Jules Verne
Le Pilote du Danube
(Chapitre I-V)
Illustrations par George Roux
Imprimerie Gauthiers-Villars
Collection Hetzel
© Andrzej Zydorczak
Chapitre I
AuconcoursdeSigmaringen.
e jour-là, samedi 5 août 1876, une foule nombreuse et bruyante remplissait le cabaret à l’enseigne du Rendez-vous des Pêcheurs. Chansons, cris, chocs des verres, applaudissements, exclamations, se fondaient en un terrible vacarme que dominaient, à intervalles presque réguliers, ces hoch! par lesquels a coutume de s’exprimer la joie allemande à son paroxysme.
Les fenêtres de ce cabaret donnaient directement sur le Danube, à l’extrémité de la charmante petite ville de Sigmaringen, capitale de l’enclave prussienne de Hohenzollern, située presque à l’origine de ce grand fleuve de l’Europe centrale.
Obéissant à l’invitation de l’enseigne peinte en belles lettres gothiques au-dessus de la porte d’entrée, c’est là que s’étaient réunis les membres de la Ligue Danubienne, société internationale de pêcheurs appartenant aux diverses nationalités riveraines. Il n’est pas de joyeuse réunion sans notable beuverie. Aussi buvait-on de bonne bière de Munich et de bon vin de Hongrie à pleines chopes et à pleins verres. On fumait aussi, et la grande salle était tout obscurcie par la fumée odorante que les longues pipes crachaient sans relâche. Mais, si les sociétaires ne se voyaient plus, ils s’entendaient de reste, à moins qu’ils ne fussent sourds.
Calmes et silencieux dans l’exercice de leurs fonctions, les pêcheurs à la ligne sont, en effet, les gens les plus bruyants du monde dès qu’ils ont remisé leurs attributs. Pour raconter leurs hauts faits, ils valent les chasseurs, ce qui n’est pas peu dire.
On était à la fin d’un déjeuner des plus substantiels, qui avait rassemblé autour des tables du cabaret une centaine de convives, tous chevaliers de la gaule, enragés de la flotte, fanatiques de l’hameçon. Les exercices de la matinée avaient sans doute singulièrement altéré leurs gosiers, à en juger par le nombre de bouteilles figurant au milieu de la desserte. Maintenant, c’était le tour des nombreuses liqueurs que les hommes ont imaginées pour succéder au café.
Trois heures après midi sonnaient, lorsque les convives, de plus en plus montés en couleur, quittèrent la table. Pour être franc, quelques-uns titubaient et n’auraient pu se passer complètement du secours de leurs voisins. Mais le plus grand nombre se tenaient fermes sur leurs jambes, en braves et solides habitués de ces longues séances épulatoires, qui se renouvelaient plusieurs fois dans l’année à propos des concours de la Ligue Danubienne.
De ces concours très suivis, très fêtés, grande était la réputation sur tout le cours du célèbre fleuve jaune, et non pas bleu comme le chante la fameuse valse de Strauss. Du duché de Bade, du Wurtemberg, de la Bavière, de l’Autriche, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Serbie, et même des provinces turques de Bulgarie et de Bessarabie, les concurrents affluaient.
La Société comptait déjà cinq années d’existence. Très bien administrée par son Président, le Hongrois Miclesco, elle prospérait. Ses ressources toujours croissantes lui permettaient d’offrir des prix importants dans ses concours, et sa bannière étincelait des glorieuses médailles conquises de haute lutte sur des associations rivales. Très au courant de la législation relative à la pêche fluviale, son Comité directeur soutenait ses adhérents, tant contre l’État que contre les particuliers, et défendait leurs droits et privilèges avec cette ténacité, on pourrait dire cet entêtement professionnel, spécial au bipède que ses instincts de pêcheur à la ligne rendent digne d’être classé dans une catégorie particulière de l’humanité.
Le concours qui venait d’avoir lieu était le deuxième de cette année 1876. Dès cinq heures du matin, les concurrents avaient quitté la ville pour gagner la rive gauche du Danube, un peu en aval de Sigmaringen. Ils portaient l’uniforme de la Société: blouse courte laissant aux mouvements toute leur liberté, pantalon engagé dans des bottes à forte semelle, casquette blanche à large visière. Bien entendu, ils possédaient la collection complète des divers engins énumérés au Manuel du Pêcheur: cannes, gaules, épuisettes, lignes empaquetées dans leur enveloppe de peau de daim, flotteurs, sondes, grains de plomb fondus de toutes tailles pour les plombées, mouches artificielles, cordonnet, crin de Florence. La pêche devait être libre, en ce sens que les poissons, quels qu’ils fussent, seraient de bonne prise, et chaque pêcheur pourrait amorcer sa place comme il l’entendrait.
A six heures sonnant, quatre-vingt-dix-sept concurrents exactement étaient à leur poste, la ligne flottante en main, prêts à lancer l’hameçon. Un coup de clairon donna le signal, et les quatre-vingt-dix-sept lignes se tendirent du même mouvement au-dessus du courant.
Le concours était doté de plusieurs prix, dont les deux premiers, d’une valeur de cent florins chacun, seraient attribués au pêcheur qui aurait le plus grand nombre de poissons et à celui qui capturerait la plus lourde pièce.
Il n’y eut aucun incident jusqu’au second coup de clairon, qui, à onze heures moins cinq, clôtura le concours. Chaque lot fut alors soumis au jury composé du Président Miclesco et de quatre membres de la Ligue Danubienne. Que ces hauts et puissants personnages prissent leur décision en toute impartialité et de telle sorte qu’aucune réclamation ne fût possible, bien qu’on ait la tête chaude dans le monde particulier des pêcheurs à la ligne, nul ne le mit en doute un seul instant. Toutefois, il fallut s’armer de patience pour connaître le résultat de leur consciencieux examen, l’attribution des divers prix, soit du poids, soit du nombre, devant rester secrète jusqu’à l’heure de la distribution des récompenses, précédée d’un repas qui allait réunir tous les concurrents en de fraternelles agapes.
Cette heure était arrivée. Les pêcheurs, sans parler des curieux Venus de Sigmaringen, attendaient, confortablement assis, devant l’estrade sur laquelle se tenaient le Président et les autres membres du Jury.
Et, en vérité, si les sièges, bancs ou escabeaux, ne faisaient point défaut, les tables ne manquaient pas non plus, ni, sur les tables, les moss de bière, les flacons de liqueurs variées, ainsi que les verres grands et petits.
Chacun ayant pris place, et les pipes continuant à fumer de plus belle, le Président se leva.
«Écoutez!… Écoutez!…» cria-t-on de tous côtés.
M. Miclesco vida au préalable un bock écumeux dont la mousse perla sur la pointe de ses moustaches.
«Mes chers collègues, dit-il en allemand, langue comprise de tous les membres de la Ligue Danubienne malgré la diversité de leurs nationalités, ne vous attendez pas à un discours classiquement ordonné, avec préambule, développement et conclusion. Non, nous ne sommes pas ici pour nous griser de harangues officielles, et je viens seulement causer de nos petites affaires, en bons camarades, je dirai même en frères, si cette qualification vous paraît justifiée pour une assemblée internationale.
Ces deux phrases, un peu longues comme toutes celles qui se débitent généralement au commencement d’un discours, même quand l’orateur se défend de discourir, furent accueillies par d’unanimes applaudissements, auxquels se joignirent de nombreux très bien! très bien! mélangés de hoch! voire de hoquets. Puis, au Président levant son verre, tous les verres pleins firent raison.
M. Miclesco continua son discours en mettant le pêcheur à la ligne au premier rang de l’humanité. Il fit valoir toutes les qualités, toutes les vertus dont l’a pourvu la généreuse nature. Il dit ce qu’il lui faut de patience, d’ingéniosité, de sang-froid, d’intelligence supérieure, pour réussir dans cet art, car, plutôt qu’un métier, c’est un art, qu’il plaça bien au-dessus des prouesses cynégétiques dont se vantent à tort les chasseurs.
– Pourrait-on comparer, s’écria-t-il, la chasse à la pêche?
– Non!… non!… fut-il répondu par toute l’assistance.
– Quel mérite y a-t-il à tuer un perdreau ou un lièvre, lorsqu’on le voit à bonne portée, et qu’un chien – est-ce que nous avons des chiens, nous? – l’a dépisté à votre profit?… Ce gibier, vous l’apercevez de loin, vous le visez à loisir et vous l’accablez d’innombrables grains de plomb, dont la plupart sont tirés en pure perte!… Le poisson, au contraire, vous ne pouvez le suivre du regard… Il est caché sous les eaux… Ce qu’il faut de manœuvres adroites, de délicates invites, de dépense intellectuelle et d’adresse, pour le décider à mordre à votre hameçon, pour le ferrer, pour le sortir de l’eau, tantôt pâmé à l’extrémité de la ligne, tantôt frétillant et, pour ainsi dire, applaudissant lui-même à la victoire du pêcheur!
Cette fois, ce fut un tonnerre de bravos. Assurément, le Président Miclesco répondait aux sentiments de la Ligue Danubienne. Comprenant qu’il ne pourrait jamais aller trop loin dans l’éloge de ses confrères, il n’hésita pas, sans craindre d’être taxé d’exagération, à placer leur noble exercice au-dessus de tous les autres, à élever jusqu’aux nues les fervents disciples de la science piscicaptologique, à évoquer même le souvenir de la superbe déesse qui présidait aux jeux piscatoriens de l’ancienne Rome dans les cérémonies halieutiques.
Ces mots furent-ils compris? Probablement, puisqu’ils provoquèrent de véritables trépignements d’enthousiasme.
Alors, après avoir repris haleine en vidant une chope de bière neigeuse:
– Il ne me reste plus, dit-il, qu’à nous féliciter de la prospérité croissante de notre Société, qui recrute chaque année de nouveaux membres et dont la réputation est si bien établie dans toute l’Europe centrale. Ses succès, je ne vous en parlerai pas. Vous les connaissez, vous en avez votre part, et c’est un grand honneur que de figurer dans ses concours! La presse allemande, la presse tchèque, la presse roumaine ne lui ont jamais marchandé leurs éloges si précieux, j’ajoute si mérités, et je porte un toast, en vous priant de me faire raison, aux journalistes qui se dévouent à la cause internationale de la Ligue Danubienne!
Certes, on fit raison au Président Miclesco. Les flacons se vidèrent dans les verres, et les verres se vidèrent dans les gosiers, avec autant de facilité que l’eau du grand fleuve et de ses affluents s’écoule dans la mer.
On en fût demeuré là, si le discours présidentiel eût pris fin sur ce dernier toast. Mais d’autres toasts s’imposaient, d’une aussi évidente opportunité.
En effet, le Président s’était redressé de toute sa hauteur, entre le secrétaire et le trésorier également debout. De la main droite, chacun d’eux tenait une coupe de Champagne, la main gauche posée sur le cœur.
– Je bois à la Ligue Danubienne, dit M. Miclesco en couvrant l’assistance du regard.
Tous s’étaient levés, une coupe au niveau des lèvres. Les uns montés sur les bancs, quelques autres sur les tables, on répondit avec un ensemble parfait à la proposition de M. Miclesco.
Celui-ci, les coupes vides, reprit de plus belle, après avoir puisé aux intarissables flacons placés devant ses assesseurs et lui:
– Aux nationalités diverses, aux Badois, aux Wurtembergeois, aux Bavarois, aux Autrichiens, aux Hongrois, aux Serbes, aux Valaques, aux Moldaves, aux Bulgares, aux Bessarabiens, que la Ligue Danubienne compte dans ses rangs!»
Et Bessarabiens, Bulgares, Moldaves, Valaques, Serbes, Hongrois, Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois lui répondirent comme un seul homme en absorbant le contenu de leurs coupes.
Enfin le Président termina sa harangue, en annonçant qu’il buvait à la santé de chacun des membres de la Société. Mais, leur nombre atteignant quatre cent soixante-treize, il fut malheureusement obligé de les grouper dans un seul toast.
On y répondit d’ailleurs par mille et mille hoch! qui se prolongèrent jusqu’à extinction des forces vocales.
Ainsi s’acheva le second numéro du programme, dont le premier avait pris fin avec les exercices épulatoires. Le troisième allait consister dans la proclamation des lauréats.
Chacun attendait avec une anxiété bien naturelle, car, ainsi qu’il a été dit, le secret du Jury avait été gardé. Mais le moment était venu où on le connaîtrait enfin.
Le Président Miclesco se mit en devoir de lire la liste officielle des récompenses dans les deux catégories.
Conformément aux statuts de la Société, les prix de moindre valeur seraient proclamés les premiers, ce qui donnerait à la lecture de cette sorte de palmarès un intérêt grandissant.
A l’appel de leur nom, les lauréats des prix inférieurs dans la catégorie du nombre se présentèrent devant l’estrade. Le Président leur donna l’accolade, en leur remettant un diplôme et une somme d’argent variable suivant le rang obtenu.
Les poissons que contenaient les filets étaient de ceux que tout pêcheur peut prendre dans les eaux du Danube: épinoches, gardons, goujons, plies, perches, tanches, brochets, chevesnes et autres. Valaques, Hongrois, Badois, Wurtembergeois figuraient dans la nomenclature de ces prix inférieurs.
Le deuxième prix fut attribué, pour soixante-dix-sept poissons capturés, à un Allemand du nom de Weber dont le succès fut accueilli par de chaleureux applaudissements. Ledit Weber était, en effet, fort connu de ses confrères. Maintes et maintes fois déjà, il avait été classé dans les rangs supérieurs lors des précédents concours, et l’on s’attendait généralement à ce qu’il remportât le premier prix du nombre, ce jour-là.
Non, soixante-dix-sept poissons seulement figuraient dans son filet, soixante-dix-sept bien comptés et recomptés, alors qu’un concurrent, sinon plus habile, du moins plus heureux, en avait rapporté quatre-vingt-dix-neuf dans le sien.
Le nom de ce maître pêcheur fut alors proclamé. C’était le Hongrois Ilia Brusch.
L’assemblée très surprise n’applaudit pas, en entendant le nom de ce Hongrois inconnu des membres de la Ligue Danubienne, dans laquelle il n’était entré que tout récemment.
Le lauréat n’ayant pas cru devoir se présenter pour toucher la prime de cent florins, le Président Miclesco passa sans plus tarder à la liste des vainqueurs dans la catégorie du poids. Les primés furent des Roumains, des Slaves et des Autrichiens. Lorsque le nom auquel était attribué le second prix fut prononcé, ce nom fut applaudi comme l’avait été celui de l’Allemand Weber. M. Ivetozar, l’un des assesseurs, triomphait avec un chevesne de trois livres et demie, qui eût assurément échappé à un pêcheur possédant moins d’adresse et de sang-froid. C’était l’un des membres les plus en vue, les plus actifs, les plus dévoués de la Société, et c’est lui qui, à cette époque, avait remporté le plus grand nombre de récompenses. Aussi fut-il salué par d’unanimes applaudissements.
Il ne restait plus qu’à décerner le premier prix de cette catégorie, et les cœurs palpitaient en attendant le nom du lauréat.
Quel ne fut pas l’étonnement, plus que l’étonnement, quelle ne fut pas la stupéfaction générale, lorsque le Président Miclesco, d’une voix dont il ne pouvait modérer le tremblement, laissa tomber ces mots:
«Premier au poids pour un brochet de dix-sept livres, le Hongrois Ilia Brusch!»
Un grand silence se fit dans l’assistance. Les mains prêtes à battre demeurèrent immobiles, les bouches prêtes à acclamer le vainqueur se turent. Un vif sentiment de curiosité immobilisait tout le monde.
Ilia Brusch allait-il enfin apparaître? Viendrait-il recevoir du Président Miclesco les diplômes d’honneur et les deux cents florins qui les accompagnaient?
Soudain un murmure courut à travers l’assemblée.
Un des assistants, qui, jusque-là, s’était tenu un peu à l’écart, se dirigeait vers l’estrade.
C’était le Hongrois Ilia Brusch.
A en juger par son visage soigneusement rasé, que couronnait une épaisse chevelure d’un noir d’encre, Ilia Brusch n’avait pas dépassé trente ans. D’une stature au-dessus de la moyenne, large d’épaules, bien planté sur ses jambes, il devait être d’une force peu commune. On pouvait être surpris, en vérité, qu’un gaillard de cette trempe se complût aux placides distractions de la pêche à la ligne, au point d’avoir acquis dans cet art difficile la maîtrise dont le résultat du concours donnait une irrécusable preuve.
Autre particularité assez bizarre, Ilia Brusch devait, d’une manière ou d’une autre, être affligé d’une affection de la vue. De larges lunettes noires cachaient, en effet, ses yeux, dont il eût été impossible de reconnaître la couleur. Or, la vue est le plus précieux des sens pour qui se passionne aux imperceptibles mouvements de la flotte, et de bons yeux sont nécessaires à qui veut déjouer les multiples ruses du poisson.
Mais, que l’on fût ou que l’on ne fût pas étonné, il n’y avait qu’à s’incliner. L’impartialité du Jury ne pouvant être suspectée, Ilia Brusch était le vainqueur du concours, et cela dans des conditions que personne, de mémoire de ligueur, n’avait jamais réunies. L’assemblée se dégela donc, et des applaudissements suffisamment sonores saluèrent le triomphateur, au moment où il recevait ses diplômes et ses primes des mains du Président Miclesco.
Cela fait, Ilia Brusch, au lieu de descendre de l’estrade, eut un court colloque avec le Président, puis se retourna vers l’assemblée intriguée, en réclamant du geste un silence qu’il obtint comme par enchantement.
«Messieurs et chers collègues, dit Ilia Brusch, je vous demanderai la permission de vous adresser quelques mots, ainsi que notre Président veut bien m’y autoriser.
On aurait entendu voler une mouche dans la salle tout à l’heure si bruyante. A quoi tendait cette allocution non prévue au programme?
– Je désire d’abord vous remercier, continuait Ilia Brusch, de votre sympathie et de vos applaudissements, mais je vous prie de croire que je ne m’enorgueillis pas plus qu’il ne convient du double succès que je viens d’obtenir. Je n’ignore pas que ce succès, s’il eût appartenu au plus digne, eût été remporté par quelque membre plus ancien de la Ligue Danubienne, si riche en valeureux pêcheurs, et que je le dois, plutôt qu’à mon mérite, à un hasard favorable.
La modestie de ce début fut vivement appréciée de l’assistance, d’où plusieurs très bien! s’élevèrent en sourdine.
– Ce hasard favorable, il me reste à le justifier, et j’ai conçu dans ce but un projet que je crois de nature à intéresser cette réunion d’illustres pêcheurs.
«La mode, vous ne l’ignorez pas, mes chers collègues, est aux records. Pourquoi n’imiterions-nous pas les champions d’autres sports, inférieurs au nôtre à coup sûr, et ne tenterions-nous pas d’établir le record de la pêche?
Des exclamations étouffées coururent dans l’auditoire. On entendit des ah! ah!, des tiens! tiens!, des pourquoi pas?, chaque sociétaire traduisant son impression selon son tempérament particulier.
– Quand cette idée, poursuivait cependant l’orateur, m’est venue pour la première fois à l’esprit, je l’ai adoptée sur-le-champ, et sur-le-champ j’ai compris dans quelles conditions elle devait être réalisée. Mon titre d’associé de la Ligue Danubienne limitait, d’ailleurs, le problème. Ligueur du Danube, c’est au Danube seul qu’il me fallait demander l’heureuse issue de mon entreprise. J’ai donc formé le projet de descendre notre glorieux fleuve, de sa source même à la mer Noire, et de vivre, durant ce parcours de trois mille kilomètres, exclusivement du produit de ma pêche.
«La chance qui m’a favorisé aujourd’hui augmenterait encore, s’il était possible, mon désir d’accomplir ce voyage, dont, j’en suis certain, vous apprécierez l’intérêt, et c’est pourquoi, dès à présent, je vous annonce mon départ, fixé au 10 août, c’est-à-dire à jeudi prochain, en vous donnant rendez-vous, ce jour-là, au point précis où commence le Danube.
Il est plus facile d’imaginer que de décrire l’enthousiasme que provoqua cette communication inattendue. Pendant cinq minutes, ce fut une tempête de hoch! et d’applaudissements frénétiques.
Mais un tel incident ne pouvait se terminer ainsi. M. Miclesco le comprit, et, comme toujours, il agit en véritable président. Un peu lourdement peut-être, il se leva une fois de plus entre ses deux assesseurs.
– A notre collègue Ilia Brusch! dit-il d’une voix émue, en brandissant une coupe de Champagne.
– A notre collègue Ilia Brusch!» répondit l’assemblée avec un bruit de tonnerre, auquel succéda immédiatement un profond silence, les humains n’étant pas conformés, par suite d’une regrettable lacune, de manière à pouvoir crier et boire en même temps.
Toutefois, le silence fut de courte durée. Le vin pétillant eut tôt fait de rendre aux gosiers lassés une vigueur nouvelle, ce qui leur permit de porter encore d’innombrables santés, jusqu’au moment où fut clôturé, au milieu de l’allégresse générale, le fameux concours de pêche ouvert ce jour-là, samedi 5 août 1876, par la Ligue Danubienne, dans la charmante petite ville de Sigmaringen.
Chapitre II
AuxsourcesduDanube.
n annonçant à ses collègues réunis au Rendez-vous des Pêcheurs son projet de descendre le Danube, la ligne à la main, Ilia Brusch avait-il ambitionné la gloire? Si tel était son but, il pouvait se vanter de l’avoir atteint.
La presse s’était emparée de l’incident, et tous les journaux de la région danubienne, sans exception, avaient consacré au concours de Sigmaringen une copie plus ou moins abondante, mais toujours capable de chatouiller agréablement l’amour-propre du vainqueur, dont le nom était en passe de devenir tout à fait populaire.
Dès le lendemain, dans son numéro du 6 août, la Neue Freie Press, de Vienne, notamment, avait inséré ce qui suit:
«Le dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne s’est terminé hier à Sigmaringen sur un véritable coup de théâtre, dont un Hongrois du nom d’Ilia Brusch, hier inconnu, aujourd’hui presque célèbre, a été le héros.
»Qu’a donc fait Ilia Brusch, demandez-vous, pour mériter une gloire aussi soudaine?
»En premier lieu, cet habile homme a réussi à s’adjuger les deux premiers prix du poids et du nombre, en distançant de loin tous ses concurrents, ce qui, paraît-il, ne s’était jamais vu depuis qu’il existe des concours de ce genre. Ce n’est déjà pas mal. Mais il y a mieux.
»Quand on a récolté une pareille moisson de lauriers, quand on a remporté une aussi éclatante victoire, il semblerait qu’on soit en droit de goûter un repos mérité. Or, tel n’est pas l’avis de ce Hongrois étonnant, qui se prépare à nous étonner plus encore.
»Si nous sommes bien informés – et l’on connaît la sûreté de nos informations – Ilia Brusch aurait annoncé à ses collègues qu’il se proposait de descendre, la ligne à la main, tout le Danube, depuis sa source, dans le duché de Bade, jusqu’à son embouchure, dans la mer Noire, soit un parcours de trois mille kilomètres environ.
»Nous tiendrons nos lecteurs au courant des péripéties de cette originale entreprise.
»C’est jeudi prochain, 10 août, qu’Ilia Brusch doit se mettre en route. Souhaitons-lui bon voyage, mais souhaitons aussi que le terrible pêcheur n’extermine pas, jusqu’au dernier représentant, la gent aquatique qui peuple les eaux du grand fleuve international!»
Ainsi s’exprimait la Neue Freie Press de Vienne. Le Pester Lloyd de Budapest ne se montrait pas moins chaleureux, non plus que le Srbské Noviné de Belgrade et le Românul de Bucarest, dans lesquels la note se haussait aux dimensions d’un véritable article.
Cette littérature était bien faite pour attirer l’attention sur Ilia Brusch, et, s’il est vrai que la presse soit le reflet de l’opinion publique, celui-ci pouvait s’attendre à exciter un intérêt grandissant à mesure que se poursuivrait son voyage.
Dans les principales villes du parcours ne trouverait-il pas, d’ailleurs, des membres de la Ligue Danubienne, qui considéreraient comme un devoir de contribuer à la gloire de leur collègue? Nul doute qu’il ne reçût d’eux assistance et secours, en cas de besoin.
Dès à présent, les commentaires de la presse obtenaient un franc succès parmi les pêcheurs à la ligne. Aux yeux de ces professionnels, l’entreprise d’Ilia Brusch acquérait une énorme importance, et nombre de ligueurs, attirés à Sigmaringen par le concours qui venait de finir, s’y étaient attardés, afin d’assister au départ du champion de la Ligue Danubienne.
Quelqu’un qui n’avait pas à se plaindre de la prolongation de leur séjour, c’était, à coup sûr, le patron du Rendez-vous des Pêcheurs. Dans l’après-midi du 8 août, avant-veille du jour fixé par le lauréat pour le début de son original voyage, plus de trente buveurs continuaient à mener joyeuse vie dans la grande salle du cabaret, dont la caisse, étant données les facultés absorbantes de cette clientèle de choix, connaissait des recettes inespérées.
Pourtant, malgré la proximité de l’événement qui avait retenu ces curieux dans la capitale du Hohenzollern, ce n’est pas du héros du jour que l’on s’entretenait, le soir du 8 août, au Rendez-vous des Pêcheurs. Un autre événement, plus important encore pour ces riverains du grand fleuve, servait de thème à la conversation générale et mettait tout ce monde en rumeur.
Cette émotion n’avait rien d’exagéré, et des faits du caractère le plus sérieux la justifiaient amplement.
Depuis plusieurs mois, en effet, les rives du Danube étaient désolées par un perpétuel brigandage. On ne comptait plus les fermes dévalisées, les châteaux pillés, les villas cambriolées, les meurtres même, plusieurs personnes ayant payé de leur vie la résistance qu’elles tentaient d’opposer à d’insaisissables malfaiteurs.
De toute évidence, une telle série de crimes n’avait pu être accomplie par quelques individus isolés. On avait certainement affaire à une bande bien organisée, et sans doute fort nombreuse, à en juger par ses exploits.
Circonstance singulière, cette bande n’opérait que dans le voisinage immédiat du Danube. Au delà de deux kilomètres de part et d’autre du fleuve, jamais un seul crime n’avait pu lui, être légitimement attribué. Toutefois, le théâtre de ses opérations ne paraissait ainsi limité que dans le sens de la largeur, et les rives autrichiennes, hongroises, serbes ou roumaines étaient pareillement mises à sac par ces bandits, qu’on ne parvenait nulle part à prendre sur le fait.
Leur coup accompli, ils disparaissaient jusqu’au prochain crime, commis parfois à des centaines de kilomètres du précédent. Dans l’intervalle, on ne trouvait d’eux aucune trace. Ils semblaient s’être volatilisés, ainsi que les objets matériels, parfois très encombrants, qui représentaient leur butin.
Les gouvernements intéressés avaient fini par s’émouvoir de ces échecs successifs, vraisemblablement imputables au défaut de cohésion des forces répressives. Une conversation diplomatique s’était engagée à ce sujet, et, ainsi que la presse en donnait la nouvelle ce matin même du 8 août, les négociations venaient d’aboutir à la création d’une police internationale répartie sur tout le cours du Danube sous l’autorité d’un chef unique. La désignation de ce chef avait été particulièrement laborieuse, mais finalement on s’était mis d’accord sur le nom de Karl Dragoch, détective hongrois bien connu dans la région.
Karl Dragoch était, en effet, un policier remarquable, et la difficile mission qui lui était confiée n’aurait pu l’être à un plus digne. Âgé de quarante-cinq ans, c’était un homme de complexion moyenne, plutôt maigre, et doué de plus de force morale que de force physique. Il avait assez de vigueur, cependant, pour supporter les fatigues professionnelles de son état, comme il avait assez de bravoure pour en affronter les dangers. Légalement, il demeurait à Budapest, mais le plus souvent il était en campagne, occupé à quelque enquête délicate. Sa connaissance parfaite de tous les idiomes du Sud-Est de l’Europe, de l’allemand et du roumain, du serbe, du bulgare et du turc, sans parler du hongrois, sa langue maternelle, lui permettait de n’être jamais embarrassé, et, en sa qualité de célibataire, il n’avait pas à craindre que des soucis de famille vinssent entraver la liberté de ses mouvements.
Sa nomination avait, comme on dit, une bonne presse. Quant au public, il l’approuvait à l’unanimité. Dans la grande salle du Rendez-vous des Pêcheurs, la nouvelle en était accueillie d’une manière tout particulièrement flatteuse.
«On ne pouvait mieux choisir, affirmait, au moment où s’allumaient les lampes du cabaret, M. Ivetozar, titulaire du second prix du poids, lors du concours qui venait de finir. Je connais Dragoch. C’est un homme.
– Et un habile homme, renchérit le Président Miclesco.
– Souhaitons, s’écria un Croate, du nom peu facile à prononcer de Svrb, propriétaire d’une teinturerie dans un des faubourgs de Vienne, qu’il réussisse à assainir les rives du fleuve. La vie n’y était plus tolérable, en vérité!
– Karl Dragoch a affaire à forte partie, dit l’Allemand Weber, en hochant la tête. Il faudra le voir à l’œuvre.
– A l’œuvre!… s’écria M. Ivetozar. Il y est déjà, n’en doutez pas.
– Certes! approuva M. Miclesco. Karl Dragoch n’est pas d’un caractère à perdre son temps. Si sa nomination remonte à quatre jours, comme le disent les journaux, il y en a au moins trois qu’il est en campagne.
– Par quel bout va-t-il commencer? demanda M. Piscéa, un Roumain au nom prédestiné pour un pêcheur à la ligne. Je serais bien embarrassé, je l’avoue, si j’étais à sa place.
– C’est précisément pour ça qu’on ne vous y a pas mis, mon cher, répliqua plaisamment un Serbe. Soyez sûr que Dragoch n’est pas embarrassé, lui. Quant à vous dire son plan, c’est autre chose. Peut-être s’est-il dirigé sur Belgrade, peut-être est-il resté à Budapest… Au moins qu’il n’ait préféré venir précisément ici, à Sigmaringen, et qu’il ne soit en ce moment parmi nous au Rendez-vous des Pêcheurs!
Cette supposition obtint un grand succès d’hilarité.
– Parmi nous!… se récria M. Weber. Vous nous la baillez belle, Michael Michaelovitch. Que viendrait-il faire ici, où, de mémoire d’homme, on n’a jamais eu à déplorer le moindre crime?
– Eh! riposta Michael Michaelovitch, ne serait-ce que pour assister après-demain au départ d’Ilia Brusch. Ça l’intéresse peut-être, cet homme… A moins, toutefois, qu’Ilia Brusch et Karl Dragoch ne fassent qu’un.
– Comment, ne fassent qu’un! s’écria-t-on de toutes parts. Qu’entendez-vous par là?
– Parbleu! ce serait très fort. Sous la peau du lauréat, personne ne soupçonnerait le policier, qui pourrait ainsi inspecter le Danube en parfaite liberté.
Cette fantaisiste boutade fit ouvrir de grands yeux aux autres buveurs. Ce Michael Michaelovitch!… Il n’y avait que lui pour avoir des idées pareilles!
Mais Michael Michaelovitch ne tenait pas autrement à celle qu’il venait de risquer.
– A moins… commença-t-il, en employant une tournure qui lui était décidément familière.
– A moins?
– A moins que Karl Dragoch n’ait un autre motif de venir ici, poursuivit-il, passant sans transition à une autre hypothèse non moins fantaisiste.
– Quel motif?
– Supposez, par exemple, que ce projet de descendre le Danube la ligne à la main lui paraisse louche.
– Louche!… Pourquoi louche?
– Dame! ce ne serait pas bête, non plus, pour un filou, de se cacher dans la peau d’un pêcheur, et surtout d’un pêcheur aussi notoire. Une telle célébrité vaut tous les incognitos du monde. On pourrait faire les cent coups à son aise, à la condition de pêcher dans l’intervalle, histoire de donner le change.
– Oui, mais il faudrait savoir pêcher, objecta doctoralement le Président Miclesco, et c’est là un privilège réservé aux honnêtes gens.
Cette observation morale, peut-être un peu hasardeuse, fut frénétiquement applaudie par tous ces passionnés pêcheurs. Michael Michaelovitch profita avec un tact remarquable de l’enthousiasme général.
– A la santé du Président! s’écria-t-il en levant son verre.
– A la santé du Président! répétèrent tous les buveurs, en vidant les leurs comme un seul homme.
– A la santé du Président! répéta un consommateur solitairement attablé, qui, depuis quelques instants, semblait prendre un vif intérêt aux répliques échangées autour de lui.
M. Miclesco fut sensible à l’aimable procédé de cet inconnu, et, pour l’en remercier, il esquissa à son adresse un geste de toast. Le buveur solitaire, estimant sans doute la glace suffisamment rompue par ce geste courtois, se considéra comme autorisé à faire part de ses impressions à l’honorable assistance.
– Bien répondu, ma foi! dit-il. Oui, certes, la pêche est un plaisir d’honnêtes gens.
– Aurions-nous l’avantage de parler à un confrère? demanda M. Miclesco, en s’approchant de l’inconnu.
– Oh! répondit modestement celui-ci, un amateur tout au plus, qui se passionne pour les beaux coups, mais n’a pas l’outrecuidance de chercher à les imiter.
– Tant pis, monsieur…?
– Jaeger.
– Tant pis, monsieur Jaeger, car je dois en conclure que nous n’aurons jamais l’honneur de vous compter au nombre des membres de la Ligue Danubienne.
– Qui sait? répondit M. Jaeger. Je me déciderai peut-être un jour à mettre moi aussi la main à la pâte… à la ligne, je veux dire, et, ce jour-là, je serai certainement des vôtres, si je réunis toutefois les conditions requises pour l’admission.
– N’en doutez pas, affirma avec précipitation M. Miclesco excité par l’espoir de recruter un nouvel adhérent. Ces conditions fort simples ne sont qu’au nombre de quatre. La première est de payer une modeste cotisation annuelle. C’est la principale.
– Bien entendu, approuva M. Jaeger en riant.
– La seconde, c’est d’aimer la pêche. La troisième, c’est d’être un agréable compagnon, et je considère que cette troisième condition est d’ores et déjà réalisée.
– Trop aimable! remercia M. Jaeger.
– Quant à la quatrième, elle consiste uniquement dans l’inscription du nom et de l’adresse sur les listes de la Société. Or, ayant déjà votre nom, quand j’aurai votre adresse…
– 43, Leipzigerstrasse, à Vienne.
– Vous ferez un ligueur complet au prix de vingt couronnes par an.
Les deux interlocuteurs se mirent à rire de bon cœur.
– Pas d’autres formalités? demanda M. Jaeger.
– Pas d’autres.
– Pas de pièces d’identité à fournir?
– Voyons, monsieur Jaeger, objecta M. Miclesco, pour pêcher à la ligne!…
– C’est juste. D’ailleurs, cela n’a guère d’importance. Tout le monde doit se connaître à la Ligue Danubienne.
– C’est exactement le contraire, rectifia M. Miclesco. Songez donc! certains de nos camarades habitent ici, à Sigmaringen, et d’autres sur le rivage de la mer Noire. Cela ne facilite pas les relations de bon voisinage.
– En effet!
– Ainsi, par exemple, notre étonnant lauréat du dernier concours…
– Ilia Brusch?
– Lui-même. Eh bien! personne ne le connaît.
– Pas possible!
– C’est ainsi, affirma M. Miclesco. Il n’y a pas plus de quinze jours, il est vrai, qu’il fait partie de la Ligue. Pour tout le monde, Ilia Brusch a été une surprise, que dis-je! une véritable révélation.
– Ce qu’on appelle un outsider, en style de course.
– Précisément.
– De quel pays est-il, cet outsider?
– C’est un Hongrois.
– Comme vous alors. Car vous êtes Hongrois, je crois, monsieur le Président?
– Pur sang, monsieur Jaeger, Hongrois de Budapest.
– Tandis qu’Ilia Brusch?…
– Est de Szalka.
– Où prenez-vous Szalka?
– C’est une bourgade, une petite ville, si vous voulez, sur la rive droite de l’Ipoly, rivière qui se jette dans le Danube à quelques lieues au-dessus de Budapest.
– Avec celui-là, du moins, monsieur Miclesco, vous pourrez par conséquent voisiner, fît observer M. Jaeger en riant.
– Pas avant deux ou trois mois, en tous cas, répondit sur le même ton le Président de la Ligue Danubienne. Il lui faudra bien ce temps pour son voyage…
– A moins qu’il ne le fasse pas! insinua le Serbe facétieux, en se mêlant sans façon à la conversation.
D’autres pêcheurs se rapprochèrent. M. Jaeger et M. Miclesco devinrent le centre d’un petit groupe.
– Qu’entendez-vous par là? interrogea M. Miclesco. Vous avez une brillante imagination, Michael Michaelovitch.
– Simple plaisanterie, mon cher Président, répondit l’interrupteur. Cependant, si Ilia Brusch ne peut être, selon vous, ni un policier ni un malfaiteur, pourquoi n’aurait-il pas voulu se payer, comme on dit, notre tête, et pourquoi ne serait-il pas tout simplement un farceur?
M. Miclesco prit la chose sur le mode grave.
– Votre esprit est malveillant, Michael Michaelovitch, répliqua-t-il. Cela vous jouera un mauvais tour un jour ou l’autre. Ilia Brusch m’a fait l’effet d’un brave homme et d’un homme sérieux. D’ailleurs, il est membre de la Ligue Danubienne. C’est tout dire.
– Bravo! cria-t-on de tous côtés.
Michael Michaelovitch, sans paraître autrement confus de la leçon, saisit avec une admirable présence d’esprit cette nouvelle occasion de porter un toast.
– Dans ce cas, dit-il, en saisissant son moss, à la santé d’Ilia Brusch!
– A la santé d’Ilia Brusch!» répondit en chœur l’assistance, sans excepter M. Jaeger, qui vida consciencieusement son verre jusqu’à la dernière goutte.
Cette boutade de Michael Michaelovitch n’était cependant pas aussi dénuée de bon sens que les précédentes. Après avoir annoncé son projet à grand fracas, Ilia Brusch n’avait plus reparu. Nul n’en avait plus entendu parler. N’était-il pas singulier qu’il se fût ainsi tenu à l’écart, et ne pouvait-on légitimement supposer qu’il avait voulu en faire accroire à ses trop crédules collègues? Pour que l’on fût fixé à cet égard, l’attente, en tous cas, ne serait plus de longue durée. Dans trente-six heures, on saurait à quoi s’en tenir.
Ceux qui s’intéressaient à ce projet n’avaient qu’à se transporter à quelques lieues en amont de Sigmaringen. Ils y rencontreraient assurément Ilia Brusch, si celui-ci était un homme aussi sérieux que le Président Miclesco l’affirmait de confiance.
Toutefois, une difficulté pouvait se présenter. La situation de la source du grand fleuve était-elle déterminée avec précision? Les cartes l’indiquaient-elles avec exactitude? N’existait-il pas quelque incertitude sur ce point, et, quand on essaierait de rejoindre Ilia Brusch à tel endroit, ne serait-il pas à tel autre?
Certes, il n’est pas douteux que le Danube, l’Ister des Anciens, prenne naissance dans le grand duché de Bade. Les géographes affirment même que c’est par six degrés dix minutes de longitude orientale et quarante-sept degrés quarante-huit minutes de latitude septentrionale. Mais enfin cette détermination, en admettant qu’elle soit juste, n’est poussée que jusqu’à la minute d’arc et non jusqu’à la seconde, ce qui peut donner lieu à une variation d’une certaine importance. Or, il s’agissait de jeter la ligne à l’endroit même où la première goutte d’eau danubienne commence à dévaler vers la mer Noire.
D’après une légende qui eut longtemps la valeur d’une donnée géographique, le Danube naîtrait au milieu d’un jardin, celui des princes de Furstenberg. Il aurait pour berceau un bassin en marbre, dans lequel nombre de touristes viennent remplir leur gobelet. Serait-ce donc au bord de cette vasque intarissable qu’il conviendrait d’attendre Ilia Brusch le matin du 10 août?
Non, là n’est point la véritable, l’authentique source du grand fleuve. On sait maintenant qu’il est formé par la réunion de deux ruisseaux, la Breg et la Brigach, lesquels se déversent d’une altitude de huit cent soixante-quinze mètres, à travers la forêt du Schwarzwald. Leurs eaux se mélangent à Donaueschingen, quelques lieues en amont de Sigmaringen, et se confondent alors sous l’appellation unique de Donau, d’où les Français ont fait Danube.
Si l’un de ces ruisseaux méritait plus que l’autre d’être considéré comme le fleuve lui-même, ce serait la Breg, dont la longueur l’emporte de trente-sept kilomètres, et qui naît dans le Brisgau.
Mais, sans doute, les curieux plus avisés s’étaient dit que le point de départ d’Ilia Brusch – s’il partait toutefois – serait Donaueschingen, car c’est là qu’ils se rendirent, la plupart appartenant à la Ligue Danubienne, en compagnie du Président Miclesco.
Dès le matin du 10 août, ils se mirent en faction sur la rive de la Breg, au confluent des deux ruisseaux. Mais les heures s’écoulèrent, sans que la présence de l’homme du jour eût été signalée.
«Il ne viendra pas, disait l’un.
– Ce n’est qu’un mystificateur, disait l’autre.
– Et nous ressemblons singulièrement à de bons niais! ajoutait Michael Michaelovitch, qui n’avait pas le triomphe modeste.
Seul, le Président Miclesco persistait à prendre la défense d’Ilia Brusch.
– Non, affirmait-il, je n’admettrai jamais qu’un membre de la Ligue Danubienne ait pu avoir la pensée de mystifier ses collègues!… Ilia Brusch aura été retardé. Patientons. Nous allons bientôt le voir arriver.»
M. Miclesco avait raison de se montrer aussi confiant. Un peu avant neuf heures, un cri s’échappa du groupe qui se tenait au confluent de la Breg et de la Brigach.
«Le voilà!… le voilà!»
A deux cents pas, au tournant d’une pointe, apparaissait un canot conduit à la godille, le long de la berge, en dehors du courant. Seul, debout à l’arrière, un homme le dirigeait.
Cet homme était bien celui qui avait figuré quelques jours avant au concours de la Ligue Danubienne, le gagnant des deux premiers prix, le Hongrois Ilia Brusch.
Lorsque le canot eut atteint le confluent, il s’arrêta, et un grappin le fixa à la berge. Ilia Brusch débarqua, et tous les curieux se réunirent autour de lui. Sans doute, il ne s’attendait pas à trouver si nombreuse assistance, car il en parut quelque peu gêné.
Le président Miclesco vint le rejoindre, et lui tendit une main qu’Ilia Brusch serra avec déférence, après avoir retiré sa casquette de loutre.
«Ilia Brusch, dit M. Miclesco avec une dignité vraiment présidentielle, je suis heureux de revoir le grand lauréat de notre dernier concours.
Le grand lauréat s’inclina par manière de remerciement. Le Président reprit:
– De ce que nous vous rencontrons aux sources de notre fleuve international, nous en concluons que vous mettez à exécution votre projet de le descendre, en péchant à la ligne, jusqu’à son embouchure.
– En effet, monsieur le Président, répondit Ilia Brusch.
– Et c’est aujourd’hui même que vous commencez votre descente?
– Aujourd’hui même, monsieur le Président.
– Comment comptez-vous effectuer le parcours?
– En m’abandonnant au courant.
– Dans ce canot?
– Dans ce canot.
– Sans jamais relâcher?
– Si, la nuit.
– Vous n’ignorez pas qu’il s’agit de trois mille kilomètres?
– A dix lieues par jour, ce sera fait en deux mois environ.
– Alors bon voyage, Ilia Brusch!
– En vous remerciant, monsieur le Président!»
Ilia Brusch salua une dernière fois, et remonta dans son embarcation, tandis que les curieux se pressaient pour le voir partir.
Il prit sa ligne, l’amorça, la déposa sur l’un des bancs, ramena le grappin à bord, repoussa le canot d’un vigoureux coup de gaffe, puis, s’asseyant à l’arrière, il lança la ligne.
Un instant après, il la retirait. Un barbeau frétillait à l’hameçon. Cela parut d’un heureux présage, et, comme il tournait la pointe, toute l’assistance acclama par de frénétiques hoch! le lauréat de la Ligue Danubienne.
Lepassagerd'IliaBrusch.
lle était donc commencée, cette descente du grand fleuve, qui allait promener Ilia Brusch à travers un duché: celui de Bade; deux royaumes: le Wurtemberg et la Bavière; deux empires: l’Autriche-Hongrie et la Turquie; trois principautés: le Hohenzollern, la Serbie et la Roumanie.1 L’original pêcheur n’avait à redouter aucune fatigue pendant ce long parcours de plus de sept cents lieues. Le courant du Danube se chargerait de le transporter jusqu’à l’embouchure, à raison d’un peu plus d’une lieue à l’heure, soit, en moyenne, une cinquantaine de kilomètres par jour. En deux mois, il serait ainsi au terme de son voyage, à condition qu’aucun incident ne l’arrêtât en route. Mais pourquoi aurait-il éprouvé des retards?
Le canot d’Ilia Brusch mesurait une douzaine de pieds. C’était une sorte de barge à fond plat, large de quatre pieds en son milieu. A l’avant, s’arrondissait un rouf, un tôt, si l’on veut, sous lequel deux hommes auraient pu s’abriter. A l’intérieur de ce rouf, deux coffres latéraux, placés en abord, contenaient la garde-robe très réduite du propriétaire, et pouvaient, une fois refermés, se transformer en couchettes. A l’arrière un autre coffre formait banc, et servait à loger divers ustensiles de cuisine.
Inutile d’ajouter que la barge était pourvue de tous les engins qui constituent le matériel du véritable pêcheur. Ilia Brusch n’aurait pu s’en passer, puisque, d’après le projet communiqué par lui à ses collègues le jour du concours, il devait, pendant ce voyage, vivre exclusivement du produit de sa pêche, soit qu’il le consommât en nature, soit qu’il l’échangeât contre espèces sonnantes et trébuchantes, qui lui permettraient de composer des menus plus variés sans donner d’entorse à son programme.
Dans ce but, Ilia Brusch irait, le soir venu, vendre le poisson capturé pendant le jour, et ce poisson aurait des amateurs sur l’une et l’autre rive, après le bruit fait autour du nom du pêcheur.
Ainsi s’écoula la première journée. Toutefois, un observateur, qui aurait pu ne pas quitter des yeux Ilia Brusch, aurait été à bon droit surpris du peu d’ardeur que le lauréat de la Ligue Danubienne semblait mettre à la pêche, seule raison d’être, pourtant, de son excentrique entreprise. Se croyait-il à l’abri des regards, il s’empressait de lâcher la ligne pour l’aviron, et godillait de toutes ses forces, comme s’il eût voulu activer la marche du bateau. Quelques curieux apparaissaient-ils, au contraire, sur l’une des berges, ou croisait-il un batelier, il saisissait aussitôt son arme professionnelle, et, son habileté aidant, ne tardait pas à tirer hors de l’eau quelque beau poisson, qui lui valait les applaudissements des spectateurs. Mais, les curieux cachés par un mouvement de la rive, le batelier disparu à un tournant, il reprenait l’aviron, et imprimait à sa lourde barge une vitesse qui s’ajoutait à celle de l’eau.
Ilia Brusch avait-il donc quelque motif de chercher à abréger un voyage que personne, cependant, ne l’avait forcé à entreprendre? Quoi qu’il en soit à cet égard, il avançait assez vite. Entraîné par un courant plus rapide à l’origine du fleuve qu’il ne le sera plus tard, godillant chaque fois qu’il estimait l’occasion favorable, il dérivait à raison de huit kilomètres à l’heure, sinon davantage.
Après avoir passé devant quelques localités sans importance, il laissa derrière lui Tuttlingen, centre plus considérable, sans s’y arrêter, bien que quelques-uns de ses admirateurs lui fissent, de la berge, signe d’accoster. Ilia Brusch, déclinant du geste l’invitation, se refusa à interrompre sa dérive.
Vers quatre heures de l’après-midi, il arrivait à la hauteur de la petite ville de Fridingen, à quarante-huit kilomètres de son point de départ. Volontiers il aurait brûlé – si toutefois cette expression est de mise quand on suit un chemin liquide – Fridingen comme les stations précédentes, mais l’enthousiasme public ne le lui permit pas. Dès qu’il apparut, plusieurs barques, d’où s’élevaient d’innombrables hoch!, se détachèrent de la rive et cernèrent le glorieux lauréat.
Celui-ci se rendit de bonne grâce. D’ailleurs n’avait-il pas à chercher preneur pour le poisson capturé au cours de sa pêche intermittente? Barbeaux, brèmes, gardons, épinoches frétillaient encore dans son filet, sans compter plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement désignés sous le nom de hottus. Évidemment il ne pouvait consommer tout cela à lui seul. Du reste, il n’en était pas question. Les amateurs étaient nombreux. Aussitôt que la barge fut arrêtée, une cinquantaine de Badois se pressèrent autour de lui, l’appelant, l’entourant, lui rendant les honneurs dus au lauréat de la Ligue Danubienne.
«Eh! par ici, Brusch!
– Un verre de bonne bière, Brusch?
– Nous achetons votre poisson, Brusch!
– Vingt kreutzers, celui-ci!
– Un florin, celui-là!»
Le lauréat ne savait à qui répondre, et sa pêche eut vite fait de lui rapporter quelques jolies pièces sonnantes. Avec la prime déjà touchée au concours cela finirait par former une belle somme, si l’enthousiasme se propageait également des sources du grand fleuve à son embouchure.
Et pourquoi eût-il pris fin? Pourquoi cesserait-on de se disputer les poissons d’Ilia Brusch? N’était-ce pas un honneur de posséder une pièce sortie de ses mains? Certes, il n’aurait même pas la peine d’aller à domicile débiter sa marchandise que le public se disputerait sur place. Cette vente était décidément une idée géniale.
Ce soir-là, outre qu’il vendit aisément son poisson, les invitations ne lui manquèrent pas. Ilia Brusch, qui semblait désireux de quitter son embarcation le moins possible, les repoussa toutes, comme il refusa avec énergie les bons verres de vin et les bons moss de bière, qu’on le priait de tous côtés de venir boire dans les cabarets de la rive. Ses admirateurs durent y renoncer et se séparer de leur héros, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain au moment du départ.
Mais, le lendemain, ils ne trouvèrent plus la barge. Ilia Brusch était parti avant l’aube, et, profitant de la solitude de cette heure matinale, il godillait avec ardeur en se maintenant au milieu du fleuve, à égale distance de ses rives assez escarpées. Aidé par le courant rapide, il passa vers cinq heures du matin à Sigmaringen, à quelques mètres du Rendez-vous des Pêcheurs. Sans doute, un peu plus tard, l’un ou l’autre des membres de la Ligue Danubienne viendrait s’accouder au balcon du cabaret, afin de guetter l’arrivée de son glorieux collègue. Il la guetterait vainement. Le pêcheur alors serait loin, s’il continuait à aller de ce train.
A quelques kilomètres de Sigmaringen, Ilia Brusch laissa derrière lui le premier affluent du Danube, un simple ruisseau, le Louchat, qui s’y jette sur la rive gauche.
Profitant de l’éloignement relatif séparant les centres habités dans cette partie de son parcours, Ilia Brusch activa, durant toute cette journée, la marche de son embarcation, en ne péchant que le minimum indispensable. A la nuit, n’ayant capturé que tout juste le poisson nécessaire à sa consommation personnelle, il s’arrêta en pleine campagne, un peu en amont de la petite ville de Mundelkingen dont les habitants ne le croyaient certainement pas si proche.
A cette deuxième journée de navigation succéda la troisième, qui fut presque identique. Ilia Brusch dériva rapidement devant Mundelkingen avant le lever du soleil, et il était encore de bonne heure qu’il avait déjà dépassé le gros bourg d’Ehin-gen. A quatre heures, il coupait l’Iller, important affluent de droite, et cinq heures n’avaient pas sonné, qu’il était amarré à un anneau de fer scellé dans le quai d’Ulm, première ville du royaume de Wurtemberg, après Stuttgart, sa capitale.
L’arrivée du célèbre lauréat n’avait pas été signalée. On ne l’attendait que le lendemain vers les dernières heures du soir. Il n’y eut donc pas l’empressement habituel. Très satisfait de son incognito, Ilia Brusch résolut d’employer la fin du jour à une visite sommaire de la ville.
Toutefois, dire que le quai était désert ne serait pas scrupuleusement exact. Il avait au moins un promeneur, et même tout portait à croire que ce promeneur attendait Ilia Brusch, puisque, depuis le moment où la barge était apparue, il l’avait suivie, en marchant le long de la rive. Selon toute probabilité, le lauréat de la Ligue Danubienne n’éviterait donc pas l’ovation habituelle.
Cependant, depuis que la barge était amarrée à quai, le promeneur solitaire ne s’en était pas rapproché. Il restait à quelque distance, paraissant observer, comme soucieux de n’être pas vu lui-même. C’était un homme de taille moyenne, sec, l’œil vif, bien qu’il eût certainement dépassé la quarantaine, le corps serré dans un vêtement à la mode hongroise. Il tenait à la main une valise de cuir.
Ilia Brusch, sans lui prêter aucune attention, amarra solidement son bateau, ferma la porte du tôt, s’assura que le couvercle des coffres était bien cadenassé, puis sauta à terre, et gagna la première rue remontant vers la ville.
L’homme aussitôt de lui emboîter le pas, après avoir rapidement déposé dans la barge la valise de cuir qu’il tenait à la main.
Traversée par le Danube, Ulm est wurtembergeoise sur la rive gauche, et bavaroise sur la rive droite, mais, sur les deux rives, c’est une ville bien allemande.
Ilia Brusch allait le long des vieilles rues bordées de vieilles boutiques à guichets, boutiques dans lesquelles la pratique n’entre guère et où les marchés se concluent à travers la devanture vitrée. Quand le vent siffle, quel tapage de ferrailles sonores, alors que se balancent, au bout de leurs bras, les pesantes enseignes découpées en ours, en cerfs, en croix et en couronnes!
Ilia Brusch, après avoir gagné l’ancienne enceinte, parcourut le quartier, où bouchers, tripiers et tanneurs ont leurs séchoirs, puis, tout en flânant à l’aventure, il arriva devant la cathédrale, l’une des plus hardies de l’Allemagne. Son munster avait l’ambition de s’élever plus haut que celui de Strasbourg. Cette ambition a été déçue, comme tant d’autres plus humaines, et l’extrême pointe de la flèche wurtembergeoise s’arrête à la hauteur de trois cent trente-sept pieds.
Ilia Brusch n’appartenant pas à la famille des grimpeurs, l’idée ne lui vint pas de monter au munster, d’où son regard aurait embrassé toute la ville et la campagne environnante. S’il l’eût fait, il aurait été certainement suivi par cet inconnu, qui ne le quittait pas, sans qu’il s’aperçût de cette étrange poursuite. Du moins en fut-il accompagné, lorsque, entré dans la cathédrale, il en admira le tabernacle, qu’un voyageur français, M. Duruy, a pu comparer à un bastion avec logettes et mâchicoulis, et les stalles du chœur, qu’un artiste du XVe siècle a peuplées de personnages célèbres de l’époque.
L’un suivant l’autre, ils passèrent devant l’hôtel de ville, vénérable édifice du XIIe siècle, puis redescendirent vers le fleuve.
Avant d’arriver au quai, Ilia Brusch fit une halte de quelques instants, pour regarder une compagnie d’échassiers juchés sur leurs longues échasses, exercice très goûté à Ulm, bien qu’il ne soit pas imposé aux habitants, comme il l’est encore, dans l’antique cité universitaire de Tubingue, par un sol humide et raviné impropre à la marche des simples piétons.
Afin de mieux jouir de ce spectacle, dont les acteurs étaient une troupe de jeunes gens, de jeunes filles, de garçons et de fillettes, tous en joie, Ilia Brusch avait pris place dans un café. L’inconnu ne manqua pas de venir s’asseoir à une table voisine de la sienne, et tous deux se firent servir un pot de la bière fameuse du pays.
Dix minutes après, ils se remettaient en route, mais dans un ordre inverse à celui du départ. L’inconnu, maintenant, marchait le premier au pas accéléré, et quand Ilia Brusch, qui le suivait à son tour sans s’en douter, atteignit sa barge, il l’y trouva installé et paraissant attendre depuis longtemps.
Il faisait encore grand jour. Ilia Brusch aperçut de loin cet intrus, confortablement assis sur le coffre d’arrière, une valise de cuir jaune à ses pieds. Très surpris, il hâta le pas.
«Pardon, Monsieur, dit-il, en sautant dans son embarcation, vous faites erreur, je pense?
– Nullement, répondit l’inconnu. C’est bien à vous que je désire parler.
– A moi?
– A vous, monsieur Ilia Brusch.
– Dans quel but?
– Pour vous proposer une affaire.
– Une affaire! répéta le pêcheur très surpris.
– Et même une excellente affaire, affirma l’inconnu, qui invita du geste son interlocuteur à s’asseoir.
Invitation quelque peu incorrecte, à coup sûr, car il n’est pas d’usage d’offrir un siège à qui vous reçoit chez lui. Mais ce personnage parlait avec tant de décision et de tranquille assurance, qu’Ilia Brusch en fut impressionné. Sans mot dire, il obéit à l’offre incongrue.
– Comme tout le monde, reprit l’inconnu, je connais votre projet et je sais par conséquent que vous comptez descendre le Danube, en vivant exclusivement du produit de votre pêche. Je suis moi-même un amateur passionné de l’art de la pêche, et je désirerais vivement m’intéresser à votre entreprise.
– De quelle façon?
– Je vais vous le dire. Mais, auparavant, permettez-moi une question. A combien estimez-vous la valeur du poisson que vous pécherez au cours de votre voyage?
– Ce que pourra rapporter ma pêche?
– Oui. J’entends ce que vous en vendrez, sans tenir compte de ce que vous consommerez personnellement.
– Peut-être une centaine de florins.
– Je vous en offre cinq cents.
– Cinq cents florins! répéta Ilia Brusch abasourdi.
– Oui, cinq cents florins payés comptant et d’avance.
Ilia Brusch regarda l’auteur de cette singulière proposition, et son regard devait être très éloquent, car celui-ci répondit à la pensée que le pêcheur n’exprimait pas.
– Soyez tranquille, monsieur Brusch. J’ai tout mon bon sens.
– Alors, quel est votre but? demanda le lauréat mal convaincu.
– Je vous l’ai dit, expliqua l’inconnu. Je désire m’intéresser à vos prouesses, y assister même. Et puis, il y a aussi l’émotion du joueur. Après avoir mis sur votre chance cinq cents florins, cela m’amusera de voir la somme rentrer par fractions tous les soirs, au fur et à mesure de vos ventes.
– Tous les soirs? insista Ilia Brusch. Vous auriez donc l’intention de vous embarquer avec moi?
– Certainement, dit l’inconnu. Bien entendu, mon passage ne serait pas compris dans nos conventions et serait payé par une égale somme de cinq cents florins, ce qui fera mille florins au total, toujours comptant et d’avance.
– Mille florins! répéta derechef Ilia Brusch de plus en plus surpris.
Certes, la proposition était tentante. Mais il est à supposer que le pêcheur tenait à sa solitude, car il répondit brièvement:
– Mes regrets, Monsieur. Je refuse.
Devant une réponse aussi catégorique, formulée d’un ton péremptoire, il n’y avait qu’à s’incliner. Tel n’était pas l’avis, sans doute, du passionné amateur de pêche, qui ne parut aucunement impressionné par la netteté du refus.
– Me permettrez-vous, monsieur Brusch, de vous demander pourquoi? interrogea-t-il placidement.
– Je n’ai pas de raisons à donner. Je refuse, voilà tout. C’est mon droit, je pense, répondit Ilia Brusch avec un commencement d’impatience.
– C’est votre droit, assurément, reconnut sans s’émouvoir son interlocuteur. Mais je n’excède pas le mien en vous priant de bien vouloir me faire connaître les motifs de votre décision. Ma proposition n’était nullement désobligeante, au contraire, et il est naturel que je sois traité avec courtoisie.
Ces mots avaient été débités d’une manière qui n’avait rien de comminatoire, mais le ton était si ferme, si plein d’autorité même, qu’Ilia Brusch en fut frappé. S’il tenait à sa solitude, il tenait encore plus sans doute à éviter une discussion intempestive, car il fit droit aussitôt à une observation en somme parfaitement justifiée.
– Vous avez raison, Monsieur, dit-il. Je vous dirai donc tout d’abord que j’aurais scrupule à vous laisser faire une opération certainement désastreuse.
– C’est mon affaire.
– C’est aussi la mienne, car mon intention n’est pas de pêcher au-delà d’une heure par jour.
– Et le reste du temps?
– Je godille pour activer la marche de mon bateau.
– Vous êtes donc pressé?
Ilia Brusch se mordit les lèvres.
– Pressé ou non, répondit-il plus sèchement, c’est ainsi. Vous devez comprendre que, dans ces conditions, accepter vos cinq cents florins serait un véritable vol.
– Pas maintenant que je suis prévenu, objecta l’acquéreur sans se départir de son calme imperturbable.
– Tout de même, répliqua Ilia Brusch, à moins que je ne m’astreigne à pêcher tous les jours, ne fût-ce qu’une heure. Or, je ne m’imposerai jamais une telle obligation. J’entends agir à ma fantaisie. Je veux être libre.
– Vous le serez, déclara l’inconnu. Vous pécherez quand il vous plaira, et seulement quand il vous plaira. Cela augmentera même les charmes du jeu. D’ailleurs, je vous sais assez habile pour que deux ou trois coups heureux suffisent à m’assurer un bénéfice, et je considère toujours l’affaire comme excellente. Je persiste donc à vous offrir cinq cents florins à forfait, soit mille florins, passage compris.
– Et je persiste à les refuser.
– Alors, je répéterai ma question: Pourquoi?
Une telle insistance avait véritablement quelque chose de déplacé. Ilia Brusch, fort calme de son naturel, commençait néanmoins à perdre patience.
– Pourquoi? répondit-il plus vivement. Je vous l’ai dit, je crois. J’ajouterai, puisque vous l’exigez, que je ne veux personne à bord. Il n’est pas défendu, je suppose, d’aimer la solitude.
– Certes, reconnut son interlocuteur sans faire le moins du monde mine de quitter le banc sur lequel il semblait incrusté. Mais, avec moi, vous serez seul. Je ne bougerai pas de ma place et même je ne dirai pas un mot, si vous m’imposez cette condition.
– Et la nuit? répliqua Ilia Brusch, que la colère gagnait. Pensez-vous que deux personnes seraient à leur aise dans ma cabine?
– Elle est assez grande pour les contenir, répondit l’inconnu. D’ailleurs, mille florins peuvent bien compenser un peu de gêne.
– Je ne sais pas s’ils le peuvent, riposta Ilia Brusch de plus en plus irrité, mais moi je ne le veux pas. C’est non, cent fois non, mille fois non. Voilà qui est net, je pense.
– Très net, approuva l’inconnu.
– Alors?… demanda Ilia Brusch en montrant le quai de la main.
Mais son interlocuteur parut ne pas comprendre ce geste pourtant si clair. Il avait tiré une pipe de sa poche et la bourrait avec soin. Un pareil aplomb exaspéra Ilia Brusch.
– Faudra-t-il donc que je vous dépose à terre? s’écria-t-il hors de lui.
L’inconnu avait achevé de bourrer sa pipe.
– Vous auriez tort, dit-il, sans que sa voix trahît la moindre crainte. Et cela, pour trois raisons. La première, c’est qu’une rixe ne pourrait manquer de provoquer l’intervention de la police, ce qui nous obligerait à aller tous deux chez le commissaire décliner nos noms et prénoms et répondre à un interminable interrogatoire. Cela ne m’amuserait guère, je l’avoue, et, d’un autre côté, cette aventure serait peu propre à abréger votre voyage, comme vous semblez le désirer.
L’obstiné amateur de pêche comptait-il beaucoup sur cet argument? Si tel était son espoir, il avait lieu d’être satisfait. Ilia Brusch, subitement radouci, semblait disposé à écouter jusqu’au bout le plaidoyer. Le disert orateur, très occupé à allumer sa pipe, ne s’aperçut pas, d’ailleurs, de l’effet produit par ses paroles.
Il allait reprendre sa placide argumentation, quand, à cet instant précis, une troisième personne, qu’Ilia Brusch, absorbé par la discussion, n’avait pas vue s’approcher, sauta dans la barge. Ce nouveau venu portait l’uniforme des gendarmes allemands.
– Monsieur Ilia Brusch? demanda ce représentant de la force publique.
– C’est moi, répondit l’interpellé.
– Vos papiers, s’il vous plaît?
La demande tomba comme une pierre au milieu d’une mare tranquille. Ilia Brusch fut visiblement anéanti.
– Mes papiers?… bégaya-t-il. Mais je n’ai pas de papiers, moi, si ce n’est des enveloppes de lettres et les quittances de loyer pour la maison que j’habite à Szalka. Cela vous suffit-il?
– Ce ne sont pas des papiers, ça, répliqua le gendarme d’un air dégoûté. Un acte de baptême, une carte de circulation, un livret d’ouvrier, un passeport, voilà des papiers! Avez-vous quelque chose de ce genre?
– Absolument rien, dit Ilia Brusch avec désolation.
– C’est ennuyeux pour vous, murmura le gendarme, qui paraissait très sincèrement fâché d’être dans la nécessité de sévir.
– Pour moi! protesta le pêcheur. Mais je suis un honnête homme, je vous prie de le croire.
– J’en suis convaincu, proclama le gendarme.
– Et je n’ai rien à craindre de personne. Je suis bien connu, du reste. C’est moi qui suis le lauréat du dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne à Sigmaringen, dont toute la presse a parlé, et, ici même, j’aurai sûrement des répondants.
– On les cherchera, soyez tranquille, assura le gendarme. En attendant, je suis obligé de vous prier de me suivre chez le commissaire, qui s’assurera de votre identité.
– Chez le commissaire! se récria Ilia Brusch. De quoi m’accuse-t-on?
– De rien du tout, expliqua le gendarme. Seulement, j’ai une consigne, moi. Cette consigne est de surveiller le fleuve et d’amener chez le commissaire tous ceux que je trouverai non munis de papiers enrègle. Êtes-vous sur le fleuve? Oui. Avez-vous des papiers? Non. Donc, je vous emmène. Le reste ne me regarde pas.
– Mais c’est une indignité! protesta Ilia Brusch, qui semblait au désespoir.
– C’est comme ça, déclara le gendarme avec flegme.
L’aspirant passager, dont le plaidoyer avait été si brusquement interrompu, accordait à ce dialogue une attention telle qu’il en avait laissé éteindre sa pipe. Il jugea le moment venu d’intervenir.
– Si je répondais, moi, de M. Ilia Brusch, dit-il, cela ne suffirait-il pas?
– Ça dépend, prononça le gendarme. Qui êtes-vous, vous?
– Voici mon passeport, répondit l’amateur de pêche, en tendant une feuille dépliée.
Le gendarme la parcourut des yeux, et aussitôt ses allures changèrent du tout au tout.
– C’est différent, dit-il.
Il replia soigneusement le passeport qu’il rendit à son propriétaire. Après quoi, sautant sur le quai:
– A vous revoir, Messieurs, dit-il, en adressant un salut plein de déférence au compagnon d’Ilia Brusch.
Quant à ce dernier, aussi étonné de la soudaineté de cet incident inattendu que de la façon dont il avait été solutionné, il suivait des yeux l’ennemi battant en retraite.
Pendant ce temps, son sauveur, reprenant le fil de son discours au point même où il avait été brisé, poursuivait impitoyablement:
– La deuxième raison, monsieur Brusch, c’est que le fleuve, pour des motifs que vous ignorez peut-être, est étroitement surveillé, comme vous en avez eu la preuve à l’instant. Cette surveillance se fera plus étroite encore quand vous arriverez en aval, et plus encore, s’il est possible, quand vous traverserez la Serbie et les provinces bulgares de l’Empire ottoman, pays fort troublés et qui sont même officiellement en guerre depuis le 1er juillet. J’estime que plus d’un incident peut naître au cours de votre voyage, et que vous ne serez pas fâché d’avoir, le cas échéant, le concours d’un honnête bourgeois, qui a le bonheur de disposer de quelque influence.
Que ce second argument, dont la valeur venait d’être démontrée avant la lettre, fût de nature à porter, l’habile orateur était fondé à le croire. Mais il n’espérait sans doute pas un succès si complet. Ilia Brusch, pleinement convaincu, ne demandait qu’à céder. L’embarrassant était seulement de trouver un prétexte plausible à son revirement.
– La troisième et dernière raison, continuait cependant le candidat passager, c’est que je m’adresse à vous de la part de M. Miclesco, votre président. Puisque vous avez placé votre entreprise sous le patronage de la Ligue Danubienne, c’est bien le moins qu’elle surveille son exécution, de manière à être en état d’en garantir, au besoin, la loyauté. Quand M. Miclesco a connu mon intention de m’associer à votre voyage, il m’a donné un mandat quasi officiel dans ce sens. Je regrette de n’avoir pas prévu votre incompréhensible résistance, et d’avoir refusé les lettres de recommandation qu’il offrait de me remettre pour vous.
Ilia Brusch poussa un soupir de soulagement. Pouvait-il exister meilleur prétexte d’accorder maintenant ce qu’il refusait avec tant d’acharnement?
– Il fallait le dire! s’écria-t-il. Dans ce cas, c’est fort différent, et j’aurais mauvaise grâce à repousser plus longtemps vos propositions.
– Vous les acceptez donc?
– Je les accepte.
– Fort bien! dit l’amateur de pêche enfin parvenu au comble de ses vœux, en tirant de sa poche quelques billets de banque. Voici les mille florins.
– En voulez-vous un reçu? demanda Ilia Brusch.
– Si cela ne vous désoblige pas.
Le pêcheur tira de l’un des coffres de l’encre, une plume et un calepin, dont il déchira un feuillet, puis, aux dernières lueurs du jour, se mit en devoir de libeller le reçu qu’il lisait en même temps à haute voix.
«Reçu, en payement forfaitaire de ma pêche pendant toute la durée de mon présent voyage et pour prix de son passage d’Ulm à la mer Noire, la somme de mille florins de monsieur…
– De monsieur…? répéta-t-il, la plume levée, d’un ton interrogateur.
Le passager d’Ilia Brusch était entrain de rallumer sa pipe.
– Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne», répondit-il entre deux bouffées de tabac.
SergeLadko.
es diverses contrées de la terre, qui, depuis l’origine de la période historique, ont été spécialement éprouvées par la guerre, – en admettant qu’aucune contrée puisse se flatter d’avoir bénéficié d’une faveur relative à cet égard! – le Sud et le Sud-Est de l’Europe méritent d’être cités au premier rang. Par leur situation géographique, ces régions sont, en effet, avec la fraction de l’Asie comprise entre la mer Noire et l’Indus, l’arène où viennent fatalement se heurter les races concurrentes qui peuplent l’ancien continent.
Phéniciens, Grecs, Romains, Perses, Huns, Goths, Slaves, Magyars, Turcs et tant d’autres, se sont disputé tout ou partie de ces malheureuses contrées, sans préjudice des hordes alors sauvages qui n’ont fait que les traverser, pour aller s’établir dans l’Europe centrale et occidentale, où, par une lente élaboration, elles ont engendré les nationalités modernes.
Pas plus que leur tragique passé, l’avenir pour elles ne serait riant, à en croire nombre de savants prophètes. D’après eux, l’invasion jaune y ramènera nécessairement un jour ou l’autre les carnages de l’antiquité et du moyen âge. Ce jour venu, la Russie méridionale, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Hongrie, la Turquie même bien étonnée de jouer un pareil rôle – si toutefois le pays qu’on nomme ainsi aujourd’hui est encore à cette époque au pouvoir des fils d’Osman – seront par la force des choses le rempart avancé de l’Europe, et c’est à leurs dépens que se décideront les premiers chocs.
En attendant ces cataclysmes, dont l’échéance est, à tout le moins, fort lointaine, les diverses races qui, au cours des âges, se sont superposées entre la Méditerranée et les Karpathes ont fini par se tasser vaille que vaille, et la paix – oh! cette paix relative des nations dites civilisées – n’a cessé d’étendre son empire vers l’Est. Les troubles, les pillages, les meurtres à l’état endémique paraissent désormais limités à la partie de la péninsule des Balkans encore gouvernée par les Osmanlis.
Entrés pour la première fois en Europe en 1356, maîtres de Constantinople en 1453, les Turcs se heurtèrent aux précédents envahisseurs, qui, venus avant eux de l’Asie centrale et depuis longtemps convertis au christianisme, commençaient dès lors à s’amalgamer aux populations indigènes et à s’organiser en nations régulières et stables. Perpétuel recommencement de l’éternelle bataille pour la vie, ces nations naissantes défendirent avec acharnement ce qu’elles-mêmes avaient pris à d’autres. Slaves, Magyars, Grecs, Croates, Teutons opposèrent à l’invasion turque une vivante barrière, qui, si elle fléchit par endroits, ne put être nulle part complètement renversée.
Contenus en deçà des Karpathes et du Danube, les Osmanlis furent même incapables de se maintenir dans ces limites extrêmes, et ce qu’on appelle la Question d’Orient n’est que l’histoire de leur retraite séculaire.
A la différence des envahisseurs qui les avaient précédés et qu’ils prétendaient déloger à leur profit, ces musulmans asiatiques n’ont jamais réussi à s’assimiler les peuples qu’ils soumettaient à leur pouvoir. Établis par la conquête, ils sont restés des conquérants commandant en maîtres à des esclaves. Aggravée par la différence des religions, une telle méthode de gouvernement ne pouvait avoir d’autre conséquence que la révolte permanente des vaincus.
L’histoire est pleine, en effet, de ces révoltes, qui, après des siècles de luttes, avaient abouti, en 1875, à l’indépendance plus ou moins complète de la Grèce, du Monténégro, de la Roumanie et de la Serbie. Quant aux autres populations chrétiennes, elles continuaient à subir la domination des sectateurs de Mahomet.
Cette domination, dans les premiers mois de 1875, se fit plus lourde et plus vexatoire encore que de coutume. Sous l’influence d’une réaction musulmane qui triomphait alors au palais du Sultan, les chrétiens de l’Empire ottoman furent surchargés d’impôts, malmenés, tués, torturés de mille manières. La réponse ne se fit pas attendre. Au début de l’été, l’Herzégovine se souleva une fois de plus.
Des bandes de patriotes battirent la campagne, et, commandées par des chefs de valeur, comme Peko-Paulowitch et Luibibratich, infligèrent échecs sur échecs aux troupes régulières envoyées contre elles.
Bientôt l’incendie se propagea, gagna le Monténégro, la Bosnie, la Serbie. Une nouvelle défaite subie par les armes turques aux défilés de la Duga, en janvier 1876, acheva d’enflammer les courages, et la fureur populaire commença à gronder en Bulgarie. Comme toujours, cela débuta par de sourdes conspirations, par des réunions clandestines auxquelles se rendait en grand secret la jeunesse ardente du pays.
Dans ces conciliabules, les chefs se dégagèrent rapidement et affermirent leur autorité sur une clientèle plus ou moins nombreuse, les uns par l’éloquence du verbe, d’autres par la valeur de leur intelligence ou par l’ardeur de leur patriotisme. En peu de temps, chaque groupement, et, au-dessus des groupements, chaque ville eut le sien.
A Roustchouk, important centre bulgare situé au bord du Danube, presque exactement en face de la ville roumaine de Giurgievo, l’autorité fut dévolue sans conteste au pilote Serge Ladko. On n’aurait pu faire un meilleur choix.
Âgé de près de trente ans, de haute taille, blond comme un Slave du Nord, d’une force herculéenne, d’une agilité peu commune, rompu à tous les exercices du corps, Serge Ladko possédait cet ensemble de qualités physiques qui facilite le commandement. Ce qui vaut mieux, il avait aussi les qualités morales nécessaires à un chef: l’énergie dans la décision, la prudence dans l’exécution, l’amour passionné de son pays.
Serge Ladko était né à Roustchouk, où il exerçait la profession de pilote du Danube, et il n’avait jamais quitté la ville, si ce n’est pour conduire, soit vers Vienne ou plus en amont encore, soit jusqu’aux flots de la mer Noire, les barges et chalands qui s’en remettaient à sa connaissance parfaite du grand fleuve. Dans l’intervalle de ces navigations mi-fluviales, mi-maritimes, il consacrait ses loisirs à la pêche, et, servi par des dons naturels exceptionnels, il avait acquis une étonnante habileté dans cet art, dont les produits, joints à ses honoraires de pilotage, lui assuraient la plus large aisance.
Obligé par son double métier de passer sur le fleuve les quatre cinquièmes de sa vie, l’eau était peu à peu devenue son élément. Traverser le Danube, large à Roustchouk comme un bras de mer, n’était qu’un jeu pour lui, et l’on ne comptait plus les sauvetages de ce merveilleux nageur.
Une existence si digne et si droite avait, bien avant les troubles anti-turcs, rendu Serge Ladko populaire à Roustchouk. Innombrables y étaient ses amis, parfois inconnus de lui. On pourrait même dire que ces amis comprenaient l’unanimité des habitants de la ville, si Ivan Striga n’avait pas existé.
C’était aussi un enfant du pays, cet Ivan Striga, comme Serge Ladko, dont il réalisait la vivante antithèse.
Physiquement, il n’y avait entre eux rien de commun, et pourtant un passeport, qui se contente de désignations sommaires, eût employé des termes identiques pour les dépeindre l’un et l’autre.
De même que Ladko, Striga était grand, large d’épaules, robuste, blond de cheveux et de barbe. Lui aussi avait les yeux bleus. Mais à ces traits généraux se limitait la ressemblance. Autant le visage aux lignes nobles de l’un exprimait la cordialité et la franchise, autant les traits tourmentés de l’autre disaient l’astuce et la froide cruauté.
Au moral, la dissemblance s’accentuait encore. Tandis que Ladko vivait au grand jour, nul n’aurait pu dire par quels moyens Striga se procurait l’or qu’il dépensait sans compter. Faute de certitudes à cet égard, l’imagination populaire se donnait libre carrière. On disait que Striga, traître à son pays et à sa race, s’était fait l’espion appointé du Turc oppresseur; on disait qu’à son métier d’espion il ajoutait, quand l’occasion s’en présentait, celui de contrebandier, et que des marchandises de toute nature passaient souvent grâce à lui de la rive roumaine à la rive bulgare, ou réciproquement, sans payer de droits à la Douane; on disait même, en hochant la tête, que tout cela était peu de chose, et que Striga tirait le plus clair de ses ressources de rapines vulgaires et de brigandages; on disait encore… Mais que ne disait-on pas? La vérité est qu’on ne savait rien de précis des faits et gestes de cet inquiétant personnage, qui, si les suppositions désobligeantes du public répondaient à la réalité, avait eu, en tous cas, la grande habileté de ne jamais se laisser prendre.
Ces suppositions, d’ailleurs, on se bornait à se les confier discrètement. Personne ne se fût risqué à prononcer tout haut une parole contre un homme dont on redoutait le cynisme et la violence. Striga pouvait donc feindre d’ignorer l’opinion que l’on avait de lui, attribuer à l’admiration générale la sympathie que beaucoup lui témoignaient par lâcheté, parcourir la ville en pays conquis et la troubler, en compagnie de ses habitants les plus tarés, du scandale de ses orgies.
Entre un tel individu et Ladko, qui menait une existence si différente, il ne semblait pas que le moindre rapport dût s’établir, et pendant longtemps, en effet, ils ne connurent l’un de l’autre que ce que leur en apprenait la rumeur publique. Logiquement même, il aurait dû en être toujours ainsi. Mais le sort se rit de ce que nous appelons la logique, et il était écrit quelque part que les deux hommes se trouveraient face à face, transformés en irréconciliables adversaires.
Natcha Gregorevitch, célèbre dans toute la ville pour sa beauté, était âgée de vingt ans. Avec sa mère d’abord, seule ensuite, elle demeurait dans le voisinage de Ladko qu’elle avait ainsi connu dès sa première enfance. Depuis longtemps, le secours d’un homme manquait à la maison. Quinze ans avant l’époque où commence ce récit, le père était tombé, en effet, sous les coups des Turcs, et le souvenir de ce meurtre abominable faisait encore frémir d’indignation les patriotes opprimés, mais non asservis. Sa veuve, réduite à ne compter que sur elle-même, s’était mise courageusement au travail. Experte dans l’art de ces dentelles et de ces broderies dont, chez les Slaves, la plus modeste paysanne agrémente volontiers son humble parure, elle avait réussi par ce moyen à assurer sa subsistance et celle de sa fille.
Cependant, c’est aux pauvres surtout que sont funestes les périodes troublées, et plus d’une fois la dentellière aurait eu à souffrir de l’anarchie permanente de la Bulgarie, si Ladko n’était venu discrètement à son secours. Peu à peu, une grande intimité s’était établie entre le jeune homme et les deux femmes qui offraient l’abri de leur paisible demeure à ses désœuvrements de garçon. Souvent, le soir, il frappait à leur porte, et la veillée se prolongeait autour du samovar bouillant. D’autres fois, c’est lui qui leur offrait, en échange de leur affectueux accueil, la distraction d’une promenade ou d’une partie de pêche sur le Danube.
Lorsque Mme Gregorevitch, usée par son incessant labeur, alla rejoindre son mari, la protection de Ladko se continua à l’orpheline. Cette protection se fit même plus vigilante encore, et, grâce à lui, jamais la jeune fille n’eut à souffrir de la disparition de la pauvre mère, qui avait donné deux fois la vie à son enfant.
C’est ainsi que, de jour en jour, sans même qu’ils en eussent conscience, l’amour s’était éveillé dans le cœur des deux jeunes gens. Ce fut à Striga qu’ils en durent la révélation.
Celui-ci, ayant aperçu celle qu’on appelait couramment la beauté de Roustchouk, s’en était épris avec la soudaineté et la fureur qui caractérisaient cette nature sans frein. En homme habitué à voir tout plier devant ses caprices, il s’était présenté chez la jeune fille et, sans autre formalité, l’avait demandée en mariage. Pour la première fois de sa vie, il se heurta à une résistance invincible. Natcha, au risque de s’attirer la haine d’un homme aussi redoutable, déclara que rien ne pourrait jamais la décider à un pareil mariage. Striga revint vainement à la charge. Tout ce qu’il obtint fut de se voir, à la troisième tentative, refuser purement et simplement la porte.
Alors sa colère ne connut plus de bornes. Donnant libre cours à sa nature sauvage, il se répandit en imprécations dont Natcha fut épouvantée. Dans sa détresse, elle courut faire part de ses craintes à Serge Ladko, que sa confidence enflamma d’une colère égale à celle qui venait de l’effrayer si fort. Sans vouloir rien entendre, avec une violence extraordinaire d’expressions, il vitupéra contre l’homme assez osé pour lever les yeux sur elle.
Ladko consentit pourtant à se calmer. Des explications suivirent, très confuses, mais dont le résultat fut parfaitement clair. Une heure plus tard, Serge et Natcha, le ciel dans les yeux et la joie au cœur, échangeaient leur premier baiser de fiançailles.
Lorsque Striga connut la nouvelle, il manqua mourir de rage. Audacieusement, il se présenta à la maison Gregorevitch, l’injure et la menace à la bouche. Jeté dehors par une main de fer, il apprit que la maison avait désormais un homme pour la défendre.
Être vaincu!… Avoir trouvé son maître, lui, Striga, qui s’enorgueillissait tant de sa force athlétique!… C’était plus d’humiliations qu’il n’en pouvait supporter, et il résolut de se venger. Avec quelques aventuriers de son acabit, il attendit Ladko, un soir que celui-ci remontait la berge du fleuve. Cette fois, il ne s’agissait plus d’une simple rixe, mais bien d’un assassinat en règle. Les assaillants brandissaient des couteaux.
Cette nouvelle attaque n’eut pas plus de succès que la précédente. Armé d’un aviron qu’il manœuvrait comme une massue, le pilote força ses agresseurs à la retraite, et Striga, serré de près, fut obligé à une fuite honteuse.
Cette leçon avait été suffisante, sans doute, car le louche personnage ne recommença pas sa criminelle tentative. Au début de l’année 1875, Serge Ladko épousa Natcha Gregorevitch, et, depuis lors, on s’adorait à plein cœur dans la confortable maison du pilote.
C’est au milieu de cette lune de miel, dont plus d’une année n’avait pas atténué l’éclat, que survinrent les événements de Bulgarie, dans les premiers mois de 1876. L’amour que Serge Ladko éprouvait pour sa femme ne pouvait, quelque profond fût-il, lui faire oublier celui qu’il devait à son pays. Sans hésiter, il fit partie de ceux qui, tout de suite, se groupèrent, se concertèrent, s’ingéniant à chercher les moyens de remédier aux misères de la patrie.
Avant tout, il fallait se procurer des armes. De nombreux jeunes gens émigrèrent dans ce but, franchirent le fleuve, se répandirent en Roumanie, et jusqu’en Russie. Serge Ladko fut de ceux-là. Le cœur déchiré de regrets, mais ferme dans l’accomplissement de son devoir, il partit, laissant loin de lui celle qu’il adorait exposée à tous les dangers qui menacent, en temps de révolution, la femme d’un chef de partisans.
A ce moment, le souvenir de Striga lui vint à l’esprit et aggrava ses inquiétudes. Le bandit n’ailait-il pas profiter de l’absence de son heureux rival pour le frapper dans ce qu’il avait de plus cher? C’était possible, en effet. Mais Serge Ladko passa outre à cette crainte légitime. D’ailleurs, il semblait bien que, depuis plusieurs mois, Striga avait quitté le pays sans esprit de retour.
A en croire le bruit public, il avait transporté plus au Nord le théâtre principal de ses opérations. Si les racontars ne manquaient pas à ce sujet, ils restaient incohérents et contradictoires. La rumeur populaire l’accusait en gros de tous les crimes, sans que personne en précisât aucun.
Le départ de Striga paraissait, du moins, chose certaine, et cela seulement importait à Ladko.
L’événement donna raison à son courage. Pendant son absence, rien ne menaça la sécurité de Natcha.
A peine arrivé, il dut repartir, et cette seconde expédition allait être plus longue que la première. Les procédés adoptés jusqu’ici ne permettaient, en effet, de se procurer des armes qu’en quantité insuffisante. Les transports, en provenance de la Russie, étaient effectués par terre, à travers la Hongrie et la Roumanie, c’est-à-dire dans des contrées fort dépourvues à cette époque de lignes ferrées. Les patriotes bulgares espérèrent arriver plus aisément au résultat désiré, si l’un d’eux remontait à Budapest et y centralisait les envois d’armes venus par rail, pour en charger des chalands qui descendraient ensuite rapidement le Danube.
Ladko, désigné pour cette mission de confiance, se mit en route le soir même. En compagnie d’un compatriote, qui devait ramener le bateau à la rive bulgare, il traversa le fleuve, afin de gagner le plus vite possible, à travers la Roumanie, la capitale de la Hongrie. A ce moment, un incident se produisit qui donna beaucoup à penser au délégué des conspirateurs.
Son compagnon et lui n’étaient pas à cinquante mètres du bord quand un coup de feu retentit. La balle leur était destinée sans aucun doute, car ils l’entendirent siffler à leurs oreilles, et le pilote en douta d’autant moins que, dans le tireur entrevu à l’obscure lumière du crépuscule, il crut reconnaître Striga. Celui-ci était donc de retour à Roustchouk?
L’angoisse mortelle que cette complication lui fit éprouver n’ébranla pas la résolution de Ladko. Il avait fait d’avance à la patrie le sacrifice de sa vie. Il saurait aussi, s’il le fallait, lui sacrifier plus encore: son bonheur mille fois plus précieux. Au bruit du coup de feu, il s’était laissé tomber au fond de l’embarcation. Mais ce n’était là qu’une ruse de guerre destinée à éviter une nouvelle attaque, et la détonation n’avait pas cessé de se répercuter dans la campagne, que sa main, appuyant plus lourdement sur l’aviron, poussait plus vite le bateau vers la ville roumaine de Giurgievo, dont les lumières commençaient à piquer la nuit grandissante.
Parvenu à destination, Ladko s’occupa activement de sa mission.
Il se mit en rapport avec les émissaires du Gouvernement du Tzar, les uns arrêtés à la frontière russe, certains fixés incognito à Budapest et à Vienne. Plusieurs chalands, chargés par ses soins d’armes et de munitions, descendirent le courant du Danube.
Fréquentes étaient les nouvelles qu’il recevait de Natcha, par des lettres envoyées au nom d’emprunt qu’il avait choisi, et portées en territoire roumain à la faveur de la nuit. Bonnes tout d’abord, ces nouvelles ne tardèrent pas à devenir plus inquiétantes. Ce n’est pas que Natcha prononçât le nom de Striga. Elle semblait même ignorer que le bandit fût revenu en Bulgarie, et Ladko commença à douter du bien-fondé de ses craintes. Par contre, il était certain que celui-ci avait été dénoncé aux autorités turques, puisque la police avait fait irruption dans sa demeure et s’était livrée à une perquisition, d’ailleurs sans résultat. Il ne devait donc pas se hâter de revenir en Bulgarie, car son retour eût été un véritable suicide. On connaissait son rôle, on le guettait, jour et nuit, et il ne pourrait se montrer en ville sans être arrêté au premier pas. Arrêté étant, chez les Turcs, synonyme d’exécuté, il fallait donc que Ladko s’abstînt de reparaître, jusqu’au moment où la révolte serait ouvertement proclamée, sous peine d’attirer les pires malheurs sur lui-même et sur sa femme, que l’on n’avait jusqu’ici nullement inquiétée.
Ce moment ne tarda pas à arriver. La Bulgarie se souleva au mois de mai, trop prématurément au gré du pilote qui augurait mal de cette précipitation.
Quelle que fût son opinion à cet égard, il devait courir au secours de son pays. Le train l’amena à Zombor, la dernière ville hongroise, proche du Danube, qui fût alors desservie par le chemin de fer. Là, il s’embarquerait et n’aurait plus qu’à s’abandonner au courant.
Les nouvelles qu’il trouva à Zombor le forcèrent à interrompre son voyage. Ses craintes n’étaient que trop justifiées. La révolution bulgare était écrasée dans l’œuf. Déjà la Turquie concentrait des troupes nombreuses dans un vaste triangle dont Roustchouk, Widdin et Sofia formaient les sommets, et sa main de fer s’appesantissait plus lourdement sur ces malheureuses contrées.
Ladko dut revenir en arrière et retourner attendre de meilleurs jours dans la petite ville où il avait fixé sa résidence.
Les lettres de Natcha, qu’il y reçut bientôt, lui démontrèrent l’impossibilité de prendre un autre parti. Sa maison était surveillée plus que jamais, à ce point que Natcha devait se considérer comme virtuellement prisonnière; plus que jamais on le guettait, et il lui fallait, dans l’intérêt commun, s’abstenir soigneusement de toute démarche imprudente.
Ladko rongea donc son frein dans l’inaction, les envois d’armes ayant été forcément supprimés depuis l’avortement de la révolte et la concentration des troupes turques sur les rives du fleuve. Mais cette attente, déjà pénible par elle-même, lui devint tout à fait intolérable, quand, vers la fin du mois de juin, il cessa de recevoir aucune nouvelle de sa chère Natcha.
Il ne savait que penser, et ses inquiétudes devinrent de torturantes angoisses à mesure que le temps s’écoula. Il était, en effet, en droit de tout craindre. Le 1er juillet, la Serbie avait officiellement déclaré la guerre au Sultan, et, depuis lors, la région du Danube était sillonnée de troupes, dont le passage incessant s’accompagnait des plus terribles excès. Fallait-il donc compter Natcha au nombre des victimes de ces troubles, ou bien avait-elle été incarcérée par les autorités turques, soit comme otage, soit comme complice présumée de son mari?
Après un mois de ce silence, il ne put le supporter davantage, et se résolut à tout braver pour rentrer en Bulgarie afin d’en connaître la véritable cause.
Toutefois, dans l’intérêt même de Natcha, il importait d’agir avec prudence. Aller sottement se faire prendre par les sentinelles turques n’eût servi de rien. Son retour n’aurait d’utilité que s’il pouvait pénétrer dans la ville de Roustchouk et y circuler librement, malgré les soupçons dont il était l’objet. Il agirait ensuite au mieux, selon les circonstances. Au pis aller, et dût-il repasser précipitamment la frontière, il aurait eu du moins la joie de serrer sa femme sur son cœur.
Serge Ladko chercha pendant plusieurs jours la solution de ce difficile problème. Il crut enfin l’avoir trouvée, et, sans se confier à personne, mit immédiatement à exécution le plan imaginé par lui.
Ce plan réussirait-il? L’avenir le lui dirait. Il fallait, en tous cas, tenter le sort, et c’est pourquoi, dans la matinée du 28 juillet 1876, les plus proches voisins du pilote, dont nul ne connaissait le nom véritable, aperçurent hermétiquement close la petite maison dans laquelle, depuis plusieurs mois, il avait abrité sa solitude.
Quel était le plan de Ladko, les dangers auxquels il allait s’exposer en s’efforçant de le réaliser, par quels côtés les événements de Bulgarie, et de Roustchouk en particulier, se relient au concours de pêche de Sigmaringen, c’est ce que le lecteur apprendra dans la suite de ce récit nullement imaginaire, dont les principaux personnages vivent encore de nos jours sur les bords du Danube.
KarlDragoch.
ussitôt qu’il eut son reçu en poche, M. Jaeger procéda à son installation. Après s’être enquis de la couchette qui lui était attribuée, il disparut dans la cabine, en emportant sa valise. Dix minutes plus tard, il en ressortait, transformé de la tête aux pieds. Vêtu comme un pêcheur fini, – rude vareuse, bottes fortes, casquette de loutre, – il semblait la copie d’Ilia Brusch.
M. Jaeger éprouva un peu de surprise, en constatant que, pendant sa courte absence, son hôte avait quitté la barge. Respectueux de ses engagements, il ne se permit toutefois aucune question, quand celui-ci revint, une demi-heure plus tard. C’est sans l’avoir sollicité qu’il apprit qu’Ilia Brusch avait cru devoir envoyer quelques lettres aux journaux, afin de leur annoncer son arrivée à Neustadt pour le surlendemain soir, et à Ratisbonne pour le jour suivant. Maintenant que les intérêts de M. Jaeger étaient en jeu, il importait en effet de ne plus rencontrer un désert pareil à celui qu’on avait trouvé à Ulm. Ilia Brusch exprima même le regret de ne pouvoir s’arrêter aux villes qu’on traverserait avant Neustadt, et notamment à Neubourg et à Ingolstadt, qui sont des cités assez importantes. Ces arrêts, malheureusement, ne cadraient pas avec son plan d’étapes et il était forcé d’y renoncer.
M. Jaeger parut enchanté de la réclame faite à son profit et ne manifesta pas autrement d’ennui de ne pouvoir s’arrêter à Neubourg et à Ingolstadt. Il approuva son hôte, au contraire, et l’assura une fois de plus qu’il n’entendait aucunement diminuer sa liberté, ainsi qu’ils en étaient convenus.
Les deux compagnons soupèrent ensuite face à face, à cheval sur l’un des bancs. A titre de bienvenue, M. Jaeger corsa même le menu d’un superbe jambon, qu’il sortit de son inépuisable valise, et ce produit de la ville de Mayence fut fort apprécié d’Ilia Brusch, qui commença à estimer que son convive avait du bon.
La nuit se passa sans incident. Avant le lever du soleil, Ilia Brusch largua les amarres, en évitant de troubler le profond sommeil dans lequel était plongé son aimable passager.
A Ulm, où il achève de traverser le petit royaume de Wurtemberg pour pénétrer en Bavière, le Danube n’est encore qu’un modeste cours d’eau. Il n’a pas reçu les grands tributaires qui accroissent sa puissance en aval, et rien ne permet de présager qu’il va devenir l’un des plus importants fleuves de l’Europe.
Le courant, déjà fort assagi, atteignait à peu près une lieue à l’heure. Des barques de toutes dimensions, parmi lesquelles quelques lourds bateaux chargés à couler, le descendaient, s’aidant parfois d’une large voile que gonflait une brise de Nord-Ouest. Le temps s’annonçait beau, sans menace de pluie.
Dès qu’il fut au milieu du courant, Ilia Brusch manœuvra sa godille et activa la marche de l’embarcation. M. Jaeger, quelques heures plus tard, le trouva livré à cette occupation, et jusqu’au soir il en fut ainsi, sauf un court repos au moment du déjeuner, pendant lequel la dérive ne fut même pas interrompue. Le passager ne formula aucune observation, et, s’il fut étonné de tant de hâte, il garda son étonnement pour lui.
Peu de paroles furent échangées au cours de cette journée. Ilia Brusch godillait énergiquement. Quant à M. Jaeger, il observait avec une attention, qui aurait certainement frappé son hôte, si celui-ci eût été moins absorbé, les bateaux qui sillonnaient le Danube, à moins que son regard n’en parcourût les deux rives. Ces rives étaient notablement abaissées. Le fleuve montrait même une tendance à s’élargir aux dépens des alentours. La berge de gauche, à demi submergée, ne se distinguait plus avec précision, tandis que, sur la berge droite, élevée artificiellement pour l’établissement de la voie ferrée, les trains couraient, les locomotives haletaient, mêlant leurs fumées à celles des dampsboots, dont les roues battaient l’eau à grand bruit.
A Offingen, devant lequel on passa dans l’après-midi, la voie ferrée obliqua vers le Sud, définitivement repoussée par le fleuve, et la rive droite fut transformée à son tour en un vaste marais, dont rien n’indiquait la fin, lorsqu’on s’arrêta, le soir, à Dillingen, pour la nuit.
Le lendemain, après une étape aussi rude que celle de la veille, le grappin fut jeté en un point désert, à quelques kilomètres au-dessus de Neubourg, et, de nouveau, l’aube du 15 août se leva quand la barge était déjà au milieu du courant.
C’est pour le soir de ce jour qu’Ilia Brusch avait annoncé son arrivée à Neustadt. Il eût été honteux de s’y présenter les mains vides. Les conditions atmosphériques étant favorables et l’étape devant être sensiblement plus courte que les précédentes, Ilia Brusch se résolut donc à pêcher.
Dès les premières heures du jour, il vérifia ses engins avec un soin minutieux. Son compagnon, assis à l’arrière de la barque, semblait d’ailleurs s’intéresser à ses préparatifs, ainsi qu’il sied à un véritable amateur.
Tout en travaillant, Ilia Brusch ne dédaignait pas de causer.
Aujourd’hui, comme vous le voyez, monsieur Jaeger, je me dispose à pêcher, et les apprêts de la pêche sont un peu longs. C’est que le poisson est défiant de sa nature, et on ne saurait prendre trop de précautions pour l’attirer. Certains ont une intelligence rare, entre autres la tanche. Il faut lutter de ruse avec elle, et sa bouche est tellement dure, qu’elle risque de casser la ligne.
– Pas fameux, la tanche, je crois, fit observer M. Jaeger.
– Non, car elle affectionne les eaux bourbeuses, ce qui communique souvent à sa chair un goût désagréable.
– Et le brochet?
– Excellent, le brochet, déclara Ilia Brusch, à la condition de peser au moins cinq ou six livres; quant aux petits, ils ne sont qu’arêtes. Mais, dans tous les cas, le brochet ne saurait être rangé parmi les poissons intelligents et rusés.
– Vraiment, monsieur Brusch! Ainsi donc, les requins d’eau douce, comme on les appelle…
– Sont aussi bêtes que les requins d’eau salée, monsieur Jaeger. De véritables brutes, au même niveau que la perche ou l’anguille! Leur pêche peut donner du profit, de l’honneur jamais…. Ce sont, comme l’a écrit un fin connaisseur, des poissons «qui se prennent» et «qu’on ne prend pas».
M. Jaeger ne pouvait qu’admirer la conviction si persuasive d’Ilia Brusch, non moins que la minutieuse attention avec laquelle il préparait ses engins.
Tout d’abord, il avait saisi sa canne à la fois flexible et légère, qui, après avoir été ployée à son extrémité jusqu’à son point de rupture, s’était redressée aussi droite qu’auparavant. Cette canne se composait de deux parties, l’une forte à sa base de quatre centimètres et diminuant jusqu’à n’avoir plus qu’un centimètre à l’endroit où commençait la seconde, le scion, cette dernière en bois fin et résistant. Faite d’une gaule de noisetier, elle mesurait près de quatre mètres de longueur, ce qui permettait au pêcheur de s’attaquer, sans s’éloigner de la rive, aux poissons de fond, tels que la brème et le gardon rouge.
Ilia Brusch, montrant à M. Jaeger les hameçons qu’il venait de fixer avec l’empile à l’extrémité du crin de Florence:
– Vous voyez, monsieur Jaeger, dit-il, ce sont des hameçons numéro onze, très fins de corps. Comme amorce, ce qu’il y a de meilleur, pour le gardon, c’est du blé cuit, crevé d’un côté seulement et bien amolli… Allons! voilà qui est fini et je n’ai plus qu’à tenter la fortune.»
Tandis que M. Jaeger s’accotait contre le tôt, il s’assit sur le banc, son épuisette à sa portée, puis la ligne fut lancée après un balancement méthodique, qui n’était pas dépourvu d’une certaine grâce. Les hameçons s’enfoncèrent sous les eaux jaunâtres, et la plombée leur donna une position verticale, ce qui est préférable, de l’avis de tous les professionnels. Au-dessus d’eux, surnageait la flotte, faite d’une plume de cygne, qui, n’absorbant pas l’eau, est, par cela même, excellente.
Il va de soi qu’un profond silence régna dans l’embarcation à partir de ce moment. Le bruit des voix effarouche trop facilement le poisson, et d’ailleurs un pêcheur sérieux a autre chose à faire qu’à s’oublier en bavardages. Il doit être attentif à tous les mouvements de sa flotte, et ne pas laisser échapper l’instant précis où il convient de ferrer la proie.
Pendant cette matinée, Ilia Brusch eut lieu d’être satisfait. Non seulement il prit une vingtaine de gardons, mais encore douze chevesnes et quelques dards. Si M. Jaeger avait en réalité les goûts du passionné amateur qu’il s’était vanté d’être, il ne pouvait qu’admirer la précision rapide avec laquelle son hôte ferrait, ainsi que cela est nécessaire pour les poissons de cette espèce. Dès qu’il sentait que «cela mordait», il se gardait bien de ramener aussitôt ses captures à la surface de l’eau, il les laissait se débattre dans les fonds, se fatiguer en vains efforts pour se décrocher, montrant ce sang-froid imperturbable qui est l’une des qualités de tout pêcheur digne de ce nom.
La pêche fut terminée vers onze heures. Pendant la belle saison, le poisson ne mord pas, en effet, aux heures où le soleil, parvenu à son point culminant, fait scintiller la surface des eaux. Le butin, d’ailleurs, était suffisamment abondant. Ilia Brusch craignait même qu’il ne le fût trop, en raison du peu d’importance de la ville de Neustadt où la barge s’arrêta vers cinq heures.
Il se trompait. Vingt-cinq ou trente personnes guettaient son apparition et le saluèrent de leurs applaudissements, dès que l’embarcation fut amarrée. Bientôt il ne sut auquel entendre, et, en quelques instants, les poissons furent échangés contre vingt-sept florins, qu’Ilia Brusch versa, séance tenante, à M. Jaeger à titre de premier dividende.
Celui-ci, conscient de n’avoir aucun droit à l’admiration publique, s’était modestement abrité sous le tôt, où Ilia Brusch vint le rejoindre, aussitôt qu’il put se débarrasser de ses enthousiastes admirateurs. Il convenait, en effet, de ne pas perdre de temps pour chercher le sommeil, la nuit devant être fort écourtée. Désireux d’être de bonne heure à Ratisbonne, dont près de soixante-dix kilomètres le séparaient, Ilia Brusch avait décidé qu’il se remettrait en route dès une heure du matin, ce qui lui donnerait le loisir de pêcher encore au cours de la journée suivante, malgré la longueur de l’étape.
Une trentaine de livres de poissons furent prises par Ilia Brusch avant midi, si bien que les curieux qui se pressaient sur le quai de Ratisbonne n’eurent pas le regret de s’être dérangés en vain. L’enthousiasme public augmentait visiblement. Il s’établit, en plein air, de véritables enchères entre les amateurs, et les trente livres de poissons ne rapportèrent pas moins de quarante et un florins au lauréat de la Ligue Danubienne.
Celui-ci n’avait jamais rêvé pareil succès, et il en arrivait à penser que M. Jaeger pourrait bien, en fin de compte, avoir fait une excellente affaire. En attendant que ce point fût élucidé, il importait de remettre les quarante et un florins à leur légitime propriétaire, mais Ilia Brusch fut dans l’impossibilité de s’acquitter de ce devoir. M. Jaeger avait, en effet, quitté discrètement la barge, en prévenant son compagnon, par un mot laissé en évidence, que celui-ci n’eût pas à l’attendre pour le souper et qu’il reviendrait seulement assez tard dans la soirée.
Ilia Brusch trouva fort naturel que M. Jaeger voulût profiter de cette occasion de visiter une ville qui fut pendant cinquante ans le siège de la diète impériale. Peut-être, aurait-il éprouvé moins de satisfaction et plus de surprise, s’il avait su à quelles occupations se livrait alors son passager, et s’il en avait connu la véritable personnalité.
«M. Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne», avait docilement écrit Ilia Brusch sous la dictée du nouveau venu. Mais celui-ci eût été fort embarrassé si le pêcheur s’était montré plus curieux, et si, reprenant pour son compte une requête dont il venait d’apprécier le désagrément, il avait, à l’exemple de l’indiscret pandore, demandé à M. Jaeger de lui montrer ses papiers.
Ilia Brusch négligea cette précaution, dont la légitimité lui avait cependant été démontrée, et cette négligence devait avoir pour lui de terribles résultats.
Quel nom le gendarme allemand avait lu sur le passeport que lui présentait M. Jaeger, nul ne le sait; mais, si ce nom était bien exactement celui du véritable propriétaire du passeport, le gendarme n’avait pu en lire un autre que celui de Karl Dragoch.
Le passionné amateur de pêche et le chef de la police danubienne ne faisaient, en effet, qu’une seule et unique personne. Résolu à s’introduire, coûte que coûte, dans l’embarcation d’Ilia Brusch, Karl Dragoch, prévoyant la possibilité d’une invincible résistance, avait dressé ses batteries en conséquence. L’intervention du gendarme était préparée, et la scène truquée comme une scène de théâtre.
L’événement démontrait que Karl Dragoch avait frappé juste, puisque Ilia Brusch considérait maintenant comme une heureuse chance d’avoir, au milieu des dangers qui lui étaient révélés, ce protecteur dont il ne pouvait contester la puissance.
Le succès était même si complet que Dragoch en était troublé. Pourquoi, après tout, Ilia Brusch avait-il montré tant d’émotion devant l’injonction du gendarme? Pourquoi avait-il une telle crainte de voir se rééditer une aventure de ce genre, qu’il sacrifiait à cette crainte l’amour – dont la violence avait bien aussi, d’ailleurs, quelque chose d’excessif – qu’il proclamait avoir pour la solitude? Un honnête homme, que diable! n’a pas à redouter si fort une comparution devant un commissaire de police. Le pis qui puisse en résulter, c’est un retard de quelques heures, de quelques jours à la rigueur, et quand on n’est pas pressé… Il est vrai qu’Ilia Brusch était pressé, ce qui ne laissait pas de donner aussi à réfléchir.
Défiant par nature, comme tout bon policier, Karl Dragoch réfléchissait. Mais il avait aussi trop de bon sens pour se laisser égarer par des particularités fugitives, dont l’explication était probablement des plus simples. Il enregistra donc purement et simplement ces petites remarques dans sa mémoire, et appliqua les ressources de son esprit à la solution du problème, plus sérieux celui-là, qu’il s’était posé.
Le projet que Karl Dragoch avait mis à exécution, en s’imposant à Ilia Brusch à titre de passager, n’était pas né tout armé dans son cerveau. Le véritable auteur en était Michael Michaelovitch, qui, d’ailleurs, ne s’en doutait guère. Quand ce Serbe facétieux avait plaisamment insinué, au Rendez-vous des Pêcheurs, que le lauréat de la Ligue Danubienne pourrait bien être, au choix, soit le malfaiteur poursuivi, soit le policier poursuivant, Karl Dragoch avait accordé une sérieuse attention à ces propos émis à la légère. Certes, il ne les avait pas pris au pied de la lettre. Il avait de bonnes raisons de savoir que le pêcheur et le policier n’avaient rien de commun, et, procédant par analogie, il considéra comme infiniment vraisemblable que ce pêcheur n’eût pas plus de rapport avec le malfaiteur recherché. Mais, de ce qu’une chose n’a pas été faite, il ne s’ensuit pas qu’elle ne puisse l’être, et Karl Dragoch avait pensé aussitôt que le joyeux Serbe avait raison, et qu’un détective, désireux de surveiller le Danube tout à son aise, se fût, en effet, montré très habile, en empruntant la personnalité d’un pêcheur assez notoire pour que personne n’en puisse raisonnablement suspecter l’identité professionnelle.
Quelque tentante que fût cette combinaison, il y fallait cependant renoncer. Le concours de Sigmaringen avait eu lieu, Ilia Brusch, vainqueur du tournoi, avait annoncé publiquement son projet, et certainement il ne se prêterait pas de bonne grâce à une substitution de personne, substitution très scabreuse, au surplus, puisque les traits du lauréat étaient désormais connus d’un grand nombre de ses collègues.
Toutefois, s’il fallait renoncer à ce qu’Ilia Brusch consentît à laisser effectuer sous son nom, par un autre que lui, le voyage qu’il avait entrepris, il existait peut-être un moyen terme d’arriver au même but. Dans l’impossibilité d’être Ilia Brusch, Karl Dragoch ne pouvait-il se contenter de prendre passage à son bord? Qui ferait attention au compagnon d’un homme devenu presque célèbre et qui monopoliserait par conséquent à son profit l’intérêt général? Et même, si quelqu’un laissait par inadvertance tomber un regard distrait sur ce compagnon obscur, était-il admissible qu’il établît le moindre rapprochement entre ce vague inconnu et le policier, qui accomplirait ainsi sa mission dans une ombre protectrice?
Ce projet longuement examiné, Karl Dragoch, en dernière analyse, le jugea excellent, et résolut de le réaliser. On a vu avec quelle maestria il avait machiné sa scène initiale, mais cette scène eût été, au besoin, suivie de beaucoup d’autres. S’il l’avait fallu, Ilia Brusch eût été traîné chez le commissaire, emprisonné même sous de spécieux prétextes, effrayé de cent façons. Karl Dragoch, on peut en être sûr, eût joué de l’arbitraire sans remords, jusqu’au moment où le pêcheur, terrifié, n’aurait plus vu qu’un sauveur dans le passager qu’il repoussait.
Le détective s’estimait heureux, toutefois, d’avoir triomphé sans employer cette violence morale et sans continuer la comédie plus loin que le premier acte.
Maintenant, il était dans la place, bien certain que, s’il faisait mine de vouloir la quitter, son hôte s’opposerait à son départ avec autant d’énergie qu’il s’était opposé à son entrée. Restait à tirer parti de la situation.
Pour cela, Karl Dragoch n’avait qu’à se laisser entraîner par le courant. Pendant que son compagnon pécherait ou godillerait, il surveillerait le fleuve, où rien d’anormal n’échapperait à son regard expérimenté. Chemin faisant, il s’aboucherait avec ses hommes disséminés le long des rives. A la première nouvelle d’un délit ou d’un crime, il se séparerait d’Ilia Brusch pour se lancer sur les traces des malfaiteurs, et il en serait au besoin de même, si, en l’absence de tout crime ou de tout délit, un indice suspect attirait son attention.
Tout cela était sagement combiné et, plus il y pensait, plus Karl Dragoch s’applaudissait de son idée, qui, en lui assurant l’incognito sur toute la longueur du Danube, multipliait les chances du succès.
Malheureusement, en raisonnant ainsi, le détective ne tenait pas compte du hasard. Il ne se doutait guère qu’une série de faits des plus singuliers allait, dans peu de jours, aiguiller ses recherches dans une direction imprévue et donner à sa mission une ampleur inattendue.
1 Ces deux principautés ont été érigées depuis en royaumes, la Roumanie en 1881 et la Serbie en 1882.