurs qui s’épaississaient vers l’ouest, menaçaient de le modifier prochainement.

M. Martin et Murdock étant partis le 15, on ne devait pas les attendre avant le soir du 17.

Jusqu’au soir, l’état atmosphérique ne changea pas d’une manière sensible. Il se produisit encore un abaissement du thermomètre d’un ou deux degrés. La brise se leva dans l’après-midi, et ce fut un autre sujet d’anxiété, car la vallée de la Cashen se trouble avec une extraordinaire violence, lorsque les vents de mer s’y engouffrent au cours de la période hivernale.

Pendant la nuit du 16 au 17, la tempête se déchaîna furieusement, accompagnée d’épais tourbillons de neige. A dix pas de la ferme, on ne l’aurait pas aperçue sous son manteau blanc. Le fracas des glaçons entrechoqués sur la rivière était épouvantable. A cette heure, M. Martin et Murdock s’étaient-ils déjà remis en route, après avoir terminé leurs affaires à Tralee? On ne savait. Ce qui est certain, c’est que le 18 au soir, ils n’étaient pas de retour.

La nuit se passa au milieu du tumulte des rafales. On imaginera sans peine quelles durent être les angoisses de Grand’mère, de Martine, de Kitty, de Sim et de P’tit-Bonhomme. Peut-être le fermier et son fils étaient-ils alors perdus dans les remous du chasse-neige?… Peut-être étaient-ils tombés à quelques milles de la ferme, épuisés, mourant de faim et de froid?…

Le lendemain, vers dix heures du matin, il se fît une éclaircie à l’horizon, et les assauts de la bourrasque diminuèrent. Par suite d’une saute de vent vers le nord, les neiges accumulées se solidifièrent en un instant. Sim déclara qu’il allait se porter au devant de son père et de son frère, en emmenant Birk. Sa résolution fut approuvée, à la condition qu’il permettrait à Martine et à Kitty de l’accompagner.

Il en résulta donc que P’tit-Bonhomme, malgré son désir, dut rester à la maison avec Grand’mère et le bébé.

Il fut bien convenu, d’ailleurs, que les recherches se borneraient à l’exploration de la route sur deux ou trois milles, et que, pour le cas où Sim jugerait à propos de les poursuivre au delà, Martine et Kitty rentreraient avant la nuit.

Un quart d’heure après, Grand’mère et P’tit-Bonhomme étaient seuls. Jenny dormait dans la chambre à côté de la salle – la chambre de Murdock et de Kitty. Une sorte de corbeille, suspendue par deux cordes à l’une des poutres du plafond, selon la mode irlandaise, servait de berceau à l’enfant.

Le fauteuil de Grand’mère était placé devant l’âtre, où P’tit-Bonhomme entretenait un bon feu de tourbe et de bois. De temps en temps, il se levait, il allait voir si sa filleule ne s’éveillait point, s’inquiétant du moindre mouvement qu’elle faisait, prêt à lui donner un peu de lait tiède, ou même à la rendormir en balançant doucement son berceau.

Grand’mère, tourmentée par l’inquiétude, prêtait l’oreille à tous les bruits du dehors, grésillement des neiges qui se durcissaient sur le chaume, gémissement des ais qui craquaient sous les piqûres du froid.

«Tu n’entends rien, P’tit-Bonhomme? disait-elle.

– Non, Grand’mère!»

Et, après avoir égratigné les vitres zébrées de givre, il essayait de jeter un regard à travers la fenêtre qui donnait sur la cour toute blanche.

Vers midi et demi, la petite fille poussa un léger cri. P’tit-Bonhomme se rendit près d’elle. Comme elle n’avait pas ouvert les yeux, il se contenta de la bercer pendant quelques instants, et le sommeil la reprit.

Il se disposait à retourner près de la vieille femme qu’il ne voulait pas laisser seule, lorsqu’un bruissement se fît entendre à l’extérieur. Il écouta avec plus d’attention. Ce n’était qu’une sorte de grattement qui lui parut venir de l’étable contiguë à la chambre de Murdock. Toutefois, celle-ci en étant séparée par un mur plein, il ne se préoccupa pas autrement de ce bruit. Quelques rats, sans doute, qui couraient entre les bottes de litière. Quant à la fenêtre, elle était fermée, et il n’y avait rien à craindre.

P’tit-Bonhomme, ayant eu soin de repousser la porte qui séparait les deux chambres, s’empressa de rentrer.

«Et Jenny? demanda Grand’mère.

– Elle s’est rendormie.

– Alors, reste près de moi, mon enfant…

– Oui, Grand’mère.»

Tous deux, courbés devant l’âtre flambant, reparlèrent de Martin et de Murdock, puis de Martine, de Kitty, de Sim, qui étaient allés à leur rencontre.

Pourvu qu’il ne leur fût pas arrivé malheur! Au milieu de ces tempêtes de neige, il se produit parfois de si terribles catastrophes! Bah! des hommes énergiques et vigoureux savent se tirer d’affaire… Dès qu’ils rentreraient, ils trouveraient un bon feu dans le foyer, un grog brûlant sur la table… P’tit-Bonhomme n’aurait qu’à jeter une brassée de fagots au fond de l’âtre.

Depuis deux heures déjà, Martine et les autres étaient partis, et rien n’annonçait leur prochain retour.

«Voulez-vous que j’aille jusqu’à la porte de la cour, Grand’mère? proposa P’tit-Bonhomme. De là, je m’avancerai sur la route afin de voir plus loin…

– Non… non!… Il ne faut pas que la maison reste seule, répondit Grand’mère, et elle est seule lorsqu’il n’y a que moi à la garder!»

Ils se remirent à causer. Mais bientôt, – ce qui arrivait quelquefois, – la fatigue et l’inquiétude aidant, la vieille femme ne tarda pas à s’assoupir.

P’tit-Bonhomme, suivant son habitude, lui glissa un oreiller derrière la tête, se promettant d’éviter tout bruit qui pourrait la réveiller, et il vint se poster près de la fenêtre.

Après en avoir déglacé une des vitres, il regarda.

Tout était blanc au dehors, tout était silencieux comme dans un enclos de cimetière.

Puisque Grand’mère dormait, puisque Jenny reposait dans la chambre à côté, quel inconvénient y aurait-il à se porter jusqu’à la route. Cette curiosité, ou plutôt ce désir de voir si personne ne venait, était très excusable.

P’tit-Bonhomme ouvrit donc la porte de la salle et la referma doucement. Et s’enfonçant à mi-jambe dans la couche de neige, il gagna la barrière à l’entrée de la cour.

Sur la route, blanche à perte de vue, personne. Nul bruit de pas dans la direction de l’ouest. Martine, Kitty et Sim n’étaient point à proximité, car les aboiements de Birk se fussent fait entendre de loin par ces froids vifs qui portent la voix à de grandes distances.

P’tit-Bonhomme s’avança jusqu’au milieu de la chaussée.

En ce moment, un nouveau grattement attira son attention, non sur la route, mais dans la cour, à droite des bâtiments du côté des étables. On eût dit que ce grattement était accompagné d’un hurlement étouffé.

P’tit-Bonhomme, immobile, écoutait. Le cœur lui battait fort. Mais, bravement, il se dirigea vers le mur des étables, et ayant tourné l’angle de ce côté, il se glissa à pas sourds par précaution.

Le bruit se faisait toujours entendre à l’intérieur, derrière l’angle occupé par la chambre de Murdock et de Kitty.

P’tit-Bonhomme, dans le pressentiment de quelque malheur, vint en rampant le long de la muraille.

A peine eut-il dépassé l’angle, qu’un cri lui échappa.

En cet endroit, le paillis avait été désagrégé. Au milieu du mortier, effrité par le temps, se découpait un assez large trou, qui s’ouvrait sur la chambre où dormait Jenny.

Qui avait fait cette brèche?… Était-ce un homme?… Était-ce un animal?…

Sans hésiter, P’tit-Bonhomme s’élança d’un bond et pénétra dans la chambre…

Juste à ce moment, un animal de forte taille s’en échappait, et, en s’enfuyant, renversa le jeune garçon.

C’était un loup, – un de ces loups vigoureux, à museau pointu en forme de coin, qui rôdent par bandes à travers les campagnes irlandaises pendant les longs hivers.

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Après avoir déchiré le paillis et s’être introduit dans la chambre, il avait arraché le berceau de Jenny, dont les cordes s’étaient rompues, et se sauvait en le traînant sur la neige.

La petite fille jetait des cris…

Se mettre à la poursuite du loup, son couteau à la main, P’tit-Bonhomme n’hésita pas à le faire, appelant au secours d’une voix désespérée. Mais qui aurait pu l’entendre, qui aurait pu lui venir en aide? Et si le féroce animal se retournait contre lui?… Est-ce qu’il songeait à cela?… Est-ce qu’il se disait qu’il risquait sa vie?… Non! il ne voyait que l’enfant emporté par cette énorme bête…

Le loup détalait rapidement, tant ce berceau, qu’il tirait par une des cordes, lui pesait peu. P’tit-Bonhomme dut courir pendant une centaine de pas avant de l’atteindre. Après avoir contourné les murs de la ferme, le loup s’était élancé sur la grande route, et il la remontait vers Tralee, lorsqu’il fut rejoint par P’tit-Bonhomme.

Le loup s’arrêta, et, lâchant le berceau, se précipita sur le jeune garçon.

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Celui-ci l’attendit de pied ferme, la main tendue, et au moment où l’animal lui sautait à la gorge, il lui enfonça son couteau dans le flanc. Mais ce ne fut pas sans que le loup l’eût mordu au bras, et cette morsure fut si douloureuse qu’il tomba inanimé sur la neige.

Par bonne chance, avant qu’il eût perdu connaissance, des aboiements se firent entendre…

C’était Birk. Il accourait, il se jeta sur le loup, qui se hâta de prendre la fuite.

Presque aussitôt apparaissaient Martin Mac Carthy et Murdock, que Sim, Martine et Kitty venaient de rencontrer enfin à deux milles delà.

La petite Jenny était sauvée, et sa mère la rapportait entre ses bras.

Quant à P’tit-Bonhomme, dont Murdock avait étanché la blessure, il fut ramené à la ferme, et déposé sur son lit dans la chambre de Grand’mère.

Quand il eut repris ses sens:

«Et Jenny?… demanda-t-il.

– Elle est là, répondit Kitty, là… vivante… et grâce à toi… mon brave enfant!

– Je voudrais bien l’embrasser…»

Et, dès qu’il eut vu la petite sourire à son baiser, ses yeux se refermèrent.

 

 

Chapitre XV

Mauvaise année.

 

a blessure de P’tit-Bonhomme n’était pas grave, bien que son sang eût abondamment coulé. Mais, s’ils fussent arrivés quelques instants plus tard, Murdock n’aurait relevé qu’un cadavre, et jamais Kitty n’eût revu son enfant.

Dire que P’tit-Bonhomme fut entouré de soins affectueux pendant les quelques jours que nécessita son rétablissement, ce serait superflu. Plus qu’à aucun moment il sentit qu’il avait une famille, lui, ce pauvre orphelin d’on ne savait qui! Avec quel-le effusion son cœur s’ouvrait à toutes ces tendresses, lorsqu’il songeait à tant de jours heureux passés à la ferme de Kerwan. Et pour en savoir le nombre, ne lui suffisait-il pas de compter les cailloux que M. Martin lui remettait chaque soir? Celui qu’il lui donna après l’affaire du loup, quelle joie il eut à le glisser dans son vieux pot de grès!

L’année achevée, la rigueur de l’hiver s’accentua au delà du nouvel an. Il fallut prendre certaines précautions. De redoutables bandes de loups avaient été signalées aux alentours de la ferme, et le paillis des murs n’aurait pu résister à la dent de ces carnassiers. M. Martin et ses fils eurent plusieurs fois à faire le coup de fusil contre ces dangereux fauves. Il en fut de même dans tout le comté, dont les plaines, pendant ces interminables nuits, retentissaient de lugubres hurlements.

Oui! ce fut un de ces lamentables hivers, qui semblent souffler sur l’Europe septentrionale toutes les bises âpres et pénétrantes des contrées polaires. Les vents du nord prédominaient, et l’on sait de quelles froidures hyperboréennes ils se chargent. Par malheur, il était à craindre que cette période se continuât outre mesure, comme se prolonge la période algide chez les malades dévorés de la fièvre. Et, quand la malade, c’est la terre, qui se pétrifie sous l’action des frimas, qui se gerce à la façon des lèvres d’un moribond, on est porté à croire que ses facultés productives vont pour jamais s’éteindre, ainsi qu’il en est de ces astres morts gravitant à travers l’espace.

Les inquiétudes du fermier et de sa famille ne furent donc que trop justifiées par les rigueurs anormales de cette saison. Cependant, grâce au produit de la vente des moutons, M. Martin avait pu faire face au paiement des taxes et des loyers. Aussi, lorsque l’agent du middleman s’était présenté à Noël, avait-il reçu ses fermages intégralement, – ce dont il parut quelque peu surpris, car, moins favorisé dans la plupart des fermes, il avait dû procéder par voie de justice à l’éviction des tenanciers. Mais comment Martin Mac Carthy ferait-il face aux échéances de l’année suivante, si l’excessive durée de l’hiver empêchait les prochaines semailles?

D’ailleurs, il survint d’autres malheurs. Par suite de l’abaissement de la température, qui tomba à trente degrés au-dessous de zéro, quatre des chevaux et cinq vaches périrent de froid dans l’écurie et l’étable. Il avait été impossible de clore suffisamment ces bâtiments, en mauvais état, qui cédèrent en partie sous l’impétuosité des bourrasques. La basse-cour même, malgré tout ce que l’on put imaginer, subit des pertes très sensibles. Chaque jour, la colonne du déficit s’allongeait sur le carnet de P’tit-Bonhomme. En outre, ce qu’il y avait à craindre, – et ce qui eût réduit la famille à une situation des plus critiques, – c’était que la maison d’habitation ne pût résister à tant de causes destructives. Sans cesse, M. Martin, Murdock et Sim travaillaient à la réparer, à la consolider extérieurement. Mais ces murs en paillis, ces chaumes que le vent déchire, il est toujours à redouter qu’ils ne s’affaissent au milieu du tourbillon dos rafales.

Il y eut des journées entières, pendant lesquelles personne ne put mettre le pied au dehors. La route n’était plus praticable, et l’amas de neiges y dépassait la hauteur d’un homme. Au milieu de la cour, le petit sapin, planté à la naissance de Jenny, ne laissait plus voir que sa tête blanche de givre. Rien que pour permettre l’accès aux étables, il fallut ménager une tranchée qu’il était nécessaire de désobstruer deux fois par vingt-quatre heures. Le transport des fourrages d’un bâtiment à l’autre ne s’opérait qu’au prix d’excessives difficultés.

Ce qui passait toute croyance, c’est que le froid ne perdait rien de son intensité, quoique la neige ne cessât de tomber en abondance. Il est vrai, ce n’était point une chute de légers flocons étoiles, mais une véritable averse de minces glaçons, projetés par les remous giratoires de la bourrasque. De là, un dépouillement complet de la frondaison des arbrisseaux et des arbres à feuilles persistantes.

Entre les rives de la Cashen un embâcle se forma, qui atteignit des proportions énormes. On eût dit d’un véritable ice-berg, et c’était à se demander si les crues ne produiraient pas de nouveaux sinistres, lorsque cette masse se liquéfierait aux premières chaleurs du printemps. Et, dans ce cas, comment M. Martin et ses fils parviendraient-ils à préserver les corps de bâtiments, si la rivière débordait jusqu’à la ferme?

Quoi qu’il en soit, ils avaient à présent d’autres soins à prendre, – des précautions aussi pour l’entretien et la conservation du bétail. En effet, sous le fouet de l’ouragan, les chaumes des étables furent arrachés, et il y eut à les réparer d’urgence. Ce qui restait du troupeau de moutons, des vaches et des chevaux demeura sans abri à la rigueur de la température durant plusieurs jours, et quelques-uns de ces animaux périrent par le froid. On dut travailler à refaire les toitures, tant bien que mal, et cela au plus fort de la tourmente. Encore fallut-il sacrifier la partie antérieure des étables du côté de la route et les dépouiller de leur chaume afin d’en recouvrir l’autre portion.

La maison d’habitation où logeait la famille Mac Carthy ne fut pas davantage épargnée. Une nuit, l’étage mansardé s’effondra, et Sim, qui l’occupait, dut abandonner le grenier pour s’installer dans la salle du rez-de-chaussée. Et alors, le plafond menaçant de s’écrouler à son tour, il fut nécessaire de placer des madriers de champ, afin de l’étayer, tant le poids des neiges fatiguait les solives.

L’hiver s’avançait, et pourtant sans rien perdre de sa rigueur. Février fut aussi dur que janvier. La moyenne de la température se tint à vingt degrés centigrades au-dessous de zéro. On était dans la ferme comme des naufragés abandonnés sur un rivage polaire, qui ne peuvent prévoir la fin de l’hivernage. Et, par surcroît, la débâcle menaçait-elle de provoquer des catastrophes plus redoutables encore par le débordement de la Cashen.

Disons toutefois, qu’au point de vue de la nourriture, il n’y avait pas lieu d’être inquiet. Viande et légumes n’étaient pas près de manquer. D’ailleurs, les bêtes abattues par le froid, vaches et moutons, faciles à conserver dans la glace, constituaient une abondante réserve. Puis, si la basse-cour était décimée, les porcs supportaient cette température sans en trop souffrir, et, rien que par eux, l’alimentation eût été assurée pour une longue période. Quant au chauffage, il suffirait chaque jour d’aller chercher sous la neige les branches brisées par les rafales afin d’économiser la tourbe qui commençait à s’épuiser.

Du reste, robustes et bien portants, endurcis de longue main, le père et les fils étaient faits aux épreuves de ces rudes climats. Pour ce qui est de notre jeune garçon, il montrait une vigueur extraordinaire. Jusqu’alors, les femmes, Martine et Kitty, tout en prenant leur part du travail commun, avaient résisté. La petite Jenny, toujours tenue dans une chambre hermétiquement close, poussait comme une plante en serre chaude. Seule, Grand’mère était visiblement atteinte, malgré les soins dont on l’entourait. Et, en outre, ses souffrances physiques se doublaient de souffrances morales, à voir l’avenir des siens si compromis. C’était plus qu’elle ne pouvait supporter. Il y avait là un grave sujet d’inquiétude pour toute la famille.

En avril, la température normale reprit peu à peu son cours, en se relevant au-dessus de zéro. Néanmoins, le sol dut attendre les chaleurs de mai pour se dégager de sa couche de glace. Il était déjà tard, très tard en ce qui concernait les semailles. Peut-être les fourrages réussiraient-ils? Quant aux grains, ils n’arriveraient certainement pas à maturité. Aussi, pensait-on, mieux valait ne point risquer inutilement les semences, et porter tous ses efforts sur la culture des légumes, dont la récolte pourrait avoir lieu à la fin d’octobre, et, plus spécialement celle des pommes de terre, – ce qui sauverait les campagnes des horreurs de la famine.

Mais, après la fusion des neiges, dans quel état trouverait-on le sol? Gelé sans doute à cinq ou six pieds de profondeur. Ce ne serait plus une terre friable, ce serait un humus dur comme le granit, et comment le soc de la charrue parviendrait-il à l’entamer?

Il fallut remettre aux derniers jours de mai le commencement des labours. Il semblait que le soleil fût dépourvu de chaleur, tant la fonte des neiges s’opérait lentement, et encore fut-elle retardée jusqu’en juin dans la partie montagneuse du comté.

La détermination de se borner à la culture des pommes de terre et de renoncer aux grains fut générale chez les cultivateurs. Ce qui allait se faire à la ferme de Kerwan se ferait aussi dans les autres fermes du domaine de Rockingham. La mesure s’étendit même, non seulement au comté de Kerry, mais à ceux de l’Ouest-Irlande, dans le Munster comme dans le Connaught et dans l’Ulster. Il n’y eut que la province de Leinster, dont le sol s’était plus rapidement débarrassé des glaces, où l’ensemencement put être tenté avec quelque espoir de succès.

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Ce qui en résulta, c’est que les tenanciers, si péniblement éprouvés, durent se résigner à de prodigieux efforts pour préparer les champs dans des conditions favorables à la production des légumes. A la ferme de Kerwan, M. Martin et ses fils s’attelèrent à cette besogne d’autant plus rude que les animaux leur manquaient. Un seul cheval et l’âne accouplés, c’était tout ce dont ils pouvaient disposer pour la charrue, le rouleau ou la herse. Enfin, à force de travail pendant des journées de douze heures, ils parvinrent à planter une trentaine d’acres en pommes de terre, tout en craignant que ce travail ne fût compromis par la précocité du prochain hiver.

Alors apparut un autre désastre commun à toutes les contrées montagneuses de l’Irlande. A la fin de juin, le soleil répandit une ardeur excessive, et la fusion des neiges s’opéra par grandes masses sur les pentes. Peut-être la province du Munster, à cause des ramifications multiples de ses cours d’eau, fut-elle plus éprouvée que les autres. En ce qui concerne le comté de Kerry, cela prit les proportions d’un cataclysme. Les nombreuses rivières subirent des crues anormales qui provoquèrent d’immenses dégâts. Le pays fut largement inondé. Quantité de maisons, emportées par les torrents, laissèrent leurs habitants sans abri. Surpris par la soudaineté des crues, ces pauvres gens attendirent vainement des secours. Presque tout le bétail périt, et, en même temps, les récoltes, préparées avec tant de peines, furent irrémédiablement perdues!

Dans le comté de Kerry, une partie du domaine de Rockingham disparut sous les eaux de la Cashen. Quinze jours durant, sur un rayon de deux à trois milles, les abords de la ferme se transformèrent en une sorte de lac, – lac traversé de courants furieux, qui entraînaient les arbres déracinés, les débris de cabanes, les toitures arrachées aux maisons voisines, toutes les épaves d’une vaste démolition, et aussi les cadavres d’animaux dont les paysans perdirent plusieurs centaines.

La crue s’étendit jusqu’aux hangars et aux étables de la ferme, ce qui amena leur destruction à peu près totale. Malgré les plus énergiques efforts, il fut impossible de sauver le reste des bestiaux, sauf quelques porcs. Si la maison d’habitation n’avait pas été surélevée, le flot l’eût atteinte aussi, car la crue ne s’arrêta qu’au niveau du rez-de-chaussée, qui, pendant une nuit, se trouva menacé par ces eaux tumultueuses.

Enfin, ce qui frappa le pays d’un dernier coup, le plus terrible, le plus désastreux, la récolte des pommes de terre fut entièrement anéantie au milieu de ces champs ravinés par les courants.

Jamais la famille Mac Carthy n’avait vu apparaître sur son seuil un si effrayant cortège de misères. Jamais l’avenir ne s’était présenté sous un aspect si lugubre pour le fermier irlandais. Faire face aux nécessités de la situation devenait impossible. L’existence de ces malheureux allait être remise en question. Quand on demanderait à M. Martin de s’acquitter envers l’État, envers les propriétaires du sol, que répondrait-il?

En effet, elles sont lourdes, ces charges du tenancier. Qu’il reçoive la visite du collecteur des taxes ou la visite du régisseur des landlords, c’est toujours le plus clair de son bénéfice qui passe dans leur poche. Si les propriétaires fonciers ont à payer trois cent mille livres pour la propriété foncière et six cent mille livres pour la taxe des pauvres, les paysans sont encore plus écrasés par les impôts qui leur incombent personnellement, c’est-à-dire les redevances pour les routes, les ponts, la police, la justice, les prisons, les travaux publics, – total qui s’élève au taux énorme d’un million de livres sterling, rien que pour l’Irlande.

Satisfaire à toutes ces exigences fiscales, lorsque la récolte a été bonne, lorsque l’année a laissé quelques économies, en un mot, quand les circonstances ont été favorables, cela est déjà très onéreux au fermier, puisqu’il lui reste encore à payer les fermages. Mais, lorsque le sol a été frappé de stérilité, quand la rudesse de l’hiver et les inondations ont achevé de ruiner un pays, alors que les spectres de l’éviction et de la famine se lèvent à son horizon, que faire? Cela n’empêche pas le collecteur de se présenter à son heure, et, après sa visite, les dernières épargnes ont disparu… Ainsi arriva-t-il à Martin Mac Carthy.

Où étaient les heures de joie et de fête que P’tit-Bonhomme avait connues pendant les premiers temps de son séjour? On ne travaillait plus, maintenant que le travail manquait, et, durant ces longues journées, la famille, désespérée, chômait autour de Grand’mère, qui dépérissait à vue d’œil.

Du reste, cette avalanche de désastres avait écrasé la plupart des districts du comté. Aussi, dès le début de l’hiver de 1881, avaient éclaté partout les menaces de «boycottage», c’est-à-dire la violence mise au service des grèves agraires, afin d’empêcher la location des terres ou leur mise en culture, – procédés inefficaces qui ruinent à la fois le fermier et le propriétaire. Ce n’est pas avec ces moyens que l’Irlande peut échapper aux exactions du régime féodal, ni amener la rétrocession du sol aux tenanciers dans une mesure équitable, ni abolir les funestes pratiques du landlordisme!

Néanmoins, l’agitation redoubla au milieu des paroisses frappées par tant de misères. Au premier rang, le comté de Kerry se signala par le retentissement de ses meetings et l’audace des agents de l’autonomie qui le parcoururent en déployant le drapeau de la land-league. L’année précédente, M. Parnell avait été nommé par trois circonscriptions.

Au profond effroi de sa femme et de sa mère, Murdock n’hésita pas à se lancer à corps perdu dans ce mouvement. Bravant le froid et la faim, rien ne put l’arrêter. Il courut de bourgade en bourgade afin de provoquer une entente générale au sujet du refus des fermage et pour empêcher la location des terres après l’éviction des fermiers. M. Martin et Sim auraient en vain essayé de le retenir. Et, d’ailleurs, eux-mêmes ne l’approuvaient-ils pas, étant donné que leurs efforts n’avaient abouti qu’au dernier dénuement, et qu’ils se voyaient à la veille d’être chassés de la ferme de Kerwan, depuis si longtemps dans leur famille?

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Cependant l’administration, sachant que les cultivateurs seraient faciles à soulever après une année si ruineuse, avait pris ses précautions. Le lord lieutenant s’était hâté de donner des ordres en prévision d’une rébellion probable des nationalistes. Déjà les escouades de la «mounted constabulary» parcouraient les campagnes, avec mission de prêter main-forte aux huissiers et recors. Elles devaient également, si besoin était, dissiper les meetings par la force, et mettre en état d’arrestation les plus ardents de ces fanatiques signalés à la police irlandaise. Évidemment, Murdock serait bientôt de ceux-là, s’il ne l’était à cette heure. Que peuvent faire les Irlandais contre un système qui repose sur trente mille soldats campés – c’est le mot – en Irlande?

Que l’on se figure les transes dans lesquelles vivait la famille Mac Carthy! Lorsque des pas résonnaient sur la route. Martine et Kitty devenaient toutes pâles. Grand’mère relevait la tête, puis, un instant après, la laissait retomber sur sa poitrine. Étaient-ce des gens de police qui se dirigeaient vers la ferme pour arrêter Murdock, et peut-être aussi son père et son frère?…

Plus d’une fois, Martine avait supplié son fils aîné de se soustraire aux mesures dont les principaux membres de la ligue agraire étaient menacés. Il y avait eu des arrestations dans les villes: il y en aurait dans les campagnes. Mais où Murdock aurait-il pu se cacher? Demander asile aux cavernes du littoral, chercher refuge sous le couvert des bois pendant ces hivers de l’Irlande, il n’y faut pas songer. D’ailleurs, Murdock ne voulait se séparer ni de sa femme ni de son enfant, et, en admettant qu’il fût parvenu à trouver quelque sécurité au milieu des comtés du nord, moins soumis à la surveillance de la police, les ressources lui auraient manqué pour y emmener Kitty, pour subvenir aux nécessités de l’existence. La caisse nationaliste, bien que ses revenus s’élevassent à deux millions, ne pouvait suffire au soulèvement contre le landlordisme.

Murdock demeurait donc à la ferme, quitte à s’enfuir, si les constables arrivaient pour y perquisitionner. Aussi surveillait-on les allées et venues sur la route. P’tit-Bonhomme et Birk rôdaient aux alentours. Personne n’aurait pu s’approcher d’un demi-mille, sans être aussitôt signalé.

En outre, ce qui inquiétait bien autrement Murdock, c’était la prochaine visite du régisseur, chargé de toucher les fermages à l’échéance de Noël.

Jusqu’alors, Martin Mac Carthy avait toujours été en mesure de s’acquitter au moyen des produits de la ferme et des quelques économies réalisées sur les années précédentes. Une ou deux fois seulement, il avait demandé et obtenu, non sans peine, de courts délais afin de parfaire le montant des redevances. Mais, aujourd’hui, comment se fût-il procuré de l’argent, et qu’aurait-il cherché à vendre, puisqu’il ne lui restait plus rien, ni des bestiaux qui avaient péri, ni de son épargne que les taxes avaient dévorée?

On n’a point oublié que le propriétaire du domaine de Rockingham était un lord d’origine anglaise, qui n’était jamais venu en Irlande. En admettant que ce lord eût été animé de bonnes intentions envers ses tenanciers, il ne les connaissait pas, il ne pouvait s’intéresser à eux, eux ne pouvaient recourir à lui. Dans l’espèce, le middleman, John Eldon, qui avait pris à son compte l’exploitation du domaine, habitait Dublin. Ses rapports avec les fermiers étaient peu fréquents, et il laissait à son régisseur le soin de faire les rentrées aux époques d’usage.

Ce régisseur, qui se présentait une fois l’an chez le fermier Mac Carthy, se nommait Harbert. Âpre et dur, trop habitué au spectacle des misères du paysan pour s’en émouvoir, c’était une sorte d’huissier, d’homme-saisie, d’homme-protêt, qu’aucune supplication n’avait jamais pu attendrir. On le savait impitoyable dans l’exercice de son métier. En parcourant les fermes du comté, il avait déjà donné la mesure de ce dont il était capable, – familles chassées sans merci de leurs froides demeures, délais refusés alors même qu’ils auraient permis de sauvegarder une situation. Porteur d’ordres formels, on eût dit que cet homme prenait plaisir à les appliquer dans toute leur rigueur. Hélas! l’Irlande n’est-elle pas toujours ce pays, où l’on a osé proclamer autrefois cette abominable déclaration: «Ce n’est pas violer la loi que de tuer un Irlandais!»

Aussi l’inquiétude était-elle extrême à Kerwan. La visite d’Harbert ne devait plus tarder. Cette dernière semaine de décembre, il l’employait d’habitude à parcourir le domaine de Rockingham.

Le matin du 29 décembre, P’tit-Bonhomme, qui avait été le premier à l’apercevoir, accourut en toute hâte prévenir la famille réunie dans la salle du rez-de-chaussée.

Tous étaient là, le père, la mère, les fils, la bisaïeule et son arrière-petite-fille que Kitty tenait sur ses genoux.

Le régisseur repoussa la barrière, traversa la cour d’un pas déterminé, – le pas du maître, – ouvrit la porte de la salle, et, sans même ôter son chapeau, sans saluer d’un mot de bonjour, en homme qui se sent plus chez lui que ceux dont il envahit le domicile, il s’assit sur une chaise devant la table, tira quelques papiers de sa sacoche de cuir et dit d’un ton rude:

«C’est cent livres que j’ai à toucher pour l’année écoulée, Mac Carthy. Nous sommes d’accord, je suppose?…

– Oui, monsieur Harbert, répondit le fermier dont la voix tremblait légèrement. C’est bien cent livres… Mais je vous demanderai un délai… Vous m’avez quelquefois accordé…

– Un délai… des délais! s’écria Harbert. Qu’est-ce que cela signifie?… Je n’entends que ce refrain dans toutes les fermes!… Est-ce avec des délais que M. Eldon pourra s’acquitter envers lord Rockingham?…

– L’année a été mauvaise pour tous, monsieur Harbert, et vous pouvez croire que notre ferme n’a pas été épargnée…

– Cela ne me regarde pas, Mac Carthy, et je ne puis vous accorder de délai.»

P’tit-Bonhomme, blotti dans un coin sombre, les bras croisés, l’œil grand ouvert, écoutait.

«Voyons, monsieur Harbert, reprit le fermier, soyez pitoyable au pauvre monde… Il ne s’agit que de nous donner un peu de temps… Voici la moitié de l’hiver qui est passée, et elle n’a pas été trop rigoureuse… Nous nous rattraperons à la saison prochaine…

– Voulez-vous payer oui ou non, Mac Carthy?

– Nous le voudrions, monsieur Harbert… écoutez-moi… je vous assure que cela nous est impossible…

– Impossible! s’écria le régisseur. Eh bien, procurez-vous de l’argent en vendant…

– Nous l’avons fait, et ce qui nous restait a, été détruit par l’inondation… On n’aurait pas cent shillings du mobilier…

– Et maintenant que vous ne serez même pas en état de commencer vos labours, s’écria le régisseur, vous comptez sur la prochaine récolte pour vous acquitter?… Allons donc ! Est-ce que vous vous moquez de moi, Mac Carthy?

– Non, monsieur Harbert, Dieu m’en préserve, mais, par pitié, ne nous ôtez pas ce dernier espoir!»

Murdock et son frère, immobiles et muets, ne contenaient pas sans peine leur indignation, à voir le père se courber humblement devant cet homme.

En ce moment, Grand’mère, s’étant redressée à demi sur son fauteuil, dit d’une voix grave:

«Monsieur Harbert, j’ai soixante-dix-sept ans, et depuis soixante dix-sept ans je suis dans cette ferme, que mon père dirigeait avant mon mari et mon fils. Jusqu’à ce jour, nous avons toujours payé nos fermages, et, pour la première fois que nous lui demandons une année de répit, je ne croirai jamais que lord Rockingham veuille nous en chasser…

– Il ne s’agit pas de lord Rockingham! répondit brutalement Harbert. Il ne vous connaît même pas, lord Rockingham! Mais M. John Eldon vous connaît… Il m’a donné des ordres formels, et si vous ne me payez pas, vous quitterez Kerwan…

– Quitter Kerwan! s’écria Martine, pâle comme une morte.

– Dans les huit jours!

– Et où trouverons-nous un abri?…

– Où vous voudrez!»

P’tit-Bonhomme avait vu de bien tristes choses déjà, il avait subi lui-même d’affreuses misères… et pourtant, il lui semblait qu’il n’avait jamais assisté à rien de pareil. Ce n’était pas une scène de pleurs ni de cris, et elle n’en était que plus effrayante.

Cependant Harbert s’était levé, et, avant de remettre les papiers dans la sacoche:

«Encore une fois, voulez-vous payer? demanda-t-il.

– Et avec quoi?…»,

C’était Murdock qui venait d’intervenir en jetant ces mots d’une voix éclatante.

«Oui!… avec quoi?..» répéta-t-il, et il s’avança lentement vers le régisseur.

Harbert connaissait Murdock de longue date. Il n’ignorait pas qu’il était l’un des plus actifs partisans de la ligue contre le landlordisme, et, sans doute, la pensée lui vint que l’occasion était bonne d’en purger le pays. Aussi, ne croyant pas devoir le ménager, répondit-il ironiquement avec un haussement d’épaules:

«Avec quoi payer, demandez-vous?… Ce n’est pas en allant courir les meetings, en se mêlant aux rebelles, en boycottant les propriétaires du sol… C’est en travaillant…

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– En travaillant! dit Murdock, qui tendait ses mains durcies aux labours. Est-ce que ces mains-là n’ont pas travaillé?… Est-ce que mon père, mes frères, ma mère, se sont croisé les bras depuis tant d’années dans cette ferme?… Monsieur Harbert, ne dites pas ces choses-là, car je ne suis pas capable de les entendre…»

Murdock acheva sa phrase par un geste qui fît reculer le régisseur. Et alors, laissant sortir de son cœur tout ce que l’injustice sociale y avait amassé de colères, il le fit avec l’énergie que comporte la langue irlandaise, – cette langue dont on a pu dire: «Quand vous plaidez pour votre vie, plaidez en irlandais!» Et, c’était bien pour sa vie, pour la vie de tous les siens, qu’il se laissait entraîner à de si terribles récriminations.

Puis, son cœur soulage, il alla s’asseoir à l’écart.

Sim sentait l’indignation bouillonner en lui comme le feu dans une fournaise.

Martin Mac Carthy, la tête baissée, n’osait pas interrompre le silence accablant qui avait suivi les violentes paroles de Murdock.

D’autre part, Harbert ne cessait de regarder ces gens avec autant de mépris que d’arrogance.

Martine se leva, et s’adressant au régisseur:

«Monsieur, lui dit-elle, c’est moi qui viens vous implorer… vous demander un délai… Cela nous permettra de vous payer… quelques mois seulement… et à force de travail… quand nous devrions mourir à la peine!… Monsieur, je vous supplie… je vous prie à genoux… par pitié!…»

Et la malheureuse femme s’abaissait devant cet homme impitoyable, qui l’insultait rien que par son attitude.

«Assez, ma mère!… Trop… trop d’humiliation! dit Murdock, qui obligea Martine à se relever. Ce n’est pas par des prières que l’on répond à de tels misérables…

– Non, répliqua Harbert, et je n’ai que faire de tant de paroles! De l’argent… de l’argent à l’instant même, ou, avant huit jours, vous serez chassés…

– Avant huit jours, soit! s’écria Murdock. Mais c’est vous, d’abord, que je vais jeter à la porte de cette maison, où nous sommes encore les maîtres…»

Et, se précipitant sur le régisseur, il le prit à bras-le-corps, il le poussa dans la cour.

«Qu’as-tu fait, mon fils… qu’as-tu fait? dit Martine, tandis que les autres courbaient la tête.

– J’ai fait ce que tout Irlandais devrait faire, répondit Murdock, chasser les lords de l’Irlande, comme j’ai chassé leur agent de cette ferme!»

 

 

Chapitre XVI

Éviction.

 

elle était la situation de la famille Mac Carthy au début de 1882. P’tit-Bonhomme venait d’accomplir sa dixième année. Vie courte, sans doute, si on ne l’évalue que par le temps écoulé, mais longue déjà par les épreuves. Il n’y comptait en tout que trois ans de bonheur, – ces trois ans qui avaient suivi son arrivée à la ferme.

Ainsi, la misère qu’il avait connue autrefois, venait de s’abattre sur les êtres qu’il chérissait le plus au monde, sur cette famille devenue la sienne. Le malheur allait brutalement rompre les liens qui rattachaient le frère, la mère, les enfants. Ils seraient contraints de se séparer, de se disperser, peut-être de quitter l’Irlande, puisqu’ils ne pouvaient plus vivre sur leur île natale. Durant ces dernières années, n’a-t-on pas procédé à l’éviction de trois millions et demi de fermiers, et ce qui était arrivé à tant d’autres ne leur arriverait-il pas?

Dieu prenne pitié de ce pays! La famine, c’est comme une épidémie, comme une guerre qui le ravage. Mêmes fléaux, mêmes conséquences.

On se souvient toujours de l’hiver 1740-41, où tant d’affamés succombèrent, et de cette année 1847, plus terrible encore, «l’année noire», qui fit décroître le nombre des habitants de près de cinq cent mille.

Lorsque les récoltes manquent, des villages entiers sont abandonnés. On peut entrer dans les fermes par la porte restée ouverte: il n’y a plus personne. Les tenanciers ont été chassés impitoyablement. L’industrie agricole est frappée au cœur. Si cela provenait de ce que les blés, les seigles, les avoines, n’ont pas réussi, il serait peut-être possible d’attendre une année meilleure. Mais, lorsqu’un hiver excessif et prolongé a tué la pomme de terre, l’habitant des campagnes n’a plus qu’à fuir vers la ville, à se réfugier dans les «work-houses», à moins qu’il ne préfère prendre le chemin des émigrants. Cette année-ci, nombre de cultivateurs allaient s’y résoudre. Beaucoup s’y étaient résignés déjà. C’est à la suite de pareils désastres qu’en certains comtés, la population a été réduite dans une proportion considérable. Autrefois, l’Irlande a compté, paraît-il, douze millions d’habitants, et, maintenant, il y a, rien qu’aux États-Unis d’Amérique, six à sept millions de colons d’origine irlandaise.

Émigrer, n’était-ce pas le sort auquel se verrait condamnée la famille de Martin Mac Carthy? Oui, et à bref délai. Ni les récriminations de la ligue agraire, ni les meetings auxquels Murdock prenait part, ne pouvaient modifier cet état de choses. Les ressources du «poor-board» seraient insuffisantes en présence de tant de victimes à secourir. La caisse, alimentée par les associations des home-rulers, ne tarderait pas à être vide. Quant à un soulèvement contre les propriétaires du sol, aux pillages qui en eussent été la conséquence, le lord lieutenant était décidé à les réprimer par la force. On le voyait à la présence de nombreux agents répandus à travers les comtés suspects, autant dire les plus misérables.

Aussi eût-il été prudent que Murdock prît de sérieuses précautions, mais il s’y refusait. Brûlé de rage, fou de désespoir, il ne se possédait plus, il s’emportait en menaces, il poussait les paysans à la révolte. Son père et son frère, entraînés par son exemple, se compromettaient avec lui. Rien n’était capable de les retenir. P’tit-Bonhomme craignant de voir apparaître la police, passait ses journées à veiller aux environs de la ferme.

Entre temps, on vivait sur les dernières ressources. Quelques meubles avaient été vendus afin de se procurer un peu d’argent. Et l’hiver qui devait durer encore plusieurs mois!… Comment subsister jusqu’au retour de la belle saison, et qu’attendre d’une année qui semblait être irrémédiablement compromise?…

A ces inquiétudes pour le présent et pour l’avenir, s’adjoignait le chagrin causé par l’état de Grand’mère. La pauvre vieille femme s’affaiblissait de jour en jour. Usée par les à-coups de la vie, sa triste existence ne tarderait pas à finir. Elle ne quittait plus sa chambre, ni même son lit. Le plus souvent P’tit-Bonhomme restait près d’elle. Elle aimait qu’il fût là, ayant entre les bras Jenny âgée de deux ans et demi, et qui lui souriait. Parfois, elle prenait l’enfant, répondait à son sourire… Et quelles désolantes pensées lui venaient en songeant à ce que serait l’avenir de cette fillette. Alors elle disait à P’tit-Bonhomme:

«Tu l’aimes bien, n’est-ce pas?…

– Oui, Grand’mère.

– Tu ne l’abandonneras jamais?…

– Jamais… jamais!

– Dieu fasse qu’elle soit plus heureuse que nous ne l’aurons été!… C’est ta filleule, ne l’oublie pas!… Tu seras un grand garçon, lorsqu’elle ne sera qu’une petite fille encore!… Un parrain, c’est comme un père… Si ses parents venaient à lui manquer…

– Non, Grand’mère, répondait P’tit-Bonhomme, n’ayez pas de ces idées-là!… On ne sera pas toujours dans le malheur… C’est quelques mois à passer… Votre santé se rétablira, et nous vous reverrons dans votre grand fauteuil, comme autrefois, pendant que Jenny jouera près devons…»

Et, tandis que P’tit-Bonhomme parlait de la sorte, il sentait son cœur se gonfler, les larmes mouiller ses yeux, car il savait que Grand’mère était malade, bien malade. Pourtant, il avait la force de se contenir – devant elle du moins. S’il pleurait, c’était dehors, alors que personne ne pouvait le voir. Et puis, il craignait toujours de se trouver en présence du régisseur Harbert, venant avec les recors chasser la famille de son unique abri.

Durant la première semaine de janvier, il y eut aggravation de son état chez la vieille femme. Quelques syncopes se produisirent coup sur coup, et l’une d’elles fut assez prolongée pour que l’on pût croire que c’était la fin.

Un médecin était venu, – le 6 – un D. M. de Tralee, un de ces praticiens charitables, qui ne refusent pas leurs services aux pauvres gens, bien qu’ils n’en puissent tirer aucun profit. Il faisait alors une tournée à travers ces désolées campagnes, à cheval, à la façon du vieux temps. Comme il passait sur la route, P’tit-Bonhomme, qui le connaissait pour l’avoir déjà rencontré au chef-lieu du comté, le pria d’entrer à la ferme. Là. le médecin constata que les privations, jointes à l’âge et au chagrin qui dévorait la moribonde, rendaient une catastrophe imminente.

Cette situation, il n’était guère possible de la cacher à la famille. Ce n’étaient plus des mois que Grand’mère avait à vivre, pas même des semaines: c’étaient quelques jours seulement. Elle possédait toute sa raison, elle la conserverait jusqu’à la fin. Et une telle vitalité emplissait cette enveloppe de paysanne, elle avait tant d’endurance au mal, tant de résistance à la destruction, que la lutte contre la mort serait accompagnée sans doute d’une cruelle agonie. Enfin la défaillance surviendrait, la respiration s’arrêterait, le cœur cesserait de battre…

Avant de quitter la ferme, le médecin écrivit l’ordonnance d’une potion qui pourrait adoucir les derniers instants de Grand’mère. Puis il partit, laissant le désespoir dans cette maison où la charité l’avait conduit.

Aller à Tralee, faire préparer cette potion, la rapporter à la ferme, cela pouvait être l’affaire de vingt-quatre heures… Mais comment en payer le prix?… Après l’argent épuisé pour acquitter les taxes, la famille ne vivait plus que des quelques légumes de la ferme, sans rien acheter. Il n’y avait pas un shilling dans les tiroirs. Plus rien à vendre, ni en meubles ni en vêtements… C’était la misère à sa plus noire limite.

P’tit-Bonhomme se souvint alors. Il lui restait toujours cette guinée que miss Anna Waston lui avait donnée au théâtre de Limerick. Pure plaisanterie de la comédienne; mais lui qui avait pris au sérieux son rôle de Sib, regardait cet argent comme bien gagné. Aussi avait-il soigneusement renfermé ladite guinée dans sa caisse, nous voulons dire le pot de grès où il déposait ses cailloux… Et, à cette heure, pouvait-il espérer qu’ils seraient jamais transformés en pence ou en shillings?

Personne à la ferme ne savait que P’tit-Bonhomme eût cette pièce d’or, et l’idée lui vint de l’employer à acheter la potion ordonnée pour Grand’mère. Ce serait un adoucissement apporté à ses souffrances, peut-être une prolongation de sa vie, et qui sait?… une amélioration dans son état… P’tit-Bonhomme voulait toujours espérer, bien qu’il n’y eût plus d’espoir.

Décidé à exécuter son projet, il s’abstint d’en rien dire. C’était son droit incontestable d’employer cet argent à l’usage qui lui convenait. Toutefois, il n’y avait pas de temps à perdre. Aussi, afin de ne pas être vu, comptait-il partir dans la nuit. Une douzaine de milles pour se rendre à Tralee, une douzaine pour en revenir, cela ne laisse pas d’être un long trajet pour un enfant, il n’y songea même pas. Quant à son absence, qui durerait au moins une journée, s’en apercevrait-on, puisqu’il avait l’habitude de se tenir dehors tout le temps qu’il ne consacrait pas à Grand’mère, surveillant les environs, observant la route sur un mille ou deux, guettant l’arrivée du régisseur accompagné de ses recors pour expulser la famille, ou du constable flanqué de ses agents pour arrêter Murdock?

Le lendemain, 7 janvier, à deux heures du matin, P’tit-Bonhomme quitta la chambre, non sans avoir embrassé la vieille femme assoupie, que son baiser ne réveilla pas. Puis, sortant de la salle, il poussa la porte sans bruit, caressa Birk qui vint à sa rencontre et semblait dire: «Tu ne m’emmènes pas?» Non! il voulait le laisser à la ferme. Pendant son absence, le fidèle animal pourrait prévenir de toute approche suspecte. La cour traversée, la barrière ouverte, il se trouva seul sur le chemin de Tralee.

L’obscurité était profonde encore. Aux premiers jours de janvier, trois semaines après le solstice, par cette latitude comprise entre le cinquante-deuxième et le cinquante-troisième parallèle, le soleil ne se lève que très tard sur l’horizon du sud-ouest. A sept heures du matin, c’est à peine si les montagnes se colorent des naissantes lueurs de l’aube. P’tit-Bonhomme aurait donc la moitié du trajet à faire en pleine nuit; il ne s’en effrayait pas.

Le temps était très clair, le froid très vif, bien qu’un thermomètre n’eût accusé qu’une douzaine de degrés au-dessous de zéro. Des milliers d’astres étoilaient le firmament. La route, toute blanche, filait à perte de vue comme éclairée par le rayonnement neigeux. Les pas y résonnaient avec une netteté sèche.

P’tit-Bonhomme, parti à deux heures du matin, espérait être de retour avant la nuit. D’après le calcul noté sur son carnet, il devait atteindre Tralee vers huit heures. Douze milles à faire en six heures. ce n’était pas pour embarrasser un garçon rompu à la fatigue et qui possédait de bonnes jambes. A Tralee, il se reposerait deux heures, pendant lesquelles il mangerait un morceau de pain et de fromage et boirait une pinte de bière dans quelque cabaret, pour le prix de deux ou trois pence. Puis, muni de la potion, il se remettrait en route vers dix heures, de manière à être de retour dans l’après-midi.

Ce programme, bien combiné, serait suivi rigoureusement, s’il ne survenait aucun imprévu. Le chemin était facile, le temps favorable à une marche rapide. Il était heureux que le froid eût amené l’apaisement des troubles atmosphériques.

En effet, avec les rafales de l’ouest, sous les coups de lanière d’un chasse-neige, P’tit-Bonhomme n’aurait pu remonter contre le vent. Les circonstances le favorisaient donc, et il en remercia la Providence.

Il est vrai, peut-être avait-il à redouter quelques mauvaises rencontres, – une bande de loups entre autres? C’était là le vrai danger. Quoique l’hiver n’eût pas été extrêmement rigoureux, ces animaux emplissaient de leurs lugubres hurlements les forêts et les plaines du comté. P’tit-Bonhomme n’était pas sans y avoir songé. Aussi son cœur battait-il, lorsqu’il se trouva seul, en rase campagne, sur cet interminable chemin, où grimaçaient le squelette des arbres festonnés de givre.

Ce fut d’un bon pas. quoiqu’il n’eût pris aucun temps de repos, que notre jeune garçon enleva en deux heures les six premiers milles du parcours.

Il était alors quatre heures du matin. L’obscurité, très profonde cependant vers l’ouest, se piquait déjà de légères colorations, et les tardives étoiles commençaient à pâlir. Il s’en fallait de trois heures encore que le soleil eût débordé l’horizon.

P’tit-Bonhomme sentit alors le besoin de faire une halte d’une dizaine de minutes. Il vint s’asseoir sur une racine d’arbre, et, tirant de sa poche une grosse pomme de terre cuite sous la cendre, il la mangea avidement. Cela devait lui permettre d’attendre l’arrivée à Tralee. A quatre heures et quart, il reprit sa route.

Inutile de dire que P’tit-Bonhomme n’avait pas à craindre de s’égarer. Ce chemin de Kerwan au chef-lieu du comté, il le connaissait pour l’avoir souvent parcouru en carriole, lorsque Martin Mac Carthy l’emmenait au marché. C’était le bon temps alors, le temps où l’on était heureux… si loin maintenant!

La route était toujours déserte. Pas un piéton, – ce dont P’tit-Bonhomme n’avait cure, – mais pas une charrette allant vers Tralee et dans laquelle on n’eût pas refusé de lui donner place, ce qui lui aurait épargné de la fatigue. Il ne devait donc compter que sur ses petites jambes, – petites, oui! solides pourtant.

Enfin quatre milles furent encore franchis, peut-être un peu moins rapidement que les six premiers, et il n’en restait plus que deux à enlever.

Il était alors sept heures et demie. Les dernières étoiles venaient de s’éteindre à l’horizon de l’ouest. L’aube mélancolique de ces hautes latitudes éclairait vaguement l’espace, en attendant que le soleil eût percé les brumes laineuses des basses zones. La vue commençait à s’étendre sur un large secteur.

En ce moment, un groupe d’hommes parut au sommet de la route, venant de Tralee.

La première pensée de P’tit-Bonhomme fut de ne pas se laisser apercevoir, et cependant qu’aurait-on pu dire à cet enfant? Aussi, instinctivement, sans y réfléchir plus qu’il ne convenait, il courut se blottir derrière un buisson, de manière à pouvoir observer les gens qui se montraient.

C’étaient des agents de la police, au nombre d’une douzaine, accompagnés d’un constable. Depuis que le pays avait été mis en surveillance, il n’était pas rare de rencontrer ces escouades organisées par les ordres du lord lieutenant.

P’tit-Bonhomme n’aurait donc pas eu lieu d’être surpris de cette rencontre. Mais un cri faillit lui échapper, quand il reconnut au milieu du groupe le régisseur Harbert, suivi de deux ou trois de ces recors qui sont d’habitude employés aux expulsions.

Quel pressentiment lui serra le cœur! Était-ce à la ferme que le régisseur se rendait avec ses hommes? Et cette escouade d’agents, allait-elle procéder à l’arrestation de Murdock?

P’tit-Bonhomme ne voulut pas rester sur cette pensée. Dès que le groupe eut disparu, il sauta sur la route, courut tant que cela lui fut possible, et, vers huit heures et demie, il atteignait les premières maisons de Tralee.

Son soin fut d’abord de se rendre chez un pharmacien, il attendit que la potion eût été composée selon l’ordonnance. Puis, pour en payer le prix, il présenta sa pièce d’or – toute sa fortune. Le pharmacien lui changea cette guinée, et comme c’était très cher, cette potion, il ne revint à l’acheteur qu’une quinzaine de shillings. Ce n’était pas le cas de marchander, n’est-ce pas?…

Mais si P’tit-Bonhomme n’y songea point, puisqu’il s’agissait de Grand’mère, il se promit d’économiser sur son déjeuner. Au lieu de fromage et de bière, il se contenta d’une grosse tranche de pain qu’il dévora à belles dents, et d’un morceau de glace qu’il fît fondre entre ses lèvres. Un peu après dix heures, il avait quitté Tralee et repris le chemin de Kerwan.

En toute autre circonstance, à ce moment de la journée, la campagne eût présenté quelque animation. Les routes auraient été parcourues par des charrettes ou des jauntings-cars, transportant gens ou marchandises aux diverses bourgades du comté. On aurait senti palpiter la vie commerciale ou agricole. Hélas! à la suite des désastres de l’année, la famine et la misère effroyable qu’elle engendre avaient dépeuplé la province. Combien de paysans s’étaient décidés à quitter le pays où ils ne pouvaient plus vivre! Même en temps ordinaire, n’évalue-t-on pas à cent mille par an les Irlandais qui s’en vont dans le Nouveau-Monde, en Australie ou dans l’Afrique méridionale, chercher un coin de terre, où ils aient lieu d’espérer donc pas être tués par la faim? Et n’existe-t-il pas des compagnies d’émigration qui, au prix de deux livres sterling, transportent les émigrants jusque sur les rivages du Sud-Amérique?

Or, cette année-ci, c’était dans une proportion plus considérable que les contrées de l’Irlande occidentale avaient été abandonnées, et il semblait que ces routes, autrefois si vivantes, ne desservaient plus qu’un désert, ou, ce qui est plus désolant encore, un pays déserté…

P’tit-Bonhomme allait toujours d’un pas rapide. Il ne voulait pas s’apercevoir de la fatigue, et déployait une extraordinaire énergie. Il va sans dire qu’il lui avait été impossible de rejoindre l’escouade qui le devançait de deux ou trois heures. Toutefois, les traces de pas laissées sur la neige indiquaient que le constable et ses hommes, Harbert et ses recors, suivaient la route qui conduit à la ferme. Raison de plus pour que notre jeune garçon voulût se hâter d’y arriver, bien que ses jambes fussent raidies par une si longue traite. Il se refusa même une halte de quelques minutes, ainsi qu’il se l’était permise à l’aller. Il marcha, il marcha sans s’arrêter. Vers deux heures après midi, il ne se trouvait plus qu’à deux milles de Kerwan. Une demi-heure après, se montrait l’ensemble des bâtiments au milieu de la vaste plaine où tout se confondait dans une immense blancheur.

Ce qui surprit tout d’abord P’tit-Bonhomme, ce fut de ne distinguer aucune fumée en l’air, et, pourtant, le foyer de la grande salle ne devait pas manquer de combustible.

De plus, un inexprimable sentiment de solitude et d’abandon semblait se dégager de cet endroit.

P’tit-Bonhomme pressai le pas, il fît un nouvel effort, il se mit à courir. Tombant et se relevant, il arriva devant la barrière qui fermait la cour…

Quel spectacle! La barrière était brisée. La cour était piétinée en tous sens. Des bâtiments, des étables, des hangars, il ne restait que les quatre murs décoiffés de leur toiture. Le chaume avait été arraché. Il n’y avait plus une porte, plus un châssis aux fenêtres. Avait-on voulu rendre la maison inhabitable afin d’empêcher la famille d’y conserver un abri?… Était-ce la ruine volontaire faite par la main de l’homme?…

P’tit-Bonhomme demeura immobile. Ce qu’il éprouvait, c’était de l’épouvante. Il n’osait franchir la barrière de la cour… Il n’osait s’approcher de la maison…

Il s’y décida pourtant. Si le fermier ou l’un de ses enfants étaient encore là, il fallait le savoir…

P’tit-Bonhomme s’avança jusqu’à la porte. Il appela…

Personne ne lui répondit.

Alors il s’assit sur le seuil et se mit à pleurer.

Voici ce qui s’était passé pendant son absence.

Elles ne sont pas rares, dans les comtés de l’Irlande, ces abominables scènes d’éviction, à la suite desquelles, non seulement des fermes, des villages entiers ont été abandonnés de leurs habitants. Mais ces pauvres gens, chassés du logis où ils sont nés, où ils ont vécu, où ils espéraient mourir, peut-être voudraient-ils y revenir, en forcer les portes, y chercher un refuge qu’ils ne sauraient trouver autre part?…

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Eh bien! le moyen de les en empêcher est très simple. Il faut rendre la maison inhabitable. On dresse un «battEring-ram». C’est une poutre qui se balance au bout d’une chaîne entre trois montants. Ce bélier enfonce tout. La maison est dépouillée de son toit, la cheminée est abattue, l’âtre démoli. On brise les portes, on descelle les fenêtres. Il ne reste plus que les murs… Et du moment que cette ruine est ouverte à toutes les rafales, que la pluie l’inonde, que la neige s’y entasse, que le landlord et ses agents soient rassurés: la famille ne pourra plus s’y blottir.

Après de telles exécutions si fréquentes, qui vont jusqu’à la férocité, comment s’étonner qu’il se soit amassé tant de haines dans le cœur du paysan irlandais!

Et ici, à Kerwan, l’éviction avait été accompagnée de scènes plus effroyables encore.

En effet, la vengeance avait eu sa part dans cette œuvre d’inhumanité. Harbert, voulant faire payer à Murdock ses violences, ne s’était pas contenté de venir opérer avec les recors pour le compte du middleman; mais, sachant le fermier sous le coup de poursuites, il l’avait dénoncé, et les constables avaient reçu ordre de mettre la main sur lui.

Et d’abord, M. Martin, sa femme et ses enfants furent jetés dehors, pendant que les recors ravageaient l’intérieur du logis. On n’avait pas même respecté la vieille grand’mère. Arrachée de son lit, traînée au milieu de la cour, elle avait pu se relever cependant pour maudire dans ses assassins les assassins de l’Irlande, et elle était retombée morte.

A ce moment, Murdock, qui aurait eu le temps de s’enfuir, s’était jeté sur ces misérables. Fou de colère, il brandissait une hache… Son père et son frère avaient voulu, comme lui, défendre leur famille… Les recors et les constables étaient en nombre, et force resta à la loi, si l’on peut couvrir de ce nom un pareil attentat contre tout ce qui est juste et humain.

La rébellion envers les agents de la police avait été manifeste, si bien que non seulement Murdock, mais M. Martin et Sim furent mis en état d’arrestation. Aussi, quoique depuis 1870, aucune éviction ne pût s’effectuer sans un dédommagement pour les fermiers expulsés, avaient-ils perdu le bénéfice de cette loi.

Ce n’était pas à la ferme qu’une sépulture chrétienne pouvait être donnée à l’aïeule. Il fallait la conduire vers un cimetière. On vit donc ses deux petits-fils la déposer sur un brancard et l’emporter, suivis de M. Martin, de Martine, de Kitty qui tenait son enfant entre ses bras, au milieu des constables et des recors.

Le funèbre cortège prit le chemin de Limerick. Imaginerait-on quelque chose de plus attristant, de plus lamentable, que ce cortège de toute une famille prisonnière, accompagnant le cadavre d’une pauvre vieille femme?…

P’tit-Bonhomme, qui était parvenu à surmonter son épouvante, parcourait alors les chambres dévastées, où gisaient des débris de meubles, appelant toujours… et personne… personne!

Voilà donc en quel état il retrouvait cette maison où s’étaient passées les seules années heureuses de sa vie… cette maison à laquelle il s’était attaché par tant de liens, et qu’une suprême catastrophe venait d’anéantir!…

Il songea alors à son trésor, à ces cailloux qui marquaient le nombre de jours écoulés depuis son arrivée à Kerwan. Il chercha le pot de grés, où il les avait serrés. Il le retrouva dans un coin, intact.

Ah! ces cailloux! P’tit-Bonhomme, assis sur la marche de la porte, voulut les compter: il y en avait quinze cent quarante.

Cela représentait les quatre ans et quatre-vingts jours – du 20 octobre 1877 au 7 janvier 1882 – vécus à la ferme.

Et, à présent, il fallait la quitter, il fallait essayer de rejoindre la famille qui avait été sienne.

Avant de partir, P’tit-Bonhomme alla faire un paquet de son linge qu’il retrouva au fond d’un tiroir à demi brisé. Étant revenu au milieu de la cour, il creusa un trou au pied du sapin planté à la naissance de sa filleule, il y déposa le pot de grès qui contenait ses cailloux…

Puis, après avoir jeté un dernier adieu à la maison en ruines, il s’élança sur la route noire déjà des ombres du crépuscule.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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