Jules Verne
le rayon-vert
(Chapitre VI-X)
44 dessins et une carte, par L. Benett
Bibliothèque d’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
Le gouffre de Corryvrekan.
l était alors six heures du soir. Le soleil n’avait encore parcouru que les quatre cinquièmes de sa course. Très certainement, le Glengarry serait arrivé à Oban, avant que l’astre du jour ne se fût couché dans les eaux de l’Atlantique. Miss Campbell était donc fondée à croire que ses vœux seraient comblés ce soir même. En effet, le ciel, sans nuages ni vapeurs, semblait fait exprès pour l’observation du phénomène, et l’horizon de mer devait rester visible entre les îles Oronsay, Colonsay, Mull, pendant cette dernière partie de la traversée.
Mais un incident très imprévu allait quelque peu retarder la marche du steamer.
Miss Campbell, possédée par son idée fixe, immobile à la même place, ne perdait pas de vue la ligne circulaire, qui se tendait entre les deux îles. A l’affleurement du ciel, la réverbération dessinait un triangle d’argent, dont les dernières nuances venaient mourir au flanc du Glengarry.
Sans doute Miss Campbell était la seule à bord dont les regards fussent obstinément fixés sur cette partie de l’horizon: aussi fut-elle la seule qui remarqua combien la mer semblait être agitée entre la pointe et l’île Scarba. En même temps, un bruit lointain de lames entrechoquées arrivait jusqu’à elle. Cependant, c’était à peine si la brise soulevait quelques rides sur les eaux presque visqueuses, tant elles étaient calmes, que coupait l’étrave du steamer.
«D’où viennent donc ce trouble et ce bruit?» demanda Miss Campbell, en s’adressant à ses oncles.
Les frères Melvill eussent été fort empêchés de lui répondre, car ils ne comprenaient pas plus qu’elle ce qui se passait de là, à trois milles, dans l’étroite passe.
Miss Campbell, s’adressant alors au capitaine du Glengarry, qui se promenait sur la passerelle, lui demanda quelle était la cause de ce fracas des eaux et de leur agitation.
«Un simple phénomène de marée, répondit le capitaine. Ce que vous entendez, c’est le bruit du gouffre de Corryvrekan.
– Mais le temps est magnifique, fit observer Miss Campbell, et c’est à peine si la brise se fait sentir!
– Aussi ce phénomène ne dépend-il point du temps, répondit le capitaine. C’est un effet de la mer montante, qui, au sortir du Jura-Sund, ne trouve d’issue qu’entre les deux îles de Jura et de Scarba. De là vient que le flot s’y précipite avec une violence extrême, et il serait fort dangereux à une embarcation de petit tonnage de s’y aventurer.»
Le gouffre de Corryvrekan, justement redouté dans ces parages, est cité comme l’un des plus curieux endroits de l’archipel des Hébrides. Peut-être pourrait-on le comparer au raz de Sein, formé par le rétrécissement de la mer entre la chaussée de ce nom et la baie des Trépassés, sur la côte de Bretagne, et au raz Blanchart, à travers lequel se déversent les eaux de la Manche, entre Aurigny et la terre de Cherbourg. La légende affirme qu’il doit son nom à un prince scandinave, dont le navire y périt dans les temps celtiques. En réalité, c’est un passage dangereux, où bien des bâtiments ont été entraînés à leur perte, et qui, pour la mauvaise réputation de ses courants, peut le disputer au sinistre Maelström des côtes de Norvège.
Cependant Miss Campbell ne cessait de regarder les violentes fluctuations de ce raz, lorsque son attention fut plus particulièrement attirée sur un point du détroit. Là, on aurait pu croire qu’un roc émergeait au milieu de la passe, si sa masse ne se fût élevée et abaissée avec les ondulations de la houle.
«Voyez, voyez, capitaine, dit Miss Campbell, si ce n’est pas un rocher, qu’est-ce donc?
– En effet, répondit le capitaine, ce ne peut être qu’une épave, entraînée par les courants, ou plutôt…»
Et prenant sa lunette:
«Une embarcation! s’écria-t-il.
– Une embarcation! répondit Miss Campbell.
– Oui!… Je ne me trompe pas!…. Une chaloupe en perdition sur les eaux du Corryvrekan!»
A ces paroles du capitaine, les passagers s’étaient aussitôt portés sur la passerelle. Ils regardaient dans la direction du gouffre. Qu’une embarcation eût été entraînée dans la passe, il n’y avait plus aucun doute possible. Prise par les courants de la marée montante, engagée dans l’attraction des remous, elle courait à une perte certaine.
Tous les regards étaient fixés sur ce point du gouffre, à quatre ou cinq milles du Glengarry.
«Ce n’est probablement qu’une chaloupe en dérive, fit observer un des passagers.
– Mais non! j’aperçois un homme, répondit un autre.
– Un homme… deux hommes!» s’écria Partridge, qui était venu se placer près de Miss Campbell.
En effet, il y avait là deux hommes. Ils n’étaient plus maîtres de cette embarcation. Avec le peu de brise qui venait de terre, leur voile n’aurait pu les tirer des remous, et les avirons eussent été impuissants à les rejeter hors de l’attraction du Corryvrekan.
«Capitaine! s’écria Miss Campbell, nous ne pouvons laisser périr ces malheureux!… Ils sont perdus, si on les abandonne à eux-mêmes!… Il faut aller à leur secours!… Il le faut!…»
Tous à bord avaient la même pensée, et tous attendaient la réponse du capitaine.
«Le Glengarry, dit celui-ci, ne peut s’aventurer jusqu’au milieu du Corryvrekan. Mais, peut-être, en se rapprochant, arriverait-il à portée de cette chaloupe!»
Et, se retournant vers les passagers, il semblait leur demander un signe d’approbation.
Miss Campbell alla vers lui.
«Il le faut, capitaine, il le faut!… s’écria-t-elle d’une voix ardente. Mes compagnons de voyage le voudront comme moi!… Il s’agit de la vie de deux hommes, que vous pourrez peut-être sauver… Oh! capitaine!… Je vous en prie!…
– Oui!… oui!» s’écrièrent quelques-uns des passagers, émus par la chaleureuse intervention de cette jeune fille.
Le capitaine reprit sa lunette, observa attentivement la direction des courants de la passe; puis, s’adressant à l’homme de barre, posté près de lui sur la passerelle:
«Attention à gouverner! dit-il. La barre à tribord!»
Sous l’action du gouvernail, le steamer mit le cap à l’ouest. Le mécanicien reçut l’ordre de forcer de vapeur, et le Glengarry ne tarda pas à laisser sur la gauche la pointe de l’île Jura.
Personne ne parlait à bord. Tous les yeux étaient anxieusement fixés sur l’embarcation, qui devenait plus visible.
Ce n’était qu’une petite chaloupe de pêche, dont le mât avait été amené, afin d’éviter le contrecoup des secousses provoquées par le choc violent des lames.
Des deux hommes qui se trouvaient dans cette chaloupe, l’un était étendu à l’arrière; l’autre, faisant force de rames, essayait de sortir du centre d’attraction des eaux. S’il n’y réussissait pas, tous deux étaient perdus.
Une demi-heure après, le Glengarry arrivait à la limite du Corryvrekan, et commençait à tanguer fortement sur les premières lames; mais personne, à bord, ne réclamait, bien que la rapidité des courants fût de nature à effrayer de simples touristes.
En effet, dans cette partie du détroit, la mer était uniformément blanche, comme s’il eût soufflé une brise à trois ris. On ne voyait qu’une immense nappe d’écume, que le peu de profondeur des eaux, heurtant le haut-fond, soulevait en masses énormes.
La chaloupe n’était plus qu’à un demi-mille. Des deux hommes, celui qui se courbait sur les avirons faisait de suprêmes efforts pour se dégager du remous. Il comprenait bien que le Glengarry venait à son secours, mais il comprenait aussi que le steamer ne pourrait pas s’engager beaucoup plus avant, et que c’était à lui de le rejoindre. Quant à son compagnon, immobile à l’arrière, il semblait qu’il fût privé de sentiment.
Miss Campbell, en proie à la plus vive émotion, ne quittait pas du regard cette embarcation en détresse qu’elle avait été la première à signaler sur les eaux du gouffre, et vers laquelle, grâce à son instante prière, se dirigeait maintenant le Glengarry.
Cependant la situation s’aggravait. On pouvait craindre que le steamer n’arrivât pas à temps. Il ne marchait plus déjà qu’à petite vitesse, de manière à éviter quelque avarie grave, et, pourtant, les lames, embarquant par l’avant, menaçaient déjà d’atteindre les claires-voies de la chaufferie, dont elles auraient pu éteindre les feux, – éventualité redoutable au milieu de ces courants de foudre.
Le capitaine, appuyé aux montants de la passerelle, veillait à ne pas s’écarter du chenal, et manœuvrait habilement, de façon à ne point venir en travers.
La chaloupe, cependant, ne parvenait pas à se dégager des remous. A de certains moments, elle disparaissait tout à coup derrière quelque énorme brisant; à d’autres, saisie par les courants concentriques du gouffre, dont la vitesse s’accroissait proportionnellement à leur rayon, elle filait circulairement avec la rapidité d’une flèche ou plutôt d’une pierre tournoyant au bout de la fronde.
«Plus vite! plus vite!» répétait Miss Campbell, qui ne pouvait se contenir.
Mais, à la vue de ces masses déferlantes, quelques passagères laissaient déjà échapper des cris d’effroi. Le capitaine, comprenant la responsabilité qu’il encourait, hésitait à continuer sa marche à travers la passe du Corryvrekan.
Et cependant, entre la chaloupe et le Glengarry, il y avait à peine la distance d’une demi-encablure, soit trois cents pieds; aussi pouvait-on aisément reconnaître les malheureux que cette embarcation entraînait à leur perte.
C’était un vieux marin et un jeune homme, le premier étendu à l’arrière, le second luttant aux avirons.
En ce moment, une violente lame assaillit le steamer, et rendit sa situation assez difficile.
En effet, le capitaine ne pouvait aller plus avant dans la passe, et il dut manœuvrer debout au courant avec quelques tours de roue.
Soudain l’embarcation, après s’être balancée à la crête d’une lame, glissa de côté et disparut.
Il n’y eut qu’un cri à bord, un cri d’épouvante!…
L’embarcation avait-elle sombré? Non. Elle remonta sur le dos d’une autre lame, et un nouvel effort des avirons la rejeta du côté du steamer.
«Hardi! hardi!» crièrent les marins postés à l’avant.
Et ils balançaient une glène de cordes, en guettant l’instant de l’envoyer.
Soudain, le capitaine, voyant une embellie entre deux remous, donna à la machine l’ordre de forcer de vapeur. La vitesse du Glengarry s’accentua, et il s’engagea hardiment entre les deux îles, pendant que la chaloupe gagnait encore quelques brasses de son côté.
Les cordes furent alors lancées, saisies, tournées au pied de mât; puis, le Glengarry fit machine en arrière, afin de se dérober plus rapidement, pendant que l’embarcation, rangée à son flanc, le suivait à la remorque.
En ce moment, le jeune homme, abandonnant les avirons, alla soulever son compagnon dans ses bras, et, les matelots du steamer aidant, ce vieux marin fut hissé à bord. Frappé d’un violent coup de mer, pendant que tous deux étaient entraînés dans la passe, il avait été mis dans l’impossibilité de seconder les efforts du jeune homme, qui n’avait plus eu à compter que sur lui-même.
Cependant celui-ci venait de sauter sur le pont du Glengarry. Il n’avait rien perdu de son sang-froid, sa figure était calme, et toute son attitude montrait que le courage moral ne lui était pas moins naturel que le courage physique.
Tout aussitôt il s’empressait de faire donner des soins à son compagnon. C’était le patron de la chaloupe, qu’un bon verre de brandy ne tarda pas à remettre sur pied.
«Monsieur Olivier! dit-il.
– Ah! mon vieux matelot, répondit le jeune homme, et ce coup de mer?…
– Ce n’est rien! J’en ai vu bien d’autres! Déjà il n’y paraît plus!…
– Grâce au Ciel!… mais mon imprudence à vouloir toujours aller plus avant, a failli nous coûter cher!… Enfin nous voilà sauvés!
– Avec votre aide, monsieur Olivier!
– Non… avec l’aide de Dieu!»
Et le jeune homme, pressant le vieux marin sur sa poitrine, ne cherchait point à cacher son émotion qui gagnait les témoins de cette scène.
Puis, se retournant vers le capitaine du Glengarry, au moment où celui-ci descendait de la passerelle:
«Capitaine, dit-il, je ne sais comment reconnaître le service que vous nous avez rendu…
– Monsieur, je n’ai fait que mon devoir, et, pour tout dire, mes passagers ont plus de droit que moi à vos remerciements.»
Le jeune homme serra cordialement la main du capitaine; puis, retirant son chapeau, il salua les passagers d’un geste gracieux.
A coup sûr, sans l’arrivée du Glengarry, son compagnon et lui, entraînés jusqu’au centre du Corryvrekan, eussent été perdus.
Cependant, Miss Campbell, pendant cet échange de politesses, avait cru devoir se retirer un peu à l’écart. Elle ne voulait pas qu’il fût question de la part qu’elle avait prise au dénouement de ce dramatique sauvetage. Aussi se tenait-elle sur l’avant de la passerelle, lorsque, tout à coup, comme si sa fantaisie se fût réveillée, ces mots lui échappèrent, au moment où elle se retournait vers le couchant:
«Et le rayon?… Et le soleil?
– Plus de soleil! dit le frère Sam.
– Plus de rayon!» dit le frère Sib.
Il était trop tard. Le disque, qui venait de disparaître derrière un horizon d’une admirable pureté, avait lancé son rayon vert dans l’espace! Mais, à cet instant, la pensée de Miss Campbell était ailleurs, et son œil distrait avait manqué cette occasion, qui ne se retrouverait de longtemps peut-être!
«C’est dommage!» murmura-t-elle, sans trop de dépit pourtant, en songeant à tout ce qui venait de se passer.
Cependant le Glengarry évoluait pour sortir de la passe du Corryvrekan et reprenait sa route vers le nord. A ce moment, le vieux marin, après une dernière poignée de main donnée à son compagnon, regagna sa chaloupe et fit voile pour l’île Jura.
Quant au jeune homme, dont le «dorlach», sorte de portemanteau de cuir, avait été mis à bord, c’était un touriste de plus que le Glengarry transportait à Oban.
Le steamer, laissant à droite les îles de Shuna et de Luing, où se creusent les riches ardoiseries du marquis de Breadalbane, longea l’île Seil, qui défend cette partie de la côte écossaise; bientôt après, s’engageant dans le Firth of Lorn, il prit entre l’île volcanique de Kerrera et la franche terre; puis, aux dernières tueurs du crépuscule, il jetait ses amarres de poste à l’estacade du port d’Oban.
Aristobulus Ursiclos.
uand bien même Oban eût attiré un aussi grand concours de baigneurs sur ses plages, que les stations si fréquentées de Brighton, de Margate ou de Ramsgate, un personnage de la valeur d’Aristobulus Ursiclos n’aurait pu y passer inaperçu.
Oban, sans se placer à la hauteur de ses rivales, est une ville de bains fort recherchée des oisifs du Royaume-Uni. Sa situation sur le détroit de Mull, à l’abri des vents d’ouest, dont l’île Kerrera arrête l’action directe, attire nombre d’étrangers. Les uns viennent se retremper dans ses eaux salutaires; les autres s’y installent comme en un point central, d’où rayonnent les itinéraires pour Glasgow, Inverness et les plus curieuses îles des Hébrides. Il faut ajouter ceci: c’est qu’Oban n’est point, ainsi que tant d’autres stations balnéaires, une sorte de cour d’hôpital; la plupart de ceux qui veulent y passer la saison chaude sont bien portants, et on ne risque pas, comme en certaines villes d’eaux, d’y faire son whist avec deux malades et «un mort».
Oban compte à peine cent cinquante ans d’existence. Elle offre donc dans la disposition de ses places, l’agencement de ses maisons, le percement de ses rues, un cachet tout moderne. Cependant l’église, sorte de construction normande, surmontée d’un joli clocher, le vieux château de Dunolly, habillé de lierre, dont la masse se dresse sur un roc détaché de sa pointe nord, son panorama d’habitations blanches et de villas multicolores, qui s’étagent sur les collines de l’arrière-plan, enfin les eaux tranquilles de sa baie, sur lesquelles viennent mouiller d’élégants yachts de plaisance, tout cet ensemble présente un pittoresque coup d’œil.
Cette année-là, en ce mois d’août, les étrangers, touristes ou baigneurs, ne manquaient pas à la petite ville d’Oban. Sur les registres de l’un des meilleurs hôtels, depuis quelques semaines déjà, on pouvait lire, entre autres noms, plus ou moins illustres, le nom d’Aristobulus Ursiclos, de Dumfries (Basse-Écosse).
C’était un «personnage» de vingt-huit ans, qui n’avait jamais été jeune et probablement ne serait jamais vieux. Il était évidemment né à l’âge qu’il devait paraître avoir toute sa vie. De tournure, ni bien ni mal; de figure, très insignifiant, avec des cheveux trop blonds pour un homme; sous ses lunettes, l’œil sans regard du myope; un nez court, qui ne semblait pas être le nez de son visage. Des cent trente mille cheveux que doit porter toute tête humaine, d’après les dernières statistiques, il ne lui en restait plus guère que soixante mille. Un collier de barbe encadrait ses joues et son menton – ce qui lui donnait une face quelque peu simiesque. S’il avait été un singe, c’eût été un beau singe – peut-être celui qui manque à l’échelle des Darwinistes pour raccorder l’animalité à l’humanité.
Aristobulus Ursiclos était riche d’argent et encore plus riche d’idées. Trop instruit pour un jeune savant, qui ne sait qu’ennuyer les autres de son instruction universelle, gradué des Universités d’Oxford et d’Édimbourg, il avait plus de science physique, chimique, astronomique et mathématique que de littérature. Au fond, très prétentieux, il ne s’en fallait de presque rien qu’il ne fût un sot. Sa principale manie, ou sa monomanie, comme on voudra, c’était de donner, à tort et à travers, l’explication de tout ce qui rentrait dans des choses naturelles; enfin une sorte de pédant, de relation désagréable. On ne riait pas de lui, parce qu’il n’était pas risible, mais peut-être s’en riait-on, parce qu’il était ridicule. Personne n’eût été moins digne que ce faux jeune homme de s’approprier la devise des francs-maçons anglais: Audi, vide, tace. Il n’écoutait pas, il ne voyait rien, il ne se taisait jamais. En un mot, pour emprunter une comparaison qui est de circonstance dans le pays de Walter Scott, Aristobulus Ursiclos, avec son industrialisme tout positif, rappelait infiniment plus le bailli Nicol Jarvie que son poétique cousin Rob-Roy Mac-Gregor.
Et quelle fille des Highlands, sans en excepter Miss Campbell, n’eût préféré Rob-Roy à Nicol Jarvie?
Tel était Aristobulus Ursiclos. Comment les frères Melvill avaient-ils pu s’enticher de ce pédant, au point d’en vouloir faire leur neveu par alliance? Comment avait-il plu à ces dignes sexagénaires? Peut-être uniquement parce qu’il était le premier qui leur eût fait une ouverture de ce genre à propos de leur nièce. Dans une sorte de ravissement naïf, le frère Sam et le frère Sib s’étaient dit, sans doute:
«Voilà un jeune homme riche, de bonne famille, libre de la fortune que les héritages de ses parents et de ses proches ont accumulée sur sa tête, de plus extraordinairement instruit! Ce sera un excellent parti pour notre chère Helena! Ce mariage ira tout seul, et les convenances y sont, puisqu’il nous convient!»
Là-dessus, ils s’étaient offert une bonne prise, puis ils avaient refermé la tabatière commune avec un petit bruit sec, qui semblait dire:
«Voilà une affaire faite!»
Aussi les frères Melvill se regardaient-ils comme très malins d’avoir, grâce à cette bizarre fantaisie du Rayon-Vert, amené Miss Campbell à Oban. Là, sans que cela parût avoir été préparé, elle pourrait reprendre avec Aristobulus Ursiclos la suite des entrevues que son absence avait dû momentanément suspendre.
C’était pour les plus beaux appartements de Caledonian Hotel que les frères Melvill et Miss Campbell avaient échangé le cottage d’Helensburgh. Si leur séjour devait se prolonger à Oban, peut-être serait-il convenable de louer quelque villa sur les hauteurs qui dominent la ville; mais, en attendant, avec l’aide de dame Bess et de Partridge, tous étaient confortablement installés dans l’établissement de maître Mac-Fyne. On verrait plus tard.
C’est donc du vestibule de Caledonian Hotel, situé sur la plage, presque en face de l’estacade, que les frères Melvill sortirent dès neuf heures du matin, le lendemain même de leur arrivée. Miss Campbell reposait encore dans sa chambre du premier étage, sans se douter que ses oncles allaient à la recherche d’Aristobulus Ursiclos.
Ces deux inséparables descendirent sur la plage, et, sachant que leur «prétendant» demeurait dans l’un des hôtels bâtis au nord de la baie, ils se dirigèrent de ce côté.
Il faut bien admettre qu’une sorte de pressentiment les guidait. En effet, dix minutes après leur départ, Aristobulus Ursiclos, qui faisait sa promenade scientifique de chaque matin en suivant le dernier relai de la marée, les rencontrait et échangeait avec eux une de ces poignées de main banales et purement automatiques.
«Monsieur Ursiclos! dirent les frères Melvill.
– Messieurs Melvill! répondit Aristobulus, de ce ton de commande qui joue la surprise. Messieurs Melvill… ici… à Oban?
– Depuis hier soir! dit le frère Sam.
– Et nous sommes heureux, monsieur Ursiclos, de vous voir en parfaite santé, dit le frère Sib.
– Ah! fort bien, messieurs. – Vous connaissez sans doute la dépêche qui vient d’arriver?
– La dépêche? dit le frère Sam. Est-ce que le ministère Gladstone serait déjà?…
– Il ne s’agit point du ministère Gladstone, répondit assez dédaigneusement Aristobulus Ursiclos, mais bien d’une dépêche météorologique.
– Ah vraiment! répondirent les deux oncles.
– Oui! on annonce que la dépression de Swinemunde a marché vers le nord en se creusant sensiblement. Son centre est aujourd’hui près de Stockholm, où le baromètre, en baisse d’un pouce, soit vingt-cinq millimètres – pour employer le système décimal en usage chez les savants – marque seulement vingt-huit pouces et six dixièmes, soit sept cent vingt-six millimètres. Si la pression varie peu en Angleterre et en Écosse, elle a baissé d’un dixième hier à Valentia et de deux dixièmes à Stornoway.
– Et de cette dépression?.. demanda le frère Sam.
– Il faut conclure?… ajouta le frère Sib.
– Que le beau temps ne se maintiendra plus, répondit Aristobulus Ursiclos, et que le ciel, se chargeant bientôt avec les vents du sud-ouest, nous apportera les vapeurs du Nord- Atlantique.»
Les frères Melvill remercièrent le jeune savant de leur avoir fait connaître ces intéressants pronostics, et en déduisirent que le Rayon-Vert pourrait bien se faire attendre, – ce dont ils ne furent pas autrement fâchés, puisque ce retard prolongerait leur séjour à Oban.
«Et vous êtes venus, messieurs?…» demanda Aristobulus Ursiclos, après avoir ramassé un silex qu’il examina avec une extrême attention.
Les deux oncles se gardèrent bien de le troubler dans cette étude.
Mais lorsque le silex eut été accroître la collection que renfermait déjà la poche du jeune savant:
«Nous sommes venus avec le dessein bien naturel de passer quelque temps ici, dit le frère Sib.
– Et nous devons ajouter, dit le frère Sam, que Miss Campbell nous a accompagnés…
– Ah!… Miss Campbell! répondit Aristobulus Ursiclos. – Je crois que ce silex est de l’époque gaélique. Il s’y trouve des traces… – En vérité, je serai enchanté de revoir Miss Campbell!… des traces de fer météorique. – Ce climat, remarquablement doux, lui fera le plus grand bien.
– Elle se porte à merveille, d’ailleurs, fit observer le frère Sam, et n’a nul besoin de refaire sa santé.
– Il n’importe, reprit Aristobulus Ursiclos. Ici, l’air est excellent. Zéro vingt et un d’oxygène, et zéro soixante-dix-neuf d’azote, avec un peu de vapeur d’eau, en quantité hygiénique. Quant à l’acide carbonique, à peine quelques vestiges. Je l’analyse tous les matins.»
Les frères Melvill voulurent voir là une aimable attention à l’adresse de Miss Campbell.
«Mais, demanda Aristobulus Ursiclos, si vous n’êtes point venus à Oban pour des raisons de santé, messieurs, puis-je savoir pourquoi vous avez quitté votre cottage d’Helensburgh?
– Nous n’avons aucune raison de vous cacher, étant donné la situation où nous sommes… répondit le frère Sib.
– Dois-je voir dans ce déplacement, reprit le jeune savant en interrompant la phrase commencée, un désir, tout naturel, d’ailleurs, de me faire rencontrer avec Miss Campbell, en des conditions où nous pourrons mieux apprendre à nous connaître, c’est-à-dire à nous estimer?
– Sans doute, répondit le frère Sam. Nous avons pensé que, de cette façon, le but serait plus vite atteint…
– Je vous approuve, messieurs, dit Aristobulus Ursiclos. Ici, sur ce terrain neutre, Miss Campbell et moi, nous pourrons, à l’occasion, causer des fluctuations de la mer, de la direction des vents, de la hauteur des lames, de la variation des marées, et autres phénomènes physiques, qui doivent l’intéresser au plus haut point!»
Les frères Melvill, après avoir échangé un sourire de satisfaction, s’inclinèrent en signe d’assentiment. Ils ajoutèrent qu’à leur retour au cottage d’Helensburgh, ils seraient heureux de recevoir leur aimable hôte à un titre plus définitif.
Aristobulus Ursiclos répondit qu’il en serait d’autant plus heureux, que le gouvernement faisait exécuter, en ce moment, d’importants travaux de dragage sur la Clyde, précisément entre Helensburgh et Greenock, – travaux entrepris dans des conditions nouvelles, au moyen d’engins électriques. Donc, une fois installé au cottage, il pourrait en observer l’application et en calculer le rendement utile.
Les frères Melvill ne purent que reconnaître combien cette coïncidence était favorable à leurs projets. Pendant les heures inoccupées au cottage, le jeune savant serait à même de suivre les diverses phases de ce très intéressant travail.
«Mais, demanda Aristobulus Ursiclos, vous avez sans doute imaginé quelque prétexte pour venir ici, car Miss Campbell ne s’attend sans doute pas à me rencontrer à Oban?
– En effet, répondit le frère Sib, et ce prétexte, c’est Miss Campbell elle-même qui nous l’a fourni.
– Ah! fit le jeune savant, et quel est-il?
– Il s’agit d’observer un phénomène physique dans certaines conditions qui ne se présentent pas à Helensburgh.
– Vraiment! messieurs, répondit Aristobulus Ursiclos, en assujettissant du doigt ses lunettes. Cela prouve déjà qu’entre Miss Campbell et moi il existe quelques affinités sympathiques! – Puis-je savoir quel est ce phénomène dont l’étude ne pouvait se faire au cottage?
– Ce phénomène, c’est tout simplement le Rayon-Vert, répondit le frère Sam.
– Le Rayon-Vert? dit Aristobulus Ursiclos, assez surpris. Je n’ai jamais entendu parler de cela! Oserai-je vous demander ce que c’est que le Rayon-Vert?»
Les frères Melvill expliquèrent de leur mieux en quoi consistait ce phénomène, que le Morning Post avait dernièrement signalé à l’attention de ses lecteurs.
«Peuh! fit Aristobulus Ursiclos, ce n’est là qu’une simple curiosité sans grand intérêt, qui rentre dans le domaine un peu trop enfantin de la physique amusante!
– Miss Campbell n’est qu’une jeune fille, répondit le frère Sib, et elle paraît attacher une importance, exagérée sans doute, à ce phénomène…
– Car elle ne veut pas se marier, a-t-elle dit, avant de l’avoir observé, ajouta le frère Sam.
– Eh bien, messieurs, répondit Aristobulus Ursiclos, on le lui montrera, son Rayon-Vert!»
Puis tous trois, suivant le petit chemin dessiné à travers les prairies qui bordent la grève, revinrent vers Caledonian Hotel.
Aristobulus Ursiclos ne perdit point cette occasion de faire observer aux frères Melvill combien l’esprit des femmes se plaît aux frivolités, et il déduisit à grands traits tout ce qu’il y aurait à faire pour relever le niveau de leur éducation mal comprise; non qu’il pensât que leur cerveau, moins fourni de matière cérébrale que celui de l’homme, et très différent dans l’agencement de ses lobes, pût jamais arriver à l’intelligence des hautes spéculations! Mais, sans aller jusque-là, peut-être parviendrait-on à le modifier par un entraînement spécial; bien que, depuis qu’il y a des femmes au monde, jamais aucune ne se fût distinguée par une de ces découvertes qui ont illustré les Aristote, les Euclide, les Hervey, les Hanenhman, les Pascal, les Newton, les Laplace, les Arago, les Humphrey Davy, les Edison, les Pasteur, etc. Puis il se lança dans l’explication de divers phénomènes physiques, et discourut de omni re scibili, sans plus parler de Miss Campbell.
Les frères Melvill l’écoutaient honnêtement, – d’autant plus volontiers qu’ils eussent été incapables de glisser un seul mot à travers ce monologue sans alinéa qu’Aristobulus Ursiclos ponctuait de hums! hums! impérieux et pédagogiques.
Ils arrivèrent ainsi à une centaine de pas de Caledonian Hotel et s’arrêtèrent un instant afin de prendre congé les uns des autres.
Une jeune personne était en ce moment à la fenêtre de sa chambre. Elle semblait tout affairée, toute décontenancée même. Elle regardait en face, à gauche, à droite, et paraissait chercher des yeux un horizon qu’elle ne pouvait voir.
Tout à coup, Miss Campbell – c’était elle – aperçut ses oncles. Aussitôt, la fenêtre de se fermer vivement, et quelques instants après, la jeune fille arrivait sur la grève, les bras à demi croisés, la figure sévère, le front chargé de reproches.
Les frères Melvill se regardèrent. A qui en avait Helena? Était-ce la présence d’Aristobulus Ursiclos qui provoquait ces symptômes d’une surexcitation anormale?
Cependant le jeune savant s’était avancé et saluait mécaniquement Miss Campbell.
«Monsieur Aristobulus Ursiclos… dit le frère Sam, en le présentant avec quelque cérémonie.
– Qui, par le plus grand des hasards… se trouve précisément à Oban!… ajouta le frère Sib.
– Ah!… monsieur Ursiclos?»
Et Miss Campbell lui rendit à peine son salut.
Puis, se retournant vers les frères Melvill, assez embarrassés et ne sachant quelle contenance tenir:
«Mes oncles? dit-elle sévèrement.
– Chère Helena, répondirent les deux oncles, avec une même intonation de voix visiblement inquiète.
– Nous sommes bien à Oban? demanda-t-elle.
– A Oban.. certainement.
– Sur la mer des Hébrides?
– Assurément.
– Eh bien, dans une heure, nous n’y serons plus!
– Dans une heure?…
– Je vous avais demandé un horizon de mer?
– Sans doute, chère fille…
– Auriez-vous la bonté de me montrer où il est?»
Les frères Melvill, stupéfaits, se retournèrent.
En face, aussi bien dans le sud-ouest que dans le nord-ouest, pas un seul intervalle n’apparaissait entre les îles du large, où le ciel et l’eau vinssent se confondre. Seil, Kerrera, Kismore formaient comme une barrière continue d’une terre à l’autre. Il fallait bien en convenir, l’horizon demandé et promis manquait au paysage d’Oban.
Les deux frères ne s’en étaient même pas aperçus pendant leur promenade le long de la grève. Aussi, laissant échapper ces deux interjections bien écossaises, qui expriment un véritable désappointement, mêlé de quelque mauvaise humeur:
«Pooh! fit l’un.
– Pswha!» répondit l’autre.
Un nuage a l’horizon.
ne explication était devenue nécessaire; mais, comme Aristobulus Ursiclos n’avait rien à voir en cette explication, Miss Campbell le salua froidement et retourna vers Caledonian Hotel.
Aristobulus Ursiclos avait rendu non moins froidement son salut à la jeune fille. Évidemment froissé d’avoir été mis en balance avec un rayon, de quelque couleur qu’il fût, il reprit le chemin de la grève, tout en se parlant à lui-même dans les termes les plus convenables.
Le frère Sam et le frère Sib ne se sentaient point dans leur assiette. Aussi, lorsqu’ils furent dans le salon réservé, ils attendirent, l’oreille basse, que Miss Campbell leur adressât la parole.
L’explication fut courte, mais nette. On était venu à Oban pour voir un horizon de mer, et on n’en voyait rien, ou si peu, qu’il ne valait pas la peine d’en parler.
Les deux oncles ne purent arguer que de leur bonne foi. Ils ne connaissaient point Oban! Qui se serait imaginé que la mer, la vraie mer, ne fût pas là, puisque les baigneurs y affluaient! C’était peut-être le seul point de la côte où, grâce à ces malencontreuses Hébrides, la ligne d’eau circulaire ne se découpât pas sur le ciel!
«Eh bien, dit Miss Campbell, d’un ton qu’elle voulut rendre aussi sévère que possible, il fallait choisir tout autre point qu’Oban, quand bien même on eût dû sacrifier l’avantage de s’y rencontrer avec M. Aristobulus Ursiclos!»
Les frères Melvill, baissant instinctivement la tête, ne répondirent point à ce coup droit.
«Nous allons faire nos préparatifs, dit Miss Campbell, et partir aujourd’hui même.
– Partons!» répondirent les deux oncles, qui ne pouvaient racheter leur étourderie que par un acte d’obéissance passive.
Et aussitôt ces noms de retentir, suivant l’habitude:
«Bet!
– Beth!
– Bess!
– Betsey!
– Betty!»
Dame Bess arriva, suivie de Partridge. Tous deux furent aussitôt prévenus, et sachant que leur jeune maîtresse devait toujours avoir raison, ils ne demandèrent même pas le motif de ce départ précipité.
Mais on avait compté sans maître Mac-Fyne, le propriétaire de Caledonian Hotel.
Ce serait mal connaître ces estimables industriels, même dans l’hospitalière Écosse, si on les croyait capables de laisser partir une famille comprenant trois maîtres et deux domestiques, sans avoir tout fait pour la retenir. C’est ce qui arriva en cette circonstance.
Lorsqu’il eut été mis au courant de cette grave affaire, maître Mac-Fyne déclara que cela pouvait s’arranger à la satisfaction générale, sans parler de la satisfaction particulière qu’il éprouverait à garder le plus longtemps possible d’aussi nobles voyageurs.
Que voulait Miss Campbell, et par conséquent que réclamaient MM. Sib et Sam Melvill? Une vue de mer découverte sur un large horizon? Rien de plus aisé, puisqu’il ne s’agissait d’observer cet horizon qu’au coucher du soleil. On ne pouvait le voir du littoral d’Oban? Soit! Suffirait-il d’aller se poster sur l’île Kerrera? Non. La grande île de Mull ne laisserait apercevoir qu’une petite portion de l’Atlantique dans le sud-ouest. Mais, en redescendant la côte, il y avait l’île Seil, qu’un pont rattache à sa pointe nord au littoral écossais. Là, rien qui pût gêner la vue, dans l’ouest, sur les deux cinquièmes du compas.
Or, se rendre à cette île, c’était une simple promenade de quatre à cinq milles, pas davantage, et, lorsque le temps serait propice, une excellente voiture, attelée de bons chevaux, pourrait y conduire en une heure et demie Miss Campbell et sa suite.
A l’appui de son dire, l’éloquent hôtelier montrait la carte à grands points, suspendue dans le vestibule de l’hôtel. Miss Campbell put donc constater que maître Mac-Fyne ne cherchait point à en imposer. En effet, au large de l’île Seil se développait un large secteur, comprenant un tiers de cet horizon, sur lequel se traînait le soleil pendant les semaines qui précèdent et suivent l’équinoxe.
L’affaire s’arrangea donc à l’extrême contentement de maître Mac-Fyne et pour le plus grand accommodement des frères Melvill. Miss Campbell leur accorda généreusement son pardon, et ne fit plus aucune allusion désagréable à la présence d’Aristobulus Ursiclos.
«Mais, disait le frère Sam, il est au moins singulier qu’un horizon de mer manque précisément à Oban!
– La nature est si bizarre!» répondit le frère Sib.
Aristobulus Ursiclos fut très heureux, sans doute, en apprenant que Miss Campbell n’irait pas chercher ailleurs un lieu plus propice à ses observations météorologiques; mais il était si absorbé dans ses hauts problèmes qu’il oublia d’en exprimer toute sa satisfaction.
La fantasque jeune fille lui sut probablement gré de cette réserve, car, tout en demeurant indifférente, elle l’accueillit moins froidement qu’à leur première rencontre.
Cependant l’état atmosphérique s’était légèrement modifié. Si le temps restait toujours au beau fixe, quelques nuages, que dissipaient les ardeurs du midi, embrumaient l’horizon au lever et au coucher du soleil. Il était donc inutile d’aller chercher un poste d’observatoire à l’île Seil. C’eût été peine perdue, et il fallait prendre patience.
Durant ces longues journées, Miss Campbell, laissant ses oncles aux prises avec le fiancé de leur choix, allait quelquefois accompagnée de dame Bess, mais le plus souvent seule, errer sur les grèves de la baie. Elle fuyait volontiers tout ce monde d’oisifs, qui constitue la population flottante des villes de bains, à peu près la même partout: des familles, dont l’unique occupation est de voir monter et descendre la mer, pendant que fillettes et garçons se roulent sur le sable humide avec une liberté d’attitudes très britanniques; des gentlemen, graves et flegmatiques, sous leur costume de baigneurs, souvent trop rudimentaire, et dont la grande affaire est de se plonger pendant six minutes dans l’eau salée; des hommes et des dames de grande «respectability», immobiles et raides sur des bancs verts à coussins rouges, feuilletant quelques pages de ces livres cartonnés et peinturlurés au texte compact, dont on abuse quelque peu dans les éditions anglaises; quelques touristes de passage, la lorgnette en bandoulière, le chapeau-casque sur le front, les longues guêtres aux jambes, l’ombrelle sous le bras, qui sont arrivés hier et repartiront demain; puis, au milieu de cette foule, des industriels dont l’industrie est essentiellement ambulante et portative, électriciens qui, pour deux pence, vendent du fluide à qui veut s’en payer la fantaisie; artistes dont le piano mécanique, monte sur roues, mêle aux airs du pays les motifs défigurés des airs de France; photographes en plein vent, qui livrent par douzaines des épreuves instantanées aux familles groupées pour la circonstance; marchands en redingote noire, marchandes en chapeau à fleurs, poussant leurs petites charrettes, où s’étalent les plus beaux fruits du monde; «minstrels», enfin, dont la face grimaçante se décompose sous le cirage qui la couvre, jouant des scènes populaires avec travestissements variés, et chantant de ces complaintes du cru, à couplets innombrables, au milieu d’un cercle d’enfants, qui reprennent gravement les refrains en chœur.
Pour Miss Campbell, cette existence des villes de bains n’avait plus ni secret ni charme. Elle préférait s’éloigner de ce va-et-vient de passants, qui semblent aussi étrangers les uns aux autres que s’ils venaient des quatre coins de l’Europe.
Aussi, lorsque ses oncles, inquiets de son absence, voulaient la rejoindre, c’était à la lisière de la grève, sur quelque pointe avancée de la baie, qu’ils devaient aller la chercher.
Là, Miss Campbell était assise, comme la pensive Minna du Pirate, le coude à la saillie d’une roche, la tête appuyée sur sa main, et de l’autre égrenant des baies de cette sorte de fenouil qui croît entre les pierres. Son regard distrait allait d’un «stack», dont la cime rocheuse se dressait à pic, à quelque obscure caverne, un de ces «helyers», comme on dit en Écosse, toute mugissante du flux de la mer.
Au loin, les cormorans étaient rangés en lignes, avec une immobilité de bêtes hiératiques, et elle les suivait au loin des yeux, lorsque, troublés dans leur quiétude, ils s’envolaient en rasant de l’aile la crête des petites lames du ressac.
A quoi songeait la jeune fille? Aristobulus Ursiclos, sans doute, aurait eu l’impertinence, et les oncles cette naïveté de croire qu’elle pensait à lui: ils se seraient trompés.
En son souvenir, Miss Campbell revenait aux scènes du Corryvrekan. Elle revoyait la chaloupe en perdition, les manœuvres du Glengarry, s’aventurant au milieu de la passe. Elle retrouvait dans le fond de son cœur cette émotion, qui l’avait si étroitement serré, lorsque les imprudents disparurent dans le creux du remous!… Puis, c’était le sauvetage, la corde lancée à propos, l’élégant jeune homme apparaissant sur le pont, calme, souriant, moins ému qu’elle, et saluant du geste les passagers du steamer.
Pour une tête romanesque, il y avait là le début d’un roman; mais il semblait que le roman dût s’en tenir à ce premier chapitre. Le livre commencé s’était refermé brusquement entre les mains de Miss Campbell. A quelle page pourrait-elle jamais le rouvrir, puisque «son héros», semblable à quelque Wodan des épopées gaéliques, n’avait pas reparu?
Mais l’avait-elle au moins cherché au milieu de cette foule d’indifférents, qui hantaient les plages d’Oban? Peut-être. L’avait-elle rencontré? Non. Lui, sans doute, n’avait pu la reconnaître. Pourquoi l’eût-il remarquée à bord du Glengarry? Pourquoi serait-il venu à elle? Comment aurait-il deviné qu’il lui devait en partie son salut? Et cependant, c’était elle, avant tous autres, qui avait aperçu l’embarcation en détresse; elle qui, la première, avait supplié le capitaine d’aller à son secours! Et, en réalité, cela lui avait peut-être coûté, ce soir-là, le Rayon-Vert!
On pouvait le craindre, en effet.
Pendant les trois jours qui suivirent l’arrivée de la famille Melvill à Oban, le ciel aurait fait le désespoir d’un astronome des observatoires d’Édimbourg ou de Greenwich. Il était comme ouaté d’une sorte de vapeur, plus décevante que ne l’eussent été des nuages. Lunettes ou téléscopes des plus puissants modèles, le réflecteur de Cambridge tout comme celui de Parsontown, ne seraient pas parvenus à la percer. Seul, le soleil eût possédé assez de puissance pour la traverser de ses rayons; mais, à son coucher, la ligne de mer s’estompait de légères brumes, qui empourpraient l’occident des couleurs les plus splendides. Il n’eût donc pas été possible à la flèche verte d’arriver aux yeux d’un observateur.
Miss Campbell, dans son rêve, emportée par une imagination un peu fantasque, confondait alors le naufragé du gouffre du Corryvrekan et le Rayon-Vert dans la même pensée. Ce qui est certain, c’est que l’un n’apparaissait pas plus que l’autre. Si les vapeurs obscurcissaient celui-ci, l’incognito cachait celui-là.
Les frères Melvill, lorsqu’ils s’avisaient d’exhorter leur nièce à prendre patience, étaient assez mal venus. Miss Campbell ne se gênait pas pour les rendre responsables de ces troubles atmosphériques. Eux, alors, s’en prenaient à l’excellent baromètre anéroïde qu’ils avaient eu le soin d’apporter d’Helensburgh, et dont l’aiguille persistait à ne pas remonter. En vérité, ils auraient donné leur tabatière pour obtenir, au coucher de l’astre radieux, un ciel dégagé de nuages!
Quant au savant Ursiclos, un jour, à propos de ces vapeurs dont se chargeaient l’horizon, il eut la parfaite maladresse de trouver leur formation toute naturelle. De là à ouvrir un petit cours de physique, il n’y avait qu’un pas, et il le fit en présence de Miss Campbell. Il parla des nuages en général, de leur mouvement descendant qui les ramène à l’horizon avec l’abaissement de la température, des vapeurs réduites à l’état vésiculaire, de leur classement scientifique en nimbus, stratus, cumulus, cyrrus! Inutile de dire qu’il en fut pour ses frais d’érudition.
Et ce fut si marqué que les frères Melvill ne savaient quelle attitude prendre pendant cette inopportune conférence!
Oui! Miss Campbell «coupa» net le jeune savant, pour employer l’expression du dandysme moderne: d’abord, elle affecta de regarder d’un tout autre côté pour ne point l’entendre; puis, elle leva obstinément les yeux vers le château de Dunolly, afin de ne pas paraître l’apercevoir; enfin elle regarda l’extrémité de ses fins souliers de baigneuse, – ce qui est la marque de l’indifférence la moins dissimulée, la preuve du dédain la plus complète que puisse montrer une Écossaise, aussi bien pour ce que dit son interlocuteur que pour sa propre personne.
Aristobulus Ursiclos, qui ne voyait et n’entendait jamais que lui, qui ne parlait jamais que pour lui seul, ne s’en aperçut pas ou n’eut pas l’air de s’en apercevoir.
Ainsi se passèrent les 3, 4, 5 et 6 août; mais, pendant cette dernière journée, à la grande joie des frères Melvill, le baromètre remonta de quelques lignes au-dessus de variable.
Le lendemain s’annonça donc sous les plus heureux auspices. A dix heures du matin, le soleil brillait d’un vif éclat, et le ciel étendait au-dessus de la mer son azur d’une limpidité parfaite.
Miss Campbell ne pouvait laisser échapper cette occasion. Une calèche de promenade était toujours tenue à sa disposition dans les écuries de Caledonian Hotel. C’était ou jamais le moment de s’en servir.
Donc, à cinq heures du soir, Miss Campbell et les frères Melvill prenaient place dans la calèche, conduite par un cocher, habile aux manœuvres du «four in hand», Partridge montait sur le siège de derrière, et les quatre chevaux, caressés par la mèche du long fouet, s’élancèrent sur la route d’Oban à Glachan.
Aristobulus Ursiclos, à son grand regret – si ce n’est pas à celui de Miss Campbell –, occupé de quelque important mémoire scientifique, n’avait pu être de la partie.
L’excursion fut charmante de tous points. La voiture suivait la route du littoral, le long du détroit qui sépare l’île Kerrera de la côte d’Écosse. Cette île, d’origine volcanique, était fort pittoresque, mais elle avait un tort aux yeux de Miss Campbell; c’était de lui cacher l’horizon de mer. Cependant, comme il n’y avait que quatre milles et demie à faire dans ces conditions, elle consentit à en admirer l’harmonieux profil, dont le découpage se dessinait sur un fond de lumière, avec les ruines du château danois, qui en couronne la pointe méridionale.
«Ce fut autrefois la résidence des Mac-Douglas de Lorn, fit observer le frère Sam.
– Et pour notre famille, ajouta le frère Sib, ce château a un intérêt historique, puisqu’il fut détruit par les Campbell, qui l’incendièrent, après en avoir massacré sans pitié tous les habitants!»
Ce haut fait parut obtenir plus particulièrement l’approbation de Partridge, qui battit doucement des mains en l’honneur du clan.
Lorsque l’île Kerrera fut dépassée, la voiture s’engagea sur une route étroite, légèrement accidentée, conduisant au village de Glachan. Là, elle prit cet isthme factice, qui, sous la forme d’un pont, enjambe la petite passe et unit l’île Seil au continent. Une demi-heure plus tard, après avoir laissé la voiture dans le fond d’un ravin, les excursionnistes gravissaient la pente assez raide d’une colline et venaient s’asseoir sur l’extrême bordure des roches, à la lisière du littoral.
Cette fois, rien ne pouvait gêner la vue d’observateurs, tournés vers l’ouest: ni l’îlot d’Easdale, ni celui d’Inish, échoués auprès de Seil. Entre la pointe Ardanalish de l’île Mull, l’une des plus grandes des Hébrides, au nord-est, et l’île Colonsay, au sud-ouest, se découpait un large morceau de mer, sur lequel le disque solaire allait bientôt noyer ses feux.
Miss Campbell, tout à sa pensée, se tenait un peu en avant. Quelques oiseaux de proie, aigles ou faucons, animant seuls cette solitude, planaient au-dessus des «dens», sortes de vallons creusés comme des entonnoirs à parois rocheuses.
Astronomiquement, le soleil, à cette époque de l’année et pour cette latitude, devait se coucher à sept heures cinquante-quatre minutes, précisément dans la direction de la pointe Ardanalish.
Mais, quelques semaines plus tard, il eût été impossible de le voir disparaître derrière la ligne de mer, car la masse de l’île Colonsay l’eût dérobé aux regards.
Ce soir-là, le temps et l’endroit étaient donc bien choisis pour l’observation du phénomène.
En ce moment, le soleil se dirigeait par une trajectoire oblique sur l’horizon nettement dégagé.
Les yeux éprouvaient quelque peine à soutenir l’éclat de son disque passé au rouge ardent, que les eaux reflétaient en une longue traînée de lumière.
Et cependant, ni Miss Campbell, ni ses oncles n’eussent consenti à fermer les paupières, non! pas même un instant.
Mais, avant que l’astre n’eût mordu l’horizon de son bord inférieur, Miss Campbell poussa un cri de déception!
Un petit nuage venait d’apparaître, délié comme un trait, long comme la flamme d’un vaisseau de guerre, il coupait le disque en deux parties inégales, et semblait s’abaisser avec lui jusqu’au niveau de la mer.
Il semblait qu’un souffle, si léger qu’il fût, eût suffi à le chasser, à le dissiper!… Le souffle ne se produisit pas!
Et, lorsque le soleil fut réduit à un arc minuscule, ce fut cette fine vapeur qui circonscrivit à sa place la ligne du ciel et de l’eau.
Le Rayon-Vert, perdu dans ce petit nuage, n’avait pu arriver à l’œil des observateurs.
Propos de dame Bess.
e retour à Oban se fit silencieusement. Miss Campbell ne parlait pas: les frères Melvill n’osaient parler. Ce n’était pourtant point leur faute, si cette malencontreuse vapeur avait apparu juste à point pour absorber le dernier rayon du soleil. Après tout, il ne fallait pas désespérer. La belle saison devait se prolonger pendant plus de six semaines encore. Si, durant toute la durée de l’automne, quelque beau soir ne venait pas offrir son horizon sans brumes, ce serait véritablement jouer de malheur!
Cependant, c’était une admirable soirée perdue, et le baromètre ne paraissait pas devoir en promettre une semblable, – de sitôt du moins. En effet, pendant la nuit, la capricieuse aiguille de l’anéroïde revint doucement vers le variable. Mais ce qui était encore du beau temps pour tout le monde ne pouvait satisfaire Miss Campbell.
Le lendemain, 8 août, quelques chaudes vapeurs tamisaient les rayons solaires. La brise de midi, cette fois, ne fut point assez forte pour les dissiper. Une vive coloration empourpra le ciel vers le soir. Toutes les nuances fondues, depuis le jaune de chrome jusqu’au sombre outremer, firent de l’horizon une éblouissante palette de coloriste. Sous le voile floconneux de petites nuées, le coucher du soleil teinta l’arrière-plan du littoral de tous les rayons du spectre, sauf celui que la fantaisiste et superstitieuse Miss Campbell tenait à voir.
Et cela fut ainsi le lendemain, puis le surlendemain. La calèche resta donc sous la remise de l’hôtel. A quoi bon aller au-devant d’une observation que l’état du ciel rendait impossible? Les hauteurs de l’île Seil ne pouvaient être plus favorisées que les plages d’Oban, et mieux valait ne point courir à quelque désappointement.
Sans être de plus mauvaise humeur qu’il ne convenait, Miss Campbell se contentait, le soir venu, de rentrer dans sa chambre, boudant ce peu complaisant soleil. Elle se reposait alors de ses longues promenades et rêvait tout éveillée. A quoi? A cette légende qui se rattachait au Rayon-Vert? Lui fallait-il encore l’apercevoir pour voir clair dans son cœur? Dans le sien, non peut-être, mais dans celui des autres?
Ce jour-là, accompagnée de dame Bess, c’était aux ruines de Dunolly-Castle qu’Helena avait été promener sa déconvenue. En cet endroit, du pied d’un vieux mur, tapissé des épaisses hautes-lisses du lierre, rien de plus admirable que le panorama formé par l’échancrure de la baie d’Oban, les sauvages aspects de Kerrera, les îlots semés dans la mer des Hébrides, et cette grande île de Mull, dont les roches occidentales reçoivent les premiers assauts des tempêtes venues de l’Ouest-Atlantique.
Et alors Miss Campbell regardait le superbe lointain qui se développait devant ses yeux; mais le voyait-elle? Est-ce que quelque souvenir ne s’obstinait pas à la distraire? En tout cas, on peut affirmer que ce n’était pas l’image d’Aristobulus Ursiclos. En vérité, il aurait été mal venu, ce jeune pédant, à entendre les opinions que, ce jour-là, dame Bess émettait si franchement à son propos.
«Il ne me plaît pas! redisait-elle. Non! il ne me plaît pas! Il ne pense qu’à se plaire lui-même! Quelle figure ferait-il dans le cottage d’Helensburgh? Il est du clan des «Marc-Égoistes», ou je ne m’y connais pas. Comment MM. Melvill ont-ils eu la pensée qu’il pourrait jamais être leur neveu? Partridge ne peut pas plus le souffrir que moi, et Partridge s’y connaît! Voyons, Miss Campbell, est-ce qu’il vous plaît?
– De qui parles-tu? demanda la jeune fille, qui n’avait rien entendu des propos de dame Bess.
– De celui à qui vous ne pouvez penser… ne fût-ce que pour l’honneur du clan.
– A qui donc crois-tu que je ne puisse penser?
– Mais à ce M. Aristobulus, qui ferait mieux d’aller voir de l’autre côté de la Tweed, s’il y a jamais eu des Campbell en quête d’Ursiclos!»
Dame Bess ne mâchait pas ses paroles, d’ordinaire, mais il fallait qu’elle fût singulièrement montée pour se mettre en contradiction avec ses maîtres, – au profit de sa jeune maîtresse, il est vrai! Elle sentait bien, d’ailleurs, qu’Helena montrait pour ce prétendant plus que de l’indifférence. A la vérité, elle n’aurait pu imaginer que cette indifférence était doublée d’un sentiment plus vif à l’égard d’un autre.
Cependant dame Bess en eut peut-être le soupçon, lorsque Miss Campbell lui demanda si elle avait revu à Oban ce jeune homme, auquel le Glengarry avait si heureusement prêté secours et assistance.
«Non, Miss Campbell, répondit dame Bess, il a dû repartir aussitôt, mais Partridge croit l’avoir aperçu…
– Quand cela?
– Hier, sur la route de Dalmaly. Il revenait, le sac au dos, comme un artiste en voyage! Ah! c’est un imprudent, ce jeune homme! Se laisser ainsi prendre au gouffre de Corryvrekan, cela est de mauvais augure pour l’avenir! Il ne se trouvera pas toujours quelque bâtiment pour lui venir en aide, et il lui arrivera malheur!
– Le crois-tu, dame Bess? S’il a été imprudent, il s’est montré courageux, du moins, et dans ce péril, son sang-froid ne paraît pas l’avoir abandonné un instant!
– C’est possible, mais bien certainement, Miss Campbell, reprit dame Bess, ce jeune homme n’a pas su que c’est à vous qu’il doit peut-être d’avoir été sauvé, car, le lendemain de son arrivée à Oban, il serait au moins venu vous remercier…
– Me remercier? répondit Miss Campbell. Et pourquoi? Je n’ai fait pour lui que ce que j’eusse fait pour tout autre, et crois-le bien, ce que tout autre aurait fait à ma place!
– Est-ce que vous le reconnaîtriez? demanda dame Bess, en regardant la jeune fille.
– Oui, répondit franchement Miss Campbell, et j’avoue que le caractère de sa personne, le courage tranquille qu’il montrait en apparaissant sur le pont, comme s’il ne venait pas d’échapper à la mort, les affectueuses paroles qu’il a dites à son vieux compagnon en le pressant sur sa poitrine, tout cela m’a vivement frappée.
– Ma foi, répliqua la digne femme, à qui il ressemble, moi, je ne pourrais guère le dire; mais, en tout cas, il ne ressemble pas à ce M. Aristobulus Ursiclos!»
Miss Campbell sourit, sans rien répondre, se leva, resta un instant immobile en jetant un dernier regard jusqu’aux lointaines hauteurs de l’île de Mull; puis, suivie de dame Bess, elle redescendit l’aride sentier, qui conduit à la route d’Oban.
Ce soir-là, le soleil se couchait dans une sorte de poussière lumineuse, légère comme un tulle paillonné, et son dernier rayon s’absorbait encore dans les brumes du soir.
Miss Campbell retourna donc à l’hôtel, fit peu d’honneur au dîner que ses oncles avaient commandé à son intention, et, après une courte promenade sur la grève, elle rentra dans sa chambre.
Une partie de croquet.
es frères Melvill, il faut bien l’avouer, commençaient à compter les jours, s’ils n’en étaient pas encore à compter les heures. Cela ne marchait pas comme ils le voulaient. L’ennui visible de leur nièce, ce besoin d’être seule qui lui prenait, le peu d’accueil qu’elle faisait au savant Ursiclos, et dont celui-ci se préoccupait peut-être moins qu’eux-mêmes, tout cela n’était pas pour rendre agréable ce séjour à Oban. Ils ne savaient qu’imaginer dans le but de rompre cette monotonie. Ils guettaient, inutilement, les moindres variations atmosphériques. Ils se disaient que, son désir satisfait, Miss Campbell redeviendrait sans doute plus traitable, – au moins pour eux.
C’est que, depuis deux jours, Helena, plus absorbée encore, oubliait de leur donner ce baiser du matin, qui les mettait en bonne humeur pour le reste de la journée.
Cependant le baromètre, insensible aux récriminations des deux oncles, ne se décidait point à prédire une modification prochaine du temps. Quel que fût leur soin à le frapper dix fois par jour d’un petit coup sec pour déterminer une oscillation de l’aiguille, l’aiguille ne remontait pas d’une ligne. Oh! ces baromètres!
Toutefois, les frères Melvill eurent une idée. Dans l’après-midi du 11 août, ils s’imaginèrent de proposer à Miss Campbell une partie de croquet, afin de la distraire, s’il était possible, et, bien qu’Aristobulus Ursiclos dût en être, Helena ne refusa pas, tant elle savait leur faire plaisir.
Il faut dire que le frère Sam et le frère Sib se piquaient d’être de première force à ce jeu, si en honneur dans le Royaume-Uni. Ce n’est, on le sait, que l’ancien «mail», très heureusement approprié au goût de la jeunesse féminine.
Or, il y avait précisément à Oban plusieurs aires disposées pour les manœuvres du croquet. Que dans la plupart des villes de bains on se contente d’un emplacement plus ou moins nivelé, pelouse ou grève, cela prouve moins l’exigence des joueurs que leur indifférence ou leur peu de zèle pour cette noble distraction. Ici les aires étaient, non sablonneuses, mais gazonnées, comme il convient – ce qu’on appelle des «crockets-grounds» –, humectées chaque soir avec des pompes d’arrosage, roulées chaque matin avec un engin spécial, douces comme un velours passé au laminoir. De petits cubes de pierre, affleurant le sol, étaient destinés à l’emplantement des piquets et des arceaux. En outre, un fossé, creusé de quelques pouces, délimitait chaque emplacement et lui donnait les douze cents pieds carrés, nécessaires aux opérations des joueurs.
Que de fois les frères Melvill avaient regardé avec envie les jeunes gens et les jeunes filles, qui manœuvraient sur ces terrains d’élite! Aussi quelle satisfaction ce fut pour eux lorsque Miss Campbell se rendit à leur invitation. Ils allaient donc pouvoir la distraire, tout en se livrant à leur jeu favori, au milieu de spectateurs qui ne leur manqueraient pas, ici comme à Helensburgh. Les vaniteux!
Aristobulus Ursiclos, prévenu, consentit à suspendre ses travaux, et se trouvait à l’heure dite sur le théâtre de la lutte. Il avait cette prétention d’être aussi fort au croquet en théorie qu’en pratique, de le jouer en savant, en géomètre, en physicien, en mathématicien, en un mot, par A + B, comme il convient à une tête à x.
Ce qui ne plaisait que tout juste à Miss Campbell, c’est qu’elle allait nécessairement avoir ce jeune pédant pour partenaire. Et pouvait-il en être autrement? Ferait-elle à ses deux oncles le chagrin de les séparer dans la lutte, de les opposer l’un à l’autre, eux si unis de pensée et de cœur, de corps et d’esprit, eux qui ne jouaient jamais qu’ensemble! Non! elle ne l’eût pas voulu!
«Miss Campbell, lui dit tout d’abord Aristobulus Ursiclos, je suis heureux d’être votre second, et si vous me permettez de me laisser vous expliquer la cause déterminante des coups…
– Monsieur Ursiclos, répondit Helena en le prenant à part, il faudra laisser gagner mes oncles.
– Gagner?…
– Oui… sans en avoir l’air.
– Mais, Miss Campbell…
– Ils seraient trop malheureux de perdre.
– Cependant… permettez!… répondit Aristobulus Ursiclos. Ce jeu du croquet m’est connu géométriquement, je puis m’en vanter! J’ai calculé la combinaison des lignes, la valeur des courbes, et je pense avoir quelques prétentions…
– Je n’ai d’autre prétention, répondit Miss Campbell, que celle d’être agréable à nos adversaires. D’ailleurs ils sont très forts au croquet, je vous en préviens, et je ne pense pas que toute votre science puisse lutter contre leur adresse.
– Nous verrons bien!» murmura Aristobulus Ursiclos, qu’aucune considération n’aurait pu déterminer à se laisser volontairement battre –, même pour plaire à Miss Campbell.
Cependant, la boîte renfermant les piquets, les marques, les arceaux, les boules, les maillets, avait été apportée par le garçon de service du «crocket-ground».
Les arceaux, au nombre de neuf, furent disposés en losange sur les petites dalles, et les deux piquets se dressèrent à chaque extrémité du grand axe de ce losange.
«Au tirage!» dit le frère Sam.
Les marques furent placées dans un chapeau. Chacun des joueurs en prit une au hasard.
Le sort donna les couleurs suivantes pour l’ordre de la partie: une boule et un maillet bleu au frère Sam; une boule et un maillet rouge à Ursiclos; une boule et un maillet jaune au frère Sib; une boule et un maillet vert à Miss Campbell.
«En attendant le rayon de même couleur! dit-elle. Voilà qui est de bon augure!»
C’était au frère Sam de commencer, et il commença, après avoir échangé une bonne prise avec son partenaire.
Il fallait le voir, le corps ni trop droit ni trop incliné, la tête demi-tournée, de manière à frapper sa boule a l’endroit juste, les mains placées l’une près de l’autre sur le manche du maillet, la gauche au-dessous, la droite au-dessus, les jambes fermes, les genoux légèrement pliés pour contrebalancer l’impulsion du coup, le pied gauche en face de la boule, le pied droit reporté un peu en arrière! Un type accompli du gentleman-crocketer.
Alors le frère Sam leva son maillet, en lui faisant doucement décrire un demi-cercle; puis il frappa la boule, placée à dix-huit pouces du «fock» ou piquet de départ, et n’eut pas à user du droit, qui lui appartenait, de recommencer trois fois cette première opération.
En effet, la boule, adroitement lancée, passa sous le premier arceau, ensuite sous le deuxième; un autre coup lui fit franchir le troisième, et ce ne fut qu’à l’entrée du quatrième qu’elle prit un peu trop «de fer» et s’arrêta.
C’était magnifique pour un début. Aussi, un très flatteur murmure courut-il parmi les spectateurs, qui se tenaient en dehors du petit fossé de l’aire gazonnée.
Au tour d’Aristobulus Ursiclos de jouer. Ce fut moins heureux. Maladresse ou malchance, il dut s’y reprendre à trois fois pour faire passer sa boule sous le premier arceau, et il manqua le second.
«Il est probable, fit-il observer à Miss Campbell, que cette boule n’est pas parfaitement calibrée. Dans ce cas, le centre de gravité, placé excentriquement, la fait dévier de sa course…
– A vous, oncle Sib», dit Miss Campbell, sans rien écouter de cette scientifique explication.
Le frère Sib fut digne du frère Sam. La boule passa deux arceaux et s’arrêta près de la boule d’Aristobulus Ursiclos, qui lui servit à franchir le troisième, après qu’il l’eût roquée, c’est-à-dire frappée à distance; puis, il roqua de nouveau le jeune savant, dont toute la physionomie semblait dire: «Nous ferons mieux que cela!» Enfin, les deux boules ayant été mises en contact, il posa le pied sur la sienne, il la poussa d’un vigoureux coup de maillet, et croqua la boule de son adversaire, c’est-à-dire que, par un effet de contre-coup, il l’envoya à soixante pas, bien au-delà du fossé limitatif.
Aristobulus Ursiclos dut courir après sa boule; mais il le fit posément, en homme réfléchi, et il attendit dans l’attitude d’un général qui médite un grand coup.
Miss Campbell prit la boule verte, à son tour, et passa adroitement les deux premiers arceaux.
La partie continua dans des conditions très avantageuses pour les frères Melvill, qui s’en donnaient de roquer et de croquer les boules adverses. Quel massacre! Ils se faisaient de petits signes, ils se comprenaient d’un coup d’œil, sans avoir même besoin de parler, et, finalement, ils prenaient l’avance, à la grande satisfaction de leur nièce, mais au grand déplaisir d’Aristobulus Ursiclos.
Miss Campbell, cependant, se voyant suffisamment distancée, cinq minutes après le début de la partie, se mit à jouer plus sérieusement, et montra beaucoup plus d’habileté que son partenaire, qui ne lui épargnait pourtant pas les conseils scientifiques.
«L’angle de réflexion, lui disait-il, est égal à l’angle d’incidence, et cela doit vous indiquer la direction que doivent prendre les boules, après le choc. Il faut donc profiter de…
– Mais profitez vous-même, lui répondait Miss Campbell. Me voici, monsieur, de trois arceaux en avant de vous!»
Et, en effet, Aristobulus Ursiclos restait piteusement en arrière. Dix fois il avait déjà tenté de franchir le double arceau central, sans y parvenir. Il s’en prit donc à cet ustensile, il le fit redresser, il en modifia l’écartement et tenta de nouveau la fortune.
La fortune ne lui fut pas favorable. Sa boule heurta chaque fois le fer, et il ne parvint point à passer.
En vérité, Miss Campbell aurait eu le droit de se plaindre de son partenaire. Elle jouait fort bien, elle, et méritait les compliments que ne lui ménageaient point ses deux oncles. Rien de charmant comme de la voir se livrant tout entière à ce jeu, si bien fait pour développer les grâces du corps; son pied droit à demi levé du bout, afin de maintenir sa boule au moment de croquer l’autre, ses deux bras coquettement arrondis, lorsqu’elle faisait décrire une demi-circonférence à son maillet, l’animation de sa jolie figure, légèrement inclinée vers le sol, sa taille, qui se balançait d’un mouvement délicieux, tout cet ensemble était adorable à regarder! Et cependant Aristobulus Ursiclos n’en voyait rien.
On avouera qu’il enrageait, le jeune savant. En effet, les frères Melvill avaient maintenant une avance telle qu’il serait bien difficile de les rattraper. Et, cependant, les aléas du jeu de croquet sont si inattendus, qu’il ne faut jamais désespérer de la victoire.
La partie continuait donc dans ces conditions inégales, quand un incident se produisit.
Aristobulus Ursiclos trouva enfin l’occasion de roquer la boule du frère Sam qui venait de repasser l’arceau central, devant lequel il était, lui, obstinément retenu. Véritablement dépité, tout en s’efforçant à rester calme aux yeux de l’assistance, il voulait faire un coup de maître, et rendre la pareille à son adversaire, en l’envoyant hors des limites de l’aire du jeu. Il posa donc sa boule près de celle du frère Sam, il assura son adhérence en tassant l’herbe avec le plus grand soin, il appuya dessus le pied gauche, et, décrivant une circonférence presque entière, afin de donner plus de force au choc, il fit rapidement tournoyer son maillet.
Quel cri lui échappa! Ce fut un hurlement de douleur! Le maillet, mal dirigé, avait atteint, non la boule, mais le pied du maladroit, et le voilà, sautillant sur une jambe, en poussant des gémissements, très naturels sans doute, mais quelque peu ridicules.
Les frères Melvill coururent à lui. Heureusement le cuir de sa bottine avait amorti la violence du coup, la contusion était sans gravité. Mais Aristobulus Ursiclos crut devoir expliquer ainsi sa mésaventure.
«Le rayon, figuré par son maillet, dit-il en professant, non sans quelque grimace, a décrit un cercle concentrique à celui qui aurait dû raser tangentiellement le sol, parce que j’avais tenu ce rayon un peu trop court. De là ce choc…
– Et alors, monsieur, nous allons cesser la partie? demanda Miss Campbell.
– Cesser la partie! s’écria Aristobulus Ursiclos. Nous avouer vaincus? Jamais! En prenant les formules du calcul des probabilités, on trouverait encore que…
– Soit! continuons!» répondit Miss Campbell.
Mais toutes les formules du calcul des probabilités n’auraient donné que bien peu de chances aux adversaires des deux oncles. Déjà le frère Sam était «rover», c’est-à-dire que, sa boule ayant franchi tous les arceaux, il avait touché le «besan» ou piquet d’arrivée, et que son jeu ne consistait plus qu’à venir en aide à son partenaire, en croquant ou roquant toutes les boules à sa convenance.
En effet, quelques coups après, la partie était définitivement gagnée, et les frères Melvill triomphaient, mais modestement, comme il convient à des maîtres. Quant à Aristobulus Ursiclos, en dépit de ses prétentions, il n’était même pas parvenu à franchir l’arceau central.
Sans doute, Miss Campbell voulut alors paraître beaucoup plus dépitée qu’elle ne l’était réellement, et d’un vigoureux coup de maillet, elle frappa sa boule, sans trop en calculer la direction.
La boule s’élança hors du périmètre circonscrit par le petit fossé, du côté de la mer, s’enleva en rebondissant sur un galet, et, comme eût dit Aristobulus Ursiclos, sa pesanteur multipliée par le carré de la vitesse aidant, elle dépassa la lisière de la grève.
Coup malheureux!
Un jeune artiste était là, assis devant son chevalet, en train de prendre une vue de la mer, bornée par la pointe méridionale de la rade d’Oban. La boule, atteignant la toile en son plein, tacha sa couleur verte de toutes les couleurs de la palette qu’elle frôla en passant, et renversa le chevalet à quelques pas de là.
Le peintre se retourna tranquillement et dit:
«D’ordinaire, on prévient avant de commencer un bombardement! Nous ne sommes pas en sûreté ici!»
Miss Campbell, ayant eu le pressentiment de cet accident, avant même qu’il ne se fût produit, avait couru vers la grève:
«Ah! monsieur, dit-elle, en s’adressant au jeune artiste, veuillez me pardonner ma maladresse!»
Celui-ci se leva, salua en souriant la jeune fille, toute confuse, qui venait s’excuser…
C’était le «naufragé» du gouffre de Corryvrekan!